N° 1868

______

ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 10 avril 2019.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DEs affaires ÉTRANGÈRES

en conclusion des travaux d’une mission d’information constituée le 17 octobre 2018

sur les enjeux stratégiques en mer de Chine méridionale

Co-rapporteurs

Mme Delphine O

M. Jean-Luc Reitzer

Députés

——

 

 

 


 

 

 

 


  1  

 

SOMMAIRE

___

 Pages

introduction

I. La situation en mer de chine du sud : comment des « poussières d’îles » sont devenues un enjeu à résonance mondiale

A. Spratleys, paracels : des « poussières d’îles à l’origine de revendications croissantes

1. Des îles, îlots, rochers et bancs de sable affleurant à peine, jamais vraiment habités

2. L’émergence de revendications concurrentes au début du XXème siècle

3. Une situation qui s’envenime à partir des années 1970

B. la situation en 2019

1. La situation juridique : un cadre international clair, mais insuffisant pour régler les différends territoriaux entre États

2. La situation stratégique : poldérisation et militarisation rapide des îlots occupés par la Chine

3. La situation politique : une apparente accalmie… qui peut susciter quelques inquiétudes

a. Les pays de l’ASEAN forcés de préserver de bonnes relations avec la Chine

b. Passage en revue de la position des différents pays riverains

c. La lénifiante négociation d’un code de conduite

C. derrière les contentieux locaux, des enjeux à résonance mondiale

1. Les mers, des espaces ouverts et partagés ?

a. La mer de Chine du Sud, une artère vitale pour le commerce international

b. La mer de Chine, un foisonnement de ressources écologiques aujourd’hui menacées

2. La remise en cause du droit international

3. L’affirmation de la puissance chinoise face aux États-Unis et à l’Occident

II. Quels enjeux et quel rôle pour la France ?

A. la nouvelle stratégie indo-pacifique de la France : retrouver notre statut de puissance régionale

1. Implantée dans l’espace Indo-Pacifique, de la Réunion à la Polynésie française, la France a des intérêts stratégiques, commerciaux et politiques à faire valoir.

2. La France veut aujourd’hui se réinvestir dans cette région du monde en valorisant son statut de puissance riveraine, à responsabilités globales.

a. Vers la formulation d’une stratégie tournée vers l’« Indo-Pacifique »

b. Nos partenariats les plus structurants sur l’« axe Indo-Pacifique »

B. analyse de la position française : une diplomatie ferme, un engagement militaire mesuré et constant

1. Un discours politique ferme et constant

2. Les opérations de transit de la marine nationale

a. Les principes des transits français en mer de Chine

b. Les FONOPS américaines : une philosophie différente

c. Les opérations britanniques

3. Le soutien à l’autonomie stratégique des pays de l’ASEAN

III. Recommandations pour une politique française volontariste en mer de Chine du Sud

A. Mieux étayer notre positionnement sur le plan juridique

B. Faire de l’indo-pacifique un enjeu central de notre politique etrangère et de la mer de Chine une priorité pour cette stratégie

1. Accroître la centralité et la visibilité de notre stratégie Indo-Pacifique et chercher à lui donner une dimension européenne

2. Faire de notre partenariat avec la Chine sur les enjeux environnementaux un élément porteur de notre implication dans la région

C. Approfondir la coopération stratégique avec les pays de l’ASEAN

D. « EUROPÉANISER » notre engagement militaire en mer de Chine pour le renforcer

synthèse des recommandations des rapporteurs

EXAMEN EN COMMISSION

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES PAR LES CO-RAPPORTEURS


  1  

   introduction

 

La mer de Chine méridionale s’étend du sud de la Chine à l’Indonésie, bordée par les pays d’Asie du sud-est, évoquant une sorte de Méditerranée asiatique. Situé à plus de 10 000 kilomètres de la France, cet espace maritime peut sembler, du fait de son éloignement géographique et de l’absence de territoires d’outre-mer, marginal au regard de nos intérêts nationaux.

 

https://www.mondialisation.ca/wp-content/uploads/2012/11/Carte-mer-de-Chine-400x415.gif

Notre environnement géopolitique proche, avec l’arc de crises qui s’étend du Golfe de Guinée au Moyen-Orient et notre difficile voisin russe, cristallise les préoccupations de nos concitoyens, et mobilise déjà intensivement nos ressources diplomatiques et militaires.

Alors pourquoi s’intéresser à la mer de Chine du Sud ?

La France doit s’en préoccuper, parce que cet espace maritime, passerelle entre les océans Indien et Pacifique, est un carrefour stratégique d’importance globale et une artère maritime vitale pour l’Europe et pour la France. Ce carrefour devrait connaître un accroissement exponentiel des flux commerciaux et informationnels dans les décennies à venir. De surcroît, la mer de Chine méridionale constitue un espace-test pour l’avenir de l’ordre international fondé sur le droit, et pour la gouvernance des espaces communs.

Un carrefour stratégique majeur, car il agrège autour de lui la grande région Asie-Pacifique, qui est et restera, dans les décennies à venir, le poumon de l’économie mondiale. Elle pèse d’ores et déjà 45 % du PIB mondial, et génère 60 % de la croissance de l’économie de la planète. Elle abrite les deux tiers de sa population. C’est aussi une artère maritime vitale, car la route qui transite par la mer de Chine du Sud via le détroit de Malacca est l’une des voies maritimes commerciales les plus fréquentées au monde. Environ 30 % du commerce maritime mondial et la moitié du tonnage maritime mondial transitent par cette zone, soit 5 fois plus que par le canal de Suez.

Cette voie maritime unit l’Europe et l’Asie de l’Est dans une même dépendance : elle est vitale à nos deux continents. Pour les pays d’Asie, c’est leur sécurité énergétique qui est en jeu : ils importent près de 65 % de leur pétrole du Moyen-Orient, via cette route. Quant à la Chine, 90 % de son commerce extérieur passe par le détroit de Malacca. Symétriquement, le commerce maritime de l’Europe emprunte principalement cette route.

Ainsi, la stabilité de cette zone stratégique et la garantie de la libre circulation maritime sur cet axe sont des enjeux essentiels, pour l’Asie aussi bien que pour l’Europe, et donc la France.

La mer de Chine du Sud est aussi une zone clé au regard des enjeux environnementaux. Cet espace maritime est un haut lieu de la biodiversité ; on y trouve notamment le triangle de corail, qui abrite plus de 76 % des espèces de coraux de la planète. Ces récifs coralliens jouent un rôle essentiel dans l’écosystème régional, notamment dans la reproduction des poissons, garantissant in fine la subsistance d’environ 300 millions de personnes. Cette mer représente ainsi 5 à 8% du total des prises halieutiques mondiales.

La situation en mer de Chine du Sud n’est donc pas seulement une question régionale, c’est un enjeu pour la communauté internationale dans son ensemble.

Au sein de cet espace, c’est bien la puissance chinoise qui s’affirme, dans ses modalités qui visent in fine à remettre en cause le fonctionnement du système international basé sur le droit : primauté des rapports de force et politique du fait accompli, remodelage du multilatéralisme à la mode chinoise qui privilégie la négociation bilatérale, etc. En cela, la mer de Chine pourrait bien constituer un laboratoire de ce que sera l’ordre mondial de demain, lorsque la confrontation de puissance entre la Chine et les États-Unis aura atteint son paroxysme.

Ce constat incite bien évidemment la France et l’Europe à réagir. Puissance riveraine des océans Indien et Pacifique par ses outre-mer, la France a longtemps négligé cet ancrage. Depuis quelques années, elle a pourtant pris conscience de son intérêt à s’affirmer comme un acteur à part entière dans cette région essentielle. Sous l’impulsion du Président de la République, la France a formulé une stratégie Indo-Pacifique forte et cohérente.

Les défis qui sont posés à la communauté internationale en mer de Chine du Sud nous donnent l’occasion d’ancrer cette stratégie de manière très concrète. D’ores et déjà, la France a fait entendre sa voix en mer de Chine. Elle doit à présent faire en sorte que sa voix porte mieux, en renforçant son implication et en agrégeant ses partenaires européens.

 

 


  1  

I.   La situation en mer de chine du sud : comment des « poussières d’îles » sont devenues un enjeu à résonance mondiale

A.   Spratleys, paracels : des « poussières d’îles à l’origine de revendications croissantes

1.   Des îles, îlots, rochers et bancs de sable affleurant à peine, jamais vraiment habités

La mer de Chine méridionale, charnière entre l’océan Indien et l’océan Pacifique, est bordée par 7 pays, Chine, Vietnam, Thaïlande, Malaisie, Singapour, Indonésie, Brunei et Philippines, auxquels il faut adjoindre Taïwan. Cette mer est par ailleurs parsemée d’une multitude de bancs de sable et petites terres, de nature corallienne. 

Ces élévations prennent des formes diverses. On trouve quelques îles de petite taille, parfois couvertes de végétation et dotées d’une source d’eau douce. D’autres sont simplement des récifs ou des écueils, partiellement immergés à marée haute. D’autres encore sont des bancs de sable ou des hauts-fonds, dont certains sont en permanence immergés.

On distingue traditionnellement deux archipels principaux, les Paracels au nord, et les Spratleys au sud, auxquels il faut adjoindre le banc Macclesfield, parfois intégré dans les Paracels du fait de sa proximité géographique, le récif de Scarborough, au large des Philippines, ainsi que les îles Prata, au sud-ouest de Taïwan.

ÎLES, RÉCIFS ET BANCS DE SABLE EN MER DE CHINE DU SUD

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/14/Karta_CN_SouthChinaSea.PNG

Les Paracels, situés entre 16 et 17° de latitude Nord, couvrent une surface d’environ 15 000 km² (deux fois la Corse) pour seulement 8 km² de terres émergées. Cet archipel compte une cinquantaine d’îlots, bancs et récifs, l’île la plus grande étant l’île Boisée (Woody Island), avec une surface de 2,6 km².

LES ÎLES PARACELS

Carte des îles Paracels.

Source : Central Intelligence Agency

                                                NB : les structures mentionnées en bleu sont immergées en permanence.

Les îles Spratleys sont un archipel nettement plus étendu, avec plus de 100 îles, îlots, bancs et rochers dispersés sur près de 460 000 km², pratiquement la taille de l’Espagne, pour une superficie totale de terres émergées inférieure à 5 km² (cf. carte ci-dessous). Ces structures se situent entre le 6° et 12° de latitude nord. On compte 26 îles ou îlots principaux, auxquels il faut ajouter de nombreux écueils et bancs de sable. L’île la plus grande, Itu Aba, présente une surface de moins de 0,5 km².

Les archipels des Paracels et des Spratleys sont connus de longue date, comme en attestent les mentions nombreuses dans des ouvrages historiques. En raison des multiples écueils qui les parsèment, ces archipels étaient en réalité redoutés par les marins, les périls de ces eaux étant régulièrement rappelés par la présence de nombreuses épaves, lesquelles ont suscité une première forme d’exploitation économique pour les marins, venus prélever les cargaisons qui n’avaient pas pu être sauvées. Un groupe d’îles des Paracels porte d’ailleurs le nom d’un navire français affrété sous Louis XIV, l’Amphitrite, qui s’y est échoué en 1698.

Les caractéristiques de ces îles et îlots n’ont jamais permis le développement humain, jusqu’à une période récente, où une population, essentiellement militaire et administrative, y a pris pied, au prix d’un énorme effort en termes d’infrastructures. Ces îles ont néanmoins été fréquentées pendant des siècles par des pêcheurs de nationalités diverses, qui s’y établissaient parfois de manière saisonnière.

LES ÎLES SPRATLEYS

Source : Central Intelligence Agency

NB : les structures mentionnées en bleu sont immergées en permanence.

2.   L’émergence de revendications concurrentes au début du XXème siècle

Les îles Paracels et Spratleys ont ainsi été longtemps connues et ponctuellement utilisées, sans pour autant faire l’objet d’une réelle appropriation par l’un ou l’autre des États riverains, encore moins de revendications concurrentes de souveraineté. En conformité avec la position française, qui sera explicitée en deuxième partie, les rapporteurs ne rentreront pas dans le débat consistant à évaluer l’historicité des revendications de souveraineté de tel ou tel État sur ces îlots.

Ils se borneront à mettre en lumière l’émergence de revendications concurrentes dans le contexte historique mouvementé de la deuxième guerre mondiale, de la décolonisation et de la guerre froide, qui a fortement marqué cette région du monde, et contribué à brouiller les cartes sur les questions relatives à ces archipels inhabités.

La France se trouve mêlée à cette période de l’histoire sud-asiatique : de 1874 à 1954, elle s’y établit en tant que puissance coloniale, à la tête d’une Union Indochinoise instituée en 1887, et qui couvrait le Laos, le Cambodge, le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine (les trois derniers constituant l’actuel Vietnam). En réalité, comme le montre l’ouvrage de Monique Chemillier-Gendreau ([1]), qui a compilé les archives françaises sur cette question, la France coloniale s’est longtemps désintéressée de la question des Paracels et des Spratleys, ignorant qu’elle pouvait détenir des droits sur ces archipels.

Cette situation évolua progressivement dans les premières décennies du XXème siècle, où la France envoya des missions scientifiques dans les archipels. C’est finalement au tournant des années 1930 que la France affirma explicitement sa souveraineté sur les Paracels et les Spratleys. Afin de matérialiser sa revendication, elle implanta un phare, une station météorologique et une station de T.S.F. sur l’île Pattle, dans les Paracels, et sur l’île Itu Aba, dans les Spratleys.

À cette époque, La France s’est trouvée en concurrence avec la Chine, qui revendiquait la souveraineté sur les Paracels. La France lui proposa d’ailleurs de porter le différend devant les tribunaux internationaux, ce que la Chine refusa.

Le regain d’intérêt pour ces archipels s’explique par des perspectives d’exploitation économique (guano, phosphates sur les îles), mais aussi et surtout par la volonté que manifestait le Japon d’y prendre pied, alors que les prémices de la deuxième guerre mondiale étaient déjà là.

En effet, dès mars 1939, le gouvernement japonais annonça la prise de contrôle des Spratleys ; celle des Paracels suivit. Après la deuxième Guerre Mondiale et la capitulation du Japon, la France coloniale et la Chine de Tchang Kaishek cherchèrent toutes deux à reprendre pied dans les Paracels. Mais l’installation du régime de la Chine populaire en 1949 changea considérablement l’environnement international du différend. En 1951, le traité de paix avec le Japon fut négocié lors de la Conférence de San Francisco ; la Chine ne fut pas associée à ces négociations en raison de sa situation politique. Ce traité stipulait que le Japon renonçait « à tous ses droits, titres et prétentions sur les archipels Paracels et Spratleys »… sans toutefois se prononcer sur le titulaire de la souveraineté sur ces îles.

La situation se compliqua encore avec le retrait français d’Indochine, en 1956, qui laissa place à un Vietnam divisé en deux. Le gouvernement du sud‑Vietnam remplaça le contingent français dans les Paracels. En 1956, cet archipel était divisé en deux, la partie orientale (L’Amphitrite) étant occupée par la Chine populaire, tandis que le gouvernement du sud-Vietnam occupait la partie occidentale (Le Croissant).

Entre-temps, les Philippines avaient commencé, en 1951, à revendiquer leur souveraineté sur les Spratleys, arguant de la proximité géographique de certains îlots avec leur territoire. Un ressortissant philippin commença, en 1956, à occuper certaines de ces îles à titre privé, se prévalant toutefois d’un protectorat du gouvernement philippin. En réaction, Taïwan envoya une garnison occuper l’île d’Itu Aba, où elle se trouve encore aujourd’hui.

Les revendications concurrentes se multiplièrent ainsi au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, émanant d’États dont la légitimité était fragilisée par des divisions internes. En outre, au cours des années 1950 et 1960, le Vietnam était empêtré dans deux guerres successives, dont il ne sortit réunifié qu’en 1975.

3.   Une situation qui s’envenime à partir des années 1970

À partir des années 1970, les différends territoriaux au sujet des Paracels et des Spratleys prirent un tour plus grave, donnant parfois lieu à des affrontements armés. Cette aggravation tenait à plusieurs facteurs. Premièrement, les chocs pétroliers des années 1970 aiguisèrent l’intérêt des pays riverains pour l’exploration de gisements de pétrole off-shore, réputés importants dans les eaux entourant les deux archipels. Deuxièmement, la négociation de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, finalement adoptée en 1982, éveilla la conscience des pays sur l’enjeu que représentaient les zones économiques exclusives, zones maritimes étendues où les États peuvent bénéficier de l’intégralité des ressources. Cela donna soudainement une grande valeur à des territoires auparavant négligés, qui pouvaient susciter des droits maritimes importants. 

Ainsi, à partir des années 1970-1980, les différents pays riverains formulèrent des revendications de plus en plus explicites sur les îles de la mer de Chine et commencèrent à les matérialiser par l’envoi de garnisons et une occupation effective. De son côté, la Chine recourut à la force pour s’emparer d’îles déjà occupées.

En janvier 1974, elle bombarda les îles occidentales des Paracels occupées par le Vietnam et y débarqua ses troupes après de violents combats contre les forces vietnamiennes. Désormais, la Chine populaire contrôlait l’intégralité de l’archipel des Paracels, situation qui prévaut encore aujourd’hui.

En 1979, le président philippin publia un décret dans lequel il considérait que la quasi-totalité de l’archipel des Spratleys était placée sous la souveraineté philippine. En 1983, la Malaisie souleva la question de sa souveraineté sur trois îles des Spratleys et envoya des soldats sur l’île Hoa Lau, où elle démarra des travaux importants. En 1984, le Brunei établit une zone de pêche exclusive autour du récif de Mischief, sans pour autant en revendiquer explicitement la souveraineté.

En 1988, la Chine populaire envoya pour la première fois des troupes sur certaines îles des Spratleys. Un incident naval se produisit aux alentours du récif Johnson South : les navires de guerre chinois utilisèrent de l’artillerie lourde, plusieurs navires vietnamiens furent endommagés, et 74 marins vietnamiens portés disparus. Les plus grandes îles des Spratleys étant déjà occupées, la Chine prit pied sur de simples récifs ou bancs de sable, partiellement immergés.

L’année 1992 vit un tournant dans la politique chinoise : Pékin adopta une nouvelle loi définissant ses eaux territoriales de manière très extensive, en y englobant les archipels des Paracels et des Spratleys. La loi définit ces archipels comme faisant partie de l’« intérêt national », au même titre que Taïwan et le Tibet. En 1994-1995, la Chine s’établit sur le récif Mischief, à 250 kilomètres des côtes philippines, et alors administré par cette dernière. 

Durant cette décennie, les différents pays revendiquant des droits sur les Spratleys octroyèrent des permis de forage concurrents à des compagnies pétrolières dans les eaux entourant cet archipel.

Après une brève accalmie, au début des années 2000, la situation se tendit à nouveau à partir de 2009, lorsque le Vietnam et les Philippines présentèrent une demande d’extension de leur plateau continental dans des zones contestées par la Chine. Cet événement marqua le début d’un mouvement de poldérisation massive et de militarisation des éléments occupés par la Chine dans les Paracels et les Spratleys.

En outre, de nouveaux incidents éclatèrent autour d’îlots encore non occupés, et à la souveraineté contestée. Ainsi, à partir de 2012, la Chine bloqua l’accès au récif de Scarborough, zone de pêche traditionnelle pour les Philippins, à 220 kilomètres des côtes du pays. En 2014, elle empêcha le ravitaillement des soldats philippins en faction sur un navire échoué par les Philippines sur le banc Second Thomas, et dépêcha des bâtiments militaires pour empêcher les Vietnamiens de procéder à des opérations de forage.

B.   la situation en 2019

Le rappel historique qui précède a illustré comment les revendications des différents pays riverains de la mer de Chine du Sud se sont progressivement enchevêtrées, alors que ces derniers cherchaient, de manière croissante, à établir physiquement leur souveraineté, via une occupation effective des îles. Cette évolution a progressivement vu la Chine s’imposer sur pratiquement tous les plans, alors que les contentieux juridiques demeurent non résolus.

1.   La situation juridique : un cadre international clair, mais insuffisant pour régler les différends territoriaux entre États

L’imbroglio juridique qui caractérise la situation en mer de Chine du Sud s’illustre facilement par l’enchevêtrement des revendications maritimes des différents États (cf. carte ci-dessous). Ces revendications maritimes s’appuient sur ce que les États estiment être leurs droits en termes de zone économique exclusive, au regard de la souveraineté invoquée sur tel ou tel territoire. Elles doivent donc être analysées à la lumière de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer (dite convention de Montego Bay), signée en 1982 et entrée en vigueur en 1994, qui définit précisément ce type de droits (cf. encadré).


REVENDICATIONS MARITIMES DES PAYS EN MER DE CHINE DU SUD

img-1.jpg


La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, adoptée à Montego Bay le 10 décembre 1982

La convention de Montego Bay définit différentes zones maritimes, calculées à partir du territoire des États, et dans lesquelles ces États exercent diverses formes de prérogatives.

Les États sont souverains au sein de leur mer territoriale (article 2), qui s’étend sur 12 milles nautiques (20 km) à partir de la ligne de base (littoral). Dans cette mer territoriale, tout autre État a un « droit de passage inoffensif » affirmé par l’article 17 de la convention : concrètement, cela signifie que les bâtiments militaires peuvent traverser cette zone de manière rapide, sans y entreprendre de manœuvres, d’appontement d’engins militaires ou d’aéronefs, de collecte de renseignements, d’opérations de pêche, ou toute autre activité sans rapport direct avec le passage. 

Les États peuvent en outre partiellement étendre leur souveraineté au sein de la zone contiguë (article 33), qui ne dépasse pas 24 milles nautiques par rapport à la ligne de base.

Au-delà de la mer territoriale se situe la zone économique exclusive (ZEE), au sein de laquelle les États sont souverains pour l’utilisation et l’exploitation des ressources de la mer et des sols/sous-sols. Dans cette ZEE qui s’étend jusqu’à 200 milles nautiques de la ligne de base, chaque Etat doit garantir une liberté de navigation et de survol totale aux autres Etats. Lorsque la règle des 200 milles nautiques ne peut être appliquée mécaniquement du fait de ZEE concurrentes (pays adjacents ou se faisant face), cette question doit être réglée par un accord entre les pays conforme au droit international et dont la solution est équitable (article 74).

L’article 16 prévoit que les États peuvent demander une extension des droits qui leur sont conférés au sein de leur ZEE, lorsque le rebord externe du plateau continental (prolongement naturel immergé de la masse terrestre de l’État côtier) se situe au-delà des 200 milles nautiques. Cette extension s’effectue jusqu’au rebord externe, sans pouvoir excéder 350 milles marins à partir de la ligne de base. 

La convention de Montego Bay définit par ailleurs les îles dont la possession confère des droits maritimes. Le principe est que les îles (« étendue naturelle de terre entourée d’eau, qui reste découverte à marée haute », article 121) donnent droit à une mer territoriale et à une ZEE au même titre que les territoires continentaux. En revanche, en vertu de l’article 121, « les rochers qui ne se prêtent pas à l’habitation humaine ou à une vie économique propre n’ont pas de zone économique exclusive ni de plateau continental ». Ils ont néanmoins une mer territoriale de 12 milles nautiques. 

La convention aborde également le cas des hauts-fonds découvrants, ces « élévations naturelles de terrain qui sont entourées par la mer, découvertes à marée basse et recouvertes à marée haute ». Ces hauts-fonds ne peuvent pas donner droit à une mer territoriale. Quant aux structures complètement immergées (hauts-fonds, bancs de sable), ils ne donnent aucun droit maritime au titre de la convention.

La convention aborde enfin la question des îles artificielles. En vertu de l’article 60, « les îles artificielles, installations et ouvrages n'ont pas le statut d'îles. Ils n'ont pas de mer territoriale qui leur soit propre et leur présence n'a pas d'incidence sur la délimitation de la mer territoriale, de la zone économique exclusive ou du plateau continental. » La convention exclut ainsi expressément que des travaux d’agrandissement sur une structure immergée à marée haute puissent donner naissance à une mer territoriale, encore moins à une ZEE.


DÉLIMITATION DES ZONES MARITIMES EN APPLICATION
DE LA CONVENTION DE MONTEGO BAY

Comme l’illustre l’encadré ci-dessus, la convention de Montego Bay sur le droit de la mer fixe des règles précises pour la détermination de la souveraineté maritime des États, sauf dans la situation où l’espace maritime restreint ne permet pas d’appliquer mécaniquement la règle des 200 milles nautiques ; les pays doivent alors s’entendre, par voie de négociation, sur une solution équitable. Notons au passage que tous les pays riverains de la mer de Chine du Sud ont ratifié cette convention : les Philippines en 1984, le Vietnam en 1994, la Chine, la Malaisie et Brunei en 1996.

Les revendications territoriales des pays riverains de la mer de Chine sur les îles des Paracels (Chine, Taïwan, Vietnam) et des Spratleys (Chine, Taïwan, Vietnam, Philippines, Malaisie, Brunei) viennent néanmoins complexifier encore cette négociation. Ces pays étendent en effet leurs revendications maritimes en fonction de droits qu’ils estiment découler de leur souveraineté sur des îles de ces archipels. Selon les termes de la convention, seules les îles véritables peuvent donner droit à une ZEE, et les rochers (en permanence découverts) donnent droit à une mer territoriale. Les structures immergées, même seulement à marée haute, ne donnent aucun droit maritime, non plus que les îles artificielles. En principe, cela devrait réduire sérieusement la portée des revendications maritimes des États, étant donnée la proportion importante de structures immergées.

Mais certains États, dont la Chine, appliquent aux îles Spratleys et Paracels les stipulations de la convention de Montego Bay concernant les États archipels (article 46), ce qui leur permet de tracer les lignes de base déterminant le point de départ du calcul de la zone économique exclusive en reliant les points extrêmes des îles les plus éloignées de l’archipel, considéré comme suscitant des droits maritimes dans son ensemble, quel que soit le statut juridique des éléments qui le composent.

Selon les termes de la convention de Montego Bay, un archipel est « un ensemble d'îles, y compris des parties d'îles, les eaux attenantes et les autres éléments naturels qui ont les uns avec les autres des rapports si étroits qu'ils forment intrinsèquement un tout géographique, économique et politique, ou qui sont historiquement considérés comme tels ». Il est communément admis que les Spratleys et les Paracels peuvent être considérées comme tels. Néanmoins, les clauses prévues par la convention de Montego Bay s’appliquent seulement aux États archipels, c’est-à-dire aux « États entièrement constitués par un ou plusieurs archipels, et éventuellement d’autres îles ». Ni les Spratleys, ni les Paracels ne sont des États archipels. Cette analyse semble donc incompatible avec le droit international maritime.

En 2009, la Chine a formalisé ses revendications en mer de Chine du Sud par la présentation à l’ONU de la carte d’une « ligne en 9 traits », dite aussi « langue de buffle » (cf. carte ci-avant). La zone définie par cette ligne englobe à elle seule 80 % de l’espace maritime de la mer de Chine du Sud, dont l’intégralité des archipels Spratleys et Paracels, ainsi que les Pratas, le récif de Scarborough et Taïwan. Cette revendication entre en conflit avec les revendications maritimes de tous les pays de la zone. Pour la justifier, la Chine ne s’appuie pas uniquement sur la convention de Montego Bay, mais sur des droits historiques qu’elle détiendrait sur cette mer et qui devraient lui être reconnus en vertu de principes immuables du droit international public. La Chine argue en effet que la situation de la mer de Chine du Sud relève du dernier paragraphe du préambule de Montego Bay, en vertu duquel « les questions qui ne sont pas réglementées par la convention continueront d’être régies par les règles et principes du droit international général ».

 

Il est à noter que la Chine a, en ratifiant Montego Bay, émis une réserve sur la clause d’arbitrage prévue à la section 2 de la partie XV de la convention, pour tout différend relatif à la détermination des zones maritimes. Ainsi la Chine ne reconnaît, pour le règlement du contentieux maritime en mer de Chine, que la négociation. Cela l’a conduite à rejeter, de manière systématique, tout recours à l’arbitrage. Elle a ainsi refusé de participer à la procédure juridique lancée en 2013 par les Philippines devant le tribunal arbitral de La Haye, et visant à déterminer le statut juridique de certains éléments de la mer de Chine du Sud, et donc les droits maritimes qui en découlent. La sentence rendue en 2016 a donné raison aux Philippines : le tribunal de la Haye a jugé que la plupart des éléments concernés sont des rochers ou des hauts fonds découvrants, qui ne génèrent donc pas de ZEE. Sans surprise, la Chine a rejeté cette sentence, et l’évolution politique dans la zone a conduit les Philippines à la mettre de côté (cf. situation politique).

Au total, la convention des Nations Unies sur le droit de la mer fixe des règles claires pour déterminer les espaces maritimes auxquels les États ont droit, mais elle ne prévoit pas de solution lorsque ces espaces se recoupent, se contentant de prôner le recours à la négociation ou à l’arbitrage. Par ailleurs, elle ne se prononce pas sur la souveraineté de telle ou telle île. En l’absence d’avancées sur cette question de la souveraineté territoriale des îles, et faute de mécanisme satisfaisant de règlement des différends, la détermination juridique des zones maritimes des pays riverains de la mer de Chine se trouve donc bloquée.

Ci-dessous, sont résumées les revendications territoriales de ces pays sur les îles de la mer de Chine. Il convient de noter que les revendications de Taïwan, 6ème partie à ce litige, sont strictement les mêmes que celles de la République populaire de Chine.

 


PAYS

Éléments revendiqués en mer de Chine méridionale

Éléments occupés

Brunei

Archipel des Spratleys : récif Louisa

 

Chine

Taïwan

Totalité de l’archipel des Spratleys

Totalité de l’archipel des Paracels

Banc Macclesfield

Récif Scarborough

Îles Prata

Archipel des Spratleys : récif Cuarteron, récif Fiery Cross, récif Gaven, récif Hughes, récif Johnson, récif Mischief, récif Subi

Totalité de l’archipel des Paracels

Récif Scarborough

Malaisie

Archipel des Spratleys : onze îlots, récifs et hauts-fonds découvrants situés au nord de Bornéo

récif Swallow, récif Ardasier, récif Mariveles, récif Erica, banc Investigator

Philippines

Archipel des Spratleys : éléments situés à l'ouest de 112º10'E et au sud de 7º40'N

Récif de Scarborough

Archipel des Spratleys : Île Loaita, île Nansham, île West York, banc de sable Lamkian, île Thitu, banc de sable North East, île Flat, récif Commodore, banc Second Thomas

Taïwan

Totalité de l’archipel des Spratleys

Totalité de l’archipel des Paracels

Banc Macclesfield

Récif Scarborough

Îles Prata

Îles Prata

Archipel des Spratleys : île Itu Aba

Vietnam

Totalité de l’archipel des Paracels

Une grande partie de l’archipel des Spratleys

Archipel des Spratleys : récif Alison, récif Amboyna ; récif Barque Canada, récif Central London, récif Cornwallis South, Dan Gri-San, Da Hi Gen, récif East London, récif Great discovery, récif Ladd, récif Landsdowne, île Namyit, récif Pearson, récif Petley, banc de sable Sand, île Sin Cowe , récif South, banc de sable South West, île Spratley, récif Tennent, récif West London

2.   La situation stratégique : poldérisation et militarisation rapide des îlots occupés par la Chine

En l’absence d’avancées sur le règlement de la question juridique, les pays ont cherché à matérialiser leurs revendications de souveraineté par une occupation des îles et éléments (cf. carte et tableau ci-dessus). Comme bon nombre de ces éléments ne se prêtent pas à l’installation humaine en raison de leurs caractéristiques naturelles (éléments immergés en tout ou partie, superficies réduites), des travaux de poldérisation ont été effectués pour en accroître le potentiel. Ces opérations ont été conduites par l’ensemble des parties, ainsi que le montrent les images satellites publiées par le site de l’Asian Maritime Transparency Initiative (AMTI), rattachée au think tank américain CSIS (Center for strategic and international studies). Les différents pays impliqués améliorent constamment leurs installations sur les éléments qu’ils occupent et cherchent à augmenter les surfaces émergées.

occupation des îles et poldérisation dans les spratleys

mage 10000000000002A5000001D84C28A7D3.jpg

Mais, à compter de 2010, les constructions opérées par la Chine ont connu une très nette accélération ; cette évolution est également attestée par les images satellite de l’AMTI, qui permettent de constater que les travaux chinois sont d’une ampleur sans égale avec ceux entrepris par les autres pays (cf. clichés ci-dessous). La Chine a massivement poldérisé et militarisé les éléments sur lesquels elle est établie dans les Paracels et les Spratleys : construction de pistes d’atterrissage, de hangars, de bâtiments logistiques, installation de radars, de batteries de missiles anti-aériens et antinavires.

La Chine avait pourtant affirmé à plusieurs reprises qu’elle ne comptait pas militariser les îles artificielles de la mer de Chine. En 2018, lors d’une conférence de presse commune avec le président Barack Obama à la Maison Blanche, Xi Jinping avait ainsi affirmé clairement que « la Chine [n’avait] l’intention de militariser » aucune île. Devant l’évidence des images satellites (cf. ci-dessous), elle invoque désormais le droit à l’autodéfense, parlant de fortification des îles, face à la menace américaine essentiellement. C’est également le point de vue défendu par les représentants chinois devant la mission lors de son déplacement à Pékin. D’après Mme Fu Ying, vice-présidente de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale populaire, c’est l’attitude des États-Unis qui a déterminé le changement de stratégie de la Chine à partir de 2010. « Les États-Unis ont commencé à prendre parti dans les différends. Si la Chine a fait pendant longtemps profil bas, c’est parce que les autres pays concernés sont relativement petits et moins puissants. Mais si une superpuissance se cache désormais derrière eux, c’est différent ».

Au total, la Chine dispose désormais de moyens considérables sur l’ensemble de la mer de Chine méridionale. Il s’agit de l’Armée populaire de libération et notamment de la marine chinoise, qui est fortement montée en puissance et en capacité depuis 2014. Mais la Chine utilise l’ensemble des moyens à sa disposition pour imposer sa souveraineté sur l’espace de la mer de Chine du sud : pêcheurs miliciens et garde-côtes, notamment, lesquels se déploient désormais sur l’ensemble de cet espace, ce qui montre une réelle appropriation par la Chine.

L’emploi de ces moyens infra-militaires permet de limiter les risques de dérapage des accrochages quotidiens qui ont lieu dans cette mer, avec les garde-côtes et les pêcheurs des autres pays riverains, accusés de pêcher illégalement dans la zone économique chinoise. En 2018, le Comité national des frontières du Vietnam a dénombré 42 incidents de pêche avec la Chine, impliquant 44 bateaux et 280 pêcheurs chinois. Ces incidents tournent généralement en faveur de la Chine, qui a l’avantage de la force ; les Chinois confisquent les outils de pêche des Vietnamiens, et coulent parfois leur embarcation. Des incidents fréquents sont également rapportés par les Philippins.

Au total, à l’heure actuelle, la Chine a établi une capacité de contrôle effective de l’espace maritime de la mer de Chine du Sud (cf. carte ci-dessous). Comme l’a formulé l’Amiral Philip S. Davidson, à la tête du commandement américain de l’Indopacifique, devant le Sénat américain en avril 2018, « en un mot, la Chine est à présent capable de contrôler la mer de Chine du Sud dans toutes les hypothèses, sauf celle d’une guerre avec les États-Unis ».

La Chine affirme vouloir en rester là. Mme Fu Ying a ainsi déclaré devant la mission que son pays n’utiliserait pas la force pour récupérer les autres îlots qui lui reviennent, mais privilégierait les négociations pacifiques, à condition que les autres pays n’occupent pas de nouveaux récifs ou îlots. Elle a également souligné que Pékin avait déjà réussi à régler 12 de ses 14 différends frontaliers terrestres de manière pacifique.

Au total, il est raisonnable de penser qu’il n’y aura sans doute pas d’autre conquête d’île par la force à court terme ; en effet, il n’y a pas eu d’affrontements militaires sur les îles depuis 1988. On peut donc s’attendre à ce que le statu quo soit maintenu sur l’occupation des îles. En revanche, il est probable que les opérations de poldérisation et de militarisation des éléments occupés poursuivront leur expansion. Comme le disait le ministre des Armées français au Shangri-la Dialogue de 2016 : « L’enjeu est de la plus haute importance, et pas uniquement pour la stabilité et la sécurité de la région : si le droit de la mer n’est pas respecté aujourd’hui dans les mers de Chine, il sera menacé demain en Arctique, en Méditerranée ou ailleurs. » 


POLDÉRISATION ET MILITARISATION DES ÎLES SPRATLEYS PAR LA CHINE

Exemples des récifs Fiery Cross et Subi

Source : CSIS

3.   La situation politique : une apparente accalmie… qui peut susciter quelques inquiétudes

a.   Les pays de l’ASEAN forcés de préserver de bonnes relations avec la Chine

La tactique chinoise du fait accompli, consistant à occuper, poldériser et militariser des îles afin d’asseoir ses revendications de souveraineté en mer de Chine, se double d’une stratégie politique habile visant à diviser les pays de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du sud-est) dans leurs revendications et à faire pression sur chacun d’eux, en bilatéral, pour imposer sa volonté.

Or, avec tous les pays de l’ASEAN, la Chine dispose d’un pouvoir de négociation disproportionné dans le cadre bilatéral, en usant de pressions à la fois économiques et politiques. C’est précisément pour cette raison que la Chine insiste pour que les différends territoriaux et maritimes soient réglés exclusivement par voie de négociation bilatérale, même dans les situations où plusieurs parties sont impliquées, comme dans les Spratleys.

Les pays de l’ASEAN savent bien qu’ils n’ont pas la possibilité de se mettre à la Chine à dos, étant donné le poids régional majeur de cette dernière. En outre, ils peinent à présenter un front commun pour renforcer leur position de négociation face à la Chine sur la question de la mer de Chine du Sud. La Chine tend d’ailleurs à exploiter ces divisions.

Il faut par ailleurs garder en mémoire que seuls certains pays de l’ASEAN ont des revendications en mer de Chine. Au sein de cette enceinte, on distingue en réalité quatre groupes de pays sur cette question : les plaignants revendicatifs (aujourd’hui, essentiellement le Vietnam), les plaignants passifs (Philippines, Malaisie, Brunei), les inquiets n’ayant pas de revendications (Singapour, Indonésie), et les indifférents, voire les pro-Chinois (Thaïlande, Cambodge, Birmanie, Laos).

Ainsi, l’équilibre politique au sein de l’ASEAN n’est aucunement en faveur d’une confrontation avec la Chine sur les enjeux de la mer de Chine. Globalement, tous les pays insistent sur la priorité de préserver la paix et la stabilité et de favoriser la coopération régionale. 

Au total, l’impression d’accalmie politique qui prévaut depuis deux ans ne tient nullement à des avancées substantielles dans la résolution des contentieux de la mer de Chine, ni à une attitude plus conciliante de la Chine, qui aurait fait une pause dans sa politique du fait accompli ou limité l’activisme de ses garde‑côtes dans les zones revendiquées par les pays de l’ASEAN. Elle tient bien davantage à l’extrême prudence des dirigeants de l’ASEAN qui, sans renoncer à leurs revendications, veulent éviter les provocations et sont incités à ne pas soulever le sujet de la mer de Chine.

Mais par ailleurs, tous ces pays veillent à développer leurs partenariats avec des pays tiers, États-Unis, Japon, Royaume-Uni, France notamment, afin d’éviter de se retrouver coincés dans un face-à-face avec la Chine.

b.   Passage en revue de la position des différents pays riverains

Le Vietnam est aujourd’hui le pays avec la position la plus ferme sur la question de la mer de l’Est, comme l’appellent les Vietnamiens. Il faut dire que l’accès à une zone maritime élargie est un enjeu important pour ce pays, et notamment pour ses pêcheurs. Au Vietnam, 80 % de la population vit sur le littoral ; la pêche est ainsi une activité vivrière largement pratiquée, et les eaux des Paracels constituent une zone de pêche traditionnelle importante pour eux, riche en poissons.

Le Vietnam y voit aussi un enjeu en termes de ressources énergétiques. Il conduit d’ores et déjà des explorations des gisements de pétrole et de gaz naturel off-shore, notamment avec la société russe Petrovietnam, acteur clé de ce secteur dans le pays. Néanmoins, la Chine fait pression pour que les compagnies étrangères interrompent leurs activités d’exploration dans les zones maritimes qu’elle revendique, notamment en menaçant leurs activités en Chine.

Le Vietnam est également poussé à porter ses revendications face à la Chine car celle-ci constitue, de manière générale, le point focal de sa politique étrangère. Le Vietnam a une histoire pluriséculaire de coexistence avec son grand voisin chinois ; il est particulièrement soucieux de conserver son indépendance. Il en résulte une relation assez complexe.

D’une part, il existe un fort sentiment antichinois parmi la population vietnamienne, lequel se manifeste ponctuellement par des émeutes, comme en 2014, lorsque la Chine a installé une plateforme pétrolière à 120 milles marins des côtes vietnamiennes. Il faut dire que les Vietnamiens gardent en mémoire les violents affrontements armés qui les ont opposés à la Chine, en 1974 dans les Paracels et en 1988 dans les Spratleys, et qui ont conduit à les évincer définitivement des Paracels. Ainsi, la question de la mer de l’Est représente un enjeu national important au Vietnam, valorisé comme tel par la classe politique, avec une forte appropriation de la part de la population.

Néanmoins, la position vietnamienne n’est pas sans ambiguïtés car, sur le plan politique, les deux pays sont en réalité assez proches, le parti communiste vietnamien se considérant comme le « petit frère » du parti communiste chinois. En fait, on observe une vraie dichotomie entre la position du parti communiste vietnamien, plutôt accommodant à l’égard de la Chine, et celle du ministère des Affaires étrangères, au contraire très revendicatif. Au total, l’existence d’un canal de communication spécifique entre les partis communistes chinois et vietnamiens permet d’apaiser le traitement des questions relatives à la mer de Chine du Sud, mais il n’apporte aucune avancée concrète sur le règlement des contentieux.

Sur le plan économique, la Chine est le premier fournisseur du Vietnam, avec une part de marché d’environ 28 %, en baisse au profit de la Corée du Sud. Le Vietnam a une économie fortement tournée vers les exportations de produits manufacturiers : le commerce extérieur représente ainsi 180 % de son PIB ; il profite de la délocalisation de nombreuses entreprises exportatrices depuis la Chine, ses coûts de main d’œuvre étant devenus plus attractifs. Les États-Unis sont le premier client du Vietnam. Mais ce dernier cherche à diversifier ses partenariats économiques, notamment vers l’Europe, avec laquelle il a conclu un accord de libre-échange qui doit encore être ratifié par les institutions européennes.

Sur le plan militaire, le Vietnam a conservé sa relation traditionnelle avec la Russie, qui demeure son principal fournisseur d’équipements. Il a néanmoins récemment initié un rapprochement avec les États-Unis, bien que la guerre du Vietnam soit encore dans les mémoires. Cela s’est matérialisé, en 2018, par l’escale hautement symbolique d’un porte-avions américain et par le don de 6 patrouilleurs aux garde-côtes vietnamiens.

Pendant un temps, un front plus revendicatif avait semblé se créer, au sein de l’ASEAN, entre le Vietnam et les Philippines, tous deux assez actifs pour faire valoir leurs revendications et contrer la politique chinoise du fait accompli.

En janvier 2013, après une série d’accrochages avec la Chine (récif de Scarborough, banc Second Thomas), les Philippines avaient initié une procédure d’arbitrage contre cette dernière, en application des articles 287 et 296 de la convention de Montego Bay. La sentence, rendue en juillet 2016, était très défavorable à la Chine. Même si celle-ci en avait par avance rejeté la validité, ce nouvel élément avait le potentiel de modifier l’équilibre politique de l’ASEAN en défaveur de la Chine.

Néanmoins, le nouveau Président philippin, Rodrigo Dutertre, élu en 2016, a fait le choix d’un rapprochement avec la Chine, motivé par des raisons économiques, ce qui l’a incité à laisser de côté cette sentence, et a quelque peu isolé le Vietnam, également incité à la prudence.

Ainsi, depuis 2016, les Philippines tendent à se rapprocher de la Chine, ce qui vient contrebalancer leur alliance traditionnelle avec les États-Unis, consacrée par le traité de défense mutuelle de 1951, révisé en 2014. Les Philippins n’ont pas abandonné leurs revendications en mer de Chine, mais ne sont pas dans une logique de confrontation pour les faire reconnaître, et veulent limiter la militarisation chinoise. Par ailleurs, ils font en sorte que les différends territoriaux et maritimes ne contaminent pas le développement de la relation bilatérale, dont ils attendent des avantages en termes d’investissements, d’infrastructures et de tourisme. Le Président Xi Xinping a ainsi effectué une visite d’État à Manille en octobre 2018, qui a donné lieu à la signature de 30 accords, principalement dans le domaine économique.

La pêche occupe une place moins importante dans l’économie vivrière philippine qu’au Vietnam ; néanmoins, les incidents entre pêcheurs philippins et pêcheurs ou garde-côtes chinois sont fréquents. Afin de les régler, les Philippines et la Chine ont mis en place un mécanisme de consultation biannuel.

Le rapprochement avec la Chine n’est pourtant pas une tendance univoque aux Philippines. En réalité, il existe des divergences assez importantes entre les dirigeants politiques, actuellement assez prochinois, et l’armée, nettement plus véhémente à l’encontre du voisin chinois. Les Philippins veillent par ailleurs à entretenir leurs partenariats avec des acteurs extérieurs à la zone, les États-Unis, mais aussi le Japon, avec qui ils ont développé un partenariat pour le renforcement de leurs garde-côtes ; cela illustre le fait que le pays a par ailleurs le souci de préserver ses positions en mer de Chine.

La Malaisie rejette les revendications chinoises, qu’elle estime incompatibles avec le droit international maritime. L’espace qu’elle revendique en mer de Chine est important pour elle, car c’est une zone de pêche, et il contient des réserves de pétrole et de gaz. L’extraction de pétrole off-shore est une activité importante pour l’économie malaise, et les gisements peu profonds ont déjà été exploités, ce qui incite les autorités à conduire des explorations plus lointaines. Or, la zone maritime revendiquée par la Malaisie fait l’objet d’incursions fréquentes de la part des Chinois, dont la « ligne en 9 traits » vient parfois frôler le littoral malais, à seulement quelques dizaines de kilomètres, alors que la Chine continentale se situe à près de 2 000 kilomètres.

La Malaisie doit néanmoins équilibrer la formulation de ses revendications en tenant compte de l’importance de la Chine, premier partenaire économique pour le commerce et les investissements. Par ailleurs, la Malaisie a conclu en 2016 un accord de défense avec la Chine, qui porte notamment sur l’achat de quatre bâtiments militaires. Cet accord vient renforcer la relation stratégique sino-malaisienne, jusqu’alors bien moins développée que la relation stratégique avec les États-Unis. Il répond au souhait malais d’accroître ses capacités militaires ; dans ce contexte, les équipements chinois ont un prix attractif, comparé à ceux proposés par d’autres fournisseurs traditionnels de la Malaisie, dont la France.

Cependant, le gouvernement élu en 2018 a adopté une posture plus réticente vis-à-vis de la Chine, et notamment des investissements chinois dans le pays, dont les conditions financières et les bénéfices pour l’économie malaise sont regardés d’un œil critique. La Malaisie a ainsi conscience de la nécessité d’équilibrer ses partenariats, et soigne ses relations avec des pays comme les États-Unis et le Japon.

Pour le règlement des différends en mer de Chine, la Malaisie souhaite que l’approche soit aussi multilatérale que possible, incluant également des acteurs extérieurs à la zone, car elle ne peut défendre seule ses intérêts face à la Chine. Elle estime que les acteurs extérieurs doivent en premier lieu exprimer leur attachement au droit international ; leur rôle est avant tout diplomatique. En revanche, la Malaisie s’oppose à toute provocation envers la Chine qu’elle perçoit comme contre-productive, et appelle à une diminution de la présence militaire dans la région. Globalement, la Malaisie appelle à l’apaisement et cherche à minimiser les tensions avec la Chine.

Brunei a des revendications très circonscrites dans les Spratleys, correspondant essentiellement au bras de mer le reliant au récif Louisa, situé à 210 kilomètres de ses côtes, et ainsi théoriquement dans sa zone économique exclusive. Néanmoins, le sultanat est le seul pays avec des revendications en mer de Chine à n’avoir jamais occupé d’îlot. Les revendications de Brunei représentent un enjeu important pour conduire des explorations gazières et pétrolières off-shore. En effet, l’économie de Brunei est principalement tournée vers l’exportation d’hydrocarbures : il est le deuxième producteur de pétrole d’Asie et le quatrième producteur de gaz naturel mondial.

Néanmoins, Brunei a toujours eu une approche pacifique du contentieux en mer de Chine. Celui-ci n’a jamais représenté un réel sujet de tensions avec la Chine, Brunei ayant toujours explicitement appelé à des discussions pacifiques et au maintien de bonnes relations avec tous les pays de la région. Il accorde la priorité absolue au maintien de la paix et de la stabilité dans la zone, jugées essentielles pour la circulation maritime et l’approvisionnement énergétique. Brunei ne rapporte pas d’incidents majeurs avec les Chinois dans le périmètre de la zone qu’il revendique.

Pour résoudre les contentieux, Brunei appelle à un dialogue pacifique et à des négociations multilatérales en accord avec le droit international. Le Sultanat voit d’un bon œil l’appui de partenaires extérieurs pour faire respecter le droit international dans la région et estime que la présence américaine est une force stabilisatrice. Néanmoins, il rejette toute intervention qui aurait pour effet de créer des tensions.

Sur le plan économique, le sultanat tend à renforcer ses liens avec la Chine, qui est le deuxième partenaire commercial et le premier investisseur dans le pays. Ces investissements portent notamment dans les secteurs pétrolier et gazier. Le Japon est également un partenaire important, puisqu’il achète 90 % des exportations de pétrole du Sultanat. Par ailleurs, Brunei conserve des liens étroits avec les États-Unis (accord de défense de 1994) et le Royaume-Uni, dont il est un ancien protectorat. À ce titre, Brunei est membre du Commonwealth.

Il convient enfin de mentionner Taïwan, bien que ce dernier ne soit pas membre de l’ASEAN. Taïwan hérite des revendications formulées en 1949 par le gouvernement de Tchang Kaï-Chek, au nom de la Chine nationaliste. Ces revendications ont été reprises à son compte par la République populaire de Chine, mais Taïwan ne les a pas abandonnées pour autant. Ainsi, comme la Chine, Taïwan revendique l’intégralité des archipels de la mer de Chine du Sud, bien que ces revendications ne soient pas actives. Il occupe effectivement les îles Pratas, situées à 422 kilomètres au sud-ouest de son territoire, ainsi que la plus grande île des Spratleys, Itu Aba, depuis 1956.

En raison du conflit de légitimité qui l’oppose à la Chine, Taïwan n’est partie à aucune négociation officielle sur les contentieux de la mer de Chine du Sud. Il cherche néanmoins à promouvoir une               approche ouverte et multilatérale incluant Taïwan. À travers son administration pacifique de l’île Itu Aba, démilitarisée depuis le début des années 2000, Taïwan montre sa volonté de contribuer à la paix dans la région et cherche à promouvoir l’exploitation de son île dans un but humanitaire, au service de tous les pêcheurs de la région. Il se fait également l’avocat d’une coopération accrue entre les États riverains, sur le plan scientifique et pour l’exploitation et la protection des ressources biologiques. Au total, tout en atténuant autant que possible les tensions avec la Chine, Taïwan appelle à briser la logique de confrontation militaire, pour promouvoir une coopération autour de l’objectif de développement durable de la mer de Chine méridionale.

En raison de son statut, Taïwan ne peut avoir qu’une influence limitée dans la résolution des contentieux. Il n’est plus reconnu aujourd’hui que par 17 pays dans le monde. Néanmoins, Taïwan a initié depuis 2016 un rapprochement vers les pays de l’ASEAN. Il partage beaucoup d’intérêts avec le Vietnam, où il est l’un des principaux investisseurs. Les États-Unis demeurant son soutien principal et essentiel, il voit évidemment très favorablement les interventions américaines dans la région.

c.   La lénifiante négociation d’un code de conduite

Depuis les années 1990, la Chine cherche à faire prévaloir, dans le cadre de ses négociations avec les pays de l’ASEAN sur les différends en mer de Chine, une stratégie en trois étages :

1° : Les différends territoriaux et maritimes doivent être résolus par voie de négociation bilatérale, conformément au droit international. 

2° : Si cette résolution n’est pas possible, il faut chercher à prévenir les risques d’affrontement et d’escalade par l’établissement de règles et de mécanismes.

3° : Si l’on n’y parvient pas non plus, cela n’empêche pas d’entreprendre des actions communes de coopération dans les espaces contestés, par exemple d’exploiter en commun les ressources.

Cette stratégie en trois étages est en réalité un moyen pour la Chine de passer d’une logique de droit international à une logique de négociations, forcément défavorable aux plus petites parties en présence, et de se dédouaner de ses responsabilités dans les blocages des négociations sur les différends juridiques, en déférant aux étages 2° et 3°.

De fait, les négociations bilatérales sur les différends (1°) sont bloquées et apparaissent insolubles, étant donnés la base juridique incertaine de la ligne en 9 traits revendiquée par la Chine et son refus de tout recours à l’arbitrage (cf. I.B.1). Quant au principe de l’exploitation commune (3°), il est difficile à mettre en œuvre en pratique sans un règlement préalable des questions de souveraineté, car il est alors impossible de déterminer la répartition des bénéfices de l’exploitation. De manière générale, les pays de l’ASEAN observent que les demandes d’exploitation conjointe de la Chine portent systématiquement sur des gisements situés sur leur plateau continental. Ils estiment donc que ces propositions ne sont pas à leur avantage.

Il reste donc, pour faire avancer les négociations, la deuxième option : celle d’un mécanisme de gestion des tensions, une sorte de code de conduite destiné non pas à trancher les litiges sur le fond, mais à s’entendre sur un socle de règles guidant le comportement des différentes parties afin de gérer les crises potentielles (crisis management). Des négociations en ce sens avaient déjà été entreprises à la fin des années 1990 entre la Chine et l’ASEAN ; elles avaient débouché sur la Déclaration de conduite, publiée en 2002. Celle-ci promouvait la coopération et interdisait de modifier la nature et de prendre le contrôle d’îlots encore inhabités, mais était juridiquement non-contraignante. De fait, elle est largement restée lettre morte.

La stratégie en trois étages est clairement à l’œuvre dans les choix opérés par Pékin depuis la sentence arbitrale de la Haye de 2016, qui lui était défavorable. Dans la foulée de cette sentence, la Chine, soucieuse de son image, a changé de stratégie et consenti à relancer les négociations sur un code de conduite, appelées de leurs vœux par les pays de l’ASEAN mais aussi par les pays extérieurs à la zone, comme les États-Unis et la France. Elle s’est donc progressivement ralliée à l’idée d’un code de conduite contraignant.

Cette entreprise a toutefois pris un tour qui peut légitimement susciter de fortes inquiétudes. Premièrement, les négociations se caractérisent par une absence totale de transparence, la Chine voulant éviter à tout prix que des pays tiers aient un droit de regard sur le contenu du code.

Par ailleurs, un Single Draft a été adopté en août 2018 comme base de négociations, comportant l’ensemble des préoccupations des différentes parties. Bien que ce document n’ait pas été rendu public, son contenu a fait l’objet de fuites. Il est ainsi apparu que les clauses proposées par la Chine semblent confirmer sa volonté d’utiliser cette façade multilatérale pour faire avancer son agenda en mer de Chine de manière unilatérale.

En particulier, la Chine cherche à promouvoir des règles selon lesquelles les pays tiers à la zone ne pourraient pas participer à des exercices militaires en mer de Chine, ni être associés à l’exploitation des ressources dans cette zone, sans que ce projet ne soit validé par l’ensemble des pays riverains. D’ores et déjà, elle utilise le rapport de force pour décourager des projets d’exploitation d’hydrocarbures par les autres pays. Ainsi, alors que le Vietnam avait entrepris des démarches avec des compagnies étrangères pour l’exploitation conjointe d’une plateforme pétrolière au large des Spratleys, Pékin a fait pression sur ces compagnies (notamment BP) pour qu’elles abandonnent le projet, en menaçant leurs intérêts sur le marché chinois. 

En clair, il s’agit d’exclure d’emblée tous les pays tiers (États-Unis, France, Royaume-Uni), ce qui revient à privatiser, dans une certaine mesure, la mer de Chine, et à la transformer en mer intérieure. En outre, la Chine promeut une clause stipulant que les pays riverains s’engagent à ne pas recourir au mécanisme de règlement des différends pour les conflits en mer de Chine s’il existe déjà un mécanisme bilatéral entre les parties concernées.

La Chine a déclaré lors du sommet de l’ASEAN de novembre 2018, que les négociations du Code de conduite devraient aboutir en l’espace de 3 ans, soit en 2021 – année où la présidence de l’ASEAN sera assurée par les Philippines, qui lui sont actuellement plutôt favorables. Dans l’intervalle, Pékin cherche à minimiser l’importance des différends en mer de Chine dans le cadre des réunions de l’ASEAN. Le Vietnam, qui assurera la présidence de l’ASEAN en 2020, a l’intention de maintenir ce sujet à l’ordre du jour, mais ses marges de manœuvre sont réduites face à une Chine dotée de puissants moyens de pression.  La Malaisie et le Vietnam ont très clairement annoncé leur intention que les États tiers puissent jouer un rôle constructif dans ces négociations, alors même que Pékin refuse tout ce qu’il considère comme une ingérence extérieure.

C.   derrière les contentieux locaux, des enjeux à résonance mondiale

Les contentieux territoriaux et maritimes ne sont pas circonscrits à la mer de Chine ; ils sont monnaie courante dans le cadre des relations entre États. Contentieux territoriaux sur les Malouines, sur les îles Kourile, contentieux maritimes israélo-libanais, dans les Caraïbes, dans l’Arctique…La France elle-même est impliquée dans les contentieux relatifs aux îles Éparses de l’océan Indien et à Clipperton, dans le Pacifique.

Cependant, les contentieux non résolus de la mer de Chine méridionale ont un impact qui dépasse largement les frontières de cet espace du sud-est asiatique. Cette situation fait ressortir plusieurs enjeux fondamentaux, qui constituent des défis pour la communauté internationale dans son ensemble.

1.   Les mers, des espaces ouverts et partagés ?

a.   La mer de Chine du Sud, une artère vitale pour le commerce international

La région Asie-Pacifique est et restera, pour les décennies à venir, le poumon de l’économie mondiale. De l’Australie à la Chine, en passant par l’ASEAN, la Corée du Sud et le Japon, elle abrite les deux tiers de la population mondiale et une part substantielle de la classe moyenne du globe. Elle pèse 45 % du PIB mondial et génère près de 60 % de la croissance de l’économie de la planète.

La mer de Chine méridionale se situe au cœur de cette zone dont elle est une artère vitale. Cette mer semi-fermée est la charnière entre l’océan Indien et l’océan Pacifique, un axe stratégique majeur pour le commerce mondial, qui concentre la 30 % du commerce maritime mondial.  

Le trafic maritime y a augmenté en volume de 67 % entre 1970 et 2000, pour dépasser les 7 milliards de tonnes en 2008. Les flux de cargaisons devraient représenter entre 14 et 15 milliards de tonnes en 2020. Près de 200 navires marchands franchissent chaque jour le détroit de Malacca, avant de poursuivre leur route à travers la mer de Chine.

Aujourd’hui, la mondialisation de l’économie est indissociable du trafic maritime qui structure la division internationale du travail et relie les lieux où sont produites, assemblées, intégrées, fabriquées, finies et distribuées les marchandises. Ce système est donc extrêmement sensible à la fluidité des flux maritimes.  

La libre circulation maritime est la condition de la bonne santé du commerce mondial, mais aussi de chacune des économies ouvertes sur ce commerce. La route qui relie l’Asie au Moyen-Orient est essentielle pour l’Asie, qui importe 65 % de son pétrole de cette région. Les détroits de Malacca et de Lombok sont des artères vitales pour l’économie japonaise car 80 % des importations en hydrocarbures du pays y transitent. Quant à la Chine, la quasi-totalité de son commerce extérieur (90 %) passe par le détroit de Malacca. Ainsi, une rupture des approvisionnements via la mer de Chine aurait des conséquences dramatiques pour cette région.

Symétriquement, l’axe mer de Chine – Océan Indien – Suez – Méditerranée – Manche est vital pour l’Europe. C’est en effet la route principale pour son commerce maritime, qui représente 50 % de ce qu’elle achète et vend. Cette route relie sept des principaux ports du monde : Rotterdam, Dubaï, Singapour, Shenzhen, Shanghai, Hong Kong et Busan (Corée du Sud). Sa maîtrise est donc devenue un enjeu stratégique essentiel pour notre continent.

PRINCIPAUX ROUTES ET SEUILS DU COMMERCE MARITIME

   Source : L.A Story

En raison de cette importance centrale de la route maritime de la mer de Chine méridionale, les tensions qui montent dans cette zone peuvent avoir un impact global. La Chine fait valoir qu’à l’heure actuelle, les contentieux territoriaux et maritimes sont sans impact sur le commerce maritime, la libre circulation étant totalement garantie pour les navires commerciaux. Elle fait observer que les frais d’assurance portant sur le transit maritime via la mer de Chine sont extrêmement faibles, signe que la circulation n’y connaît pas d’entraves.

Néanmoins, la militarisation des îles artificielles de la mer de Chine est un sujet d’inquiétude à cet égard, notamment parce que les installations chinoises suscitent un effort militaire accru de la part des autres pays riverains, et entraînent une présence renforcée des bâtiments de guerre américains. La militarisation croissante de cette région accroît ainsi le risque d’une escalade militaire, dont les répercussions pourraient être très graves pour le commerce maritime international. Et la mise en place par la Chine de « moyens d’interdiction de zone », soit des missiles anti-aériens et anti-navires qui pourrait interdire de facto l’accès à la zone pour d’autres États, constitue une menace importante pour la liberté de navigation.

À côté de la libre circulation maritime, les contentieux de la mer de Chine méridionale posent aussi la question de la libre circulation aérienne. La règlementation internationale veut qu’un espace aérien national corresponde à la colonne d’air qui s’élève au-dessus du territoire de l’état concerné à partir de ses eaux territoriales. À l’heure actuelle, en mer de Chine du Sud et hors des eaux territoriales continentales des États côtiers, la colonne d’air au-dessus de la mer est partagée sans tenir compte des contentieux maritimes. La responsabilité de la gestion du ciel est ainsi répartie entre les régions d’information en vol de Singapour, de Manille pour les Philippines, d’Ho Chi Minh Ville et de Hanoï pour le Vietnam, de Canton et de Hong Kong pour la Chine, sous la supervision de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI).

Néanmoins, la Chine a déjà menacé de remettre en question cette liberté de circulation aérienne par l’instauration d’une zone d’identification aérienne (Air defense identification zone – ADIZ), notamment lorsqu’a été rendue la sentence arbitrale du Tribunal de La Haye, en 2016. Concrètement, dans cette situation, la Chine imposerait aux aéronefs en transit au-dessus de la mer de Chine des procédures de contrôle identiques à celles qu’elle applique aux aéronefs qui pénètrent dans son espace aérien. À ces procédures arbitraires de contrôle seraient adjoints des avertissements à l’attention des éventuels contrevenants.

Cette option n’est pas complètement théorique, dans la mesure où la Chine y a déjà recouru en 2013 au-dessus d’une grande partie de la mer de l’Est, entre Taïwan et la Corée du Sud. Il s’agissait alors d’affirmer ses prétentions dans son contentieux territorial avec le Japon sur les îles Senkaku / Diaoyu. Une telle mesure est évidemment contraire à la liberté de circulation aérienne internationale.

b.   La mer de Chine, un foisonnement de ressources écologiques aujourd’hui menacées

 La mer de Chine méridionale abrite une partie du triangle de corail, épicentre de la bioversité marine de la planète, qui s’étend de la mer de Chine du Sud à l’Indonésie au Sud et aux îles Salomon à l’est. On y trouve plus de 76 % des espèces de coraux de la planète, et 6 des 7 espèces mondiales de tortues marines. Ces récifs coralliens jouent un rôle essentiel, comparable à celui des forêts en Europe. En premier lieu, ils sont un lieu de reproduction pour au moins 400 espèces connues de poissons. De leur sauvegarde dépend donc la subsistance d’environ 300 millions de personnes, qui vivent des ressources marines de la mer de Chine du Sud. D’après M. Ben Caroll, un biologiste australien, si ces coraux venaient à mourir, l’économie, les modes de vie, les paysages et la chaîne alimentaire s’en trouveraient profondément modifiés.

Or, « le dragage et les constructions sur les récifs coralliens en mer de Chine méridionale sont en train de causer des dégâts irréparables à l'un des écosystèmes les plus riches de la planète », affirme Alan Freidlander, docteur en biologie à l'université d'Hawaii et expert de l'écologie des récifs coralliens. Les dragues utilisées pour la construction d’îles artificielles ou l’agrandissement des îlots existants cassent les récifs coralliens avec tout ce qui leur est attaché (mollusques, herbes, etc.). Compacté, ce substrat sert de matériau de construction. Même le brouillard de sédiments créé par les pelleteuses menace les fragments de corail survivants et la végétation, qui ont besoin de la lumière du soleil.

En 2012, une équipe de scientifiques chinois de la Society for conservation biology a relevé que la présence de coraux au large des côtes de la Chine continentale avait chuté de quelque 80 % au cours des trente dernières années le long des côtes chinoises. Plus au sud, la quantité de coraux couvrant les îles de la mer de Chine du sud est passée d'une moyenne supérieure de 60 % à 20 % seulement au cours des 10 à 15 dernières années, en raison du développement des constructions sur la côte, de la pollution et des pratiques de pêche non durables.

Ainsi, la poldérisation des îles de la mer de Chine, associée à une absence de gestion commune des pêches et des autres ressources écologiques dans cet espace, pourrait avoir des conséquences majeures pour la préservation des ressources halieutiques, et, plus largement, d’un écosystème unique au monde et vital pour les populations riveraines. Cette situation est d’autant plus préoccupante que la région de l’Asie du Sud-Est est considérée comme l’une des victimes principales du réchauffement climatique (cf. carte ci-dessous), avec des conséquences qui se font déjà sentir, notamment au Vietnam (affaissement des terres et forte augmentation de leur salinité).

Pour y faire face, il semble urgent que les dirigeants chinois se saisissent de cet enjeu écologique majeur, en coopération avec les gouvernements des autres pays riverains. En vertu de la convention de Montego Bay, les États ont le devoir de prendre toutes les mesures nécessaires pour maintenir les ressources biologiques dans leur zone économique exclusive (article 61). L’absence de règlement des différends territoriaux et maritimes en mer de Chine entraîne ainsi une dilution des responsabilités très préjudiciable en la matière, tandis que la concurrence entre États pousse à la surenchère sur l’aménagement des îlots.

CARTE DES IMPACTS DU RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE

arte impacts changement climatique

2.   La remise en cause du droit international

La situation en mer de Chine est préoccupante pour la communauté internationale en ce qu’elle illustre une volonté chinoise de remise en cause du droit international façonné depuis la Deuxième Guerre mondiale.

En soi, la tactique du fait accompli, pratiquée à grande échelle par la Chine en mer de Chine du Sud, est en contradiction avec la Charte des Nations Unies, et notamment son article 2 alinéa 4, en vertu duquel « les Membres de l'Organisation s'abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l'emploi de la force, soit contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies ». 

Dans les Paracels en 1974, puis dans les Spratleys à compter de 1988, la Chine à chercher à imposer sa souveraineté par la force, en comptant sur le fait que l’occupation matérielle des îles et leur aménagement vaudraient titre de possession avec le temps. De fait, plus personne ne songe aujourd’hui à retirer à la Chine les éléments sur lesquels elle s’est installée. Si les autres riverains maintiennent officiellement leurs revendications sur ces îles, leur objectif est aujourd’hui simplement d’éviter que la Chine n’aille plus loin, et de se maintenir sur les îlots qu’ils occupent. 

Par ailleurs, la revendication maritime chinoise de la ligne en 9 traits, présentée aux Nations Unies en 2009, ne correspond à rien sur le plan du droit international ; elle n’est pas compatible avec la convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Quand bien même la souveraineté de la Chine sur l’ensemble des archipels de la mer de Chine serait reconnue, les droits maritimes qui en découleraient en application de cette convention ne correspondraient pas à la ligne en 9 traits.

Premièrement, comme cela a été démontré précédemment (partie I.B.1), la clause de la convention de Montego Bay relative à la détermination des zones économiques des États archipels, permettant une délimitation globale de l’ensemble, n’est pas applicable en l’espèce, puisque ni les Paracels, ni les Spratleys ne sont des États archipels. Les zones maritimes auxquelles les éléments de ces archipels donnent droit doivent donc être appréciées individuellement pour chaque élément, étant entendu que tous les éléments immergés à marée haute, c’est-à-dire une majorité d’entre eux, ne donnent aucun droit. En tout état de cause, la zone maritime découlant de la souveraineté sur les Spratleys et les Paracels est nécessairement moins étendue que celle revendiquée par la Chine à l’intérieur de la ligne en 9 traits.

La Chine invoque des droits historiques justifiant la validité de cette ligne en 9 traits. Cependant, en ratifiant la convention de Montego Bay, la Chine s’est ralliée à un système de normes incompatible avec la pérennisation de droits maritimes historiques, hormis certains cas très précis mentionnés explicitement par la convention : répartition de la mer territoriale entre deux États aux côtes adjacentes ou se faisant face, par exemple (mais en aucun cas la mer territoriale ne peut s’étendre au-delà de 12 miles nautiques, 24 miles nautiques avec la zone contiguë). Les droits historiques invoqués par la Chine ne peuvent donc porter que sur la souveraineté territoriale sur les îlots, et en aucun cas sur la souveraineté maritime à l’intérieur de la ligne en 9 traits.

Par ailleurs, la Chine cherche à modifier le statut des éléments qu’elle occupe – exclusivement des récifs, et non des îles, dans les Spratleys – via des opérations massives de poldérisation, qui conduisent à transformer complètement les éléments naturels. Or, la convention de Montego Bay spécifie bien qu’une île artificielle ne peut en aucun cas conférer de nouveaux droits maritimes (cf. encadré B.1). Cette attitude est donc là encore non conforme avec la convention des Nations Unies sur le droit de la mer.

In fine, la Chine pourrait chercher à créer, dans les années ou décennies qui viennent, une nouvelle province administrative maritime composée de quatre groupes d’îles. Elle publie à cet effet des études et des livres pour diffuser ses arguments historiques et juridiques. Depuis 2016, elle organise même des visites touristiques pour les Chinois du continent sur ces îles, et y développe la couverture télévisuelle et téléphonique.

Au total, l’attitude de la Chine à l’égard de d’application du droit international en mer de Chine est symptomatique d’une volonté plus globale de remodeler le droit international à son avantage. La Chine estime que le système de normes hérité de la deuxième Guerre mondiale a été façonné à l’avantage de l’Occident. Elle cherche donc à promouvoir son propre système de normes, en préservant une apparence de multilatéralisme.

La négociation du code de conduite participe de cette volonté : accusée d’unilatéralisme sur la question de la mer de Chine, les Chinois semblent se prêter au jeu du multilatéralisme en négociant avec l’ASEAN, mais ils fixent des règles du jeu incompatibles avec le droit international en vigueur (remise en cause de la liberté de circulation maritime pour les pays non riverains de la mer de Chine méridionale). D’ailleurs, dans le cadre du Single Draft arrêté en août 2018, la Chine a rejeté une proposition du Vietnam visant à imposer que le code de conduite soit conforme aux clauses de la convention de Montego Bay.

Dans le même esprit, la révision, annoncée en 2017, de la loi maritime chinoise de 1984, suscite des inquiétudes fortes, en ce qu’elle pourrait restreindre la liberté de circulation des navires étrangers dans ses eaux territoriales, voire créer de nouvelles « zones spécialement définies » – catégorie non reconnue par Montego Bay – où cette circulation serait ponctuellement interdite.

Cette remise en cause du droit international par une grande puissance ne peut que préoccuper la communauté internationale. Comme l’observait un représentant néerlandais avec qui la mission s’est entretenue, « il faut que la Chine assume pleinement son statut de grande puissance, en ne refusant pas les responsabilités qui vont avec ». La préservation d’un ordre international fondé sur le droit semble compter, de manière assez évidente, au nombre de ces responsabilités. 

3.   L’affirmation de la puissance chinoise face aux États-Unis et à l’Occident

L’un des ressorts fondamentaux de l’attitude chinoise en mer de Chine méridionale, au-delà des questions relatives à l’accès aux ressources, est la rivalité croissante entre deux grandes puissances : la Chine et les États-Unis.

La Chine le formule clairement : la militarisation des îles de la mer de Chine est une réponse à ce que les Chinois perçoivent comme la menace américaine. Il est ici légitime de reconnaître que la Chine se trouve dans une situation d’infériorité stratégique vis-à-vis des Américains, en raison de la géographie et du réseau d’alliances tissé par les États-Unis. La géographie d’abord. Le territoire chinois a une grande façade maritime (18 000 kilomètres de côtes), mais celle-ci débouche exclusivement sur des mers semi-fermées, bordées de chapelets d’îles souvent contrôlées par des pays alliés aux Américains. De fait, les Américains contrôlent actuellement tous les détroits permettant l’accès de la marine chinoise aux océans Pacifique et Indien, grâce à leurs points d’appui à des endroits stratégiques : Corée du Sud, Japon, Philippines, Singapour, Thaïlande. Le contrôle américain des détroits, associé au réseau d’alliances américain, donne à la Chine un sentiment d’encerclement incompatible avec ses ambitions de grande puissance.

En outre, la Chine a placé sur l’île de Hainan sa flotte de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. Pour avoir une force de seconde frappe effective – une capacité de riposte nucléaire en toutes circonstances, clé de la stratégie de dissuasion – la Chine doit être en mesure de garantir l’invulnérabilité de sa force nucléaire. Pour cela, ses sous-marins doivent avoir une « capacité de dilution », c’est-à-dire un espace maritime assez vaste, au large de l’île de Hainan, qui soit sous contrôle chinois et avec une profondeur suffisante. La quête de cette force de seconde frappe est ainsi un autre élément structurant de la rivalité entre la Chine et les États-Unis dans cet espace.

La Chine cherche donc à desserrer la contrainte que représente pour elle la puissance militaire américaine en Asie-Pacifique, dans une quête d’équilibre stratégique avec les États-Unis. La carte ci-dessous illustre cet objectif : la Chine a fixé comme objectif au développement de sa marine de pouvoir intervenir libérée de la surveillance et de la contrainte américaines, dans un premier temps jusqu’à la première chaîne d’îles (qui épouse la ligne des revendications chinoises en mer de Chine), puis jusqu’à la deuxième chaîne d’îles. Comme le formule la vice-présidente de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale populaire de la Chine, Mme Fu Ying, « les États-Unis doivent laisser de l’espace et des opportunités à la Chine pour que sa marine se développe davantage ». En somme, pour le pouvoir chinois, il s’agit d’une position défensive (face à l’encerclement de la puissance américaine et de ses alliés) et non offensive.

Il convient de noter que l’emprise chinoise progressive en mer de Chine méridionale participe d’un objectif plus global pour Pékin : devenir une des premières puissances maritimes au monde (ce qu’historiquement elle n’a jamais été). Depuis les années 2000, le pouvoir chinois se dote des moyens pour y parvenir. Le budget de la défense chinoise s’élève aujourd’hui à 177 milliards de dollars, au 2nd rang derrière les États-Unis. Entre 2014 et 2019, l’augmentation du tonnage de la marine chinoise est équivalente à l’intégralité du tonnage des marines britanniques et japonaises. En 10 ans, la flotte des garde-côtes a gagné 100 bateaux supplémentaires. En l’espace d’un an, 18 navires ont été envoyés en mission. En 2017, Pékin a nommé un amiral en charge des provinces méridionales de la Chine et de la mer de Chine du Sud, ce qui témoigne de l’importance de la zone.

En 2018, la Chine a pu donner à voir pour la première fois le développement de cette puissance, en organisant un exercice militaire maritime sans précédent, avec l’ensemble de ses forces marines (destroyers, sous-marins, navires, etc.), sous la supervision de Xi Jinping lui-même. Ce déploiement spectaculaire dénote une victoire majeure pour le président Xi et pour le Parti communiste au cours des 5 dernières années : l’acquisition d’une position dominante en mer de Chine méridionale. La stratégie qui alterne phases d’escalade et phases de consolidation s’avère payante pour les dirigeants chinois, qui peuvent ainsi se targuer d’un véritable succès auprès de la population.

LES DEUX CHAÎNES D’ÎLES : STRATÉGIE CHINOISE
POUR DESSERRER LA CONTRAINTE MILITAIRE AMÉRICAINE

 Source : Department of Defense, États-Unis.

Le projet des Nouvelles routes de la Soie (Belt and Road initiative) répond également à cette volonté chinoise de briser l’encerclement américain, et de redéfinir un nouveau système mondial à la mode chinoise, faisant fi des architectures héritées de la deuxième guerre mondiale. En d’autres termes, la Belt and Road Initiative est une manière pour la Chine de recomposer le multilatéralisme par le soft power ; son attitude en mer de Chine, où elle impose le rapport de force, en constitue le pendant par le hard power.

 

Source : d’après l’agence de presse Xinhua ;

Crédit : © http://geoconfluences.ens-lyon.fr, ENS-Lyon/DGESCO ; Adaptation : H. Parmentier, ENS de Lyon.

Enfin, l’un des enjeux majeurs de la rivalité sino-américaine en mer de Chine est la question de Taïwan, dont les États-Unis restent l’allié le plus puissant, et le fournisseur d’armes. En mentionnant, en janvier dernier, la réunification inéluctable de l’île, et en n’écartant pas le recours à la force si nécessaire, le Président Xi Jinping a clairement rappelé l’actualité de ce dessein chinois, et a lancé un avertissement contre toute ingérence extérieure sur cette question.

Du côté américain, l’affirmation de la puissance chinoise est clairement perçue comme un véritable défi stratégique, voire une menace. Les États-Unis analysent l’attitude chinoise en mer de Chine comme un élément marquant le retour de la compétition entre grandes puissances. Ils disent vouloir éviter que celle-ci ne conquière une position hégémonique dans la région et vouloir préserver « un Indo-Pacifique libre et ouvert » (« free and open Indo-Pacific »). Ils soulignent que cette expression ne fait pas seulement référence à la liberté de circulation, mais aussi au caractère démocratique des régimes. 

Dans ce contexte, les Américains réaffirment leur engagement dans cette région, alors que l’élection du Président Trump avait pu susciter quelques doutes quant à la solidité de l’alliance américaine. Désormais, les pays concernés – Japon, Corée du Sud, Philippines, mais également Taïwan – se disent rassurés sur l’alliance américaine, même s’ils restent vigilants à toute forme de compromis avec la Chine dans le cadre d’une éventuelle négociation commerciale.

De fait, l’engagement américain se matérialise sur le plan opérationnel. Les États-Unis ont augmenté la fréquence de leurs patrouilles en mer de Chine méridionale au cours des dernières années. Le secrétaire d’État Mike Pompeo a par ailleurs assuré aux Philippines, en mars dernier, que « toute attaque armée contre les forces philippines, ses avions ou ses vaisseaux en mer de Chine méridionale activera les obligations mutuelles de défense définies par l’article 4 de notre traité de défense mutuelle ».

La rivalité sino-américaine est ainsi une donnée fondamentale pour comprendre la situation en mer de Chine. Celle-ci n’en est qu’une manifestation parmi d’autres. Plus globalement, il ne fait pas de doute que cette rivalité montante est et restera un facteur structurant de la situation géostratégique mondiale au cours des prochaines décennies.

 


  1  

II.   Quels enjeux et quel rôle pour la France ?

A.   la nouvelle stratégie indo-pacifique de la France : retrouver notre statut de puissance régionale

La France a, parmi les pays européens, un statut bien particulier dans la région Asie-Pacifique : elle y a une présence multiforme et concrète, liée à ses outre-mer et aux capacités de projection de ses armées. Depuis quelques années, la France a pris conscience que cet ancrage, associé aux enjeux croissants que représente pour nous cette région du monde, nous impose de formuler et de mettre en œuvre une vision stratégique du rôle que nous voulons y jouer. Cette vision stratégique prend corps depuis un ou deux ans, sous l’impulsion du Président de la République, autour de la notion d’« espace Indo-Pacifique ». Cet espace géographique, qui s’étend des côtes orientales de l’Afrique aux côtes occidentales de l’Amérique, est désormais appréhendé par la France, mais aussi par nombre de ses partenaires (Japon, Australie, États-Unis…), comme un tout cohérent sur les plans économique et géostratégique.

1.   Implantée dans l’espace Indo-Pacifique, de la Réunion à la Polynésie française, la France a des intérêts stratégiques, commerciaux et politiques à faire valoir.

La France a conservé, avec ses outre-mer, une présence unique dans la région Indo-Pacifique, qui se déploie sur l’ensemble de cet espace. Cette présence a une dimension maritime très prononcée : c’est en effet dans l’océan Indien que la France est présente, avec les îles éparses, la Réunion, Mayotte et les Terres australes et Antarctiques, et dans l’océan Pacifique, avec la Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna, la Polynésie française et Clipperton.

Cette présence n’est pas anecdotique : elle couvre au total 465 000 km², abritant 1,5 million de ressortissants. De manière plus impressionnante encore, ces territoires apportent à la France une zone économique exclusive (ZEE) de près de 9 millions de km². Ces espaces représentent la majeure partie de la ZEE totale de la France (11 millions de km²), et contribuent ainsi très largement à en faire la deuxième ZEE au monde, après celle des États-Unis.

 

 


DGRIS - ministère des Armées

DGRIS - ministère des Armées

 


  1  

La France a par ailleurs dans l’espace Indo-Pacifique une présence militaire unique en Europe (cf. carte). Il s’agit notamment de forces destinées à garantir l’exercice de notre souveraineté sur nos territoires d’outre-mer : forces armées dans la zone sud de l’océan Indien, basées à la Réunion et à Mayotte ; forces armées en Nouvelle-Calédonie et forces armées en Polynésie française. Mais il s’agit aussi de forces de présence, projetées sur les bases prépositionnées de la France à Djibouti et aux Emirats arabes Unis. Au total, entre 7 000 et 8 000 militaires français sont présents en permanence dans la zone Indo‑Pacifique.

Cette présence militaire vise à défendre nos intérêts et nos ressortissants dans la région, mais elle est aussi tournée vers l’exercice de nos responsabilités régionales. Ainsi, la France est pleinement appliquée auprès de ses partenaires australiens et néo-zélandais dans le cadre de l’accord FRANZ, pour venir en aide aux pays affectés par des catastrophes naturelles, fréquentes dans la région.

La France est ainsi, de facto par cet ancrage, un acteur de l’Indo-Pacifique. Elle l’est également en raison des intérêts nombreux qui sont les siens dans cette région du monde. À l’instar des autres pays européens, la France a un intérêt essentiel au maintien de voies maritimes fluides entre la mer de Chine et la Manche. 17 % de ses importations viennent de la région Indo-Pacifique, 14 % de ses exportations sont dirigées vers cette zone : cela représente plus du tiers de notre commerce hors Union européenne. En outre, la France compte désormais plus de 7 000 filiales d’entreprises implantées en Asie-Océanie, et plus de 200 000 ressortissants installés dans ces pays.

La sécurité des routes maritimes et la stabilité de cette région du monde sont, dans ce contexte, une préoccupation directe pour la France. Nous l’avons vu, ces enjeux sont centraux dans le cadre des conflits de souveraineté en mer de Chine du Sud. Ceux-ci ne peuvent donc pas laisser la France indifférente. Nos intérêts pourraient se trouver directement affectés par l’évolution que connaît la situation dans cette zone.

En réalité, ils l’ont déjà été très concrètement : de nombreux pêcheurs vietnamiens (les « Blue boats »), voyant leur espace de pêche se réduire en mer de Chine du Sud en raison des pratiques agressives des garde-côtes et pêcheurs miliciens chinois, se sont reportés sur la zone économique exclusive de la Nouvelle-Calédonie, pourtant lointaine de plusieurs milliers de kilomètres, mais riche en concombres de mer, une espèce dont les Vietnamiens sont friands. Ce problème a finalement été réglé par voie de négociations diplomatiques avec le Vietnam, après une menace de sanctions de l’Union européenne. Néanmoins, cela montre que, bien que n’étant pas une puissance régionale de la mer de Chine, la France ne doit pas croire qu’elle est immunisée contre les conséquences de ce qui s’y passe.

2.   La France veut aujourd’hui se réinvestir dans cette région du monde en valorisant son statut de puissance riveraine, à responsabilités globales.

a.   Vers la formulation d’une stratégie tournée vers l’« Indo-Pacifique »

Sortie de la guerre d’Indochine, la France s’est largement retirée mais aussi désintéressée de l’Asie, pour se recentrer essentiellement sur l’Europe et le continent africain, puis le Moyen-Orient. Actant l’importance centrale de cette région du monde et l’impact potentiellement global des enjeux qu’elle abrite, notre pays cherche aujourd’hui à se réinvestir dans cet espace, dans le cadre d’une stratégie Indo-Pacifique. 

La nécessité de ce réinvestissement est apparue progressivement à partir de la fin des années 2000. Dans le Livre Blanc sécurité et défense nationale publié en 2008, la France identifiait déjà le besoin de prendre davantage en compte les dynamiques à l’œuvre en Asie dans sa stratégie nationale. Néanmoins, ce continent restait largement en dehors du champ d’investissement prioritaire de la France, décrit comme allant de l’Atlantique à l’océan Indien, « avec des extensions possibles vers l’Asie », ce qui permettrait de prendre en compte « l’importance croissante » de ce continent et d’y conduire « des actions de présence et de coopération » à partir de l’océan Indien.

Dans le Livre Blanc de 2013, le constat s’est fait plus précis, dans un contexte de « pivot » vers l’Asie-Pacifique annoncé fin 2011 par le Président américain Barack Obama : « Comme ses partenaires européens, la France n’est pas directement menacée par des conflits potentiels entre puissances asiatiques mais elle n’en est pas moins très directement concernée à de multiples titres. Membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et de la Commission d’armistice militaire du Commandement des Nations unies en Corée (UNCMAC), elle est une puissance présente dans l’océan Indien et dans le Pacifique. Elle est également l’alliée des États-Unis qui jouent un rôle central en matière de sécurité dans cette partie stratégique du monde. Ses entreprises et ses ressortissants sont en nombre croissant dans la région et sa prospérité est désormais inséparable de celle de l’Asie-Pacifique. » 

Avec ce Livre Blanc, la France avait commencé à développer une vision de son rôle dans une zone alors identifiée comme étant l’« Asie-Pacifique ». Le document stratégique publié en 2012 par la Direction des Affaires stratégiques du ministère de la Défense (actuelle DGRIS), intitulé La France et la sécurité en Asie-Pacifique, précisait que la cohérence de cette zone, aux yeux de la France, était sa forte dimension maritime : « L’Asie-Pacifique se caractérise notamment par l’importance de ses espaces maritimes et des voies de communication qui les traversent, de la mer Jaune jusqu’au golfe Arabo-Persique. Celles-ci sont vitales tant pour les nations européennes qu’asiatiques et constituent la principale veine jugulaire de la mondialisation ».

Ainsi, la France s’est acheminée vers la formulation d’une stratégie tournée vers la région Asie-Pacifique, conçue comme un tout en raison de l’importance de ses espaces maritimes. Dans les faits, elle a, au cours de ces années, amorcé une sorte de pivot vers cette région, qui s’est manifesté par la multiplication des visites de haut niveau et par la mise en place de partenariats d’armements structurants dans la région. Néanmoins, ce pivot ne s’insérait pas encore dans une stratégie clairement formulée, déclinée dans les différents domaines de l’action extérieure de l’État. On observait notamment une dichotomie assez forte entre la vision du ministère de la Défense et celle du ministère des Affaires étrangères, encore très centrée sur les enjeux de diplomatie économique.

Avec la Revue stratégique de 2017 et l’engagement personnel du Président de la République, exprimé lors du discours prononcé à la base navale australienne de Garden Island en mai 2018, la France a franchi une étape supplémentaire vers la formalisation d’une stratégie désormais conçue comme « Indo-Pacifique ». Ce nouveau concept paraît plus pertinent que celui d’Asie-Pacifique, qui semblait suggérer que le cœur de la stratégie française était la façade pacifique de l’Asie, alors que le centre de gravité de notre présence apparaît bien plus proche de l’océan Indien.

Selon les termes employés par le Président, la France assume désormais pleinement d’être « une puissance de l’Indo-Pacifique », et aspire à mettre en place un « axe Indo-Pacifique » avec les principales puissances de la région qui partagent ses valeurs et ses objectifs, à commencer par l’Australie et l’Inde. Cet axe ne sera pas tourné contre la Chine, mais permettra de parler « en partenaire égal » avec elle, de préserver « un développement qui repose sur des règles » et d’éviter une situation d’« hégémonie ».

Impulsée par le chef de l’État, cette stratégie est désormais déclinée de manière relativement intégrée par les ministères des Armées (La France et la sécurité en Indo-Pacifique) et de l’Europe et des Affaires étrangères (Stratégie française en Asie-Océanie à l’horizon 2030 : vers un espace asiatique indopacifique inclusif).

Concrètement, que recouvre cette stratégie ?

« Elle vise à renforcer la présence et l’action de la France dans la région sur les plans politique, stratégique, économique et environnemental, en consolidant notamment nos partenariats stratégiques, sans exclusion mais dans le respect de nos principes ([2])  ». Il s’agit ici de renforcer nos partenariats avec les grandes démocraties de la région, qui ont également développé une vision de cet espace Indo-Pacifique : Australie, Inde et Japon en particulier, mais aussi Corée du Sud, Indonésie, Singapour, Nouvelle-Zélande.

Quelle est la finalité de cette implication renforcée de la France ? Il s’agit de « proposer une alternative visant à promouvoir en Asie-Océanie un ordre multipolaire stable fondé sur le droit ». À cette fin, la France a vocation à jouer le rôle de « puissance médiatrice ».

La France aurait ainsi vocation à promouvoir une troisième voie, en s’affranchissant du carcan de la rivalité Chine – États-Unis. À la stratégie d’expansion de la Chine répond la stratégie d’endiguement des États-Unis. A contrario, la stratégie française n’a pas pour but d’endiguer la Chine, mais de faire respecter le droit international et la liberté de navigation et d’affirmer son rôle d’acteur important de la zone. En cela, la stratégie Indo-Pacifique de la France ne doit pas être perçue comme étant tournée contre la Chine. Au contraire, elle implique de poursuivre l’approfondissement du partenariat global avec la Chine, en l’équilibrant par un partenariat renforcé avec d’autres acteurs de la zone. Il s’agit, pour la France, de ne pas être prisonnière d’un partenariat trop exclusif avec la Chine dans cette région, et d’être en mesure de défendre fermement le respect du droit international, en s’appuyant sur ses partenaires qui partagent le même objectif.

Quel est l’intérêt pour la France de ce positionnement ? Il s’agit bien entendu de promouvoir nos intérêts économiques, stratégiques et politiques, mais aussi de valoriser notre statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, qui assume des responsabilités globales pour défendre le droit international et maintenir la paix et la sécurité internationale.

b.   Nos partenariats les plus structurants sur l’« axe Indo-Pacifique »

L’« axe Indo-Pacifique » repose sur les partenariats tissés par la France avec des pays de la région partageant nos valeurs et notre attachement pour le maintien d’un ordre international fondé sur le droit.

Au sein de cet axe, l’Australie joue désormais un rôle central. Nos armées ont une coopération de défense ancienne dans la région (exercices, coopération pour les opérations humanitaires) et dans la lutte contre le terrorisme (Afghanistan). Un dialogue politique renforcé est venu s’y ajouter à compter de 2012, consacré par la signature d’un partenariat stratégique. Celui-ci actait la clôture de notre contentieux bilatéral portant sur les essais nucléaires à Mururoa, lequel avait longtemps paralysé notre relation bilatérale. Le partenariat stratégique avec l’Australie a bénéficié d’une incarnation très forte avec le contrat remporté en 2016 par Naval Group pour la construction de 12 sous-marins nucléaires Barracuda, les mêmes que ceux en dotation dans nos armées. Ce contrat porte sur plusieurs décennies et implique une coopération renforcée à tous les niveaux. Il a été concrétisé par la signature, en février 2019, d’un accord de partenariat stratégique pour la réalisation de ces 12 sous-marins, lors de la visite de la ministre des Armées Florence Parly à Canberra. Ces développements ancrent dans la durée notre partenariat avec l’Australie, dont le dynamisme a encore été confirmé par la visite en Australie, en mai 2018, du Président Macron, la deuxième seulement d’un président français en 200 ans.

Avec l’Inde, la France a cherché à renforcer ses relations dès les années 1980, faisant le pari de son émergence économique, diplomatique et stratégique. Cela s’est concrétisé par la signature d’un partenariat stratégique en 1998. Ce partenariat, qui s’épanouit dans les domaines de la politique étrangère, de la coopération de défense et spatiale, de la coopération nucléaire civile et de la lutte contre le changement climatique, a connu un approfondissement rapide à partir de la fin des années 2000. Il a été porté par la montée en puissance de notre partenariat d’armement (sous-marins Scorpène construits en Inde par DCNS, contrat Rafale) et par la signature de nombreux accords. La visite du Président Macron en Inde, en mars 2018, a permis de souligner le caractère très prioritaire de ce partenariat aux yeux de la France.

À l’autre extrémité de l’espace Indo-Pacifique, la France cherche également à renforcer sa relation stratégique avec le Japon et la Corée du Sud. Avec le Japon, la France a un partenariat stratégique qui remonte à 1995. Celui-ci a été réactivé depuis le début des années 2010. En 2012, il a été élevé au niveau ministériel, tandis qu’était instituée, en 2014, une réunion annuelle en format « 2+2 », réunissant les ministres de la Défense et des Affaires étrangères des deux pays. 

Enfin, la stratégie française est également tournée vers l’ASEAN et ses membres, avec lesquels la France a noué des partenariats plus ou moins avancés : Indonésie (partenariat stratégique de 2011), Singapour (2012), Vietnam (2013), mais aussi Malaisie.

Notre pays cherche par ailleurs à faire reconnaître sa place au sein des forums de dialogue régionaux. Pour l’instant, la France n’est pas encore considérée comme un acteur régional suffisamment légitime pour obtenir d’adhérer à l’ADMM+, enceinte rassemblant les ministres de la Défense de l’ASEAN élargie à d’autres acteurs de la zone (États-Unis, Australie, Chine, Japon, Corée du Sud, Inde, Nouvelle-Zélande, Russie). Elle poursuit néanmoins assidûment cet objectif.

La France a par ailleurs systématisé sa présence au Shangri-La dialogue, une conférence internationale organisée conjointement, à Singapour, par le gouvernement singapourien et le think tank britannique International Institute for Strategic Studies (IISS), qui réunit chaque année des ministres, des autorités militaires et des acteurs privés liés à la défense issus de plus de 50 pays. Cette conférence est devenue l’occasion pour notre pays de promouvoir sa vision Indo‑Pacifique et de réaffirmer ses positions sur la mer de Chine du Sud.

B.   analyse de la position française : une diplomatie ferme, un engagement militaire mesuré et constant

La France est sans conteste le pays de l’Union européenne le plus engagé sur la question de la mer de Chine du Sud. Notre position, ferme, constante et prévisible, vise à affirmer notre soutien au droit international. Elle se distingue de celle des États-Unis, nettement plus dans la confrontation.

1.   Un discours politique ferme et constant

La France a une position constante sur les contentieux territoriaux et maritimes en mer de Chine du Sud, qui repose sur deux piliers. Premièrement, elle ne prend pas partie dans ces différends : elle ne se prononce donc pas sur la pertinence des revendications des uns et des autres, qu’il s’agisse des revendications de souveraineté sur les îlots, des zones maritimes auxquelles ces îlots donnent droit, ou des règles de partage de zones économiques exclusives qui se recoupent.

Cette position est d’autant plus sage qu’elle permet à la France de ne pas être attirée dans les différends, risque qu’elle encourt particulièrement en raison de son passé indochinois, qui l’avait conduite à revendiquer, dans les années 1930, sur la souveraineté des Paracels et des Spratleys (cf. I.A). Pour cette raison, le Vietnam voudrait que la France s’implique dans le débat sur l’historicité des revendications de souveraineté. La France se tient néanmoins strictement à sa position de neutralité. Les rapporteurs soutiennent cette attitude. La plupart des pays tiers impliqués dans la zone, à commencer par les États-Unis, affirment également une position de neutralité sur les différends juridiques.

Le deuxième pilier de la position française est qu’elle appelle tous les pays riverains de la mer de Chine du Sud à respecter le droit international, dans leur comportement au quotidien en mer de Chine et dans la résolution de leurs contentieux. Elle met notamment en avant la Charte des Nations Unies et la convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982. La France estime que toutes les revendications maritimes doivent nécessairement s’appuyer sur les stipulations de cette convention, et ne peuvent en aucun cas lui être incompatibles. Elle s’oppose à l’usage de mesures d’intimidation, de coercition ou à l’usage de la force, ainsi qu’à toutes mesures unilatérales visant à modifier le statu quo et susceptibles de menacer la liberté de navigation et de survol.

Il s’agit là d’une position constante de la France, qui n’a pas connu d’évolution au cours de la période récente. Néanmoins, cette position est à présent exprimée de manière plus claire et forte que par le passé. Depuis quelques années, les ministres de la Défense français, Jean-Yves Le Drian puis Florence Parly, ont saisi l’occasion de leur présence annuelle au Shangri-La dialogue pour marteler ce message, au risque d’ailleurs d’exaspérer leurs interlocuteurs chinois, qui n’apprécient guère d’être montrés du doigt.

Ainsi, par exemple, lors du Shangri-La dialogue qui s’est tenu les 2 et 3 juin 2018 : « Le deuxième défi auquel je pense est le respect au droit international maritime. Vous savez tous que certaines routes maritimes sont cruciales pour la sécurité économique de nombre de pays dans la région. En réalité, elles sont essentielles aussi pour beaucoup de pays en dehors de la région. Leur importance pour un État pris individuellement ne lui donne pas le droit de contourner le droit international maritime. La France ne prend pas partie dans les différends territoriaux dans la zone ; elle s’en tiendra à cette position. Néanmoins, nous voulons insister sur deux principes essentiels de notre ordre international basé sur le droit : les différends doivent être réglés par des moyens pacifiques et par la négociation, et non par une stratégie de fait accompli ; et la liberté de navigation doit être garantie » ([3]).

L’action diplomatique de la France dans les forums internationaux (comme le Shangri-la) se double d’une affirmation politique : dans la Revue stratégique du ministère des Armées, les travaux de poldérisation entrepris par la Chine en mer de Chine méridionale sont clairement dénoncés.

L’appel au respect du droit international est également la position défendue par d’autres pays tiers impliqués dans la zone, en particulier le Royaume-Uni, l’Australie, mais aussi les États-Unis. Pour ces derniers, cette position n’est pas dénuée d’ambiguïté, car les États-Unis n’ont jamais ratifié la convention de Montego Bay, ce que les Chinois leur rappellent fréquemment. Ils en appliquent néanmoins les stipulations.

Il convient de noter que c’est également la position officielle de l’Union européenne, bien que tous ses États membres ne fassent pas preuve du même degré d’engagement pour l’exprimer. Ainsi, la communication conjointe de la Haute Représentante Federica Mogherini et de la Commission européenne, publiée en mars 2019 au sujet des relations UE – Chine, énonce que « les revendications maritimes de la Chine en mer de Chine du Sud et son refus d’accepter le caractère contraignant de la sentence arbitrale prononcée en vertu de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer affectent l’ordre juridique international et compliquent la résolution des tensions affectant des lignes de communication maritime vitales pour l’Europe ».

2.   Les opérations de transit de la marine nationale 

a.   Les principes des transits français en mer de Chine

Si l’on excepte le Royaume-Uni, la France est le seul pays de l’Union européenne avec une présence militaire régulière dans la mer de Chine. Cette présence est facilitée par l’implantation de bases militaires françaises dans les océans Indien et Pacifique, bien que ces dernières se situent à plusieurs milliers de kilomètres de la mer de Chine. Elle répond à un dessein bien affirmé : il s’agit d’exprimer l’attachement de la France au respect du droit international aérien et maritime en mer de Chine. Le comportement des bâtiments et aéronefs français en mer de Chine reflète ainsi l’attachement de la France à l’utilisation légale, libre et sans entraves des espaces aériens et maritimes de la mer de Chine, indépendamment de la solution apportée aux différends territoriaux.

Concrètement, en moyenne entre 2 et 3 fois par an, des bâtiments de la marine nationale traversent les espaces contestés de la mer de Chine méridionale, par exemple dans le cadre des patrouilles annuelles de la mission Jeanne d’Arc ou des frégates de surveillance basées en Nouvelle-Calédonie (frégate Vendémiaire) ou à Tahiti (frégate Prairial), ou, plus occasionnellement, de frégates en provenance de France métropolitaine (frégate multi-missions La Provence, en février 2016). Ces bâtiments transitent dans les eaux internationales de l’archipel des Spratley, comme partout où le droit international les y autorise, en tant que de besoin en fonction des exigences opérationnelles.

Lors de leur passage, ces bâtiments mettent en œuvre les différentes libertés qui leur sont reconnues en vertu du droit international : ils s’entraînent, de façon autonome ou de concert avec des partenaires, ils mettent en œuvre leurs hélicoptères, et ils refusent de se soumettre aux exigences des États côtiers qui seraient contradictoires avec la convention de Montego Bay. Par exemple, ils n’accèdent pas à l’exigence chinoise de demande d’autorisation préalable pour pénétrer dans ce que cette dernière considère comme sa ZEE. Ils n’obtempèrent pas non plus aux exigences de prise de contrôle tactique chinoise formulées parfois à 90 miles nautiques des côtes de la baie de Zhanjiang, considérant que les exigences applicables à la mer territoriale ne peuvent s’y appliquer, fût-ce en vertu d’un « droit historique ».

La France cherche à garantir la liberté de manœuvre militaire, mais sans provocation. Il ne s’agit pas d’aller avec la confrontation avec la Chine.

Globalement, le comportement militaire de la France demeure respectueux du « partenariat global » entretenu avec la Chine. La Marine nationale s’engage partout là où ses besoins opérationnels le nécessitent et dans le respect du droit international, sans chercher à provoquer la Chine.

Par exemple, dans l’archipel des Spratleys, où la délimitation des eaux internationales reste floue en raison des incertitudes sur le statut des îlots, les bâtiments militaires français appliquent la règle du passage à plus de 12 milles nautiques de tout élément maritime, quel qu’il soit. Ce refus de s’engager à l’intérieur d’une ligne de 12 milles s’explique non pas par la reconnaissance de la mer territoriale de tel ou tel pays, mais par le souhait d’éviter des crispations inutiles avec les États riverains.

Cette attitude relève donc du respect du droit international combiné au souci de respecter les intérêts nationaux des autres pays – comme ceux-ci doivent respecter les intérêts français.

Enfin, la France ne médiatise pas les transits de ses bâtiments militaires en mer de Chine. La stratégie française des opérations de transit se distingue par sa fermeté (y compris face aux intimidations chinoises) et sa prévisibilité pour tous, ce qui est apprécié des États riverains. Au fil des années, la France a bien gagné le respect de la Chine du fait de sa constance, mais aussi de sa discrétion.

TRANSITS DES BÂTIMENTS DE LA MARINE NATIONALE EN MER DE CHINE DU SUD

Source : DGRIS - ministère des Armées

Globalement, les transits des navires français s’apparentent aux actions conduites ponctuellement par d’autres pays impliqués dans la zone, comme l’Australie ou le Japon. Ces derniers traversent les Spratleys et poursuivent leur route, en évitant de provoquer la Chine.

Sur la période récente, ces opérations françaises n’ont provoqué que des réactions relativement atténuées de la part des Chinois. Les bâtiments de la marine nationale sont systématiquement escortés par des bâtiments chinois lorsqu’ils traversent les eaux contestées, mais cela ne donne lieu à aucun incident. Aux rapporteurs, le représentant du ministère des Affaires étrangères chinois a tout de même indiqué ne pas comprendre pourquoi la France « fait tout ce tapage » autour de ses transits en mer de Chine. Il a expliqué que la Chine n’avait pas de problème avec l’exercice par la France de la liberté de la navigation, mais simplement avec le fait qu’elle présente ses opérations comme telles, suggérant que cette liberté n’est pas effective.

b.   Les FONOPS américaines : une philosophie différente

En revanche, les transits des navires des bâtiments français se distinguent en tous points des patrouilles organisées en mer de Chine par les États-Unis. Ces derniers disent également le faire au nom du respect du droit international, mais il y a, derrière cette affirmation, une indéniable confrontation de puissance avec la Chine, qui fait que ces opérations sont d’une nature très différente des transits conduits par la France.

Depuis plusieurs décennies, les Américains conduisent des « opérations de liberté de la navigation » (Freedom of navigation operationsFONOPS) dans différents endroits du globe où ils estiment que des États ont des revendications maritimes excessives. Depuis 2015, les États-Unis ont mis en place des FONOPS en mer de Chine, autour des îles artificielles construites par les différents protagonistes ; ces opérations ne visant pas un pays en particulier, même si, dans les faits, les installations chinoises sont souvent concernées.

Concrètement, chaque FONOP vise à défendre un point précis du droit international. Par exemple, les bâtiments américains entrent dans les 12 milles nautiques autour d’éléments maritimes considérés comme ne donnant pas droit à une mer territoriale en vertu du droit international. Ils y restent parfois des heures, et y conduisent des manœuvres militaires.

Ces opérations sont conduites indifféremment dans les Spratleys et les Paracels, et déclenchent des réactions très fortes des Chinois, qui envoient des avions et des bâtiments de guerre pour essayer de contraindre les Américains à quitter les lieux. A priori, chaque partie calibre minutieusement son comportement, de façon à prévenir les risques d’escalade militaire, mais parfois la situation peut être périlleuse. Par exemple, au septembre 2018, un destroyer chinois s’est approché dangereusement près (40 mètres environ) du destroyer américain Decatur, qui conduisait une FONOP dans les 12 miles nautiques des récifs Johnson et Gaven, dans les Spratleys. La manœuvre conduite par les Chinois a été unanimement considérée comme dangereuse, et comme le type de comportement pouvant entraîner une escalade militaire.

Les FONOPS américaines font souvent l’objet d’une forte médiatisation, sous forme de fuites quasi instantanées dans la presse, lesquelles sont généralement suivies par de fortes protestations chinoises. Au cours des derniers mois, les Américains ont augmenté la fréquence de leurs FONOPS, jusqu’à en conduire quasiment une par mois.

c.   Les opérations britanniques

Le Royaume-Uni tend à renforcer son implication en Asie dans le cadre du projet Global Britain formulé par la Première Ministre Teresa May et le Foreign Office, destiné à accroître l’influence et le rayonnement du Royaume-Uni à travers le monde dans un contexte post-Brexit. La mer de Chine du Sud est un champ d’investissement prioritaire pour le pays, qui dispose déjà de partenariats dans la zone, en particulier avec les pays du Five powers defence arrangements (Australie, Nouvelle-Zélande, Malaisie, Singapour). Le Royaume-Uni a aussi gardé des liens avec Brunei, qui fait partie du Commonwealth, et où l’on trouve les seules troupes britanniques stationnées à l’est de Suez.

Dans le cadre de son réinvestissement dans cette région, le Royaume-Uni a annoncé qu’il comptait ouvrir une nouvelle base militaire, qui pourrait être localisée à Singapour ou à Brunei. Il a également fait savoir, par la voix de son ministre de la Défense, que l’un des nouveaux porte-avions britanniques (HMS Queen Elizabeth et HMS Princes of Wales) serait déployé dans le Pacifique.

D’ores et déjà, la Royal Navy envoie des bâtiments militaires en mer de Chine. Cette présence semble monter en puissance. Depuis 2018, 5 bâtiments britanniques ont transité dans la région. L’un de ces transits, considéré comme provocateur par Pékin, a donné lieu en septembre 2018 à une réaction très forte des Chinois, qui ont envoyé une frégate et deux hélicoptères pour enjoindre le HMS Albion à quitter immédiatement la zone. À cette occasion, le navire s’était approché à la limite des 12 milles nautiques des Paracels, ce qui semble se rapprocher de la philosophie des FONOPS américaines.

3.   Le soutien à l’autonomie stratégique des pays de l’ASEAN

Le troisième volet de la politique française en mer de Chine du Sud consiste à apporter un soutien aux pays de l’ASEAN, dans le but d’accroître leur autonomie stratégique et ainsi de limiter l’hégémonie chinoise.

Cette coopération a plusieurs axes principaux. Premièrement, la montée en puissance de partenariats stratégiques autour de l’achat d’armements français, dans un contexte où plusieurs pays de l’ASEAN ont cherché à renouveler leurs capacités de défense. Il s’agit là de partenariats véritablement structurants, la politique française en la matière se caractérisant par la coopération industrielle, les transferts de technologies et de savoir-faire et l’accompagnement des partenaires sur la durée, notamment pour la formation et le soutien logistique.

La coopération opérationnelle avec les pays riverains est un deuxième axe de l’implication française, via les escales de la marine nationale, voire de l’armée de l’air. À cet égard, à l’été 2018 a été conduite la mission PEGASE (Projection d’un dispositif aérien d’EnverGure en Asie du Sud-Est), « pour entretenir la connaissance de cette zone d’intérêt stratégique et contribuer au développement de la coopération militaire de la France avec ses partenaires, tout en affirmant la présence régulière de la France dans cette région du monde » ([4]).

Parmi les pays de l’ASEAN riverains de la mer de Chine du Sud, la France dispose de deux partenaires principaux, la Malaisie et le Vietnam. Avec la Malaisie, la France a institué un dialogue politique de haut niveau et établi une coopération d’armement très poussée, dans un contexte où la Malaisie cherchait à renouveler ses capacités de défense. Ainsi DCNS a constitué ex nihilo, à compter de 2008, la force sous-marine malaise, avec la vente de sous-marins Scorpène ; ce contrat, qui impliquait une production locale et des transferts de technologie, a nécessité un accompagnement politique intensif. DCNS a également remporté un contrat pour la livraison de corvettes, en partenariat avec un industriel malais. Par ailleurs, la Malaisie a été le premier succès à l’export pour l’avion de transport A400M d’Airbus, qui équipe également les forces françaises.

Ce partenariat d’armement très actif induit des échanges politiques et militaires rapprochés, bien que la France n’ait toujours pas conclu, avec la Malaisie, de partenariat stratégique. La France est donc un partenaire important pour la Malaisie, dans son effort de diversification face à l’omniprésence chinoise.

Avec le Vietnam, la France a noué un partenariat stratégique en 2013. Celui-ci a depuis progressé de manière inégale. Le dialogue politique tend à s’intensifier. La signature en 2019 d’un accord de sécurité bilatérale régissant les échanges de renseignements devrait permettre de progresser encore sur la qualité de ces échanges. En outre, l’année 2018 a été marquée par une escale du groupe Jeanne d’Arc, en mission en mer de Chine, au Vietnam, ainsi que par la mission PEGASE, qui a vu 3 Rafale et 1 A400M se déployer au Vietnam pour la première mission de l’armée de l’air dans le pays depuis 1954.

Cette relation politique de bonne qualité est néanmoins freinée par un partenariat d’armement qui peine à trouver des perspectives, dans un contexte où le Vietnam a, dans ce domaine, une relation quasi exclusive avec la Russie. Des perspectives intéressantes de coopération ont pourtant été identifiées dans les domaines de la coopération maritime et de l’observation spatiale, lesquels pourraient avoir une utilité immédiate pour le Vietnam sur les enjeux relatifs à la mer de Chine du Sud.

Le parent pauvre de la diplomatie française chez les pays riverains de la mer de Chine semble bien être les Philippines. Cette situation avait un peu évolué au cours du précédent quinquennat. Le Président Hollande avait été le premier président français se rendre aux Philippines ; cette visite avait permis de nouer des relations en matière économique et militaire, notamment. Néanmoins, l’élan semble être un peu retombé avec l’arrivée au pouvoir du président Dutertre, l’évolution du pays correspondant moins aux partenariats recherchés par la France dans cette zone.

La France a par ailleurs des partenariats très fructueux avec des pays de l’ASEAN non riverains de la mer de Chine, en particulier Singapour, l’Indonésie et, dans une moindre mesure, la Thaïlande. Ces partenariats sont également importants en termes d’influence, pour équilibrer la position globale de l’institution, très marquée par sa dépendance économique à l’égard de la Chine.

 


  1  

III.   Recommandations pour une politique française volontariste en mer de Chine du Sud

L’examen de la politique française en mer de Chine du Sud au regard des enjeux pour notre pays, en tant qu’acteur de la zone et puissance à responsabilités globales, révèle que la France tient son rang en mer de Chine.

Néanmoins, il apparaît que notre position pourrait être encore renforcée par quelques évolutions ciblées. Il ne s’agit pas de remettre en cause la philosophie et les grands principes de notre engagement, qui paraissent adaptés au rôle de puissance médiatrice que la France souhaite jouer dans la région.

Il s’agit plutôt de chercher à mieux atteindre les objectifs qui sont les nôtres, les principaux étant la défense d’un ordre international basé sur le droit et la promotion d’un espace Indo-Pacifique multipolaire et stable, où la France aurait toute sa place. Force est de constater qu’à l’heure actuelle, ces objectifs ne peuvent pas être considérés comme atteints.

Toute évolution de la position française doit être attentivement examinée au regard de ces objectifs, avec, à l’esprit, la double contrainte de bien évaluer les messages que nous envoyons à la Chine et de composer avec une capacité budgétaire et militaire forcément limitée.

A.   Mieux étayer notre positionnement sur le plan juridique

La France a une position constante sur la mer de Chine, qui est qu’elle défend l’application stricte du droit international sans prendre parti dans les litiges. Cette position est appréciée par nos partenaires, qu’il s’agisse des pays membres de l’ASEAN ou de nos partenaires dans la région, comme l’Australie, le Japon et la Nouvelle-Zélande. Elle est attendue de notre pays, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU.

Néanmoins, lors de leurs auditions et déplacements, les rapporteurs ont constaté à plusieurs reprises une certaine frustration quant à l’argumentaire utilisé par la France pour défendre le droit international. En effet, ce dernier est jugé trop elliptique, insuffisamment précis. Bien souvent, nos partenaires aimeraient que la France déroule plus en détail son interprétation du droit international maritime en mer de Chine. Ce point de vue a notamment été exprimé par les représentants australiens, néo-zélandais et vietnamiens rencontrés par les rapporteurs.

Cela impliquerait, par exemple, d’expertiser ouvertement la revendication de la ligne en 9 traits au regard du droit international maritime. Cela n’obligerait pas la France à prendre parti dans les différends territoriaux sur la souveraineté des îles, mais simplement à dire explicitement quels types de comportements et de revendications sont incontestablement contraires au droit international, et notamment à la convention de Montego Bay.

En effet, en l’état actuel des choses, la Chine profite du manque de définition juridique en mer de Chine du Sud. Elle n’a pas encore vraiment été forcée à préciser quels types de revendications justifient le tracé de la ligne en 9 traits. Elle profite de ce flou pour dérouler son propre argumentaire historico-juridique sur l’existence d’un droit historique sur l’ensemble de l’espace de la mer de Chine, sans avoir vraiment à assumer l’illégalité de certaines de ces revendications. La situation lui est d’autant plus favorable que les autres riverains de la mer de Chine n’ont pas les mêmes capacités d’investigation qu’elle, qui mobilise son appareil diplomatique et universitaire pour étayer sa position.

La France devrait donc expliquer, de manière plus détaillée, quels points précis du droit international maritime elle entend défendre en mer de Chine du Sud. Elle devrait répondre plus systématiquement aux protestations de la Chine, comme après le discours de la ministre des Armées au Shangri-La dialogue de 2018, en expliquant précisément sa position sur le plan juridique. Ces réponses devraient être rédigées par écrit et argumentées, afin d’obliger la Chine à exposer ses propres arguments et à ancrer clairement ses revendications et argumentaires.

Ce renforcement de notre position juridique permettrait d’augmenter notre capital stratégique auprès de nos partenaires de l’ASEAN et, plus largement, de la région, qui attendent de nous que nous soyons clairs sur la question.

Recommandation n° 1 : La France devrait rédiger des argumentaires juridiques précis et détaillés à l’appui de sa position sur la situation en mer de Chine, destinés à répondre de manière systématique à la Chine et à la forcer à étayer ses propres revendications.

Dans le même esprit, les autorités françaises auraient pu décider d’apporter un soutien franc à l’arbitrage rendu en 2016 par le Tribunal arbitral de La Haye dans le cadre du différend sino-philippin. Les rapporteurs estiment que, porté de manière adéquate par des pays influents, ce type de jugement pourrait constituer une bonne base pour le règlement des différends juridiques en mer de Chine. Les rapporteurs estiment donc qu’à l’avenir, la France devra réagir de manière plus claire si un autre arbitrage venait à être rendu.

Enfin, pour tenir la place qu’on attend d’elle dans la défense du droit international en mer de Chine, la France devrait chercher à développer sa recherche académique sur les enjeux relatifs à la mer de Chine du sud. Il s’agirait de disposer d’un vivier plus important d’experts et de juristes, susceptibles d’étayer le positionnement juridique de la France, d’améliorer la compréhension du problème en France et en Europe et de promouvoir l’argumentation française dans les différents forums, colloques, symposiums internationaux où ces questions sont évoquées. Le Vietnam en particulier a exprimé son souhait de développer les échanges avec les think tanks français sur cette question, lesquels sont pour le moment limités par la faible disponibilité des experts français, en réalité peu nombreux. Ce réinvestissement du champ de la recherche académique permettrait d’équilibrer une stratégie d’influence chinoise déterminée dans ce domaine.

B.   Faire de l’indo-pacifique un enjeu central de notre politique etrangère et de la mer de Chine une priorité pour cette stratégie

1.   Accroître la centralité et la visibilité de notre stratégie Indo-Pacifique et chercher à lui donner une dimension européenne

Amorcé au début des années 2010, le pivot asiatique de la France semble avoir trouvé une réelle maturité dans la stratégie Indo-Pacifique portée par le Président de la République. Dans le contexte que nous connaissons, cette stratégie semble pleinement pertinente, et les partenariats structurants qui en forment l’ossature, notamment avec l’Australie et l’Inde, paraissent prometteurs, et nous sont enviés par d’autres, à commencer par le Royaume-Uni, qui cherche aujourd’hui à se réinvestir dans cette région.

Mais l’ambition de cette stratégie est grande, pour des moyens diplomatiques et militaires limités, et encore fortement accaparés par les crises au Sahel et au Moyen-Orient. Dans ce contexte, la stratégie Indo-Pacifique de la France peine à trouver un point d’ancrage, une incarnation forte qui permettrait de concrétiser le réinvestissement de la France dans cette vaste région.

Les rapporteurs estiment que la politique française en mer de Chine pourrait précisément être l’angle d’attaque qui permettrait à la France de concrétiser cette stratégie Indo-Pacifique. En effet, la mer de Chine est un concentré de tous les enjeux et défis qui affectent plus largement la planète, enjeux économiques et commerciaux, enjeux sécuritaires et militaires, enjeux environnementaux.

Recommandation n° 2 : La France devrait faire de sa politique en mer de Chine du Sud un point d’ancrage pour concrétiser sa stratégie Indo-Pacifique.

En conséquence, les rapporteurs pensent que la France doit faire de son implication dans l’Indo-Pacifique un élément central de sa politique étrangère. À cet égard, les rapporteurs se réjouissent de la décision qui a été prise de déployer le porte-avions Charles de Gaulle en Asie. Ce bâtiment a en effet, au‑delà de ses capacités militaires exceptionnelles, une puissance diplomatique réelle, qui permettra de montrer avec force l’implication de la France dans la région. Il paraît particulièrement opportun que le Charles de Gaulle fasse escale à Singapour lors du Shangri-La dialogue, car c’est fréquemment un endroit privilégié pour l’expression de la vision française sur les problématiques régionales, à commencer par la mer de Chine.

La France devrait par ailleurs rechercher une convergence européenne sur les questions relatives à l’Indo-Pacifique et à la mer de Chine du Sud. À l’heure actuelle, l’Europe et ses États membres sont perçus par la Chine comme des pantins des États-Unis. Cette position a d’ailleurs été régulièrement exprimée aux rapporteurs lors de leur visite en Chine. Il semble essentiel que cette dernière, mais aussi que les pays de l’ASEAN comprennent que l’Europe a des intérêts et des positionnements propres.

Pour cela, la France doit faire preuve de leadership pour développer une vision Indo-Pacifique concertée au sein de l’Union européenne. Ce n’est pas chose facile, car les Européens sont très divisés sur l’attitude à tenir face à la Chine, beaucoup d’États membres étant très vulnérables à la politique de sanctions et de cadeaux économiques mis en œuvre par la Chine, précisément dans le dessein de diviser les Européens. La mise en place du groupe « 16+1 », rassemblant la Chine et 16 pays d’Europe centrale et orientale, relève de cette stratégie ; il s’agit, de ce point de vue, d’un sujet important de préoccupations pour l’Europe. 

Néanmoins, le contexte est plutôt favorable au sein des institutions européennes. La communication conjointe publiée par la Haute-Représentante Federica Mogherini et la Commission européenne en mars 2019 sur les relations Union européenneChine énonce, à cet égard, un constat réaliste et sans concession, qui rejoint en de nombreux points la vision française. 

Les rapporteurs estiment que, pour commencer, la France devrait chercher à systématiser la publication de communiqués conjoints sur la situation en mer de Chine en format E3 (France – Royaume-Uni – Allemagne), à l’image du format adopté au sujet de l’Iran. Elle devrait par ailleurs pousser les institutions européennes à prendre plus souvent et plus clairement position sur cette question.

Recommandation n° 3 : La France devrait faire preuve de leadership pour développer une vision Indo-Pacifique concertée au sein de l’Union européenne et favoriser des prises de position conjointes des États membres sur la situation en mer de Chine du Sud.

2.   Faire de notre partenariat avec la Chine sur les enjeux environnementaux un élément porteur de notre implication dans la région

Les rapporteurs jugent essentiel que la stratégie Indo-Pacifique de la France ne soit pas perçue comme étant principalement tournée contre la Chine, mais qu’il y ait, dans le cadre de cette stratégie, de l’espace pour l’épanouissement d’un partenariat fructueux et équilibré avec la Chine. Les rapporteurs pensent que les enjeux environnementaux – critiques en mer de Chine – pourraient fournir un point d’ancrage pour ce partenariat « positif », indépendamment de la question des litiges territoriaux et maritimes.

En effet, les questions environnementales sont un champ privilégié de la coopération sino-européenne, dans le contexte du désintérêt américain, et alors que la Chine est confrontée à une crise environnementale qui pourrait, à terme, menacer ses progrès économiques. Pékin a déjà commencé à mettre en œuvre l’un des programmes de politique environnementale les plus ambitieux du monde, devenant un leader mondial dans le domaine des énergies renouvelables telles que l’énergie solaire, éolienne ou hydroélectrique. La Chine considère donc désormais la croissance durable comme une réelle priorité, d’autant que le dossier climatique permet de confronter son image de puissance responsable sur la scène internationale. Le potentiel de collaboration avec l'Union européenne et avec les entreprises européennes est considérable dans ce domaine. Un grand partenariat Union européenne-ASEAN/Chine sur les questions environnementales pourrait ainsi devenir un axe essentiel du réinvestissement français et européen dans cette région du monde.

Dans ce cadre, la France, en tant que tête de pont de l’Union européenne dans cette zone, pourrait encourager le développement de coopérations concrètes en matière de gestion commune des eaux en mer de Chine méridionale. Elles pourraient porter sur la protection de l’environnement marin, la recherche scientifique, la préservation de l’écosystème halieutique, autant de domaines dans lesquels la France dispose d’une réelle expertise, et où il serait possible d’avancer sans préjudice des revendications des pays riverains.

Recommandation n° 4 : La France devrait, en tant que nation cadre pour l’Union européenne, encourager le développement de coopérations concrètes en matière de gestion commune des eaux en mer de Chine du Sud, en veillant à agréger la Chine.

C.   Approfondir la coopération stratégique avec les pays de l’ASEAN

Des différents entretiens conduits par les rapporteurs, il est ressorti une demande forte des pays de l’ASEAN pour le développement de partenariats avec des pays extérieurs à la zone, afin d’éviter une dépendance trop forte au géant chinois. Le développement de ces partenariats est l’un des axes stratégiques dans le cadre de la politique de la France en mer de Chine. Néanmoins, cet objectif butte souvent sur des moyens contraints.

Dans le cadre de la baisse salariale des réseaux à l’étranger de l’État, le réseau diplomatique français dans les pays de l’ASEAN ne sera pas spécialement épargné. Au contraire, au Vietnam, il se voit assigner un objectif de baisse de 13 % de sa masse salariale d’ici 2022, au-dessus de la moyenne fixée à 10 %.

Il est pourtant essentiel d’apporter un appui substantiel aux pays de l’ASEAN. Cette institution se trouve globalement dans une situation de forte dépendance vis-à-vis de la Chine, ce qui réduit peu à peu sa marge de manœuvre, alors que toutes les décisions s’y prennent par consensus. Les Vietnamiens ont lancé un appel très clair aux rapporteurs en ce sens. Lors de leur présidence de l’ASEAN, en 2020, ils veulent chercher à maintenir le sujet de la mer de Chine du Sud à l’ordre du jour, alors que la Chine veut au contraire en minimiser l’importance. Mais « sans soutien extérieur, l’ASEAN sera minée », selon les termes d’une interlocutrice à l’Académie diplomatique du Vietnam, le think tank du ministère des Affaires étrangères vietnamien. Une ASEAN faible et inexistante sur le plan politique serait sans aucun doute contraire aux intérêts et objectifs de la France dans le cadre de sa stratégie Indo-Pacifique.

Notre pays devrait donc fournir un effort supplémentaire pour renforcer l’autonomie stratégique des pays de l’ASEAN, notamment le Vietnam. Elle pourrait notamment développer davantage ses coopérations dans le domaine de la sécurité maritime, ce qui répondrait à un besoin direct en mer de Chine, et correspond en outre à un secteur où les entreprises françaises sont bien représentées. Paris a d’ailleurs déjà signé un accord en matière d’hydrographie, d’océanographie et de cartographie marine avec Hanoi.

La France doit par ailleurs continuer à chercher à renforcer son influence auprès de l’ASEAN en tant qu’organisation. Elle doit poursuivre ses efforts pour adhérer à l’ADMM+ et envisager l’accréditation d’un ambassadeur dédié auprès de l’ASEAN.

Recommandation n° 5 : La France devrait fournir un effort supplémentaire pour renforcer l’autonomie stratégique des pays de l’ASEAN et accroître son influence et sa présence auprès de cette organisation.

D.   « EUROPÉANISER » notre engagement militaire en mer de Chine pour le renforcer

L’implication militaire de la France en mer de Chine du sud, via les transits inoffensifs de la marine nationale et, occasionnellement, les patrouilles de l’armée de l’air, semble se situer dans le juste milieu. Elle convient aux pays riverains de l’ASEAN, lesquels redoutent toute provocation à l’égard de la Chine, qui lui donnerait des arguments pour renforcer la militarisation et freiner les négociations. Elle convient également à peu près aux Chinois, même si elle les agace, car les opérations françaises sont discrètes et respectueuses des « points sensibles » de la Chine.

Néanmoins, notre implication militaire est-elle suffisamment efficace au regard de nos objectifs ? À l’heure actuelle, force est de constater que la Chine poursuit la militarisation des îlots qu’elle occupe, dans un objectif de contrôle administratif de la mer de Chine. Dans cette optique, rien n’interdit de penser qu’elle pourrait prendre le risque d’une escalade, en particulier si elle sentait son infériorité stratégique se réduire vis-à-vis des États-Unis. Elle pourrait par exemple déclarer une zone d’identification aérienne, remblayer de nouveaux îlots ou encore provoquer des incidents avec des marines étrangères.

Dans ce contexte, l’implication française serait-elle suffisante pour accroître substantiellement le coût pour la Chine de nouvelles entorses au droit international ? D’un autre côté, si la France renforçait son implication, ne serait-ce pas considéré comme une provocation par la Chine, qui pourrait choisir de « punir » la France en affectant nos intérêts économiques ? Cette position serait-elle donc soutenable à moyen terme ?

Pour sortir de ce dilemme, en renforçant la portée de l’implication militaire française en mer de Chine tout en nous prémunissant contre des coûts politiques et économiques excessifs, une solution serait de « multilatéraliser » et d’ « européaniser » nos interventions en mer de Chine. L’idéal serait évidemment de leur donner une dimension européenne, sans rechercher pour autant à en faire une opération de l’Union européenne, laquelle serait impossible à mettre en œuvre en pratique, d’autant que rares sont les États membres qui disposent d’une marine capable de se projeter à cette échelle.

Cette recommandation avait au demeurant déjà été formulée par Jean-Yves le Drian, alors ministre de la Défense, au Shangri-la Dialogue de 2016 : « C’est la raison pour laquelle, par exemple, la situation en mer de Chine concerne directement l’Union européenne – et pas seulement à cause de l’intérêt de nos économies à ce que la liberté de circulation maritime soit respectée. Dès lors, pourquoi ne pas envisager que les marines européennes se coordonnent de manière à assurer une présence aussi régulière et visible que possible dans les espaces maritimes en Asie ? »

Les rapporteurs recommandent tout d’abord de construire une coopération avec l’Allemagne, de plus en plus éveillée à ces enjeux, et qui partage la vision de la France sur l’attitude chinoise et le respect du droit international. Les rapporteurs ont eu à ce sujet des échanges très fructueux avec la représentation allemande à Pékin, mais aussi avec le Bundestag et la chancellerie à Berlin. Globalement, l’Allemagne, traditionnellement proche de la Chine, a pris conscience des risques que pouvait présenter l’attitude chinoise, ce qui correspond à un réel tournant dans sa vision stratégique.

Sur le plan politique, l’Allemagne est très ouverte à une plus grande implication sur la question de la mer de Chine du Sud. Néanmoins, contrairement à la France, elle ne dispose pas de moyens militaires dans la région. En l’état actuel des choses, la marine allemande a des difficultés à se projeter. Cependant, l’hypothèse de consacrer, à terme, un bâtiment militaire à des opérations conjointes avec la France en mer de Chine a rallié le soutien des interlocuteurs de la mission. L’aspect capacitaire est ici limitant pour l’Allemagne.

Dans l’attente de bâtiments disponibles, il serait à tout le moins souhaitable de systématiser l’embarquement de personnels allemands ou d’autres nationalités à bord des navires français transitant en mer de Chine. Cette expérience a d’ores et déjà été mise en œuvre entre 2016 et 2018, dans le cadre de la mission Jeanne d’Arc, plutôt avec les Britanniques : à deux reprises, deux hélicoptères et une soixantaine de marins britanniques ont été embarqués sur le BPC français. La mission a également embarqué des observateurs européens (militaires, réservistes et universitaires) pour leur montrer ce qui se passe en mer de Chine et quelle est la position des navires français.

Une stratégie militaire multilatérale pourrait aussi reposer sur une coopération trilatérale Royaume-Uni – France – Allemagne, les deux premiers ayant des moyens militaires susceptibles d’être projetés en mer de Chine. Cette stratégie aurait le mérite d’offrir un champ de coopération d’intérêt commun dans le cadre du Brexit, dans un contexte où le Royaume-Uni a marqué son intention de se réinvestir dans la région (la diminution de la présence britannique dans le Golfe persique pourrait ainsi se faire au profit de l’Asie).

Pour l’heure, France et Royaume-Uni (et États-Unis) se concertent sur le calendrier de leurs déploiements et des hélicoptères britanniques ont déjà été embarqués sur le BPC français dans le cadre de la mission Jeanne d’Arc (cf. supra). Il serait souhaitable d’aller un cran plus loin avec le Royaume-Uni, par exemple en planifiant ensemble les déploiements de chacun et en nous accordant sur les principes de ces opérations. Les Britanniques plaident pour un partage d’efforts davantage qu’une unification des efforts : un travail collectif permettrait d’assurer le maintien d’une présence européenne à tout moment dans la zone.

Nous pourrions aussi envisager d’impliquer plus directement certains autres plus petits partenaires européens qui ont des positions assez proches des nôtres sur la mer de Chine et ont manifesté un intérêt pour la politique française. On peut par exemple penser aux Pays-Bas ou au Danemark, dont l’implication donnerait une dimension réellement européenne à ces opérations.

Une autre option serait d’impliquer un pays d’Europe centrale et orientale (PECO), alors que ces derniers sont traditionnellement très réticents à s’opposer à la Chine, en raison de liens économiques très forts. À cet égard, l’option d’un partenariat avec la Pologne, devenue nettement plus réticente à l’égard de la Chine, pourrait être explorée. Une opération conjointe avec un PECO aurait indéniablement une portée symbolique assez forte, démentant ainsi la division de l’Europe entre Est et Ouest face à la Chine.

Les opérations en mer de Chine conduites en coopération européenne devraient faire l’objet d’une communication conjointe et systématique des différents pays, afin de leur donner plus de poids et de visibilité.

À l’inverse, les rapporteurs recommandent certes de continuer à coordonner nos actions avec la marine américaine, mais sans toutefois modifier la nature de notre coopération avec ce pays. En effet, conserver un espace d’autonomie stratégique est dans l’intérêt de la France : nous partageons les mêmes objectifs que les États-Unis, mais il est important de maintenir notre position différenciée. À défaut, nous perdrions notre crédibilité aux yeux de la Chine, mais aussi des pays de l’ASEAN.

Recommandation n° 6 : La France devrait chercher à multilatéraliser davantage sa présence en mer de Chine, en commençant par travailler avec l’Allemagne, voire de manière trilatérale, avec l’Allemagne et le Royaume-Uni, et en cherchant à agréger d’autres pays, notamment d’Europe centrale et orientale.

À n’en pas douter, cette multilatéralisation de la stratégie française en mer de Chine serait mal perçue par la Chine, qui ne craint rien tant que d’être confrontée à un front uni de pays. Ce serait, en quelque sorte, une gradation dans notre politique vis-à-vis de la Chine. Néanmoins, les coûts potentiels de cette gradation seraient probablement réduits par la dimension multilatérale du projet, qui réduirait les leviers chinois de sanctions, bien plus considérables en bilatéral. Par ailleurs, cette stratégie permettrait d’affirmer un soutien collectif, donc beaucoup plus puissant, de l’Europe, via certains de ses membres, au maintien d’un système international basé sur le droit. Dans un contexte où la Chine cherche à préserver ses relations avec l’Europe du fait de son face-à-face complexe avec les États-Unis, cette prise de position européenne ne serait sans doute pas dénuée d’effets. Elle situerait en outre l’Europe comme un acteur crédible et audible dans la zone, notamment vis-à-vis des pays de l’ASEAN.

 


  1  

synthèse des recommandations des rapporteurs

 

 

Recommandation n° 1 : La France devrait rédiger des argumentaires juridiques précis et détaillés à l’appui de sa position sur la situation en mer de Chine, destinés à répondre de manière systématique à la Chine et à la forcer à étayer ses propres revendications.

Recommandation n° 2 : La France devrait faire de sa politique en mer de Chine du Sud un point d’ancrage pour concrétiser sa stratégie Indo-Pacifique.

Recommandation n° 3 : La France devrait faire preuve de leadership pour développer une vision Indo-Pacifique concertée au sein de l’Union européenne et favoriser des prises de position conjointes des États membres sur la situation en mer de Chine du Sud.

Recommandation n° 4 : La France devrait, en tant que nation cadre pour l’Union européenne, encourager le développement de coopérations concrètes en matière de gestion commune des eaux en mer de Chine du Sud, en veillant à agréger la Chine.

Recommandation n° 5 : La France devrait fournir un effort supplémentaire pour renforcer l’autonomie stratégique des pays de l’ASEAN et accroître son influence et sa présence auprès de cette organisation.

Recommandation n° 6 : La France devrait chercher à multilatéraliser davantage sa présence en mer de Chine, en commençant par travailler avec l’Allemagne, voire de manière trilatérale, avec l’Allemagne et le Royaume-Uni, et en cherchant à agréger d’autres pays, notamment d’Europe centrale et orientale.


  1  

   EXAMEN EN COMMISSION

Au cours de sa seconde séance du mercredi 10 avril 2019, la commission examine le présent rapport d’information.

L’enregistrement de cette séance est accessible sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale à l’adresse suivante :

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.7529239_5cadfbf518343.commission-des-affaires-etrangeres--enjeux-strategiques-en-mer-de-chine--10-avril-2019 

Au terme du débat, la commission autorise la publication du rapport d’information.

 


—  1  —

   LISTE DES PERSONNES ENTENDUES PAR LES CO-RAPPORTEURS

 M. le Colonel Michel Poledri, chef du département Asie Amérique latine et Océanie et Mme Mariam Pontoni, chargée de mission Chine, à la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des Armées ;

 M. Thierry Mathou, directeur d’Asie et d’Océanie au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, Mme Christile Drulhe, sous-directrice d’Extrême-Orient, Mme Agnès Humruzian, sous-directrice d’Asie du sud-est et M. Didier Ortolland, sous-directeur du droit de la mer, du droit fluvial et des pôles ;

 Son Excellence M. Nguyen Thiep, ambassadeur du Vietnam en France, M. Nguyen Manh Thang, ministre conseiller, Mme Nguyen Thi Van Anh, conseillère, cheffe de la chancellerie politique et M. Vu Doan Ket, premier secrétaire de la chancellerie politique ;

 Son Excellence Mme Maria Theresa Pareno Lazaro, ambassadrice des Philippines en France et Mme Aileen S. Mendiola-Rau, ministre ;

 Son Excellence Dr. Azfar Mohamad Mustafar, ambassadeur de Malaisie en France et Mme Farisha Salman, conseillère ;

 Contre-amiral Nicolas Vaujour, sous-chef d’état-major « opérations aéronavales » à l’État-major de la marine, capitaine de frégate Jérôme Chardon, capitaine de vaisseau Antoine Vibert ;

 Mme Alice Ekman, responsable des activités Chine au Centre Asie de l'Institut français des relations internationales (IFRI) ;

 M. Mathieu Duchâtel, directeur du programme Asie de l’Institut Montaigne ;

 Son Excellence M. François Chih-Chung Wu, représentant de Taïwan en France, M. Wen-Jiaan Ku, représentant adjoint de Taïwan en France, M. Chia-Liang Yen, conseiller, chef des relations parlementaires et M. Antoine Jui-An Cheng, secrétaire, chargé des relations parlementaires ;

 M. Matthew Lodge, ministre plénipotentiaire de l’ambassade du Royaume-Uni en France et M. Keri Harris, attaché naval ;

 M. Brendan Rivage-Seul, conseiller affaires stratégiques et Asie à l’ambassade des États-Unis en France, M. Chris Lepore, attaché naval adjoint et M. Tomas Mimra, analyste affaires politiques et stratégiques ;

 M. Michael Fullilove, directeur exécutif du Lowy Institute ;

 M. Kazuhiko Nakamura, ministre en charge des affaires politiques à l’ambassade du Japon en France et M. Ibuki Ohnishi, deuxième secrétaire ;

 Son Excellence Mme Datin Paduka Malai Halimah Yussof, ambassadrice de Brunei en France.

Déplacement du 20 au 26 février 2019 en Chine (Pékin) et au Vietnam (Hanoï)

Personnes rencontrées à Pékin

 Son Excellence M. Jean-Maurice Ripert, ambassadeur de France en Chine, M. Thierry Berthelot, ministre-conseiller, M. Guillaume Josso, conseiller politique, colonel Philippe Deponcelle, attaché de défense ;

 Mme FU Ying, vice-présidente de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée Nationale Populaire de Chine ;

 Son Excellence M. Johannes Regenbrecht, ambassadeur d’Allemagne en Chine, et colonel Jürgen Uchtmann, attaché de défense ;

 Son Excellence M. José Santiago Sta. Romana, ambassadeur des Philippines en Chine ;

 Son Excellence Mme Clare P. Fearnley, ambassadrice de Nouvelle-Zélande en Chine, et colonel David Hingston, attaché de défense de Nouvelle-Zélande ;

 M. Robert W. Forden, représentant permanent adjoint des États-Unis en Chine, et capitaine Tom Henderschedt, attaché naval ;

 M. Gerald Thomson, représentant permanent adjoint d’Australie en Chine, et group Captain Paul Deighton, attaché de défense ;

 Brigadier Général Timothy Law, attaché de défense du Royaume-Uni en Chine ;

 Colonel Cornelis Diepeveen, attaché de défense des Pays-Bas en Chine ;

 Colonel Rokutan Yoichiro, attaché de défense du Japon en Chine ;

 M. ZHOU Jian, en charge du bureau des questions frontalières et maritimes du ministère des Affaires étrangères de la République populaire de Chine ;

 M. CAO Qun, LIU Jin et Mme FAN Zhengjie, experts du China Institute For International Studies (CIIS), think tank du ministère des Affaires étrangères de la République populaire de Chine.

 


Personnes rencontrées à Hanoï

 Son Excellence M. Bertrand Lortholary, ambassadeur de France au Vietnam, M. Olivier Sigaud, premier conseiller, M. Vincent Dupré-Warin, chancellerie, lieutenant-colonel Marc Razafindranaly, attaché de défense ;

 M. Le Hoai Trung, Vice-Ministre des Affaires étrangères du Vietnam, Président du Comité national des frontières ;

 M. Nguyen Manh Cuong, Vice-président de la Commission des relations extérieures du Parti communiste vietnamien ;

 M. Tran Duy Hai, Vice-président du Comité national des frontières du Vietnam ;

 M. Nguyen Van Giau, président de la Commission centrale des relations extérieures de l’Assemblée nationale de la République socialiste du Vietnam ;

 Mme Pham Lan Dung, Vice-présidente de l’Académie diplomatique du Vietnam, en présence d’experts et de responsables de différents services, dont l’Institut de la Mer de l’Est, relevant de l’Académie.

 

Déplacement à Berlin le 5 avril 2019

 M. François Devoto, premier secrétaire à l’ambassade de France en Allemagne ;

 M. Omid Nouripour, député au Bundestag ;

 Mme Gudrun Wacker, senior fellow au German Institute for International and Security Affairs;

 M. Joachim Bertele, conseiller-adjoint de la Chancelière pour les affaires étrangères.

 


([1])  La souveraineté sur les archipels Paracels et Spratleys, Monique Chemillier-Gendreau, éditions L’Harmattan, 2000.

([2]) Stratégie française en Asie-Océanie à l’horizon 2030 : vers un espace asiatique indopacifique inclusif, ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, 2018.  

([3]) Discours prononcé par la ministre des Armées Florence Parly au Shangri-La dialogue 2018.  

([4]) Selon le communiqué publié par l’armée de l’air.