N° 2297

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 10 octobre 2019

RAPPORT DINFORMATION

DÉPOSÉ

en application de larticle 146-3, alinéa 6, du Règlement

PAR le comitÉ dÉvaluation et de contrÔle des politiques publiques

 

sur l’évaluation de laccès aux services publics dans les territoires ruraux

ET PRÉSENTÉ PAR

MM. Jean-Paul DUFRÈGNE et Jean-Paul MATTEI

Députés

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SOMMAIRE

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Pages

SYNTHÈSE

PROPOSITIONS DES RAPPORTEURS

INTRODUCTION

PREMIÈRE PARTIE : LES SERVICES PUBLICS AU CŒUR DE LATTRACTIVITÉ DES TERRITOIRES RURAUX

I. LACCÈS AU NUMÉRIQUE, PREMIER DES SERVICES PUBLICS

A. LE NUMÉRIQUE, UN ENJEU VITAL ET PORTEUR DAVENIR

1. Le numérique au cœur de lattractivité des territoires ruraux

2. Le numérique, principale voie daccès aux services publics

B. DES PLANS AMBITIEUX POUR RÉDUIRE LA FRACTURE NUMÉRIQUE

1. Une situation toujours pénalisante pour les territoires ruraux

2. Les plans THD et le New deal mobile, un changement de méthode pour résorber la fracture territoriale numérique

a. Quinze ans dinitiatives peu efficaces pour combler le fossé du numérique

b. Un changement de méthode pour accélérer le déploiement du réseau

3. Des obstacles à surmonter

a. Des difficultés qui concernent particulièrement les territoires isolés

b. Organiser lévolution technologique

c. Améliorer la gouvernance et assurer la cohérence dun réseau hétérogène

II. DES SERVICES DE PROXIMITÉ INDISPENSABLES À LATTRACTIVITÉ DES TERRITOIRES RURAUX

A. LEFFET LEVIER DUN BOUQUET DE SERVICES

1. Assurer un accès rapide aux services de la vie courante

2. Mettre la culture, le sport et le patrimoine au service de la qualité de vie

3. Faire de lhabitat un élément de lattractivité des territoires ruraux

B. LA PETITE ENFANCE ET LÉCOLE : UNE NÉCESSITÉ POUR LINSTALLATION DE JEUNES ACTIFS

1. La prise en charge de la petite enfance

2. Laccès à lenseignement primaire et secondaire dans les territoires ruraux

a. Le maillage des territoires ruraux en établissements scolaires : un recul réel mais limité

b. Un environnement pédagogique qui pâtit de lisolement

C. UN ACCÈS AUX SOINS QUI DOIT ÊTRE ADAPTÉ AUX DIFFÉRENTES POPULATIONS DE CES TERRITOIRES

D. LE BESOIN DE SERVICES DE PROXIMITÉ POUR DÉVELOPPER LINNOVATION, ACCOMPAGNER LES JEUNES ET LES ENTREPRENEURS

DEUXIÈME PARTIE : UN ÉQUILIBRE À TROUVER ENTRE SERVICES DÉMATÉRIALISÉS ET ANCRAGE LOCAL

I. LA DÉMATÉRIALISATION DES SERVICES PUBLICS : REMETTRE LES BŒUFS DEVANT LA CHARRUE

A. UN OUTIL DE RATIONALISATION AUX AVANTAGES INDISCUTABLES mais QUI A ACCENTUÉ LA FRACTURE TERRITORIALE

1. Une dématérialisation aux avantages indiscutables et appelée à se poursuivre

a. Des avantages indiscutables

b. Un phénomène appelé à se poursuivre

2. Menée à la hussarde, la dématérialisation a accentué la fracture territoriale

a. La dématérialisation a été menée à la hussarde

b. La dématérialisation a accentué la fracture territoriale

B. ACCOMPAGNER LA DÉMATÉRIALISATION

1. Mettre lusager au cœur du dispositif

a. Lui demander son avis

b. Lui faciliter la tâche

c. Prendre lusager tel quil est

2. Accompagner et former les usagers

a. Accompagner par la médiation numérique

b. Former les usagers

II. LA MUTUALISATION AU SERVICE DE LA PROXIMITÉ : DES MSAP AUX MAISONS FRANCE SERVICES, CONTINUITÉ OU RUPTURE ?

A. AMÉLIORER LA RÉPONSE APPORTÉE AUX USAGERS

1. Un meilleur service (Engagement n° 1 de la charte des maisons France Services)

a. Un bouquet de services plus étoffé et recentré sur les services publics

b. Un meilleur accueil et une réponse plus performante

c. Limpérative montée en gamme des MSAP postales

2. Une meilleure accessibilité (Engagement n° 2 : pour un service de proximité)

a. Une meilleure visibilité

b. Un meilleur maillage

B. DONNER AUX AGENTS LES MOYENS DE LA RÉUSSITE

1. Un plan de formation massif auprès dune population très diverse

a. Des agents venant dhorizons très différents

b. Des formations obligatoires assurées par le CNFPT, la Caisse des dépôts et les opérateurs

2. Un véritable fonctionnement en réseau

a. Fluidifier les relations entre laccueil et les opérateurs

b. Fluidifier les relations entre agents des maisons France Services

3. Quelles limites fixer à la polyvalence ?

a. Les limites tenant à la complexité de chaque démarche administrative

b. Les limites juridiques

C. CONSOLIDER LES FINANCEMENTS ET LE DISPOSITIF DÉVALUATION DE LA PERFORMANCE

1. Un financement du dispositif national structurellement déficitaire

2. Une inconnue pourtant essentielle : le coût dune MSAP

3. Un dispositif de mesure de la performance à construire

D. ORGANISER LE PILOTAGE DU RÉSEAU FRANCE SERVICES

1. Un pilotage collectif…

2. Un pilotage effectif

TROISIÈME PARTIE : GOUVERNANCE ET AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE : DES OUTILS POUR UN MEILLEUR ACCÈS AUX SERVICES PUBLICS

I. SURMONTER LES DIFFICULTÉS DE GOUVERNANCE

A. DE NOMBREUX ACTEURS AU CHEVET DE TERRITOIRES DESHÉRITÉS

1. Le rôle central des mairies, premières portes daccès aux services publics

2. Intercommunalités et cantons : la difficile incarnation de collectivités et de circonscriptions électorales XXL

3. Le département, pivot de lorganisation de laccès mutualisé aux services publics

4. LÉtat en ordre dispersé

B. LES SCHÉMAS ET LES CONTRATS : CONCURRENCE OU COMPLÉMENTARITÉ

1. Les SDAASP et les SRADDET, derniers outils de programmation pour laccès aux services publics

2. Vers une unification et une dynamisation de la politique contractuelle

II. UNE POLITIQUE DAMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE À REPENSER

A. UN ZONAGE IMPROPRE À SAISIR LA RURALITÉ CONTEMPORAINE

1. Les différents types de zonage

a. Le zonage en unités urbaines

b. Le zonage en aires urbaines

c. Le zonage selon la grille communale de densité

2. Les enjeux et les limites du zonage

a. Les enjeux

b. Un instrument rigide faiblement redistributif

B. ADAPTER LES FONDEMENTS DE LA POLITIQUE PUBLIQUE EN FAVEUR DES TERRITOIRES

1. Les territoires ruraux ont changé

2. Sortir de la tyrannie de la démographie

C. LEMPLOI PUBLIC COMME OUTIL DAMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE

EXAMEN PAR LE COMITÉ

ANNEXE N° 1 : PERSONNES ENTENDUES PAR LES RAPPORTEURS

ANNEXE N° 2 : LÉVOLUTION DE LA RÉPARTITION DE LEMPLOI PUBLIC

CONTRIBUTION DE LA COUR DES COMPTES À L’ÉVALUATION de l’accès aux services publics dans les territoires ruraux


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   SYNTHÈSE

 



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   PROPOSITIONS DES RAPPORTEURS

Proposition n° 1 : assurer la couverture numérique très haut débit dans les territoires ruraux :

– recourir au mix technologique pour permettre un accès généralisé au réseau et aux usages en 2020 sans renoncer à l’objectif de 30 Mbit/s pour tous en 2022 et de 100 Mbit/s pour tous en 2025 ;

– sécuriser le financement des zones d’initiative publique.

Proposition n° 2 : créer ou pérenniser des services de mobilité adaptés dans les territoires ruraux.

Proposition n° 3 : abonder le Fonds pour le développement de la vie associative à destination des territoires ruraux.

Proposition n° 4 : définir des aides à lamélioration de lhabitat adaptées aux territoires ruraux.

Proposition n° 5 : accompagner la mise en œuvre de centres de santé.

Proposition n° 6 : fixer un seuil déloignement maximal des services de santé et durgence à vingt minutes.

Proposition n° 7 : favoriser la création de petites structures collectives à destination des personnes âgées isolées.

Proposition n° 8 : améliorer lattractivité des stages dans les territoires ruraux pour les apprentis et les étudiants et rendre ces stages obligatoires pour les étudiants en médecine.

Proposition n° 9 : mettre en place des tutorats et des échanges dexpérience pour mieux accompagner les néoentrepreneurs des territoires ruraux en liaison avec les chambres dagriculture, les chambres des métiers et les chambres de commerce et dindustrie.

Proposition n° 10 : après le lancement du plan en faveur des tierslieux, assurer la viabilité de ces structures.

Proposition n° 11 : maintenir lemploi public dans les territoires ruraux en y redéployant les postes supprimés à léchelle du département.

Proposition n° 12 : améliorer lefficacité des dispositifs publics de formation au numérique :

– former les élèves à tous les usages du numérique (technique et compréhension) et définir un socle numérique de base en termes d’infrastructures et d’équipements ;

– adapter les aides aux besoins des différents publics ;

– élargir le champ de la formation afin de la rendre plus attractive.

Proposition n° 13 : prévoir un accès multicanal à tous les services publics consistant à compléter laccès normal en ligne par une possibilité de recourir à dautres modes daccès téléphoniques ou physiques.

Proposition n° 14 : délimiter et sécuriser lintervention des accompagnants.

Proposition n° 15 : améliorer le service apporté aux usagers des MSAP/MFS :

– recentrer le maillage du réseau France Services autour des bassins de vie en respectant un temps d’accès maximal de vingt minutes ;

– confier la gestion des maisons France Services aux intercommunalités dont les maires des communes membres seront réunis chaque année au sein d’une conférence sur l’organisation des services publics ;

– favoriser l’itinérance des services publics en direction des personnes éprouvant des difficultés à se déplacer.

Proposition n° 16 : renforcer la visibilité du réseau MSAP/MFS :

– mettre en place une politique de communication pour accroître la notoriété des maisons France Services et des autres structures mutualisées ;

– informer régulièrement les secrétariats de mairie des services proposés par les MSAP/MFS.

Proposition n° 17 : donner aux agents des MSAP/MFS les moyens de réussir leur mission :

– créer le métier d’agent polyvalent d’accompagnement du public avec une obligation de formation continue ;

– mettre en place un plan national de formation et de certification des compétences ;

– constituer, chez chaque opérateur, un réseau d’interlocuteurs bien identifiés, compétents et à la disposition des agents d’accueil.

Proposition 18 : instituer un dispositif de mesure des coûts et de la performance des MSAP/MFS.

Proposition n° 19 : sécuriser les financements pluriannuels des MSAP/MFS.

Proposition 20 : simplifier la gouvernance de la politique publique dimplantation et daccessibilité des services publics territoriaux :

– rendre les SDAASP opposables, en organiser le suivi, y intégrer les schémas sectoriels, et assurer leur cohérence avec les SRADDET ;

– conforter le binôme préfet‑président de conseil départemental comme coordonnateur de l’organisation de l’accès aux services publics, y compris aux services de l’État ;

– créer une mission interministérielle à la ruralité constituée de référents dédiés dans chaque ministère.

Proposition n° 21 : mesurer la population rurale selon la grille communale de densité INSEE/Eurostat et mettre à létude ses conséquences sur les mécanismes de péréquation financière.

Proposition 22 : prendre en compte la vulnérabilité économique et sociale des populations pour calibrer la politique daccès aux services publics.

Proposition 23 : étudier la prise en compte dautres critères que la population et le potentiel fiscal, notamment des critères environnementaux, dans lattribution des dotations aux communes.


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   INTRODUCTION

Lors de sa réunion du 5 octobre 2017, le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques (CEC) a inscrit à son programme de travail une évaluation de l’accès aux services publics dans les territoires ruraux, demandée à la fois par le groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR) et par le groupe du Mouvement Démocrate et apparentés (MoDem), et sollicité en même temps, sur le fondement de larticle L. 1325 du code des juridictions financières, l’assistance de la Cour des comptes. Pour répondre à la demande, la Cour a constitué une formation inter‑chambres ([1]) dont les conclusions ont été présentées le 20 mars 2019 par le Premier président, M. Didier Migaud, et dont le rapport figure en annexe.

Les rapporteurs, M. Jean‑Paul Dufrègne et M. Jean‑Paul Mattei, issus chacun des deux groupes à l’initiative de la mission, respectivement GDR et MoDem, ont été désignés par le Comité le 24 janvier 2018.

La préoccupation des élus est donc ancienne ; elle ne doit rien à la crise de l’automne 2018 qui a porté une lumière crue sur les difficultés des territoires périphériques. Cette demande de considération exprimée par les Gilets jaunes, le pouvoir doit l’entendre malgré son caractère éruptif. Après plusieurs décennies de repli des services publics sous le signe des économies budgétaires – la Révision générale des politiques publiques (RGPP) et sa version territoriale, la Révision de l’administration territoriale de l’État (RéATE), puis la Modernisation de l’action publique (MAP) ont durablement marqué le territoire –, elle constitue un signal adressé à l’État par une population travaillée par la révolte ou la résignation, qui éprouve un fort sentiment d’abandon.

« Retisser le lien social », tel est le programme annoncé par le Premier ministre dans son discours de politique générale de juin 2019. Un meilleur accès aux services publics dans les territoires, compliqué par la révolution numérique et les réformes territoriales successives, est, à cet égard, un rouage essentiel du pacte républicain. Depuis la loi n° 95‑115 du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire, l’égalité d’accès aux services publics est l’un des objectifs de la politique d’aménagement du territoire, que la loi n° 99‑533 du 25 juin 1999 d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire a reformulé : « Elle assure légalité des chances entre les citoyens en garantissant en particulier à chacun dentre eux un égal accès au savoir et aux services publics sur lensemble du territoire… ». Il y a loin de l’intention à la réalité même si la Cour des comptes réfute le terme d’abandon puisque « rapportée à la population, leur présence physique y reste dense, dans certains cas davantage même que dans les autres parties du territoire national ».

Ses conclusions, dont le caractère pratique mérite d’être salué, découlent d’une enquête évaluative menée dans des territoires « témoins » ([2]), situés en dehors de l’influence des grandes villes conformément à la définition en creux de la ruralité retenue par l’INSEE, à savoir ceux qui ne répondent pas aux trois critères (continuité du bâti, concentration des emplois et déplacements domicile‑travail) qui caractérisent une aire urbaine. Plusieurs géographes, tels Gérard‑François Dumont ou Pierre‑Marie Georges entendus par les rapporteurs, contestent cette méthodologie, trop favorable à l’urbain, qu’ils jugent imprégnée de « l’idéologie de la métropolisation ».

Globalement, ces territoires en déprise n’ont pas été abandonnés par les grands réseaux nationaux de services publics, malgré des réorganisations différenciées, moins brutales de la part de ceux tenus par des obligations légales (éducation nationale, gendarmerie, La Poste). La Cour déplore surtout un manque cruel de coordination, des décisions indifférentes aux spécificités locales et le caractère incomplet des outils de contractualisation qui, le plus souvent, ne concernent pas les services de l’État.

Tout en réaffirmant le cap de la dématérialisation, gage d’égalité devant le service public, la Cour invite les pouvoirs publics à s’appuyer sur des structures polyvalentes. Elle plaide en faveur des maisons de santé pluriprofessionnelles ou des maisons de services au public (MSAP) pour assurer l’accès aux services publics, sans négliger l’accès multicanal auprès des opérateurs et des services de l’État, tentés à tort par le tout numérique qui laisse beaucoup d’usagers au bord de la route. Il reste toutefois à harmoniser la qualité de l’offre, encore insuffisante, notamment dans les MSAP portées par La Poste, à en consolider le financement et à en accroître la notoriété. Ce sont deux des objectifs du dispositif des maisons France Services annoncé par le Président de la République.

La Cour appelle aussi l’attention sur l’impératif de « ne pas mettre la charrue avant les bœufs », c’est‑à‑dire d’anticiper soigneusement les réformes et, parallèlement, de proposer à tous les usagers un accompagnement en rapport avec leurs besoins, dans le cadre d’une stratégie inclusive, de façon à ne pas multiplier les handicaps dont souffrent les territoires ruraux.

Pour mener leurs travaux, les rapporteurs ont procédé, d’avril à juin 2019, à une série de tables rondes, pour entendre les principaux acteurs de cette politique ([3]). Les deux premières ont réuni principalement des experts pour préciser les perspectives d’évolution des territoires ruraux et identifier les moyens de renforcer leur attractivité. Les deux suivantes ont été consacrées au numérique, portant respectivement sur la couverture du territoire et sur l’accompagnement des usagers. La cinquième table ronde a évoqué les difficultés rencontrées dans le pilotage de cette politique et la sixième a fait le point sur les maisons de services au public (MSAP) et leur transformation en maisons France Services (MFS). Une dernière audition a été consacrée aux projets du Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET).

Ce cycle a été complété par un déplacement dans le Calvados qui, avec les Points Info 14, veille depuis longtemps à maintenir la présence des services publics en milieu rural. Il s’agissait de recueillir le point de vue d’acteurs de terrain et de partager leur expérience, instructive à bien des égards.

Les rapporteurs remercient sincèrement tous ceux qu’ils ont entendus et qui ont enrichi leurs travaux par leurs connaissances, qu’elles soient théoriques ou pratiques, et leurs suggestions pour améliorer l’accès aux services publics et en faire un facteur d’égalité entre les citoyens.

De ces nombreuses rencontres, les rapporteurs concluent que la politique d’accès aux services publics dans les territoires ruraux doit reposer sur deux piliers. D’une part, la couverture numérique, premier des services publics, indispensable à la fois à l’accès aux services publics et à l’attractivité des territoires ruraux (I). D’autre part, ce vaste projet, aussi ambitieux que coûteux, doit impérativement aller de pair avec la recherche d’un meilleur équilibre entre un accompagnement plus attentif des personnes à l’accès dématérialisé des services et le maintien d’un service de proximité (II). Enfin, au-delà des aléas d’une politique de grande ampleur, il faudra, pour la mener à bien, l’inscrire dans une politique de l’aménagement du territoire renouvelée étayée par des moyens financiers pour conforter les propositions des rapporteurs (III).


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   PREMIÈRE PARTIE :
LES SERVICES PUBLICS AU CŒUR DE L’ATTRACTIVITÉ DES TERRITOIRES RURAUX

Alors que plusieurs vagues de réformes de l’action publique se sont traduites par la fermeture de nombreux services publics et le développement des démarches administratives en ligne, les territoires ruraux, souvent éloignés des grandes infrastructures de transport comme des infrastructures numériques, se sont sentis abandonnés. Dans le même temps, les grands pôles métropolitains drainaient activités économiques et culturelles.

À l’heure où le numérique permet de délocaliser nombre d’activités et où nos concitoyens aspirent de plus en plus à une meilleure qualité de vie, l’accès aux services publics au sens le plus large devient une question centrale, pour lutter contre la déprise de certains territoires en y engageant une dynamique de développement. Les experts entendus dans le cadre de ces travaux ont confirmé le lien étroit entre présence des services publics et attractivité des territoires (sans population, les services publics ont vocation à disparaître et là où les services publics ne sont pas accessibles, de nouveaux habitants ne s’installeront pas).

Or l’accès à ces services est possible de deux façons : par voie numérique, canal de plus en plus répandu pour l’accès à de nombreux services publics, mais aussi sur place car l’humain ne peut être totalement remplacé par le numérique, a fortiori pour les personnes qui en sont éloignées, nombreuses dans les campagnes. Les services de proximité permettent aussi de maintenir une vie sociale dans des territoires qui souffrent d’une fracture géographique.

Dans ce contexte, l’accès au numérique représente un préalable pour des territoires éloignés des grandes infrastructures et les services de proximité une nécessité pour lutter contre la déprise et développer leur attractivité dans un contexte où la qualité de vie devient une priorité pour nos concitoyens.

I.   LACCÈS AU NUMÉRIQUE, PREMIER DES SERVICES PUBLICS

« Le numérique, ce nest pas un luxe, cest un droit », rappelait récemment le ministre chargé de la ville et du logement lors d’un débat sur la couverture numérique ([4]). Or, si des initiatives se sont succédé depuis quinze ans pour développer la couverture numérique et des progrès réels ont été enregistrés sur la période récente, les territoires ruraux ont encore un retard à combler.

A.   LE NUMÉRIQUE, UN ENJEU VITAL ET PORTEUR DAVENIR

L’accès à internet est devenu un service de première nécessité et la couverture numérique du territoire peut être assimilée, en termes de défi, à l’électrification au XIXe siècle. Dans les territoires isolés, l’enjeu peut être vital au sens premier du terme car il permet d’appeler du secours. Le numérique constitue aussi un moyen incontournable pour lutter contre la désertification rurale et développer l’attractivité de ces territoires.

1.   Le numérique au cœur de l’attractivité des territoires ruraux

Des territoires attractifs malgré un sentiment dabandon

L’association Familles rurales a fait réaliser par l’IFOP une étude originale ([5]), en analysant l’opinion des ruraux par rapport à celle de l’ensemble des Français, et riche d’enseignements. Même si le regard des Français sur le monde rural est équivoque – la qualité de vie leur inspire une certaine envie, mais la ruralité est souvent associée au déclin –, les ruraux sont contents de leur sort ([6]).

Néanmoins, le monde rural éprouve un sentiment d’abandon, partagé d’ailleurs par le reste de la population, qui est lié au recul des services publics, sentiment qui nourrit leur pessimisme, et qui contribue au déclin de l’attractivité des territoires. « Audelà dun sentiment global de délaissement, les ruraux regrettent la disparition progressive de lÉtat dans leurs territoires et à travers lui la matérialisation de la solidarité nationale (57 % dentre eux considèrent que leur commune ne bénéficie pas de laction des pouvoirs publics contre 36 % des Français, soit un écart spectaculaire de 21 points). […] Plus les personnes interrogées habitent depuis longtemps en milieu rural, plus le sentiment de ne pas bénéficier de laction publique est fort : 61 % des ruraux vivant depuis plus de 30 ans en milieu rural estiment que leur commune est délaissée par les pouvoirs publics, contre 51 % des ruraux y vivant depuis moins de 5 ans, soit un écart de 10 points. »

Dans le même temps, la vie à la campagne est plébiscitée par une large majorité de Français tandis que plus d’un tiers souhaiteraient y travailler et y vivre.

Contrairement aux idées reçues, les dirigeants d’entreprise portent un regard positif sur le monde rural : 70 % d’entre eux l’associent au mot « dynamique » et 56 % au mot « moderne » contre 50 % et 46 % de l’ensemble des Français ([7]).

Le monde rural reste attractif pour les jeunes : c’est le point de vue de 60 % des moins de 25 ans, contre 45 % pour l’ensemble des Français.

 

Source : Étude de l’IFOP « Territoires ruraux : perceptions et réalités de vie » réalisée pour Familles rurales, octobre 2018.

Pour les personnes interrogées, qualité de vie, environnement et moindre coût de la vie viennent en tête des critères d’attractivité des territoires ruraux.

Source : Étude de l’IFOP « Territoires ruraux : perceptions et réalités de vie » réalisée pour Familles rurales, octobre 2018.

Téléphonie mobile et internet, indispensables à tous les habitants

La forte diffusion des smartphones, dont disposent aujourd’hui deux Français sur trois, s’accompagne d’un essor des pratiques digitales depuis un téléphone mobile. On l’utilise ainsi de plus en plus pour naviguer sur internet, télécharger des applications, faire des recherches géolocalisées, regarder des vidéos…

Le Baromètre du numérique 2018 confirme cette tendance : 46 % de la population de plus de 12 ans se connecte à internet principalement depuis le smartphone, soit 4 points de plus qu’en 2017. En 2018, 61 % des détenteurs de smartphones se connectaient à internet par le réseau 4G, soit 20 points de plus en deux ans.

Selon cette même enquête, 98 % des jeunes de 18‑24 ans possèdent un smartphone, 86 % utilisent la 4G et 83 % utilisent le smartphone pour se connecter à internet ; ils passent aussi plus de temps à visionner sur internet des vidéos ou des films que devant un poste de télévision (14 heures contre 10 heures par semaine). Tous utilisent quotidiennement internet. Cette évolution des usages souligne le risque évident de voir les jeunes quitter un territoire qui ne disposerait pas d’une bonne couverture numérique.

Le Baromètre du numérique 2018 met également en lumière la forte hausse de la fréquence d’utilisation d’internet chez les populations les moins connectées ; ainsi, les 70 ans et plus sont désormais 60 % à utiliser internet contre 38 % en 2015, 45 % en faisant un usage quotidien (contre 22 % en 2015).

Le numérique, socle du développement de nouvelles activités économiques

Plusieurs travaux font état de mutations profondes concernant les communes rurales dont le professeur de géographie à l’Université Montpellier III Pascal Chevalier relève que, depuis les années 2000, elles sont devenues un espace d’innovation et de création d’activités pour ceux qui viennent s’y établir ([8]).

Ainsi, relève‑t‑il, « nous étions persuadés que ces populations venaient suite à un échec professionnel en ville et cherchaient refuge à la campagne, or près de 85 % dentre eux sont des personnes insérées professionnellement qui migrent pour des raisons mûrement réfléchies ». Les trois quarts de ces nouveaux venus sont ainsi créateurs de micro‑entreprises et d’activités innovantes.

Plusieurs types d’activités fort différentes se développent ainsi dans ces territoires : les projets d’installation agricoles – les moins nombreux mais plus durables – et les projets liés à l’agritourisme, plus fragiles mais aussi des micro‑entreprises de services : outre les services à la personne (aide au maintien à domicile des personnes âgées, assistantes maternelles), les activités de services concernent également le secteur du numérique et de la communication. Pour ces nouveaux arrivants, la campagne devient ainsi un espace d’opportunités professionnelles. Ainsi, M. Pascal Chevalier qualifie la mobilité des créateurs d’activités comme une composante complémentaire des migrations classiques vers la campagne de couples avec enfants. « Ce qui change cest quon ne vient plus uniquement pour vivre en milieu rural, mais aussi pour y travailler. »

Pour sa part, M. Laurent Rieutort, géographe, professeur à l’Université Clermont‑Auvergne et directeur de l’Institut d’Auvergne du développement des territoires ([9]), constate que les espaces ruraux accueillent de plus en plus de cadres : « Les espaces ruraux enregistrent souvent un renouveau démographique et socioéconomique qui est lié à un niveau élevé dinnovations et de créativité. Ces évolutions sont pour partie tirées par le développement de la sphère résidentielle, certes, mais aussi par le développement des activités productives. Lagriculture, qui représente 10 % des emplois dans les espaces peu denses, et lindustrie (20 % des emplois) se recomposent et innovent en même temps que dautres activités tertiaires sinstallent sur les territoires. »

Une étude du think tank Terra Nova ([10]) relevait également le rôle de l’économie collaborative : 30 % des villages ont au moins une annonce Airbnb (alors que 2/3 de ces villages ne comptent aucun hôtel) ; quelque 123 000 personnes ont été accueillies par ce biais, ce qui a généré des revenus directs et indirects (travaux de rénovation et d’entretien, dépenses des voyageurs) dans ces territoires.

Le numérique permet ainsi de désenclaver des territoires isolés : « Les nouveaux usages et outils permettent denvisager un développement économique différent, plus déconcentré, une qualité de services publics et de santé réellement égalitaires sur lensemble du territoire national et de facto un retour dans le monde rural de populations qui devaient jusqualors vivre et travailler dans les grands centres urbains » ([11]).

Dans le même esprit, le développement du télétravail constitue une formidable opportunité pour des personnes, y compris des agents publics, aspirant à vivre dans un environnement de qualité et par conséquent pour les territoires qui les accueillent.

Les géographes, économistes ou démographes entendus par les rapporteurs ont souligné l’importance déterminante de la couverture numérique pour les territoires ruraux : pour Gérard‑François Dumont, le numérique y est plus important que l’autoroute ou le TGV, il n’y a pas d’avenir dans ces territoires sans le numérique, tandis que Jean Viard insiste sur la capacité des entreprises numériques à enclencher une dynamique vertueuse de création de richesse et d’innovation.

Certes, le numérique ne peut être considéré comme un facteur d’attractivité à lui seul mais il s’agit d’un « service minimum » soulignait le géographe Pascal Chevalier, faisant, sur ce point, le parallèle avec l’extension du réseau autoroutier qui, dans les années 1970, n’a pas tenu ses promesses pour la revitalisation des campagnes. Le numérique est désormais indispensable au maintien et au développement de toute activité économique et sociale car « si la couverture numérique est mauvaise, les gens ne sinstalleront pas » ([12]). Le développement de nouveaux services tels la télémédecine ou les rendez‑vous à distance rendus possibles par visioconférences, la nécessité de télécharger des documents imposent d’assurer une couverture numérique de qualité.

Le numérique, essentiel pour une relocalisation de services de lÉtat dans les territoires ruraux

À l’appui du constat que les emplois publics non locaux (produisant des services destinés au département, à la région ou à la Nation) sont plus nombreux dans les métropoles (les grandes métropoles comptent près de 10 emplois publics pour 100 habitants quand les zones rurales en comptent 7), France Stratégie, dans son récent rapport sur la relocalisation des emplois publics ([13]), dont l’analyse détaillée figure en annexe n° 2, invite à une réflexion d’ensemble sur la localisation des emplois publics. Prenant l’exemple de la politique de mutualisation conduite dans le réseau des caisses d’allocations familiales et consistant à confier à certains services départementaux une activité pour l’ensemble du territoire, les auteurs du rapport constatent qu’une telle approche permettrait à des zones en difficulté économique ou en déprise démographique d’accueillir des services interdépartementaux ou interrégionaux, ou de voir leurs services locaux maintenus, en confiant à leurs agents des tâches réalisables à distance.

Lors du débat qui s’est tenu à l’Assemblée nationale le 29 avril dernier sur le maintien des services publics sur le territoire, M. Olivier Dussopt, secrétaire d’État auprès du ministre de l’action et des comptes publics, est revenu sur l’engagement du Gouvernement de redéployer des fonctionnaires dans les territoires ruraux et périurbains, afin d’éviter leur concentration dans la région parisienne ou les métropoles régionales.

Il a ainsi précisé que chaque ministère avait été chargé d’identifier « les services ou les directions chargés de linstruction de dossiers, nayant pas vocation à recevoir du public issu du territoire où ils sont implantés aujourdhui, afin de les déplacer dans des zones rurales ou périurbaines », que ces redéploiements se feraient sur la base du volontariat et que le plafond de la prime dédommageant les déménagements des agents acceptant une mobilité géographique avait été doublé.

Là encore, ces perspectives confortent le besoin d’une bonne couverture numérique dans les territoires concernés pour y favoriser la réimplantation de services de l’État.

2.   Le numérique, principale voie d’accès aux services publics

Dans le cadre d’une politique publique engagée de longue date et fondée sur une diminution de la dépense publique, de nombreux services publics ont disparu des territoires.

Une tendance de fond : la diminution des implantations de services publics et la dématérialisation des démarches administratives

Cette tendance, qui n’est pas nouvelle et répond à des logiques différentes (faible densité et évolution des populations habitant les territoires ruraux, évolution des services, développement du numérique), a nourri un sentiment d’abandon renforcé par une couverture numérique défaillante.

L’universitaire François Taulelle ne dit pas autre chose : « La présence des services publics a fortement diminué et ce tout particulièrement depuis la fin des années 2000 avec la révision générale des politiques publiques (RGPP). Certes, ces évolutions répondent à des logiques différenciées en fonction notamment de lévolution des technologies, mais la tendance vers la réduction de la présence est nettement lisible » ([14]).

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Source : Revue « 36 000 communes », n° 363, mars 2019.

L’accès aux services publics par voie numérique s’est donc désormais inscrit dans le quotidien des Français : en 2016, 62 % des personnes interrogées dans le cadre d’une enquête du CRÉDOC avaient réalisé en ligne des démarches administratives ou fiscales, taux dont la forte progression (+ 9 points en un an) plaçait cet usage devant les achats en ligne et le suivi de l’actualité ([15]).

Des services publics dont le développement repose sur le numérique

Les territoires isolés comptent particulièrement sur le numérique pour compenser leur enclavement et leur manque d’équipements par rapport aux zones denses.

À titre d’exemple, le projet de loi d’orientation des mobilités prévoit l’ouverture des données de l’offre de transport sur tout le territoire, à partir de décembre 2019 et au plus tard d’ici 2021, afin de rendre accessibles « en un clic » toutes les informations sur les transports et de faciliter la combinaison de plusieurs solutions. Ces évolutions, prévues dans un futur proche, vont de pair avec une bonne couverture numérique.

L’accès au numérique est aussi au cœur de la valorisation des écoles rurales, point de vue exprimé très récemment par la Cour des comptes pour qui l’école rurale a tout particulièrement besoin du numérique en raison de son éloignement des services culturels ; par ailleurs, les enseignants de petites écoles chargés de classes uniques peuvent trouver, avec le numérique, un moyen de rompre leur isolement. Or, malgré les efforts des collectivités territoriales et des équipes éducatives locales, « les écoles ont été souvent négligées dans le choix des priorités de raccordement » ([16]).

Pour la Cour, si la loi de refondation de l’école de la République du 8 juillet 2013 a créé un service public du numérique éducatif, « celuici est loin dêtre effectif notamment dans les écoles rurales mal connectées et équipées ».

Plusieurs programmes ont pourtant été initiés en faveur des écoles rurales (tels que « Collèges et ruralité » en 2016) mais la Cour regrette que la méthode des appels à projets, justifiée par le recours au Programme d’investissement d’avenir (PIA), « creuse les inégalités entre les écoles dotées et les autres, au lieu dassurer partout la mise en place dun service de base ». Pour la rentrée 2018‑2019, au titre du PIA, l’initiative « Écoles numériques innovantes et ruralité » a prévu un co‑financement par l’État de projets relatifs au numérique.

Au‑delà des critiques de la Cour des comptes sur la mise en œuvre du service public numérique pour l’éducation ([17]), le numérique a désormais toute sa part dans les usages mais aussi dans l’enseignement scolaire (initiation au codage à lécole primaire, enseignement du codage et de linformatique au collège, des sciences numériques au lycée à partir de la rentrée scolaire 2019, certification de compétences dès la rentrée scolaire 2019 avec la nouvelle plateforme de test PIX), la couverture et les équipements numériques dans les établissements scolaires sont donc fondamentaux.

Le numérique est également devenu un vecteur d’accès aux soins : tout d’abord avec le développement des prises de rendez‑vous en ligne via les plateformes dédiées.

De même, le projet de loi relatif à l’organisation et à la transformation du système de santé, adopté le 16 juillet dernier, prévoit la création de l’espace numérique en santé, compte personnel en ligne qui permettra à chaque Français d’accéder à son dossier médical partagé, à des applications et à des informations de santé, dispositif qui suppose naturellement un accès de tous les usagers au numérique.

Le rapport de la commission d’enquête sur l’égal accès aux soins des Français insistait également ([18]) : « Afin de ne pas ajouter une fracture territoriale numérique à la fracture territoriale de santé, il faudra avant tout installer les bons tuyaux : le déploiement de la télémédecine nécessitera une couverture numérique en très haut débit sur lensemble du territoire, ce qui nest pas encore le cas aujourdhui, et qui doit être une priorité absolue ».

Or, convenait M. Cédric O, secrétaire d’État chargé du numérique, lors de sa première audition devant la commission des affaires économiques le 3 avril dernier ([19]) : « Si lon a les services mais pas les réseaux ou les réseaux mais pas les services, en termes de continuité de lÉtat, le compte ny est pas ».

B.   DES PLANS AMBITIEUX POUR RÉDUIRE LA FRACTURE NUMÉRIQUE

« Le numérique, on a cru, pendant de nombreuses années que cela allait être la solution miracle pour lutter contre les fractures territoriales, la réalité cest quau moment où je vous parle, le numérique a accentué les fractures territoriales », tels étaient les premiers mots de M. Julien Denormandie, ministre chargé de la ville et du logement, lors du débat de la proposition de résolution relative à la couverture numérique du territoire présentée par Mme Marie‑Christine Dalloz ([20]).

Ce qui devait favoriser l’égal accès des citoyens – en particulier les plus isolés – aux services publics est devenu un handicap compte tenu du retard pris sur la couverture numérique du territoire. Si l’accélération du déploiement de la couverture fixe et mobile, engagée à la fin de l’année 2017, a permis, à l’appui d’investissements massifs, une amélioration notable de la couverture numérique, les difficultés d’équipement se concentrent sur les territoires peu denses où l’initiative publique doit se substituer à une initiative privée défaillante.

1.   Une situation toujours pénalisante pour les territoires ruraux

La faible densité de la France, de moitié inférieure à celle de ses voisins (106 habitants au km2 contre 234 en Allemagne, 272 au Royaume‑Uni et 203 en Italie ([21])), pénalise lourdement les territoires ruraux.

Ainsi Patrick Levy‑Waitz, président de la Fondation Travailler autrement et chargé de la « mission Coworking » par le ministère de la cohésion des territoires, résumait‑il récemment ([22]) : « Il est urgent den finir avec la situation dabandon à laquelle sont confrontés les territoires ruraux. La première raison de cet abandon (…) est liée aux mutations économiques globales, qui, (…) ont provoqué de nombreuses délocalisations dentreprises. La seconde raison (…) cest labandon numérique du territoire rural. En effet, alors quau moment de lapparition du numérique dans les années 1990 les zones urbaines se sont équipées pour développer de nouvelles activités, la puissance publique na pas anticipé la fracture naissante avec les espaces ruraux et la nécessité de les accompagner pour permettre à tous les territoires dêtre égaux dans la République. »

Malgré les initiatives prises en 2010 puis le lancement, en 2013, d’un plan France très haut débit (PFTHD) dont l’objectif était de couvrir d’ici 2022 tout le territoire en débit supérieur à 30 Mbits/s, les difficultés d’accès ont perduré, pénalisant particulièrement les territoires ruraux.

Une étude de la Commission européenne publiée en février 2015 recensait 43 % de foyers français raccordables au très haut débit fixe et 12 % des foyers effectivement abonnés à une offre très haut débit, contre une moyenne européenne respectivement de 68 % et de 24 % ; cette même année, plus d’un Français sur dix ne disposait pas d’un accès à un débit supérieur à 3 Mbit/s ([23]).

En 2016, une enquête du CRÉDOC ([24]) mettait en avant les difficultés persistantes d’accès aux services mobiles dans les zones peu denses :

Proportion de personnes éprouvant des difficultés à passer des appels,
envoyer ou recevoir des SMS sur le mobile depuis le domicile

Ensemble de la population de 12 ans et plus disposant d’un téléphone mobile, en %

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Source : CRÉDOC, Enquête sur les « Conditions de vie et les aspirations », juin 2016.

La même enquête réalisée auprès d’un échantillon de personnes habitant les zones peu denses ([25]) soit quelque 22 600 communes, 11,5 millions de personnes, 18 % de la population métropolitaine, relevait des difficultés plus marquées d’accès à internet depuis un téléphone mobile.

En septembre 2017, l’association de consommateurs UFC Que choisir constatait : « Mal vécue de longue date par ceux qui la subissent, la fracture numérique prend aujourdhui des proportions dramatiques puisque selon notre étude, 11,1 % des consommateurs (soit 7,5 millions) sont inéligibles à un Internet de qualité (débit théorique supérieur à 3 Mbit/s). Cette exclusion numérique frappe majoritairement les plus petites communes de France. Ainsi, dans les communes de moins de 1 000 habitants, moins des deux tiers de la population a en moyenne accès à Internet dans de bonnes conditions alors que cest le cas pour au moins 86,8 % des consommateurs dans les autres zones. »

Elle déplorait aussi que le déploiement des réseaux de nouvelle génération (fibre optique, câble…) creuse les inégalités territoriales, le meilleur du très haut débit étant accessible pour moins de 1 % des habitants en Creuse ou en Dordogne et pour plus de 90 % des habitants à Paris ou dans les Hauts‑de‑Seine.

Le Baromètre du numérique 2018 identifiait quant à lui l’impact du lieu de résidence sur la vitesse de connexion. Ainsi, 16 % des individus habitant des communes rurales affirmaient avoir une vitesse de connexion inférieure à 8 Mbits/s, tandis que 25 % des personnes résidant dans des villes de plus de 100 000 habitants disposaient d’une connexion internet supérieure à 30 Mbits/s ; 70 % de celles‑ci affirmaient avoir une qualité de connexion suffisante pour regarder ou télécharger des films, des vidéos ou des séries contre 30 % des habitants des communes rurales.

2.   Les plans THD et le New deal mobile, un changement de méthode pour résorber la fracture territoriale numérique

Contrairement au déploiement des grands réseaux publics d’énergie et de transport, la couverture numérique du territoire s’est déployée dans le cadre d’une règlementation européenne basée sur la concurrence, à l’exception des zones où la défaillance du marché justifie une intervention publique. Ce cadre a vocation à ouvrir aux citoyens européens l’accès à une couverture numérique en très haut débit à l’horizon 2025 (les principaux acteurs économiques et sociaux devraient accéder à une connexion permettant d’envoyer et de recevoir 1 Gbit de données par seconde et les foyers, urbains comme ruraux, accéder à une vitesse de téléchargement de 100 Mbits/s pouvant évoluer vers 1 Gbit/s). Pour les territoires ruraux, malgré les efforts des acteurs publics, cet objectif est longtemps resté un horizon très lointain…

Le réseau s’est en effet construit sur un modèle économique à deux vitesses : rapidement dans les zones denses donc rentables à l’initiative d’opérateurs privés, tant bien que mal et de façon hétérogène dans les zones peu denses, à l’initiative des collectivités territoriales.

Dans un contexte d’évolution technologique rapide, le développement du réseau numérique des territoires ruraux repose donc sur l’initiative de collectivités territoriales souvent dépourvues de moyens d’expertise propres.

a.   Quinze ans d’initiatives peu efficaces pour combler le fossé du numérique

Plusieurs raisons ont pénalisé le déploiement du numérique dans les territoires ruraux : le choix de la fibre, qui, à terme, est celui de la qualité et de l’équité, le contexte concurrentiel et le défaut d’outils de pilotage.

Depuis le début des années 2000, plusieurs textes et programmes se sont succédé pour faciliter le déploiement des réseaux de communications électroniques. Ils ont certes permis une extension très rapide du réseau, au regard du temps qu’il a fallu pour installer l’électricité et le téléphone, mais ont aussi accentué la fracture territoriale.

En 2004, la loi pour la confiance dans l’économie numérique ([26]) pose les fondations du développement des réseaux numériques dans les territoires sous‑équipés en donnant compétence aux collectivités territoriales pour constituer et exploiter des réseaux de communications électroniques via les réseaux d’initiative publique (RIP) qui peuvent ensuite être mis à disposition des opérateurs ([27]) ; les collectivités pouvant fournir des services de communications électroniques aux utilisateurs, si l’initiative privée fait défaut.

En 2008, la loi de modernisation de l’économie ([28]) adapte le cadre du déploiement des réseaux, dans la perspective d’une généralisation du très haut débit ; elle est complétée, en 2009, par une loi relative à la lutte contre la fracture numérique ([29]) qui instaure un schéma pour permettre un déploiement cohérent du réseau, à l’échelle départementale ou pluri-départementale ([30]), et crée un fonds d’aménagement numérique des territoires.

Au‑delà du cadre législatif construit par strates, des plans de couverture numérique se sont enchaînés depuis 2010, année de lancement du programme national très haut débit (PNTHD) dont l’objectif était de raccorder 70 % de la population au très haut débit en 2020 et 100 % d’ici 2025, en privilégiant la technologie du FttH (fibre chez l’habitant), considérée comme la plus performante et la plus pérenne.

Afin de répartir les zones à équiper entre opérateurs privés et pouvoirs publics, l’ARCEP a lancé aux opérateurs un appel à manifestations d’intentions d’investissement (AMII) à horizon de cinq ans pour ensuite organiser l’intervention publique dans les zones restantes (un Fonds national pour la société numérique – FSN – étant créé à cette fin).

Dans la continuité des engagements gouvernementaux de 2010, le plan de couverture France très haut débit (PFTHD) lancé en 2013 a fixé un objectif de couverture ambitieux : la couverture de tout le territoire en très haut débit (30 Mbits/s) en 2022 et 80 % des ménages en FttH, un objectif intermédiaire prévoyant l’accès au très haut débit pour 50 % de la population en 2017.

Les investissements pour les zones d’initiative publique sont évalués à 14 milliards d’euros dont la moitié issus de fonds publics (subventions de l’État, collectivités territoriales, prêts de la Caisse des dépôts, subventions et prêts européens), l’autre moitié provenant de la commercialisation des réseaux auprès des fournisseurs d’accès à internet.

À la fin de l’année 2014, la fracture entre les zones d’investissement privé et les zones d’investissement public restait très importante.

En ce qui concerne le réseau fixe, la couverture en débit supérieur à 30 Mbit/s sélevait, en 2015, à 59,8 % de la population en zone privée contre 21,2 % en zone publique, les auteurs dun rapport sénatorial ([31]) regrettant également le caractère insuffisamment contraignant des engagements des opérateurs en zone AMII.

La question du soutien financier de l’État pour déployer la couverture numérique dans les territoires ruraux reste un sujet crucial : alors qu’en 2015, le même rapport plaidait pour la mise en place de sources de financement pérennes, le récent débat sur la proposition de résolution relative à la couverture numérique du territoire, tenu à l’Assemblée nationale le 18 juin dernier, témoigne de l’inquiétude récurrente des élus sur ce point ([32]).

Concernant la couverture mobile, les auteurs du rapport sénatorial cité plus haut regrettaient que son développement ait pâti d’« un manque de priorisation entre les objectifs de politiques publiques : aménagement du territoire, préservation des finances publiques, baisses tarifaires au profit du consommateur, stimulation des investissements privés, valorisation du domaine public hertzien, promotion de la santé, environnement ».

Afin de combler les inégalités territoriales de la couverture mobile, la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques prévoit, à l’appui d’un nouveau recensement des zones blanches, leur couverture en téléphonie mobile (2G) et en internet mobile (3G) au moyen d’un accord contraignant conclu avec les opérateurs en mai 2015.

En 2016, la loi pour une République numérique facilite et encadre les usages du numérique, et ouvre en open data les données issues des cartes de couverture mobile.

Dans le même esprit, le site monreseaumobile.fr ouvert par l’ARCEP a permis l’identification de trois niveaux de qualité de réseau et une nouvelle définition des zones blanches fondée sur l’expérience des habitants, ce qui a conduit à en multiplier le nombre, la nouvelle cartographie diffusée en octobre 2017 ouvrant la voie à un changement de méthode pour développer la couverture numérique.

Malgré ces évolutions, le débat autour du nombre de citoyens n’ayant pas accès à une couverture mobile effective n’est pas clos.

b.   Un changement de méthode pour accélérer le déploiement du réseau

Lors de la Conférence nationale des territoires tenue à Cahors le 14 décembre 2017 et consacrée au plan « Aménagement numérique des territoires », le Premier ministre a précisé les conditions de mise en œuvre des annonces du Président de la République six mois plus tôt pour réduire la fracture numérique.