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N° 2396

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 6 novembre 2019

RAPPORT D’INFORMATION

 FAIT 

 

AU NOM DE LA DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES
ET À L’ÉGALITÉ DES CHANCES ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES (1),

 sur lélaboration du Livre Blanc de la Délégation aux droits des femmes et à légalité des chances entre les hommes et les femmes portant sur la lutte contre les violences conjugales

Tome II

PAR

Mme Marie-Pierre RIXAIN,

Députée.

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(1) La composition de la Délégation figure au verso de la présente page.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes est composée de : Mme Marie-Pierre Rixain, présidente ; Mme Marie‑Noëlle Battistel, Mme Valérie Boyer, Mme Fiona Lazaar, M. Gaël Le Bohec  vice-présidents ; Mme Isabelle Florennes, Mme Sophie Panonacle, secrétaires ; Mme Emmanuelle Anthoine ; Mme Sophie Auconie ; M. Erwan Balanant ; Mme Huguette Bello ; M. Pierre Cabaré, Mme Céline Calvez ; M. Luc Carvounas ; Mme Annie Chapelier ; M. Guillaume Chiche ; Mme Bérangère Couillard ; Mme Virginie Duby-Muller ; M. Philippe Dunoyer ; Mme Laurence Gayte ; Mme Annie Genevard ; M. Guillaume Gouffier-Cha ; Mme Nadia Hai ; Mme Sonia Krimi ; M. Mustapha Laabid ; Mme Nicole Le Peih ; Mme Geneviève Levy ; M. Thomas Mesnier ; Mme Cécile Muschotti ; M. Mickaël Nogal ; Mme Josy Poueyto ; Mme Isabelle Rauch ; Mme Laëtitia Romeiro Dias ; Mme Bénédicte Taurine ; Mme Laurence Trastour‑Isnart ; M. Stéphane Viry.

 


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SOMMAIRE

 

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Pages

annexe 1 : liste des DÉplacements et des personnes auditionnÉes par la DÉlÉgation

annexe 2 : Comptes rendus des auditions

I. Audition du Ministre de lintérieur du 10 septembre 2019

II. Audition de la Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, du 18 septembre 2019

III. Table ronde de structures associatives du 25 septembre 2019

IV. Audition d’experts du 1er OCTObre 2019

V. Audition du ministre chargÉ de la Ville et du Logement, du 2 OCTObre 2019

VI. table ronde de professionnels de santé, du 9 octobre 2019

VII. Audition de la Fédération nationale des centres d’information sur les droits des femmes et des familles (FNCIDFF) et du Planning Familial, du 22 octobre 2019

VIII. Audition du secrÉtaire d’État auprÈs de la ministre des SolidaritÉs et de la SantÉ, du 30 octobre 2019

IX. Audition de la SECRÉTAIRE D’ÉTAT AUPRÈS du premier MINISTRE, chargÉe des personnes handicapÉes, DU 6 novemBRE 2019


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   annexe 1 : liste des DÉplacements et des personnes auditionnÉes par la DÉlÉgation

 Mardi 10 septembre 2019

– M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur ;

 Mercredi 18 septembre 2019

– Mme Nicole Belloubet, Garde des Sceaux, ministre de la Justice ;

 Mercredi 25 septembre 2019

– Mme Farida Dammene Debbih, vice-présidente de la Fédération nationale Solidarité Femmes (FNSF) et directrice de « Tremplin 94 » ;

– Mme Delphine Beauvais, membre du conseil d'administration de la FNSF et directrice du pôle Solfa à Lille ;

– Mme Joan Auradon, chargée de mission justice à la FNSF ;

– Mme Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des Femmes ;

– Mme Floriane Volt, chargée de plaidoyer « féminicides » à la Fondation des Femmes ;

– Mme Marie Cervetti, directrice de l’association Une Femme un Toit (FIT) ;

– M. Michel Bouquet, directeur de l’association La Clède ;

– Mme Elise Perrin, coordinatrice de la Fédération nationale des associations et des centres de prise en charge d'auteurs de violences conjugales et familiales ;

 Mardi 1er octobre 2019

– Mme Victoria Vanneau, docteure en droit, ingénieure de recherche au CNRS, responsable du suivi scientifique de la mission de recherche « Droit et Justice » ;

– Mme Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire départemental de Seine Saint Denis des violences envers les femmes, co-présidente de la commission « Violences de genre » du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes ;

– M. Édouard Durand, juge des enfants au tribunal de grande instance de Bobigny, co-président de la commission « Violences de genre » du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes ;

 Mercredi 2 octobre 2019

– M. Julien Denormandie, ministre auprès de la ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, chargé de la Ville et du Logement ;

 Mercredi 9 octobre 2019

– Mme la docteure Cécile Morvant, médecin généraliste ;

– Mme la docteure Charlotte Gorgiard de l’unité médico-judiciaire de l'Hôtel Dieu ;

– Mme Mathilde Delespine, sage-femme, coordinatrice de l'unité de soins dédiée aux femmes victimes de violences à la Maison des Femmes de Saint‑Denis ;

– Mme Anne-Marie Curat, présidente du Conseil national de l’Ordre des sages-femmes ;

– M. David Meyer, chargé des relations institutionnelles du Conseil national de l’Ordre des sages-femmes ;

– Mme la docteure Geneviève Wagner, chirurgienne-dentiste, présidente de la commission « Exercice et déontologie » du Conseil national de l’Ordre des chirurgiens-dentistes ;

– Mme Stéphanie Ferrand, juriste du Conseil national de l’Ordre des chirurgiens-dentistes ;

– Mme la docteure Emmanuelle Piet, gynécologue et médecin de protection maternelle et infantile, présidente du Collectif féministe contre le viol ;

 Mercredi 16 octobre 2019

– Déplacement de la Délégation au sein des locaux du portail ministériel de signalement des violences sexistes et sexuelles (Guyancourt) et rencontre avec les personnels en charge du portail et la commandante Sandrine Masson, cheffe du service ;

 Mardi 22 octobre 2019

– Mme Christine Passagne, conseillère juridique au sein de la Fédération nationale des centres d'information sur les droits des femmes et des familles (FNCIDFF) ;

– Mme Léa Guichard, conseillère technique sur les violences sexistes au sein de la FNCIDFF ;

– Mme Véronique Séhier, co‑présidente du Planning Familial ;

– Mme Khadija Azougach, juriste et personne ressource du Planning familial sur les violences ;

 Mardi 22 octobre 2019

– M. Adrien Taquet, Secrétaire d'État auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé ;

 Mercredi 23 octobre 2019

– Déplacement de la Délégation au sein des locaux de la plateforme du 3919, numéro national de référence pour les femmes victimes de violences, et rencontre avec les personnels en charge de la plateforme et Mme Françoise Brié, directrice de la Fédération nationale Solidarité Femmes (FNSF), responsable du numéro national ;

 Mercredi 6 novembre 2019

– Mme Sophie Cluzel, Secrétaire d'État auprès du Premier ministre, chargée des Personnes handicapées.

 

Les vidéos de ces auditions sont disponibles en ligne sur le site de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes de l’Assemblée nationale, à l’adresse suivante : http://assnat.fr/iOp6P3.


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   annexe 2 : Comptes rendus des auditions

I.   Audition du Ministre de l’intérieur du 10 septembre 2019

La Délégation procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Mes chers collègues, je suis très heureuse d’accueillir M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, à l’occasion du travail mené par la Délégation dans le cadre du Grenelle des violences conjugales, lancé le 3 septembre dernier par Marlène Schiappa aux côtés du Premier ministre, Édouard Philippe.

Je tiens à vous remercier, monsieur le ministre, pour la rapidité avec laquelle nous avons pu organiser cette audition – rapidité qui traduit, sans nul doute, la forte mobilisation du Gouvernement, et la vôtre, dans la lutte contre les violences faites aux femmes.

Avant de procéder à cette audition, il nous faut, mes chers collègues, procéder à la désignation d’un rapporteur pour la mission d’information visant à l’élaboration du livre blanc de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes portant sur la lutte contre les violences conjugales. Nous avons décidé la création de cette mission en réunion du bureau afin d’enrichir le plus utilement possible le travail engagé dans le cadre du Grenelle des violences conjugales que j’évoquais précédemment.

À l’instar du rapport d’activité annuel, je vous propose de présider à l’élaboration et à la rédaction, au nom de l’ensemble de la Délégation de ce Livre blanc qui permettra de faire la synthèse de tous les travaux et déplacements liés à cette thématique. Je vous invite à me transmettre d’éventuelles propositions d’associations à entendre lors d’une prochaine table ronde ou des idées de déplacements.

Si vous en êtes d’accord, une fois adopté, ce Livre blanc pourra également être remis à Mme Marlène Schiappa au nom de toute la Délégation, l’ensemble de ses membres figurant sur la couverture.

Je constate que ces propositions recueillent votre assentiment, il en est ainsi décidé.

En 2019, un décompte macabre rythme l’actualité : celui du nombre de femmes mortes sous les coups de leur partenaire. En ce 10 septembre, on dénombre déjà 102 victimes. Cent deux vies arrachées par la violence d’un homme sur une femme parce qu’elle est une femme. Cent deux femmes dont le quotidien a tourné au tragique parce que des hommes ont estimé avoir droit de vie ou de mort sur elles. Cent deux femmes victimes d’un féminicide, un terme que nous adoptons enfin collectivement – journalistes et politiques – et qui matérialise le crime d’un homme qui refuse d’admettre que sa femme est une femme, libre de rompre des liens conjugaux et de mener sa vie en dehors de lui, un homme qui refuse que les liens de l’intime puissent se conjuguer au passé, que le futur de sa conjointe lui appartient en propre. Des drames indicibles qui incarnent aussi bien la domination masculine que les inégalités entre les femmes et les hommes.

Ce décompte, aussi funèbre soit-il, aura au moins permis de briser le silence autour des violences conjugales, de pointer du doigt des agissements séculaires dont la société ne veut plus. Parler de ces femmes qui ont perdu la vie permettra, espérons-le, de soutenir les victimes dans leur volonté de s’affranchir et d’améliorer la réponse que nous apportons à ces femmes envers qui la République a failli.

Ce Grenelle doit inciter chacun et chacune à s’interroger sur ses comportements, sur ce qu’il tolère ou non au quotidien car le meurtre, mes chers collègues, n’est que l’acte ultime des violences conjugales. Ces violences présentent en réalité des niveaux d’agression variables, de l’insulte à l’acte de torture, et concernent bien davantage de personnes que les 102 femmes tuées depuis le début de l’année.

Ces violences sont le symbole même du concept d’assujettissement marital qui a un temps régi notre droit ; elles sont la traduction quotidienne du continuum des violences faites aux femmes. En France, chaque année, une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint. Deux cent vingt-cinq mille femmes sont victimes de violences physiques et sexuelles commises par leur partenaire ou ex-partenaire. Quatre-vingt-quatre mille femmes majeures sont victimes de viols ou de tentatives de viol et, dans 45 % des cas, c’est leur conjoint ou leur ex-conjoint qui est l’auteur des faits.

Je tiens à rappeler que ces chiffres ne tiennent pas compte des nombreux cas non‑déclarés de violence, ils ne sont qu’une estimation minimale des cas de violences conjugales.

Hélas, ces chiffres ne fléchissent pas. C’est trop, beaucoup trop. Et la société n’accepte plus que les hommes considèrent les femmes comme l’exutoire de leurs passions, de leurs troubles et de leur volonté.

Harcèlement, coups, blessures ne sauraient contester aux femmes leur liberté. C’est pourquoi il nous faut, en tant que législateur et aux côtés du Gouvernement, travailler à une dimension politique de la réalité vécue par des millions de femmes ; travailler à organiser une réponse de la puissance publique à ces violences conjugales car c’est avant tout la puissance publique qui n’a pas su protéger ces femmes, qui n’a pas su les entendre et les prendre au sérieux. Trop longtemps, la puissance publique a elle-même généré ces injustices en atténuant la parole des femmes et en négligeant leur vécu. Ce n’est plus possible !

La puissance publique doit désormais organiser l’accompagnement de ce délicat moment où ce qui relève de l’intime devient social, où une femme décide de dépasser le déni, la peur, la honte et parfois même le sentiment de culpabilité.

Cette étape, qui a lieu dans une enceinte rarement confortable et rarement bienveillante, est pourtant un élément clé dans le cheminement qui permet à nos mères, nos sœurs, nos filles, nos amies, nos voisines, nos concitoyennes de se libérer de l’emprise d’un homme violent.

C’est la raison pour laquelle je me réjouis qu’aux côtés du Gouvernement, le Parlement se mobilise, notamment à travers notre Délégation . Nous remettrons à Marlène Schiappa un Livre blanc avec nos recommandations.

C’est dans cette perspective, Monsieur le ministre, que nous vous auditionnons aujourd’hui et que nous recevrons, par la suite, vos collègues Nicole Belloubet et Julien Denormandie pour aborder les problématiques de violences conjugales de la manière la plus complète possible.

Sans plus tarderje vous laisse la parole, en vous remerciant une nouvelle fois d’avoir répondu favorablement et aussi rapidement à notre invitation.

M. Christophe Castaner, ministre de lIntérieur. Madame la présidente, mesdames les députés, messieurs les députés, les violences conjugales sont un fléau – personne n’en doute. Pourquoi ? Parce qu’elles blessent, parce qu’elles murent les victimes trop souvent dans le silence et dans la honte, et aussi parce qu’elles tuent. C’est bien de cela que l’on parle, de cette violence du quotidien qui peut aboutir à la violence ultime, celle de tuer.

Il faut garder à l’esprit que les violences conjugales sont avant tout des actes révoltants, des actes dramatiques ;ce ne sont pas des faits divers, ces violences revêtent une dimension psychologique, humaine, familiale, allant jusqu’à l’extrême.

En 2018, 121 femmes sont mortes sous les coups de leur compagnon ou ancien compagnon. Elles étaient 130 en 2017, 160 en 2012. Le chiffre baisse, mais chaque mort est inacceptable car la vie humaine a de l’importance, non la statistique. Il est donc essentiel que nous trouvions systématiquement les meilleures solutions pour que la liberté et la sécurité des femmes soient protégées et garanties parce que mourir sous les coups de son conjoint ne doit pas arriver. Point. Et c’est le seul discours que le ministère de l’Intérieurdoit porter.

C’est parce que nous en sommes convaincus collectivement que le Gouvernement a agi dès les premiers instants du mandat d’Emmanuel Macron, d’abord en plaçant prioritairement au centre des préoccupations de l’action gouvernementale l’égalité entre les femmes et les hommes et en décidant d’en faire la grande cause du quinquennat parce que c’est un combat que nous devons mener au quotidien pour ouvrir les esprits quand ceux-ci considèrent que l’inégalité serait un élément du quotidien, mais aussi pour protéger toute personne en situation de faiblesse.

L’égalité entre les femmes et les hommes passe aussi par l’assurance qu’une femme ne doit plus subir les coups de son compagnon. Il s’agit de lutter résolument contre toutes les atteintes à l’intégrité physique des femmes, de lutter contre les violences sexuelles et sexistes et contre les violences conjugales. Même si vous m’avez invité sur le sujet des violences conjugales, qui peuvent aller jusqu’à l’ultime, c’est-à-dire à l’assassinat, il n’est pas possible de séparer ces éléments : il s’agit d’un tout.

Madame la présidente, je reprends vos propos et, si vous le permettez, en les nuançant : le meurtre n’est pas l’acte ultime des violences conjugales, il peut l’être. Cependant, la moitié des meurtres environ n’est pas précédée de violences conjugales. Cela peut produire lorsque la femme annonce qu’elle a décidé de refaire sa vie et de divorcer pour des raisons qui lui appartiennent. Il n’y a jamais eu de violences préalablement et pourtant l’homme à ce moment-là « disjoncte », va jusqu’à la violence ultime et tue sa femme. En 2019, il est totalement ahurissant de mourir parce que l’on a décidé de quitter quelqu’un ! Pourtant, une telle situation est loin d’être rare. Je l’évoque parce qu’elle a été passée sous silence dans les discussions politiques alors que nous devons en être conscients pour trouver la bonne façon d’accompagner une femme dans ces moments-là. Elle doit pouvoir demander secours, assistance, alors même qu’il n’y a pas encore eu de violences marquées. Ne pas aborder ce sujet reviendrait à ne pas traiter une menace.

Nous avons pris des mesures au sein du ministère pour ne rien laisser passer. Il s’agit d’une exigence profonde que nous portons et à laquelle nous croyons : ne laisser passer aucune violence, aucune atteinte, aucun coup, nous permettra de gagner ce combat. Personne, ici, ne peut sérieusement penser que plus aucune femme ne sera tuée demain dans le cadre de violences tout comme personne ne peut penser qu’il n’y aura plus de violences dans la société, mais notre responsabilité est de trouver la solution pour parer à ce fléau.

La première étape est la libération de la parole, en accompagnement de phénomènes médiatiques, certes, mais tellement utiles, qui ont libéré la parole. Nous devons agir sur ce message. Aussi, au mois de novembre 2018, avons-nous créé une plateforme de signalement en ligne, ouverte 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

La communication se fait à travers un tchat. Il n’est pas besoin de décliner son identité, mais il est possible également de la donner. Selon la zone où la personne habite – que l’opérateur identifie –, un policier ou un gendarme guide la personne dans sa réflexion, ce qui peut l’amener à prendre des mesures immédiates de protection. La personne peut quitter le domicile, appeler la police ou la gendarmerie et porter plainte. Dans certains cas ultimes, en cas de niveau de risque élevé et même si la personne ne porte pas plainte, cela permettra à l’opérateur – policier ou gendarme – de signaler à la commune la présence d’un risque et l’origine de l’appel, sans pour autant dévoiler l’identité de l’intéressée.

Un travail de pédagogie, d’accompagnement psychologique est réalisé auprès de nos policiers et de nos gendarmes qui travaillent sur cette plateforme. Ils sont formés pour donner les bons conseils, mais également pour amener la personne à donner son identité, avec son accord, pour mieux la protéger.

Dans le même esprit, nous avons amélioré la formation des policiers et des gendarmes ; c’était nécessaire. À l’heure actuelle, ils bénéficient tous en école de formation initiale d’une formation sur les violences sexuelles et sexistes.

Nous avons aussi mené un effort significatif visant à améliorer la prise en charge des victimes au commissariat ou en en brigade de gendarmerie et avons désigné des référents dans les unités opérationnelles. Ceux-ci sont spécialement formés pour accueillir et orienter les victimes.

Nous avons également lancé un ambitieux plan de recrutement de psychologues pour les commissariats. Ce plan de recrutement aboutit aujourd’hui.

Enfin, nous devons affirmer la plus grande fermeté que ces actes sont inacceptables. C’est ainsi que la loi du 3 août 2018 renforce les sanctions. La Délégation a été pleinement partie prenante de cette discussion afin de renforcer les sanctions contre les auteurs de violences sexuelles.

Mais il faut dire une chose simple : tant que nous aurons à déplorer des victimes, cela signifiera que l’on peut faire mieux. L’objectif, dans le cadre du Grenelle et à partir de maintenant – ce n’est que le début d’un processus – est de faire mieux. Tel est le sens des annonces du Premier ministre et mon ministère porte plusieurs d’entre elles.

Le premier axe que je souhaite améliorer porte sur la prise en charge des victimes. Je veux que toute femme puisse se rendre au commissariat ou à la caserne de gendarmerie en sachant qu’elle sera parfaitement accueillie et écoutée.

Je connais le travail des policiers et des gendarmes, je sais qu’ils sont attentifs et engagés. C’est la réalité dans l’immense majorité des cas, et je ne peux pas laisser dire le contraire, mais il ne doit y avoir aucune faille, aucun événement isolé qui pourrait ensuite dissuader les victimes de porter plainte. Chaque jour, dans notre pays, 200 femmes sont accueillies, accompagnées, protégées par des policiers et des gendarmes dans le cadre des 70 000 procédures qui sont engagées. Il arrive qu’il n’y ait pas de procédure. Le nombre de 220 000 cas de violences conjugales est, certes, incertain mais, là encore, la statistique ne prime pas. Ces violences font l’objet d’interventions policières mais il peut y avoir des failles, des erreurs, des fautes qui nécessitent de nous doter d’outils pour les empêcher, à commencer par les erreurs d’appréciation.

La confiance que je place dans les policiers et les gendarmes n’exclut pas le contrôle. C’est pourquoi j’ai saisi les inspections générales de la police et de la gendarmerie nationales pour évaluer l’accueil des victimes de violences sexuelles et sexistes dans tous les commissariats et dans toutes les brigades de gendarmerie de France. D’ici à la fin de cette année, plus de 400 commissariats et brigades auront fait l’objet d’un audit anonyme. Nous contacterons plus de 500 victimes qui se seront présentées dans des commissariats ou des brigades pour savoir comment elles ont été prises en charge et quel a été leur ressenti, tant il est vrai que le ressenti ne correspond pas toujours à la réalité. Mais, dans tous les cas, si le ressenti est négatif, c’est qu’il existe un problème. Je refuse donc que pour les violences faites aux femmes, l’on oppose sentiment et problème au même titre que je le refuse pour le ressenti et les problèmes d’insécurité. Qu’une personne ait le sentiment d’avoir été mal accueillie est une anomalie. Aussi, devons-nous faire en sorte que notre accueil soit irréprochable et adapté. Nous changerons, par conséquent, ce qui doit l’être.

Aucun auteur ne doit échapper à la justice, c’est une évidence. Il nous faut donc renforcer les partenariats, notamment avec les hôpitaux, afin que les victimes puissent porter plainte, même si elles ne sont pas en mesure de se déplacer. La police ou la gendarmerie se déplacera à l’hôpital pour entendre la plainte.

Nous allons généraliser la possibilité offerte aux victimes de porter plainte au sein des hôpitaux. Je souhaite que les préfets engagent des discussions au plus vite avec les agences régionales de santé et les établissements de santé et que les travaux nécessaires soient achevés au plus tôt afin de rendre ce dispositif opérationnel.

Dans le même esprit, nous allons renforcer la formation des policiers et des gendarmes pour qu’ils comprennent les enjeux et adoptent les bons comportements tout au long de leur carrière. En plus de la formation initiale qui est déjà assurée en école, je souhaite qu’un module de formation continue soit instauré ou renforcé à tous les moments de l’évolution de carrière de nos policiers et de gendarmes, afin qu’ils soient sensibilisés à cette problématique.

Ensuite, nous devons anticiper au maximum les drames et identifier au mieux les risques. L’enjeu vise à élaborer une grille d’évaluation du danger suffisamment rigoureuse pour que, là encore, aucun indice ne passe inaperçu. Cet outil aidera policiers et gendarmes dans leur travail, au moment de l’accueil, du dépôt de plainte, de l’instruction. Cet outil les protégera contre une erreur d’appréciation. N’oublions jamais que les policiers et les gendarmes, à l’instar des parlementaires, sont des femmes et des hommes, avec leurs forces et leurs faiblesses. Plus nous les aiderons, meilleurs seront les résultats.

La Fondation des droits des femmes nous a présenté l’idée d’un projet de grille d’évaluation ; nous l’avons reprise et elle accompagnera la démarche de la police et de la gendarmerie. L’idée consiste à prendre en compte un nombre de facteurs importants. Je pense aux violences verbales ou physiques, à la durée, à la répétition des faits, à la présence d’enfants au domicile ou à la possession d’une arme, par exemple parce que le conjoint, tireur sportif, en garderait une à son domicile. Cela fait partie des indices que nous devons retenir comme nous devons prendre en compte la consommation d’alcool ou de drogues, dont on sait qu’ils peuvent être des facteurs aggravants du passage à l’acte. Ces indicateurs permettent de disposer d’un faisceau d’indices susceptibles de conduire à une décision de protection toute particulière. Policiers et gendarmes seront ainsi en possession d’une évaluation fine du danger encouru et seront en mesure d’engager les mesures nécessaires à la bonne prise en charge des victimes.

Le débat ne porte pas sur le dépôt de plainte, la forme du dépôt de plainte, la main courante ou l’absence de procédure : même si la personne qui vient parler ne veut pas porter plainte, ne veut pas non plus déposer une main courante, il est nécessaire que l’on identifie un risque trop ou très élevé et agir, dirons-nous, presque malgré elle ; il faut surtout pouvoir lui faire des propositions, lui offrir des outils, lui indiquer les associations qui pourront l’accompagner et tous les acteurs qui sont mobilisés.

Nous avons demandé qu’un document soit systématiquement remis à la personne qui rappelle les grands dispositifs nationaux mais aussi, département par département, l’ensemble des structures susceptibles de l’accompagner. Parfois, la pression et la difficulté psychologique de l’entretien d’une femme violentée avec un policier rendent l’exercice difficile, elle peut oublier des informations. Nous voulons qu’elle dispose d’un guide pratique, concret, territorialisé, qui lui permette après quelques heures, voire quelques jours, de s’en servir et d’agir.

Nous ne devons pas perdre de temps sur ces sujets, mais aller vite. C’est la raison pour laquelle, dès le lendemain du Grenelle, j’ai adressé une circulaire à l’ensemble des préfets pour que nous progressions.

Je n’évoquerai pas toutes les mesures qui ont été décidées et lancées dans le cadre du Grenelle des violences faites aux femmes. Vous m’avez transmis un questionnaire auquel nous avons répondu et que je pourrai peut-être compléter en répondant à vos questions.

Une série de mesures a été annoncée, des mesures fortes, des mesures qui concernent tous les ministères, pas uniquement le ministère de l’Intérieur, des mesures qui ne pouvaient pas attendre. Il nous fallait agir vite mais agir vite ne signifie pas non plus se précipiter. Aussi, s’agissant du questionnaire d’évaluation des dangers, j’ai laissé quelques semaines à nos services pour nous présenter des propositions et surtout pour échanger avec les associations qui accompagnent les femmes victimes de ces violences.

Au moment du Grenelle des violences faites aux femmes, j’ai évoqué la possibilité d’établir dans chaque département des cellules dédiées à la prise en charge opérationnelle des victimes. J’ai demandé aux préfets de commencer à y travailler.

Ces cellules auront vocation à évaluer et à coordonner avec l’ensemble des acteurs impliqués tous les dispositifs d’accompagnement nécessaires aux victimes. Il n’est pas question qu’une personne porte plainte et soit ensuite livrée à elle-même. Il s’agit d’un engagement collectif sur lequel nous devons nous mobiliser.

Le cadre de travail de ces cellules sera informel. En lien avec les procureurs qui le souhaitent, les préfets devront arrêter la liste des participants, les modalités de rencontre, de sorte que, sous le secret des travaux, ces cellules puissent aborder les situations individuelles qui, dans le cadre de la procédure, ne permettent pas de déterminer précisément le niveau de preuve. Ces échanges permettront cependant de prendre des décisions, de mettre la victime potentielle en contact avec une association, avant même que la machine judiciaire soit lancée, afin d’éviter toute difficulté.

Dans notre esprit et celui du Gouvernement, le Grenelle des violences conjugales n’est pas un aboutissement, mais une étape de notre action, car bien des réflexions ont été lancées et aboutiront dans les semaines et dans les mois qui viennent, améliorant davantage encore le devenir d’un certain nombre d’actions concrètes sur lesquelles nous nous sommes engagés.

C’est une étape également pour la prise de conscience collective, y compris au sein de la police et de la gendarmerie, de la nécessité de porter une attention toute particulière au risque de laisser une femme repartir alors même qu’elle est menacée dans son intégrité physique, quelle que soit la forme de la menace qui pèse sur elle.

C’est une étape encore dans les dispositifs d’accompagnement. Le numéro 3919 a gagné en notoriété et chacune et chacun a bien compris, je crois, le fléau que constituent ces violences et peut-être a réalisé plus encore la nécessité d’agir.

Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, avec Laurent Nuñez et l’ensemble des membres du Gouvernement, nous gardons les yeux rivés sur un objectif simple : nous mobiliser pour que nous soyons les meilleurs, même si être meilleurs ne réglera pas entièrement le problème. D’aucuns pourront prétendre avoir des solutions miracles. Nous n’en avons pas, mais nous devons être totalement mobilisés. Je puis vous assurer que la lutte contre les violences conjugales et les violences faites aux femmes est et restera au cœur des objectifs de mon action au ministère de l’Intérieur.

Madame la présidente, je me tiens à la disposition de votre Délégation pour répondre à vos questions.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Merci vivement, monsieur le ministre, de votre engagement sur ce sujet qui tient particulièrement à cœur à l’ensemble des membres de la délégation aux droits des femmes et des précisions que vous avez apportées aux questions que nous vous avions soumises préalablement.

Concernant la formation des forces de l’ordre, notamment initiale, pourriez-vous en détailler à la fois le contenu et le volume horaire car nous savons à quel point il est important que chaque policier, chaque gendarme puisse bénéficier de cette formation initiale ?

Les gendarmes et les policiers sont les acteurs de premier plan, les pompiers également. Pourriez-vous nous indiquer quelle formation ils reçoivent et de quelle façon ils sont mobilisés aux côtés des gendarmes et des policiers sur ces questions ?

Mme Laurence Gayte. Je vous remercie, monsieur le ministre, de l’annonce de ces mesures.

Vous avez évoqué des référents chez les forces de l’ordre. Pouvez-vous nous dire s’ils opèrent dans chaque brigade, dans chaque commissariat ? Est-ce plutôt au niveau départemental ou régional ? Quel est leur rôle ?

Mme Laurence Trastour-Isnart. J’ai malheureusement été touchée personnellement de plein fouet par un féminicide. Ma commune a rendu hommage au centième féminicide de cette année. J’ai reçu sa famille, ce fut un moment très difficile. Je tiens à souligner que la famille remercie le commissaire chargé de l’enquête qui a su trouver les mots qu’il fallait et qui l’a soutenue.

Tous nos policiers sont-ils formés ? Je m’interroge. Dans le cadre d’une autre mission, j’ai eu l’occasion de passer une heure dans un standard de pompiers. Une jeune femme, en larmes, a appelé car l’une de ses amies était en train d’être frappée par son compagnon. Le pompier a recueilli son adresse et tous les éléments nécessaires et a calmé la personne. Avant de joindre les pompiers, la jeune femme avait appelé la police qui n’a pas donné suite, ni ne l’a écoutée. J’ai alors demandé aux pompiers d’appeler la police. Le responsable que la jeune femme avait contacté préalablement nous a expliqué : « Elle pleurait, on ne comprenait rien à ce qu’elle disait. Je n’ai donc pas donné suite. » C’est anormal ! Si la personne au standard était formée, elle aurait pris son temps, aurait écouté et aurait essayé d’obtenir, à l’instar du pompier, plus d’informations et fait en sorte d’envoyer une patrouille.

Je précise que je ne veux pas jeter la pierre à la police. J’ai également passé une journée dans un commissariat. Les commissariats de police souffrent d’un manque d’effectifs. Certains ne comptent qu’une seule patrouille la nuit, qu’un seul référent de sécurité du quotidien une journée par semaine dans une ville de 50 000 habitants. C’est insuffisant. Si nous voulons vraiment protéger les femmes des violences conjugales et assurer la sécurité de nos concitoyens au quotidien, des effectifs doivent pouvoir intervenir en cas d’appel et prendre le temps d’écouter attentivement les personnes en détresse sans être submergés par d’autres appels. À cet égard, que comptez-vous faire, monsieur le ministre ?

Mme Sophie Panonacle. Monsieur le ministre, bien des choses ont déjà été dites sur la formation, je n’y reviens donc pas. En revanche, je précise qu’en complément de la formation, l’information régulière des forces de police et de gendarmerie est nécessaire.

Vous avez évoqué les référents des unités opérationnelles et la présence renforcée de psychologues. La présence d’intervenants sociaux dans les gendarmeries est un dispositif performant. Quid de son développement ? On n’en entend pas parler alors même que la présence de ces intervenants aboutit à des résultats intéressants là où ils sont déployés.

J’en viens au dépôt de plainte généralisé à l’hôpital. À Arcachon, le directeur d’hôpital est très à l’écoute de cette problématique. Cet été, nous avions convenu d’organiser un dépôt de plainte au centre hospitalier d’Arcachon, ce dont je tiens à le remercier. Son service d’urgence étant relativement saturé et en l’attente de la fin des travaux pour profiter d’un local dédié aux dépôts de plainte, il m’a promis de libérer un petit espace pour accueillir la police ou la gendarmerie. Cette expérimentation sera prochainement lancée et nous pourrons vous en faire des retours.

Si la gendarmerie ne voit aucun inconvénient à se rendre à l’hôpital, c’est plus compliqué pour la police, sans doute en raison du manque d’effectif. En effet, il m’a été indiqué qu’envoyer un policier la nuit pour prendre une plainte à l’hôpital serait compliqué en cas d’effectifs réduits. Comment pourrions-nous résoudre cette difficulté, tant il est vrai que le dépôt de plainte à l’hôpital est efficace en raison de son contexte rassurant ? Par ailleurs, cela évite aux femmes après avoir été soignées de rentrer chez elles et d’être à nouveau confrontées à la violence.

M. Christophe Castaner, ministre de lIntérieur. Je répondrai sous forme de boutade à votre proposition, madame Panonacle : je ne souhaite pas connaître les résultats de l’expérimentation lancée à Arcachon, car je souhaite que l’expérimentation soit nationale ! La circulaire que j’ai diffusée deux jours après le Grenelle des violences conjugales demande aux préfets de travailler avec l’ensemble des agences régionales de santé pour être disponibles, présents et efficaces dans l’ensemble des hôpitaux. Si l’hôpital d’Arcachon a un temps d’avance, nous pourrons certainement tirer des enseignements de la cellule mise en place.

Des problèmes de disponibilité continuent de se poser dans les commissariats. Lorsqu’un commissariat est ouvert la nuit, la personne en responsabilité et en charge de l’accueil ne peut immédiatement se déplacer et fermer le commissariat pour répondre à des besoins ailleurs. En lien avec l’hôpital, l’objet des conventions est de permettre à la femme victime de violences d’être accueillie jusqu’au lendemain matin à l’hôpital, de convenir d’un rendez-vous et de bénéficier d’une présence. Je ne vous dis pas que des femmes et des hommes seront toujours immédiatement disponibles, car ce serait prendre un risque pour l’ensemble du système de sécurité que nous devons à nos concitoyens, mais il faudra trouver des solutions. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé aux préfets d’y réfléchir et d’organiser le dispositif.

Les intervenants sociaux, vous l’avez relevé, jouent un rôle majeur dans la police et la gendarmerie. La police nationale en compte 172, la gendarmerie nationale 137, soit un total de 309 intervenants qui mobilisent un savoir-faire particulier que n’acquièrent pas toujours les policiers et les gendarmes, y compris au cours de leur formation. Ils apportent un appui important mais relativement difficile à quantifier à ce jour dans la mesure où ces postes ne prennent pas la forme de temps pleins dédiés à tel ou tel sujet. C’est la raison pour laquelle nous avons demandé la constitution d’un Observatoire national du dispositif d’intervention sociale en commissariats et en gendarmeries. Il sera officiellement lancé le 8 novembre 2019 pour obtenir une vision précise sur ce sujet. Nous mettons en place des politiques, il est donc nécessaire de les évaluer mais je suis, comme vous, convaincu de l’utilité de ce dispositif.

Plusieurs d’entre vous m’avez posé la question de la formation telle qu’elle est aujourd’hui dispensée. La formation initiale, depuis peu de temps, prend en compte la question spécifique des violences faites aux femmes. Depuis mai 2019, un module spécifique relatif aux violences faites aux femmes, d’une durée de huit heures, est intégré à toutes les formations initiales des élèves gendarmes. La formation initiale des commissaires de police, des officiers, des gardiens de la paix et des officiers de police judiciaire consacre des enseignements aux violences faites aux femmes, notamment sur le volet de la police judiciaire et, depuis un peu plus longtemps, à la problématique de l’accueil des victimes. Il convient de développer ce dispositif et d’évaluer, selon l’expérience et le vécu, le profil des personnes qui porteront le discours et la formation. Ce peut être plus ou moins efficace. Il est par conséquent nécessaire d’intervenir. Aujourd’hui, tous les gardiens de la paix, tous les adjoints de sécurité bénéficient par ailleurs d’un enseignement spécifique portant sur les violences infra-familiales et l’accueil des victimes en situation de détresse.

La formation continue que nous voulons instaurer intervient en trois temps.

Premièrement, améliorer l’accueil des femmes victimes. L’objectif est d’être opérationnel au cours du premier semestre 2020. Nous avons lancé un questionnaire précis pour élaborer la formation la plus adaptée.

Le second temps de formation continue consiste à réfléchir au développement des pratiques d’enquête sous la forme de formations déconcentrées. Il s’agit d’une nouveauté, nous souhaitons réunir des magistrats et des enquêteurs. Cette formation sera conduite en s’appuyant sur des kits de formation. La première formation qui associera magistrats et enquêteurs aura lieu le 25 novembre prochain. Tel n’est pas l’usage dans nos maisons. Pourtant, une telle configuration est d’une réelle utilité dans la pratique. Lorsque les hommes et les femmes se connaissent, c’est mieux. Lorsqu’ils ne se connaissent pas mais qu’ils ont des méthodes et des sensibilités partagées, c’est également efficace. Autant je ne peux pas garantir le lien intuitu personae entre un enquêteur et le magistrat, le procureur par exemple, autant si nous avons des méthodes partagées, les acteurs s’enrichiront mutuellement pour une plus grande efficacité.

Le troisième volet sera déployé en association avec l’École nationale de la magistrature pour des actions renforcées et obligatoires sur la thématique des violences faites aux femmes. Tel est le programme de travail des années 2019 et 2020.

Au-delà de la sensibilisation de tous les policiers et gendarmes à l’accueil, nous avons voulu professionnaliser l’accueil par des référents dédiés, soit 264 brigades de protection des familles. Elles sont composées de policiers spécifiquement formés - avec des volumes horaires sans rapport avec ce que je viens d’évoquer-, s’appuient sur 521 correspondants locaux pour obtenir le maillage territorial le plus large possible et disposent de 174 référents dédiés aux violences conjugales dans les commissariats.

Dans les gendarmeries, c’est une centaine d’officiers de prévention qui sont mobilisés dans tous les départements et 1 740 relais dans la quasi-totalité des gendarmeries de France. Certes, le référent n’est pas présent en permanence. Son travail ne réside pas dans l’accueil, il est celui qui doit impulser, veiller, faire passer des messages et sensibiliser au sujet que nous devons traiter de la façon la plus territorialisée afin de parvenir à une uniformité de traitement et d’accompagnement.

Vous avez raison, des effectifs supplémentaires sont nécessaires dans la police nationale et dans la gendarmerie. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes engagés à recruter 10 000 policiers et gendarmes sur la durée du quinquennat. Nous assumons ce programme, que nous poursuivons. Je ne rappellerai pas la situation que nous avons connue ces dernières années. Il est nécessaire de reconstituer les forces, mais je suis convaincu que la solution ne réside pas uniquement dans le recrutement de forces supplémentaires ; elle se situe dans les méthodes de travail, dans les priorisations, dans la nécessité de libérer nos policiers et nos gendarmes de tâches indues et administratives au profit du terrain, – et d’ailleurs ils aiment être sur le terrain ! C’est un changement d’organisation, de tropisme que nous devons accompagner. Depuis trop longtemps, la réponse consiste à ajouter des effectifs sans pour autant assurer une police du sur-mesure qui s’impose territorialement mais aussi au vu du sujet traité. Appréhender les violences conjugales est un sujet particulier qui implique formation et attention.

Vous avez évoqué un cas concret que je ne remets nullement en cause. Une mauvaise appréciation de la situation par un policier ou un gendarme est toujours possible. Je rappelle que 200 femmes sont accompagnées chaque jour. Je sais aussi la difficulté d’appréciation qui s’attache aux situations et, par conséquent, que notre système peut être faillible. Il convient donc de le sécuriser par un accompagnement sur le plan méthodologique afin d’éviter la situation que vous avez décrite. Je ne conteste pas le témoignage que vous avez livré ni ne vous le reproche, car il est important que nous puissions évoquer de tels incidents.

Nous avons déclenché des contrôles in situ pour plusieurs raisons : d’abord pour « mettre la pression » sur les professionnels. Je l’assume en tant que ministre de l’Intérieur : la confiance n’exclut pas le contrôle. J’ai toute confiance, mais le contrôle est toujours utile. Chaque commissariat, chaque caserne doit savoir que la probabilité est grande qu’il fasse l’objet d’un contrôle inopiné d’ici à la fin de l’année. C’est une manière de stimuler la qualité de l’accueil et, parallèlement, de déterminer, en cas d’anomalie, à quel moment il y a eu dysfonctionnement et la façon d’améliorer le système.

Il est plus difficile de répondre au sujet des pompiers. Tout d’abord, parce qu’il existe différents types de pompiers. Par ailleurs, nous comptons des organisations départementalisées dans le cadre des services départementaux d’incendie et de secours (SDIS). Les approches sont donc différentes. Mais les pompiers, partout en France, sont en interaction constante avec les forces de l’ordre et échangent très régulièrement sur le sujet. Tous les pompiers ont conscience du problème et ont la capacité d’alerter les forces de sécurité intérieure en cas de suspicion de violence, ce qu’ils font assez souvent à l’instar des agents hospitaliers ou des médecins, tout en préservant le secret médical. S’ils ont le sentiment qu’il faut protéger la victime, ils le font.

Il convient de se poser la question des primo-intervenants. Dans un contexte de violence familiale, les primo-intervenants sont la famille ou les proches. Ce peuvent être aussi – l’ancien maire d’une commune rurale peut en témoigner –, le policier, le gendarme ou le pompier. Il est indispensable que l’ensemble des acteurs échangent et travaillent sur ces sujets. Quant à nous, il nous appartient de fluidifier le système. C’est pourquoi j’ai évoqué les conventions entre nos forces de sécurité intérieure et les hôpitaux qui peuvent inclure les pompiers dans le dispositif.

Mme Sonia Krimi. Merci, monsieur le ministre, de vos propos.

Je ne reviendrai pas sur la formation ou sur les problématiques liées aux difficultés de déposer une plainte. Le problème dépasse le pénal, le sociétal, le culturel et l’éducatif. Nous ne vous dirons donc pas ce qu’il faut faire tant les solutions sont complexes.

Les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) sont spécialisés dans l’accueil des femmes. Le centre Louise Michel, à Cherbourg, est confronté à des difficultés.

Le centre Louise Michel accueille les femmes qui sont aisément réinsérables dans la vie de tous les jours, ce qui fait peser une pression en termes quantitatifs. Comme vous le savez, une femme peut se remettre en couple avec son conjoint une première fois, une deuxième, une troisième, voire une septième fois, une situation que nous avons connue à Cherbourg. Les travailleurs sociaux prennent leur mal en patience. Si une femme quitte son mari à sept reprises, ils doivent pouvoir l’accompagner jusqu’à cette septième fois et être présents au moment où elle s’en libère. Or, la logique portée par l’étude nationale des coûts (ENC) ne permet pas de prendre en compte ces spécificités et met en difficulté l’accompagnement qualitatif. Comptez-vous la remettre en cause ?

J’aimerais par ailleurs avoir votre avis sur le fait que quand un homme est violent, on estime que c’est à lui de quitter le domicile. Tout le monde en est d’accord mais cela ne se passe pas toujours ainsi. Fin août, toujours à Cherbourg, une femme a été contrainte de quitter la région car elle savait que sinon son compagnon continuerait de la maltraiter. Malgré ses vingt-quatre ans, le casier judiciaire de cet homme était lourd. Nous ne remettons pas en cause le travail de l’institution judiciaire, elle est indépendante et fait ce qu’elle peut. Sans attendre des réponses du Grenelle des violences conjugales qui, comme vous l’avez dit, ne fait que commencer aujourd’hui, comment permettre aux femmes de rester chez elles ?

M. Dimo Cinieri. Merci, madame la présidente, de m’accueillir dans votre Délégation.

Monsieur le ministre, vous nous avez parlé d’une formation de nos fonctionnaires de police et de gendarmerie sur le thème des femmes victimes de violences. Vous avez proposé de créer des référents formés et de recruter des psychologues. Vous voulez mieux communiquer et informer le public. Vous souhaitez une meilleure prise en charge des victimes, un meilleur accueil, une meilleure écoute et un meilleur accompagnement. Ce sont 200 femmes battues qui franchissent le pas de nos commissariats ou gendarmeries, et qui sont ensuite accompagnées. Monsieur le ministre, nous ne pouvons que vous soutenir et vous encourager, mais avec quels personnels ?

La vallée de l’Ondaine, une vallée populaire composée de familles aux revenus très modestes, qui vient de la métallurgie, de la sidérurgie et de la mine, est confrontée à des incivilités et à de multiples problèmes de sécurité. Aujourd’hui, il nous manque quinze fonctionnaires de police. Je vous ai sollicité pour une rencontre avec les sept élus de la vallée. En dehors de toute polémique politico-politicienne, je souhaiterais que nous trouvions une solution, car l’absence de quinze fonctionnaires dans une vallée qui compte 55 000 habitants est problématique.

Je vous ai écrit, vous m’avez répondu. Mais je pense qu’il est nécessaire de vous apporter des précisions sur ce territoire. Pour reprendre vos propos, la confiance n’exclut pas le contrôle. Sur ces sujets, je ne peux que vous encourager et vous soutenir. J’aimerais donc que nous nous rencontrions très prochainement, si vous le souhaitez, monsieur le ministre, afin d’aborder avec vous et la population de la vallée de l’Ondaine les problèmes d’incivilités et les thèmes que vous avez abordés.

Mme Fiona Lazaar. Monsieur le ministre, votre engagement, celui du ministère et de ses agents, est essentiel pour mieux lutter contre les violences conjugales et mieux protéger les victimes.

Je tiens à saluer votre présence aujourd’hui qui est essentielle et l’occasion pour nous d’évoquer sans détour les difficultés rencontrées concrètement sur le terrain. Tel était l’objet des rencontres organisées dans le cadre du Grenelle des violences conjugales la semaine dernière dans de nombreux départements de France. J’ai eu la chance de participer à celui du Val-d’Oise où plusieurs points sont remontés.

Vous avez largement évoqué la formation des agents. Elle est centrale, il faut insister sur ce point et ne rien lâcher !

Le deuxième sujet qui a été mis en avant a été celui des travailleurs psychosociaux qui ne seraient pas équitablement répartis entre les commissariats. Il existerait des disparités de contrats et de statuts ainsi que des modalités de financement complexes, tripartites, qui, parfois, prendraient du temps avant d’être opérationnelles. Même si nous souhaitons l’ouverture de postes, nous sommes confrontés à des difficultés de recrutement. Le Grenelle offre-t-il des solutions ou ouvre-t-il des pistes de réflexion pour renforcer les équipes dans les commissariats ?

Nous sommes interpellés par des citoyens et les représentants d’associations sur les violences administratives, un sujet peu abordé jusqu’à présent dans le cadre du Grenelle, qu’il ne faudrait pas obérer.

Deux cas précis m’ont été rapportés. Le premier est celui d’une femme d’origine étrangère qui a épousé un Français et qui est retournée dans son pays d’origine pour les vacances avec ses enfants français. L’époux lui a confisqué ses papiers d’identité et est rentré en France sans sa femme et ses enfants.

Le second est celui d’une femme étrangère vivant sur notre territoire qui a été séquestrée pendant une dizaine années et dont le conjoint avait confisqué les pièces d’identité. Elle a fini par s’échapper. Mais au cours de cette période, elle n’a pu renouveler ses titres de séjour et se retrouve en situation irrégulière. Comment protéger ces femmes qui sont placées dans une situation de grande vulnérabilité et auxquelles il nous faut porter attention ?

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Lors de notre déplacement dans le Morbihan à l’occasion des vingt ans de la délégation aux droits des femmes, ont été évoqués, au cours de notre réunion avec le préfet, les financements tripartites des postes d’intervenants sociaux, mais également la pérennisation de ces postes, qui est essentielle. Parfois, les préfets reculent devant l’ouverture de tels postes, pensant qu’ils ne disposeront pas des crédits pour en assurer la prise en charge dans le temps.. La question du financement et de sa pérennisation se pose donc.

M. Philippe Dunoyer. Monsieur le ministre, je tiens à saluer l’engagement du Gouvernement, du Premier ministre et des ministères concernés depuis la semaine dernière. C’était un fait, dorénavant acté par le lancement du Grenelle des violences conjugales.

Je voudrais apporter un témoignage ultramarin en vous faisant part de notre perception et de notre sensibilité, que ma collègue Justine Bénin a récemment exprimées au cours de la séance des questions au Gouvernement. Personne n’ignore ici les chiffres dramatiques qui sont ceux des territoires d’outre-mer. En Nouvelle-Calédonie, nous déplorons deux féminicides sur les 102 comptabilisés à ce jour, ce qui, rapporté à notre population, revient à un ratio quatre fois supérieur à la moyenne nationale.

Selon une enquête déjà ancienne portant sur une population de seize à vingt­cinq ans, un quart des femmes interrogées indiquaient avoir été victimes d’une violence à leur encontre. C’est une situation que vous connaissez. À cet égard, je voudrais vous interroger sur notre capacité à dupliquer les mesures et les nouvelles annonces que vous avez rappelées – et d’autres éventuellement – en Nouvelle-Calédonie, et en outre-mer plus largement.

Les situations varient en outre-mer, selon qu’il s’agit des départements d’outre-mer ou des collectivités, lesquelles sont organisées autrement et dont les compétences sont réparties différemment. C’est la raison pour laquelle, sauf erreur de ma part, le dispositif téléphone grave danger (TGD) n’est pas étendu en Nouvelle-Calédonie à ce jour, même s’il s’agit d’une compétence régalienne. Les femmes n’ont pas la possibilité non plus, à ma connaissance, d’appeler le numéro 3919, probablement pour des raisons pratiques, pas toujours compréhensibles.

Les effectifs de police et de gendarmerie sont suffisants dans la mesure où ils ont été augmentés ces dernières années. Cela dit, police et gendarmerie sont confrontées aux mêmes difficultés de prise en charge des dépôts de plainte. Autrement dit, il existe un décalage avec la métropole.

Mme la secrétaire d’Etat a annoncé l’organisation d’un Grenelle des violences conjugales ultramarin, ce qui est une bonne chose.

Monsieur le ministre, vous avez déclaré que 400 commissariats et gendarmeries seraient inspectés et audités d’ici à la fin de l’année. Pouvez-vous confirmer que, parmi ces 400 structures, figureront des commissariats et gendarmeries ultramarins dans chacun des territoires ?

La généralisation du dépôts deplainte à l’hôpital est une mesure à laquelle je crois beaucoup et qui me fait penser à l’expérimentation de la cellule d’accueil d’urgence des victimes d’agressions (CAUVA) au centre hospitalier universitaire de Bordeaux qui, bien sûr, a une vocation plus large, mais qui permet déjà ce type d’initiative.

En Nouvelle-Calédonie, nous nous sommes inspirés de ce CAUVA et avons créé une modeste cellule qui permet de porter plainte. Mais la question ne se pose pas dans les mêmes termes qu’en métropole dans la mesure où cette compétence est calédonienne. Il n’existe pas d’articulation avec les agences régionales de santé puisqu’il n’en existe pas en Nouvelle-Calédonie. Les établissements de santé calédoniens et les services de l’État s’opposent. Plus largement, l’audit de grande ampleur dont le Premier ministre a rappelé la nécessité la semaine dernière et qui sollicitera à la fois les services sociaux, les services de santé ainsi que la chaîne pénale et judiciaire souffre de ce problème d’articulation en Nouvelle-Calédonie entre les deux échelles de compétences. Il n’en demeure pas moins que les violences conjugales transcendent très largement les problématiques de compétences normatives ou institutionnelles, et que c’est une cause à laquelle nous sommes toutes et tous très attachés.

Je terminerai par une remarque. En début de semaine, le haut-commissaire de Nouvelle-Calédonie a réuni le comité local d’aide aux victimes dont les parlementaires ne font pas partie. Le haut-commissaire m’a donc gentiment invité oralement. Au-delà du fait que je ne pouvais m’y rendre, pourquoi suis-je le seul à avoir été invité ? Je pointe ce constat car je considère que le comité local d’aide aux victimes a toute sa pertinence. Dans le cadre des travaux qui sont les nôtres, peut-être serait-il utile que les parlementaires soient systématiquement associés, si c’est possible, pour à la fois s’instruire, participer au débat et, éventuellement, enrichir le Grenelle des violences conjugales.

M. Christophe Castaner, ministre de lIntérieur. Madame Krimi, s’agissant des structures d’accueil, j’ai bien noté que votre Délégation allait prochainement entendre Julien Denormandie. Je pense qu’il pourra vous répondre sur la question de l’étude nationale des coûts sur laquelle je ne dispose pas d’informations. Votre question étant technique, il sera la personne appropriée pour vous répondre. Je rappelle simplement que le logement reste une question centrale.

Les violences conjugales sont un sujet majeur. C’est la raison pour laquelle, parmi les engagements qui ont été pris la semaine dernière, figure la création de 1 000 places d’accueil supplémentaires. M. Denormandie pourra les détailler. Pour ce qui relève de mon ministère, nous avons créé l’année dernière des centres d’accueil pour femmes réfugiées en situation de risque car, pour ces femmes en situation de demande d’asile, une faiblesse se surajoute : elles ont besoin d’une protection physique.

Nous nous sommes également engagés sur le bénéfice de la garantie Visale et, donc, de la garantie du paiement locatif. S’ajoute à cela un dispositif de plateforme géolocalisée qui flèche les places disponibles. Il permettra à la personne, mais aussi à celui qui l’accompagnera, quel qu’il soit – ce pourra être par exemple un policier ou un gendarme – d’identifier des places d’accueil d’urgence disponibles à proximité. Cette solution ne vaut que pour un temps, mais permet de proposer une protection.

Est-ce à la femme ou à l’homme violent de rester au domicile conjugal ? À titre personnel, je partage le sens de votre propos, mais il ne m’appartient pas d’y répondre. Mme la garde des sceaux aura l’occasion de s’exprimer sur cette question.

Monsieur Cinieri, vous m’avez soutenu dans la démarche mais surtout, comme vous l’avez fait dans Le progrès de ce matin que j’ai lu avec attention, vous m’avez interpellé sur les effectifs.

Monsieur le député, nous sommes engagés dans un programme de recrutement de 10 000 policiers et gendarmes sur l’ensemble du territoire national qui vise à rehausser les effectifs, lesquels ont diminué de 12 500 entre 2007 et 2012, générant un dysfonctionnement total de notre administration, policière notamment. C’est ainsi que cette diminution a fait exploser les heures supplémentaires que nous devons honorer aujourd’hui. Il nous faut également réorganiser les services. Pour résumer, 2 500 recrutements interviendront cette année en sortie d’école au titre du budget que je vous présenterai dans quelques jours pour la police et la gendarmerie. Ces recrutements exigent une approche territoriale la plus fine possible.

Monsieur Cinieri, j’ai bien entendu votre interpellation et j’ai demandé au préfet d’établir un point précis de la situation. Je ne peux pas organiser des réunions vallée par vallée, mais je sais, pour avoir été élu, y compris dans la ruralité, l’attachement des députés à leur circonscription. Je comprends donc parfaitement le sens de votre intervention !

M. Dimo Cinieri. Et le rendez-vous ?

M.  Christophe Castaner, ministre de lIntérieur. Je vous remercie de participer à la discussion sur les violences faites aux femmes pour obtenir un rendez-vous pour le commissariat de Firminy, mais je vous ai répondu : le préfet qui a toute ma confiance aura pour mission de me présenter des propositions et un point précis sur la situation du commissariat de Firminy en lien avec le directeur départemental de la sécurité publique.

Madame Lazaar, je vous répondrai en reprenant votre formule : vous m’avez remercié de ma présence, que vous avez qualifiée d’essentielle. Très modestement, je vous dirai qu’elle n’est pas essentielle, elle est une évidence. Si le ministère de l’Intérieur, que je représente, n’était pas présent à cette discussion, ce serait un contresens absolu. Je peux vous dire également que ma présence se justifie plus encore à titre personnel.

Vous m’avez interrogé sur les enjeux de la formation – que j’ai abordés et sur lesquels je ne reviens donc pas – et sur la place des travailleurs psychosociaux qui jouent un rôle majeur. La difficulté tient au fait qu’ils font l’objet d’un triple financement entre l’État, les commues et les départemets. Le président de l’Association des maires de France était présent au Grenelle la semaine dernière, celui de l’Association des départements de France était représenté. Il est absolument nécessaire que nous profitions de notre discussion aujourd’hui pour sanctuariser les engagements des différents acteurs et que nous progressions. Vous savez comme moi que nous fonctionnons selon des principes de financements pluriannuels. Il ne s’agit donc pas de postes de fonctionnaires classiques et une incertitude pèse sur leur renouvellement. Passer des conventions triennales, qui sont toujours possibles, tripartites ou bipartites, permettrait de pérenniser ces dispositifs.

Vous avez enfin abordé la question des violences administratives. Au début de votre propos, je me demandais ce dont il s’agissait mais, au fond, votre question est d’évidence, la confiscation du passeport étant un fait auquel nous sommes trop souvent confrontés.

Il faut savoir que le fichier national des étrangers garde une trace de tous les titres qui sont délivrés. Il convient de diffuser cette information : obtenir un duplicata est toujours possible et une personne qui perdrait ses papiers peut en faire la déclaration. Une personne à laquelle on les aurait confisqués peut parfaitement le déclarer. Je souhaite, par conséquent, que, dans le cadre de la procédure d’accompagnement assurées par des policiers et des gendarmes, on fasse en sorte que la personne concernée puisse obtenir ce duplicata pour se rendre notamment au consulat et être protégée. Le problème est que cette personne est déjà fragilisée par la violence qu’elle subit, à laquelle s’ajoute une fragilité supplémentaire, celle de ne pas avoir ses papiers et d’être confrontée à l’absence de titre de séjour. De telles situations méritent une attention supplémentaire.

Votre question doit nous conduire à sensibiliser à cette question. Peut-être que les cellules départementales que j’appelais de mes vœux la semaine dernière dans le cadre du Grenelle des violences conjugales, sur lesquelles nous allons travailler avec Mme la Garde des sceaux, premettront de traiter les cas que vous avez décrits et dont la réponse administrative ne va pas de soi. Peut-être pourrez-vous m’aider à relayer cette idée non encore entièrement validée. Le préfet et le procureur peuvent s’interroger, s’en occuper, décrocher le téléphone et faire passer le message. Au surplus, la présence de représentants des services serait susceptible de faciliter la démarche.

Monsieur Dunoyer, la ministre des outre-mer a répondu, en présence de Marlène Schiappa, sur les spécificités de la dimension ultramarine. Elle a souhaité, en effet, qu’un Grenelle dédié soit organisé dans les territoires ultramarins. Il existe des spécificités, des anomalies quantitatives, mais aussi des particularités techniques. Des réponses plus adaptées et plus concrètes seront apportées mais, quels que soient les départements d’outre-mer, il est essentiel que les dispositifs soient aménagés et que les mesures que nous mettons en place en France s’appliquent et protègent les femmes d’outre-mer.

En l’occurrence, nous sommes confrontés à une anomalie, mais le chiffre statistique est faible. Globalement, s’agissant des violences faites aux femmes, l’outre-mer, Mayotte excepté, n’est entachée d’aucune spécificité et ne connaît pas d’aggravation des violences faites aux femmes. Tel n’était pas le sens de votre question, mais je ne voudrais pas que l’on croie à une anomalie statistique à Mayotte, qui connaît une violence généralisée plus forte et une pratique de la violence plus débridée que dans d’autres territoires. C’est un problème pour nos services ;je tenais à apporter cette précision.

Il convient ensuite d’étudier au cas par cas, territoire par territoire, la difficulté d’accès au numéro 3919 et de trouver des solutions.

Vous m’avez interrogé sur l’audit en outre-mer, la réponse est affirmative. Je ne vous communiquerai pas le calendrier, car je ne voudrais pas indiquer à quelle période viendra le visiteur ou la visiteuse témoin ! Je dispose de quelques éléments, notamment pour la Nouvelle-Calédonie, dont je pourrai vous faire part personnellement.

Vous avez posé la question sur le comité local d’aide aux victimes. Je vais être brutal dans ma formulation mais vous la comprendrez : nous connaissons une difficulté avec les parlementaires. Je vous le dis parce que je l’ai été et que je le suis virtuellement pour avoir été réélu en même temps que vous avez été élus ou réélus. Les membres de certaines instances sont tenus au secret ; or, les parlementaires ne le sont pas. C’est la raison pour laquelle les parlementaires ne peuvent y siéger. J’ignore si c’est le régime qui s’applique aux comités locaux d’aide aux victimes, mais ce peut être une explication. Au-delà de la qualité et de la respectabilité de tous les parlementaires présents, vous n’êtes pas, en qualité de parlementaires, tenus au secret. Lorsque l’on nomme des personnes individuellement, la question se pose. J’ai été confronté à cette difficulté lors de la constitution, sous l’autorité des préfets et des procureurs, des groupes d’évaluation sur les phénomènes de radicalisation ou de lutte contre le terrorisme. Des parlementaires m’avaient demandé à y assister, mais je n’ai pas pu répondre positivement en raison de la dimension que je viens d’évoquer. La remarque ne porte pas sur la qualité des parlementaires intuitu personae, il s’agit d’une remarque de droit.

Je ne veux surtout pas polémiquer sur les chiffres des féminicides annoncés sur des tweets qui circulent. De toute façon, ils ont une utilité : celle de l’alerte et de la prise de conscience. Par contre, le ministère de l’Intérieur connaît un décalage dans le temps dans l’analyse des chiffres. Ce qui peut paraître un féminicide selon une information de la presse peut ne pas l’être. Hier, s’est déroulé un fait horrible dans les Bouches-du-Rhône, à Maussane‑les‑Alpilles. Un homme de 70 ans a tué sa belle-mère de 95 ans, son fils, puis son épouse. S’agit-il d’un féminicide au sens où nous en parlons, ou s’agit-il de la dérive d’un homme qui a tué toute sa famille ?

Je ne commente pas, ni ne critique les données telles qu’elles sont livrées, mais je pense qu’en matière d’incrimination pénale et de décès de femmes et d’hommes, il est préférable de s’en tenir aux chiffres qui permettent de caractériser d’un point de vue judiciaire ce qui relève de l’assassinat d’une femme par son conjoint plutôt qu’à une information qui circule dans la presse. J’entoure mon propos de toutes les précautions possibles. De toute façon, le débat ne porte pas sur les chiffres, mais sur une évolution qui est mauvaise cette année même si je ne dispose pas des chiffres définitifs,ceux des six derniers mois nous faisant défaut. L’objectif vise à réduire ce décalage qui est trop important.

Je vous ai livré les chiffres de 2017 et 2018. J’en profite pour en corriger un point sur la tendance indiquée par une parlementaire, qui serait une tendance à la baisse. Pour cette année, on peut penser que la tendance sera mauvaise. Je vous livre cet élément de réflexion, qui ne change rien aux chiffres qui circulent, nous attendons d’avoir le recul nécessaire. Quand on est ministre de l’Intérieur, on doit s’appuyer sur des faits établis. La tragédie qui s’est produite hier peut nous pousser à nous interroger sur cette qualification. Mais Mme la Garde des sceaux sera plus experte que moi pour vous éclairer. Nous n’utilisons pas le terme de parricide ou d’infanticide, et pourtant cela correspond à une réalité.

Mme Sophie Auconie. Merci, monsieur le ministre, de votre présence devant les membres de la délégation, merci de la pédagogie avec laquelle vous exprimez vos projets et merci de le faire avec franchise !

Je voudrais revenir sur la formation. Je salue l’ensemble des mesures que prend le Gouvernement, notamment quant à la formation initiale des forces de l’ordre. Aujourd’hui, les membres des forces de l’ordre qui recueillent la parole des victimes de violences – violences sexuelles, par exemple, quand elles sont femmes – n’ont pas, pour la plupart, reçu de formation initiale dédiée. En effet, quand on travaille depuis cinquante ans dans un commissariat ou une gendarmerie, on n’en a pas forcément bénéficié.

Dans le rapport que nous avions publié avec Marie-Pierre Rixain sur le viol, nous proposions que la formation continue soit obligatoire pour l’ensemble des membres des forces de l’ordre sur ce module spécifique. L’expérience vécue par le Président de la République il y a quelques jours à l’écoute de la plateforme 3919 témoigne de l’importance de cette formation continue obligatoire pour les membres des forces de l’ordre. Qu’en pensez-vous ?

Je voudrais maintenant évoquer le centre d’accueil d’urgence des victimes d’agressions (CAUVA) organisé au CHU de Bordeaux. Les membres de la Délégation diront que c’est, chez moi, obsessionnel, mais je l’assume totalement ! Je vous rappelle les chiffres dont je dispose : sur dix viols en France, seulement une plainte a été déposée. Grâce au CAUVA, à Bordeaux, pour dix viols, neuf plaintes ont été déposées. La convention liant le ministère de la santé, le ministère de l’intérieur et le ministère de la justicepermet le recueil de la parole et des preuves par le médecin qui accueille la victime. Cette convention représente un avantage majeur et cette initiative me semble heureuse. Le CAUVA a la capacité de contractualiser, de stocker le recueil de la parole et de la preuve pendant trois ans, y compris en l’absence de dépôt de plainte, ce qui donne le temps à ces femmes de préparer leur éloignement de leur compagnon violent sans risquer, ce qui arrive dans les cas de féminicides, qu’ils apprennent le dépôt de la plainte et que la compagne soit victime du geste fatal.

Le CAUVA est une infrastructure de qualité. À l’heure de la réduction des dépenses publiques, il est difficile d’implanter cette structure dans tous les départements. Je le regrette mais je le conçois. Cela dit, un certain nombre de projets de reconstruction d’hôpitaux sont en cours en France. En Indre-et-Loire, dans ma circonscription, l’hôpital sera démoli et reconstruit dans un délai de quelques années. Je me dis qu’il serait opportun d’envisager ce type de centre d’accueil des victimes, tant il a démontré son efficacité dans le département de la Gironde.

M. Guillaume Gouffier-Cha. Merci, monsieur le ministre, de vos propos très clairs sur les objectifs du Grenelle des violences conjugales, sur les premières pistes de travail et les premières mesures que vous nous avez exposées. Je ne reviendrai pas sur la question des formations que vous avez déjà largement abordée

Comme vous l’avez très bien dit, le Grenelle des violences conjugales ne s’est pas terminé la semaine dernière : il a commencé la semaine dernière. Il est un moment de mobilisation générale sur l’ensemble du territoire jusqu’au 25 novembre de cette année. Combien de Grenelle seront-ils organisés sur nos territoires ? Nos préfectures et sous‑préfectures seront pilotes, mais avons-nous un peu de visibilité ? Des retours de ces travaux seront-ils prévus auprès des parlementaires ?

Je ne sais si vous pourrez répondre en l’état à ma question suivante. L’audit dont vous parliez est une très bonne mesure, nécessaire par son ampleur. Mais comment et par qui sera-t-il réalisé ? Par ailleurs, pourrons-nous avoir un échange à la suite de l’audit qui nous permettrait notamment d’adapter et d’améliorer nos politiques publiques ?

Troisièmement, si la question des effectifs a été largement évoquée, il me semble important de parler aussi des locaux. Quel est le montant des crédits affectés à la modernisation de nos locaux, des accueils, notamment des accueils spécifiques des victimes de violence, et quels sont les besoins ? Ces besoins seront-ils pris en compte par l’audit qui sera lancé ?

Ma dernière interrogation rejoint les questionnements de mon collègue Dunoyer sur les comités locaux d’aide aux victimes. J’avais l’intention de vous demander si nous ne pouvions pas associer les députés et j’ai entendu votre réponse. Au-delà, pouvez-vous nous indiquer si ces comités sontaujourd’hui déployés dans tous les départements ?

Mme Bénédicte Taurine. Je reviens sur la formation et d’abord sur la formation initiale. Quel volume horaire représente le module dédié aux violences au regard de la formation totale d’un fonctionnaire ?

S’agissant de la formation continue, j’aurais voulu savoir si elle était uniquement ouverte aux personnels volontaires ou si elle était obligatoire – même s’il est compliqué d’obliger des personnels à suivre une formation s’ils ne le souhaitent pas.

Avoir des personnels formés en nombre suffisant nécessite des moyens. Pouvez‑vous nous renseigner sur le budget alloué par votre ministère à la prise en charge des victimes de violences ? Il me semble que vous évoquiez 10 000 policiers. Une partie de ces personnels sera-t-elle spécifiquement dédiée à la prise en charge des victimes ? Je ne vois pas très bien comment on peut déterminer précisément les moyens alloués aux femmes ou aux hommes victimes de violence. Par ailleurs, quel est le budget alloué aux locaux ?

Vous avez cité le nombre de 309 intervenants sociaux. Disposez-vous des chiffres précis de recrutement, par exemple de psychologues ? Comment s’opère la répartition des travailleurs sociaux au sein des commissariats et gendarmeries ? Mme la présidente a évoqyé la pérennité de ces postes. Ce problème a en effet été mis en avant par le préfet lors d’un déplacement de la Délégation. Avez-vous des informations à nous livrer sur le sujet ?

Enfin, à quel moment seront produits les résultats de l’audit, à quel moment disposerons-nous d’informations à ce sujet ?

Mme Caroline Abadie. Monsieur le ministre, le Grenelle lancé le « 3/9/19 », a permis de faire connaître le numéro de téléphone 3919 et de dupliquer le Grenelle sur tous les territoires. Nombre de préfets et bien des députés se sont saisis de la question. Nous avons nous-mêmes organisé une table ronde dans l’Isère, à Vienne.

Un point a fait consensus entre tous les acteurs que j’avais réunis – procureur, police, gendarmerie, associations – : celui de constituer ce que vous appelez une « cellule départementale ». Je voudrais m’assurer que nous sommes en phase. S’agit-il bien d’un groupe de travail, hors protocole, qui traitera des dossiers au cas au cas pour aider à la détection et au rassemblement des éléments de preuve ? Cela posera certainement la question du secret professionnel partagé. Si vous envisagiez le dispositif à l’échelle départementale, je me permettrais de vous suggérer plutôt de le faire à l’échelle de l’arrondissement. Si la cellule assume un rôle très opérationnel, on ne peut envisager d’envoyer un procureur de Vienne à Grenoble, les deux villes étant distantes d’une heure trente. Dans un département qui compte 1,6 million d’habitants, prévoir un dispositif départemental unique ne me semble guère opérationnel. Dans les grands départements, je préférerais donc que l’on procède, par déclinaison, à l’échelle de l’arrondissement.

Je voudrais partager avec vous une expérience lancée à l’échelon du ressort de Vienne : l’appartement de l’auteur des violences. Cela répond peut-être à la question de Mme Krini. Un logement a été financé pour les auteurs de violences.

M. Christophe Castaner, ministre de lIntérieur. La prison !

Mme Caroline Abadie. Non, monsieur le ministre, je ne parle pas de la prison de Saint-Quentin-Fallavier ! Au moment de l’ordonnance de protection – et avant toute condamnation, monsieur le ministre ! –, ce logement permet d’éloigner immédiatement l’auteur des violences de son domicile. Plus qu’un logement, le dispositif propose un accompagnement par un travailleur social qui permet aux auteurs de violences d’engager un travail sur eux-mêmes. C’est une prise en charge à 360°degrés. Le Procureur, lors des ordonnances de protection logement, se sert systématiquement de ce logement destiné à l’auteur de violences, ouvert depuis un an.

Mme Olga Givernet. Monsieur le ministre, je vous remercie d’avoir d’ores et déjà livré autant de réponses à l’issue du Grenelle des violences conjugales. Vous avez placé en priorité la protection des victimes. Bien des actions sont déjà engagées, mais elles méritent d’être renforcées. Les premières mesures que vous avez évoquées s’inscrivent dans le bon sens.

Les violences conjugales se caractérisent souvent par une escalade de la violence au sein du couple et de la famille. La violence psychologique peut apparaître en premier, suivie par une violence physique ou administrative. Nous avons évoqué à cet égard la rétention des papiers d’identité. Le non-paiement des pensions alimentaires et le chantage aux enfants en sont deux autres.

Dans cette escalade, l’auteur n’est pas réellement inquiété ; la victime est prise en charge mais l’auteur reste isolé et poursuit son emprise, sa domination, voire cette toute‑puissance qui peut aboutir à l’isolement de la victime, laquelle n’ose pas toujours en parler autour d’elle. En d’autres termes, l’isolement nous fait perdre des chances de recueillir des signalements puisqu’un signalement est une occasion d’engager des mesures de prise en charge des victimes et des problématiques. Certaines femmes ne font pas de signalement. Néanmoins, dans leur environnement, des proches, dont ceux de l’auteur des violences, sont très conscients de ces comportements déviants. Pour autant, ils ne les signalent pas, car ils n’ont pas confiance dans les réponses aujourd’hui apportées en amont, dans un cadre préventif, et qui n’assurent pas une bonne prise en charge de l’auteur des violences.

Vous avez parlé des primo-intervenants. Je souhaiterais savoir de quelle sensibilisation bénéficient les forces de l’ordre au cours de leur formation sur le profil des auteurs afin qu’en cas de passage à l’acte avéré, avant leur condamnation, la prise en charge de ces derniers soit assurée dès le début.

M. Christophe Castaner, ministre de lIntérieur. Madame Auconie, il est vrai que la génération de policiers cinquantenaires n’a pas bénéficié de formations relatives au recueil de la parole ; toutefois, ne négligeons pas que tous les policiers en fonction à l’accueil ont reçu une formation spécifique à l’accueil. Peut-être convient-il de la renforcer, mais tous les policiers en responsabilité de l’accueil, même si leur formation de policier date d’une vingtaine d’années, recevront une formation spécifique qui prendra en compte l’orientation, le fait d’amener la victime dans un lieu spécifique, le fait de lui proposer, si c’est possible, d’être entendue par une femme plutôt que par un homme… Tout cela fait partie du référentiel de formation dont ils bénéficient et qu’il nous faut encore améliorer. En outre, nous voulons mettre en œuvre, dès l’accueil, un guide d’évaluation du danger qui, par les signaux d’alerte émis, permettrait d’intervenir. Des questions pourraient être posées, qui seraient susceptibles de déboucher sur un niveau d’alerte élevé.

Il faut avoir à l’esprit qu’une victime n’a pas toujours conscience de la gravité de sa situation. Ici, nous avons tous l’expérience, parmi nos proches, d’une situation où une femme battue pense qu’elle a eu tort et cherche à s’excuser. Il est alors absolument indispensable, à ce moment-là, de guider les victimes. Tout le monde doit être formé.

Madame Auconie, vous avez évoqué avec fierté le CHU de Bordeaux et le centre d’accueil d’urgence des victimes d’agression. Vous avez raison, c’est pour nous un modèle. Il existe d’autres hôpitaux qui ont mis en place des outils assez similaires, à Bondy ou à Rouen par exemple. C’est le modèle sur lequel nous voulons travailler. Nous avons confié une mission à l’inspection générale de l’administration, à l’inspection générale des affaires sociales et à l’inspection générale de la justice sur le recueil de la preuve qui est un véritable enjeu. Aujourd’hui, en effet, nous ne sommes pas en capacité de recueillir la preuve sans plainte et de conserver la preuve d’une personne qui, trois mois après le choc, après s’être entretenue avec un proche, un membre d’une association, un parlementaire, le maire, se décide tardivement à déposer une plainte. Aucun magistrat ne peut se prononcer trois mois après les faits en l’absence de preuves. Il est important de travailler sur le recueil et la conservation, pendant une durée raisonnable, qui reste à définir, de la preuve en l’absence de plainte des victimes de violences conjugales. Il faut laisser aux victimes la possibilité de porter plainte plus tard.

Au-delà de cette question de principe, se posent celles, non encore résolues, du financement, de la durée de conservation et du statut des prélèvements. La question n’est pas simple et pour y voir plus clair, nous attendons les résultats de la mission que j’évoquais. Cette demande est liée également aux conventions que nous voulons instaurer pour recueillir la plainte in situ, afin que la victime ne soit pas obligée de se rendre au commissariat ou à la gendarmerie qui pourrait être fermé, contraignant la victime à rentrer chez elle, ce qui constitue la première anomalie du dispositif de protection. Il nous faut travailler sur le sujet.

Monsieur Gouffier-Cha, sous l’impulsion de Mme Marlène Schiappa, Secrétaire d’État en charge de ce dossier, les Grenelle départementaux doivent se tenir normalement dans tous les départements – certains ont d’ailleurs déjà eu lieu. Le recensement est en cours sur l’ensemble des actions portées par les préfectures et nous présenterons un bilan des Grenelle départementaux le 25 novembre prochain.

Si jamais un préfet prenait l’initiative d’un Grenelle et oubliait d’inviter les parlementaires, de la majorité comme de l’opposition, ce serait une anomalie. Si cela se produisait, n’hésitez pas de me faire passer le message ; je rappellerai alors aux préfets qu’oublier les parlementaires pour débattre de sujets de cette importance est une anomalie. Autant je crains la question du secret dans certains cas, autant les parlementaires ont toute leur place pour évoquer un sujet de politique publique. J’ai été parlementaire et peux le redevenir ; je vous livre donc un discours prévenant !

J’ai rappelé l’importance qui s’attachait au recensement et au bilan dans la circulaire de la semaine dernière sur l’animation des Grenelle.

L’audit ne doit pas s’arrêter. L’objectif chiffré de fin de l’année porte sur 400 gendarmeries ou commissariats et sur 500 femmes. S’arrêter en janvier ne serait pas bon. Je le dis à ceux qui nous écoutent – en qui j’ai toute confiance, mais que j’entends bien contrôler –, nous poursuivrons. Cela dit, un point précis de ce que nous contrôlons pourra avoir lieu à la fin de 2019. Si vous le souhaitez, madame la présidente, vous pouvez entendre les responsables de l’inspection générale de la police nationale et de l’inspection générale de la gendarmerie nationale, chargées de ces missions ? Dès lors que l’on ne cite pas de cas nominativement, cela ne devrait poser aucune difficulté.

Monsieur Gouffier-Cha, vous m’avez interrogé sur l’immobilier. Selon moi, la question doit porter sur la gestion de l’accueil dans son ensemble et non se limiter à l’accueil des femmes victimes. Un mineur, une personne ayant fait l’objet de harcèlements, d’insultes homophobes … je ne dresserai pas la liste de tout ce qui relève de l’intime. Un vol de portable ne relève pas de l’intime. On peut éventuellement en parler devant des tiers et déposer une plainte. C’est plus délicat pour d’autres sujets. Aussi, les commissariats, les gendarmeries disposent de locaux adaptés, y compris pour recevoir les mineurs. Cela dit, certains commissariats ou gendarmeries sont en mauvais état et ne proposent pas de réponse adaptée.

En tant que ministre, je visite deux catégories d’établissement : les tout neufs pour les inaugurer et, à l’autre opposé, ceux qui sont dans un état lamentable et pour lesquels on espère que je ferai quelque chose !

Nous portons un plan d’investissement de 900 millions d’euros, le plus important qui ait été proposé par un programme pluriannuel de trois ans. Mais cela reste insuffisant pour mettre l’ensemble des locaux à niveau, y compris les logements de la police et de la gendarmerie qui sont corrélés. Je compte sur vous pour soutenir le ministère de l’Intérieur lors des prochaines arbitrages de la fin de l’année 2020.

Madame Taurine, vous souhaitez savoir combien de personnels et combien de crédits sont affectés à la lutte contre ces violences. Je ne comprends pas votre question sur le fond, car il ne faut pas construire de politiques par délit, même s’il convient de les adapter par délit.

En revanche, sur les violences familiales, nous avons procédé à cette évaluation à travers les différents dispositifs évoqués précédemment. Le Premier ministre a fait le choix de ne pas chiffrer notre engagement, considérant qu’il ne s’agissait pas d’une approche comptable. Cela dit, il m’appartient également de vous rendre des comptes sur le plan de l’exécution budgétaire. Nous avons donc chiffré notre engagement financier portant sur les violences conjugales. Nous avons pris en compte les brigades de protection de la famille, les correspondants départementaux et locaux d’aide aux victimes, les référents « violences conjugales », les psychologues, les officiers adjoints de prévention qui sont les correspondants départementaux ou territoriaux de la gendarmerie nationale, les brigades de prévention de la délinquance, notamment juvénile. Nous avons également pris en compte des outils, tels que le portail de signalement des violences sexuelles et les crédits mobilisés au titre du fonds interministériel de prévention de la délinquance au cours d’une année. Pour 2019, notre engagement s’élève à 230 millions d’euros. Cela n’a toutefois pas grande signification. Votre question est pertinente, mais, en soi, que représentent 230 millions d’euros ? Ce qui compte c’est d’avoir la bonne personne au bon endroit. L’engagement n’en reste pas moins majeur. L’intérêt réside dans la mesure de l’évolution de la violence. Elle est forte, ce qui n’est pas une bonne nouvelle. Nous sommes confrontés à un phénomène grave, notamment aux violences infra-familiales, dont les violences faites aux femmes.

Concernant la ventilation des différents intervenants sociaux, il y a 172 intervenants pour la police nationale, et 137 pour la gendarmerie nationale, qui eux-mêmes alimentent un réseau.

Madame Abadie vous m’avez questionné sur les cellules départementales. Selon l’adage protestant bien connu, on avance en marchant – je rappelle que je suis aussi le ministre en charge des cultes ! Je serai très pragmatique. Selon moi, l’idéal serait d’institutionnaliser les cellules pour leur donner une épaisseur car tel n’est pas le cas aujourd’hui. Je vous donne lecture de ce que j’ai écrit au préfet la semaine dernière : « Ces cellules devront réunir, outre les forces de police et de gendarmerie, les acteurs que vous jugerez utiles et pertinents». Ce n’est pas très clair, mais je fais confiance aux préfets ! J’ai précisé qu’ils le feraient  «  en fonction des problématiques rencontrées, des réalités locales (représentants du conseil départemental, directeur départemental des finances publiques, directeur académique des services de léducation nationale, bailleurs sociaux, association …) [et qu’ils pourraient se] rapprocher des procureurs qui le souhaitent »< ; C’est là une formule de politesse du ministre de l’Intérieur qui veille à ne pas empiéter sur les prérogatives de Mme la Garde des Sceaux !

Il s’agit donc d’une invitation à se rapprocher des procureurs. À certains endroits, cela se fait sans difficulté. Nous travaillons actuellement avec la Garde des Sceaux à ce sujet car j’’ai présenté cette proposition au dernier moment et nous n’avons pas eu le temps de l’étudier en profondeur. Elle est donc en cours d’étude. Peut-être sera-t-elle portée par les deux ministères. À noter que le format changera un peu.

J’invite les préfets à veiller à la régularité de leurs travaux et à la possibilité de déclencher une réunion exceptionnelle à tout moment, sur alerte des services de police ou de gendarmerie.

Vous suggérez que l’organisation se fasse à un échelon plus déconcentré. Peut-être aurais-je dû préciser dans la circulaire que cela était sans importance pourvu que cela fonctionne ! : Il est vrai que le ministre de l’Intérieur ne peut écrire cela dans une circulaire, mais quand je réunis les préfets toutes les cinq ou six semaines, mon vocabulaire est plutôt du registre de l’efficacité et je suis prêt à tenir exactement ces propos : « Faites un peu comme vous voulez, mais je veux que cela marche ! ». De ce fait, je reprends volontiers votre proposition !

La question sur le logement de l’auteur d’actes de violence rejoint la question de Sonia Krimi et celles abordées pendant le Grenelle. La double peine est insupportable : la double peine est celle qui contraint la victime à quitter le domicile conjugal, alors même qu’il est conjugal et qu’il appartient donc aux deux membres du couple, dont l’un est une victime et l’autre l’auteur des violences. Il est important de le dire.

Mme Givernet a constaté un ensemble de violences. Oui, ne pas payer la pension est une violence, c’est une violence et un moyen de pression. À cet ensemble de violences, il nous faut trouver des réponses adaptées.

Sur le sujet des pensions, le Gouvernement s’est engagé à instaurer des dispositifs avec vous. Il convient de réfléchir à ces questions comme à toutes les mesures qui ne relèvent pas du ministère de l’Intérieur et traiter tous les sujets qui empêchent notamment le départ de la victime. Ils sont sociaux, relèvent de l’image, parfois des enfermements que la victime s’impose, par exemple liés à un choix religieux. Lever l’ensemble de ces éléments de contrainte est une nécessité. Les valeurs de la République sont celles de la liberté, qui ne doit pas être entravée par de tels obstacles. Mon propos est général, il est généreux ; la situation est compliquée mais il faut les balayer un par un pour avancer.

Cela m’amène à vous dire que votre affirmation sur la conscience du comportement violent de l’auteur par les proches n’est pas toujours vraie. Trop souvent, ils refusent de voir la vérité, ne l’entendent pas, la nient, l’édulcorent. Le proche vers qui on se tourne, au fond, enferme un peu plus parce qu’il nie, parce que « le bonhomme » est si sympathique et si drôle dans les dîners de famille que l’on ne soupçonne pas qu’il soit ainsi. Or, il est ainsi. C’est un message que nous devons porter politiquement, que nous devons porter collectivement parce que ces barrières conduisent à l’interdit de la dénonciation. Si je ne dénonce pas, je ne protège pas la victime. La dénonciation doit être systématique. Nous sommes hélas insuffisamment entendus, mais je vous le dis : celui qui se tait est responsable. Si nos policiers et nos gendarmes ont une responsabilité, la responsabilité première est celle des auteurs et de ceux qui se taisent. Je le dis parce que, à force de le répéter, peut-être mon propos sera-t-il entendu, y compris par le journal Le Monde. J’ai en effet trouvé insupportable le titre d’un article la semaine dernière : Féminicide : la police devant ses responsabilités. Ce titre déresponsabilise totalement l’auteur des violences. Si la police est responsable, elle n’est pas l’auteur. Ensuite, c’est laisser penser que la police serait défaillante. Elle peut l’être, elle l’est parfois, parce qu’elle est incarnée par des femmes, des hommes qui, à un moment donné, n’ont pas le bon réflexe, qui sont fatigués, comme vous, comme moi, et peuvent ne pas avoir la bonne réaction au bon moment. Mais, globalement, la police est à la hauteur.

Un titre de presse comme celui que j’évoque, qui reporte la responsabilité sur la police, se trompe profondément et contribue à la déresponsabilisation des auteurs et de ceux qui savent et qui doivent réagir.

J’ajouterai enfin que s’il y a des femmes victimes de violences, il y a aussi des hommes victimes de violences. C’est ainsi que, parmi les personnes tuées infra-familialement, 28 hommes l’ont été l’an dernier. Il peut arriver, certes, que ce soit des cas de légitime défense, ce qui modifie quelque peu la situation. Mais je ne suis pas Garde des Sceaux et ne veux pas me prononcer. Je me contente de vous livrer cette information. Même si, pour des raisons diverses, les proportions de victimes entre les hommes et les femmes ne sont pas les mêmes, il ne m’appartient pas de me prononcer, mais sachez que des hommes sont également victimes de cet enfermement psychologique qui peut conduire à des gestes redoutables.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Les violences conjugales ne sont pas uniquement le fait de familles ou de couples hétérosexuels. Ce type de violences a lieu malheureusement dans toutes les configurations familiales et dans tous les couples.

Monsieur le ministre, je vous remercie de l’ensemble des éléments que vous nous avez apportés. Vous avez tenu à être extrêmement précis dans vos réponses, ce qui est précieux pour la Délégation.

Je note également le montant de l’engagement financier de votre ministère sur ce sujet. C’est important, au vu notamment des éléments que l’on peut entendre. Rappelons qu’un montant 230 millions d’euros par an revient à dépasser le milliard en cinq ans.

Je ne doute pas que ce Grenelle sera une réussite. Il est la concrétisation de l’engagement du Gouvernement.

Rappelons que nous avons assisté à un événement fort inédit la semaine dernière : nous avons vu un Premier ministre qui a eu des mots extrêmement forts, à la fois sur le machisme oules mécanismes des violences conjugales, et qui a tenu ces propos entouré d’un grand nombre de ministres.

Mes chers collègues, je vous rappelle que nous auditionnerons Mme la Garde des Sceaux le 18 septembre, à 17 heures 30, et que nous organiserons une table ronde avec plusieurs associations le 25 septembre, de 15 heures à 17 heures, en salle Lamartine. Si vous souhaitez convier des associations, elles sont les bienvenues.

Nous auditionnerons Julien Denormandie sur la question cruciale de l’hébergement des femmes victimes de violences conjugales, mais également des auteurs, le mercredi 2 octobre de 14 heures 30 à 16 heures.

Le 9 octobre, de 15 à 17 heures, nous organiserons une table ronde avec les professionnels de santé et les 16 et 23 octobre deux déplacements : l’un à la plateforme ministérielle de Guyancourt, l’autre à la plateforme du 3919. Ces travaux se concluront par l’audition de Marlène Schiappa durant laquelle nous lui présenterons le Livre blanc sur lequel nous aurons collectivement travaillé.


II.   Audition de la Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, du 18 septembre 2019

La Délégation procède à l’audition, ouverte à la presse, de Mme Nicole Belloubet, Garde des Sceaux, ministre de la Justice.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Mes chers collègues, avant d’entendre Mme la ministre, il nous faut procéder à la désignation de deux rapporteurs. Pour être rapporteure du projet de loi de finances pour 2020, j’ai reçu la candidature de Mme Isabelle Rauch ; pour être rapporteure de la proposition de loi relative aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants et de la proposition de loi visant à agir contre les violences faites aux femmes, j’ai reçu la candidature de Mme Fiona Lazaar. Je constate que ces propositions recueillent votre assentiment. Il en est donc ainsi décidé.

Je suis ravie d’accueillir Mme Nicole Belloubet, Garde des Sceaux, ministre de la Justice, à l’occasion du travail mené par la délégation aux droits des femmes en parallèle du Grenelle des violences conjugales lancé le 3 septembre dernier par Marlène Schiappa au côté du Premier ministre Édouard Philippe. Je tiens d’ailleurs à vous remercier, madame la ministre, pour la rapidité avec laquelle nous avons pu organiser cette audition, rapidité qui traduit la forte mobilisation du Gouvernement dans la lutte contre les violences faites aux femmes.

Prévenir, protéger, prendre en charge et punir : tels sont les grands axes du travail du Grenelle qui nous mobilise toutes et tous aujourd’hui. Tous ceux qui œuvrent auprès des femmes victimes de violences conjugales font en effet le même constat : malgré les plans successifs, des dysfonctionnements demeurent d’un bout à l’autre de la chaîne judiciaire. C’est pourquoi il nous faut sans plus tarder remédier aux carences d’un système qui peine à protéger les femmes et à entendre leur parole.

L’immixtion de la justice pénale dans la sphère privée du couple aux fins de protéger l’un de la tyrannie de l’autre est le fruit d’un long cheminement historique. Les pouvoirs publics et le corps judiciaire ont mis du temps, trop de temps à comprendre qu’il était nécessaire d’intervenir dans des situations de crise conjugale. Tout ce qui se passait au sein du couple a longtemps été renvoyé à l’autorité maritale qui soumettait la femme à son époux. Si l’arrêt Boisboeuf de la Cour de cassation entérine la compétence de la justice pénale en matière de violences conjugales en 1825, elles sont restées une simple qualification juridique, circonstance aggravante des homicides et des violences privées en général. Aujourd’hui, et depuis 1994, elles sont considérées aux termes de l’article 222–13 du code pénal comme un délit et passibles au minimum de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.

Malgré cette disposition, en 2019, un décompte macabre rythme toujours notre actualité : celui du nombre de femmes mortes sous les coups de leur compagnon. En ce 18 septembre, elles sont déjà 106, soit malheureusement quatre victimes de plus que la semaine dernière lorsque nous entendions le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner.

Le terme de féminicide, qui est enfin entré dans le langage courant, désigne le crime d’un homme qui refuse d’admettre que sa femme est libre de rompre les liens conjugaux et de mener sa vie en toute autonomie. Ce décompte, aussi funèbre soit-il, aura au moins permis de briser le silence autour des violences conjugales, de pointer du doigt des agissements séculaires dont la société ne veut plus.

Ces chiffres que nous connaissons trop bien ne fléchissent cependant pas. C’est pouquoi il nous faut, en tant que législateur et aux côtés du Gouvernement, donner une dimension politique à cette réalité vécue par des millions de femmes, organiser une réponse de la puissance publique à ces violences conjugales.

À présent que nous savons pourquoi l’autorité judiciaire n’a pas su entendre ces femmes ni les prendre suffisamment au sérieux, il nous faut protéger celles qui ont dénoncé les agissements de leur conjoint, organiser les conditions de leur émancipation d’une emprise morale et physique, leur permettre de s’échapper, de construire une nouvelle vie sans la peur de voir l’autre surgir et les priver de liberté. À cette fin, la justice doit aller plus vite, sûrement mieux se saisir des moyens déjà à sa disposition et intégrer les outils qui ont fait leurs preuves ailleurs.

Je me réjouis que le Parlement se mobilise au travers de la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale sur ce sujet. Nous remettrons prochainement à Marlène Schiappa un Livre blanc sur cette question comprenant des recommandations à la hauteur de la gravité de la situation. C’est dans ce cadre que nous procédons à l’audition de plusieurs ministres : nous avons entendu le ministre de l’Intérieur la semaine dernière, nous avons le plaisir d’accueillir aujourd’hui la Garde des Sceaux et nous recevrons prochainement M. Julien Denormandie pour aborder la question du logement.

Sans plus tarder, Mme la ministre, je vous cède la parole.

Mme Nicole Belloubet, Garde des Sceaux, ministre de la Justice. Mesdames, messieurs les députés, notre rencontre intervient peu de temps apès un féminicide particulièrement marquant qui a eu lieu au Havre, et avant l’occurrence duquel la victime avait déposé une plainte restée sans suite. Ce drame illustre comment les difficultés rencontrées dans le traitement des violences conjugales peuvent créer des interstices dans les réponses apportées, menant ainsi à une issue tragique. Je ne veux pas ici incriminer tel ou tel personnel, qu’il s’agisse de la police ou de la justice. J’insiste au contraire sur la nécessité de resserrer, ensemble – police, gendarmerie, justice, associations –, les mailles du filet pour aboutir à une solution relativement satisfaisante. Nous devons tous à la fois aiguiser notre vigilance et, surtout, améliorer nos pratiques. En tant qu’acteur de la lutte contre les violences faites aux femmes, il appartient donc à la justice de se mobiliser en la matière.

À cet égard, j’aimerais préciser trois points. Premièrement, des annonces importantes ont été faites par M. le Premier ministre à l’ouverture du Grenelle. Parmi celles qui concernent le ministère de la justice, trois me paraissent particulièrement importantes. La première est la mise en place d’un bracelet anti-rapprochement pour les auteurs de violences conjugales. La deuxième est de s’appuyer sur une procédure de traitement judiciaire plus proactive en expérimentant dans certains tribunaux de grande instance pilotes, à l’instar de ce qui se fait à Créteil aujourd’hui, des « chambres de l’urgence ». La troisième mesure doit permettre de remettre en cause les attributs de l’autorité parentale du parent violent. L’exercice de l’autorité parentale serait notamment suspendu de plein droit en cas de poursuite pour homicide volontaire commis à l’encontre de l’autre parent. Ces trois mesures sont emblématiques d’un travail qui doit encore être finalisé.

Plus large et plus ambitieux, le plan d’action du ministère de la justice se décline au-delà des dispositifs du Grenelle en dix mesures phares. Ces actions sont le fruit d’une politique volontariste conduite depuis plusieurs mois par le ministère. Le 9 mai dernier, une circulaire relative à l’amélioration du traitement des violences conjugales et à la protection des victimes a été publiée à l’attention des procureurs de la République et des procureurs généraux. Je rappelle dans ce document qu’il s’agit d’une priorité nationale de politique pénale et leur donne instruction d’utiliser toute la gamme des outils à leur disposition. J’y exprime mon souhait que soit développé le recours à l’ordonnance de protection, un dispositif efficace malheureusement insuffisamment prononcé et trop rarement demandé, tant par les avocats que par les procureurs. J’incite en particulier ces derniers à solliciter de leur propre initiative le juge aux affaires familiales pour qu’une telle ordonnance soit délivrée dans les cas où ni la victime ni son avocat n’en ferait la demande.

Parce que la violence au sein du couple comporte certaines spécificités, et que des mécanismes psychologiques - comme l’emprise - n’ont été clairement identifiés et définis que récemment, j’ai également souhaité renforcer l’offre de formation des magistrats. De nouvelles formations ont été ouvertes en collaboration avec l’École de la magistrature non seulement aux magistrats, mais aussi aux personnels de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), aux officiers de police judiciaire, aux avocats et aux associations sur l’ensemble du territoire national. Il se trouve que j’ai rencontré hier soir une magistrate expérimentée qui venait de suivre une de ces formations ; elle m’a dit l’avoir trouvée extrêmement utile et intéressante.

Dans la même circulaire, j’ai souhaité que soit augmenté le nombre de téléphones grave danger (TGD) et que leurs critères d’attribution soient assouplis. Parce que cet outil de protection s’est avéré efficace, il convient en effet d’en élargir le déploiement.

Enfin, j’ai souhaité que les dossiers d’homicides conjugaux, de féminicides, suivis entre 2014 et 2016 et définitivement jugés à ce jour soient étudiés, analysés de sorte qu’on identifie les failles systémiques qui, dans la prise en charge des personnes ayant fait savoir qu’elles subissaient des violences, n’ont pas permis de prévenir un dénouement tragique. Voilà quelques exemples du plan d’action qui se déploie au sein du ministère de la justice.

Enfin, et c’est le dernier point que j’aimerais aborder avant vos questions, je crois profondément que nous devons faire évoluer nos méthodes de travail et nos pratiques. Il me paraît essentiel, fondamental que nous parvenions à mieux travailler ensemble, c’est-à-dire à mettre en place là où c’est le plus pertinent une procéduralisation de la prise en charge des victimes de violences conjugales. Comment une femme est-elle prise en charge lorsqu’elle se rend dans une association, à l’hôpital, ou chez un avocat ? Quelle procédure faut-il enclencher pour éviter les failles, les blancs, les interstices ? Il est capital de décloisonner le travail des institutions et des services compétents dans ces dossiers. C’est de la sorte que nous pourrons, je l’espère, améliorer la situation.

Je constate en effet qu’à certains endroits, les juges aux affaires familiales, les procureurs, les juges des enfants travaillent « en silo », alors que les dossiers traités requerraient une symbiose entre les acteurs, ce qui est d’ailleurs déjà leur façon de faire dans d’autres domaines. De plus en plus d’initiatives visant la mise en commun, le travail en symbiose apparaissent sur notre territoire, comme à Lyon, où c’est véritablement l’état d’esprit du procureur général et des procureurs. Afin de généraliser cette approche, nous allons, à partir des expérimentations positives, mettre à disposition sur notre site internet un guide des bonnes pratiques de traitement des situations en urgence au sein des juridictions et avec les autres partenaires.

Tous les services de l’État sont mobilisés dans la lutte contre les violences conjugales, mais notre discours devant la représentation nationale se doit d’être responsable : le risque zéro n’existe pas, et je ne peux devant vous promettre l’éradication totale des féminicides. Je vous assure en revanche que les acteurs du ministère de la Justice sont animés d’une volonté farouche pour mieux travailler avec nos premiers partenaires que sont la police et la gendarmerie et avec le monde associatif, sans lequel nous ne pouvons rien faire. C’est à partir de cette action coordonnée que nous pourrons formuler des propositions très concrètes et très pertinentes.

En conclusion, je tenais à vous informer que l’un des dix groupes de travail dont la création a été annoncée le 3 septembre dernier par Marlène Schiappa, le groupe de travail « justice », a été constitué hier et s’est réuni pour la première fois. Les échanges au cours de cette réunion à laquelle j’ai participé étaient extrêmement riches et quelques idées concrètes ont d’ores et déjà émergé, notamment de la part d’associations et de magistrats ; c’est précisément ce qui me paraît utile et intéressant.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Je vous remercie de ce propos engagé et, nous n’en doutons pas, extrêmement sincère, madame la ministre. Cette mobilisation est une bonne nouvelle pour la lutte contre les violences faites aux femmes.

Avant de laisser la parole à mes collègues, je souhaiterais vous interroger sur trois points. Le premier, vous l’avez évoqué, est la question centrale de la formation des professionnels de la justice. Vous avez souhaité renforcer cette formation par une action très volontariste. Marlène Schiappa avait d’ailleurs fait état de l’installation d’un groupe de travail commun aux ministères de l’Intérieur et de la Justice visant à mettre en place ces formations à l’échelle locale pour les enquêteurs et les magistrats. Quel est l’état d’avancement de ces travaux ? La Délégation pourrait-elle être destinataire des conclusions de ce groupe de travail ?

Le deuxième point sur lequel je souhaite vous interroger est l’accueil des victimes, en particulier dans la facilitation du dépôt de plainte car, comme vous le savez, un certain nombre d’entre elles sont encore refusées. Pourriez-vous nous présenter les outils mis en place aujourd’hui pour articuler le dépôt de plainte et la lutte contre les violences conjugales ? C’est en effet précisément au moment du dépôt de plainte que les femmes sont les plus vulnérables et qu’elles ont le plus besoin d’être accompagnées.

Enfin, vous avez mentionné le téléphone grave danger et l’ordonnance de protection, deux dispositifs insuffisamment utilisés et sollicités de manière extrêmement inégale sur le territoire. Comment élargir et uniformiser le recours à ces deux outils ? Auriez-vous des éléments chiffrés permettant d’évaluer leur efficacité et de mesurer le nombre de vies sauvées ?

Mme Nicole Belloubet, Garde des Sceaux, ministre de la Justice. Sur le premier point, c’est-à-dire la formation, il me paraît important de souligner que nous avons déjà travaillé au sein du ministère de la Justice. Nous avons élaboré des journées de formation déconcentrée qui s’appuient sur un kit facile à utiliser et que les magistrats peuvent suivre sur l’ensemble du territoire, dans chaque ressort de tribunal. Cette facilité permet de toucher un nombre plus grand de professionnels ; il est plus difficile en effet de se rendre dans les centres de l’École de la magistrature à Paris ou à Bordeaux. Le kit comporte un volet sur la nature des violences conjugales – les violences physiques ou psychologiques, le phénomène d’emprise – et des fiches réflexes contenant des éléments concrets permettant d’adapter sa pratique professionnelle.

J’ai apporté ici plusieurs exemples de ces fiches pour que vous puissiez en prendre connaissance : éléments fondamentaux, parquet, juge aux affaires familiales, juge d’application des peines, juge des enfants, évaluation du danger. Ces fiches ne se résument pas à un simple recto verso : elles contiennent des données extrêmement précises et constituent de véritables guides de pratique professionnelle pour chaque situation rencontrée par les magistrats. Par exemple, dans la fiche réflexe « juge aux affaires familiales », le premier point est intitulé « savoir comment détecter et aborder les situations de danger », le deuxième « avoir une attitude adaptée lors de l’audience », le troisième « utiliser au mieux les outils de la loi pour protéger les victimes » ; et, sous chaque chapeau, les outils sont très détaillés.

Des éléments nouveaux ont également été introduits dans la formation initiale. Enfin, dans le cadre de la formation obligatoire continue des magistrats, les sessions intervenant à chaque changement de fonction ‑ en théorie tous les trois ou quatre ans, en pratique tous les deux ans ‑ comporteront un volet sur la lutte contre les violences au sein du couple.

Vous avez évoqué le groupe de travail commun aux ministères de la Justice et de l’Intérieur, qui est aujourd’hui à l’œuvre. Nous pourrons vous en adresser les conclusions.

Vous m’avez interrogée sur l’accueil des victimes et sur les refus de plaintes. Si ces situations existent bel et bien, elles sont juridiquement impossibles : l’obligation pour les officiers de police judiciaire de recevoir les plaintes déposées par les victimes d’infractions à la loi pénale figure à l’article 15-3 du code de procédure pénale. Telle n’est malheureusement pas la réalité ; aussi ai-je rappelé à de nombreuses reprises à quel point il était important que ces plaintes puissent être reçues.

M. Castaner a dû vous présenter d’autres outils au service de l’écoute des victimes. Ils ne sont pas encore mis en place sur l’ensemble du territoire, mais des dispositions sont néanmoins prises pour que l’écoute des victimes soit effectuée dans des conditions particulières.

Pour ce qui concerne le ministère de la Justice, nous avons prévu que le dépôt de plainte puisse être effectué dans le cadre des unités médico-judiciaires. J’étais récemment à Bayonne dans un service hospitalier de prise en charge des victimes. Si une femme accepte de porter plainte, les procédures sont formalisées pour qu’une personne vienne recueillir sa plainte au sein de l’unité hospitalière. Ce système doit être déployé partout.

Enfin, des plateformes numériques permettent pour l’instant de déposer des pré-plaintes en ligne. J’ai pu voir comment fonctionne une de ces plateformes : les personnes commencent à échanger avec un officier de police ou de gendarmerie formé pour amener les femmes à parler et les inciter à porter plainte. Cela se fait parfois à plusieurs reprises, des systèmes automatiques d’effacement des conversations sur internet étant prévus. La loi de réforme de la justice que vous avez votée va nous permettre de transformer ces plateformes de pré-plainte en ligne en plateformes de plainte en ligne ; nous travaillons d’arrache-pied avec le ministère de l’Intérieur pour qu’elles soient très rapidement opérationnelles.

Enfin, lorsque des magistrats ou des procureurs reçoivent des plaintes, des dispositifs prévoient immédiatement une mise en relation des victimes, opérée par le ministère de la Justice, avec des associations.

Certaines de ces procédures sont déjà généralisées tandis que d’autres, comme celle que je viens de mentionner, doivent encore l’être.

Je n’ai pas d’éléments chiffrés permettant d’affirmer que le téléphone grave danger et les ordonnances de protection ont permis d’éviter un nombre donné de féminicides. Je peux toutefois vous dire que la circulaire du 9 mai incite les procureurs à se saisir des dispositifs d’ordonnances de protection et des TGD pour les utiliser beaucoup plus largement. Nous avons assoupli les conditions d’attribution des TGD, et depuis cette circulaire, le nombre de téléphones à la disposition des juridictions et mis en service pour les victimes s’est accru. Les TGD sont des téléphones similaires à tous les autres, équipés d’un petit bouton sur le côté permettant d’alerter immédiatement les services de police ou de gendarmerie. Les services de police ou de gendarmerie se déplacent immédiatement en cas d’appel. Ce n’est pas le cas avec les bracelets anti-rapprochement : quand le dispositif se déclenche, quelqu’un prend contact avec la personne qui le porte, mais sans qu’un déplacement soit immédiatement décidé.

Je n’ai pas de données chiffrées pour déterminer le surcroît de protection que ces dispositifs ont permis, d’ailleurs je ne sais pas s’il est possible de le savoir, mais nous pourrons réfléchir à des critères d’évaluation tels que ceux que vous suggérez.

Mme Fiona Lazaar. Notre Délégation a décidé de se saisir de deux propositions de loi portant sur les violences conjugales qui seront examinées dans l’hémicycle au début du mois d’octobre.

Compte tenu de l’importance cruciale de ce sujet, cette saisine est apparue comme une évidence et il me semble que cette discussion législative sera une occasion supplémentaire pour faire avancer la lutte contre les violences conjugales qui sont, comme le rappelait la présidente de la Délégation, une réalité omniprésente et parfaitement insupportable. La France doit devenir un modèle en matière de lutte contre les violences conjugales et nous devons progresser dès maintenant et rapidement pour éradiquer ces violences. Le travail mené par le Gouvernement, par notre Délégation et par l’ensemble des acteurs impliqués dans le cadre du Grenelle des violences conjugales doit être l’occasion de parler de toutes les victimes et de lutter contre toutes les formes de violence qui existent. Ces violences sont diverses et nous ne devons pas oublier les violences administratives, les violences psychologiques ou encore les violences économiques. Ces violences concernent toutes les femmes, sur tout le territoire, dans tous milieux et à tous les âges. Nous ne devons en effet pas oublier les violences à l’encontre des femmes séniores ou encore des femmes handicapées, par exemple.

Pour lutter contre ces violences et surtout pour protéger les victimes, nous disposons déjà d’un arsenal législatif et d’outils tout à fait pertinents qu’il faut utiliser à leur plein potentiel. Nous avons aujourd’hui deux priorités : faire fonctionner l’existant et compléter l’arsenal si cela s’avérait nécessaire.

Je souhaite vous interroger sur trois points : s’agissant de l’existant, l’outil des ordonnances de protection semble aujourd’hui sous-exploité sur l’ensemble du territoire national. J’aimerais savoir si la circulaire que vous avez adressée aux différentes instances a commencé à produire ses effets et comment nous pourrions encore améliorer le recours à cet outil particulièrement utile.

Pour compléter l’arsenal existant, le bracelet anti-rapprochement est expérimenté depuis plusieurs mois dans le département du Val‑d’Oise. Il est aujourd’hui au cœur des revendications des associations de terrain et accompagne les femmes victimes de violences. Votre ministère a-t-il eu des retours concrets sur l’utilisation de ce type de dispositif à l’étranger – je pense en particulier à l’Espagne – et pensez-vous que nous serons capables de mettre en place très rapidement ce dispositif qui permettra de sauver des vies ?

J’aimerais enfin vous interroger sur les autres victimes des violences conjugales que sont les enfants. Pouvez-vous nous rappeler ce qui existe pour protéger les enfants au cours des procédures judiciaires liées à des violences conjugales et quels dispositifs existent pour protéger les mères durant l’exercice du droit de visite des pères ? Quelles sont selon vous les améliorations que nous pourrions envisager dans ce domaine ?

M. Philippe Dunoyer. Madame la ministre, je souhaite vous interroger sur trois points.

La Nouvelle-Calédonie connaît une spécificité en matière de droit civil, puisque la population est répartie entre deux statuts. Cette particularité a pu imposer aux victimes d’agressions sexuelles de supporter un traitement judiciaire plus long, et parfois insurmontable, car les procédures au civil et au pénal pouvaient être disjointes. Ce problème est réglé depuis trois ans, c’est très récent.

Votre connaissance de la situation calédonienne est réelle, puisque vous nous avez aidés à mettre en place les travaux d’intérêt général coutumiers. Lorsque l’autorité parentale devra être revue, et j’y suis favorable si un homme est coupable d’agression à l’égard de son épouse, faudra-t-il prendre en compte la coexistence de ces deux statuts, sachant qu’une partie des femmes sous le statut du droit coutumier risque de ne pas bénéficier des dispositions du droit national ?

S’agissant du TGD, le Premier ministre a rappelé dans son discours d’ouverture du Grenelle des violences conjugales que 12 500 alertes avaient été données en 2018, mais pas une seule en Nouvelle-Calédonie, puisqu’il n’y a pas de téléphone grave danger sur le territoire. Les difficultés techniques qui empêchaient leur déploiement ont été résolues, pourriez-vous nous indiquer si le procureur et les juridictions de Nouvelle-Calédonie seront dotés de ces appareils puisque notre territoire est malheureusement très atteint par le phénomène des violences conjugales ?

Enfin à propos de la généralisation du dépôt de plainte à l’hôpital, et au-delà des expérimentations menées à Bordeaux et dans quelques CHU, il existe des situations intermédiaires avant le dépôt de plainte classique, permettant de recueillir et conserver des preuves pendant un certain temps. Dans le cadre de la généralisation du dépôt de plainte à l’hôpital, le Gouvernement envisage-t-il de systématiser ce recueil de preuves lorsqu’une femme se rend à l’hôpital pour des raisons évidentes, mais n’est pas encore prête à porter plainte ?

Mme Bérangère Couillard. Le Premier ministre a rappelé lors de l’ouverture du Grenelle contre les violences conjugales que la situation d’une femme qui se rend aux urgences pour coups et blessures est suffisamment pénible, et que, si elle doit retourner chez elle avant de porter plainte, elle y retrouvera son conjoint qui risque de la menacer.

Porter plainte à l’hôpital est donc une mesure d’urgence qui doit être généralisée sur l’ensemble du territoire. Chaque année, 200 000 femmes sont victimes de violences physiques ou sexuelles de la part de leur conjoint ou ex-conjoint, il faut impérativement les aider.

Je salue donc l’intention du Gouvernement de généraliser cette mesure, mais ce dépôt de plainte doit pouvoir s’effectuer dans de bonnes conditions, dans un local à l’abri des regards, avec des policiers formés. Le déploiement sur tout le territoire devrait intervenir après une réflexion opérée à partir des expériences déjà acquises en la matière, notamment au centre d’accueil en urgence de victimes d’agression (CAUVA) au sein du CHU de Bordeaux. J’ai eu l’occasion de visiter à plusieurs reprises ce centre, qui accueille plus de 4 000 victimes chaque année, et notre Délégation s’y est également rendue. Les femmes peuvent y bénéficier d’une prise en charge médicale, psychologique, médico-légale et juridique, et y entamer les premières démarches d’un dépôt de plainte. Il est essentiel de prendre exemple de ces pratiques, c’est pourquoi je souhaite connaître votre avis sur la mise en place de ces centres dans les établissements de santé.

Mme Nicole Belloubet, Garde des Sceaux, ministre de la Justice. Madame Lazaar, la première de vos trois questions porte sur les ordonnances de protection, que vous souhaitez voir plus fréquemment mises en œuvre. C’est un point sur lequel j’ai beaucoup insisté dans la circulaire du 9 mai. Je n’ai pas aujourd’hui de statistiques sur l’augmentation du recours à ces ordonnances, il faut un petit temps d’organisation et les données dont je dispose ne portent que sur le premier trimestre 2019. Lorsque je me rends sur le terrain, j’ai le sentiment que les choses sont en train de bouger et qu’une prise de conscience est en cours suite à l’ensemble des dénonciations qui ont eu lieu. Mais il est vrai que nous sommes en retard par rapport à l’Espagne, où plus de 30 000 ordonnances de protection sont délivrées, puisque nous n’atteignons même pas 10 % de ce chiffre. En 2018, les juges aux affaires familiales ont été saisis de plus de 3 332 demandes de protection et plus de 600 demandes ne sont pas allées au terme de la procédure. Seules 2 703 décisions ont ainsi été rendues. Nous sommes donc très en deçà de ce qu’il est possible de faire ; je souhaite que ces chiffres soient améliorés.

Concernant le bracelet anti-rapprochement, vous avez évoqué la demande d’expérimentation qui était très soutenue à Pontoise. J’étais sur le point de la lancer, je m’étais rendue à Pontoise et j’avais trouvé que la présidente du tribunal et les acteurs impliqués étaient très engagés. Des start-ups proposaient même le bracelet et j’étais décidée à le faire. C’est lors de la réunion que j’ai organisée dans mon bureau pour demander à mes services de lancer l’expérimentation que l’on m’a expliqué que cette expérimentation est vouée à l’échec car les critères d’attribution de ces bracelets sont trop fermés. Nous avons donc décidé de changer de méthode et de modifier les critères avant de généraliser le dispositif sans en passer par l’expérimentation. C’est la raison pour laquelle nous allons nous saisir des propositions de loi qui ont été déposées par MM. Gouffier-Cha, Vuilletet, Pradié et par Mme pradié, pour travailler à une solution cohérente qui réponde à cette exigence.

Je souhaite me rendre en  Espagne; Isabelle Rome, la haute fonctionnaire à l’égalité entre les femmes et les hommes du ministère, qui fait un travail remarquable, s’y est déjà rendue. Suite à de nombreuses rencontres avec les magistrats en charge des violences conjugales et professionnelles, elle a constaté que les résultats sont très intéressants. Près de 39 000 ordonnances de protection ont été prises en 2018, avec des résultats très probants. Le système du bracelet espagnol, qui s’appelle Cometa, permet par ailleurs de réduire drastiquement le nombre de féminicides : il y en a eu moins de cinquante en 2018.

La question du traitement des enfants est majeure, comme le rappelle le cas que nous avons récemment connu au Havre. Qu’ils soient témoins du féminicide ou des violences, leurs traumatismes sont sûrement très difficiles à résoudre. Il est essentiel de construire un schéma de prise en charge médicale et juridique de ces enfants. Nous avons appelé l’attention des parquets sur la mise sous protection des enfants dans la circulaire du 9 mai. Certains parquets ont construit des dispositifs précis, prévoyant des protocoles de prise en charge immédiate de ces enfants et une évaluation en urgence. Elle se fait parfois de manière complètement isolée du contexte familial, pour que, dans un moment très douloureux, l’évaluation soit la plus objective possible. À Lyon, un protocole a été élaboré entre le parquet et l’hôpital, avec une médecin qui a beaucoup travaillé sur le traumatisme des victimes de violences, donc des enfants. Elle nous expliquait qu’il fallait couper complètement l’enfant de sa famille pendant deux ou trois jours pour mesurer l’étendue du traumatisme de ces enfants. Nous pourrions généraliser ces protocoles, mais il faut que nous l’envisagions en lien avec ma collègue ministre de la Santé. C’est après cette évaluation médico-psychologique que l’on peut décider du meilleur placement possible pour l’enfant qui vient de perdre, d’une part, sa mère et, d’autre part, en raison de sa condamnation, le compagnon de cette dernière, qui peut être son père. Nous devons nous atteler à ce chantier, beaucoup d’évolutions positives peuvent être apportées.

Monsieur Dunoyer, je pense effectivement qu’il est nécessaire de prendre en compte la spécificité des territoires ultramarins, Nouvelle-Calédonie ou Polynésie, la singularité des territoires et des aspects culturels ne pouvant être méconnue.

Je porte une attention particulière au statut coutumier : nous avons en effet mis en œuvre les travaux d’intérêt général coutumiers et je propose de travailler avec vous à la prise en compte de ces spécificités. Votre question nous ramène à la concrétisation de toutes les décisions que nous prenons. C’est vital car les textes juridiques ne sont pas suffisants à eux seuls.

Je prends acte de la résolution des difficultés techniques qui empêchaient le déploiement des TGD en Nouvelle-Calédonie et je suis désireuse de mettre à la disposition du territoire un certain nombre de ces appareils.

La généralisation du dépôt de plainte à l’hôpital a été annoncée par le Premier ministre. Elle impose une réflexion sur le secret médical auquel les médecins sont très attachés. C’est une des questions qui m’a été posée lorsque je me suis rendue à Bayonne, où les médecins étaient très ouverts et désireux de partager l’information, mais c’est un sujet que nous ne pouvons pas méconnaître.

Il faut également aménager dans les unités médico-judiciaires des locaux adaptés à la prise en charge des enfants et des victimes. Il faut également que les personnels soient joignables à tout moment car les victimes ne se présentent pas seulement entre 9 heures et 17 heures. Il faut pouvoir prendre en charge l’urgence médicale et recueillir la plainte, parfois en dehors des horaires classiques.

Cette généralisation du dépôt de plainte sera mise en place, mais ce qui m’inquiète le plus, ce sont les femmes qui ne souhaitent pas porter plainte. Nous devons arriver à faire évoluer cela. Le dépôt de plainte peut prendre du temps ; que se passe-t-il après qu’une victime de violences a été soignée et traitée à l’hôpital ? Il y a là une faille, nous devons prendre en charge et suivre ces femmes, pas à pas, avec les associations. Ce sont ces failles qui me terrifient : il faut que nous disposions de dispositifs de prise en charge de l’hébergement ou de simple accompagnement. Il faut arriver à trouver des solutions sur mesure, au cas par cas. Plus nous arriverons à créer la confiance, plus le dépôt de plainte sera facilité.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Je vous remercie d’insister sur ce point, le dépôt de plainte est un moment de particulière vulnérabilité des femmes, lorsque la violence conjugale se révèle et sort du domaine de l’intime. L’auteur de la violence conjugale peut être piqué au vif et les violences peuvent se manifester de manière encore plus terrible, voire tragique. L’accompagnement au moment du dépôt de plainte, mais aussi ensuite, est crucial pour créer la confiance qui permet aux femmes de porter plainte en se sachant protégées et prises en charge.

Mme Nicole Belloubet, Garde des Sceaux, ministre de la Justice. Je souhaiterais compléter mon propos par deux observations.

Je ne sais pas si les failles qui existent lorsqu’une femme qui a subi une violence est prise en charge puis disparaît parce qu’elle ne veut pas aller au-delà et que nous ne savons pas l’y inviter relèvent ou non d’une disposition juridique ou bien plutôt du travail conjoint que l’ensemble des acteurs doit accomplir. Tel est précisément l’intérêt de mener une réflexion commune et un travail de co-construction. Si vous avez d’autres idées en la matière, je les accueillerai avec plaisir et intérêt.

Le second point que je souhaitais ajouter, madame la présidente, concerne l’ordonnance de protection. La direction des affaires criminelles et des grâces a élaboré un Guide qui a été très largement diffusé dans l’ensemble des tribunaux, aux procureurs, aux réseaux associatifs et d’aide aux victimes. Il détaille très précisément la nature de cette ordonnance, son contenu, sa mise en œuvre, sa destination, etc.

M. Erwan Balanant. Pourriez-vous nous transmettre ce document par mél ?

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Merci Mme la ministre pour cet exemplaire que je mettrai à disposition de l’ensemble des députés.

Mme Nicole Belloubet, Garde des Sceaux, ministre de la Justice. Il est également en ligne sur le site du ministère de la Justice mais je peux vous en faire parvenir quelques exemplaires si vous le souhaitez.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Nous tenons également à la disposition des membres de la Délégation qui souhaitent les connaître les éléments de formation de l’École nationale de la magistrature.

Mme Sonia Krimi. Merci, madame la ministre, de votre présence parmi nous.

Vous avez évoqué les difficultés qu’il y a à collaborer avec des femmes qui n’ont pas porté plainte. Que fait-on, aujourd’hui, pour les protéger ?

Vous avez également parlé des associations et de comment nous pourrions mieux travailler avec elles. Ces associations disposent-elles d’un document standard commun et opérationnel permettant de lister exactement et simplement – par exemple avec un format A4 - ce qui se passe,quels sont les faits, comment ils se sont déroulés, qui est en cause ?... La collecte de ces informations pourrait servir une plainte à venir et pourrait éviter de devoir tout retranscrire. Les associations ne sont pas toujours au fait des notions juridiques et ce document pourrait les aider.

Il conviendra bien sûr de s’assurer avec la Commission nationale de l’informatique et des libertés de ce qui peut être ou non conservé - vous êtes entourée de suffisamment de personnes compétentes pour ce faire ! – mais cela faciliterait la vie des associations pour qu’elles puissent poser les bonnes questions. Cela faciliterait aussi le travail de nos policiers.

Cela me semble particulièrement importants pour les « signaux faibles ». Comment ne pas les laisser s’évanouir dans la nature sans pour autant contraindre les femmes à déposer plainte ? Nous n’avons en effet pas à juger celles qui décident, pour la dixième fois, de revenir avec leur mari, avec leur compagnon. Elles doivent comprendre que nous sommes là pour les accompagner lorsqu’elles sont prêtes à agir. L’État, la société, les associations, doivent être là pour elles.

Enfin, qu’en est-il des violences faites aux hommes ? C’est un tabou, alors qu’ils sont nombreux à en subir. On n’en parle pas, or, nous ne sommes pas dans une « réunion Tupperware » où l’on ne parlerait que des femmes : nous nous intéressons aussi aux hommes et aux violences qu’ils subissent.

Mme Nicole Belloubet, Garde des Sceaux, ministre de la Justice. Des hommes assistent parfois aux « réunions Tupperware » !

Mme Sonia Krimi. Je le dis assez souvent lorsque nous sommes entre femmes, mais vous avez tout à fait raison, fini les réunions Tupperware d’antan !

J’aimerais enfin revenir sur l’accompagnement des hommes violents, point que ma collègue députée de la 8 e circonscription de l’Isère développera peut-être beaucoup plus que je ne le ferai. Comment accompagne-t-on ces gens, qui sont des malades ?

Mme Caroline Abadie. Merci, madame la ministre, de votre présence au sein de cette Délégation qui, d’ailleurs, m’accueille très aimablement alors que je n’en suis pas membre. Je vous remercie également, madame la présidente, pour l’organisation de toutes ces auditions.

Je souhaite aussi parler des auteurs de violences mais, tout d’abord, je voudrais revenir sur vos propos, madame la ministre. Vous avez évoqué un « travail en symbiose » et la nécessité de « resserrer les mailles ». Il me semble que c’est aussi cela que veulent les acteurs de terrain. J’ai eu l’occasion d’en parler, dans ma circonscription, avec un procureur, des gendarmes, des policiers, des représentants d’associations. Tous ont envie de travailler ensemble pour croiser les informations et, peut-être, mieux capter ces « signaux faibles » dont il vient d’être question et qui concernent des cas particuliers. Une telle démarche implique d’ailleurs de réfléchir au secret partagé.

Je crois que votre collègue ministre de l’Intérieur est disposé à organiser des cellules départementales. Je préfèrerais quant à moi qu’elles soient configurées par arrondissement car s’il faut évoquer un cas particulier dans un département comme l’Isère, il est préférable de se caler sur le ressort d’un tribunal de grande instance plutôt que sur une population départementale de 1,6 million d’habitants.

Que pensez-vous du déploiement d’équipes multidisciplinaires ? Permettraient-elles de répondre à votre attente sur ce travail en symbiose ?

Par ailleurs, est-ce à la justice, demandiez-vous, de faire prendre conscience à ces femmes des actes qu’elles ont subis ? Une juge d’application des peines m’a fait part de la formation qu’elle a reçue à Bordeaux voilà un ou deux ans. Nous sommes en présence d’un cycle : une agression a lieu, la victime finit par la justifier, puis elle pardonne, un intermède heureux se produit et le cycle recommence avec une agression, etc. La fenêtre de tir pour qu’une personne ait envie d’aller au terme du processus est très étroite et, malheureusement, le cycle se poursuit puisque les hommes violents le restent. Comment travailler à la prise de conscience des victimes ? Comment les sortir de l’emprise qu’elles subissent ?

J’ai entendu des juges dire qu’il faut protéger les femmes contre elles-mêmes car, parfois, les hommes arrivent à l’audience main dans la main avec la femme qu’ils ont battue, qui a tout pardonné, qui leur fait les yeux doux et qui est prête à insulter le procureur lorsqu’il demande une mesure d’éloignement, comme ce fut le cas à Bourgoin-Jallieu il y a peu, et faire de même avec le juge qui la prononce. Un vrai travail doit être réalisé pour que les victimes s’extirpent de cette emprise.

Si la justice ne peut pas toujours travailler avec la victime, son rôle est peut-être de travailler avec les auteurs de violences. Beaucoup de choses sont faites sur les plans pré- et post-sententiels comme nous le voyons sur le terrain, dans certains départements ou établissements. Les services de probation tissent des partenariats avec des associations spécialisées dans la prévention des violences et proposent des programmes en milieu ouvert ou fermé ainsi que des groupes de travail afin que les auteurs puissent prendre du recul ; un homme ne sait pas qu’il est violent tant qu’il n’a pas entendu un alter ego parler des violences qu’il a infligées à une femme. C’est alors qu’il se rend compte avoir fait la même chose. Je pourrais également évoquer la justice restaurative et bien d’autres d’initiatives qui doivent nous inspirer.

Comment aider plus encore ces associations mais, aussi, les procureurs qui demandent des mesures d’éloignement et un placement dans des logements ? Nous disposons à Vienne de quinze hébergements d’urgence pour les femmes et d’un seul pour les hommes. Ces derniers n’y ont accès que s’ils n’ont pas de ressources ni de mode alternatif de logement - cela va sans dire, ce n’est pas un hôtel – mais, aussi, s’ils veulent travailler sur eux, s’ils ont pris conscience de leur comportement et s’ils n’ont aucune envie de récidiver. Je souhaiterais avoir votre sentiment sur ce type d’accompagnement social.

M. Erwan Balanant. Mes collègues ont d’ores et déjà posé un certain nombre de questions que je souhaitais poser et vous y avez déjà répondu en partie, madame la Garde des Sceaux.

Avant d’assister à cette séance de travail, nous avons entendu le Procureur général près la Cour de cassation, M. François Molins, dans le cadre des auditions organisées par M. Aurélien Pradié sur sa proposition de loi. Il nous a rappelé que l’arsenal juridique dont nous disposons est quasiment complet et qu’il ne fallait peut-être pas attendre une grande révolution juridique ou législative.

Or, comme vous l’avez dit, nous nous intéressons de près à la question des bracelets électroniques. Le Procureur général nous a fait part de son point de vue et il se rapproche du vôtre puisque, selon lui, des passerelles doivent être lancées entre les différentes juridictions, ce qui me semble aller dans le sens de ce que vous avez appelé la « procédurisation des parcours » de la victime dans l’instruction de ces affaires.

Ma question, suite à l’examen du texte de M. Pradié, est un peu technique : quel serait le dispositif envisagé pour favoriser l’extension de l’usage des bracelets électroniques ? Tel qu’il est, ce texte soulève un petit problème de constitutionnalité puisqu’il ne tient pas compte du consentement de l’auteur des faits.

En outre, quel juge décidera de la mise en œuvre de ces bracelets ? Est-ce le juge aux affaires familiales ou le juge pénal, étant entendu que le premier ne disposera peut-être pas de la même latitude que le second ? Il faut trouver le moyen d’utiliser ces bracelets mais, que ce soit avec le texte de M. Pradié ou avec tout autre véhicule législatif, il ne faut pas encourir le risque d’inconstitutionnalité.

Mme Marie-Pierre Rixain. Je rappelle, pour être très précise, que l’audition de Mme la ministre concerne les mesures à prendre dans le cadre du Grenelle des violences conjugales et les actions menées par le ministère de la Justice, non des considérations techniques sur les deux propositions de loi dont la Délégation vient de se saisir. Les rapporteurs organiseront des auditions à ce sujet. Mme la ministre est bien évidemment libre de sa réponse mais je tiens à rappeler - c’est important - que notre audition de ce jour s’inscrit bien dans le cadre du Grenelle des violences conjugales et non dans celui de la saisine de ces deux propositions de loi.

M. Erwan Balanant. Je précise simplement que mes collègues ont posé, non sans brio, les questions que j’avais prévu de poser !

Mme Bénédicte Taurine. Les données de la Lettre de novembre 2018 de l’Observatoire sur les violences faites aux femmes montrent que moins d’une femme sur cinq victime de violences porte plainte et que les auteurs présumés ont un sentiment d’impunité puisque 31 % d’entre eux sont qualifiés de non-poursuivables et que les dossiers sont classés sans suite. Il semble donc que l’arsenal judiciaire n’est pas adapté.

Souvent, par ailleurs, les femmes ne portent pas plainte car elles estiment que cela n’aboutira pas et qu’elles risquent d’être encore plus exposées.

La spécificité des violences conjugales, c’est aussi l’inversion du sentiment de culpabilité puisque c’est la victime qui se sent coupable des faits, non l’auteur. Auriez-vous des propositions concrètes pour inverser cette tendance, mettre un terme au silence des victimes, et donc, à l’impunité des auteurs de violence ?

Vous nous avez parlé de l’Espagne qui a consacré à ce problème des moyens financiers et législatifs qui nous paraissent efficaces. Outre la formation des forces de l’ordre, il s’est doté depuis 2004 d’un système judiciaire inédit comportant plus d’une centaine de tribunaux spécialisés dans les violences conjugales. Les juges disposent au maximum de 72 heures pour instruire un dossier et le procès doit se tenir dans les quinze jours.

Tout est également prévu pour que les victimes de violences puissent facilement porter plainte. Si certaines n’osent pas le faire, l’État peut le faire à leur place. Elles disposent aussi d’une assistance psychologique et juridique gratuite et elles peuvent solliciter des aides financières pour un éventuel déménagement.

Lorsque les auteurs de violence sont condamnés, le port du bracelet anti‑rapprochement est généralisé afin de prévenir efficacement la récidive.

Nous relevons que ces mesures ont permis d’augmenter le nombre de dépôts de plaintes puisqu’il est passé de 72 000 en 2005 à 160 000 en 2017.

Pourquoi ne pas prendre davantage et plus rapidement exemple sur ce pays afin de mieux protéger les victimes alors qu’en moyenne, en France, 219 000 femmes déclarent avoir subi des violences de la part de leur conjoint ou ex-conjoint ?

Vous avez évoqué les chambres d’urgence mais ce dispositif ne nous paraît pas suffisant, la création de tribunaux spécialisés constituant sans doute une mesure plus efficace. Qu’en pensez-vous ?

Enfin, que pensez-vous de la possibilité, pour l’État, de porter plainte à la place des victimes ?

Mme Nicole Belloubet, Garde des Sceaux, ministre de la Justice. Je vous remercie de ces questions.

Mme Krimi, la première, a employé la formule de « signaux faibles », qui est en effet très juste. Comment fait-on donc pour les gérer ? Ne faudrait-il pas instaurer, dites-vous, un « standard opérationnel », c’est-à-dire un modèle d’identification de la personne qui s’adresse à une association, à un hôpital, etc., afin qu’une trace demeure ?

La difficulté, évidemment, c’est le partage de cette trace. Nous avons été un peu dans le sens que vous indiquez – peut-être pas assez clairement - dans le Guide pratique de lordonnance de protection. Nous avons ainsi proposé aux associations de délivrer des attestations de visite afin de prouver la réitération des faits quand la personne sera prête à porter plainte. Cela ne correspond pas exactement à votre proposition, j’en ai conscience, et sans doute faut-il approfondir cette dernière afin d’examiner la manière de la concrétiser.

Je me permets, ici, d’attirer votre attention sur le dépliant que nous diffusons partout et qui décrit le processus que doivent suivre les victimes.

Vous m’avez interrogée sur la nécessité de penser aux hommes et d’accompagner les hommes violents. Mme Abadie a répondu à ma place : nous disposons d’un ensemble de mesures de prise en charge de ces derniers dès lors qu’ils sont repérés comme tels mais nous sommes face à la même difficulté que pour la gestion des signaux faibles, sauf à faire intervenir le système éducatif – la prise en compte de l’éducation affective et sexuelle a d’ailleurs été évoquée lors du Grenelle, en y incluant des éléments sur la lutte contre les violences.

Très tôt, dès 1997, j’ai quant à moi écrit à la demande de Jack Lang un document sur la nécessité d’instaurer un module de prise en charge de l’éducation affective et sexuelle à l’école. La question des violences y était au cœur et je crois que Jean-Michel Blanquer, sans reprendre mon idée, travaille en ce sens.

Autre point concernant les signaux faibles : hier, la question du signalement par les associations auprès des procureurs a été posée de manière insistante dans le cadre du groupe de travail que j’ai installé. Nous avons beaucoup échangé à ce propos et nous allons voir comment concrétiser tout cela d’une façon plus pérenne.

Il est vrai qu’il convient de prévoir aussi des logements afin d’éloigner les hommes auteurs de violences mais, aussi, des stages obligatoires s’ils sont sous contrôle judiciaire ou en détention ou bien trouver d’autres types de structures, notamment associatives, pouvant dispenser des formations. En disant cela, je suis assez mal à l’aise car ce ne sont que des mots : il est facile de dire qu’il faut plus de logements et qu’il faut faire des stages ! Certes, nous sommes tous d’accord mais, concrètement, comment faisons-nous, qui les organise, à quel niveau, avec quelles incitations ? C’est sur une telle concrétisation que nous devons travailler.

Mme Abadie m’a interrogée sur les signaux faibles et la possibilité de mettre en place des cellules de coordination sur le plan de l’arrondissement, le plan départemental lui apparaissant trop vaste. Vendredi dernier, j’ai diffusé auprès des procureurs et procureurs généraux une circulaire que le ministre de l’Intérieur a quant à lui diffusé auprès des préfets – il a dû vous en parler – afin d’organiser la mise en réseaux de diverses associations au sein de ces cellules pour que nous puissions répondre aux besoins, notamment, à ceux des procureurs dans le cadre de l’accompagnement des parcours judiciaires.

Un travail de rapprochement est en cours mais, là encore, nous devrons voir concrètement, sur le terrain, comment les partenaires vont s’emparer de cet outil.

Je ne saurais vous répondre plus concrètement que ce que Mme Abadie a présenté. Nous disposons de nombre d’outils : la justice restaurative en est un, mais il y a aussi les stages, les suivis thérapeutiques… Le problème, ensuite, est de savoir comment sortir de ce qui est ponctuel pour passer à un système qui ne laisse aucun espace interstitiel. Au moment où je vous parle, je n’ai pas la réponse et c’est cela que nous devons parvenir à élaborer précisément.

M. Balanant, vous m’interrogez sur les dispositifs précis visant à accroître la pose de bracelets électroniques. J’ai lu diverses propositions. Un travail sera organisé avec les parlementaires et les cabinets ministériels pour parvenir à quelque chose de clair. Nous avons bien entendu repéré la difficulté constitutionnelle qu’il y a à imposer un bracelet, c’est-à-dire une atteinte à la liberté d’aller et devenir, à quelqu’un qui n’est pas condamné. Néanmoins, après un début d’étude juridique, nous pensons qu’il faut distinguer entre le juge civil et le juge pénal. Nous souhaitons que le bracelet puisse être, si je puis dire, « proposé » par les deux juges.

Le juge pénal pourra l’imposer tant en pré-sententiel qu’en post-sententiel. En l’occurrence, il n’y a aucune difficulté constitutionnelle. Le juge civil, quant à lui, pourra dire qu’il souhaite la pose d’un bracelet mais, faute du consentement de l’auteur des violences, je crois qu’il ne pourra pas l’imposer - nous allons travailler encore cet aspect-là du problème mais je crois qu’il ne pourra pas l’imposer. Cela étant, le refus d’un bracelet ne constituera pas un élément favorable dans la prise en compte plus globale de la situation de l’intéressé.

Tout cela doit être vérifié et je parle sous la réserve de toutes les études que nous devons encore conduire dans le cadre du travail législatif. Notre idée n’en reste pas moins de développer la pose de ces bracelets le plus largement possible.

Enfin, Mme Taurine soulève une vraie question, celle de la confiance en notre système : un certain nombre de femmes ne porteraient pas plainte car cela ne servirait à rien, cela n’aboutirait pas. Je réponds que l’ensemble des dispositifs que nous envisageons là, précisément, témoigne que nous faisons tout pour que la confiance soit rétablie.

Quelles propositions concrètes faisons-nous, demandez-vous ? Je viens de les décliner à l’instant, depuis le bracelet jusqu’au développement du recours à l’ordonnance de protection qui, je ne l’ai pas précisé, peut être octroyée sans que la personne ait porté plainte. Il s’agit d’un élément de confiance mais, outre que personne ne le sait, il est probable que la femme victime de violence ne sache pas – ou insuffisamment - ce qu’est l’ordonnance de protection elle-même. C’est précisément à ce moment-là que les associations et l’ensemble des acteurs doivent jouer leur rôle d’accompagnement.

Vous m’avez aussi interrogée sur la possibilité de créer des tribunaux spécialisés comme en Espagne. C’est une hypothèse à laquelle nous avons songé mais je n’ai pas souhaité lui donner suite car les cas étant si nombreux, ils doivent pouvoir être traités dans la proximité par l’ensemble des tribunaux. C’est pourquoi, plutôt que des tribunaux spécialisés, je souhaite créer des procédures d’urgence qui pourraient être déployées dans tous les tribunaux. Comme l’a dit le Premier ministre, une réponse pourrait être apportée en quinze jours. Il serait peut-être possible, dans les tribunaux les plus importants, de disposer de chambres ou de filières spécialisées mais ce ne sera pas possible dans les plus petits. C’est à la définition de cette procédure d’urgence que nous travaillons.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Je vous remercie vivement, madame la ministre. Nous avons toutes et tous reçu des réponses précises aux questions que nous pouvions nous poser. Je suis certaine que le Grenelle, auquel nous participons, constituera une avancée dans la lutte contre les violences conjugales.

Je tiens, comme vous, à rappeler le continuum des violences faites aux femmes. Une étude parue hier montre à quel point celles qui ont été victimes de violences sexuelles vivent plus de violences conjugales dans leur couple ou de violences professionnelles. La réalité de ce continuum saute aux yeux.

Mes chers collègues, je vous rappelle que nous organiserons le 25 septembre une table ronde en salle Lamartine, de 15 heures à 17 heures, avec plusieurs associations, dont une prenant en charge les auteurs de violences conjugales. Il importe donc que nous soyons tous présents. Vous devez avoir reçu un calendrier complet de nos travaux sur le Libre blanc.

Je vous rappelle que la première semaine d’octobre, nous auditionnerons M. Julien Denormandie et que nous organiserons une seconde table ronde, cette fois avec des expertes et des experts des violences faites aux femmes, de manière à avoir une vision élargie de la problématique.

Mme Nicole Belloubet, Garde des Sceaux, ministre de la Justice. Je suis navrée d’intervenir après vous Mme la présidente, mais je m’en voudrais de ne pas répondre à la question de Mme Taurine concernant la possibilité, pour l’État, de porter plainte à la place des victimes. L’État le fait déjà : le procureur, de sa propre initiative, peut évidemment engager une action pénale, que la victime ait ou non porté plainte. Là aussi, encore faut-il que cela se sache…

Enfin, et c’est mon dernier mot, je vous remercie toutes et tous de vos propos et de vos suggestions présentes et à venir.


III.   Table ronde de structures associatives du 25 septembre 2019

La Délégation procède à laudition :

        de Mme Delphine Beauvais, membre du conseil dadministration de la Fédération nationale Solidarité Femmes (FNSF) et directrice du pôle Solfa à Lille, et Mme Joan Auradon, chargée de mission justice ;

        de Mme Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des Femmes et Mme Floriane Volt, chargée de plaidoyer « féminicides » ;

        de Mme Marie Cervetti, directrice dUne Femme un Toit (FIT) ;

        de M. Michel Bouquet, directeur, La Clède ;

        de Mme Elise Perrin, coordinatrice de la Fédération nationale des associations et des centres de prise en charge dauteurs de violences conjugales et familiales.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Mes chers collègues, nous accueillons aujourd’hui plusieurs structures associatives dans le cadre du travail mené par la Délégation aux droits des femmes en parallèle du Grenelle des violences conjugales lancé le 3 septembre dernier par Marlène Schiappa aux côtés du Premier ministre Édouard Philippe.

Pour enrichir cette démarche lancée par le Gouvernement, nous avons choisi de revenir en profondeur sur les travaux, nombreux que nous avons déjà réalisés à la Délégation sur les violences faites aux femmes en général, et sur les violences conjugales en particulier. Nous souhaitons élaborer un livre blanc nourri de recommandations à la hauteur de la gravité de la situation. Nous remettrons ce Livre Blanc à Marlène Schiappa au début du mois de novembre.

Dans le cadre de ce travail, nous avons d’ores et déjà auditionné M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, et Mme Nicole Belloubet, ministre de la Justice. Nous aurons également le plaisir de recevoir la semaine prochaine M. Julien Denormandie, ministre chargé de la Ville et du Logement.

Par ailleurs, nous entamons aujourd’hui un cycle de plusieurs tables rondes qui ont pour objectif de rassembler des actrices et des acteurs qui agissent très concrètement pour lutter contre les violences conjugales, souvent au plus près des victimes, mais parfois également auprès des auteurs de ces violences.

Cette année, un décompte macabre rythme l’actualité, celui du nombre de femmes mortes sous les coups de leur partenaire. En ce 25 septembre, nous sommes déjà à 109. 109 femmes dont le quotidien a tourné au tragique parce que des hommes ont estimé avoir droit de vie ou de mort sur elles. Des hommes habitués à l’impunité de frapper leur femme ou leur compagne une fois, plusieurs fois, puis la violenter systématiquement pour ce qu’elle fait ou ce qu’elle ne fait pas, pour ce qu’elle dit ou ne dit pas, pour ce qu’elle est ou ce qu’elle n’est pas.

Cette année, un mot, celui de « féminicide », est apparu dans la presse, sur les affiches militantes, dans les discours politiques. Un mot qui matérialise le crime d’un homme qui refuse d’admettre que sa femme est une femme, libre de rompre des liens conjugaux et de mener sa vie en dehors de lui, que les liens de l’intime peuvent se conjuguer au passé, que son futur lui appartient. Un mot qui dénonce le processus d’emprise sexiste qui, ancré depuis si longtemps dans nos mentalités et nos pratiques, a habitué les hommes à l’impunité. L’impunité d’humilier, l’impunité de frapper, l’impunité de tuer.

Cette année, enfin, nous brisons le silence autour des violences conjugales. Nous pointons du doigt des agissements séculaires dont la société ne veut plus, et surtout nous organisons une réponse publique à la hauteur de l’urgence de la situation.

Ces agissements, Mesdames et Messieurs, vous les dénoncez depuis de nombreuses années au sein de vos associations. Vous dénoncez également les dysfonctionnements successifs qui demeurent d’un bout à l’autre de la chaîne judiciaire, et plus généralement les carences d’un système qui peine à protéger les femmes et à entendre leur parole. Votre engagement est salvateur pour les femmes et les hommes dont vous croisez le chemin ; il est également fort précieux pour les autorités publiques à qui échappent souvent, malheureusement, l’acuité du terrain et l’expérience des faits. C’est votre expérience, votre regard, que nous sollicitons aujourd’hui, et plus largement, dans l’élaboration de chacune des recommandations de la Délégation aux droits des femmes.

Parce que notre responsabilité est collective, le travail doit être collectif. Je vous sais, Mesdames et Messieurs, mobilisés pour nourrir le travail du Gouvernement, mais il me semble important que nous puissions également interagir ensemble pour compléter ces travaux et surtout les appréhender par le prisme des prérogatives propres au Législateur que nous sommes toutes et tous aujourd’hui devant vous.

Mme Delphine Beauvais, membre du conseil dadministration de la FNSF et directrice du pôle Solidarité Femmes Accueil (Solfa) à Lille. Je représente la Fédération Nationale Solidarité Femmes en tant qu’administratrice et je suis également directrice du pôle Violence faites aux femmes situé dans le Nord-Pas-de-Calais.

La FNSF dispose aujourd’hui d’un réseau de 67 associations sur le territoire national qui luttent quotidiennement contre les violences faites aux femmes. La fédération gère également le 3919, numéro d’écoute nationale anonyme gratuit dédié aux femmes victimes de violences ainsi qu’aux partenaires, aux employeurs, à l’entourage…

La FNSF est également dotée d’un certain nombre d’outils, notamment en matière de justice et d’accompagnement au logement et à l’hébergement. Elle porte des actions de plaidoyer pour faire reconnaître sur le territoire national la question des violences faites aux femmes, notamment par l’organisation de colloques, de formations et de journées nationales pour pouvoir réfléchir aux questions transversales en matière de violences faites aux femmes.

Aujourd’hui, il existe 2 800 places gérées au niveau national. En 2018, 5 853 femmes ont été hébergées. 86 545 entretiens ont été réalisés, notamment des entretiens téléphoniques gérés par la Fédération, que ce soit dans le cadre de la pré-écoute ou de l’écoute téléphonique. 340 actions de sensibilisation ont été menées par les associations nationales, avec des actions de formation et de prévention, que ce soit en milieu scolaire ou auprès de futurs professionnels ou de professionnels en fonction, notamment des agents de police et des gendarmes et différents professionnels de l’action sociale.

La Fédération a pour objet de mettre en lien et de coordonner l’ensemble des associations sur le territoire national et en outre-mer, pour favoriser une cohérence d’intervention et de réponses aux femmes.

Pour répondre à vos questionnements, voici les éléments que nous remarquons :

- l’augmentation de la demande de prise en charge par nos services d’écoute et d’hébergement et de nos accueils de jour ; nos réponses sont actuellement insatisfaisantes sur l’ensemble du territoire national, que l’on parle des milieux très ruraux ou très urbains, voire maritimes. 

 - l’émergence de nouvelles problématiques concernant l’accueil des très jeunes filles ;

Des jeunes filles de 16 ou 17 ans qui passent notre porte, dans le cadre d’une première union, vivent d’ores et déjà une situation de violence conjugale. La réponse, aujourd’hui, ne leur est pas adaptée. Elle nécessiterait une coordination avec les conseils départementaux, ceux-ci étant responsables de la protection de l’enfance.

- a contrario, on constate une demande de prise en charge très importante ces deux dernières années de personnes âgées, voire très âgées, qui subissent des violences conjugales pendant trente ou quarante ans et qui requièrent, elles aussi, un accompagnement spécifique ;

On n’accompagne pas de la même façon une personne de 25 ans ou de 80 ans. Cela nécessite des dispositifs innovants destinés à ces deux publics forts différents de par leur âge et leur vécu des violences.

- la barbarie croissante des violences ; On constate des stratégies de violence physique, psychologique et sexuelle de plus en plus fortes qui témoignent d’une barbarie de plus en plus importante de la part des auteurs.

- la prédominance de tout ce qui a trait au cyberharcèlement, aux réseaux sociaux et au harcèlement au sein du lieu de travail, qui conduisent des femmes à continuer à être victimes de violences même une fois sorties de la relation de conjugalité.

Quelles pourraient être les mesures à mettre prioritairement en œuvre en matière de lutte contre les violences conjugales ?

L’action de la Fédération Nationale Solidarité Femmes s’ancre dans le cadre de la prévention des comportements sexistes dès le plus jeune âge et sur la question de l’égalité filles-garçons. Nous sommes tous d’accord, que ce soient l’Éducation nationale, les conseils départementaux ou l’État, pour mettre en avant la nécessité de la prévention chez les très jeunes enfants.

Néanmoins, les moyens manquent parfois. On ne peut pas former et sensibiliser des enfants sans avoir soi-même une formation ou une sensibilisation particulière à ces questions. Cela suppose l’utilisation d’outils pédagogiques gérés et maîtrisés par les professionnels, notamment ceux de l’Éducation nationale.

Aujourd’hui, il manque des places d’hébergement d’urgence pour les femmes victimes de violences. À titre d’exemple, la métropole lilloise doit refuser plus de 500 demandes d’hébergement de femmes chaque année faute de places disponibles. Ce constat est évidemment partagé par l’ensemble des associations du territoire.

Les commissariats comme les brigades de gendarmerie manquent de réponse à apporter à des femmes qui viennent porter plainte le soir ou la nuit et qui sont sans solution d’hébergement puisque les centres n’ont pas suffisamment de places et qu’il n’existe pas de refuge 24h/24. Elles sont parfois orientées vers les hôpitaux dans l’attente de l’ouverture des accueils de jour ou des services d’écoute au petit matin, ce qui est totalement insatisfaisant.

Je terminerai sur la question de la mobilisation de la société civile. Par exemple, en extrême ruralité, on se rend compte que la sensibilisation et la prévention des violences faites aux femmes sont d’une extrême importance et qu’il est nécessaire que le message soit diffusé par des personnes relais qui soient formées. Cela nous renvoie également à la question de l’hébergement : attention au tout généraliste. L’accompagnement des femmes victimes nécessite d’être formé, de pouvoir bien différencier la question des violences conjugales du conflit conjugal, de bien maîtriser la question de l’emprise, de la domination et des différentes formes de violence. Aujourd’hui, on a encore trop tendance à parler des femmes battues, ce qui conduit à ignorer les violences psychologiques et sexuelles, qui restent très complexes à prouver et à identifier alors qu’elles concernent la majorité des femmes que nous accompagnons aujourd’hui.

Mme Marie Cervetti, directrice de lassociation Une Femme un Toit (FIT). Nous partageons les mêmes constats, y compris sur l’évolution des violences qui aujourd’hui sont vraiment proches d’actes de torture et de barbarie. On observe cela depuis quelques années. Lors des attentats terroristes, par exemple, la plupart des personnes arrêtées avaient été des conjoints violents. L’escalade dans les violences crée une sorte d’addiction à celles-ci de la part des agresseurs.

Notre association s’appelle FIT – Une Femme, un toit. Elle a pour objectif de contribuer à faire prendre conscience à la société tant des violences machistes contre les femmes que des inégalités entre les femmes et les hommes.

Partant du constat que les jeunes femmes de 18 à 25 ans sont les premières touchées par les violences sexistes et sexuelles, l’association gère un centre d’hébergement (à notre connaissance, c’est le seul sur le territoire national) qui dispose de 60 lits, ciblé en direction de ce public sans enfant et en situation d’exclusion sociale.

Nous venons également d’ouvrir, en Seine-Saint-Denis, un lieu d’accueil et d’orientation pour des jeunes filles à partir de 15 ans et des jeunes femmes jusqu’à 25 ans. Pour vous donner une illustration de la pénurie de places : au cours de la première semaine de son ouverture, les six premières jeunes femmes accueillies car victimes de violences au sein des familles ou au sein du couple, avaient toutes besoin d’être hébergées. Or nous étions complets, ce qui rendait la situation très compliquée. Si nous avons fait un effort en termes de violences au sein du couple, il nous reste encore beaucoup de travail à faire sur les autres formes de violence. En l’occurrence, il s’agissait dans ce cas de jeunes filles qui avaient été violées dans leur environnement familial et qui s’étaient enfuies de chez elles.

En 2018, 77 % des jeunes que nous avons hébergées déclaraient avoir subi des violences au sein de leur famille, 67 % des violences sexuelles et 54 % des violences au sein du couple. 30 % avaient eu recours à la prostitution quand elles étaient à la rue ou hébergées pour de courtes durées, parfois dans ce qu’on appelle les dispositifs d’urgence comme les hôtels sociaux, qui ne sont évidemment absolument pas adaptés à des jeunes femmes qui, je le rappelle, n’ont pas accès aux minima sociaux. Elles sont mises à l’abri, mais ne bénéficient pas de l’accompagnement nécessaire.

Toutes les jeunes femmes que nous hébergeons ont été victimes quand elles étaient plus jeunes, voire enfants, voire nourrissons. Cela rappelle que les violences contre les femmes sont systémiques ; elles s’inscrivent dans un continuum et devraient être traitées de façon holistique et transversale. Nous regrettons que les violences soient toujours abordées de façon séquencée alors qu’au sein d’un couple, une femme peut y être violée, être prostituée. Parler de femme battue n’a plus de sens aujourd’hui, car nous avons une connaissance plus pointue de ce que sont les violences conjugales.

Nous notons également le nombre croissant de plaintes classées sans suite. Pour la moitié des jeunes femmes accueillies par le FIT, les plaintes sont classées sans suite. Une jeune femme de 20 ans, qui s’appelait Sarah, a été assassinée alors qu’elle aurait pu être sauvée. Ce jour-là, nous avions justement une place d’hébergement. L’une de nos préconisations est qu’il faut absolument que la police – Marlène Schiappa l’a très bien dit – raisonne en termes de principe de précaution. Elle a même ajouté que plus aucune femme ne devait sortir d’un commissariat sans solution. C’est essentiel. J’aurais pu amener avec moi la plainte d’une jeune femme qui raconte séquestration, torture, coups, coups de couteau, viol, et pour laquelle l’affaire a été classée sans suite. Elle a dénoncé ces faits et elle est rentrée chez elle. Il faut comprendre qu’un conjoint violent est un homme dangereux et que la violence va crescendo jusqu’au féminicide.

Je salue l’action du commissariat du 3e arrondissement de Paris qui fait un travail remarquable et qui devrait être un commissariat pilote pour les bonnes pratiques qu’il met en place : ils sont dans une logique de protection avant même de savoir si l’affaire va être classée ou pas. On aurait pu éviter beaucoup d’assassinats en adoptant cette logique.

On a aussi souvent du mal à comprendre que l’emprise par le conjoint violent impacte la capacité des victimes à agir. La victime parfaite n’existe pas, elle se trompe dans les dates, elle se trompe de moments, elle revient sur ce qu’elle a dit, elle est très hésitante, elle est inconstante. Par conséquent, on a souvent tendance à considérer qu’elle a menti et très rapidement, elle devient suspecte, car elle n’est pas la victime comme on a imaginé qu’elle devrait être : elle ne pleure pas, elle ne crie pas, elle raconte de façon tranquille les horreurs qu’elle a subies. J’espère que cet aspect fera partie de la formation des policiers. Souvent, quand une femme va porter plainte toute seule sans être accompagnée par une association, le fait que son récit ne soit pas totalement cohérent conduit à ce que l’affaire soit classée.

À propos de l’emprise, je prends toujours l’exemple d’une porte que je demanderais à quelqu’un d’aller ouvrir, mais en lui précisant que j’ai placé des mines sur le chemin. C’est impossible, car elle sera terrorisée. Les femmes victimes de violences, au sein du couple ou autres, sont entravées par la terreur dans laquelle elles vivent, parfois depuis de nombreuses années.

En outre, nous manquons encore de données. Nous savons combien de femmes sont victimes de violences au sein du couple (220 000) et de viol (96 000). Mais au FIT, nous savons que sur les 30 % de jeunes filles que nous avons hébergées et qui ont eu recours à la prostitution, 97 % avaient été victimes de viols. Nous savons combien ont des troubles psychologiques ou psychiatriques. Il faudrait que les associations et les pouvoirs publics arrivent à croiser les données. Par exemple, la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) indiquait en 2016 que « 17 660 personnes ont été condamnées pour violences entre partenaires et seulement 40 % des auteurs poursuivables, soit 43 500 individus, ont été poursuivis. »

On compte parmi les violences entre partenaires 2 060 viols, soit 60 de plus qu’en 2015. Au vu du témoignage des jeunes filles que nous recevons, 2 060 viols au sein du couple me semblent très peu. En effet, quand les jeunes filles sont victimes de violences au sein du couple, ce sont à 98 % des viols qui sont en cause. C’est parce que nous posons les bonnes questions qu’elles finissent par dire qu’elles n’étaient jamais d’accord pour avoir ce type de relation sexuelle. Par conséquent, elles sont souvent obligées d’aller porter plainte une deuxième fois et on leur rétorque qu’elles ont trouvé l’argument idéal en se souvenant avoir été violées.

Dans le jargon de l’hébergement, l’urgence concerne les personnes sans abri. Pour les femmes victimes de violence, cet hébergement n’est pas adapté. Il ne faut pas des lieux d’urgence, mais des lieux de mise en sécurité avec des personnels formés pour les accompagner et d’abord à comprendre comment fonctionne un agresseur. Les agresseurs ont tous la même stratégie d’isolement et c’est en comprenant les mécanismes des violences et les conséquences des violences sur les victimes qu’elles pourront retrouver la possibilité d’agir.

Dans un centre d’urgence, il peut y avoir jusqu’à 300 personnes, hommes et femmes, pour seulement 7 travailleurs sociaux. Parmi ces hommes et femmes il y a des agresseurs. Or les éducateurs spécialisés, par exemple, ne reçoivent aucune formation sur les violences faites aux femmes. Ainsi, ils ne repèrent pas ces cas, ni ne créent des lieux favorables pour recueillir la parole. Les femmes racontent qu’elles ont tellement peur que dans ces centres, elles ne sortent pas de leur chambre la nuit. La violence se poursuit dans ce type de lieu.

Le ministre en charge du logement est plus dans une logique de logement d’abord. Or, le logement d’urgence a été inventé pour les personnes en très grande exclusion, par exemple des victimes d’addiction, des personnes en souffrance psychiatrique… Ce n’est pas le cas des femmes victimes de violence. Si on se trompe d’hébergement, on se trompe aussi d’accompagnement.

Si j’ai un message à faire passer aujourd’hui, c’est celui du caractère essentiel de l’hébergement. Nous savons tous qu’il existe une pénurie d’hébergement. Lorsque le Premier ministre a annoncé la création de 250 places d’hébergement dans des centres d’urgence, je me suis demandé s’il voulait y mettre ces femmes. Si c’est pour cela, il vaut mieux dépenser l’argent ailleurs, car ce n’est pas une solution possible.

Quant aux 750 places annoncées qui bénéficieraient de l’allocation logement à caractère temporaire (ALT), c’est le même problème : dans quelles structures ? Ce n’est pas adapté. Nous avons aussi entendu qu’il y aurait une géolocalisation des places. C’est aujourd’hui la mission du Service interdépartemental de l’accueil et de l’orientation (SIAO). Lorsqu’une femme quitte notre centre, nous sommes obligés de signaler au SIAO qu’une place est vacante et celui-ci nous envoie immédiatement une femme victime de violences. Je ne sais pas si cette géolocalisation va s’appliquer à des centres d’hébergement d’urgence mixte, mais eux aussi ont un SIAO.

Nous constatons ensuite que dans ces centres d’hébergement d’urgence, des places prévues pour les femmes victimes de violences peuvent être attribuées à d’autres quand elles sont vacantes. En effet, à Paris par exemple, le numéro d’urgence sociale, le 115, refuse chaque jour plus de 400 familles qui dorment dans la rue. Ce n’est pas ainsi qu’il faut procéder.

Dans le cinquième plan interministériel de lutte contre les violences faites aux femmes, qui se termine en octobre 2019, 100 places d’hébergement étaient préconisées pour des jeunes femmes victimes de violences sexistes et sexuelles. Nous les attendons encore.

Il faut sensibiliser les politiques et l’administration au fait que l’hébergement des femmes victimes de violences ne peut être considéré comme l’hébergement pour les personnes sans abri.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Le message est bien passé et je vous remercie. Le fait de mal adapter la solution du logement pour les victimes de violences conjugales rajoute de la précarité à la violence subie et crée de nouvelles problématiques.

Mme Elise Perrin, coordinatrice de la Fédération nationale des associations et des centres de prise en charge dauteurs de violences conjugales et familiales (FNACAV). La FNACAV a été créée en 2003 par des praticiens qui accompagnaient les victimes de violence. Ils se sont aperçus de la nécessité de prendre également en charge les auteurs. Aujourd’hui, la fédération rassemble une trentaine d’associations en France, qui mettent en place des actions à destination des auteurs de violences.

En tant que fédération, la FNACAV soutient le développement de ce type de structure ; elle permet l’échange de pratiques entre ses adhérents, la mise en commun d’outils et l’aide à la recherche et à la formation des professionnels. C’est également une instance de représentation auprès des élus comme c’est le cas aujourd’hui.

Les violences sont multiples. Il existe des violences visibles (violences physiques, coups, violences verbales, insultes…), mais aussi des violences insidieuses, psychologiques. C’est le rabaissement de la victime, le contrôle de tous ses faits et gestes, de ses relations ; c’est rendre la victime dépendante affectivement, économiquement, etc.

Les violences conjugales reposent sur des mécanismes complexes, et de par la nature particulière et spécifique des relations au sein de la famille, pour reprendre l’expression d’une professionnelle de la FNACAV, les violences sont semblables à une guerre civile entre des personnes qui ont des liens durables. La sortie de la violence reste donc un processus complexe et progressif.

Je ne rentrerai pas dans le détail sur la question de l’emprise, car elle a déjà été évoquée, mais les travaux de Muriel Salmona à ce sujet sont très éclairants.

Par rapport aux mesures proposées dans le cadre du Grenelle, nous souhaitions mettre en avant le fait qu’il serait important de prendre en compte la complexité du phénomène des violences.

Concernant les mesures prioritaires, selon nous, toutes les propositions qui ont été énoncées sont nécessaires, mais ne sont-elles pas des solutions à court ou à moyen terme ? Il est impératif de mettre aussi l’accent sur le long terme, c’est-à-dire sur la prise en charge psychosociale et thérapeutique des victimes femmes et enfants et des auteurs, et ce dans un objectif de lutte contre la récidive.

À ce jour, la prise en charge psychologique des auteurs de violences et des enfants victimes n’est pas considérée en France comme un axe prioritaire et c’est à notre sens une erreur. Bien entendu, la priorité reste la protection des victimes : faciliter le dépôt de plainte, évaluer les risques de dangerosité, augmenter les solutions d’hébergement et pas forcément d’urgence, sauf bien entendu pour les auteurs, car en cas d’éviction du conjoint violent, qui est une mesure tout à fait défendable, il est important qu’il puisse y avoir un point de chute.

Mais cette protection ne doit pas se faire au détriment de l’accompagnement à long terme de tous les protagonistes par des professionnels formés à ces questions. Pour la FNACAV, la priorité après le traitement de l’urgence, c’est le traitement sur le long terme, car il n’y a que sur le long terme que l’on peut lutter efficacement contre la récidive.

Lorsqu’on parle des auteurs de violences, on pense souvent aux justiciables, mais de nombreux auteurs sont des demandeurs volontaires et vont à la rencontre des associations. Ce sont ceux qui disent par exemple : « J’ai esquivé, j’ai tapé dans le mur, mais la prochaine fois, pourrai-je encore dévier le coup ? », « J’ai giflé ma femme une fois et je ne veux plus que ça se reproduise » ou « Ma femme m’a dit de me soigner, sinon elle me quitte ».

La FNACAV comprend actuellement une trentaine de structures aux fonctionnements très différents. Certaines sont des associations de contrôle judiciaire qui ne reçoivent que des justiciables et proposent des stages de responsabilisation. D’autres, souvent plus petites, reçoivent avec ou sans orientation judiciaire, proposent des groupes de parole, des suivis thérapeutiques individuels ou en couple et d’autres sont des structures d’hébergement. Cette diversité fait la force de la Fédération. Leur point commun est de faire en sorte que l’accompagnement des auteurs permette la prise de conscience et la reconnaissance de la violence, à savoir lever le déni. C’est la responsabilisation de l’auteur et le changement de son comportement sur le long terme.

Sur le territoire national, les structures sont assez mal réparties. Par exemple il en existe assez peu dans l’Ouest, dans la région bordelaise ou lyonnaise. Le nombre de 30 structures n’est pas suffisant au vu de l’ampleur des violences conjugales en France, d’autant plus qu’elles sont encore trop méconnues par les professionnels, les usagers, les auteurs et les victimes. Je dis « victimes », car ce sont souvent aussi les conjointes qui contactent la FNACAV pour savoir s’il existe des structures pour leur compagnon. Cela les rassure de savoir qu’ils peuvent se faire aider et que des solutions existent.

La prise en charge des auteurs est indispensable en termes de prévention afin de réduire la récidive. C’est une nécessité absolue pour progresser et travailler sur les causes de la violence qui, rappelons-le, est multifactorielle. On peut aider une femme et ses enfants à sortir de la situation de violence, on peut mettre l’auteur en prison, et après ? Il purge sa peine, il sort, il n’a rien élaboré, il récidive et cela recommence.

Autre point important à garder à l’esprit : très souvent, malgré les violences et malgré leur dévoilement, le couple ne se sépare pas. Nous observons fréquemment ce phénomène dans nos associations ; c’est pourquoi il faut venir en aide à toute la famille.

Dans quel cadre doit se faire cette prise en charge ? Il s’agit de développer les structures spécialisées pour les auteurs demandeurs volontaires avant toute judiciarisation. Pour les justiciables, il faut systématiser les obligations de soins vers ces mêmes structures, car pour certains, c’est la seule voie d’entrée vers le soin, et enfin former les professionnels : les magistrats, l’administration pénitentiaire, les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) et les associations. Bien entendu, tout cela implique des financements pérennes.

Pour reprendre le slogan de la FNACAV, prendre en charge un auteur, c’est aider des victimes. Je vais aussi reprendre les propos d’un auteur de violences qui participait à un groupe de parole : si les auteurs de violences sont le problème, ils sont aussi une partie de la solution.

M. Michel Bouquet, directeur de lassociation La Clède. Je suis directeur d’une association à Alès, qui est engagée dans la lutte contre l’exclusion au sens large depuis plus de quarante ans. Elle gère aujourd’hui plusieurs dispositifs d’hébergement, de premier accueil, de logement, de santé, d’insertion par l’activité économique, ainsi que des dispositifs autour de la citoyenneté. Elle s’est engagée depuis 2010 dans la lutte contre les violences faites aux femmes à la suite d’un processus de fusion avec une autre association.

Aujourd’hui, l’association gère plusieurs dispositifs en lien avec l’accueil des femmes victimes de violences :

-          un dispositif d’hébergement d’urgence de 7 à 8 places ;

-          un centre d’hébergement et de réinsertion sociale de 25 places accueillant des femmes victimes de violences seules ou avec leurs enfants ;

-          un tout nouveau dispositif d’accueil des auteurs, sur lequel nous avons encore peu de recul, et un dispositif de stages et de responsabilisation, qui devrait commencer dans les semaines à venir.

J’adhère à tout ce qui a été dit jusqu’à maintenant. Une équipe à part entière formée sur la question des violences est engagée depuis plusieurs années et nous avons bien séparé les choses, notamment pour l’accueil des auteurs et l’hébergement des femmes victimes de violences.

Je voudrais attirer votre attention sur deux points, en commençant par les zones rurales. Alès est une petite ville de 50 000 habitants qui représente une agglomération de 150 000 habitants répartis sur 27 communes, dont certaines très isolées, notamment dans les Cévennes et dans lesquelles on compte un grand nombre de femmes victimes de violences. Le territoire est très fortement précarisé, avec de nombreuses familles monoparentales et des zones très isolées où les femmes victimes ont beaucoup de mal à se rapprocher des services existant dans les centres-villes.

Nous avons développé un accueil de jour à Alès, mais également, par le biais de financements croisés avec les différentes structures institutionnelles relevant de la politique de la ville et du fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD), des permanences décentralisées sur certains territoires, de façon à ce que les femmes puissent accéder au service, ainsi que des rencontres à la demande lorsque nous sommes sollicités par une femme dans le cadre de l’accueil de jour. Nous pouvons nous déplacer en donnant rendez-vous dans un centre médico-social, parfois à la mairie mais c’est toujours délicat, car les femmes ont peur d’être identifiées, ou parfois au bar quand il y en a un. Il existe de nombreux dispositifs, mais très souvent, il est difficile de répondre en urgence à une demande d’hébergement sur des territoires aussi isolés.

Le deuxième point sur lequel j’aimerais attirer votre attention est la question des enfants, qui sont très fortement impactés par les violences. Nous travaillons avec des enfants, notamment dans le cadre de l’hébergement en centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). À Alès s’est mis en place un réseau de professionnels qui réfléchit à cette question en développant des services de soutien psychologique et en formant les travailleurs sociaux à leur accompagnement.

Comme l’ont dit mes collègues, on constate un rajeunissement de la population qui s’adresse à nos services, notamment en accueil de jour, même si nous n’accueillons pas de jeunes filles mineures, ainsi qu’une population plus âgée qui, grâce à l’information diffusée dans les médias et à toutes les mobilisations de ces dernières années, vient parler de la violence qu’elle subit depuis de nombreuses années.

Je voudrais également attirer votre attention sur le fait qu’il faut continuer à consolider la formation des services de police et de gendarmerie. Nous travaillons avec ces deux services et avec des intervenants sociaux dans les commissariats ou à la gendarmerie. Il faut conforter la présence de travailleurs sociaux, voire de psychologues, et en tout cas d’intervenants sociaux au sein des commissariats et des gendarmeries.

Lors d’un comité local d’aide aux victimes (CLAV), un colonel de gendarmerie disait combien le fait d’avoir cet intervenant au sein de sa structure avait changé les représentations des gendarmes et l’accueil des femmes victimes de violences.

Je voudrais également insister sur la formation des travailleurs sociaux. Très peu d’interventions ont lieu dans les écoles qui les forment.

Sur l’hébergement, je ne peux que partager ce qui a été dit. Nous assurons plusieurs types d’hébergement : un hébergement généraliste et un hébergement spécifique pour les femmes victimes de violences. Je crains que dans le développement du nombre de places, des opportunités ne se créent pour des associations, mais développer de l’accueil d’urgence ou de longue durée pour des femmes victimes n’est pas la même chose que développer de l’accueil généraliste. Je militerai donc auprès de mes collègues de la FNSF et du préfet pour que ces places soient vraiment spécialisées, et si elles venaient à ne pas l’être, je militerai pour que des personnes formées y accompagnent les femmes victimes de violences. Effectivement, en fusionnant ces places, on risque de noyer la question de la violence faite aux femmes dans un dispositif généraliste dans lequel l’approche ne sera pas la même, y compris pour les enfants.

Il manque des places d’hébergement d’urgence, d’hébergements ouverts 24h/24. Au vu de la baisse des budgets et de la demande des pouvoirs publics d’avoir des logements sans cesse occupés, nous n’avons pas pu maintenir des surveillants de nuit. Les commissariats et gendarmeries nous sollicitent beaucoup et trouvent que c’est un défaut dans l’organisation que de ne pas avoir systématiquement quelqu’un 24h/24 pour accueillir ces femmes victimes de violences.

Enfin, nous avons développé en parallèle l’accueil des auteurs. Un journaliste nous disait : « Mais alors finalement, vous protégez les auteurs. » L’accueil de l’auteur, c’est d’abord protéger la victime et il me semble que l’éviction du conjoint violent n’est pas suffisamment utilisée, même si toutes les victimes ne souhaitent pas rester au domicile. Quand c’est possible et qu’elle le souhaite, cela permet à la victime de rester avec ses enfants et, en parallèle, met l’homme dans une position où il doit d’ores et déjà supporter les conséquences de ses actes. C’est aussi pour cette raison que nous avons développé des stages de responsabilisation pour permettre à l’auteur de mettre le doigt sur ce qu’est la violence et ce qu’elle provoque.

Mes collègues parlaient de barbarie. On constate que la violence augmente particulièrement dans les zones rurales.

Mme Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des Femmes. La Fondation des Femmes est la fondation de référence en France en matière de droits des femmes et de lutte contre les violences faites aux femmes. Grâce aux dons qu’elle reçoit, elle apporte un soutien financier, juridique et matériel aux initiatives associatives qui nous paraissent les plus impactantes.

Devant les demandes de familles de victimes de féminicide que nous avons reçues ces derniers mois et les moyens insuffisants des associations, nous avons décidé de mettre nos avocates et nos ressources à disposition pour rassembler plus d’une trentaine d’associations et construire un plaidoyer, une plateforme de propositions sur les féminicides.

C’est dans ce cadre que je profite de la tribune qui m’est donnée pour prendre du recul par rapport à ce qui a été dit puisque nous ne sommes pas directement sur le terrain, et lancer un cri d’alarme.

La situation en cette année 2019 est tout à fait extraordinaire. Parlons d’abord de ce qui est ordinaire. En France, les violences sont légion, les associations y répondent difficilement car elles n’ont pas suffisamment de moyens, et à peu près 130 féminicides en moyenne sont commis par an par conjoint ou ex-conjoint violent. En France donc, on assassine.

En tant que financeur (nous finançons plus d’une centaine d’associations partout en France), il nous est apparu essentiel de savoir quel dispositif devrait être financé pour améliorer cet état de fait. Nous avons commencé à travailler sur le sujet des féminicides avec le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes et le Conseil économique social et environnemental (CESE) dans un rapport que nous avons co-porté, qui s’appelait Où est largent contre les violences faites aux femmes ? rédigé en 2018.

Nous nous sommes rendu compte que la plupart des féminicides suivaient des grandes tendances et qu’ils avaient souvent lieu dans les jours ou les semaines qui suivent une séparation et un dépôt de plainte. Conclusion : lorsque les femmes quittent leurs conjoints et que ces conjoints sont extrêmement violents, la violence explose et elles sont en danger de mort. Nous savons en danger de qui et nous savons quand. Dans notre pays, on assassine.

Dans ce rapport, nous avions étudié les dispositifs de sortie des violences, l’accompagnement, la protection des femmes dans les semaines au cours desquelles elles sont le plus en danger, quand elles quittent leur conjoint. Nous avions déjà constaté en 2018 qu’ils étaient sous-dimensionnés, et qu’il aurait fallu multiplier le budget par 7.

Nous avions également constaté un nombre assez impressionnant de dysfonctionnements, générés parfois par ce manque de moyens, parfois par manque de formation, de manque de prise en compte de l’importance de ce sujet (problématique d’ordonnances de protection, de plaintes, de non-lieux…) Ce constat est déprimant, mais il est aussi source d’espoir, car avec une volonté politique, les dysfonctionnements se règlent et les moyens augmentent. Nous sommes donc absolument persuadés que les féminicides ne sont pas une fatalité, même si la société continue plutôt à faire la sourde oreille avec une forme d’état d’impunité qui favorise les violences. Depuis 2018, on sent cependant un changement. Nous avons mené une étude avec l’institut de sondage Kantar, qui montre que 57 % des Français considèrent que la priorité nº1 en matière d’égalité entre les femmes et les hommes est la lutte contre les violences conjugales. Loin derrière, l’égalité salariale arrive en troisième priorité, avec 33 % des sondages exprimés.

Si la société avance, le reste stagne. Les moyens n’ont pas encore été augmentés, les dysfonctionnements pas encore réglés. Pire encore, les féminicides ont augmenté. À la date d’aujourd’hui, il y a eu 87 féminicides en 2018, contre 109 en 2019. L’augmentation est de 25 % en 2019. La situation n’est donc plus ordinaire, mais extraordinaire. Nous allons finir cette année avec un chiffre record de femmes assassinées dans notre pays, et ce n’est pas parce qu’on s’y intéresse enfin ; on s’y intéresse enfin parce que la situation est extraordinaire.

Pourquoi ? Il est trop tôt pour être absolument certain des raisons. Pour nous, la plus vraisemblable, c’est que suite à « Me too », cette année de libération de la parole, le message sur les violences perce enfin les différentes couches de la société. 40 % de plaintes en plus en 2017, 23 % en plus en 2018, c’est impressionnant. Ça y est, les femmes parlent enfin.

Mais les femmes qui trouvent enfin le courage de parler nous font confiance. En portant plainte, en quittant leurs conjoints, elles leur échappent. Cela fait exploser la violence et les met en danger de mort. Elles sont en danger en restant chez elles, mais c’est dans les semaines qui suivent le départ que leur vulnérabilité est au plus haut. Nous devons prendre en compte notre responsabilité. En les incitant à porter plainte et à partir, nous leur faisons la promesse que nous allons être là et les protéger. Lorsque nous ne tenons pas cette promesse, nous participons de leur mise en danger. En France, on assassine.

Qu’avons-nous fait pour que les réponses judiciaires, policières, d’hébergement et d’accompagnement associatif soient à la hauteur de cette libération de la parole ? Comme nous le montrions en 2018, le système de prise en charge était déjà sous-dimensionné en temps normal. Aujourd’hui, il est en explosion. Quand nous disons aux femmes que nous pouvons les aider, nous leur mentons. Nous n’avons pas les moyens de le faire correctement. À Sarcelles, où la Fondation des Femmes lance un grand projet avec l’association Du Côté des femmes, 30 femmes n’avaient pas, en septembre, de places d’hébergement. À la suite de l’excellente campagne sur le numéro d’écoute national 3919, elles sont maintenant trois fois plus nombreuses à demander de l’aide.

Ce n’est qu’un exemple. Des travailleuses sociales sont en burn-out et si les demandes explosent, les moyens n’ont pas été multipliés par trois. Les assassinats, eux, ont augmenté d’un quart. C’est dans ce contexte inédit que nous avons, depuis le mois de mars, alerté les pouvoirs publics et demandé la tenue d’un Grenelle des violences conjugales. Ce travail s’est fait en soutien des familles de victimes, désespérées devant cette situation terrible.

Nous avons rencontré Mme Belloubet en avril, et Mme Schiappa et M. Castaner en juillet. Un Grenelle nous a été accordé. C’est un signe extrêmement positif de voir l’ensemble du Gouvernement se rassembler dans cette lutte qui, il y a peu de temps, était encore si peu visible.

En parallèle du Grenelle, le projet de loi de finances est en ce moment en discussion. Il est illusoire de penser qu’on pourra endiguer un phénomène en explosion sans prévoir des moyens supplémentaires. S’il y avait une critique à faire au Grenelle, c’est bien celle-là. Nous comptons sur le Gouvernement, sur vous, sur le Parlement et sur l’ensemble des pouvoirs publics pour agir à la mesure de cette situation dramatique.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Nous avons bien compris la difficulté en matière d’hébergement et les besoins des femmes victimes de violences conjugales. Le fait pour une femme victime de violences de se trouver dans un hébergement d’urgence où règne la violence peut être un frein au fait de quitter son domicile et, si elle n’a pas le choix, la place dans un autre processus de violence.

Imaginons que vous soyez ministre du Logement et des Droits des femmes. Quelles seraient les mesures prioritaires que vous mettriez en place en termes de politiques publiques ?

Les bailleurs sociaux jouent-ils suffisamment leur rôle en matière de priorité donnée aux victimes de violences conjugales ? De manière générale, quels sont les outils qui permettraient aux femmes qui travaillent et ont un revenu de retrouver plus facilement un logement ?

Enfin, dans un couple copropriétaire d’un logement, les deux parties doivent payer leur part du crédit lorsqu’ils en sont tous deux redevables. Y aurait-il des mesures à mettre en place de manière à ce qu’une femme ne soit plus redevable de sa part du crédit dès la suspicion des violences ? Une condamnation peut prendre du temps et la victime n’a pas forcément les moyens de payer à la fois un crédit et un logement de substitution.

Mme Marie Cervetti, directrice de lassociation Une Femme un Toit (FIT). Il n’y a effectivement pas un public homogène. Il y a des femmes jeunes, des femmes moins jeunes, des femmes autonomes, indépendantes économiquement… On ne peut considérer les femmes victimes de violences conjugales comme un ensemble homogène.

Pour revenir à l’hébergement, si j’étais ministre, je ne supprimerais pas 57 millions d’euros durant la mandature pour les centres d’hébergement et de réinsertion sociale. Les jeunes que nous accueillons ont en moyenne 20 ans, elles ont quitté l’école, souvent à cause des violences qu’elles subissaient dans la famille, sans diplôme ni qualification. Il leur faut un minimum de temps (dix-huit mois, ce n’est pas très long) pour qu’elles puissent accéder à une formation, suivre les affaires quand elles ont porté plainte, avoir un avocat…

En outre, on oublie trop souvent que les femmes victimes de violence peuvent avoir des problèmes de santé comme des maladies sexuellement transmissibles ou des blessures graves. Faire les démarches pour obtenir une allocation de travailleuse handicapée, par exemple, prend du temps. Si nos budgets diminuent, nous aurons moins de temps à leur consacrer.

J’avais parlé de l’obligation d’avoir des CHRS non mixtes à Édouard Philippe, qui était venu visiter notre centre. Il l’a compris et en a parlé lors du Grenelle. Nous avons le temps sur 18 mois d’avoir des partenariats avec des entreprises privées, de faire des petits-déjeuners de l’emploi, de passer des accords avec des entreprises de formation. Chaque année, quarante jeunes filles sortent de chez nous avec une résidence sociale ou un logement, ce qui signifie qu’elles ont obtenu un travail. Ce lieu de 60 lits coûte cher (et encore, nous sommes propriétaires de l’immeuble), à peu près un million d’euros pour l’État. Mais on dit que les violences conjugales coûtent 3,6 milliards d’euros chaque année. La mise en sécurité et l’accompagnement social global de ces femmes garantissent qu’en principe ni la police ni les hôpitaux ne les reverront. Elles deviennent des femmes qui, au sein de leur couple et vis-à-vis de leurs enfants, ont brisé la chaîne de reproduction. Je ne connais aucune jeune fille ayant subi une excision qui ressorte de notre association en disant qu’elle va exciser sa petite fille. J’ai toujours entendu l’inverse : « Moi, jamais ». Par conséquent, c’est beaucoup d’argent gagné sur le futur. On ne peut pas continuer à supprimer des crédits aux dispositifs pour les femmes victimes de violences.

Je demandais à Édouard Philippe qu’il épargne au moins les CHRS qui hébergent des femmes victimes de violences. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. C’est vraiment triste, car ces dispositifs sont une vraie pépite. Évidemment, il faut de l’argent pour l’urgence, mais si j’étais ministre, l’urgence serait quelque chose d’adapté, avec des moyens.

Un centre d’hébergement et de réinsertion sociale coûte en moyenne 52 euros par jour et par personne, contre 26 euros, parfois 16, pour un centre d’hébergement d’urgence. Pour 300 personnes qui sont toutes dans des situations dramatiques, il y a 7 travailleurs sociaux. Ce n’est déjà pas possible de travailler ainsi avec des personnes qui ont des problématiques sociales et cela l’est encore moins avec des femmes victimes de violences.

Il faut que les dispositifs soient adaptés aux victimes et que ces lieux soient gérés par des associations mieux dotées pour pouvoir le faire.

En matière de logement, on pourrait imaginer pour les jeunes des colocations avec des travailleuses sociales volantes qui se rendraient à domicile. Ces solutions sont aussi adaptées pour les femmes autonomes économiquement qui peuvent payer un loyer. Ces loyers pourraient prendre la forme de baux glissants où elles pourraient rester dans l’appartement ou en tout cas avoir le temps de trouver un appartement dans le parc privé si leurs ressources le permettent. Cela pourrait être une solution, à condition que les associations soient dotées en ressources humaines et financières pour assurer l’accompagnement social de ces femmes dans les appartements. Quand les personnes ont une expérience locative, qu’elles sont capables de montrer qu’elles ont payé leur loyer, par exemple, c’est beaucoup plus facile de trouver un bailleur. Très peu de jeunes femmes du FIT partent dans un logement traditionnel ; elles passent d’abord par des résidences sociales, car les bailleurs savent très bien qu’à leur âge, elles n’ont pas ce type d’expérience.

Mme Delphine Beauvais. La solution à la question de l’hébergement et du logement réside dans la pluralité des dispositifs qu’on peut mettre à disposition. On peut avoir des dispositifs d’accueil d’urgence pour les femmes victimes de violences pour ensuite passer à un hébergement en CHRS avec un accompagnement spécialisé. Nous faisons cela sur le territoire lillois et le Pas-de-Calais et cela fonctionne très bien.

Peuvent s’ajouter les refuges 24h/24. Ils fonctionnent très bien au Québec et je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas le cas en France. On pourrait avoir de petites unités qui ne sont pas identifiées dans le tissu rural et social, mais qui permettent d’avoir un fonctionnement beaucoup plus autonome sans forcément de présence de veilleur de nuit mais seulement un cadre d’astreinte. Pour prendre à nouveau l’exemple québécois, chaque ville du Québec dispose d’un refuge pour les femmes victimes de violences, de 3, 4 ou 5 places, très peu onéreux et qui fonctionne très bien.

Pour l’accès au logement pérenne, le travail avec les bailleurs sociaux est en train de prendre une tournure intéressante. Certains bailleurs pensent encore que les femmes victimes de violences sont censées bénéficier d’un accompagnement social pendant les dix ans à venir. D’autres exigent toujours une ordonnance de non-conciliation (ONC), ce qui est interdit. Ne peut-on pas réfléchir à cette obligation d’une plainte préalable ? Nous menons une expérimentation sur trois ans à Lille avec un bailleur social dans le cadre de la politique « 10 000 logements accompagnés » pour un accompagnement social de dix familles, femmes avec ou sans enfants. Les femmes sont locataires en titre de leur logement, elles savent tout à fait s’acquitter d’un loyer et nous réalisons l’accompagnement social au domicile avec un axe fort sur l’insertion professionnelle et sur la parentalité.

Nous n’avons pas du tout parlé de l’insertion professionnelle des femmes victimes. Une marque de supermarché a créé un travail interfilières. Madame a dû quitter le département du Nord en urgence pour se mettre à l’abri des violences, elle était salariée d’un grand magasin lillois. Le grand magasin qui se trouvait à Marseille a repris son ancienneté et en quinze jours, elle avait changé non pas d’employeur, mais juste de lieu de travail, avec un véritable accueil et une prise en charge.

 Pour répondre à votre interrogation sur la question des femmes co-propriétaires, aujourd’hui, nous sommes dans une impasse législative. Permettre à ces femmes d’accéder à un bail locatif par une garantie, un accompagnement et une prise en charge financière des mesures nous semble extrêmement opportun. De quelle manière peut-on se désolidariser quand on est propriétaire du logement sans être tenu sur un laps de temps très long ? Je pense qu’il faudrait vraiment travailler sur cette question.

M. Stéphane Viry. Nous sommes conscients de l’importance de la question des violences conjugales, sujet qui nous occupe depuis le début de cette législature. Vos témoignages ont été très forts et, incontestablement, nourriront nos réflexions et je voulais à mon tour vous en remercier.

Quel est votre avis sur les ordonnances de protection ? Cet outil est-il adapté ? Comment faudrait-il potentiellement le modifier ou l’ajuster ?

Avez-vous des relations particulières avec les parquets ? Un substitut a parfois la capacité d’être davantage à l’écoute d’une cause et peut créer de la fluidité dans le traitement d’une plainte pénale. Cela vous concerne-t-il et qu’en pensez-vous ?

Auriez-vous des exemples d’associations avec des structures d’insertion par l’activité économique, qui permettraient la mise en situation de travail de ces femmes qui sont déjà victimes de faits de vie ?

M. Gaël Le Bohec. Merci pour vos témoignages, qui nous montrent à quel point la question est prégnante. Vous la connaissez depuis longtemps, mais ce sont des faits que la société découvre et sur lesquels il est important d’insister.

Que pensez-vous de l’éducation dès le plus jeune âge et que serait-il bon de faire à ce sujet ? En tant que membre de la Commission des affaires culturelles et de l’éducation, je souhaiterais interpeller le ministre Jean-Michel Blanquer sur cette question.

Quelles pourraient être les deux ou trois mesures phares concernant la question de l’émancipation économique ?

Enfin, vous avez beaucoup parlé des violences conjugales, en particulier dans le monde rural. Je signale que nous organisons, le 18 octobre à Redon, une soirée sur cette thématique.

Mme Caroline Abadie. Merci pour cette table ronde qui permet d’approfondir notre connaissance du sujet pour ceux qui ne s’en occupent que depuis quelque temps. À Grenoble, la FNACAV a de très bons représentants par l’intermédiaire de l’association Passible. Merci à toutes les associations pour tout ce que vous faites et pour les mots que vous avez eus. Vous prêchez une convaincue : aider un auteur, c’est aider des victimes. C’est d’ailleurs vrai pour tous les types d’infractions en général, mais encore plus pour les conjoints violents, car on sait qu’ils récidivent systématiquement s’ils n’ont pas eu d’accompagnement social.

On sait aussi que les structures de soins psychologiques sont saturées et qu’en général les hommes violents sont à la fin des listes d’attente, voire n’y sont pas inscrits. Vous jouez donc un rôle essentiel pour nous aider à diminuer la récidive.

Vous disiez que beaucoup d’hommes passent volontairement la porte de vos associations, 40 % à Grenoble selon l’association Passible, parfois même en tenant la main de leurs femmes.

Je crois que vous intervenez aussi en alternative de poursuites sur les injonctions d’un procureur, et en milieu fermé quand les hommes violents sont détenus. À votre avis, quel est le meilleur moment pour intervenir ? Que pourriez-vous améliorer, au-delà des moyens, bien sûr : 36 euros par jour pour la prise en charge d’un auteur, sachant que cela implique plusieurs années de suivi ?

Passible organise à Grenoble une convention avec les associations de victimes. Parfois, l’association qui s’occupe des auteurs peut intervenir et va convaincre l’auteur de basculer les aides de la CAF sur le compte de sa conjointe. Ce travail peut se faire par l’intermédiaire des deux associations. Cette initiative n’est pas encore mise en place, mais va bientôt voir le jour. Je voulais savoir si à l’échelle nationale, d’autres initiatives de ce type existaient pour permettre une prise en charge à 360 degrés de ce couple en séparation, certes, mais qui a toujours des liens à dénouer.

Mme Floriane Volt, chargée de plaidoyer « féminicides », Fondation des Femmes. Nous avons consulté tout l’été une trentaine d’associations et créé une plateforme de plaidoyer. Par ailleurs, nous disposons d’un réseau d’environ 150 avocates. Concernant l’ordonnance de protection, nous avons notamment réfléchi à une série d’améliorations qui seront également présentées demain dans le cadre de l’audition sur la proposition de loi de M. Aurélien Pradié.

Plus généralement, je pense qu’un réel dispositif de précaution doit être instauré auprès des femmes victimes de violences et à cet égard, l’ordonnance de protection est un outil indispensable qui doit être simplifié et étendu.

Une des difficultés dont parlent les avocates qui accompagnent des femmes victimes de violences dans ces procédures, c’est que lorsque le juge aux affaires familiales est saisi pour un divorce et constate des faits de violence, il ne peut pas prononcer d’ordonnance de protection, et inversement : lorsque le juge est saisi sur une ordonnance de protection et constate une demande de divorce, il ne peut pas non plus faire avancer cette procédure. C’est l’un des premiers aspects qu’il faudrait améliorer en étendant la saisine et la possibilité pour le juge aux affaires familiales de prendre, dès qu’il intervient, des mesures de protection.

L’ordonnance de protection devrait être prolongée ou en tout cas sa durée devrait être allongée, car elle est aujourd’hui limitée à six mois et doit être renouvelée, ce qui pose des questions pratiques.

De manière générale, on constate un problème de communication entre le parquet d’une part et les affaires civiles d’autre part. Il faudrait vraiment revenir vers des juges spécifiques et des chambres spécialisées afin de garantir une communication harmonieuse. La justice doit faire sa révolution. Comme l’avait annoncé le Premier ministre lors du Grenelle, ces chambres d’urgence et ces parquets référents constituent une réelle solution, qui doit être mise en avant pour qu’à la fois la procédure civile et la procédure pénale puissent être suivies et que le parcours de justice, et plus généralement l’ensemble du parcours de sortie des violences pour les femmes victimes, soit simplifié.

Une avocate m’indiquait qu’elle disposait d’une ordonnance de protection qui prévoyait une interdiction d’entrer en contact pour le conjoint, mais qui était arrivée à échéance. Cette femme n’a donc pas eu droit au téléphone grave danger (TGD).

Il reste un réel effort à fournir. La Fondation, comme la FNSF, est membre des groupes Justice du Grenelle, avec l’objectif de simplifier le parcours de justice des femmes victimes de violences et d’élargir les mesures que peut prendre le juge.

Dernier point technique sur l’ordonnance de protection : elle devrait être opposable aux bailleurs sociaux, aux écoles, à la CAF ainsi qu’à d’autres organismes afin de faciliter les démarches des femmes victimes de violence. Cela éviterait notamment, que les bailleurs sociaux actionnent la clause de solidarité : l’homme peut se rendre insolvable donc on se retourne vers la victime alors qu’elle bénéficie d’une ordonnance de protection.

Mme Joan Auradon, chargée de mission justice à la FNSF. Je souscris complètement à ce qu’a dit Floriane Volt concernant les ordonnances de protection. Au-delà des évolutions législatives possibles, les ordonnances de protection sont insuffisamment prononcées. C’est une mesure très méconnue des femmes elles-mêmes, mais aussi des professionnels du droit et notamment les magistrats qui sont censés les prononcer (je pense aux juges aux affaires familiales). Les ordonnances de protection permettent de protéger la victime de violences, mais aussi les enfants en donnant la possibilité au juge de prendre des mesures mais pour seulement six mois. Je souscris à l’idée de l’allongement de sa durée.

Au-delà du petit nombre de délivrances d’ordonnances de protection, nous constatons aussi l’incohérence des mesures prononcées. L’ordonnance de protection peut interdire à l’auteur d’entrer en contact avec la victime et éventuellement avec les enfants, mais permet aussi de se prononcer sur les mesures d’exercice de l’autorité parentale. Certains juges aujourd’hui prononcent l’interdiction, mais maintiennent des droits de visite et d’hébergement classiques pour les auteurs de violences, ce qui signifie que les femmes qui sont censées être protégées et qui le sont puisqu’elles sont bénéficiaires d’une ordonnance de protection, doivent rencontrer l’auteur des violences pour remettre l’enfant au père un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Nous n’en avons pas parlé jusqu’à présent, mais la question de l’autorité parentale est évidemment au cœur de notre problématique.

Sur la question de l’éducation, je sais que certaines associations revendiquent la création d’un brevet de non-violence à l’école. Qu’en pensez-vous ? Se pose aussi la question de l’émancipation économique.

Mme Marie Cervetti, directrice de lassociation Une Femme un Toit. Nous avons proposé à M. Blanquer à Matignon le jour de l’inauguration du Grenelle la création d’un brevet de non-violence, à l’instar de ce qui existe pour la sécurité routière, qui expliquerait ce qu’est la violence. Le conflit et la violence sont deux choses différentes. Souvent, les jeunes n’en ont pas vraiment conscience. Quand je vois le niveau de vocabulaire et de maltraitance verbale des garçons et des filles que je côtoie en travaillant avec des jeunes femmes, je suis ébahie par le niveau de violence. Disposer d’un brevet qui permettrait aux jeunes de comprendre ce que sont des relations de domination et de violence pourrait permettre d’avoir une génération qui envisage plus paisiblement les relations entre les femmes et les hommes. Le ministre a répondu qu’on faisait déjà cela à l’école en parlant de liberté, égalité, fraternité, respect. Or il ne s’agit pas simplement d’une question de respect, mais de savoir comment des relations de domination vont vers la violence et comment elles inscrivent chacun des deux genres dans une représentation insupportable.

Sur l’émancipation économique, l’Organisation internationale du travail (OIT) a établi plusieurs textes qui proposent des dispositifs à mettre en place dans les entreprises. Aujourd’hui, notre association est sollicitée par des entreprises pour former les directeurs des ressources humaines (DRH) à mieux comprendre les violences. Cette initiative s’appelle « Quand les violences conjugales passent la porte de l’entreprise » et certains s’interrogent : « Maintenant, je me suis rendu compte que j’ai licencié une dame qui manifeste absolument tous les troubles et les conséquences des violences sur une personne ». Bien sûr, le travail de l’entreprise ne consiste pas à se transformer en assistante sociale, mais on peut montrer comment actionner des leviers pour muter une personne, faciliter la mobilité, mettre son dossier 1 % Logement au-dessus de la pile, lui verser un panier-repas directement dans l’entreprise plutôt que sur le compte joint (ou même sur son compte personnel puisqu’on sait que les conjoints détournent l’argent)…

La FNSF collabore également avec des associations, telle que Du Côté des femmes, qui travaillent avec des entreprises d’insertion par l’activité économique. Même si notre association ne gère pas ce type de dispositif, nous travaillons avec les régies de quartier, qui sont un premier pied à l’étrier pour s’engager vers l’insertion pérenne.

J’espère que nous pourrons aller plus loin sur ce sujet dans le cadre du Grenelle grâce à des ateliers dédiés sur le travail.

Mme Elise Perrin, coordonnatrice de la FNACAV. À la FNACAV, nous constatons que les campagnes de sensibilisation ont eu des effets : au même titre que les plaintes augmentent, les demandes d’aide de la part des auteurs ont également augmenté. Les chiffres que vous évoquiez, soit 40 % de demandeurs volontaires et 60 % de justiciables, se constatent au niveau national, ce qui est assez surprenant. On n’imagine pas forcément 40 % de demandeurs volontaires.

Les demandes augmentent, mais les réponses diminuent, voire ne donnent pas lieu à financement. Pour vous donner un exemple, la FNACAV n’a reçu aucun financement en 2019. Seul le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) pouvait intervenir mais seulement en cofinancement et comme personne d’autre ne participait, nous n’avons reçu aucune aide. Cette baisse voire cette absence de financement est constatée sur l’ensemble du territoire. Pour les victimes, c’est déjà le cas ; pour les associations d’aide aux victimes, les financements baissent, et pour les auteurs, n’en parlons pas.

La sanction est nécessaire. Mais elle n’est pas suffisante. Le rapport Vanneste en 2016 sur la récidive a mis en lumière le fait que plus la sanction pénale était stricte, à savoir l’emprisonnement, plus le taux de récidive augmentait s’il n’y avait pas d’accompagnement en parallèle.

Actuellement, en termes de prise en charge, les magistrats ont plusieurs dispositifs à portée de main, entre autres les stages de responsabilisation pour les primodélinquants qui ont perpétré des violences légères. Or dans les faits on s’aperçoit que les juges envoient des personnes dans ces stages, qui sont récidivistes et ont commis des violences graves. Ce n’est pas du tout adapté. Il faudrait des financements pour créer des structures pour les volontaires au début des violences, avant qu’elles ne s’aggravent et qu’on en vienne au féminicide. Il faut aussi les rendre visibles par des campagnes d’information, car souvent, ces personnes ignorent l’existence de potentielles structures d’aide. D’autres structures seraient destinées aux justiciables, en respectant le cadre des stages de responsabilisation et surtout en multipliant les obligations de soins vers des structures spécialisées. Cela nécessite aussi d’informer les juges sur l’existence de telles structures dans leur juridiction.

La collaboration entre les structures d’aide aux victimes et d’accompagnement des auteurs existe, mais le système fonctionne plus ou moins bien selon les régions. Nous sommes en contact avec certains pays européens qui prennent en charge les auteurs mais aussi la famille tout entière. Bien sûr, ils n’occupent pas les mêmes chambres, mais une même structure s’occupe des auteurs, des victimes et des enfants.

M. Michel Bouquet, directeur de lassociation La Clède. Il manque une réflexion sur le lien entre l’accueil et l’accompagnement des femmes victimes et l’insertion par l’activité économique. Au sein des commissions départementales d’insertion par l’activité économique, il est question des publics prioritaires et on pourrait imaginer une réflexion locale sur les femmes victimes.

Les relations avec les parquets restent très dépendantes de la personnalité et de la volonté des procureurs. Pour avoir connu deux procureurs dans la ville où je travaille, le premier s’est saisi très fortement des différents dispositifs et nous avons pu créer des appartements pour les auteurs et des stages de responsabilisation. Depuis l’arrivée du nouveau procureur, c’est beaucoup plus long, ce qui est dommage, car les dispositifs se désamorcent et finissent par ne plus être pertinents.

Le financement des stages de responsabilisation est assuré par le seul FIPD. Ce fonds nous permet de proposer des stages, mais il ne nous permettra pas d’en augmenter le nombre comme le demandent les deux procureurs des villes de Nîmes ou d’Alès.

Mme Elise Perrin, coordonnatrice de la FNACAV. La question des financements est importante, mais c’est surtout leur aspect pérenne qui compte. Si nous voulons proposer des choses sur le long terme, il faut des financements suivis d’une année sur l’autre. Chaque fin d’année, nous nous inquiétons de savoir si nous allons pouvoir poursuivre nos actions.

Mme Nicole Le Peih. Je suis élue d’une petite circonscription rurale dans le centre du Morbihan et je souhaitais vous interroger sur la situation des violences conjugales dans les zones rurales et leur prise en charge. Une différence vous apparaît-elle dans les cas de violences conjugales, leur quantité bien sûr, mais aussi leur typologie ? Il y a des types de victimes et des auteurs de violences différents en zones rurales, ainsi que des mécanismes de violences spécifiques, une vraie rupture d’égalité territoriale dans l’accès à l’aide pour les victimes.

Nous avons effectué début juillet un déplacement de la délégation dans ma circonscription qui a permis de mettre en lumière une double peine pour les victimes, qui ont un accès beaucoup plus difficile aux structures de prise en charge et qui, lorsqu’elles parviennent à entrer dans ce processus d’accompagnement, doivent faire face à un isolement, ce qui rend tout le processus bien plus complexe : l’accès aux associations, aux structures de soins, aux services médico-sociaux, à la justice et à un hébergement pour une mise à l’abri.

A-t-on des chiffres sur cette inégalité d’accès entre territoires et quelles pistes pouvons-nous explorer ? Je pense par exemple à une proposition d’agricultrices de mon territoire, de mettre à disposition des gîtes ruraux, lorsqu’ils ne sont pas occupés, pour accueillir des victimes de violences dans les zones isolées. Qu’en pensez-vous et avez-vous d’autres suggestions au niveau territorial ?

Mme Sophie Panonacle. J’ai organisé sur ma circonscription du bassin d’Arcachon plusieurs tables rondes qui ont réuni des associations de femmes, la police, la gendarmerie, les centres communaux d’action sociale (CCAS), le corps médical et la préfecture, ainsi qu’un grand débat axé sur la place des femmes dans la société.

Il en est ressorti le problème du logement. Nous avons une situation très tendue dans le bassin d’Arcachon, où il y a très peu d’accès au logement social. Nous avons adressé un courrier aux bailleurs sociaux du département pour leur proposer un partenariat en leur demandant, sur les quelques logements sociaux de la circonscription, d’en réserver à des femmes victimes de violences. Deux ont accepté – Aquitanis et Domofrance pour ne pas les citer. Il s’agissait d’avoir un appartement disponible 24h/24 toute l’année et un accompagnant. Seule l’association Solidarité Femmes Bassin a l’agrément d’intermédiation locatif, ce qui pose un réel problème. Elle pourra être locataire de cet appartement et le sous-louera à des femmes. Pourrait-on généraliser ce genre de convention ? L’association m’a dit aujourd’hui qu’elle ne souhaitait qu’un seul logement, car si elle en avait dix, elle ne pourrait pas accompagner ces femmes. C’est un problème de moyens. Ne pourrions-nous pas donner cet agrément d’intermédiation de location à l’ensemble des associations, ce qui faciliterait également ces conventions de partenariat ?

M. Guillaume Gouffier-Cha. Ma question porte sur la proposition de loi sur les violences conjugales. J’aimerais avoir votre avis sur le bracelet électronique anti-rapprochement. La ministre de la Justice s’est prononcée en faveur du déploiement rapide de ce dispositif. Comment pensez-vous qu’il faille utiliser un tel dispositif et comment envisageriez-vous son articulation avec d’autres dispositifs comme l’ordonnance de protection ou le téléphone grave danger ?

M. Erwan Balanant. Vous avez évoqué le fait que pour 57 % des Français, les violences conjugales sont la question principale en matière d’égalité femme-homme. C’est dommageable qu’on en arrive à cette situation, mais la vraie question pour moi est celle de l’égalité femmes-hommes dès le plus jeune âge. Il faut abaisser le seuil de tolérance de la société, de manière générale, sur les inégalités pour permettre aux femmes de s’en sortir. Parfois, si elles restent au domicile, c’est parce qu’elles n’ont pas d’autre choix.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Je partage totalement ce point de vue : à travers la question des violences conjugales, le problème-clé est celui de la place de la femme dans le foyer, dans la famille, dans le couple, dans la société. Tant qu’on aura une vision de domination masculine dans notre société, les violences conjugales perdureront.

Mme Marie Cervetti, directrice de lassociation Une Femme un Toit (FIT). Le Centre d’accueil en urgence des victimes d’agression (CAUVA), est un dispositif extraordinaire. Dans les zones rurales, les femmes des villages doivent pouvoir avoir un accueil avec la possibilité de porter plainte, de préserver les preuves, de pouvoir les conserver ainsi que le témoignage qu’elles ont apporté. Il faut vraiment que ce dispositif se développe sur tous les territoires. Cet été, en Corse, les pompiers m’ont demandé si je voulais bien leur faire une formation, car quand ils se rendent dans des maisons où ils savent que la femme est victime de violences, ils ne savent pas comment faire. On oublie souvent les pompiers alors que dans les villages, ils jouent un rôle crucial.

Il faudrait faire en sorte que ce ne soit pas obligatoire de porter plainte pour conserver les preuves. Ce serait une petite partie de la réponse. Bien sûr, certaines femmes sont très isolées, mais un jour ou l’autre, elles se rendent en ville.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. La grande innovation du CAUVA est de pouvoir conserver les preuves pendant trois ans et donc laisser à la femme la possibilité de porter plainte au moment où elle est prête psychologiquement pour le faire.

Mme Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des Femmes. Il y a effectivement une rupture d’égalité dans notre pays. À ce titre, je vous alerte sur le développement d’expérimentations, excellentes pour les territoires dans lesquels elles ont lieu, mais qui laissent les autres de côté. Donc attention aux expérimentations qui en réalité ne concernent pas beaucoup de femmes. Je pense par exemple à ce qui se passe à Créteil, c’est très bien, mais il faudrait pouvoir rapidement généraliser ces initiatives.

Les associations mènent un travail d’ampleur, mais il reste des départements dans lesquels il n’existe aucune association spécialisée sur les violences faites aux femmes. Il faut absolument continuer à les aider à se développer et à se multiplier.

Sur les modalités du bracelet anti-rapprochement, deux questions se posent pour moi. La première est une question financière : un tel bracelet coûte 6 euros par jour et par couple puisque les deux le portent. Il faudrait un budget d’environ 5 millions d’euros par an pour développer ces bracelets. Nous plaidons surtout pour que les auteurs de violences porteurs de ces bracelets puissent être suivis par des associations spécialisées car il faut absolument un accompagnement psychosocial.

Il existe deux modalités de bracelet anti-rapprochement : une des modalités est un bracelet qui sonne lorsque l’agresseur s’approche, ce qui met la femme dans un état de stress aigu, c’est comme si elle était responsable de sa propre sécurité. Ce système existe au Portugal, mais nous ne le recommandons pas. En revanche, en Espagne, c’est auprès d’une intermédiation qui pourra prévenir la police que se fera l’alerte. Dans ce cas, la femme ne se rend même pas compte que son ancien agresseur ou son conjoint violent a pu s’approcher. C’est dans ses modalités que nous allons pouvoir voir si ce dispositif est bien pensé ou non.

La sensibilisation à l’égalité dès le plus jeune âge, même si on prend l’angle des féminicides pour attirer l’attention de l’opinion sur le sujet, doit porter sur tout type de violences, sexistes et sexuelles. Inégalité et violence sont les deux faces d’une même médaille qui est la domination masculine. Il faut absolument pouvoir traiter les deux.

M. Blanquer agit sur la sensibilisation des écoliers sur l’environnement ; la création d’éco-délégués et de circulaires pour favoriser l’enseignement de l’environnement est très bien, mais nous l’encourageons à le faire aussi sur l’éducation à l’égalité. Pourquoi pas, à côté des éco-délégués, des égalité-délégués dans chaque école.

Dans le cadre du service national universel (SNU), on pourrait tout à fait insérer ce fameux brevet de non-violence. C’est un public adolescent qui se pose énormément de questions.

Enfin, j’attire votre attention sur le fait que dans les fiches que nous allons vous faire parvenir et qui ont été rédigées avec toutes les associations, vous verrez que nous proposons un certain nombre de dispositifs pour faire progresser les sujets judiciaires tels que :

- l’amélioration de l’aide juridictionnelle pour les femmes victimes de violences, qui est aujourd’hui très insuffisante. Les avocats n’ont aucun intérêt à défendre des femmes victimes de violences, car cela les met en précarité économique ;

- le sujet de l’identité d’emprunt ; En France, quand on témoigne contre la mafia, on peut demander à changer d’identité. De la même manière, certaines femmes ont besoin de se cacher, d’avoir une identité d’emprunt, car elles sont poursuivies par leurs conjoints violents.

- l’amélioration de l’indemnisation du préjudice, de la prise en compte de l’incapacité temporaire travail (ITT) pour calculer les indemnisations et le faire de manière plus rapide.

Certaines de ces propositions figurent dans la Convention d’Istanbul. Le rapport du Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO), qui a analysé la situation en France l’année dernière va être publié courant octobre et va rappeler un certain nombre d’engagements que notre pays est censé respecter. Autant s’aligner tout de suite avec cette Convention que nous avons ratifiée.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Je souscris pleinement à l’idée d’une formation à l’égalité femme-homme dans le cadre du SNU. Je vous précise également que la délégation a été entendue dans le cadre des travaux d’évaluation du GREVIO et que nous sommes très attentifs au respect de la Convention d’Istanbul. Merci beaucoup pour l’ensemble de vos interventions et pour tout le travail que vous faites au quotidien pour les femmes et contre les violences faites aux femmes.

 


IV.   Audition d’experts du 1er OCTObre 2019

La Délégation procède à l’audition de :

               Mme Victoria Vanneau, docteure en droit, ingénieure de recherche au CNRS, responsable du suivi scientifique de la mission de recherche « Droit et Justice » ;

               Mme Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire départemental de SeineSaint-Denis des violences envers les femmes, coprésidente de la commission « Violences de genre » du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes ;

               M. Édouard Durand, juge des enfants au tribunal de grande instance de Bobigny, co-président de la commission « Violences de genre » du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes.

 

Mme Fiona Lazaar, présidente. La réunion d’aujourd’hui s’inscrit dans le cadre du travail mené par la Délégation aux droits des femmes en parallèle du Grenelle des violences conjugales lancé le 3 septembre dernier par Marlène Schiappa aux côtés du Premier ministre Édouard Philippe. Pour enrichir cette démarche lancée par le Gouvernement, nous avons choisi de revenir en profondeur sur les travaux déjà réalisés au sein de la Délégation sur les violences faites aux femmes en général et sur les violences conjugales plus particulièrement. Nous souhaitons élaborer un Livre Blanc nourri de recommandations à la hauteur de la gravité de la situation. Nous remettrons ce Livre Blanc à Marlène Schiappa au début du mois de novembre.Nous avons d’ores et déjà auditionné M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, et Mme Nicole Belloubet, ministre de la Justice ; nous avons également reçu plusieurs structures associatives la semaine dernière, et nous aurons l’occasion d’auditionner demain M Julien Denormandie, ministre chargé de la Ville et du Logement.

Pour cette deuxième table ronde, nous accueillons aujourd’hui trois personnalités expertes dans le domaine de la lutte contre les violences conjugales : Mme Victoria Vanneau, docteure en droit, ingénieure de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), responsable du suivi scientifique de la mission de recherche « Droit et Justice », Mme Enerstine Ronai, responsable de l’Observatoire départemental de Seine-Saint-Denis des violences envers les femmes, coprésidente de la commission « Violences de genre » du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh), et M. Édouard Durand, juge des enfants au tribunal de grande instance de Bobigny, coprésident de la commission « Violences de genre » du HCEfh.

Depuis le mois de septembre, notre Délégation a choisi de consacrer la majeure partie de son ordre du jour à la question de la lutte contre les violences conjugales, car, vous le savez, malgré les plans successifs et un arsenal juridique puissant, des dysfonctionnements demeurent d’un bout à l’autre de la chaîne de prise en charge des femmes victimes de violences conjugales. Or cette violence continue de tuer et, malheureusement, les chiffres nous le rappellent trop régulièrement. C’est pourquoi il nous faut sans plus tarder affronter les carences de notre système. Nous devons faire fonctionner les dispositifs et outils qui existent déjà et, si cela s’avère nécessaire, il nous faudra en créer de nouveaux. C’est pour justement travailler concrètement à organiser une meilleure réponse de la part de la puissance publique à ces violences conjugales que nous avons conviés nos trois intervenants à qui je cède la parole.

Mme Victoria Vanneau, docteure en droit, ingénieure de recherche au CNRS, responsable du suivi scientifique de la mission de recherche « Droit et Justice ». Mon propos sera celui de la juriste historienne du droit qui porte un regard rétrospectif sur le traitement juridique et judiciaire des violences conjugales du XIXe siècle à nos jours. Ce qui m’a interpellée quand j’ai commencé mes travaux il y a maintenant presque vingt ans, c’est que l’on disait beaucoup qu’on avait été trop tolérants, pour ne pas dire pas du tout préoccupés par les questions de violences conjugales et que, maintenant, il s’agit bien de lutter contre les violences conjugales. Pourtant, en examinant les dossiers de procédure judiciaire du XIXe siècle, je me suis rendu compte que la justice pénale s’était donné les moyens de se saisir de ces drames conjugaux, moyens qui me semblent avoir été oubliés pendant très longtemps. Si la préoccupation est ancienne, elle n’a pas réussi à s’inscrire dans la mobilisation sociale et médiatique qui place les violences conjugales parmi les justes causes nationales depuis le XXe siècle. Elle n’est pas non plus parvenu à mettre en place des dispositifs de lutte contre les violences conjugales pérennes, avec la création de centres d’accueil et d’aide aux victimes, de formation des professionnels confrontés aux victimes, etc. Les acteurs du passé, loin de les avoir ignorées avaient fait des violences conjugales un fait de droit, justiciable au quotidien de l’intervention de la justice pénale, et non pas un fait de société comme ont contribué à le faire les enquêtes officielles à la fin des années 1990. Je pense notamment à l’enquête nationale sur les violences faites aux femmes en France (Enveff). Les professionnels du passé ont surtout cherché à comprendre et à légitimer leur action dans ces conjugalités. Ce sont sur ces deux aspects que je souhaiterais revenir avant de répondre à vos questions.

À l’heure où nous parlons beaucoup de « féminicides », il faut savoir qu’au cours des siècles précédents, les acteurs s’étaient dotés d’autres expressions pour désigner les violences dans le couple. Dans l’Ancien Régime, nous avions « l’uxoricide », issu du terme uxor qui signifie « épouse » et d’occido qui veut dire« je tue ». Cela s’est traduit littéralement dans le langage juridique par le meurtre entre époux. Au moment de la Révolution, quand on a cherché à se débarrasser de ce terme, les révolutionnaires n’ont pas cherché à trouver un qualificatif comme nous essayons de le faire encore aujourd’hui. L’article 14 de la loi du 22 juillet 1791 a plutôt érigé en circonstance aggravante le fait pour un homme de battre une femme, mais au même titre qu’un vieillard et qu’un enfant.. Au moment de la rédaction des codes Napoléon, les rédacteurs du code pénal de 1801 ont créé un « conjuguicide » qui était une sorte de compromis entre l’uxoricide – il fallait se débarrasser de ce terme d’Ancien Régime – et l’article 14 de la loi de 1791 des révolutionnaires. Ils ont alors érigé en circonstance aggravante le fait de commettre un meurtre, un assassinat, sur une femme. Quand on regarde le code de 1810, l’expression n’a toutefois pas tenu, contrairement au parricide et à l’infanticide.

On ne retiendra que les dispositions du code civil de 1804, qui, pour le bon fonctionnement du gouvernement de la famille, la gestion et le commandement, avaient dévolu le pouvoir au mari. Le code civil prévoyait tout simplement le divorce et la séparation de corps pour le motif d’excès, sévices et injures graves, et par là, c’était désigner les violences conjugales. Tout ce qui concernait le couple relevait donc de la compétence des juridictions civiles.

Très tôt, certains juristes se sont rendu compte qu’il était inacceptable que les brutalités de ces conjoints – en majorité des hommes – restent impunies. Ils mettaient en cause l’état des rapports conjugaux qui crée une hiérarchie, une autorité du mari, sur la personne de sa femme et ils se sont demandé jusqu’où devait aller cette autorité : pouvait-elle aller jusqu’à battre son épouse ? Pour ces professionnels du droit du XIXe siècle, il n’était pas concevable d’admettre un droit de correction et, surtout, les divorces et les séparations de corps qui intervenaient pour le motif d’excès, sévices et injures graves ne mettaient pas un terme aux violences et laissaient impuni l’auteur de ces drames. C’est donc de la pratique et de la jurisprudence des juridictions criminelles que sont venues les premières luttes contre les violences conjugales qui étaient qualifiées, bien avant tout formalisme, de « tyrannie domestique » ou encore « d’abus de la force contre la faiblesse ».

Les magistrats ont en effet très tôt pris en compte les habitudes domestiques, les continuums des violences. Ils se sont intéressés aux comportements et à la vie en couple. De ces états de fait, ils ont tiré un raisonnement juridique propre à ajuster les textes qui étaient déjà préétablis par la norme pénale. Ils se sont servis de toute la taxinomie des normes pénales : ils y ont vu des coups et blessures, des meurtres, des assassinats, des tentatives de meurtre, des tentatives d’assassinat... Ils sont ainsi parvenus à réprimer les violences et les auteurs de ces violences. On a beaucoup dit qu’il fallait que les magistrats soient mieux formés à la prise en compte des violences conjugales. Or en fait il fallait simplement qu’ils soient formés à l’exercice du droit, à l’ajustement des taxinomies, à l’interprétation au cas par cas, à l’approche casuiste des faits.

À partir de 1826, lorsque l’administration se dote d’outils statistiques pour dresser le portrait de la société criminelle, les violences dans le couple sont alors désignées sous le qualificatif de « dissensions domestiques ». Ce n’est pas reconnaître une incrimination, c’est juste reconnaître un mobile apparent des crimes capitaux que sont le meurtre, l’assassinat et l’empoisonnement. Avant que l’administration de la justice criminelle ne tente d’en quantifier l’existence – il s’agissait de très peu de cas et il est donc difficile d’en tirer des données significatives –, il a fallu que les instances criminelles légitiment leur action. Les professionnels du droit, tant les praticiens que les théoriciens, se sont alors heurtés à un problème juridique de taille : à quelles normes s’adresser pour rétablir la paix des ménages ? Ce sont des questions que nous retrouvons encore aujourd’hui : est-il légitime de s’adresser au juge des affaires familiales ou faut-il s’adresser au juge pénal ? Qui juge ? La solution s’est trouvée à l’époque dans les buts à atteindre, dans ce qu’il convenait de défendre et de préserver. Voulait-on punir toutes les atteintes au corps et alors assurer la défense de l’ordre social, ou voulait-on régler une mésentente conjugale, préserver la famille qui était le socle de la société ?

La justice pénale a dû procéder par étapes et elle est d’abord passée par le trouble à l’ordre public. Elle s’est rendu compte que les violences conjugales gênaient les voisins, et comme cela gênait les voisins, il y avait plainte et c’était une manière d’intervenir dans ces conjugalités. Il y a eu deux décisions majeures de la Cour de cassation qui sont venues, d’une part, légitimer l’action de la justice pénale et, d’autre part, l’action de la victime de ces violences conjugales. En 1825, l’arrêt Boisbœuf reconnaît le droit à un conjoint de se revendiquer des articles du code pénal et reconnaît également que ces textes sont applicables, quelle que soit la qualité de la victime. Autrement dit, une épouse pouvait très bien se prévaloir des articles 309 et suivants du code pénal, qui reconnaissaient les coups et blessures, pour porter plainte contre son mari. En 1839, intervient une autre décision significative. Puisqu’il n’était pas possible de reconnaître le viol conjugal, la Cour de cassation a reconnu la possibilité pour une épouse de se référer à l’attentat à la pudeur pour mettre la justice « au pied du lit » et protéger les épouses des assauts sexuels de leur époux.

À côté de ce travail de légitimation, les juges ont composé également avec l’absence de plainte des victimes. C’est un phénomène que l’on retrouve encore aujourd’hui. Les femmes avaient déjà du mal à dire les violences, à dénoncer les violences de leur mari. Les juges ont même été attentifs aux dénonciations, les voisins dénonçant ces violences par lettre anonyme ou par lettre nominative. Ils saisissaient le parquet ou le juge d’instruction en dénonçant qu’un homme se comportait violemment envers sa femme. Le ministère public s’est en quelque sorte substitué aux victimes au nom de l’ordre public pour faire cesser ces violences et pour que soit rétablie la paix des ménages.

Pour aller à l’essentiel, au XXe siècle, les mouvements féministes attirent l’attention des pouvoirs publics sur les violences dans le couple. On a l’impression que jusqu’à l’entredeux-guerres, il y a eu un moment de flottement. Même si la Cour de cassation en 1923 a procédé à un rappel à l’ordre en disant que « le mari ne peut pas faire son petit Bonaparte », il y a encore comme un moment de pesanteur. La lutte est ravivée avec les mouvements féministes et c’est alors que les réformes s’engagent pour l’égalité dans le couple. En 1938, est supprimé l’article 213 du code civil qui prévoyait que la femme devait respect et obéissance à son mari et que son mari devait la protéger. On ne règle pas pour autant l’égalité parfaite puisque la loi maintient le mari comme chef de la famille et il faudra attendre la loi du 4 juin 1970 pour que la mention de chef de famille disparaisse et que l’égalité parfaite soit enfin proclamée dans le couple.

Les années 1970 et 1980 sont également celles où les violences conjugales deviennent le symbole parlant de l’oppression des femmes, des épouses. Poussés là encore par les mouvements féministes, les rédacteurs du nouveau code pénal reprennent à leur compte le projet des premiers rédacteurs. Sans pour autant parler de « conjuguicide », ils vont prévoir une aggravation des peines de chacune des atteintes à l’intégrité physique du conjoint, du concubin, puis plus tard du partenaire de pacte civil de solidarité (PACS). Dans le même temps, la loi du 23 décembre 1980 vient reconnaître le viol conjugal.

La judiciarisation de ces violences conjugales est longue et imparfaite. La justice pénale tend à céder la place progressivement à nouveau à la justice civile. La sanction du comportement brutal devient secondaire et c’est au détour du divorce, pour faute notamment, qu’à la fin du XXe siècle, la justice est saisie des violences conjugales. Le but alors n’est pas la défense de l’ordre public, mais tout simplement de calmer les esprits, d’éteindre le conflit. Il convient plutôt de gérer les violences que de les punir.

Dans les années 2010, suivant la Cour européenne des droits de l’Homme qui rappelle aux États leurs obligations dans la lutte contre les violences conjugales et dans la protection des victimes, la France se dote d’un arsenal législatif et réglementaire important. Ce sera l’ordonnance de protection et le dispositif du téléphone grand danger (TGD).

Plus nous faisons des violences conjugales une question morale médiatique, donc un fait de société, plus je pense que nous nous privons d’en faire un fait de droit. Je ne dis pas qu’il ne faut pas en faire un fait de société. Au contraire, il faut en parler pour rendre illégitimes ces violences conjugales dans le cadre des relations de couple, mais cela ne suffit pas. En faire un fait de société, c’est en faire un problème général, à mon sens. Pour l’instant, l’optique est la prévention, la protection des victimes et le suivi des acteurs ; mais ces violences ne tiennent toujours pas en droit. La question se pose de savoir s’il convient de créer une catégorie spécifique pour les violences conjugales. Je ne le pense pas ; mais cela sera discuté. Les dispositions, notamment pénales sont suffisantes ; c’est peut-être dans la pratique qu’il conviendrait de revoir les choses, de l’améliorer pour tenir compte de la fragilité des victimes, de leur avancée, de leur renoncement, de la honte… Il est nécessaire de changer de paradigme. Nous parlons toujours de la victime, mais jamais vraiment des actes dont elle est victime, c’est-à-dire des violences elles-mêmes, des coups et blessures, des tentatives de meurtre. Peut-être que nous en parlions, nous pourrions changer ce que nous déplorons, c’est-à-dire des forces de l’ordre qui ne se sentent pas concernées et qui n’estiment pas nécessaire d’engager des procédures « parce que la victime va changer d’avis ».

M. Édouard Durand, juge des enfants au tribunal de grande instance de Bobigny, co-président de la commission « Violences de genre » du HCEfh. Depuis le 3 septembre et l’ouverture du Grenelle des violences conjugales par le Premier ministre, nous avons eu l’occasion d’entendre à plusieurs reprises des femmes victimes de violences conjugales ou des pères, des frères, des sœurs de femmes victimes de féminicides. Lors de la séance de la commission « Violences » du HCEfh de cet après-midi, nous avons auditionné plusieurs victimes : chacune d’elles a dit qu’elle avait fait appel à la société pour être protégée. Toutes les victimes nous disent avoir demandé de l’aide à la police, à la justice, à l’hôpital, aux services sociaux et ne pas avoir été crues. Ceci évidemment est glaçant. Nous ne cessons de dire depuis plusieurs années que nous voulons protéger les femmes victimes de violences conjugales et que nous devons garantir que la maison est, pour chaque citoyenne, chaque citoyen, un lieu de protection. Pourtant, nous laissons les maisons être un lieu de danger et d’insécurité. C’est peut-être parce que, comme le rappelle Patrizia Romito, universitaire italienne, citant le théologien Michael Downd dans l’un de ses articles, « imaginer la vie d’une femme battue par son partenaire dépasse l’entendement de l’individu moyen, et […] l’attitude qui consiste à nier l’histoire de cette femme peut être plus commode que celle de la regarder en face ». La société se protège elle-même par le déni. D’une certaine manière, et pour fixer les choses, Georges Bernanos, dans Sous le Soleil de Satan n’écrit pas autre chose lorsqu’il dit que « pour beaucoup de niais vaniteux que la vie déçoit, la famille reste une institution nécessaire, puisqu’elle met à leur disposition, et comme à portée de la main, un petit nombre d’êtres faibles que le plus lâche peut effrayer. Car l’impuissance aime refléter son néant dans la souffrance d’autrui ».

Depuis ces quelques jours d’ouverture de ce Grenelle, je me dis de plus en plus que nous prenons conscience que nous sommes au point de tension entre, d’une part, les libertés fondamentales et l’ordre public, et, d’autre part, le droit civil privé, présenté comme la chose des parties, et que nous devons trouver le bon point de compromis pour que les outils juridiques soient efficacement mis en œuvre par les professionnels, sans faire des femmes victimes de violences des objets de protection, et en même temps, être efficace dans la protection.

Je peux vous parler comme un juge des enfants. Mon appréhension du problème des violences conjugales est essentiellement celle d’un magistrat de la famille qui ne peut pas déconnecter la protection des femmes victimes de violences du traitement de la parentalité. Nous savons d’ailleurs que 80 % des femmes victimes de violences conjugales, sauf erreur de ma part, sont des mères. Le problème est que la société fonctionne avec elles dans une injonction paradoxale. Lorsque les femmes victimes de violences vivent avec leur conjoint violent, la société exige d’elles qu’elles le quittent pour protéger leurs enfants. À l’instant même où elles le quittent, la société leur fait injonction de rester en contact avec le mari violent en tant que père des enfants par le principe qui gouverne quasi exclusivement aujourd’hui le droit de la famille qui est le principe de la coparentalité. Naturellement, comme juge des enfants et autrefois comme juge aux affaires familiales, je sais bien que la coparentalité est un principe important, mais il n’est un principe qu’à condition que nous soyons capables de lui reconnaître des exceptions. La violence comme transgression majeure de l’autorité parentale doit être une exception à la coparentalité.

J’aimerais revenir sur l’impact des violences conjugales sur les enfants. Nous savons que l’exposition des enfants aux violences conjugales a un impact traumatique qui est du même ordre que l’exposition de l’enfant à des scènes de guerre ou de terrorisme. Nous savons que les violences conjugales viennent impacter très gravement ce que nous appelons « l’attachement » chez l’enfant, c’est-à-dire la possibilité de faire appel à une figure de sécurité, le plus souvent sa mère. Il n’y a pas de terreur plus grande pour l’enfant que la terreur de perdre sa figure d’attachement prioritaire, le plus souvent sa mère.

Les effets des violences sur l’enfant sont de trois ordres. Elles créent d’abord, un état de stress post-traumatique. Je pense à un petit garçon de cinq ou sept ans qui me disait : « je fais des cauchemars, je fais des cauchemars même quand je ne dors pas » et qui donc ne pouvait pas apprendre, ne pouvait pas se concentrer, ne pouvait pas jouer avec ses camarades. Second ordre de troubles, les troubles de l’ordre de l’atteinte à soi-même, jusqu’au passage à l’acte suicidaire des enfants, et viennent enfin les troubles de l’ordre de l’atteinte à autrui, pouvant aller jusqu’à la répétition des violences contre sa petite amie ou contre même sa mère.

S’agissant de la mère victime des violences conjugales, nous savons que ce qui est le plus terrible pour elle, ce sont les violences liées aux enfants et à la parentalité c’est-à-dire d’une part, les violences jusqu’aux violences sexuelles commises devant les enfants et, d’autre part, les violences dont le prétexte est la parentalité, ce qui est le cas dans 70 ou 75 % des cas. Je crois aussi que nous pouvons dire que les traits de personnalité que nous repérons chez les violents conjugaux doivent être pris en compte dans la parentalité. Je pense par exemple à l’’intolérance à la frustration ; peut-on élever un enfant sans être confronté à la frustration ? De même, que faire du défaut d’empathie : être parent, est-ce autre chose que prioriser les besoins de son enfant par rapport aux siens ? Quid des angoisses d’anéantissement qui conduisent à la maîtrise de l’entourage, aux déficits de tolérance et des périodes d’autonomisation de l’autre : élever un enfant, est-ce autre chose que lui permettre de devenir progressivement autonome ?

Il me semble que nous ne prenons pas encore suffisamment en compte la dangerosité des violents conjugaux. Il faut avoir présent à l’esprit que tout violent conjugal est un « grand dangereux ». Une psychologue avec laquelle nous travaillons, Linda Tromeleue, dit qu’il « ne faut pas se laisser infiltrer par la pensée de l’agresseur parce qu’il s’agit de grande criminalité ». Nous n’en sommes pas encore là. Nous pouvons dire que les dispositifs législatifs sont aujourd’hui assez cohérents et très volontaristes pour ne pas séparer le conjugal du parental et penser la sphère du conjugal à partir de ce que révèlent les violences dans la sphère du conjugal. Nous pouvons dire qu’essentiellement les victimes sont confrontées à des professionnels qui mettent en œuvre insuffisamment les moyens dont ils disposent pour protéger.

Je voudrais proposer quelques pistes d’amélioration. La première, c’est que nous parvenions à distinguer ce que j’appelle « les quatre modèles de configuration conjugale ». Ces quatre modèles sont l’entente, l’absence, le conflit et la violence. L’un des problèmes majeurs est, je crois, depuis 15 ans que je suis juge, que la société attend très peu de choses des parents. Elle attend une chose essentiellement, c’est qu’ils s’entendent et qu’ils s’entendent au moment de leur vie où c’est le plus difficile, le moment notamment de la séparation. À vouloir trop créer des modèles de vie familiale fondés sur l’entente – qui est un présupposé pour la résidence alternée par exemple –, nous mettons les familles en grande difficulté et nous exigeons d’elles ce qu’elles ne peuvent donner. Il en va de même pour l’absence : quand un parent est seul pour s’occuper de l’enfant, cela fait échec à la coparentalité par définition.

Je crois également qu’il faut bien distinguer les violences du conflit qui est un rapport symétrique entre deux sujets qui sont à égalité. Le conflit c’est dire : « je n’ai pas peur de toi, je ne cours aucun risque à te dire que je ne suis pas d’accord avec toi, ta parole peut me faire changer d’avis ». En revanche la violence est un rapport asymétrique entre un sujet qui choisit la violence pour obtenir le pouvoir sur l’autre et une personne qui subit la violence. Comme le disait le doyen Carbonnier, prophète de l’autorité parentale, « la coparentalité, c’est la nostalgie de l’indissolubilité ». Nous devons permettre de délier les victimes de violences de leur agresseur.

Pour rester dans le registre de la parenté et de l’éducation des enfants, je proposerai aussi de distinguer ce que j’appelle « les quatre registres de la parenté ». Ces quatre registres sont la filiation, l’autorité parentale, le lien et la rencontre. Mme Vanneau a bien rappelé l’évolution des droits de la puissance maritale et paternelle à l’autorité parentale, disant qu’elle est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité la protection ou l’intérêt de l’enfant, pour le dire comme le législateur depuis 2002. Mais nous entendons encore – c’est peut-être un reste de la puissance maritale et paternelle – que l’autorité parentale a pour finalité la reconnaissance du parent dans son statut de parent. On peut tout enlever à quelqu’un, même sa liberté, même à titre provisoire, préventif, mais pas l’autorité parentale. Nous pensons toujours que dès lors qu’il y a la filiation, il faut qu’il y ait l’autorité parentale, le lien et la rencontre. C’est pourquoi nous allons imposer à un enfant dont la mère a été tuée par le père d’aller voir son père en prison en disant : « mais c’est son père, après tout ». C’est pourquoi nous devons dissocier la filiation de l’autorité parentale. Nous devons aussi, comme le préconise le docteur Nouvel, pédopsychiatre, distinguer le lien et la rencontre : « le lien, c’est psychique, et la rencontre, c’est physique. Parfois, [ajoute-t-il], la rencontre attaque le lien ». J’ajouterai qu’il faut parfois aider l’enfant à se délier, à pouvoir recommencer à apprendre, à se concentrer sur ses lignes d’écriture, à jouer paisiblement avec ses camarades, sans être colonisé par la présence de l’agresseur qui le terrorise.

Pour conclure, je reviendrai au point de départ. Toutes les victimes nous disent avoir fait appel à la société et la société ne les a pas crues. Permettez-moi, mesdames les députées, comme magistrat, comme co-président de la commission « Violences » du HCEfh, de vous demander de créer un droit plus volontariste encore et de doter les institutions des moyens permettant de contrôler que les agents de l’État mettent en œuvre de façon effective cette législation.

Mme Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire départemental de Seine-Saint-Denis des violences envers les femmes, coprésidente de la commission « Violences de genre » du HCEfh. Dans le droit fil de ce qui vient d’être dit, je vais repartir de la société et dire que nous vivons un moment un peu particulier dans notre société aujourd’hui. Notre société commence à mieux prendre conscience de la dangerosité des hommes violents. En même temps, si nous reprenons l’histoire – je vais la reprendre à ma façon, beaucoup plus sommairement et peut-être un peu caricaturalement – je dirais que mieux nous comprenons les violences, plus la loi bouge et change. Nous avons eu par exemple d’abord une période où nous étions plutôt dans la sanction, puis nous avons commencé à penser la sanction des violences, puis nous avons commencé à penser qu’il fallait assurer la protection et la sécurité de la personne victime lorsqu’existe un lien intime. Ce sont les circonstances aggravantes. Nous avons eu un autre temps où nous avons pensé que c’était plutôt à l’homme de partir qu’à l’épouse. Cela, nous le devons au professeur Henrion, qui a fait un rapport très important et qui a dit qu’il serait logique que ce soit plutôt l’auteur qui parte que la victime. Cela a abouti à toutes les lois sur l’éviction du mari violent. Nous avons continué à réfléchir et nous nous sommes dit qu’il fallait protéger les femmes avant qu’il n’y ait de nouvelles violences. C’était révolutionnaire dans notre droit. C’est de là qu’est née l’ordonnance de protection et qu’est né le téléphone grave danger. Nous avons progressé dans notre compréhension et ainsi nous avons aussi fait progresser les lois.

Aujourd’hui, nous en sommes à un moment où ces lois doivent être mieux appliquées, plus largement appliquées, et – je reviens à ce que disait Édouard Durand à l’instant – en accompagnement de la présomption d’innocence, il faut que nous ayons une présomption de crédibilité pour les victimes. Cela me paraît très important. Ce que disent toutes les victimes, c’est qu’elles ont besoin d’être crues pour pouvoir révéler l’ampleur des violences. Elles ne disent en effet pas l’ampleur des violences. Il faut qu’elles puissent être crues pour dire toutes les violences qu’elles ont subies quand elles sont auditionnées, que ce soit par les forces de sécurité, les magistrats ou les travailleurs sociaux. Les croire, c’est fondamental si nous voulons qu’elles puissent révéler toutes les violences qu’elles vivent. Elles le disent très bien ; elles nous l’ont bien dit cet après-midi..

Nous avons besoin d’appliquer un principe de précaution et donc de protéger les femmes victimes de violences. Nous n’y sommes pas, alors que la loi nous le permet. L’ordonnance de protection, le téléphone grave danger, c’est exactement cela qu’ils pourraient faire, mais nous n’y sommes pas. L’éviction du mari violent est possible, soit grâce à l’ordonnance de protection avant la plainte, soit par le contrôle judiciaire au moment de la plainte ou suite à une incarcération. Les dispositifs existent mais sont très insuffisamment appliqués, mais ce n’est pas la seule limite. Nous ne savons pas aujourd’hui combien il y a d’évictions de maris violents en France. Nous avons un manque de connaissances sur ce qui se passe du point de vue de la justice, du point de vue de la police également. Il nous manque un grand nombre d’indicateurs, d’éléments et il faut que nous y travaillions. Au sein du HCEfh nous allons travailler à cela.

Les victimes nous disent quatre choses très clairement. Elles veulent être crues quand elles s’adressent aux forces de sécurité. Quand elles s’adressent aux forces de sécurité, elles vont déposer une main courante ou une plainte, ou même simplement signaler qu’elles sont victimes. Elles ne souhaitent en effet pas toujours porter plainte. À ce moment-là, il faudrait qu’il y ait une réponse sociale qui dise : « nous allons les protéger ». Nous avons besoin de protéger les victimes et c’est bien ce qu’elles demandent.

Tout à l’heure, une victime nous disait que ce qui lui a fait beaucoup de bien, c’est qu’un médecin légiste lui dise : « je vous crois ». Elle avait été victime gravement d’un viol avec pénétration digitale, anale, donc très douloureux, et le fait que le médecin lui ait dit qu’il la croyait lui a fait beaucoup de bien ; cela reste quelque chose de très important. La deuxième chose qu’elles disent, c’est qu’elles souhaitent être protégées par la sanction, le fait qu’il y ait des poursuites. Ici encore, nous avons une marge de progrès très importante. La troisième chose qu’elles disent, c’est qu’elles ont besoin de soins et de soins gratuits. Une des choses que nous disons maintenant depuis plusieurs d’années, c’est qu’il faut que les victimes soient remboursées à 100 % de tous leurs soins, pour elles et pour leurs enfants. Que la règle soit simple et claire. La quatrième chose que disent les victimes, c’est ce que vient de dire Édouard Durand magnifiquement et je n’y reviendrai pas, c’est tout le problème des enfants et de comment, suite à des violences, l’ex-partenaire violent continue son emprise sur sa femme à travers ses enfants. Toutes les victimes le disent. Ce que vient de dire Édouard Durand sur la protection des femmes avec les enfants reste quelque chose de très important.

Les victimes nous parlent toutes de la stratégie de l’agresseur. Nous avons été marqués cet après-midi par le fait que toutes racontent la même histoire. Ce ne sont pas du tout les mêmes histoires globales, mais à l’arrivée, dans le cadre des violences dans le couple, elles disent toutes la même chose. Il les a dévalorisées. Il les a humiliées ; il a d’ailleurs commencé par cela. Ensuite, il les a isolées de leurs amis, de leur travail. « Pourquoi tu travailles ? Tu devrais arrêter ! ». Il les a isolées de leur famille. Quand on est isolé, il est plus difficile de réagir, de trouver de l’aide. Puis il les a empêchées d’aller révéler les violences.

Nous sommes face à un phénomène assez clair que nous connaissons bien maintenant ; il est enseigné en formation, plus ou moins, et lorsque ce n’est pas le cas, il pourrait l’être car, même si nous avons cette connaissance, il faut que les mentalités changent dans la société bien sûr, mais aussi auprès des professionnels. Il y a un vrai problème de formation, mais aussi de mentalité ; la formation ne suffit pas. Face à cette stratégie de l’agresseur, nous pensons qu’il faut une stratégie de protection : protection des professionnels que ces femmes rencontrent et protection de la société plus généralement parce qu’elles ont besoin de cette protection. Nous ne les infantilisons pas en disant cela. Quand nous rencontrons les victimes, nous sommes impressionnés par leur courage. Le « parcours du combattant », c’est une phrase toute faite, mais quand vous les entendez raconter leur parcours, vous vous dites qu’il faut beaucoup de courage pour aller au bout, pour ne pas renoncer. Et elles ne renoncent pas. Nous sommes très admiratifs de ces femmes et de leur courage. Face à ce courage, nous, société, et vous, législateurs, nous avons vraiment besoin de nous améliorer parce que nous sommes assez loin du compte ; si les lois existent, leur application laisse quand même beaucoup à désirer.

Mme Fiona Lazaar, présidente. Vos propos, à la fois précis et engagés, nous permettent de prendre du recul sur ces questions et d’appréhender les solutions envisageables. En tant que rapporteure de la Délégation sur deux propositions de loi portant sur la lutte contre les violences conjugales et qui seront examinées demain par la Commission des lois, je voudrais vous interroger plus spécifiquement sur plusieurs points suite à vos prises de parole.

Mme Vanneau, vous nous avez parlé de sémantique et avez replacé les  violences conjugales dans une perspective historique. Le terme « féminicide » est entré ces derniers mois dans le langage courant et le Président de la République, lors de son discours à la tribune de l’Organisation des Nations unies (ONU) la semaine dernière, a évoqué l’idée d’instaurer un statut juridique pour les féminicides. J’aimerais avoir votre opinion sur cette idée et notamment sur sa traduction concrète.

M. Durand, vous avez évoqué la question des enfants et cellede l’autorité parentale. Nous savons que les enfants sont parfois utilisés par les ex-conjoints violents pour exercer des pressions, voire des violences sur la mère. Comment pourrions-nous concrètement remédier à cette situation ?

Je voulais aussi revenir sur une phrase que vous avez prononcée qui m’a percutée. Vous évoquiez les victimes qui disaient avoir « fait appel à la société et la société ne les a pas crues ». Nous avons beaucoup de travail à faire sur ce plan-là et je pense que la communication est importante en la matière, toute comme la formation. Vous avez évoqué l’idée de se doter d’institutions de contrôle sur ce sujets. Comment les imaginez-vous ?

Mme Ronai, vous êtes revenue sur l’éviction des conjoints violents. Lors de nos auditions et de nos déplacements, nous avons souvent évoqué la question de l’hébergement d’urgence et du logement de moyen terme des femmes victimes de violences. Quelle est votre analyse de la situation actuelle dans ce domaine ? Selon vous, comment pourrions-nous progresser en la matière ?

Mme Victoria Vanneau, docteure en droit, ingénieure de recherche au CNRS, responsable du suivi scientifique de la mission de recherche « Droit et Justice ». S’agissant du terme « féminicide », ou « fémicide », , je trouve qu’il serait maladroit de retenir ce terme pour désigner les violences conjugales. Il est vrai que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’ONU distinguent un féminicide intime qui permettrait de le raccrocher aux violences conjugales, mais le féminicide, apparu dans les années 1980, renvoie plutôt à  des crimes de masse. C’est notamment ce qui s’est passé au Mexique autour de Ciudad Juárez. C’est vraiment le fait de tuer une femme parce qu’elle est une femme. Le raccrocher à l’optique des violences conjugales, cela voudrait dire que le mari tue sa femme parce que c’est sa femme, sa chose. Je pense qu’il y a plus que cela ; ce sont des rapports de domination très clairs. Le fait de catégoriser le féminicide et de l’inclure dans les violences conjugales me paraîtrait donc un peu gênant.

S’il fallait vraiment créer une catégorie, nous pourrions reprendre le terme des anciens rédacteurs et parler de « conjuguicide ». Là, nous sommes vraiment dans le meurtre du conjoint. C’est un peu l’homicide conjugal, mais nous avions l’idée de conjugalité.

Il est vrai, statistiquement parlant, qu’il y a plus de femmes victimes de violences conjugales, mais si nous retenions le terme de féminicide, pour les hommes, quel terme faudrait-il employer ? Comment va-t-on nommer les violences exercées par une épouse ou une compagne sur son partenaire ? Quel mot utiliser ? C’est cela qui me gêne.

Mme Valérie Boyer. Je partage tout à fait votre point de vue, cela me gêne énormément que le mot « féminicide » soit raccroché à la notion de violences conjugales, parce que le terme de « violences conjugales » ou « violences domestiques », peu importe, montre bien que c’est ce qui se passe dans le foyer, même si cela concerne à 80 % des femmes. Nous savons aussi que cela arrive dans des couples homosexuels et ils sont complètement exclus du dispositif avec ce terme. Nous savons aussi que tous les ans il y a à peu près une trentaine d’hommes qui meurent sous les coups de leur conjoint ou conjointe violent. Je crois que la notion qui nous préoccupe aujourd’hui, c’est ce que vous décrivez parfaitement, c’est ce qu’il se passe à l’intérieur du foyer.

« Féminicide » me gêne pour une seconde raison et j’aimerais votre avis sur ce point. Je ne voudrais pas que ce soit un terme déresponsabilisant en disant que c’est la société qui tue la femme et que le mari n’est pas forcément responsable ou qu’il est le produit de la société. Ce n’est pas le cas dans le cadre de violences conjugales. Ainsi que l’ont montré les développements du juge Durand ou de Mme Ronai, tout le monde comprend les termes de « conjuguicide » ou de « violences conjugales »,. Cela me semble beaucoup plus approprié et surtout, ce n’est pas un terme d’exclusion. C’est un terme qui remet le phénomène dans la sphère familiale. La particularité, ce n’est pas quelqu’un qui rencontre une autre personne et qui la tue ; il s’agit alors d’un homicide. Vous faites bien de rappeler que le terme « féminicide »,  a été créé par rapport aux violences qui ont lieu au  Mexique; nous aurions pu aussi l’appliquer par exemple à ce qui s’est passé en Syrie avec les familles yézidis, même si dans ce cas les hommes aussi ont été exterminés et qu’il s’agissait d’un génocide. En tout état de cause, je me réjouis d’entendre ces notions expliquées avec autant de limpidité.

Mme Victoria Vanneau, docteure en droit, ingénieure de recherche au CNRS, responsable du suivi scientifique de la mission de recherche « Droit et Justice ». Souvent dans la société, « violences de genre » équivaut à « femmes battues ». Lorsqu’on a commencé dans les années 1970 à alerter l’opinion publique, à dire qu’il y avait un problème au niveau des violences conjugales, très rapidement, dans les médias, cela a été résumé aux femmes battues. Nous avons tout de suite genré et pénalisé l’homme et victimisé la femme. Quelque part, si nous poussons le raisonnement, nous éduquons les femmes dans le culte de la victime, nous les invitons à se victimiser. Le phénomène est le façon pour l’homme. Des deux côtés, nNous sommes dans un problème d’éducation puisque nous éduquons encore les hommes sur la masculinité, sur le virilisme, le sexisme, sur le culte de la performance, alors que nous éduquons les femmes en disant « vous êtes des victimes nées ». C’est un peu dérangeant.

Mme Enerstine Ronai, responsable de l’Observatoire départemental de Seine-Saint-Denis des violences envers les femmes, coprésidente de la commission « Violences de genre » du HCEfh. Je ne partage pas ce point de vue. J’utilise le mot féminicide depuis 2008 et je ne suis pas la seule. Lors de la première enquête que nous avons faite sur les femmes tuées en Seine-Saint-Denis, avec le procureur adjoint, aujourd’hui avocat général à la Cour de cassation, nous avons utilisé le terme de « féminicide », avec l’idée qu’il fallait rendre visible le fait que – comme le dit la convention d’Istanbul – les femmes étaient victimes de violences dans le couple de manière disproportionnée par rapport aux hommes, parce que justement, cela tient à la domination des hommes sur les femmes dans nos sociétés. C’est présent dans toutes les sociétés, pas seulement les nôtres. L’idée est de rendre visible le phénomène. D’ailleurs, si c’est utilisé dans la société aujourd’hui, c’est parce qu’il y a besoin de rendre visible la domination des hommes sur les femmes d’une manière globale. Cela ne déresponsabilise pas, à mon avis, les agresseurs parce qu’il s’agit de penser pourquoi ces violences existent. Employer ce terme va nous donner des moyens de prévention. Si nous identifions les causes, nous pourrons travailler sur la prévention. Je suis favorable à l’emploi du terme « féminicide » sans circonstances aggravantes, c’est-à-dire simplement le fait de rendre visible que les femmes sont davantage tuées. Nous avons « homicide » pour les hommes et « féminicide » pour les femmes. Nous avons une symétrie.

En 2018, il y a eu 21 hommes tués et 121 femmes. Pour les hommes, dans plus de la moitié des cas, c’est la conjointe qui tuait parce qu’elle était elle-même victime. Bien sûr, il y a des hommes tués ; c’est pour cela que je ne demande pas de circonstances aggravantes. Il est tout aussi grave de tuer un homme que de tuer une femme, mais il faut quand même savoir que, pour les 21 cas que j’évoquais, dans 54 % des cas, la femme était victime. La décision vous revient, mais je pense que cela vaut la peine de penser et de rendre visible le phénomène.

M. Édouard Durand, juge des enfants au tribunal de grande instance de Bobigny, co-président de la commission « Violences de genre » du HCEfh. Pour ma part, je voudrais insister sur le fait qu’il me paraît absolument fondamental de penser les violences conjugales comme une forme de violence sexuée. Il faut avoir cette image en tête pour comprendre la violence et ses mécanismes. C’est le seul moyen de protéger toutes les victimes de violences conjugales, quel que soit leur sexe ou quelle que soit la configuration, homosexuelle ou hétérosexuelle, de leur couple. Tous les dispositifs de protection qui ont été créés l’ont d’ailleurs été par des professionnels – je me tourne naturellement vers Ernestine Ronai – qui ont pensé les violences conjugales comme une forme de violence sexuée. Je voudrais rappeler sur ce sujet aussi que pour l’homme et pour la femme, l’expérience de la victimation est très différente. Pour un homme, le risque de subir des violences se situe dans l’espace public, des violences commises par un autre homme inconnu de lui. Pour une femme, le risque majeur de subir des violences se situe dans l’espace privé, des violences commises par un homme connu d’elle. Loin de moi l’idée de penser que tous les hommes et tous les pères sont violents et agresseurs ; je ne pense absolument pas cela. Mais la violence est un choix. C’est la seule raison pour laquelle nous pouvons condamner un violent conjugal, c’est parce que c’est un choix et qu’ila d’autres possibilités que la violence.

Sans donner d’éléments spécifiques, j’aimerais évoquer une audience qui traitait d’un féminicide.  Juge aux affaires familiales, je reçois le père. Je vérifie qu’il s’appelle bien M. X. Je vérifie le prénom de son enfant et la date de naissance de son enfant et comme toujours, quand un parent est mort, je nomme le parent mort, et je dis : « La mère de votre enfant est Mme Y. ». Il répond : « Non, pas Mme Y, Mme X. Nous étions toujours mariés quand elle est morte par féminicide ».

Mme Nicole Le Peih. En préparant cette audition, j’ai lu un des interviews, de Mme Vanneau dans Libération en 2016, dans laquelle vous déclariez que « créer un arsenal juridique particulier pour les violences contre les femmes durcira les antagonismes ». Et vous ajoutiez que « cela confirmerait que l’homme est fort et la femme faible, ce qui est à la base des violences faites aux femmes ». Vous citez, pour étayer vos propos, Élisabeth Badinter, qui disait qu’on « fait fausse route en victimisant la femme et en pénalisant l’homme. Cela revient à assigner les femmes à leur faiblesse et à leur incapacité juridique, à la même vulnérabilité que celle des enfants, et des vieillards ». Cette interview de 2016 est particulièrement d’actualité. Elle est très éclairante pour les débats que nous venons d’avoir et en tant que législateur. Pouvez-vous nous donner votre sentiment sur les dernières évolutions législatives que nous avons adoptées et sur les réflexions en cours, notamment via ce Grenelle ?

Je pense que tous les députés ont besoin d’éclairages sur ce sujet et il me semblerait utile de porter les réflexions que nous avons aujourd’hui à la connaissance de tous. Vos témoignages sont percutants et permettent à chacun et à chacune de se remettre en cause, afin que nos clichés, nos réflexions puissent maturer et que nous prenions du recul.

Mme Valérie Boyer. Je dois dire que je suis absolument troublée parce que je comprends et partage vos arguments à tous les trois quant aux enjeux sémantiques. Je pencherais plutôt pour l’emploi des mots « violences conjugales » parce que je pense que ce sont toutes les familles qui sont concernées et que j’ai la faiblesse aussi d’imaginer que c’est un rapport de domination et d’appartenance, et qu’aujourd’hui, ce rapport se fait plutôt d’un homme sur une femme. Je suis désolée d’évoquer ce type de clichés, mais c’est la réalité. Cela existe aussi dans le sens contraire, parce qu’une femme peut avoir de l’emprise sur un homme ou sur une autre femme, de même que dans un couple d’hommes. Personnellement, j’entends ce que vous dites sur cette violence conjugale qui est sexuée pour ces raisons-là, sur l’intimité et sur l’extériorité, mais dans le cadre de violences dans des couples qui ne sont pas des couples hétérosexuels classiques, j’ai eu des témoignages qui racontaient exactement les mêmes histoires. Nous sommes bien dans le rapport de la domination où la personne qui est féminisée est dominée. C’est en cela que c’est sexué. Néanmoins, je pense qu’il est important de garder le mot « conjugal » parce que cela veut dire que c’est dans le foyer. Le fait que cela se passe à la maison, c’est la circonstance aggravante parce que le foyer doit être le lieu de la protection. Ce n’est pas comme un accident extérieur. Il y a peut-être un deuxième mot qui mériterait d’être précisé :  c’est la notion d’emprise parce que la violence conjugale n’existe pas s’il n’y a pas emprise, et l’emprise, malheureusement, n’est pas définie dans notre droit.

Sur le plan personnel, plus que sur les notions de vocabulaire, même si elles sont essentielles, je préférerais avancer sur ce qui me semble une urgence, c’est-à-dire la protection des enfants, comme vous l’avez décrite M. Durand, parce que malheureusement – l’histoire du droit pourra peut-être nous éclairer aussi – nous considérons trop souvent que l’enfant est la propriété des parents, comme la femme que l’on peut abattre parce que c’est la propriété de son mari. Nous avons cet héritage, même si j’ai la faiblesse de penser que nous nous sommes exonérés de tout cela depuis longtemps. Néanmoins, dans les cas de violence, nous sommes dans ce cas-là. Pour moi, la priorité des priorités, c’est la protection du plus faible, de celui qui n’est pas considéré comme une victime à partir du moment où il n’a pas eu directement des coups. Pour moi, c’est l’urgence absolue de l’évolution du droit, c’est la protection de l’enfant pour deux raisons : parce que l’enfant sert de levier pour torturer la mère, ensuite parce que lui-même est une victime, même si sa mère a été battue pendant qu’il était à l’école. Vous l’avez d’ailleurs décrit et les études montrent les conséquences du stress que cela lui procure sur son cortex cérébral. L’enfant n’ignore rien.

Il faut que nous changions de paradigme : un conjoint violent ne peut pas être un bon parent. Dès lors, il faut que notre droit soit plus efficace et surtout qu’il soit plus systématique parce que nous ne pouvons plus avoir la séparation entre le civil et le pénal. Protéger la mère sans protéger l’enfant, c’est une aberration à laquelle il faut mettre un terme.

Je voulais vous remercier de tout ce que vous avez dit, qui éclaire à la fois notre travail et notre façon de penser, et qui pour moi est l’urgence absolue. C’est le sens de la proposition de loi que je défendrai demain. Je pense qu’il faut agir vite parce que cela fait longtemps que nous en parlons. Même le Premier ministre l’a dit, cela fait partie de ses premiers propos, position que je partageais dans un texte que j’avais écrit en 2014 ou 2015. Cela me semble être vraiment une urgence.

M. Édouard Durand, juge des enfants au tribunal de grande instance de Bobigny, co-président de la commission « Violences de genre » du HCEfh. Le vocable de « violences conjugales » décrit le réel et me convient tout à fait ; mais avec le mot de « féminicide », nous parlions plus précisément de la mort dans le couple.

J’entends votre propos sur l’exercice de l’autorité parentale. Je pense qu’il est très regrettable qu’il n’y ait pas de moyen de protéger l’enfant si on ne traite pas l’autorité parentale. S’il n’y a pas un traitement adapté de la parentalité, toutes les mesures de protection qui pourraient être mises en œuvre pour protéger une femme victime de violences conjugales deviennent caduques. Si, dès lors que le couple a des enfants, il n’y a pas une organisation de la vie de la famille adaptée au modèle des violences, aucune mesure de protection ne peut être efficiente pour la femme victime de ces violences ni pour son enfant, parce que l’exercice de l’autorité parentale devient un moyen de perpétuer l’emprise sur elle et sur l’enfant.

Je partage l’avis, qui, je crois, est unanime dans cette enceinte, sur le fait qu’il faut d’urgence traiter ce problème de l’exercice de l’autorité parentale et le traiter de façon efficiente. Vous dites à juste titre, Mme Boyer, qu’un mari violent ne peut pas être un bon père. Nous pouvons même faire l’équation inverse : un mari violent est un mauvais père. Il est difficile d’être un plus mauvais père qu’en étant un mari violent créant un état de stress posttraumatique sur l’enfant, 40 % à 60 % des enfants victimes de violences conjugales étant directement victimes de violence physique exercée contre eux par le violent conjugal. En général, la société intervient pour moins que cela. Ce que je préconise, ce que nous préconisons depuis longtemps, c’est de présumer qu’un mari violent est un père dangereux et que, d’urgence, la mère dispose seule de l’exercice de l’autorité parentale par principe, et qu’il n’y ait pas de rencontre entre le père et l’enfant qui ne soit pas sous protection. S’il n’y a pas cette protection, alors – je pense que ceci est admis dans la conscience des professionnels et la conscience générale – les moments de rencontres sont des moments de risques de violences conjugales, ou bien de pression sur l’enfant ou de violence sur l’enfant. Nous faisons des visites médiatisées pour moins grave que cela. Nous devrions pouvoir le faire pour cela.

Nous savons que les violences conjugales font l’objet d’une double sous-révélation. Il y a très peu de dépôts de plainte, de l’ordre d’un cas sur dix à un cas sur six, c’est-à-dire qu’une très large minorité de faits sont portés à la connaissance des autorités. Nous savons aussi, deuxième effet de la sous-révélation, que les victimes disent moins que l’horreur du réel effectivement éprouvé. Il n’y a donc pas de risque à croire et à tenir compte de la parole. Comme juge des enfants, je cours beaucoup plus de risques à laisser passer des enfants devant moi sans les protéger que de risques à surinterpréter les violences. Nous savons que les fausses dénonciations sont un fait minoritaire et même marginal. Pourtant, les professionnels ont plutôt comme mécanisme de défense un mécanisme inverse qui fait qu’entre le moment où une femme victime de violences conjugales pousse la porte d’un commissariat, d’un tribunal ou d’un service social et où elle se retrouve dans le bureau du policier, du gendarme, du juge, ou de l’assistante sociale, elle passe du statut de femme victime au statut de mère manipulatrice. C’est un piège très grand que vous devez résoudre de manière volontariste, sauf à rendre vaine toute autre disposition de protection.

Je voudrais revenir sur le statut de l’enfant victime. Je partage votre point de vue, Mme Boyer : il est important de penser que l’enfant est victime ou covictime des violences conjugales. L’impact sur lui est si grave qu’il ne doit pas seulement être pensé comme témoin ou comme enfant exposé, mais bien comme directement victime de ces violences, comme sa mère. Comme vous le releviez, ce n’est pas le cas en droit pénal, sauf à ce qu’il soit lui-même victime directement de violences.

Il y a plusieurs manières d’envisager une protection plus grande. La première, a été mise en œuvre par la loi du 3 septembre 2018 qui faisait de la présence des enfants une circonstance aggravante des violences conjugales. C’est un très grand progrès et une très juste disposition, une très juste cause. Il peut y avoir une autre modalité qui n’est pas contradictoire : il s’agirait de vérifier que l’enfant victime est pris en compte dans le procès pénal, notamment pour une éventuelle allocation de dommages et intérêts, et de vérifier comment, éventuellement par la désignation d’un administrateur ad hoc, on peut faire entendre sa voix, sa souffrance et son besoin de soins qui vont coûter de l’argent, et donc justifier des dommages et intérêts. Troisième point, il pourrait être possible d’envisager un statut pénal de l’enfant victime de violences conjugales en vérifiant les dispositions actuelles ou en créant une disposition nouvelle faisant que les violences conjugales seraient à la fois une infraction commise contre la mère, et en même temps, une autre infraction commise contre l’enfant. C’est-à-dire deux infractions poursuivies simultanément par le mécanisme juridique de cumul idéal de qualifications, comme lorsque la société a une pluralité d’intérêts sociaux poursuivis, ce qui est le cas en l’espèce, et lorsqu’il y a une pluralité de victimes, ce qui est également le cas.

Mme Valérie Boyer. Par rapport aux trois points que vous venez d’évoquer, y a-t-il un risque que l’on nous oppose le fait qu’en droit pénal, on ne peut pas être poursuivi deux fois pour les mêmes faits ? Je vous avoue que j’ai eu du mal à intégrer cette idée parce que j’ai toujours considéré que l’enfant était victime, même s’il n’avait pas subi de coups directement. Si nous protégeons la mère et que nous poursuivons le père pour ses violences, l’enfant peut être partie civile et cela veut dire que nous rajoutons une peine au parent violent par rapport aux violences qu’il a – pour schématiser – fait subir directement à la mère avec des coups et psychologiquement avec l’enfant qui était par exemple à l’école pendant ce temps. Pour moi, cela me semblait tout à fait logique, mais certains pénalistes m’ont dit que nous pouvions avoir une difficulté parce que le parent violent était poursuivi deux fois pour les mêmes faits, alors même que nous parlons, me semble-t-il, de deux choses différentes.

M. Édouard Durand, juge des enfants au tribunal de grande instance de Bobigny, co-président de la commission « Violences de genre » du HCEfh. Je vous répondrai en tant que juge des enfants et non pas en président de cour d’assises ou de tribunal correctionnel ou de procureur de la République. Je suis d’accord avec le grand principe du droit que je ne remets pas en cause, qu’est le principe non bis in idem ; on ne peut pas être déclaré coupable deux fois pour la même chose. Il y a toutefois une exception qui s’appelle le cumul idéal de qualifications. Un même fait peut être poursuivi sous deux incriminations différentes en cas de pluralité d’intérêts sociaux et en cas de pluralité de victimes, ce qui est bien le cas en l’espèce.

L’enfant partie civile, c’est autre chose. C’est ce que j’évoquais quand je parlais des dommages et intérêts et de la désignation d’un administrateur ad hoc. Dans l’état du droit actuel, même lorsque les violences conjugales sont poursuivies pour ce qu’elles sont, c'estàdire d’abord des violences contre la conjointe, l’enfant peut être représenté au titre des intérêts civils. Une infraction peut causer un dommage à la victime directe, mais également à son entourage immédiat. Je le vois dans ma pratique de juge des enfants. Parfois, des parents vont me demander des dommages et intérêts parce que l’infraction subie par leur propre enfant commise par un autre enfant leur a causé aussi un dommage. L’enfant peut d’ores et déjà être défendu sur le plan civil et que l’on demande pour lui des dommages et intérêts, ce qui est une manière de reconnaître son préjudice.

Mme Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire départemental de Seine-Saint-Denis des violences envers les femmes, coprésidente de la commission « Violences de genre » du HCEfh. Dans les questions que vous nous avez fait parvenir en amont, vous nous demandiez « comment protéger les enfants notamment au moment du droit de visite du père ou d’hébergement  ». Vous faisiez référence à la mesure d’accompagnement protégé et à l’espace de rencontre protégé qui existe en Seine-Saint-Denis et à Paris, seulement dans deux départements de France, mais qui pourrait être élargi. Je ne sais pas s’il faut le mettre dans la loi, puisque la loi de 2010 permet déjà qu’une personne morale qualifiée accompagne les enfants du lieu de résidence de la mère vers le lieu du droit de visite du père. Ces mesures présentent plusieurs avantages : bien sûr, elles protègent la mère au moment du droit de visite, puisque nous savons grâce à l’étude que nous avions faite sur 24 féminicides de 2005 à 2008 que dans la moitié des cas, quand il y avait de jeunes enfants, l’homme tuait sa conjointe à l’occasion du droit de visite et d’hébergement. C’est un moment de danger extrêmement grave. Cette protège l’ex-épouse mais cette mesure protège aussi l’enfant. Dans le film Jusqu’à la garde, l’enfant ne veut pas aller voir son père ; il a mal au ventre et le père dit à son ex-femme « si l’enfant ne vient pas, je dépose plainte » pour non-représentation d’enfant. Nous savons que, dans notre pays, les femmes qui veulent protéger les enfants lorsque l’enfant ne veut pas y aller chez l’ex-conjoint peuvent être poursuivies pour non-représentation d’enfants, et c’est même assez gravement réprimé. C’est quelque chose de très sérieux. On protège l’enfant mais on ne prend pas en compte sa parole ; le système que j’évoque permet de répondre à ce problème.

Troisièmement, ce dispositif protège l’ex-époux également, d’abord du retour à la case prison puisque cela l’empêche d’agresser son ex-conjointe, mais aussi, il permet un droit de visite plus régulier. C’est vraiment intéressant et protecteur pour tout le monde. Ce que disent les juges aux affaires familiales, c’est que cela les aide aussi à la prise de décision puisqu’à la fin, il y a un bilan qui est rendu et qui permet de savoir comment s’est passée la visite, si l’homme a été violent ou pas, s’il était présent -  parce que souvent, l’homme demande un droit de visite et d’hébergement pour empêcher son ex-conjointe de « faire sa vie » avec les enfants tranquillement. Souvent, il ne sera pas là au moment du droit de visite, ce sera sa nouvelle compagne, ou sa mère, etc. Nous nous sommes rendu compte avec cette mesure d’accompagnement protégée que dans un certain nombre de cas, l’homme instrumentalisait les enfants pour savoir si la femme avait un nouveau compagnon, où ils habitaient lorsque l’adresse avait été cachée...

Nous avons donc créé l’espace de rencontre protégé sur le modèle de ce qui se passe pour les enfants maltraités. Pour les grands violents, le dispositif est très contrôlé. Souvent, les auteurs renoncent à leur droit de visite parce que, finalement, ce qu’ils voulaient, c’était vraiment « pourrir la vie » de leur ex-conjointe, si vous me permettez cette expression triviale.

Ce qui n’existe pas encore, mais que vous pourriez faire entrer dans notre droit, c’est ce que nous avons appelé en Seine-Saint-Denis le « protocole féminicide ». Il est  bien sûr valable aussi quand ce sont des homicides, c’est-à-dire si une femme tue son conjoint. Ce dispositif a trait à la protection des enfants. Il permet l’hospitalisation des enfants, c’est-à-dire des soins. Nous savons maintenant, au vu de l’expérience en matière de victimes du terrorisme, qu’il est très important qu’il y ait des soins immédiats qui soient donnés lorsqu’on est très traumatisé. Quand les enfants ont assisté au fait au meurtre de leur mère ou, le fait d’être orphelin parce que leur père a tué leur mère nécessite des soins immédiats et donc une hospitalisation qui permet leur prise en charge. Cette hospitalisation prend la forme d’une ordonnance de placement provisoire prise par le procureur de la République : huit jours qui donnent à la fois le temps du soin, mais aussi le temps de savoir auprès de qui les enfants vont être placés. Il peut s’agit des grands-parents paternels, des grands-parents maternels, de la famille biologique, ou d’une famille d’accueil. Parfois, la famille biologique n’est pas en capacité d’accueillir les enfants pour un grand nombre de raisons, entre autres parce qu’eux-mêmes sont très traumatisés. Comme les enfants sont aussi très traumatisés, parfois, cela rend les choses complexes.

Alors que vous cherchez à identifier des pistes d’amélioration, ce dispositif me semble pouvoir servir d’exemple. Cette mesure pourrait être mise en place auprès d’hôpitaux avec des soins adaptés, comprenant une hospitalisation en pédiatrie avec des soins psychotrauma et un accompagnement par des personnes qui sont là 24 heures sur 24, parce que malheureusement dans les hôpitaux, il n’y a pas toujours assez d’aides-soignantes. Il faut des personnels en plus qui soient là jour et nuit, parce que quand un enfant est traumatisé, il a besoin d’être accompagné avec beaucoup de bienveillance et d’attention.

Mme Fiona Lazaar, présidente. Avez-vous des éléments informations sur la question de l’hébergement d’urgence et de l’accès au logement ?

Mme Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire départemental de Seine-Saint-Denis des violences envers les femmes, coprésidente de la commission « Violences de genre » du HCEfh. Rien de particulier, si ce n’est dire, qu’évidemment, nous manquons de lieux de mise en sécurité dans l’urgence avec des personnels qualifiés. Dans ces lieux de mise en sécurité, souvent les femmes ne peuvent pas rester très longtemps et qu’elles basculent dans les dispositifs de moyenne urgence. Or si la prise en charge ne se fait pas dans un lieu spécialisé avec des personnels formés, la femme va se retrouver dans un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) avec des sortants de prison, des SDF, et ne va pas le supporter. Le risque, c’est évidemment qu’elle retourne chez mon agresseur parce qu’avec ses enfants, elle ne peux pas rester dans ce lieu, pas plus que dans des hôtels où les cafards courent sur les lits des enfants – je pense ici aux hôtels dits « sociaux » qui sont épouvantables.

Il faut traiter deux problèmes : d'une part le nombre de places, et , d’autre part, le nombre de places dans des structures comprenant des personnels qualifiés spécialisés et formés sur la question des violences conjugales. Il faut ensuite que les femmes qui ont pu se reconstruire  bénéficient d’un logement social pérenne. La loi du 8 juillet 2010 prévoyait, dans son article 19, que les bailleurs sociaux en donneraient en nombre suffisant pour les femmes ayant des ordonnances de protection. Il n’y a jamais eu de décret d’application. C’est un puits sans fond. Vous avez beau créer des places dans les centres de moyenne urgence,  au final les femmes ne sortent pas vers du logement pérenne alors qu’elles ont besoin de reprendre leur vie ordinaire. Il nous faudrait des conventions avec les bailleurs sociaux, notamment les structures nationales voire au niveau régional ou départemental. Il faudrait créer des conventions types pour que les bailleurs sociaux donnent des logements pour permettre la sortie de l’hébergement de moyenne urgence vers du logement pérenne, ce qui est très important. Permettre à une femme de reprendre sa vie en main, c’est bien sûr ne pas la victimiser, mais c’est au contraire lui permettre, en reconnaissant son statut de victime, de reprendre sa vie en main et de partir des centres d’urgence comme la citoyenne qu’elle était auparavant.

Mme Fiona Lazaar, présidente. Auriez-vous également des propositions d’amélioration à faire en ce qui concerne l’ordonnance de protection et le TGD ?

Mme Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire départemental de Seine-Saint-Denis des violences envers les femmes, coprésidente de la commission « Violences de genre » du HCEfh. Sur la question de l’ordonnance de protection, nous avons deux améliorations possibles. Il y a la question du délai qui est posée dans la proposition de loi de M. Pradié. Entre le moment où la victime dépose sa requête et le moment de l’audition, il faut que un délai raisonnable. Le guide publié par la Chancellerie propose deux semaines, 14 jours. Je pense que c’est plutôt bien parce que cela donne le temps du contradictoire. Mais il doit s’agir d’un délai maximum et non minimum. Or, aujourd’hui le délai moyen est de 41 jours. La marge de progrès est réelle. Il me semble qu’on peut envisager ce délai comme un maximum si on admet que l’assignation de l’agresseur se fasse par huissier.

Il faut cependant rester attentifs aux frais que cela engendre. Lorsqu’on dispose de très petits revenus, on bénéficie de l’aide juridictionnelle. Toutefois, les personnes qui dépassent même légèrement le barème vont devoir prendre en charge les frais d’avocat et d’huissier au moment de l’assignation et, une fois l’ordonnance obtenue, payer de nouveau des frais d’huissier puisque c’est ainsi qu’elle doit être notifiée. Cela représente des frais importants. L’association des femmes huissiers a toutefois fait savoir qu’elle était en mesure de réaliser gratuitement 5 000 actes. Je pense qu’il y a ici matière à travailler avec les chambres des huissiers et leur association nationale pour que les actes d’huissier liés à l’ordonnance de protection soient gratuits. Il me semble que cela pourrait être un acte citoyen, surtout que les huissiers gagnent déjà beaucoup d’argent sur les saisies. Cette gratuité permettrait par ailleurs de faciliter les assignations et le recours aux ordonnances. En effet, aujourd’hui les assignations se font par lettre recommandée mais il suffit que l’auteur ne vienne pas chercher le recommandé pour que la procédure prenne du temps.

Dans la pratique, cela aboutit à des retards. Le coordinateur des juges aux affaires familiales de mon département m’indiquait à la fin du mois de septembre dernier avoir statué sur des ordonnances de protection qui avaient été demandées en juillet. Cela n’a pas de sens. Pour tenir le délai de 14 jours, nous pourrions donc imaginer de nous inspirer du modèle existant pour les ordonnances requêtes afin de nous assurer de l’effectivité de l’ordonnance de protection. Ainsi le délai serait beaucoup plus court et le dispositif serait donc plus efficace.

Le deuxième axe de progrès pour les ordonnances de protection concerne leur renouvellement. Je ne pensais même pas que c’était possible, mais la cour d’appel de Paris a récemment refusé la prolongation des mesures d’une ordonnance de protection accordée par le juge de première instance. Le code civil prévoit en effet que ces mesures « peuvent » être prolongées si, une requête en divorce ou en séparation de corps a été déposée ou si le juge aux affaires familiales a été saisi d'une requête relative à l'exercice de l'autorité parentale.

Il me semble qu’il faudrait remplacer ce « peuvent » par « sont » de façon à assurer le renouvellement de façon automatique. La différence entre ces deux termes tient à la latitude accordée au magistrat. Dans l’exemple que j’évoquais, l’agresseur a été condamné à 12 mois de prison et pourtant la femme s’est retrouvée sans mesure de protection alors qu’elle bénéficiait auparavant du téléphone grave danger.

Pour le téléphone de grave danger, comme d’ailleurs pour le bracelet antirapprochement, je dirais que ces dispositifs sont des outils technologiques qui n’ont d’intérêt que s’il y a, en même temps, des comités de pilotage qui se réunissent régulièrement et qui étudient chaque situation. Cela devrait être obligatoire parce qu’un outil technologique n’a de sens que s’il est associé à des mesures pérennes pour les femmes bénéficiaires. Il faut que ce comité rassemble un représentant du siège, un représentant du parquet, le conseil départemental – c’est notamment important si la victime veut déménager pour vérifier si on peut l’accompagner , des travailleurs sociaux, des associations présentes, la police,… Il faut que tout le monde se réunisse et travaille sur une situation. On vérifie si la femme a bien sécurisé toutes ses mesures judiciaires, que ce soit au civil ou au pénal, si elle a bien tous ses droits, si elle a bien accès à son travail, etc. Il faut que l’on soit dans un travail minutieux car sinon cela ne sert à rien. La victime pourra garder le téléphone six mois, un an, voire toute sa vie d’ailleurs, seul, il n’aura pas permis de sécuriser la situation de manière pérenne.

Pour le bracelet anti-rapprochement, c’est exactement la même chose. Actuellement, nous ne savons pas comment ce système va se mettre en place. Si la loi l’autorise, en cas d’alerte, qui préviendra la victime et qui préviendra l’agresseur ? À quel moment se fera l’alerte ? Et quel sera l’espace entre l’agresseur et la victime pour que se déclenche l’alerte ?

Et comme le nom l’indique, anti-rapprochement veut dire que l’homme et la femme sont en lien constant ! Je crois que cela peut être un souci, surtout dans le cadre de la procédure civile. La femme engage la procédure et bénéficie de ce dispositif destiné à la sécuriser. Mais, en réalité, il va la maintenir sous l’emprise de son agresseur car elle va constamment se demander où il est et ce qu’il fait. L’agresseur se posera lui aussi les mêmes questions. Les deux personnes restent liés ! On l’a évoqué précédemment pour les enfants, mais il y a un besoin de « délier » les personnes ; or ce dispositif maintient le lien. Le dispositif peut être une bonne mesure, à supposer qu’on en précise les modalités et il pourra aussi être pertinent notamment pour les « grands dangereux ». En effet, face à un multirécidiviste, il faut protéger la victime qui est trop effrayée parce qu’elle sait que l’auteur va recommencer.

C’est la différence avec le téléphone grave danger où c’est la femme qui appuie ; c’est elle qui prend sa sécurité en main ; c’est elle qui est actrice de sa protection. On ne la victimise pas et ainsi on l’aide à se défaire de l’emprise dont elle est victime.

Mme Valérie Boyer. Vous avez évoqué les soins pour les enfants et le fait qu’avec une ordonnance de placement provisoire pour huit jours, on pouvait mettre en place les soins, notamment dans des centres de psychotrauma. Ces centres étant aujourd’hui extrêmement dispersés sur le territoire, ne pensez-vous pas qu’il faudrait inclure dans nos prochains textes et dans le Grenelle un volet relatif aux soins et aux centres de référence ? Nous ne disposons aujourd’hui d’aucun centre de référence en la matière.

Nous constatons que les violences conjugales sont inégalement réparties sur le territoire. Aussi, dans ma proposition de loi, je propose de faire un bilan entre les dépôts de plainte et les poursuites par le parquet pour savoir comment se passe dans chaque territoire. On ne peut plus se satisfaire de juste savoir que dans un département il y a 6 ordonnances de protection quand 24 ont été prises dans un autre.

Ce qui me gêne dans l’obligation de soins, c’est que nous n’avons pas de lieu de référence pour ces violences conjugales. Quand vous allez faire constater les coups et blessures, c’est un médecin légiste qui intervient dans le meilleur des cas. Ensuite, vous n’avez pas forcément de psychiatre formé et encore moins de pédopsychiatre. Tout cela n’est pas coordonné. Pour le handicap, nous avons les centres médico-psychopédagogiques (CMPP) ; pourquoi ne pas penser une organisation des soins pour les violences conjugales ?

Il me semble que le meilleur lieu d’accueil de ces victimes reste l’hôpital, malgré les difficultés qu’il a toujours rencontrées. Un centre de référence pourrait être installé dans un centre hospitalier régional (CHR) ou en tout cas attaché à un CHR ou un centre hospitalier universitaire (CHU). Ce serait d’autant mieux qu’on rentre à l’hôpital plus facilement que dans un lieu qui est identifié. Je ne sais pas si vous avez avancé sur cette question, mais en vous entendant aujourd’hui, je me suis dit qu’il fallait vraiment avancer sur cette question des soins.

Vous avez également parlé de la gratuité des soins. Si nous voulons vraiment donner du sens à ce Grenelle, je me demande s’il ne faudrait pas créer une affection de longue durée (ALD). Normalement prononcée pour une période de cinq ans – période qui me semble adaptée à la réparation , une ALD permet de prendre en charge tous types de soins et surtout d’avoir un suivi. Quand on est reçu pour une ALD, il y a un début, mais on fixe aussi un objectif de fin. Ces cinq années me semble être un bon délai pour le processus de réparation.

Mme Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire départemental de Seine-Saint-Denis des violences envers les femmes, coprésidente de la commission « Violences de genre » du HCEfh. Je partage votre analyse : il est très important que les lieux de soins soient adossés à l’hôpital. En Seine-Saint-Denis, nous avons la Maison des femmes, installée à Saint­Denis et adossée à l’hôpital. Y interviennent des médecins, des gynécologues, des psychologues pour les soins, mais également un policier qui vient prendre la plainte si la victime le souhaite. Les associations sont également présentes ; c’est un lieu complet.

Nous allons avoir bientôt la même chose à l’hôpital Ballanger à Aulnay-sous-Bois qui a été reconnu centre de psychotrauma et centre de référence pour les violences faites aux femmes. Les enfants y sont hospitalisés en pédiatrie en cas de féminicide avec des soins en pédopsychiatrie.

L’idée serait de créer, ailleurs en France, un certain nombre de lieux de ce type auprès des hôpitaux. Y seraient délivrés des soins en psychotrauma ; un médecin légiste pourrait être là – à temps plein ou pas – pour faire les prélèvements et les certificats médicaux lorsque c’est nécessaire ; un policier se déplacerait pour prendre la plainte sur place dans un lieu sécurisé. Le lieu de psychotrauma est un lieu sécurisé où on a déjà parlé avec la femme et on l’a déjà apaisée, ce qui fait qu’elle pourra raconter les choses de manière précise et peut-être plus cohérente que si elle arrivait tout de suite au commissariat en étant très traumatisée. On pourrait déployer ce dispositif dans un certain nombre de départements en France à titre expérimental. Ce système existe déjà pour les violences sexuelles en Belgique. Le « protocole féminicide » que j’évoquais pourrait aussi être étendu à titre expérimental ailleurs en France. En tout état de cause, il est très important d’adosser les soins à un hôpital et de s’ouvrir au psychotrauma, à la gynécologie, etc.

En France, nous comptons 44 ou 46 unités médico-judiciaires, c’est-à-dire qu’il n’y en a pas dans tous les départements, puisque nous avons plus de 100 départements. Nous avons des médecins légistes plus ou moins répartis sur le territoire. Par exemple en Corse, il y a un médecin légiste pour toute la Corse. Il faut que les femmes aient la possibilité d’y aller sans forcément avoir porté plainte, c’est-à-dire, que l’on puisse recueillir leur parole, voir les ecchymoses, procéder à tous les examens utiles et établir un certificat médical précis, détaillé, même si elles n’ont pas porté plainte.

Même si la femme a été gravement victime, il lui est difficile d’aller porter plainte tout de suite ; en revanche, si elle a des traces, elle va souvent à l’hôpital. Si on établir alors un certificat médical détaillé, cela donnera de la crédibilité à sa parole. Cela l’aidera aussi la victime : si le certificat médical établit qu’elle a des ecchymoses, qu’elle a été violée,… cela va l’aider à prendre conscience de ce qui s’est passé et donc l’aider à ensuite aller déposer plainte. À Bordeaux où ce dispositif existe, nous sommes passés pour les viols de 10 % de plaintes à 30 %. Bien accompagnée, une femme portera davantage plainte que si elle est mal accompagnée et si elle a peur de porter plainte. En facilitant le dépôt de plainte, on participe aussi à la mise en sécurité de la victime.

Mme Valérie Boyer. Women Safe à Saint-Germain a également cette approche holistique des femmes. Il assure également des réparations d’excisions. Il prend également en charge toutes ses étapes, y compris pour les mineures.

Mme Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire départemental de Seine-Saint-Denis des violences envers les femmes, coprésidente de la commission « Violences de genre » du HCEfh. Il y a en effet plusieurs endroits en France qui mériteraient d’être répertoriés.

Mme Fiona Lazaar, présidente. Vous évoquez la cellule d’accueil d’urgences des victimes d’agressions (CAUVA) de Bordeaux. La Délégation a eu l’occasion de la visiter et je l’évoque dans mon rapport sur les propositions de loi ; nous l’avions déjà mis en avant dans le rapport d’information sur le viol. Je crois que c’est un modèle qu’il faut véritablement prendre en exemple pour qu’il puisse se déployer sur l’ensemble du territoire national. Quand un dispositif fonctionne, il faut le dire et il faut s’en inspirer.

Merci pour vos interventions, pour votre engagement profond et votre travail de tous les instants. Je suis persuadée que le Grenelle sera une véritable avancée en matière de lutte contre les violences conjugales et que nous pourrons, par nos efforts communs, parvenir à déconstruire le continuum des violences et faire advenir enfin une véritable société d’égalité.


V.   Audition du ministre chargÉ de la Ville et du Logement, du 2 OCTObre 2019

La Délégation procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Julien Denormandie, ministre auprès de la ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, chargés de la Ville et du Logement.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Je suis ravie d’accueillir M. Julien Denormandie, ministre auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ville et du logement, à l’occasion du travail mené par la délégation aux droits des femmes en parallèle du Grenelle des violences conjugales lancé le 3 septembre dernier par Marlène Schiappa aux côtés du Premier ministre Édouard Philippe.

Comme je l’ai dit à vos collègues Mme Nicole Belloubet et M. Christophe Castaner, que nous avons également auditionnés récemment, je tiens à vous remercier pour la rapidité avec laquelle nous avons pu organiser cette audition. Cette rapidité traduit, je le sais, l’ensemble de la mobilisation du Gouvernement autour de la lutte contre les violences faites aux femmes.

« Quand jentendais le bruit de sa clé dans la serrure au petit matin, je ne savais jamais quel serait mon sort. Virée du lit à coups de pied ? Virée de lappartement avec cinq minutes pour faire mon sac et me retrouver dehors à quatre heures du matin sans sousvêtements, juste le temps denfiler un jean, un sweat, mais surtout sans nulle part où aller ? ». C’était le témoignage de Camille, 34 ans, le 25 novembre 2014 pour le magazine Elle.

La maison, l’appartement, le lieu de l’intime, synonyme de sécurité et de protection, deviennent très vite, dans un contexte de violences conjugales, le lieu de tous les dangers, où tout peut arriver dès que l’on entend le bruit de la clef dans la serrure.

Déjà au début des années 1970, Erin Pizzey, militante féministe britannique, décrivait dans son livre Crie moins fort, les voisins vont tentendre les femmes et les enfants victimes de violence conjugale comme des prisonniers enfermés dans un château fort. Ces récits nous font aisément comprendre à quel point il est crucial, voire vital, d’accompagner une victime prête à la séparation au dépôt de plainte, mais également de sécuriser et d’organiser sa décohabitation avec l’auteur des violences.

Ce qui se joue dans le principe même de décohabitation, c’est la concrétisation de l’autonomie des femmes qui décident de partir et de créer leur « chez elle », ce qui est souvent vécu par l’agresseur comme une perte de pouvoir et de contrôle.

Dans ce cadre, rappelons que la loi du 4 avril 2006, voté à l’unanimité à l’Assemblée nationale et au Sénat, a marqué un véritable changement de paradigme. Les violences conjugales ont alors glissé de la sphère privée, où l’agresseur agit impunément, vers un phénomène social, public, où le législateur est intervenu afin de mettre en place un arsenal juridique prévenant et réprimant ces agissements.

Pour ce qui est plus spécifiquement du logement, rappelons la loi du 4 août 2014 qui a fait de l’attribution de la jouissance du domicile au conjoint non violent une règle, et non une exception. Toutefois, nous le savons, l’éviction du conjoint violent reste exceptionnelle, les ordonnances de protection sont accordées avec parcimonie et seulement 60 % d’entre elles attribuent la jouissance exclusive du logement au conjoint non violent. Il nous reste à améliorer la coordination des dispositifs de mise à l’abri et d’accès au logement, en développant ainsi qu’en mettant en œuvre le plus de moyens possible, efficaces, pérennes, susceptibles de s’adapter au maximum aux situations hétérogènes vécues par les victimes.

En effet, ce qui est primordial pour que le processus de sortie des violences soit effectif et durable, c’est que les victimes disposent d’un logement sûr dans la durée, à même de s’adapter à leurs besoins et surtout sans rajouter de la violence à la précarité et de la précarité à la violence.

C’est pourquoi, M. le ministre, il me semble que la problématique du logement est au cœur des dispositifs de lutte contre les violences conjugales – un grand nombre des auditions que nous avons pu mener soit avec les associations, soit avec les experts, en témoignent d’ailleurs.

C’est par le logement que l’on crée les conditions de l’émancipation d’une emprise morale, physique, sociale et parfois économique – par un logement où il ne règne ni l’angoisse, ni la peur, ni l’horreur.

Aussi, aux côtés du Gouvernement, le Parlement se mobilise, notamment à travers notre Délégation qui remettra à Marlène Schiappa un Livre blanc nourri de recommandations à la hauteur de la gravité de la situation et susceptible d’offrir aux femmes des droits effectifs dont elles pourront se saisir afin de s’échapper de telles situations.

C’est donc dans la perspective d’aborder les problématiques des violences conjugales de la manière la plus complète possible que nous avons auditionné, au cours des dernières semaines, Christophe Castaner et Nicole Belloubet, et que nous vous auditionnons aujourd’hui.

Sans plus tarder, je vous laisse donc la parole en vous remerciant une nouvelle fois d’avoir répondu favorablement à notre invitation.

M. Julien Denormandie, ministre auprès de la ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, chargé de la Ville et du Logement. Merci à toutes et tous de votre accueil et de la possibilité qui m’est donnée de pouvoir travailler avec votre Délégation sur ce sujet extrêmement important de l’hébergement d’urgence et de l’accès au logement pour les femmes victimes de violences.

Vos propos ont rappelé à quel point il était important de pouvoir agir avec énormément de force et détermination sur ce sujet qui, depuis la campagne présidentielle de 2017, se trouve au centre de l’action du Gouvernement. Non seulement nous en avons fait la grande cause du quinquennat mais, avec Marlène Schiappa et l’ensemble des membres du Gouvernement, nous avons également annoncé le Grenelle des violences conjugales il y a maintenant quelques semaines.

Les travaux de votre Délégation montrent à quel point la situation reste compliquée. Des drames humains surviennent malheureusement de manière beaucoup trop régulière dans notre pays et il ne faut rien laisser passer, ni dans les mots, ni dans les actes. Quels que soient nos positionnements politiques, nous avons tous le même objectif, celui de pouvoir apporter des solutions concrètes aux femmes victimes de violences.

Dans le portefeuille qui m’est confié, il se trouve un sujet particulièrement important, celui de la mise en sécurité des femmes victimes de violences. Comme l’explique très bien la personne dont vous avez cité le récit, quand une femme est chassée de chez elle à quatre heures du matin, elle ne sait où aller. La mise en sécurité est donc absolument nécessaire et, si elle peut être assurée par tous les dispositifs d’hébergement d’urgence, elle va au-delà, sa réalisation pouvant également se faire grâce au lien entre les services de police et ceux proposant un hébergement d’urgence, les travailleurs sociaux et l’ensemble des associations et des lieux où une femme ayant été victime de violences peut trouver refuge. Je tiens à parler de mise en sécurité car, à la différence des missions plus traditionnelles des centres d’hébergement d’urgence, il s’agit bien de mettre en sécurité des publics à l’évidence très différents de ceux qui fréquentent régulièrement ces centres.

Au-delà de la mise en sécurité dans l’urgence, pour quelques nuitées, l’autre poste du dispositif est constituée par l’accès au logement de toutes celles qui, du fait de leur situation conjugale, ont besoin de quitter le foyer, d’être éloignées de leur conjoint afin de pouvoir continuer leur vie dans un logement pérenne. En parallèle de la politique de mise en sécurité, il doit y avoir également une véritable politique d’accès à un logement durable.

Mon ministère est très impliqué dans la poursuite de ces deux objectifs. Vos questions nous donneront certainement l’occasion de revenir sur le premier, celui de la mise en sécurité, mais je veux d’ores et déjà préciser qu’à l’heure actuelle, nous disposons en France d’un peu moins de 5 000 places d’hébergement d’urgence destinées à accueillir des personnes victimes de violences, et que ce chiffre va passer à un peu plus de 5 000 places d’ici la fin de l’année.

Lors du Grenelle des violences faites aux femmes, nous avons annoncé une augmentation du parc d’hébergement avec 1 000 places supplémentaires dans le courant de l’année 2020 : 250 places d’hébergement d’urgence et 750 places dans le cadre d’une allocation permettant d’avoir accès à un logement pendant six, huit, dix ou douze mois.

Le deuxième élément que je souhaite évoquer au sujet de la mise à l’abri est la question de l’organisation territoriale qui se pose notamment au sujet de l’identification des places pouvant être mises à disposition des femmes victimes de violences. Les informations dont nous disposons proviennent de différentes enquêtes organisées par mon ministère, mais un véritable pilotage, portant sur la localisation et l’octroi des places, fait encore défaut. Lors du Grenelle, on a annoncé des modifications du dispositif actuel, techniques, mais extrêmement importantes. Les politiques d’hébergement d’urgence sont gérées au niveau local par les services intégrés de l’accueil et de l’orientation (SIAO), chargés d’orienter les publics en fonction des places disponibles. Nous sommes en train de mettre en place un lien direct entre les associations, les forces de sécurité et les SIAO afin que les places disponibles puissent être mieux identifiées en amont.

Un important travail est actuellement effectué par les services de l’État, les collectivités locales et les associations afin que l’accompagnement des femmes victimes de violences se fasse systématiquement de façon collégiale : nous estimons en effet que c’est nécessaire pour avoir la garantie que cet accompagnement soit effectué par des professionnels qui savent trouver les mots et proposer des solutions adaptées à la situation de chaque femme.

Pour ce qui est du deuxième objectif que j’évoquais, consistant à renforcer ce qu’on appelle la politique du logement d’abord, c’est-à-dire l’accès des femmes concernées à un logement de manière durable, afin que la situation à laquelle elles sont confrontées ait le moins d’impact possible sur leur propre vie et celle de leurs enfants qui sont souvent des victimes collatérales, il passe d’abord par un accompagnement vers et dans le logement. Pour cela, nous avons travaillé, notamment avec les bailleurs sociaux, avec lesquels nous avons signé un accord important afin de mettre en place le Fonds national d’accompagnement vers et dans le logement (FNAVDL), et d’être en mesure d’accompagner plus de femmes victimes de violences vers un logement au cours des prochaines années.

Par ailleurs, je l’ai dit précédemment, sur les 1 000 places supplémentaires qui vont être créées en 2020, 750 correspondront non pas à un hébergement d’urgence, mais à un logement. Nous avons délibérément fait ce choix car, pour accompagner le mieux possible les femmes concernées, il vaut bien mieux leur procurer un logement, une véritable adresse, plutôt que de leur fournir une simple mise à l’abri pour quelques jours.

Enfin, nous souhaitons pouvoir identifier plus de logements dans le parc privé et le parc social. Pour ce qui est du second, nous avons signé la semaine dernière un accord très important avec l’ensemble des familles de bailleurs sociaux – c’est un sujet sur lequel je m’étais engagé au moment du Grenelle –, dans le cadre du congrès de l’Union sociale de l’habitat. Cet accord permet de concilier les actions des bailleurs sociaux, des associations et de l’État, afin de mieux identifier les logements du parc social pouvant être fléchés vers des femmes victimes de violences.

Nous avons également pris des mesures importantes en ce qui concerne le parc privé, dans le cadre de discussions avec les bailleurs et les partenaires sociaux, dont je salue l’implication – je pense notamment à Action Logement. Désormais, les femmes victimes de violences pourront être éligibles à la garantie Visale, une caution accordée par Action Logement qui permet de couvrir le propriétaire privé contre les risques d’impayés et de garantir la remise en état des biens, donc de le conforter dans la perspective de louer un logement à une femme victime de violences.

Vous le voyez, nous avons une politique très claire, qui repose sur deux objectifs : la mise à l’abri et l’accès au logement, et qui se trouve déjà étayée par des actes très concrets passant par le renforcement des places d’hébergement d’urgence, de l’accompagnement et de l’accès au logement.

Évidemment, cette politique ne fait sens que si elle est pleinement intégrée à une politique générale de l’accompagnement des femmes victimes de violences qui comprend aussi un accompagnement parallèle dans l’accès au travail et à un certain nombre d’aides, ou encore dans la préservation du cadre familial pour les enfants. Nous sommes très attachés à mener en la matière une politique collégiale, interministérielle, mais prenant aussi en compte l’ensemble des actions effectuées par des associations ou d’autres acteurs, par exemple les élus locaux ou les acteurs privés ou publics du secteur du logement.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Merci beaucoup, M. le ministre, pour toutes ces précisions qui mettent bien en évidence les deux aspects principaux de la problématique qui nous intéresse, à savoir la mise en sécurité et l’accès au logement.

Avant de céder la parole à mes collègues, j’ai deux questions à vous poser, l’une de portée générale, l’autre portant sur un point plus précis.

Nous avons reçu la semaine dernière Mme Marie Cervetti, présidente de l’association Une femme, un toit (FIT), qui lors de nos échanges a exprimé une inquiétude que je me permets de relayer auprès de vous, afin de pouvoir, je l’espère, la rassurer. Elle nous a expliqué que les centres d’hébergement et de réinsertion sociale présentaient des problématiques de trois ordres : ils sont souvent mixtes, les publics reçus se caractérisent par une précarité extrême et ces publics ne bénéficient pas forcément d’un accompagnement spécialisé, car les accompagnants sociaux n’y sont pas aussi nombreux que, par exemple, au sein de l’association Une femme, un toit. De ce fait, l’accompagnement des femmes victimes de violences n’est pas du tout le même pour les femmes accueillies par FIT que pour celles n’ayant pas d’autre choix que de l’être par un centre d’hébergement, pas toujours adapté à cette problématique spécifique. Je souhaite donc d’abord vous demander comment faire pour accompagner dans l’urgence les femmes victimes de violences tout en tenant compte de leurs besoins spécifiques.

Plus précisément, pouvez-vous nous indiquer de quelle manière les impératifs familiaux de ces femmes sont pris en considération ? Par exemple, lorsqu’elles ont des enfants, ce qui est souvent le cas, est-il tenu compte de la proximité avec un établissement scolaire pour l’attribution d’un logement ? Si je vous pose cette question, c’est parce que la prise en compte de la problématique globale de la famille peut être déterminante dans la décision de ces femmes de quitter leur domicile.

M. Julien Denormandie, ministre auprès de la ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, chargé de la Ville et du Logement. J’ai déjà eu l’occasion d’échanger – notamment avec Mme Cervetti, au cours du Grenelle – sur le sujet constituant votre première question. Si, à l’origine, les centres d’hébergement d’urgence n’avaient pas l’habitude d’accueillir des femmes victimes de violences, un changement très profond s’est produit au cours des dernières années en ce qui concerne le public accueilli par ces centres.

Pour vous donner une idée de ce que cela représente dans notre pays, je vous dirai que mon ministère finance chaque soir 146 000 places, soit l’équivalent de la population de la ville du Mans, au sein des centres d’hébergement d’urgence. Depuis que je suis ministre, nous en avons pérennisé 14 000 de plus – ce qui représente à peu près autant de places pérennisées en deux ans que toutes celles l’ayant été au cours du quinquennat précédent.

Cependant, la situation reste extrêmement compliquée, d’autant que les publics qui étaient traditionnellement accueillis dans ces centres ont beaucoup évolué. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de femmes et d’enfants à la rue qu’il n’y en avait il y a quelques années, ce qui fait que l’effort accompli pour renforcer les capacités d’accueil doit en partie avoir pour objet de modifier les structures existantes afin qu’un plus grand nombre de places puissent servir à accueillir des femmes et des enfants.

Il y a un an et demi, en association avec la mairie de Paris, nous avons ouvert un centre d’accueil appelé le Bastion de Bercy, qui comprend deux îlots séparés – l’un dédié aux personnes seules, l’autre aux familles –, et nous devons évidemment faire la même chose pour les femmes victimes de violences. La présidente de l’association Une femme, un toit se demande si les nouvelles places que nous ouvrons doivent comprendre des centres dédiés exclusivement à l’accueil de femmes victimes de violences. Si, en théorie, on a l’impression que c’est une bonne idée, je dirai que dans la pratique, c’est souvent beaucoup plus compliqué qu’il n’y paraît. Premièrement, il existe déjà un grand nombre de centres en France qui constituent un actif sur lequel on peut agir très rapidement pour pouvoir y accueillir des femmes victimes de violences ; deuxièmement, il existe déjà des centres spécialisés dans l’accueil de femmes – je pense par exemple à la Cité des femmes dans le 13e arrondissement de Paris ; troisièmement, certains centres ont déjà fait en sorte d’adapter leur accueil en faisant intervenir en leur sein des associations spécialisées dans l’accueil de certains publics.

J’estime donc que, plutôt que de nous en tenir à une vision où c’est soit l’un, soit l’autre, nous devons faire en sorte que les centres accueillant des femmes victimes de violences, quels qu’ils soient, puissent le faire dans de bonnes conditions, que ce soit grâce à des associations ou grâce à certaines modifications de structure. Pour cela, il faut que le cahier des charges qu’on publie à chaque fois qu’on ouvre de nouvelles places, réponde expressément aux demandes légitimes de l’association Une femme, un toit.

Votre seconde question consiste à savoir comment prendre en compte les impératifs d’ordre familial des personnes que nous accueillons. La première chose, c’est évidemment de ne jamais perdre de vue ces impératifs, en particulier dans le cadre de l’accompagnement vers le logement. À la suite des discussions que nous avons eues avec les bailleurs sociaux, nous avons décidé de renforcer significativement l’accompagnement dédié à l’accès au logement, précisément parce que cet accompagnement doit tenir compte des spécificités liées à la structure familiale des personnes concernées, mais aussi de leur lieu de travail, par exemple. Il faut bien avoir conscience du fait que ces sujets sont compliqués – les traiter nécessite de tenir compte d’une multitude de facteurs, notamment de la répartition géographique des logements sociaux – et qu’il s’agit là d’une réalité qu’on ne peut changer du jour au lendemain. De même, quand nous demandons aux partenaires sociaux de nous accompagner dans le processus d’ouverture de la garantie Visale, c’est aussi pour faire en sorte de ne pas être tributaires d’un seul type de logement, en incluant dans le dispositif le marché du logement privé.

Quand une femme victime de violences est prise en charge, la première des priorités réside dans la mise en sécurité ; c’est ensuite le rôle des travailleurs sociaux que de définir le meilleur accompagnement, la meilleure solution pour un logement pérenne et les meilleures pistes pour permettre à la femme concernée de faire évoluer sa situation. Je salue le travail des équipes qui agissent localement dans le cadre du SIAO pour trouver des solutions, mais j’ai bien conscience du fait que nous avons encore beaucoup de progrès à accomplir dans ce domaine, notamment en ce qui concerne la prise en compte des spécificités que vous évoquez.

Mme Sonia Krimi. Je commencerai par vous poser une question au nom de ma collègue Laëtitia Romeiro Dias, actuellement retenue dans l’hémicycle. Si vous avez évoqué la création de 1 000 places supplémentaires dans le courant de l’année 2020 – 250 places d’hébergement d’urgence et 750 places dans le cadre d’une allocation permettant d’avoir accès à un logement pendant quelques mois –, force est de constater que dans nombre de départements, il n’y a en général pas de places. Pouvez-vous nous indiquer comment la répartition des places va s’effectuer sur le territoire, et comment chaque département doit procéder : faut-il bloquer un certain quota de places ou avancer sans en tenir compte ?

J’en viens à ma propre question. L’étude nationale des coûts (ENC) qui a été mise en place prévoit un barème de dotation des centres d’hébergement et de réinsertion, établi selon des critères quantitatifs : est-il prévu de redéfinir ce barème ? Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire dans le cadre de notre Délégation, une femme victime de violences peut avoir besoin d’être prise en charge à de multiples reprises – nous n’avons pas à la juger, mais simplement à la mettre à l’abri et à l’accompagner autant de fois qu’elle le souhaite. Je comprends l’intérêt d’un barème quantitatif, correspondant au principe selon lequel il convient d’aider en priorité les structures qui accompagnent le mieux, mais n’est-il pas envisageable de recourir à d’autres indicateurs, fondés par exemple sur la pertinence des animations et la qualité des réinsertions, avec une évaluation de long terme ? En d’autres termes, est-il prévu de revoir les modalités de l’ENC, et le cas échéant de quelle manière ? Peut-on continuer à accompagner, si possible dans de meilleures conditions, et en tout état de cause sans que l’action mise en œuvre au profit des femmes soit conditionnée par des considérations uniquement financières – dont je ne nie cependant pas l’importance ?

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Je vous remercie, Mme Krimi, de vous faire le relais de Mme Romeiro Dias – que nous saluons, ainsi que tous nos autres collègues également retenus dans l’hémicycle pour l’examen du projet de loi bioéthique.

M. Mickaël Nogal. Vous avez souligné, dans votre propos liminaire, la diversité des solutions que vous avez développées au sein du ministère de la Ville et du Logement pour les femmes victimes de violences conjugales. Comme vous l’avez dit, la première étape est évidemment la mise en sécurité. Au-delà, je veux souligner l’initiative de certains acteurs sur les territoires. Ainsi, dans ma région, l’Occitanie, l’association France Horizon a ouvert en Ariège, dans un village comptant moins de 100 habitants, un établissement ayant vocation à accompagner les femmes qui, souvent après avoir été victimes de violences, se trouvent désormais dans une phase de reconstruction. Cet établissement expérimental, appelé la Maison des cimes, vise non seulement à permettre à des femmes de se reconstruire, mais constitue également le support d’une action ayant pour objet de revitaliser des territoires dont les habitants ont tendance à partir vers les grandes villes. Cette solution me paraît donc pertinente à plusieurs égards et j’estime qu’elle devrait donc bénéficier de l’appui de votre ministère.

Par ailleurs, j’aimerais vous poser une question au sujet du dispositif Visale. Sur ce point, je commencerai par saluer votre travail et celui d’Action Logement, car le dispositif qui existe aujourd’hui n’a plus rien à voir avec ce qui a été créé en 2016 : grâce au travail effectué, Visale est aujourd’hui un produit mature, de plus en plus connu et salué par tous les acteurs de terrain. Je me réjouis de votre volonté d’élargir ce dispositif aux femmes victimes de violence, conformément à ce que j’appelais de mes vœux dans un rapport portant entre autres sur le logement des femmes victimes de violence et des mères isolées, que j’ai remis à Marlène Schiappa il y a quelques mois.

Action Logement étant une structure paritaire, et le dispositif Visale ayant été « boosté » ces derniers mois, ce qui fait qu’il permet désormais à la fois la prise en charge de l’impayé et la remise en état du logement, ce qui n’était pas le cas auparavant, dans quel délai envisagez-vous d’élargir ce dispositif aux femmes victimes de violences – étant précisé que Visale intégrait déjà une garantie peu connue, à savoir une prise en charge des accidents de la vie – par exemple le divorce ou le décès au sein d’un couple ?

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Je veux me faire le relais de notre collègue Nicole Le Peih, qui n’a pu être présente aujourd’hui, mais qui aurait sans doute souhaité évoquer les initiatives mises en place dans son département, qu’elle nous a présentées lorsque nous nous sommes rendues dans le Morbihan à l’occasion des vingt ans de notre Délégation. Elle évoque en effet régulièrement une proposition consistant à ouvrir des gîtes ruraux aux femmes victimes de violences conjugales. Cette solution de mise à l’abri temporaire, qui permet à des femmes d’être accueillies dans des lieux privilégiés où l’on va s’occuper d’elles et de leurs enfants, présente un autre intérêt, celui de permettre à certains territoires de maintenir une activité économique, et constitue donc une combinaison très intéressante.

Mme Céline Calvez. La transition avec la question que je souhaite poser est toute trouvée…

M. le ministre, je vous remercie pour votre éclairage ; vous avez bien mis en en exergue le fait que l’accès au logement pérenne et durable était une priorité après la mise en sécurité, et la difficulté qu’il y a, pour des centres qui n’étaient pas prévus pour cela, de fournir un accueil de qualité. Après l’hébergement dans un centre d’urgence, les femmes peuvent accéder à un logement durable, où certaines se sentent parfois un peu isolées. J’aimerais savoir si vous avez étudié les pistes, proches de la colocation, correspondant à l’accueil dans des centres de transition, où les femmes pourraient se sentir moins isolées – quand une femme a été battue, elle a très souvent ce sentiment – tout en conservant une certaine intimité, le cas échéant avec leurs enfants. Comme vous le voyez, même s’il ne s’agit pas forcément ici d’où gîte rural, mon idée basée sur une forme de colocation – en tout cas, sur un hébergement à la fois durable et collectif – est très proche de celle notre collègue Nicole Le Peih, dont vient de nous parler la présidente.

Mme Annie Chapelier. Ma question s’inscrit dans la continuité de tout ce qui vient d’être proposé. De multiples solutions sont proposées, qui constituent autant de leviers susceptibles de répondre à des situations de nature très diverse – en tout état de cause, il ne saurait y avoir une solution unique à tous les problèmes.

Pour ma part, je souhaite évoquer le logement des auteurs de violences. L’hébergement d’urgence comprend-il des logements qui seraient dédiés aux auteurs ? L’offre suscitant la demande, il est permis de penser que, si les juges en avaient la possibilité, ils ordonneraient le relogement des auteurs plutôt que celui des victimes. La présidente a souligné que l’obligation pour les femmes battues de déménager se doublait souvent d’une difficulté supplémentaire, consistant à devoir tenir compte des contraintes géographies liées à la scolarisation de leurs enfants.

L’hébergement des auteurs est déjà pratiqué dans certains pays, notamment au Canada depuis les années 1980 : accompagné d’une prise en charge thérapeutique et psychologique des auteurs, il rencontre un grand succès. Évidemment, cette solution ne peut en aucun cas se substituer à l’hébergement d’urgence, car elle ne répond pas à toutes les questions, mais ce dispositif encore embryonnaire en France mériterait sans doute qu’on lui fasse une place plus importante. Qu’en pensez-vous ?

Mme Fiona Lazaar. Nous avons adopté cet après-midi en commission des lois une proposition de loi sur les violences conjugales. La délégation aux droits des femmes s’est naturellement saisie de ce texte et j’ai eu l’honneur de présenter hier mon rapport et mes recommandations adoptées par la délégation. Dans ce rapport, j’ai notamment souhaité mettre en évidence l’enjeu essentiel du logement pour mieux protéger les victimes, mais aussi pour permettre leur reconstruction. C’est un point particulièrement crucial et je crois indispensable que le Grenelle des violences conjugales soit l’occasion d’expertiser la situation et de construire des solutions sur les principales difficultés dénoncées par les associations de terrain, à savoir le manque de place et le caractère souvent inadapté de l’hébergement d’urgence.

Je tiens à saluer une nouvelle fois l’annonce du Gouvernement de créer 1 000 nouvelles places d’hébergement et de logement d’urgence, et je voudrais profiter de votre présence pour souligner l’importance de réserver ces places aux femmes victimes de violences et de favoriser le développement de centres d’hébergement et de réinsertion sociale qui leur soient dédiés, puisqu’on sait que les lieux d’hébergement mixtes peuvent conduire les victimes à se trouver confrontées à des difficultés sociales extrêmes, ce qui nuit à leur reconstruction.

Je souhaite également vous interroger sur deux points particuliers qui ont appelé mon attention lors de mon travail sur les violences conjugales. L’année dernière, j’ai pris connaissance par la presse d’un cas qui m’avait marquée, celui d’une femme battue de 37 ans, expulsée de son logement dans les Hauts-de-Seine à cause de ses cris : le voisinage a déposé plainte en raison des nuisances sonores, ce qui a provoqué son expulsion. Une telle situation est inacceptable et nous devons faire en sorte qu’elle ne puisse se reproduire. Pouvez-vous nous indiquer les moyens qui vous paraissent envisageables pour agir sur la société, afin que les voisins, plutôt que de porter plainte contre la victime l’accompagnent et lui tendent la main ?

Ma seconde question porte sur les modalités d’accès au contingent de logement social des préfectures. Lors de la réunion qui a été organisée en préfecture du Val-d’Oise durant la semaine de lancement du Grenelle des violences conjugales, une association a témoigné du fait qu’une femme victime de violences conjugales s’était vu proposer un logement par le préfet dans le cadre du contingent préfecture, mais que le bailleur lui avait refusé ce logement parce qu’elle était toujours propriétaire, avec son ex-conjoint qui la battait : du fait de sa qualité de propriétaire, elle n’était pas prioritaire pour pouvoir accéder à ce logement. Je ne sais pas s’il s’agit d’un dysfonctionnement ou si ce cas est révélateur d’un mode de fonctionnement généralisé mais, en tout état de cause, nous devons faire en sorte d’éviter que ne surviennent des problèmes de ce type : propriétaires ou non, les femmes battues doivent être protégées.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Avant de vous donner la parole pour répondre à ces questions, M. le ministre, je souhaite que nous nous arrêtions un instant sur la situation des femmes ayant la qualité de copropriétaire du logement avec l’auteur des violences. Il s’agit d’un véritable point de blocage, souvent relevé par les associations, et qu’on m’a également rapporté à plusieurs reprises en circonscription. Sur ce point, les dispositifs actuels sont inadaptés et une solution doit être trouvée pour répondre à ce type de situation.

M. Julien Denormandie, ministre auprès de la ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, chargé de la Ville et du Logement. Mme Krimi, vous avez tout d’abord évoqué la répartition des places d’hébergement d’urgence. Au moment où je vous parle, 4 900 places d’hébergement d’urgence ont été identifiées, dont 40 % en Île-de-France, 10 % en Auvergne‑Rhône Alpes ; 7 % dans les Hauts-de-France ; 7 % en Occitanie et 7 % en Provence-Alpes-Côte d’Azur. D’ici à la fin de l’année 2019, nous comptons parvenir à un total de 5 000 à 5 100 places, avec une répartition géographique à peu près identique, et ce, indépendamment des 1 000 places supplémentaires prévues, dont 250 seront dédiées à l’hébergement d’urgence.

S’agissant ensuite de s’assurer que les places d’hébergement créées seront fléchées vers les femmes victimes de violences, le décompte que j’ai donné résulte d’enquêtes visant à disposer d’un état des lieux, à un moment précis. Celui-ci établit que notre dispositif permet un tel accueil. Il ne s’agit cependant pas de places consolidées, comme un parc que nous aurions dédié aux femmes victimes de violences.

Nous sommes en train de créer un tel parc avec le système informatique que j’ai mentionné. Il faut toutefois pouvoir flécher des places, afin d’être certain qu’elles bénéficieront bien aux femmes victimes de violences, et que d’autres personnes ne prendront pas leur place dans des hébergements dédiés. Ce système, qui n’existait pas auparavant, est en train d’être finalisé.

Grâce aux premières réformes que nous avons portées ces dernières années, pour donner un rôle de coordinateur aux plateformes locales, les services intégrés d’accueil et d’orientation (SIAO) ainsi qu’à ce système informatique, qui définira où se trouvent les places disponibles et en fournira un pilotage, nous parviendrons à identifier ces hébergements, à les flécher vers les femmes victimes de violences et à nous assurer qu’ils leur seront bien attribués de manière pérenne.

Vous évoquez un troisième élément, celui des coûts. Je vous prie d’excuser le caractère technique de cette précision, mais vous parlez en réalité des tarifs plafonds des centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), qui sont, avec les nuitées hôtelières et les centres d’hébergement d’urgence, l’une des trois modalités de l’accueil en centre d’hébergement.

Les nuitées hôtelières, qui ne bénéficient pas de l’accompagnement que j’évoquais, représentent malheureusement une part trop importante de l’accueil en centre d’hébergement. Nous réalisons un effort important pour les diminuer. Pour la première fois cette année, nous avons même consacré 5 millions d’euros à un accompagnement dans les hôtels, qui permette aux personnes d’en sortir.

S’agissant des CHRS, nous nous sommes aperçus que les coûts des différentes structures varient de manière très importante. Nous avons donc lancé une réforme de la gestion des CHRS qui fixe des coûts cibles. Pourtant, des spécificités existent et certains de ces centres dépassent les coûts cibles car ils proposent un accompagnement très particulier, que la singularité des publics accueillis rend nécessaire, quel que soit son coût.

En plus d’avoir fixé des coûts cibles, nous avons fléché des crédits de la stratégie pauvreté – 10 millions d’euros en 2019 et 12 millions en 2020 – pour financer l’accompagnement spécifique de CHRS qui verraient leur tarif plafond diminuer car ils n’atteindraient pas le coût cible. Sur ce point, j’espère avoir été clair et reste à votre disposition.

Pour répondre aux propos de M. Nogal, que rejoignent ceux de Mme Calvez et de Mme la présidente, je dirai qu’il faut toujours partir des initiatives territoriales. Si, dans les centres d’hébergement, les trois catégories que j’évoquais coexistent, le dispositif Logement d’abord regroupe des structures très diverses, que l’on appelle des logements adaptés.

Il peut s’agir de logements très sociaux adaptés comprenant un accompagnement, financés par un prêt locatif aidé d’intégration (PLAI) adapté. L’hiver dernier, nous avons signé une convention qui permet de doubler le nombre de PLAI adaptés dans le parc existant.

On y trouve également les pensions de famille, une solution proche de ce que proposait Mme Calvez, avec quelques différences. Jusqu’à présent réservées à des publics en grande détresse, elles se caractérisent par une vie en communauté, à laquelle les femmes victimes de violences ne peuvent participer immédiatement. Il faut qu’un accompagnement soit pensé dès le début.

Quant à l’intermédiation locative, c’est-à-dire au fait pour des personnes seules ou non de disposer d’un logement par le truchement d’une association locative – elle peut inclure des colocations, le cas échéant –, elle a pour particularité que tout passe par une association. Le propriétaire du parc privé, qui loue son logement à l’association, en retire un avantage fiscal. J’en appelle à tous les propriétaires qui nous regardent : si vous avez des logements vacants, donnez-en les clés à ces associations pour faire de l’intermédiation locative.

Depuis le début du quinquennat, nous avons très nettement renforcé les crédits dans les domaines de l’intermédiation locative et des pensions de famille, et nous les augmentons encore de 35 millions d’euros dans le budget que nous aurons l’occasion de discuter prochainement.

Le goulet d’étranglement réside aujourd’hui dans la quantité de logements que nous arrivons à capter pour les confier aux associations. J’en appelle donc encore une fois à tous les propriétaires républicains qui disposent de logements vacants, pour qu’ils fassent le choix de les confier à une association. Ce dispositif permet de venir en aide et d’apporter des solutions concrètes à de nombreuses personnes, tout en étant sans impact financier, ni risque pour le propriétaire, car il prévoit des garanties de paiement des loyers et de remise en état du bien.

M. Nogal a également évoqué la garantie Visale – j’ai bien vu qu’il n’était pas nécessaire de convaincre un convaincu. Je souhaiterais cependant rappeler la nécessité de la faire connaître. Je salue à ce titre l’énergie que vous mettez à porter ces sujets dans tous les territoires. Vous l’avez dit, nous avons profondément revu ce dispositif. Aujourd’hui, un propriétaire qui loue un bien avec une garantie Visale est totalement assuré, notamment contre le non-paiement des loyers – trois ans de loyers sont assurés à compter du premier impayé, là où, dans notre pays, si les choses se passent mal, les procédures juridiques durent dix-huit mois en moyenne – et contre la détérioration du bien, par une garantie de remise en état.

Il faut faire connaître cette garantie auprès des propriétaires et des agences immobilières. Pour ces dernières, nous devions aller plus loin. Nous l’avons fait, en abordant la question de la rémunération. Aujourd’hui, la difficulté que nous rencontrons pour que la garantie Visale connaisse le succès espéré réside dans son déficit de notoriété. Pour autant, nous constatons une augmentation très significative des souscriptions. La dynamique est enclenchée : plus nous ferons connaître le dispositif, mieux il fonctionnera et plus il deviendra une habitude.

D’après les résultats disponibles, l’impact financier de la garantie Visale au sein d’Action logement, qui en gère le fonds de garantie, est tout à fait limité. Aujourd’hui, contrairement à des idées reçues, le risque d’impayés des moins de 30 ans, à qui cette garantie était initialement réservée, n’est pas supérieur au risque pour les plus de 30 ans. Je partage donc votre constat d’un vrai déficit de notoriété, qu’il nous faut résoudre.

Ayant déjà répondu à la question de Mme Calvez, j’en viens à celle de Mme Chapelier qui portait sur l’hébergement des auteurs de violences. Pour l’instant, nous n’avons pas abordé le sujet sous cet angle. Quelques actions ont été menées en ce sens, qui restent des initiatives territoriales. En 2019, le département de l’Aisne a par exemple créé dix places dédiées. Cela renvoie à la question de la double peine : non seulement une femme est victime de violences, mais encore, elle subit la violence de devoir quitter son domicile, ce qui s’explique souvent par l’urgence de la situation.

Comme l’a dit Mme Lazaar au sujet de la proposition de loi qu’elle a évoquée, cela renvoie à la question de l’éloignement du conjoint. Pour l’instant, nous n’avons pas abordé le problème sous cet angle, ce qui ne signifie pas qu’il ne faille pas le faire. Au regard de ce que j’ai dit depuis le début de l’audition, vous voyez cependant tout ce qu’il était nécessaire de réaliser afin de mieux piloter, de mieux identifier, d’augmenter, de fluidifier les places, tout en garantissant un meilleur accompagnement. Nous avons donc adopté l’angle de l’accompagnement de la femme victime de violences, non de l’auteur des agressions.

En écho au troisième point de votre intervention, Mme Lazaar, cette question renvoie également à l’accès au logement. Je souhaiterais d’ailleurs vous féliciter pour le rapport que vous avez rédigé dans le cadre de cette proposition de loi. Les points que vous soulevez sur le contingent préfectoral, en particulier, ou sur l’attribution des logements sont extrêmement importants.

Nous avons déjà modifié certains éléments. Pour d’autres, nous pouvons aller plus loin. S’agissant du logement social, Mme Calvez l’a dit, certaines modalités étaient impossibles. Jusqu’à la loi portant évolution du logement, de l’aménageant et du numérique (ELAN), la colocation, par exemple, était extrêmement compliquée car le bail pouvait être requalifié. Je vous épargne les détails, mais c’était la réalité.

Un second élément modifié par la loi ELAN est peu connu, bien qu’il soit appliqué : nous avons mis fin à la garantie conjointe et solidaire d’une femme victime de violences, une fois que le jugement a été prononcé. Il s’agit là d’une vraie avancée, même s’il faut attendre le jugement, car la femme n’est plus solidaire du règlement du loyer avec son conjoint violent. Cela répond donc à votre question, Mme la présidente.

Outre ce qui a déjà été fait, nous n’avons pas suffisamment avancé sur un autre point, facile à énoncer, mais beaucoup plus compliqué à concrétiser et sur lequel je suis prêt à travailler avec vous. En effet, lorsqu’une femme est liée par un bail avec son conjoint, elle ne peut pas recevoir d’autre logement dans le parc social. Ce point relève très probablement de la loi, c’est pourquoi je suis prêt à ce que nous l’étudions, pour voir jusqu’où nous pourrons avancer car si la loi ELAN a déjà conduit à de belles avancées, nous pourrions peut-être aller encore plus loin. Je parle là avec beaucoup de précaution – cela semble facile à dire mais plus compliqué à mettre en place.

Il est certain que, depuis 2010, les femmes victimes de violences sont un public prioritaire d’accès au logement social. Je l’ai dit en signant la convention avec les bailleurs sociaux la semaine dernière, on voit là la différence entre les droits formels et les droits réels car ces femmes sont un public prioritaire, parmi 14 autres publics prioritaires.

La question est donc d’organiser véritablement l’accompagnement vers le logement. C’est pourquoi, à cette priorité donnée par la loi, j’ai préféré signer un accord avec les bailleurs sociaux et les associations, qui met en avant le chemin à suivre pour mieux accompagner les femmes victimes de violences vers un logement, notamment social, en identifiant des places et en améliorant l’accompagnement avec les crédits supplémentaires du fonds national d’accompagnement vers et dans le logement (FNAVDL) que j’ai évoqué.

Enfin, Mme Lazaar, vous avez rapporté un cas aberrant, qui malheureusement existe. L’engagement doit être celui de toute la société : les voisins sont là pour accompagner cette solidarité et composer le 3919, plutôt que le numéro du propriétaire afin de demander d’exclure les victimes de violences. C’est un sujet de société et, par là même, d’accompagnement, une fois que l’association ou l’État a identifié la difficulté. La réponse ne peut évidemment pas être de se voiler la face et de demander aux personnes de quitter le domicile.

Mme Sophie Panonacle. M. le ministre, vous avez parlé des logements d’urgence, puis des logements pérennes. Entre les deux, il manque un type de logement, que j’appellerai intermédiaire et que nous essayons de mettre en place dans le bassin d’Arcachon.

Si les nuitées du logement d’urgence permettent aux femmes victimes de violences d’être mises en sécurité et le logement pérenne leur permet de redémarrer sur de bonnes bases, on peut se demander où les victimes peuvent être logées entre ces deux solutions, sachant qu’un logement pérenne ne peut être trouvé immédiatement et qu’un logement d’urgence ne peut les accueillir plus de quelques jours.

Avec peut-être un peu d’avance par rapport à la loi – vous voudrez bien nous en excuser –, nous avons signé une convention de partenariat avec les bailleurs sociaux, en lien avec les associations de lutte contre les violences faites aux femmes. L’idée est que les bailleurs s’engagent à réserver un logement à ces victimes pour six mois. Durant cette période, les associations accompagnent ces dernières, qui ne sont donc pas laissées seules, et délivrent l’agrément d’intermédiation locative, auquel vous avez fait allusion, qui fonctionne bien. Comme l’a dit ma collègue Céline Calvez, ce moyen est efficace pour passer du logement d’urgence à un logement pérenne. Après les six mois, le bailleur social s’engage à assurer un logement définitif à ces femmes.

Que pensez-vous de cette solution, dont la difficulté réside dans le financement du logement ? Dans ma circonscription, les associations ne peuvent pas en financer plus d’un, ni accompagner plus d’une femme car leurs bénévoles ne sont pas assez nombreux. Pourrions-nous bénéficier du FNAVDL pour financer un tel logement ? Je n’avais pas réfléchi à cette possibilité jusqu’à présent.

Serait-il par ailleurs possible de bénéficier de l’intermédiation locative ainsi que de la garantie Visale pour un logement dans le parc privé ?

M. Guillaume Gouffier-Cha. Tout d’abord, je vous remercie, M. le ministre, pour votre engagement sur ce sujet depuis le début de ce quinquennat. Vous avez défini sur cette question une politique claire, qui ne l’était peut-être pas jusqu’alors, alors qu’il s’agit d’une réelle priorité. Il importe de le mentionner, tant notre pays est en retard sur cette question du logement pour les femmes victimes de violences. Même si des efforts sont réalisés, l’impression persiste que rien n’est fait ou que ce qui l’est ne suffit pas. En réalité, une politique est définie, beaucoup est fait. Il faut certainement aller encore plus loin mais une direction est déjà prise.

En tant qu’élu, je souhaiterais apporter un témoignage du terrain. Dans ma circonscription, ce sujet fait partie des souffrances dont j’entends le plus parler. Depuis le début de mon mandat, des femmes se rendent à ma permanence pour raconter de réels drames, à la suite d’années de violences, lorsqu’elles prennent conscience qu’elles doivent partir, mais qu’elles ne savent pas où se loger. Ce sont des moments de grand désarroi car malgré des échanges avec les autres élus et les associations, nous n’arrivons pas à trouver de solution. Pour certaines personnes, cela fait près de deux ans que nous en cherchons, souvent alors que l’ancien mari a bien organisé son insolvabilité. Après avoir vécu les violences, la femme se retrouve à aller de galère en galère, tout en devant payer les traites de son ex-mari. Ces histoires sont récurrentes.

Dans l’esprit de notre discussion, il semble que deux sujets animeront nos travaux futurs dans le cadre de la proposition de loi visant à agir contre les violences faites aux femmes, que nous débattons actuellement, et du Grenelle. En premier lieu, nous devons réfléchir aux mesures que nous pourrions prendre pour procéder, de manière plus radicale, à l’éloignement rapide de l’agresseur, sans attendre des années de procédure.

Deuxième sujet : quelles mesures peuvent être prises pour faire aboutir plus rapidement le dossier de demande d’accès au logement social d’une personne devant quitter précipitamment son territoire ? En début de semaine, j’ai reçu une femme, qui avait vécu en Polynésie française ces dix dernières années. Après avoir subi des violences psychologiques, puis physiques, pendant cinq ou six ans, elle a pris la bonne décision, au début de l’été, de quitter son mari avant qu’un drame ne survienne. Elle a alors rejoint sa sœur à Fontenay-sous-Bois. En tant que sage-femme en profession libérale, elle n’a pas de fiche de paie et rencontre des difficultés pour déposer une demande de logement social. De plus, sur un territoire comme Fontenay-sous-Bois, ville qui fait pourtant des efforts, la durée moyenne d’obtention d’un logement social est de cinq ans. Cette personne qui a fui son conjoint, avec deux enfants, se retrouve face à un obstacle impossible à franchir dans le parcours du logement.

Mme Bérangère Couillard. M. le ministre, je vous remercie de vos explications et de votre écoute. Ma question rebondit sur les propos de ma collègue, Sophie Panonacle, s’agissant notamment des places que les différents territoires réservent aux femmes victimes de violence. Vous en avez d’ailleurs évoqué la répartition dans l’ensemble du territoire.

Depuis le début de mon mandat, j’accompagne l’association La maison de Simone, créée il y a un peu plus de dix ans, qui met à l’abri jusqu’à quatre femmes et neuf enfants pendant plusieurs mois. La présidente et des représentants de l’association m’ont rencontrée il y a trois mois pour me faire part de leur souhait d’accueillir davantage de femmes. Comment une telle association peut-elle acquérir un nouveau logement ?

Ses membres ont pris rendez-vous avec le bailleur principal de la ville de Pessac, dans ma circonscription, et m’ont demandé de les accompagner à cet entretien. Quel lien peut‑il exister entre les places d’hébergement prévues en 2020 et celles que les associations souhaitent pour s’agrandir ? Il s’agit là d’un hébergement intermédiaire, avec un accompagnement, pour une durée dépassant parfois six mois, entre les logements d’urgence et les logements attribués de façon pérenne.

Mme Nadia Hai. M. le ministre, je me joins à mon collègue, Guillaume Gouffier-Cha, pour vous remercier de votre engagement et votre proactivité. Vous avez répondu très rapidement à l’appel qui vous a été lancé, notamment en décidant d’élargir la garantie Visale, un dispositif largement salué, aux femmes victimes de violences. Cette mesure va dans le bon sens. Par ailleurs, on ne peut que saluer les accords que vous avez négociés avec les différents partenaires avec lesquels vous travaillez – l’Union sociale pour l’habitat (USH) ou Action logement.

Vous avez évoqué la création d’un fonds, le FNAVDL, pour accompagner les femmes victimes de violences. Qui finance ce fonds ? À combien s’élèvent ses crédits ?

Ma deuxième question vise l’accueil des femmes et des enfants victimes de violences. Pouvez-vous préciser si le cahier des charges dont vous avez parlé concerne le lieu d’accueil de ces familles ?

Ma dernière question porte sur la loi ELAN, notamment les nouveaux critères d’attribution des logements et les publics prioritaires, parmi lesquels les femmes victimes de violences conjugales ont rejoint les femmes victimes de violences sexuelles. Avez-vous suffisamment de recul pour tirer les premières conclusions de son application, conclusions que nous souhaiterions connaître, le cas échéant ?

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Madame Le Peih, j’avais relayé votre proposition concernant les maisons d’hôtes, mais peut-être souhaitez-vous l’évoquer à nouveau ?

Mme Nicole Le Peih. S’agissant l’hébergement des femmes victimes de violences, nous avons analysé le projet en zone rurale – je suis moi-même cheffe d’exploitation agricole. La question a été abordée dans les groupes de développement agricole, notamment pour accompagner les femmes, les mettre en sécurité sur un plus long terme, et, surtout, leur réserver ce temps de pause, de sécurité, qu’elles demandaient pour pouvoir se reconstruire.

Après nous être rendu compte que les logements des propriétaires de gîtes ruraux ou de chambres d’hôtes, souvent agriculteurs de métier, restaient disponibles jusqu’à deux tiers de l’année, nous avons eu l’idée d’établir une convention avec le conseil départemental ou d’autres structures pour mettre à disposition ces biens.

Nous sommes aujourd’hui en relation avec le préfet du Morbihan, M. Patrick Faure, pour poursuivre, au moins à titre expérimental, le premier essai réalisé dans le Finistère. Des formations sont déjà dispensées aux agriculteurs et agricultrices souhaitant accompagner des enfants en difficulté. L’idée est d’étendre ces dispositifs aux femmes victimes de violences.

M. Julien Denormandie, ministre auprès de la ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, chargé de la Ville et du Logement. Mme Panonacle, vous avez évoqué la question du logement intermédiaire, entre l’hébergement d’urgence et le logement pérenne, tout en notant ma volonté d’assumer les deux. Un enquête sur les sorties d’hébergement d’urgence de structures qui accueillaient exclusivement des femmes victimes de violences en 2017 a permis d’établir que 30 % des séjours duraient moins de huit jours ; 48 % entre huit jours et six mois ; et 21 %, plus de six mois. Vous le savez, bien qu’il s’agisse d’un hébergement d’urgence, vous avez parfois la possibilité de rester plusieurs mois dans un CHRS.

Pendant le Grenelle, j’ai pris la décision d’engager mon ministère dans l’action très forte portée par Marlène Schiappa. Avec nos équipes, nous nous sommes demandé quel type d’hébergement nous devions choisir pour les 1 000 places que nous nous engageons à fournir très rapidement. Nous avons finalement décidé d’en consacrer 250 à l’hébergement d’urgence et 750 à l’allocation logement temporaire (ALT). Ce dispositif, en apparence technique, vise à donner une aide pour obtenir un logement durant six mois à un an, voire un peu plus.

Il recouvre donc exactement la vision que vous avez indiquée, celle d’un accompagnement intermédiaire. Nous avons conscience que l’accompagnement prendra davantage de temps que la mise en sécurité, tout en sachant qu’il est très difficile de passer directement de celle-ci au logement durable. Comment trouver la passerelle vers un logement qui ne soit plus un hébergement ? C’est pour répondre à cette question que nous avons fait ce choix de consacrer 250 places à l’hébergement d’urgence et 750 à l’ALT, qui, le plus souvent, concerne en fait des logements du parc social.

S’agissant de votre deuxième point, l’intermédiation locative est, par essence, un logement temporaire, de douze mois en moyenne, bien qu’en réalité, ses bénéficiaires y restent plus longtemps. Quant à l’hébergement dans les pensions de famille, il n’est pas limité dans le temps, ce qui permet d’y accueillir des publics différents.

Vous avez aussi évoqué une initiative dans le bassin d’Arcachon, en vous demandant comment aider les associations à grandir. Nous pourrons en discuter à la suite de cette réunion, avec nos équipes. L’ALT sera-t-elle indiquée, s’agissant de logements sociaux ? L’association pourrait-elle recourir à l’intermédiation locative ou bénéficier du FNAVDL ? Nous devrons étudier la question, car tout dépend des caractéristiques du projet. Comme je le disais précédemment, il faut évidemment partir des initiatives territoriales.

Enfin, vous avez posé une dernière question sur le lien entre intermédiation locative (IML) et garantie Visale. En réalité, si un propriétaire recourt à l’intermédiation locative, il n’a pas besoin d’être contre-garanti par ce dispositif car il traite avec une association qui garantit déjà le paiement des loyers et la remise en état éventuelle du bien. Le système de l’intermédiation assure donc déjà le propriétaire.

M. Gouffier-Cha, vous avez évoqué la dure réalité du quotidien à laquelle nous sommes tous confrontés, pour vous demander comment accélérer l’entrée dans le logement social.

Trois éléments sont nécessaires à mes yeux. D’abord, il faut agir pour passer d’un droit formel à un droit réel. Que le public soit prioritaire depuis 2010 ne suffit pas : il faut mettre en œuvre la convention signée la semaine dernière avec les bailleurs sociaux, qui vise à identifier les logements pouvant être mis à disposition et à renforcer l’accompagnement.

Deuxièmement, comme je l’évoquais pour l’ALT, il faut donner une réponse de court terme aux difficultés, afin d’établir une passerelle vers une situation plus durable.

Enfin, il faut renforcer le fonds d’accompagnement. Grâce à l’augmentation des financements du FNAVDL, nous nous sommes fixé l’objectif de renforcer le dispositif d’au moins 1 000 accompagnements dans les prochaines années.

Pour répondre à Mme Hai, ce fonds, financé par les bailleurs sociaux et qui réalise non pas un accompagnement des femmes victimes de violences mais un accompagnement général vers et dans le logement social, était doté de 30 millions d’euros jusqu’à présent. Ses crédits seront portés à 45 millions d’euros, soit une augmentation de 50 %. Les bailleurs sociaux continueront de le financer dans le cadre des éléments de négociation que nous avons discutés à l’issue de la clause de revoyure, que certains d’entre vous connaissent bien pour avoir participé aux discussions.

Un dernier point, que j’évoquais à la fin de mon introduction, me semble essentiel. Une coordination totale est absolument nécessaire entre les différentes équipes qui sont les premières au contact des femmes victimes de violences – les associations, évidemment ; les pouvoirs publics, parfois ; les élus locaux ; la police, à coup sûr.

Il y a quelques jours, j’avais délocalisé toutes mes équipes à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, pendant une semaine. Nous avons passé la matinée du Grenelle avec les équipes de police du commissariat de la ville, où des travailleurs sociaux réalisent cet accueil des femmes victimes de violences. Parce qu’ils savent trouver les mots justes, ils jouent un rôle essentiel d’accompagnement, dans l’enceinte même du commissariat. Toute une chaîne a été construite de la sorte, avec, notamment, un point de contact au sein du tribunal – un procureur adjoint, le plus souvent. Cette organisation fluidifie énormément le dispositif.

Cet accompagnement doit être réalisé dès le commissariat, pour convaincre, par exemple de ne pas déposer une simple main courante, mais bien une plainte qui donne accès à d’autres droits et permet d’aboutir très rapidement, sinon à un jugement, du moins à un accompagnement. Cette transversalité est essentielle.

Mme Couillard, vous avez rapporté l’initiative de La maison de Simone et le rôle de soutien que pourraient notamment jouer les bailleurs sociaux. C’est le sens de la convention que nous avons signée la semaine dernière. Il faut voir si celle-ci peut trouver à s’appliquer, en étudiant les dossiers au cas par cas, en faisant de la dentelle. C’est avec grand plaisir que nous examinerons avec le bailleur social concerné si des locaux peuvent être identifiés, si la charte que nous avons signée peut être mise en application et si le dispositif d’allocation logement temporaire (ALT) que nous ouvrons à partir de l’année prochaine peut convenir dans ce cas précis.

Mme Hai, j’ai déjà en partie répondu à votre question. Je crois beaucoup en l’efficacité du FNAVDL, géré par les bailleurs sociaux.

La politique du logement ne fait sens vis-à-vis de certains publics que si l’accompagnement est profondément renforcé. C’est toute la valeur ajoutée du système français du logement social que d’assurer cet accompagnement. Les bailleurs sociaux en ont parfaitement conscience ; c’est même inscrit dans leur ADN !

Lors de nos discussions sur la clause de revoyure, nous avons abordé l’accompagnement et nous nous sommes mis d’accord pour renforcer le financement du FNAVDL.

Le cahier des charges que j’évoquais est celui qu’on envoie classiquement aux associations lors de l’ouverture de nouvelles places. Les cahiers des charges de ces appels à manifestation indiquent les critères liés aux ouvertures et le financement associé de l’État. Nous avons encore beaucoup de progrès à faire dans la définition de ces cahiers. Nous en avons encore discuté lundi dernier, dans le cadre des réunions trimestrielles avec toutes les associations d’hébergement d’urgence et de logement. Le cahier des charges est un élément clé qui définit la qualité et parfois la spécificité de l’accueil. Avec l’ouverture de 250 places d’hébergement d’urgence, nous devons nous assurer de son bon calibrage. C’est la responsabilité de mon ministère, notamment de la délégation interministérielle à l’habitat et à l’accès au logement (DIHAL).

Avons-nous les premières conclusions relatives aux contingents ? Non, et je me fais malheureusement peu d’illusions. Même si j’ai conscience du caractère tragique de ce que je dis, avec quatorze publics prioritaires – contre treize avant la promulgation de la loi ELAN, puisque nous avons ajouté les femmes victimes de viols –, il s’agit trop souvent d’un droit formel et non réel… Certes, elles font partie des publics prioritaires mais, malheureusement, il faut parfois des mois, voire des années, pour qu’elles obtiennent un logement. C’est pourquoi j’ai signé une convention avec les bailleurs sociaux, afin que ce droit formel devienne réel.

Mme Le Peih, vous avez évoqué l’expérimentation des maisons d’hôtes dans le Morbihan. Nous devons effectivement partir des expériences territoriales. Nous devons également vérifier si l’intermédiation locative peut être utilisée pour les financer. En effet, l’IML implique une durée moyenne de location de 12 à 18 mois. Est-ce compatible avec une maison d’hôtes ? Cela nécessiterait de les assimiler à des locations de moyenne durée. Si tel est le cas, ce serait un bon moyen de soutenir leurs projets de développement, en partant de l’expérimentation de votre territoire.

M. Mickaël Nogal. Ma question concerne l’intermédiation locative. M. le ministre, dans le rapport « Louer en confiance » que je vous ai remis au mois de juin, je préconisais de revaloriser la prime versée par l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) aux propriétaires « républicains » – ce sont vos termes – qui décident de s’engager dans l’intermédiation locative. Cette incitation est la contrepartie de leur engagement. Les propriétaires qui confient leur bien à une association pour qu’elle le loue bénéficient également d’un avantage fiscal. Que pensez-vous de cette proposition ?

Selon les associations, c’est la prime, plus que la déduction fiscale, qui entraîne le passage à l’action – on le constate également pour la rénovation énergétique. La prime est actuellement de 2 000 euros. Ne pourrait-on envisager de la doubler, voire de la tripler ?

M. Julien Denormandie, ministre auprès de la ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, chargé de la Ville et du Logement. L’enveloppe allouée aux pensions de famille et à l’intermédiation locative est réévaluée de 35 millions d’euros dans le projet de loi de finances pour 2020. Il faut juste vérifier que la prime n’est pas plafonnée, mais le goulot d’étranglement est plutôt lié à la disponibilité des logements… En outre, la situation est très variable d’un territoire à l’autre. Je suis ouvert à toutes les propositions car je souhaite développer l’intermédiation locative.

En outre, avant le vote définitif du projet de loi de finances, peut-être serait-il intéressant de réaliser une étude qualitative avec un panel de propriétaires pour comprendre ce qui déclenche leur passage à l’acte et ce qui les bloque. Est-ce le fait de louer à une association ? Le simple fait de louer ? Le fait que la prime ne soit pas assez avantageuse ? Il nous faudrait aussi déterminer quel niveau de prime entraîne ce passage à l’acte.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Vous avez évoqué à plusieurs reprises un thème cher à la délégation aux droits des femmes : passer des droits formels aux droits réels. Les droits des femmes en sont la parfaite illustration. Ils nécessitent des avancées concrètes et l’engagement de tous.

Nous avons pu constater à quel point vous êtes engagé pour trouver les solutions concrètes les plus appropriées à la diversité des territoires. Encore une fois, je vous remercie de votre engagement et de la dynamique que vous avez enclenchée. Des lois ont été adoptées ; il faut désormais concrétiser leurs effets au bénéfice des femmes.

Mes chers collègues, nous organisons la semaine prochaine une table ronde avec les professionnels de santé impliqués dans la lutte contre les violences conjugales. Je me réjouis des annonces de la Haute autorité de santé (HAS) qui a publié ce matin des recommandations à destination des professionnels de santé afin de permettre un repérage plus systématique des violences. Les 16 et 23 octobre prochains, la Délégation organisera par ailleurs deux déplacements, l’un auprès de la plateforme de signalement de Guyancourt, l’autre auprès de celle du 3919.


VI.   table ronde de professionnels de santé, du 9 octobre 2019

Dans le cadre de la mission d’élaboration du Livre Blanc de la Délégation sur la lutte contre les violences conjugales, table ronde, ouverte à la presse, de professionnels de santé :

        Mme la docteure Cécile Morvant, médecin généraliste ;

        Mme la docteure Charlotte Gorgiard, Unité médico-judiciaire (UMJ) de l’HôtelDieu ;

        Mme Mathilde Delespine, sage-femme, coordinatrice de l’unité de soins dédiée aux femmes victimes de violences à la Maison des Femmes de Saint-Denis ;

        pour le Conseil national de l’Ordre des sages-femmes : Mme Anne-Marie Curat, présidente, et M. David Meyer, chargé des relations institutionnelles ;

        pour le Conseil national de l’Ordre des chirurgiensdentistes : Mme la docteure Geneviève Wagner, chirurgiennedentiste, présidente de la commission « Exercice et déontologie », et Mme Stéphanie Ferrand, juriste ;

        Mme la docteure Emmanuelle Piet, gynécologue et médecin de protection maternelle et infantile, présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV).

 

M. Gaël Le Bohec, président. En préambule, je rappelle que cette table ronde s’inscrit dans le cadre du travail mené par notre Délégation en parallèle du Grenelle des violences conjugales lancé le trois septembre dernier par Marlène Schiappa aux côtés du Premier ministre Édouard Philippe. Pour enrichir cette démarche lancée par le Gouvernement, nous avons choisi de revenir en profondeur sur les nombreux travaux que nous avons déjà réalisés au sein de la Délégation sur les violences faites aux femmes en général et sur les violences conjugales en particulier. Nous sommes en train d’élaborer un Livre blanc qui comprendra des recommandations à la hauteur de la gravité de la situation. Nous le remettrons au Gouvernement dans le courant du mois de novembre.

Dans le cadre de ce travail, nous avons d’ores et déjà auditionné M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, Mme Nicole Belloubet, ministre de la Justice ainsi que M. Julien Denormandie, ministre en charge de la Ville et du Logement. Nous avons également reçu plusieurs structures associatives ainsi que des personnalités expertes dans la lutte contre les violences conjugales. Pour cette troisième table ronde, nous accueillons aujourd’hui plusieurs professionnels de santé impliqués dans la lutte contre les violences conjugales :

        Mme la docteure Cécile Morvant, médecin généraliste ;

        Mme la docteure Charlotte Gorgiard, Unité médico-judiciaire (UMJ) de l’HôtelDieu ;

        Mme Mathilde Delespine, sage-femme, coordinatrice de l’unité de soins dédiée aux femmes victimes de violences à la Maison des Femmes de Saint-Denis ;

        pour le Conseil national de l’Ordre des sages-femmes : Mme Anne-Marie Curat, présidente, et M. David Meyer, chargé des relations institutionnelles ;

        pour le Conseil national de l’Ordre des chirurgiensdentistes : Mme la docteure Geneviève Wagner, chirurgiennedentiste, présidente de la commission « Exercice et déontologie », et Mme Stéphanie Ferrand, juriste ;

        Mme la docteure Emmanuelle Piet, gynécologue et médecin de protection maternelle et infantile, présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV).

Cette table ronde nous permettra aujourd’hui d’aborder en détail le rôle des professionnels de santé, quelle que soit leur spécialité, dans la prévention, la détection et la prise en charge des victimes de violences conjugales.

Malgré plusieurs plans successifs et un arsenal juridique puissant, des dysfonctionnements demeurent d’un bout à l’autre de la chaîne de prise en charge des victimes de violences conjugales ; il nous faut donc sans plus tarder affronter les carences de notre système. Nous devons mieux identifier les blocages, les freins et les obstacles qui empêchent les pouvoirs publics de prendre efficacement en charge les victimes, tant sur le plan judiciaire que social et médical.

C’est dans cette optique que nous avons organisé aujourd’hui cette table ronde qui, j’en suis certain, nous permettra de travailler concrètement à organiser une meilleure prise en charge des victimes de violences conjugales et notamment une meilleure prise en charge des femmes victimes, car nous savons qu’elles sont malheureusement très majoritaires.

Mme la docteure Cécile Morvant, médecin généraliste. Médecin généraliste de formation, je suis également médecin légiste et médecin rééducateur. J’ai plusieurs thématiques à aborder en partant des questions que vous nous aviez adressées. En matière de détection, on constate que les professionnels de santé ne détectent pas assez ces situations de violences conjugales, probablement parce qu’il n’y a pas encore assez de dépistage systématique. Je note toutefois, au cours des formations pour lesquelles j’interviens, qu’il y a de plus en plus de centres où le dépistage est systématique. C’est notamment le cas là où interviennent les sages‑femmes ou les gynécologues.

On ne dépiste pas assez parce qu’on n’y pense pas ou parce qu’on ne sait pas quand y penser, souvent par manque de formation. Je constate aussi que les professionnels de santé n’osent pas toujours poser des questions parce qu’ils ne savent pas quoi faire. Et même s’ils posent la question, ils ne savent pas quoi proposer ensuite.

La prise en charge est surtout un accompagnement, c’est-à-dire une écoute, une façon d’être et de dire. Souvent les professionnels de santé ont envie de protocoles et veulent agir alors qu’il faut dans un premier temps bien comprendre tout le processus des violences, voir comment il fonctionne, ce qu’est l’emprise, etc. Ces phases permettent d’aider les victimes à verbaliser et, partant, à faire leur choix. Nous avons bien un rôle d’orientation, d’information et de conseil. Plus le professionnel de santé va être formé et comprendre le processus de violence, plus il sera à même de prendre en charge ces patientes.

Deuxième constant : la formation initiale est clairement insuffisante, si ce n’est absente. Je parle ici de tous les professionnels de santé, pas uniquement des médecins. Sont concernés les infirmiers, les aides-soignants, les kinésithérapeutes, les rééducateurs, les sages‑femmes, les psychologues,…

Je crois qu’il faut continuer l’effort engagé depuis 20 ans : il faut former les professionnels d’abord hospitaliers, parce que cela aura un impact sur la prise en charge et la détection, mais que cela aura aussi un impact sur la formation puisque ce sont souvent les professionnels hospitaliers qui vont intervenir dans les facultés et les écoles sur ces thématiques. Dans les services d’urgences à l’hôpital, nous avons des référents théoriques ou pratiques. Je crois qu’il faudrait exiger davantage que ces référents soient formés ou aient une sorte de validation d’acquis d’expérience ou une vraie formation universitaire – il existe maintenant des diplômes universitaires sur ces sujets – pour que ce ne soit pas simplement un nom sur une liste. Parfois on se contente de donner un nom pour dire qu’on a respecté cette obligation. J’en parle en connaissance de cause puisque mon hôpital a fait ainsi : la seule femme médecin des urgences a été nommée référente parce que c’était la femme du service des urgences. On a dit qu’elle allait être la référente, sans qu’elle ne manifeste aucun intérêt particulier et sans qu’elle ait accès à une formation. Ce n’est pas bien.

J’intègre les psychologues aux professionnels de santé. Il faut qu’ils soient formés sur le processus de domination conjugale, sur les stratégies des auteurs et surtout formés pour réaliser un dépistage actif. Quand j’interviens auprès d’infirmières ou d’infirmiers qui travaillent en milieu psychiatrique ou auprès de psychologues, en raison de leur façon de travailler, ils attendent que la personne soit prête à parler ; et on peut parfois longtemps. Quand je suis amenée à faire des certificats médicaux pour des victimes, je leur demande s’ils en ont parlé à leur psychologue. Leur réponse est généralement négative. Il faut changer cela et faire en sorte que ces professionnels de santé soient plus actifs vis-à-vis des victimes. C’est un changement de mentalité et de pratiques pour beaucoup.

J’ai fait une recherche en ligne avec les mots-clés « formation sur les violences conjugales » en cherchant à savoir quelle est l’offre disponible. Parmi les quelques pages proposées, j’ai trouvé des formations dans des universités, des organismes de formation qui s’investissent et beaucoup de formations délivrées par des associations. Mais laquelle choisir ? Ces formations sont-elles toutes à jour ?

Ne pourrait-on pas envisager, pour organiser cette offre, de répertorier et de référencer ces formations via la mission interministérielle de protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) ou via un site gouvernemental ? On pourrait envisager une sorte de label qui attesterait et validerait le contenu des formations et le profil des formateurs ; cela aiderait les gens à choisir.

Il y a beaucoup à faire pour la formation des libéraux et des professionnels en ambulatoire. Ce n’est pas facile parce qu’ils n’ont pas les mêmes disponibilités. Je parle ici des infirmiers à domicile, ceux qui font la prise en charge en ambulatoire. Cela concerne aussi les auxiliaires de vie, les services d’aide à la vie sociale pour les personnes handicapées,… Il faut probablement continuer à les orienter vers des formations faites par les associations ou les réseaux locaux qui, en même temps, vont pouvoir leur proposer d’intégrer leur réseau en tant que partenaire.

La troisième problématique que je voulais aborder est celle des filières de victimologie qui devraient être plus réparties sur le territoire. Dans le questionnaire que vous nous avez adressé, vous évoquez l’exemple de la cellule d’accueil d’urgence des victimes d’agressions (CAUVA) ou celui de la Maison des femmes de Seine-Saint-Denis. Ce sont des initiatives extrêmement intéressantes et il faut bien évidemment les soutenir. Je travaille dans l’Ardèche, zone rurale, où il ne sera pas possible de disposer d’un centre de ce type. Il me semble qu’il faut plus envisager de travailler sur des filières ou des pôles de victimologie qui tiennent compte des moyens locaux et qui s’appuient sur les groupements hospitaliers de territoire (GHT). L’idée serait de constituer une filière organisée pour avoir des ressources en victimologie dans chaque GHT, en lien avec les filières médico-légales. Existent des consultations pour la douleur, des centres d’addictologie, c'est-à-dire des réponses à des thématiques transversales. Pourquoi ne pas déployer pareil dispositif pour les violences conjugales et même pour toutes les violences ?

J’aimerais également insister sur la protection de la mère et de l’enfant qui a déjà été au cœur de vos échanges avec Édouard Durand. Nous avançons de plus en plus sur cette thématique car il faut prendre conscience des situations de violences conjugales et de leur impact sur les enfants. Il faut mesurer les difficultés pour la mère à exercer sa parentalité, et enfin tenir compte du profil des auteurs lors des jugements aux affaires familiales.

Depuis 2010, des mesures d’accompagnement protégé sont possibles mais elles ne sont pas assez utilisées. Il faudrait sûrement aussi s’inspirer de ce qui est par exemple mis en place en Seine-Saint-Denis, toujours très en avance. Dans l’Ardèche, nous nous en sommes inspirés pour organiser et sécuriser l’exercice du droit de visite. Nous savons en effet que la passation des enfants est souvent le moment où le père fait preuve de rage, de violences, de menaces, ou d’actes de dénigrement sur la mère. Ces espaces de rencontres protégés et ces mesures d’accompagnement évitent à la mère victime d’être en contact avec l’auteur. Ainsi nous privilégions l’intérêt et la sécurité de l’enfant qui bénéficierait par ailleurs d’un temps seul avec un professionnel formé, par exemple pendant le transport, quand il se rend sur le lieu du droit de visite. Cela éviterait toutes les manipulations et instrumentalisations de l’enfant. Je pense aussi que c’est un moyen de diminuer le risque de reproduction de la violence, parce que nous savons qu’il y a des possibilités que cela se reproduise au cours des générations.

Enfin, je pense qu’il faut informer chaque citoyen sur le processus des violences. À l’heure actuelle, il y a beaucoup de campagnes et nous avons beaucoup avancé. Nous affirmons que la violence est inacceptable. C’est positif et il faut continuer mais il faut peut-être aussi donner plus de moyens pour comprendre comment cela fonctionne, comprendre ces relations de domination, cette emprise, les stratégies des auteurs… Ce fonctionnement est commun à toutes les violences familiales, aux violences sexuelles, aux violences au travail, aux violences sur les enfants. Cela permettrait à chacun de mieux repérer, en tout cas plus tôt, une situation ou une relation inacceptable, une relation d’emprise. L’objectif est d’avoir plus de moyens pour que les victimes puissent s’en échapper. Si on identifie mieux cette situation, si un proche comprend mieux ces mécanismes, il sera plus à même d’aider la victime. Indirectement nous aiderons aussi les professionnels qui auront plus d’outils. Les films de la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) sont très intéressants et c’est un outil que nous utilisons tous. Nous avons également imaginé des mini-films avec des saynètes où on pourrait voir comment fonctionne la stratégie de l’auteur, et comprendre les réactions ou non-réactions des victimes. On y verrait les éléments qui amènent la victime à ne pas oser parler de ce qui vient de lui arriver. Ce serait l’occasion de parler des différentes formes de violences.

Mme la docteure Charlotte Gorgiard, Unité médico-judiciaire (UMJ) de l’HôtelDieu. Médecin légiste, je travaille à l’unité médico-judiciaire de l’Hôtel-Dieu à Paris. Après avoir présenté mon unité, j’aborderai la problématique des violences conjugales selon un spectre assez spécifique puisque le service où je travaille examine uniquement des personnes qui ont déposé plainte. Les victimes que nous recevons ont déjà fait la démarche d’aller au commissariat pour rapporter des faits de violence.

L’UMJ de l’Hôtel-Dieu est la première unité médico-judiciaire de France ; recevant environ 15 000 victimes par an. Nous ne disposons pas de statistiques très précises, mais nous estimons que 15 à 20 % de ces 15 000 victimes sont victimes de violences conjugales. La grande majorité sont des femmes ; il ne faut pas oublier que parfois certains hommes sont victimes, les hommes déposant probablement moins plainte que les femmes.

Je vais concentrer mon propos sur la situation des femmes victimes de violences conjugales. Dans ces situations, seulement 14 % des femmes déposent plainte. Comme nous ne recevons que les femmes qui ont porté plainte, nous ne prenons en charge que des victimes qui ont déjà condamné moralement les violences ou qui sont t déjà dans une démarche d’évolution, de changement, avec la volonté de s’éloigner de l’auteur des violences.

Plusieurs profils peuvent être mis en évidence. Les victimes de violences physiques viennent déposer plainte principalement pour des gifles, des coups, etc. L’examen clinique est en général assez rapide puisque nous retrouvons, malheureusement, peu de lésions traumatiques. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de violences - je rejoins ce que disait ma consœur -, cela veut dire que la détection des violences est difficile puisqu’il y a peu de blessures physiques, or les cas exceptionnels des violences graves par arme à feu ou par arme blanche. En l’absence de blessures physiques, le médecin généraliste aura, lui aussi, du mal à détecter les violences.

La consultation en UMJ vise, d’une part, à établir un constat des blessures et, d’autre part, à évaluer l’incapacité totale de travail (ITT). Cette ITT aide le magistrat à classifier l’infraction, sachant que dans le cas des violences conjugales, nous sommes dans une situation délictuelle puisqu’il s’agit du conjoint ou de l’ex-conjoint. Le rôle de la consultation est également de questionner tous les autres types de violence. Dans notre pratique, nous nous rendons bien compte que si le motif de consultation ou de dépôt de plainte initial est le plus souvent les violences physiques, elles s’accompagnent très souvent de violences psychologiques et également de violences sexuelles. Nous nous rendons de plus en plus compte que les violences sexuelles conjugales sont extrêmement importantes. Nous estimons qu’environ deux tiers des victimes que nous voyons ont allégué des violences physiques, mais elles n’ont pas forcément parlé des violences sexuelles. Quand nous posons la question de façon systématique en consultation, elles nous parlent pourtant des violences sexuelles au sein du couple.

C’est le premier message que je voudrais faire passer aujourd’hui : si le dépôt de plainte concerne d’abord les violences physiques, la consultation doit être l’occasion d’un dépistage systématique des violences psychologiques, des violences sexuelles et également des violences sur les enfants.

Dans le déroulement de la consultation, nous réalisons ensuite l’examen clinique et nous terminons l’entretien par une orientation des victimes vers les associations. Nous avons la chance à l’Hôtel-Dieu de travailler avec des associations solides et très formées sur les situations de violences conjugales. Nous sommes le plus souvent confrontés au problème du logement. Les personnes qui sont examinées pour des situations de violences conjugales ont, la plupart du temps, décidé de quitter leur conjoint quand elles ont déposé plainte mais sont dans l’incapacité de quitter le logement parce qu’elles ont peur qu’on leur enlève leurs enfants si elles quittent le domicile. Elles ont aussi peur de perdre leurs biens et leur foyer. Elles nous disent se sentir dans la difficulté, vouloir partir mais ne pas vouloir laisser leurs enfants ou leur domicile. C’est une inquiétude très fréquente et finalement ces femmes finissent par rester avec leur conjoint faute d’une solution alternative.

En ce qui concerne la formation, il y a bien un manque mais nous progressons. Dans notre pratique, nous nous rendons compte que les policiers sont de mieux en mieux formés à l’entretien et à l’audition des personnes victimes de violences ; ils abordent aussi de façon systématique les violences psychologiques, les violences financières, les violences sexuelles et les violences sur les enfants. Ces violences sont désormais intégrées systématiquement aux questions posées lors des auditions. La formation des professionnels de santé s’améliore aussi. À la faculté de médecine Paris Descartes, il y a des modules spécifiques pour les étudiants hospitaliers qui commencent leurs études de médecine. On les forme de plus en plus à la question des violences conjugales, mais ce n’est pas encore parfait. Les sages-femmes sont également de mieux en mieux formées. Il faudrait que ce mouvement s’élargisse, que dans les facultés de médecine on augmente le temps de formation dédié aux violences de tout ordre. On parle aujourd’hui des violences conjugales, mais il faut aussi parler des autres types de violence.

Nous parlons des violences faites aux femmes au sein du couple. Il ne faut pas oublier non plus les couples homosexuels. Très probablement – je n’ai pas d’estimation précise à vous donner –, ces personnes déposent encore moins plainte que les femmes des couples hétérosexuels, par peur aussi de l’image qu’elles pourraient renvoyer. Il y a un travail à faire sur la condamnation de ces violences et sur leur dépistage systématique. Il faut que les violences ne soient plus un tabou, que les médecins soient capables, lors d’un entretien classique avec un patient, de poser des questions systématiquement, de demander s’il existe des violences au sein de la famille de la même manière qu’il pose des questions sur les antécédents médicaux et chirurgicaux ou sur les allergies.

Mme Mathilde Delespine, sage-femme, coordinatrice de l’unité de soins à la Maison des Femmes de Saint-Denis. Je rejoins mes collègues sur la formation : sage-femme depuis dix ans, j’ai vu une amélioration. De plus en plus d’étudiants témoignent qu’en stage, ils voient des professionnels faire du repérage systématique. Nous allons dans le bon sens, mais ce n’est pas assez puisqu’il y a encore beaucoup trop de femmes qui décèdent et que ces violences ont des conséquences dramatiques sur la santé des femmes et des enfants. Il faut diffuser massivement les récentes recommandations de la Haute autorité de santé (HAS) qui recommandent le repérage systématique. Les deux fiches pratiques donnent des outils, notamment pour la rédaction des certificats médicaux.

Par rapport à mon champ de compétences, la périnatalité, il convient de renforcer les actions de prévention dès la grossesse, puisque nous savons aujourd’hui que les violences ont des conséquences sur la femme enceinte et sur l’enfant, même in utero. Pour ce faire, commençons par renforcer ce qui existe et notamment la protection maternelle et infantile. Aujourd’hui, beaucoup de centres ne peuvent plus suivre les enfants jusqu’à l’âge de six ans parce qu’ils n’en ont pas les moyens. Il s’agissait pourtant d’un outil précieux pour repérer les violences et accompagner les enfants qui y sont exposés, ainsi que leurs mères. Dans les secteurs où nous ne parvenons à faire ce suivi que jusqu’à l’âge de trois ans, on assiste à une véritable perte de chance. La commission qui travaille sur les 1 000 premiers jours de vie pourrait se saisir du sujet des violences intrafamiliales. Nous savons que le contexte des violences a un impact sur l’épigénétique ; les professionnels doivent le savoir et être formés pour cela. Cela peut se faire en s’appuyant sur les réseaux de santé périnatale qui ont une mission de formation et qui sont en charge de l’animation du réseau.

Ainsi que je l’ai constaté, lorsque les structures s’emparent de ces sujets, on voit que les pratiques changent, notamment grâce à cette culture du réseau. En Seine-Saint-Denis grâce au réseau « Naître dans l’Est Francilien » (NEF), tous les personnels des maternités ont été formés et un repérage systématique a été mis en place. Les formations aux violences faites aux femmes doivent être financées dans le cadre du développement professionnel continu (DPC). Lorsqu’une sage‑femme s’interroge sur la formation qu’elle va suivre, le fait que cette formation soit prise en charge – quand d’autres modules ne le sont pas – peut être un facteur d’incitation utile. Sur le terrain, on constate qu’il faut que tous les professionnels aient compris l’intérêt du repérage systématique et qu’ils y aient été formés. Cela demande des moyens, notamment d’interprétariat lorsque les patientes ne sont pas francophones. Or les moyens ne sont pas au rendez-vous. Il y a certes des violences conjugales dans tous les milieux socio-économiques, mais quand on ne maîtrise pas la langue française, on est dans une situation de plus grande vulnérabilité et de plus grande dépendance vis-à-vis de l’agresseur.

Dans le questionnaire que vous nous avez adressé, vous vous demandez s’il faut encourager les signalements par les professionnels de santé. Je répondrai évidemment positivement mais je pense qu’il faut clarifier deux points. Les professionnels de santé libéraux n’ont pas l’obligation de faire de signalement, il ne s’applique qu’aux fonctionnaires. Il faut changer cette règle. L’autre problème concerne le signalement pour les mineurs victimes de violences âgés de 15 à 18 ans. Pour cette catégorie, il n’y a pas d’obligation de signalement.

Plus généralement, la question du signalement se pose pour tous les professionnels. Les juristes ou les avocats ont peur de commettre une faute déontologique en signalant des faits. Je pense que nous avons besoin d’une règle claire précisant que faire un signalement n’expose à aucun risque déontologique ; cela rassurerait les professionnels. Il ne me semble pas qu’une telle précision existe de façon explicite pour les professionnels libéraux.

Aujourd’hui la sécurité sociale ne rembourse pas les psychothérapies des victimes de violences, alors même qu’elles en ont besoin. Nous le constatons à la Maison des femmes où nous accueillons des femmes de toute l’Île‑de‑France, les psychiatres de secteur ne sont pas formés au trauma complexe. Ils le reconnaissent d’ailleurs et nous disent ne pas avoir abordé ce sujet durant leurs études. Ils raisonnent surtout à partir de leur référentiel de psychose et ils sont très bien formés pour accompagner par exemple quelqu’un de schizophrène. Mais face à une personne ayant subi de l’inceste pendant quatre ans, pendant dix ans, ils ne savent pas vraiment faire.

Il faut encourager les prises en charge holistiques comme celles que nous proposons à la Maison des femmes. Il n’est pas possible de créer en six mois des maisons des femmes dans tous les départements. Mais il existe partout des centres médico-psychologiques (CMP) sur lesquels on peut s’appuyer. Avançons sur la prise en charge spécialisée mais formons aussi les professionnels de secteur.

La création du national de ressources et de résilience (CNRR) et des dix centres de soins en psychotrauma est évidemment une très bonne initiative mais je regrette qu’ils ne comprennent pas de somaticiens qui interviendraient avec les psychiatres et les psychologues. Avoir des médecins généralistes, des gynécologues, des sages-femmes,… aux côtés des psychiatres et des psychologues spécialisés serait vraiment très complémentaire et cela éviterait de morceler, encore une fois, ces victimes qui le sont déjà par la violence.

À la Maison des femmes de Saint-Denis, des plaintes sont prises dans notre structure par des policiers que nous avons formés. Cela évite aux femmes d’aller dans les commissariats, les plaintes sont beaucoup mieux prises – c’est vraiment à encourager – et en plus, nous avons pu former les policiers qui sont venus. Même pour des procédures où les femmes n’ont pas déposé plainte chez nous, cela facilite les choses, parce que nous nous connaissons et nous avons appris à travailler ensemble. Peut-être qu’il serait intéressant de développer des formations continues où on mélange les professions. Ce n’est pas aux femmes de faire ce lien entre nous : elles ont à résister aux violences, à des violences terribles, à protéger leurs enfants et c’est déjà suffisant. Il faut améliorer la circulation de l’information : des femmes obtiennent parfois des ordonnances de protection sans que le commissariat dont elles dépendent n’en soit informé ! De même, le juge aux affaires familiales n’est pas forcément informé d’une audience pénale. Je pense qu’Édouard Durand vous a parlé de cette complexité.

La Maison des femmes de Saint-Denis étant une structure hospitalière, nous pouvons nous appuyer sur les compétences de l’hôpital en addictologie, en infectiologie quand les femmes ont été exposées à des violences sexuelles, et nous pouvons mettre en place des consultations de médecine légale sans réquisition. Je pense que c’est vraiment l’avenir de la médecine légale, c’est-à-dire commencer par le soin et la prise en charge médicale, réaliser les prélèvements nécessaires et ensuite seulement envisager le dépôt de plainte. Il est vraiment regrettable que les compétences de médecine légale ne soient réservées qu’à la minorité des victimes qui déposent plainte. Seulement 20 % des victimes des violences conjugales déposent plainte, le taux est de 10 % pour les violences sexuelles. Il y a quelques services aujourd’hui en France de médecine légale qui offrent cette possibilité d’être reçu sans réquisition, et nous voyons l’effet positif sur les victimes. Parfois, elles étaient opposées au dépôt de plainte et, en se sentant prises en charge, en lisant le certificat, en se sentant crues, en voyant qu’elles disposent de preuves matérielles, elles vont aller vers la plainte sous 15 jours, sous trois mois. S’il n’y avait pas eu ce constat médical, je pense que cela aurait mis beaucoup plus de temps.

Des gendarmes qui travaillent sur la mallette d'aide à l'accompagnement et l'examen des victimes d'agressions sexuelles (MAEVAS) pour tous les professionnels des urgences centrales gynécologiques afin qu’ils puissent faire un examen de victimes de violences sexuelles dans les règles de l’art. Cela me paraît être une initiative à développer.

Quand nous allons former les professionnels dans les centres de protection maternelle et infantile ou que nous intervenons dans les maternités, les professionnels nous disent avoir besoin d’outils concrets. Il y a une brochure assez magnifique, dédiée aux parents, qui s’appelle « la santé des enfants exposés aux violences conjugales », qui a été éditée par le département des Hautes-Alpes et reprise par deux autres. L’État pouvait s’en saisir et la diffuser car elle est très bien faite.

Le département de la Seine-Saint-Denis a mis en place des outils pour aider les professionnels de la petite enfance, notamment les pédopsychiatres et les psychologues de l’enfant, à dispenser des soins pratiques pour les enfants exposés aux violences conjugales. C’est aussi à diffuser au niveau national parce qu’une psychologue qui demain voudrait prendre en charge des enfants exposés aux violences conjugales pourrait s’appuyer sur des outils déjà développés par des spécialistes. Il s’agit de diffuser ce qui fonctionne et ce qui a fait ses preuves pour gagner du temps.

Mme Anne-Marie Curat, présidente du Conseil national de l’Ordre des sages-femmes. Les sages-femmes sont bien sûr au cœur du problème des violences. La lutte contre les violences faites aux femmes est une priorité pour les sages-femmes défenseurs du droit des femmes. Depuis 2013, nous avons travaillé en partenariat avec la MIPROF et avec Ernestine Ronai pour proposer des formations aux sages-femmes. Nous avons vraiment œuvré pour que cette initiative se diffuse sur tout le territoire, en veillant par exemple à ce que toutes, dans les réunions de conseils départementaux, il y ait eu une communication sur les violences et que des formations aient été proposées.

Nous avons beaucoup travaillé pour que les sages-femmes puissent vraiment repérer, dépister les violences et ce de façon systématique lors de chaque consultation. Notre profession touche toutes les femmes puisque, depuis 2009, nous sommes maintenant compétents pour le suivi gynécologique de prévention. À ce titre, nous suivons et nous accompagnons toutes les femmes en dehors de la grossesse, pendant la grossesse, tout au long de la grossesse et quelle que soit l’issue de la grossesse – je rappelle que nous avons la compétence pour des IVG médicamenteuses. Nous sommes donc clairement au cœur de l’accompagnement et de la prise en charge des femmes.

La grossesse est un moment où vont éclater les violences conjugales, notamment lorsqu’elles sont latentes au niveau du couple. Les nombreux rendez-vous de suivi de la grossesse avec un professionnel de santé doivent donc être l’occasion de repérer les violences. Comme interlocuteur de premier niveau, les sages-femmes doivent utiliser tous les outils disponibles pour ce repérage. Beaucoup d’entre nous participent aux formations de la MIPROF et réfléchissent à l’articulation entre signalement et respect du secret médical. Au sein de l’Ordre, nous travaillons à une modification de notre code de déontologie. Certains de ses articles interdisent aujourd’hui à la sage-femme de s’immiscer dans les affaires de famille. Notre service juridique est interpellé au quotidien par des sages-femmes qui se demandent comment agir sans se mettre en défaut vis-à-vis du code de déontologie. Nous avons à apporter cette connaissance auprès de toute la profession. Il y a cinq ou six ans, nous avons ainsi mis en place le programme de retour à domicile précoce (PRADO), qui permet, après l’accouchement, aux sages-femmes de rentrer dans les familles et ainsi de repérer beaucoup de situations susceptibles de poser problème, notamment pour les enfants. Je tenais à préciser la place de la sage-femme dans ce cadre pour bien montrer que le repérage peut se faire au domicile des patientes.

Nous incluons désormais la question des violences dans la formation initiale comme dans les formations continues. Normalement, ce doit aussi être inclus dans les orientations du développement personnel continu (DPC). L’agence nationale du développement personnel continu vient d’arrêter des orientations visant à former toutes les sages-femmes, à bien les informer pour qu’ils puissent utiliser tous les outils à leur disposition et ainsi bien prendre en charge les victimes et bien les orienter.

Sur la prise en charge, j’ai déjà évoqué la nécessaire clarification du cadre juridique.

En ce qui concerne les 1 000 premiers jours, il faut – et nous ne manquons pas de le demander à chaque audition – généraliser l’entretien prénatal dans la prise en charge et le suivi de la grossesse. C’est un très bon outil pour repérer un problème dès l’origine et pouvoir agir pendant toute la grossesse. Alors que les plans de périnatalité prévoyaient déjà sa généralisation en 2005, nous constatons que ce n’est toujours pas le cas 14 ans après. Les derniers chiffres de l’enquête périnatale de 2016 disent que seulement 29 % des entretiens prénatals précoces sont réalisés. Cette situation s’explique par le fait que cet entretien prénatal a été présenté comme un premier cours de préparation à la naissance. Il faut pourtant absolument le dissocier de cette préparation à la naissance. Toutes les femmes ne suivent pas les préparations à la naissance – on estime qu’une femme sur deux suit cette préparation -, surtout quand ce sont des femmes qui ont déjà plusieurs enfants. Donc souvent ce premier entretien n’a pas lieu ! Il ne s’agit pas d’une consultation médicale d’orientation, il comprend une plus grande dimension psychosociale quand l’entretien réalisé au cours du premier trimestre vise à orienter le suivi. Cet entretien permet d’ajuster la prise en charge qui peut être proposée ensuite aux femmes.

Il faut donc bien distinguer ces deux étapes, généraliser de façon systématique cet entretien et le traiter différemment en termes de prise en charge et de rémunération des professionnels.

J’ai rencontré les équipes qui travaillent sur les 1 000 premiers jours. Lors d’un déplacement à Metz ce matin pour les journées cadres de sages-femmes, j’ai compris que ce point avait été identifié par tous les acteurs. Il semble que la direction générale de la santé l’ait bien pris en compte.

Mme la docteure Geneviève Wagner, chirurgiennedentiste, présidente de la commission « Exercice et déontologie » du Conseil national de l’Ordre national des chirurgiens-dentistes. Pour les chirurgiens-dentistes, la prise de conscience au niveau ordinal s’est faite avec l’intégration de notre profession dans les travaux de la MIPROF au cours du dernier trimestre 2015. Les travaux opérationnels ont commencé en 2016 avec l’élaboration d’un certificat médical et d’une affiche – nous vous avons transmis tous les documents que nous avons réalisés dans ce cadre.

La lettre de notre organe national, diffusée auprès de tous les chirurgiens-dentistes, a consacré plusieurs articles à la question des violences.

Les chirurgiens-dentistes ont l’habitude de faire des certificats médicaux initiaux. Par exemple, lorsqu’un enfant tombe à l’école et se casse une dent, il faut acter d’une façon neutre que la dent est cassée, comment elle est cassée et comment elle va être réparée. Ce certificat est d’autant plus important que reconstituer une dent est souvent un acte financièrement lourd. Dans le cas des violences, la différence tient à la prise en charge sociétale et à notre rôle éventuel dans l’accompagnement.

Lorsqu’une patiente se présente à nous, nous pouvons constater les chocs, faire une détection opératoire. Je pense à la patiente qui déclare avoir pris une porte de garage sur la tête mais qui a les dents cassées comme si elle avait pris un coup. Nous pouvons alors détecter les violences mais il n’est pas simple de s’immiscer. Le questionnement systématique n’est pas non plus aisé à intégrer dans notre pratique qui est déjà compliquée.

Face à ces difficultés, l’Ordre a décidé de vraiment s’impliquer et de s’investir en aidant les professionnels de manière plus cadrée et plus systématique. Nous avons ainsi mis en ligne une formation, en e-learning, où nous mettons à disposition tous les documents et films de la MIPROF. Nous l’avons fait en collaboration avec la MIPROF, de manière à ce qu’un maximum de professionnels puisse être formé dans un cadre plus simple, facile et moins contraignant qu’une formation en présentiel. Ces dernières existent mais elles sont beaucoup plus élaborées. Le e-learning permet de développer les fondamentaux et de donner des outils sur les certificats, des fiches de prise de charge pour savoir réagir. Nous avons également mis en place un référent dans chaque conseil départemental. La désignation se fait parfois par défaut, mais souvent vise des gens qui sont quand même un peu impliqués ; ils bénéficient d’un soutien national. Quand il y a une « défection » ou une carence au niveau local, le conseil régional prend le relais.

Les référents ont été formés par la MIPROF ; nous avons aussi organisé une formation au niveau de l’Ordre pour appuyer et aider les professionnels. La démarche est en effet difficile. L’affiche que j’évoquais, nous l’avons voulue neutre, pas trop agressive pour pouvoir être mise dans tous les cabinets dentaires. Nous avons voulu essayer d’avoir quelque chose de générique pour avoir l’adhésion d’un maximum de professionnels. La difficulté est que l’on demande au chirurgien-dentiste de s’impliquer sociétalement, ce qui est humainement complexe.

Mettre une affiche dans nos salles d’attente, dans un lieu visible, pousse un peu les femmes à nous parler quand nous sommes en consultation. Ce qui est important, c’est de savoir que souvent, les patients ne rentrent pas forcément seuls en consultation. Il n’est pas forcément facile de s’y opposer et l’accompagnateur peut être l’auteur des violences. Il faut néanmoins y être attentif et cela suppose d’avoir été formé.

La formation, qui n’existait pas vraiment dans notre profession, se développe, que cela soit en présentiel ou par cet outil en e-learning.. Les référents permettent de constituer un réseau au niveau départemental pour faire le lien avec tous les acteurs, que ce soit la police, les parquets, ou les associations.

Il est toutefois difficile de suivre les changements. En tant que chirurgienne dentiste de terrain, je dois dire que dans le cadre d’un exercice libéral il est difficile de suivre les mutations professionnelles, de savoir qui est le référent départemental de s’adresser au nouveau quand il a changé, de savoir qui contacter dans les associations… À Paris, il existe des structures importantes qui peuvent faire le lien ; en province ce n’est pas forcément aussi évident.

Pour les signalements, je laisserai ma collègue juriste intervenir. Je voudrais juste revenir sur certains éléments. Il est difficile de savoir comment signaler. En Savoie où j’exerce, le parquet nous conseille de passer par le filtre ordinal. Le conseil départemental a en effet un contact direct avec le parquet et les magistrats du siège. Ces derniers n’ont pas à traiter toutes les demandes, ni à recevoir les appels parfois abracadabrantesques de certains confrères. C’est l’Ordre qui présente des dossiers et les magistrats n’ont ainsi qu’un seul interlocuteur. On peut ainsi aller plus vite et assurer une permanence. Au niveau de l’ordre, nous savons aussi comment réagir et quels éléments faire remonter.

Les référents disposent quant à eux d’une liste recensant ce qu’il est possible de faire, document que nous pouvons remettre à une patiente ; ils ont aussi la liste des associations qui peuvent être contactées.

Personnellement, j’ai ajouté un item au questionnaire médical que j’utilise. Je n’ai pas retenu la question : « êtes-vous victime de violences ? », car elle n’est pas facile à poser si le mari est à côté de la patiente. J’ai préféré la formule « avez-vous pris déjà un choc, des coups ? ». Sur la base de sa réponse, nous engageons la conversation et c’est plus facile ainsi. On peut envisager un questionnement plus direct mais les patients ne vont pas forcément oser répondre. Une femme va peut-être plus facilement le dire ; un homme pas toujours ; un enfant, comment va-t-il le dire ? Nous avons des leviers pour engager la conversation, et surtout nous pouvons nous appuyer sur une prise de conscience de plus en plus importante du phénomène.

Les instances ordinales sont très impliquées et il faut poursuivre l’effort. Grâce à la MIPROF, nous avons un vrai rôle, un engagement que nous n’avons pas forcément en tant que chirurgiens-dentistes. Nous avons pris conscience que nous pouvions agir en tant que profession. Lorsque nous constatons des traces de choc, des dégâts sur le visage, un coup, une lèvre blessée… nous pouvons établir un certificat. Ce dossier médical dentaire doit être très bien rempli. Même si la personne ne nous dit pas qu’elle a été blessée ou qu’elle a subi quelque chose, le fait de noter, de prendre l’habitude de noter systématiquement ce que nous avons constaté, de garder les radios, de tout conserver est une base. Nous avons aussi pris l’habitude de communiquer avec nos collègues, surtout lorsqu’il faut réaliser des actes très invasifs qui demandent de travailler avec un médecin – je pense par exemple à une extraction qui peut être cinglante ou aux hémorragies. Se parler est un atout ; l’aide du référent est importante car nombre de nos confrères ne sont pas à l’aise. Certains n’ont pas de difficulté mais nombre d’entre eux restent convaincus que c’est une contrainte supplémentaire. Je sais que cette affirmation peut apparaître choquante. Mais il est compliqué de faire face à une personne violente qui se présente au cabinet alors que sa compagne ne souhaite pas porter plainte ou qu’elle a fini par retirer sa plainte. Il faut savoir comment réagir. C’est la vraie vie des cabinets libéraux : faire face à de tels événements parfois tard le soir et seul.

Alors parler avec ses confrères est une aide. Il faut soutenir les formations, accélérer les prises de conscience, développer les réseaux multiprofessionnels,… On y arrive progressivement mais, comme vous l’aurez compris, les signalements ne sont pas faciles à faire.

Mme Stéphanie Ferrand, juriste auprès du Conseil national de l’Ordre des chirurgiens-dentistes. Le pôle juridique de l’Ordre est très sollicité par les chirurgiens-dentistes qui se demandent comment signaler au procureur de la République les sévices qu’ils ont pu constater dans l’exercice de leur profession. Ainsi que l’a rappelé la docteure Wagner, les chirurgiens-dentistes sont soumis au secret médical ; le code pénal les autorise dans certains cas à signaler ces sévices. Le problème tient peut-être à l’interprétation du code pénal : quand la personne est majeure, il faut absolument, pour que le signalement soit fait, avoir son accord, sauf si elle est particulièrement vulnérable. Quand le chirurgien-dentiste est face à une femme violentée, il peut supposer qu’elle est particulièrement vulnérable, mais il s’agit aussi d’un adulte majeur autonome dont il devrait recueillir le consentement. Cet équilibre est parfois difficile à trouver pour le chirurgien-dentiste. Il faut régler ce problème ; pour cela je ne sais pas s’il faut changer la loi ou les pratiques.

M. Gaël Le Bohec, président. Je pense que nous pourrons y revenir lors des échanges mais ce sont en effet des questions très intéressantes. Certaines victimes demandent par exemple le maintien absolu de recueil de leur consentement pour pouvoir faire un signalement. Comme vous le soulignez, il y a sans doute une réflexion à avoir sur les bonnes pratiques et sur les évolutions envisageables en la matière.

Mme la docteure Emmanuelle Piet, gynécologue et médecin de protection maternelle et infantile, présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV). Depuis quarante ans, j’assure des formations à destination de policiers ou de médecins sur les violences. Des progrès ont été faits mais cela reste un véritable tonneau des Danaïdes. Nous ne pourrons jamais former les 240 000 policiers et gendarmes et une victime pourra toujours faire face à un professionnel non formé ; c’est irritant.

Même en accentuant les formations, on n’atteindra pas l’objectif recherché. Face à ce constat, des pays comme la Belgique ou les Pays‑Bas empruntent une autre voie. Ils ont créé des centres hospitaliers d’accueil des victimes. Si l’on veut porter plainte dans ce centre, ce sont des policiers volontaires sélectionnés et formés qui vont venir sur place. C’est beaucoup moins coûteux. À Bruxelles par exemple, quarante policiers formés travaillent aux alentours et viendront pour recueillir la plainte. Pour la qualité de l’accueil de la victime, c’est incomparable. Elle peut venir spontanément, les policiers peuvent la prendre en charge, une association peut la diriger vers ces centres… Mais tout le monde sait que lorsqu’on est victime, c’est là qu’il faut aller.

On y est accueilli par des professionnels formés qui connaissent la violence, qui vont être gentils, qui sont habilités à faire un recueil médico-légal des preuves même si la personne ne veut pas porter plainte et qui vont conserver des éléments. Dès que les victimes ont été accueillies, elles peuvent aller se doucher. Cela n’a l’air de rien, mais c’est très important. Le centre va même lui fournir des sous‑vêtements si jamais il faut garder les siens en tant que preuve dans le cadre d’un éventuel dépôt ultérieur de plainte.

Des soins sont prodigués à la victime. Si elle a été violée, elle peut en effet avoir besoin d’une prise en charge pour le SIDA ou d’une pilule d’urgence. Elle est également reçue par un psychologue ou un psychiatre car après avoir été passée à tabac, elle peut avoir envie de parler à quelqu’un. Tout cela se fait dans un même lieu. Et les policiers agissent en civil, avec un véhicule banalisé, de façon à ce que si la victime doit rentrer chez elle, elle le fasse en toute discrétion.

C’est un véritable changement des mentalités et c’est vers quoi nous devons tendre, à l’instar de la Belgique et des Pays‑Bas. Nous pourrions créer un centre de ce type par département ; cela ne me semble pas si difficile. Tout le reste risque d’être dans une solution moyenne ; nous pouvons faire mieux !

À défaut de ces centres, nous pouvons améliorer les recueils médico-légaux dans tous les hôpitaux, notamment avec la mallette MAEVAS qui, si elle est bien expliquée, sera utile mais elle restera un pis-aller. On peut se contenter de ces solutions qui sont mieux que rien mais il me semble que ce serait le moment de faire mieux. Je crois que la création de ces centres ne représenterait pas un effort insurmontable pour les deniers publics que je sais comptés. Au final, ce serait une économie et surtout un progrès considérable pour les victimes.

Je dois dire que j’en ai assez ! Il faut changer de paradigme.

Comme je le relevais, c’est bien de former - et on forme bien – et il faudrait en effet que dans les études de médecine on intègre une question d’examen sur les violences conjugales. Ils sont déjà interrogés sur les violences sexuelles ou sur la situation des enfants, on pourrait étendre l’interrogation aux violences conjugales. Nous pourrions aussi améliorer la formation des autres personnels formés de façon obligatoire. Tout ne se règle pas avec la formation continue. Il faut être volontaire et on retrouvera donc toujours les mêmes personnes et on n’avancera pas aussi vite qu’on le voudrait.

J’aimerais attirer votre attention sur deux sujets. Il faut tout d’abord donner à une personne victime la possibilité d’être hospitalisée de façon anonyme. Après l’accouchement sous X, il faut permettre aux femmes victimes de violences d’être hospitalisées sous X. Les compagnons teigneux cherchent et trouvent leur victime ; il nous faut un protocole pour véritablement cacher ces femmes.

Mon deuxième point a trait au secret professionnel. Je crois que nous nous trompons, voire que nous ne respectons pas la loi sur le secret professionnel lorsque nous recevons une patiente avec son compagnon ou sa mère… Le secret professionnel est lié au patient que nous recevons, pas à la personne qui l’accompagne. Nous commettons des fautes professionnelles et il faut le rappeler. Recevoir un couple pour un début de grossesse conduit à faire état devant l’homme des antécédents de la patiente et peut nous amener à parler de sa séropositivité, de sa syphilis… C’est une rupture du secret professionnel. Dès lors, soit la femme ment et nous aurons des informations médicales fausses, voire imbéciles, ou elle parle et elle prend le risque d’être violentée à la sortie de la consultation. Il faut respecter les dispositions de l’article 226‑13 du code pénal et il faut le rappeler à tous les professionnels.

L’article 226-14 du code pénal prévoit les cas où le secret professionnel est levé. Pour les adultes, nous pouvons le faire, même si la femme n’est pas d’accord, lorsqu’elle n’est pas en état de se défendre. C’est le cas de toutes les victimes de violences. On pourrait donc ne pas écouter ces victimes alors même qu’elles meurent de ne pouvoir faire ce qu’elles veulent quand elles sont victimes de leur compagnon. J’aimerais qu’on s’inquiète du désir de la dame. C’est évidemment difficile car elles ont peur et qu’il faut évaluer – et nous ne sommes pas très bons en ce domaine – la dangerosité de l’auteur. Nous ne pouvons que progresser en la matière. Il existe des éléments objectifs pour mesurer la dangerosité lorsque la victime a été menacée plus d’une fois de mort, lorsque des armes sont utilisées, lorsque l’auteur a jeté les chats de la maison par fenêtre… Je ne reviens pas sur le processus « Féminicide » dont Ernestine Ronai a dû vous parler.

Il faut veiller aussi à la prise en charge des enfants. L’expérience de la Seine-Saint-Denis sur l’hospitalisation systématique des enfants dans un service de pédiatrie chaleureux où l’on peut faire un bilan de la santé des enfants me semble être un minimum. La prise en charge des enfants ne peut pas dépendre de l’autorisation du père en prison ; c’est pourtant ce qui se passe en ce moment. Par exemple, le père des enfants de Julie, tuée en Corse, ne veut pas qu’ils soient suivis par un psychiatre. Ils ne sont donc pas suivis par un psychiatre car il a encore l’autorité parentale bien qu’il soit auteur d’un féminicide. Une suspension de l’autorité parentale, au moins pendant la procédure, me semblerait être un minimum. J’ajoute que quand on est un père qui a violé ses enfants, il me semble aussi un peu ridicule que l’on continue à avoir l’autorité parentale.

La prise en charge gratuite des soins pour les enfants doit être assurée. Or homme violent fait toujours opposition à ce que l’on soigne les enfants et les psychiatres refusent de les prendre en charge. Ils craignent d’être attaqués par le père qui bénéficie de l’autorité partagée. Il faut avancer sur ce sujet.

M. Gaël Le Bohec, président. Vos propos précis et engagés permettent de prendre du recul et de connaître mieux les différents rôles cruciaux que jouent les professionnels de santé dans la prise en charge des victimes de violences conjugales.

Vous avez parlé de la formation des professionnels de santé. Vous toutes ici avez une expertise particulière dans la prise en charge des violences conjugales ; pensez-vous que ce soit le cas de la majorité de vos collègues ? Je relève que seules des femmes se sont exprimées aujourd’hui. Quelle est la place des hommes et des hommes impliqués en particulier dans le monde de la santé ? Voyez-vous une spécificité le domaine de la prise en charge des victimes de violences conjugales : est-ce une demande des femmes victimes d’être reçues par des professionnels de santé femmes ? De manière générale, pensez-vous que nous puissions encore progresser en termes de formation pour impliquer tous les professionnels, indépendamment de leur spécialité et de leur sexe ? Quelles seraient selon vous les priorités dans ce domaine de la formation ?

J’aimerais ensuite vous interroger la prise en charge immédiate et de long terme des victimes. Nous souhaiterions développer la possibilité de recueil de preuves sans plainte dans les centres hospitaliers sur le modèle de ce qui se fait au CAUVA à Bordeaux. Pensez-vous que ce soit utile ? Comment pensez-vous que nous puissions déployer un tel modèle ? Pensez-vous d’ailleurs que l’accueil d’urgence des structures hospitalières soit le mieux adapté ?

La confidentialité est un enjeu essentiel en la matière. Pour visiter un centre d’accueil de victimes au Canada, il faut s’engager à ne jamais dire y être allé, à ne pas révéler où il se situe et l’adresse n’est communiquée qu’au tout dernier moment. Faudrait-il envisager un tel dispositif ? Quelle serait, selon vous, la structure idéale ?

Avez-vous connaissance d’autres types de pratiques et de structures accueillant des victimes, par exemple à l’étranger ? Nous avons évoqué le cas belge et néerlandais mais pourriez-vous approfondir ce point ? Pensez-vous que nous manquons en France de structures spécialisées dans ce type d’accueil ?

Pour la prise en charge de long terme, les associations de terrain ont largement souligné la nécessité d’accompagner les victimes de violences conjugales, non pas seulement dans l’urgence, mais jusqu’à la sortie pleine et totale de la situation de violence, ce qui peut prendre des mois voire des années. Quelle est votre analyse en la matière ? Quelles sont les carences que vous pouvez constater ? Comment pourrions-nous améliorer cette prise en charge sur le long terme ?

Enfin, je voudrais avoir votre avis sur la prise en charge des enfants. Nous avons parlé des 1 000 premiers jours et des cas où les enfants sont les témoins et les victimes de violences conjugales. La prise en charge de ces enfants vous semble-t-elle suffisante et coordonnée ? Comment pourrions-nous par ailleurs progresser dans l’articulation entre prise en charge du parent victime et exercice de l’autorité parentale ?

Mme la docteure Emmanuelle Piet, gynécologue et médecin de protection maternelle et infantile, présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV). Il me semblait que nous avions répondu à ces interrogations dans nos propos liminaires ; souhaitez-vous que nous redéveloppions tous ces points ?

M. Gaël Le Bohec, président. Je souhaitais que nous puissions approfondir certains des points que vous avez en effet déjà abordés. J’aurais aimé plus d’éléments de comparaison internationale, notamment par rapport aux questions de confidentialité et aux modalités pratiques de mise en œuvre. Sur l’exercice de l’autorité parentale, j’ai bien entendu qu’il y avait un problème, mais quelles pistes d’amélioration pourrait-on retenir ?

Mme la docteure Charlotte Gorgiard, Unité médico-judiciaire (UMJ) de l’HôtelDieu. Je vais répondre à la question sur le recueil des preuves sans plainte. Il a été dit que c’était ce vers quoi la médecine légale devait tendre en France. Je suis complètement d’accord avec cette position. Nous avons un vieux passif de médecine légale qui disait que la médecine légale était la médecine du constat. Je pense que nous devons nous en éloigner pour tendre vers la médecine légale en tant que médecine de la violence, c’est-à-dire la médecine du soin de la violence. Plus nous avançons et plus les professionnels, médecins légistes et professionnels des unités médico-judiciaires en règle générale, seront à même de se saisir cette problématique et de s’éloigner un peu de la question de l’autorité judiciaire et de la réquisition pour tendre vers le soin de la personne.

Il faut développer des consultations hors réquisitions judiciaires. Les UMJ sont vraisemblablement un bon lieu pour le faire car nous sommes déjà formés à prendre en charge ces patients. Nous aimerions, dans un monde parfait, ouvrir les consultations aux personnes qui n’ont pas déposé plainte. Se pose la question des moyens. Nous avons des consultations à flux tendu et nous ne pouvons pas absorber les consultations hors réquisition même si nous le souhaitons et que nous avons la compétence pratique pour le faire. Si nous disposions dans mon unité de trois praticiens, d’une infirmière et d’une assistante sociale en plus des effectifs actuels, nous n’aurions aucun problème à assurer cette mission. Nous n’avons cependant pas les moyens. Le modèle de la Maison des femmes de Saint‑Denis est un excellent modèle mais il ne peut être transposé faute de moyens. Je crois que ce que je décris est valable partout en France et tous mes collègues légistes aimeraient assurer ces consultations mais ne disposent pas des ressources pour le faire.

Je reviens sur la prise en charge des enfants. Lorsque nous recevons une victime de violences conjugales, nous demandons systématiquement s’il y a des violences sur les enfants. Le plus souvent il n’y a pas de violences physiques sur les enfants. Pour autant, un enfant témoin de violences conjugales est-lui-même violenté. Il faudrait alors pouvoir examiner l’enfant et proposer au moins une évaluation par un psychologue spécialisé, mais là encore nous manquons de moyens. Les études commencent à montrer que très probablement, ces enfants témoins de violences au sein du couple que forment leurs parents vont développer un traumatisme réel à l’âge adulte.

Dans mon service, nous avons la chance d’avoir une psychologue spécialisée dans les mineurs, à qui nous adressons des enfants qui ont été témoins de violences même s’ils n’en ont pas été physiquement victimes ; force est de constater qu’elle dépiste de vrais traumatismes chez les enfants témoins. Ces enfants à l’âge adulte risquent aussi, soit de reproduire des violences, soit d’être à leur tour victimes de violence et de se remettre aussi dans des situations de conflits conjugaux.

Vous évoquiez enfin le rôle des associations. Nous savons que les associations réalisent un important travail de soutien, d’accompagnement juridique et d’accompagnement social. Quelles solutions pouvons-nous apporter aux personnes qui décident de quitter le domicile ? Malheureusement sur le territoire, nous manquons de places dans des foyers et de propositions de logements pour des familles lorsque la mère a décidé de quitter son conjoint. Tant que nous n’aurons pas géré ce problème d’urgence - qui passe aussi par une décision sur le fait que le père violent puisse ou non conserver l’autorité parentale - nous n’arriverons pas à sortir de ce cercle vicieux. Les femmes n’arriveront pas à sortir des situations de violence si nous ne leur proposons pas de solution d’urgence.

Mme la docteure Cécile Morvant, médecin généraliste. Dans le monde rural où je travaille, il n’existe pas d’UMJ. En tant que médecin légiste, je travaille sur un réseau de proximité. On peut donner plus de moyens aux UMJ mais dans ces zones il n’y aura jamais d’UMJ. Il faut donc parler de filière et pas seulement d’unités. Nous en avons toutes parlé avec des termes différents je crois. Il peut s’agir de centres de victimologie, de maison des femmes, de lieux d’accueil spécialisés…

Ce que nous sommes en train de dire, c’est qu’il faut qu’il y ait des endroits où les femmes puissent se rendre et qui assurent une prise en charge médico-psychosociale spécifique avec des gens formés. Il nous faut une sorte de lieu d’accès de premier recours qui oriente ensuite sur une UMJ ou un réseau de proximité. Emmanuelle Piet voulait créer un centre par département. Dans mon secteur, je suis à deux heures et demie d’un centre hospitalier universitaire… Même si on créait un centre d’accueil au Nord de l’Ardèche, il faudrait toujours deux heures et demie de route pour y aller. On ne peut pas demander aux victimes de prendre la route pour voir un médecin légiste. Nous avons donc besoin de filières fonctionnelles locales.

Mme Mathilde Delespine, sage-femme, coordinatrice de l’unité de soins à la Maison des Femmes de Saint-Denis. La Belgique compte trois centres de prise en charge des violences sexuelles : un à Bruxelles, un à Liège et un à Gand. Ils sont chapeautés par un médecin légiste et les équipes sont constituées de sages-femmes et d’infirmières légistes formées, ce qui coûte moins cher que de recourir à des médecins. Je ne sais pas si c’est une bonne idée mais c’est la réalité de ces centres.

Entre novembre 2017 et mai 2019, ces centres ont accueilli 730 victimes, et 50 % d’entre elles ont déposé plainte. C’est beaucoup plus que les 10 % de victimes de violences sexuelles en France qui déposent plainte.

Les sages-femmes et les infirmières accueillent des victimes ayant subi une agression sexuelle de moins d’un mois. La personne qui accueille consacre en moyenne une heure et demie à l’accueil d’une victime. Les auditions, conduites par des policiers spécialisées, durent quant à elles en moyenne deux heures. Leur formation ne se fait pas en trois jours comme en France mais dure deux semaines. Les policiers sont chapeautés par un policier qui a également une formation de psychologue. Lorsque les faits datent de plus d’une semaine, c’est à la victime de se déplacer au commissariat.

Après la prise en charge, les centres assurent un suivi. Les sages-femmes et les infirmières recontactent les patientes. Elles font un suivi téléphonique le lendemain puis une fois par semaine.

Les prélèvements sont conservés six mois. En l’absence de plainte et lorsque la victime est majeure, ils détruits après ce délai.

J’ai trouvé la comparaison que vous avez faite des filières de médecine légale rattachées aux GHT avec les unités « douleur » ou avec les unités mobiles de soins palliatifs. Cela permettrait de faire disparaître les UMJ libérales : en Seine‑Saint‑Denis, un district de police sur quatre dépend encore d’une UMJ libérale qui ne propose pas la même qualité de certificats médicaux. Si c’est un cas isolé, cela peut se régler facilement mais sinon il faut s’interroger. Il ne s’agit en effet pas d’un service hospitalier avec des protocoles ; ce sont des professionnels libéraux qui fonctionnent à l’acte sans repérage systématique. Ils s’en tiennent à ce que la personne dit et ne vont pas au-delà. Nous constatons également que les ITT ne sont pas calculées de la même façon dans chaque unité. Certaines UMJ prennent vraiment en compte la dimension psychologique, d’autres pas du tout. Il me semble qu’une harmonisation serait nécessaire.

La Maison des femmes réalisant également des avortements – nous sommes un centre de planification familiale, nous pouvons conserver les produits d’aspiration lorsqu’une femme fait le choix d’une interruption volontaire de grossesse suite à un viol mais qu’elle ne dépose pas plainte tout de suite. La conservation des preuves sans besoin de plainte est à mettre en place de façon urgente.

Pour créer des structures spécialisées, il va falloir des financements. Nous souhaitons que soit créée une mission d’intérêt général (MIG) pour que tous les hôpitaux qui veulent s’investir dans cette médecine de la violence – le mot est utilisé notamment en Suisse où il y a des unités de ce type depuis plus de 20 ans – puissent en bénéficier. En effet les soins qui sont délivrés dans ce cadre ne peuvent pas relever de la tarification à l’activité. Ce sont des consultations plus longues et qui coûtent de l’argent dans un premier temps. Mais on gagne beaucoup d’argent ensuite si on assure une bonne prise en charge initiale. Nous attendons beaucoup des annonces du 25 novembre prochain et nous espérons que cette MIG sera bien créée.

Il nous faut aussi des ressources financières. La Maison des femmes reçoit des aides de la direction générale de l’offre de soins ainsi qu’un soutien du fonds d’intervention régional. Mais dans l’ensemble nos ressources dépendent beaucoup de fondations privées ou d’aides ad hoc. Ce n’est pas une solution pérenne ni généralisable : ce sont des fonds publics qui doivent financer nos structures.

Vous vous êtes interrogé sur les carences dans la prise en charge de long terme. Beaucoup de structures font de l’accueil et de l’orientation et offrent cinq ou six consultations de psychotrauma. Mais quand il faut prendre en charge les patients dans la durée, cela devient compliqué et le service est vite embolisé. Peu de structures sont capables de prendre en charge un patient jusqu’à la disparition complète des symptômes post-traumatiques. Alors vers qui orienter ces patients ? Vers la psychiatrie de secteur ? Ces professionnels ne sont pas formés sur le trauma complexe, ne feront pas le diagnostic adapté et ne mettront pas le bon protocole de soin en place. Il faut des professionnels formés avec des techniques à la pointe de l’EMDR, de l’hypnose, et qui prennent en charge les patients jusqu’à la disparition des symptômes post-traumatiques.

Il faut aussi articuler le soin avec l’action des associations qui dont un travail très important de déconstruction et qui assurent une prise en charge collective ; que ce n’est un problème de couple entre monsieur et madame, c’est un problème de société. Il y a aussi besoin de soignants ; nous ne pouvons pas tout faire reposer sur les associations. Pour moi, la limite du centre de prise en charge des violences sexuelles (CPVS) de Bruxelles tient au fait que les femmes qui ont subi des viols de plus d’un mois ne sont pas prises en charge et qu’on les renvoie vers SOS Viol, ce qui est bien sûr mieux que rien puisqu’il s’agi d’une association qui a beaucoup d’expertise, mais cela veut dire qu’il n’y a pas de recours à la santé possible. Il faut du soin et un soutien associatif, mais pas seulement l’un des deux.

Enfin, je pense que si nous voulons progresser dans la prise en charge immédiate et de long terme, il faut rappeler que prendre en charge les violences est un acte médical. Il n’est pas nécessaire d’être féministe pour le faire – tant mieux si c’est le cas mais ce n’est pas obligatoire. La docteure Wagner parlait d’exercice d’humanité ; je crois que nous sommes au‑delà. La violence est un facteur de risque sur la santé. Ne pas prendre en charge un facteur de risque sur la santé, c’est ne pas faire de la bonne médecine - bien sûr, il faut être formé et il faut avoir les conditions d’exercice pour le faire.

Les violences conjugales ne sont pas les affaires privées de la famille : ce sont des délits et des crimes. À partir du moment où c’est interdit par la loi, ce ne sont plus les affaires de la famille. S’il y a une refonte du code de déontologie, peut-être qu’il introduire un nota bene rappelant que les violences faites aux femmes ne sont pas les affaires privées de la famille, c’est un facteur de risque majeur sur la santé interdit par la loi. Cela clarifierait les choses.

Sur l’obligation de signalement, Me Dominique Attias, ancienne vice-bâtonnière du Barreau de Paris, avait bien rappelé lors de son audition au Sénat par la mission sur la répression des infractions sexuelles sur mineurs qu’un fonctionnaire a l’obligation de signaler – pour les mineurs – et qu’un médecin libéral a la possibilité de signaler, c’est-à-dire qu’il agit toujours en son âme et conscience. Il faudrait vraiment se battre pour qu’il y ait une obligation étendue à tous les soignants pour les mineurs. Pour les majeurs, je suis d’accord sur le fait qu’il faut quand même leur laisser la possibilité de choisir pour elles-mêmes. Ce n’est pas le cas pour les mineurs. Et on ne peut se satisfaire d’un renvoi à une décision « en son âme et conscience » ; quand on est seul dans son cabinet libéral avec une salle d’attente bondée, on voit à quoi cette solution aboutit.

Mme la docteure Geneviève Wagner, chirurgiennedentiste, présidente de la commission « Exercice et déontologie » du Conseil national de l’Ordre national des chirurgiens-dentistes. Lorsque j’évoquais un enjeu sociétal, je voulais souligner que c’est une question traitée par l’Ordre national.

En faisant du soin dentaire, nous ne voyons pas toutes les femmes traumatisées sauf si – et c’est important – les associations ou les professionnels intègrent le fait que lorsqu’il y a des violences, il y a souvent des dents cassées ou problèmes maxillo-faciaux que nous sommes en mesure d’identifier et de prendre en charge.

Ce qui est important dans la démarche, c’est d’aider les femmes une fois qu’elles seront sorties du contexte de violence. Quand elles seront sans ressource, qui va prendre en charge financièrement la réhabilitation ?

Je crois que nous pouvons déjà participer à la prise de conscience de tous les chirurgiens-dentistes et les inciter à tout noter dans les dossiers médicaux. C’est notre rôle d’Ordre. Ce constat est déterminant même si le professionnel ne voit qu’une fois cette personne. Nous n’avions jusque-là pas forcément le réflexe de noter ce genre d’éléments ou de bien spécifier que la dent est cassée. Grâce aux travaux de la MIPROF, nous savons à quel point ce relevé est important. Je note que cela peut aussi servir pour les identifications quand il y a par exemple un attentat.

Il faut que toutes les associations et les professionnels pensent aux enjeux dentaires : consulter un chirurgien-dentiste permet d’établir un certificat qui pourra servir ultérieurement et d’éviter des dégâts plus importants par la suite.

Le président évoquait les questions de prise en charge. Il n’est pas possible de tout prendre en charge : un os malaire cassé enfoncé, cela peut être très compliqué à refaire et ce ne sera pas une simple reconstitution. Avoir un appareil amovible parce qu’on ne peut pas faire autrement, pour une personne de 20 ou 30 ans, cela peut être très traumatisant, alors qu’elle avait toutes ses dents. Cela n’a toutefois pas le même coût qu’un bridge complet par exemple.

Lorsque les parents ne veulent pas faire soigner leurs enfants, la situation est plus claire puisque cela va être constaté, notamment à l’école. L’absence de soins dentaires est de la maltraitance et nous pouvons alors saisir le juge compétent.

Quant à savoir s’il faut des praticiens hommes ou femmes, je crois qu’il est très positif de travailler en binôme ; je suis très favorable à la mixité. En ma qualité de présidente de la commission exercice et déontologie, je travaillais en binôme avec un confrère homme. Aujourd’hui je travaille en binôme avec le vice-président Christian Winkelmann. Dans notre profession, les hommes sont très investis sur ces sujets. Jean-François Largy, président du conseil départemental de la Côte-d’Or, est par exemple l’un des maîtres d’œuvre de notre formation en e-learning. Il a été le représentant pour la HAS dans notre domaine.

Nous ne voyons que les bouches, les dents et les faces, nous ne voyons pas les gens. Nous ne voyons pas quelqu’un qui a été agressé. Il y a des unités dentaires ou dentologiques en chirurgie orale dans les hôpitaux, mais ce n’est pas encore très développé. Quand il y a un simple accident de voiture avec un traumatisme facial, on ne pense pas forcément aux dents ou à la mâchoire. C’est regrettable.

Je crois qu’il faut aborder la question des violences de façon sociétale. Il nous faut être aussi particulièrement attentifs aux enfants.

En ce qui concerne les enjeux déontologiques, nous y travaillons au sein de l’Ordre. Nous trouvons que le terme « d’affaires familiales » est désuet. Nous n’avons certes pas à nous immiscer dans les affaires privées mais ici il ne s’agit pas de cela mais d’agressions et de violences.

M. Gaël Le Bohec, président. J’ai entendu les appels de Mme Delespine. Nous verrons quelles annonces le Gouvernement fera le 25 novembre. Au sein de la Délégation, nous avons décidé d’élaborer ce Livre blanc pour faire remonter un maximum de propositions concrètes ; nous espérons que l’exécutif pourra utilement s’en inspirer.

Mme la docteure Emmanuelle Piet, gynécologue et médecin de protection maternelle et infantile, présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV). Le retrait ou la suspension de l’autorité parentale est tout à fait fondamental. Il faudrait vraiment qu’au moment du meurtre soit prononcé un retrait provisoire de l’autorité parentale le temps de l’enquête. Tuer la mère de ses enfants, ce n’est pas être un bon père et il faut vraiment suspendre l’autorité parentale. En maintenant cette autorité, nous n’avons que des ennuis. Y compris de leur prison, ces pères continuent par exemple à empêcher les enfants d’être soignés. Et c’est légal ! Je crois qu’il faut changer cela, c’est une mesure d’urgence qui n’a aucun impact financier.

Mme Valérie Boyer. Membre du groupe Les Républicains, je présentais aujourd’hui une proposition de loi qui va être examinée demain avec la proposition de loi portée par mon collègue Aurélien Pradié dans le cadre d’une niche parlementaire. Nous allons améliorer – il y a un consensus sur cette question – la protection des femmes suite à la loi de 2009 de Guy Geoffroy en faisant en sorte que le bracelet électronique soit généralisé et que les délais de l’ordonnance de protection soient raccourcis. C’est un grand progrès et je me réjouis que nous ayons pu obtenir un consensus. Nous devons être cohérents : nous ne pouvons pas le matin protéger la mère et l’après-midi ne pas protéger l’enfant pour toutes les raisons que vous venez de rappeler. L’exemple de Julie Douib le montre hélas bien.

Aujourd’hui des centaines de familles souffrent de cette situation et nous devons agir en changeant la loi. Le Grenelle est intéressant mais cela ne doit pas nous empêcher d’avancer sur le plan législatif.

En ce qui concerne l’autorité parentale, nous faisons des propositions ordonnées : face aux pires violences, la suspension de l’autorité parentale doit être la règle et son maintien l'exception. J’insiste sur ce point – notamment pour les personnes qui regardent nos débats en ligne - : le retrait de l’autorité parentale n’est jamais définitif. Je n’ai jamais demandé une telle modification. La personne à qui l’autorité parentale a été retirée, même si elle a été déchue, peut la redemander au bout d’un an. C’est la loi. Dans ma proposition, cela ne change pas.

Par ailleurs, suspendre l’autorité parentale ne déchoit pas le parent de tous ses droits. L’obligation économique demeure ; il peut aussi continuer à correspondre avec ses enfants. Avec la suspension, nous disons simplement qu’un parent violent ne peut pas être un bon parent. C’est une mesure de protection des enfants et en même temps des femmes.

Mme Piet a raison d’insister sur le fait que le père violent – car c’est souvent le père qui est violent – continue de harceler la mère au travers de l’enfant ; c’est à travers lui que continuent l’emprise et les violences conjugales.

Mme Céline Calvez. Nous sommes effectivement face à une urgence. Vos témoignages ont permis d’identifier que l’accompagnement n’était pas aujourd’hui suffisant. J’aimerais vous interroger sur la prise de conscience aussi bien des patients que des accompagnants. Nous n’avons jamais autant parlé des violences conjugales qu’aujourd’hui, cela a-t-il eu une influence sur les comportements ? Avez-vous remarqué des changements chez les témoins ? Quand la société parle plus du phénomène des violences, comment se traduit-il dans vos cabinets ou dans les hôpitaux où vous intervenez ?

Mme la docteure Cécile Morvant, médecin généraliste. Plus nous échangeons entre professionnels, plus nous participons à la libération de la parole. Je ne suis pas certaine pour autant qu’il y ait plus de personnes qui parlent spontanément de violences. Avec Metoo nous avons reçu plus de plaintes ; je l’ai vu en pratique avec une augmentation des demandes de certificats médicaux. Il y a moins de honte. En tout cas, l’idée et le message qui passent sont qu’il est plus banalisé d’avoir le droit d’en parler à son entourage et à un professionnel. Cela a aussi eu un impact sur les professionnels. Je connais deux confrères peu impliqués sur ces sujets mais je vois leur attitude changer avec ce qu’ils entendent dans les médias ; leur réflexion mûrit.

Sur l’autorité parentale, ce que la docteure Piet et Mme Boyer proposent me semblent concret et facile. Je vous ai aussi parlé des mesures d’accompagnement protégé et des espaces de rencontre protégés. Les auteurs ne sont pas tous les mêmes. Il y a des cas plus ou moins graves, certains ont plus d’emprise que d’autres. Mais je crois qu’il faut que toutes les situations de violences conjugales, puissent faire l’objet de mesures d’accompagnement protégé et de lieux de visite médiatisés parce qu’effectivement, on constate que les enfants sont impactés physiquement et psychologiquement dans leur éducation, dans un risque de reproduction de violences déjà pendant l’enfance ou à l’âge adulte. Ces dispositifs sont prévus par les textes depuis 2010, mettons-les en place !

Il faut par ailleurs réfléchir à la suspension de l’autorité parentale quand il y a une grande dangerosité de l’auteur, ou envisager un droit de surveillance de l’auteur.

Il me semble qu’il faut distinguer les réponses selon les profils des auteurs. Lorsque cela est possible, il faut faire prendre conscience et proposer des mesures d’accompagnement protégées. Lorsque les auteurs ont du mal à se remettre en cause, je préconise une suspension de l’autorité parentale avec un droit de surveillance de l’auteur, ainsi que le recours à ces espaces de rencontre protégés et à une assistance éducative en milieu ouvert. Pour les auteurs qui se considèrent au-dessus de la loi quoi qu’on en dise, je recommande un retrait ou une suspension de l’autorité parentale.

Mme la docteure Geneviève Wagner, chirurgiennedentiste, présidente de la commission « Exercice et déontologie » du Conseil national de l’Ordre national des chirurgiens-dentistes. Plus nous parlons des violences et plus les gens sont investis. Dans nos cabinets, l’affiche fait beaucoup et incite les patientes à parler plus. Mes confrères manifestent également un vif intérêt. Dans mon département, nous allons organiser une réunion sur les violences avec le conseil de l’Ordre et les deux organismes de formation continue qui sont très demandeurs de ce genre de formation. Je précise pour rassurer le président sur la mixité que le conseil départemental est présidé par une femme et les organismes de formation par deux hommes.

Sur l’autorité parentale, il serait en effet plus facile de nous adresser à un magistrat ou à une personne en charge de la tutelle si l’auteur n’a plus l’autorité parentale ; je préférerais néanmoins agir dans le cadre d’un consentement éclairé de façon à éviter des démarches et à faire en sorte que les enfants soient plus facilement soignés.

Tous les auteurs de violence ne sont pas forcément des gens démunis. Établir un certificat initial peut être utile pour la suite de la procédure et pour obtenir une réparation dentaire. Il faut agir vite avant que les preuves ou les traces n’aient disparu. J’invite chacun à adresser les femmes victimes de violences à un chirurgien-dentiste.

Mme Mathilde Delespine, sage-femme, coordinatrice de l’unité de soins à la Maison des Femmes de Saint-Denis. Depuis le lancement du Grenelle, le nombre d’appels au 3919 a explosé. Dans nos cabinets, la hausse est moins nette car les patientes sont sous emprise et ont peur des représailles si elles osent réagir. Cela prend du temps. Comme mes collègues, je relève en revanche une mobilisation de la communauté médicale somatique et psychique.

Je voulais aussi répondre sur la mixité. Pour certaines femmes, ne plus pouvoir être en présence d’un homme est un symptôme post-traumatique. Les violences entraînent en effet des cognitions erronées, des croyances qui peuvent être que tous les hommes sont violents. Cela se travaille. À la Maison des femmes, il y a un sage-femme homme, il y a un médecin homme, un sexologue homme, un gynécologue homme. C’est aussi restaurant d’être pris en charge par un homme bien traitant et cela vient justement annuler cette croyance erronée que tous les hommes sont violents. Cela peut être thérapeutique quand c’est consenti par la personne et que l’on prend le temps nécessaire pour qu’elle l’accepte.

Il y a des professionnels de santé masculins engagés ; dans les professionnels de santé on compte de plus en plus de femmes. C’est le cas chez les sages-femmes et les infirmières, mais c’est de plus en plus le cas chez les médecins où je crois qu’il y a désormais plus de femmes que d’hommes. Dans les colloques et les formations, il y a toujours beaucoup plus de femmes présentes, mais il y a aussi des hommes impliqués qui luttent à nos côtés pour mieux accompagner et prendre en charge les femmes victimes.

M. Gaël Le Bohec, président. La question était bien celle de la mixité tout au long du parcours. J’ai pour mémoire le témoignage d’une femme victime qui disait avoir un « déclic » quand elle a été prise en charge par une gendarme. Elle s’est alors permis d’autres confidences. C’est vraiment sur l’ensemble du parcours qu’il faut assurer, comme vous le disiez, une certaine mixité pour assurer un meilleur accompagnement.

Mme Bérengère Couillard. Le Gouvernement est actuellement en train de collecter de nombreuses propositions et la Délégation participe à cet exercice avec son Livre blanc. Nous sommes également mobilisés dans nos territoires où une trentaine de députés organisent des mini-Grenelle. Notre objectif est bien de nourrir les travaux du Gouvernement et de transmettre à Marlène Schiappa des recommandations en espérant qu’elles seront reprises et qu’elles contribuent à la lutte contre les violences conjugales.

La docteure Wagner a rappelé que les chirurgiens-dentistes font partie des professionnels de santé qui sont au premier rang de la détection des femmes victimes de violences lorsqu’ils constatent des fractures de dents, de la mâchoire, des lèvres ouvertes… Il faut que ces professionnels puissent proposer une prise en charge du symptôme clinique, détecter, soutenir, mais aussi orienter la femme victime de ces violences. J’avais rencontré au sein de ma circonscription le Syndicat des femmes chirurgiens-dentistes qui m’a fait part de cette préoccupation. Ils ont participé notamment à l’élaboration d’un kit de formation pour les chirurgiens-dentistes créé par la MIPROF. Je crois que nous pouvons saluer la mobilisation de votre profession.

Lors des échanges en circonscription avait été évoquée l’idée d’un budget dédié à la reconstruction dentaire. J’aurais aimé avoir votre avis sur cette idée et aussi savoir s’il était nécessaire de travailler sur d’autres pistes que nous n’aurions pas évoquées aujourd’hui. Que pourrions-nous faire de plus, au-delà de ce qui est engagé notamment avec la MIPROF ?

Dans plusieurs déplacements, j’ai pu constater que les agences régionales de santé (ARS) ne sont souvent pas associées aux réflexions sur la lutte contre les violences. Pensez-vous qu’elles pourraient avoir un rôle plus important, notamment dans les discussions avec les professionnels de santé que vous êtes ? Pourraient-elles jouer un rôle de coordination aussi ?

Certains de nos collègues travaillent à la reconnaissance du statut de victime pour les enfants témoins victimes de violences conjugales. Je parle ici des enfants qui n’ont pas subi eux-mêmes de violences physiques.

Mme Valérie Boyer. Cela fait partie des propositions que nous portons dans le cadre de l’examen des propositions de loi que j’évoquais.

Mme Bérengère Couillard. Que pensez-vous de cette proposition ? Elle ne semble pas faire pas l’unanimité chez les professionnels que nous rencontrons. Quels sont les arguments qui s’opposent à cette idée ?

Mme Emmanuelle Anthoine. Tous les professionnels de santé sont en première ligne que vous soyez médecin généraliste, dentiste ou sage-femme. Lorsque la parole de la femme a du mal à se libérer, on attend que vous preniez l’initiative.

Dans les petits cabinets et notamment dans les zones rurales – l’Ardèche a été évoquée mais je pense aussi à mon département de la Drôme, le professionnel de santé est seul face à la femme, face à l’homme, face à l’enfant qui peut être victime. Pour répondre à cette solitude, connaissez-vous des structures avec lesquelles vous pourriez travailler ? Cette information est-elle systématiquement diffusée ? Comment se passent ces prises en charge pour les patients et ensuite comment travaillez-vous avec des structures pour assurer un accompagnement ?

En ce qui concerne les enfants, nous sommes revenus à plusieurs reprises sur le problème de l’exercice de l’autorité parentale. Pour parvenir à suspendre cet exercice, il faut une procédure devant le juge aux affaires familiales et apporter des éléments de preuve concernant les carences parentales, avec toutes les difficultés que cela peut comporter.

Nous savons très bien que les juges tiennent à maintenir la relation parentale, beaucoup hésitent à prononcer une suspension et n’arrivent pas à se laisser convaincre, considérant que c’est remettre en cause la parentalité même du parent.

Pour le droit de visite, les lieux neutres constituent une avancée mais ces structures sont trop peu nombreuses.

Par ailleurs, l’accès à un magistrat peut être trop long : dans certains départements le délai peut aller jusqu’à six voire douze mois !

Mme la docteure Cécile Morvant, médecin généraliste. Pour répondre à votre question sur la solitude des professionnels de santé et la coopération avec d’autres structures, je crois que tous mes confrères confirmeront que nous ne connaissons pas les organisations vers qui nous tourner. Dans mon département, beaucoup de choses sont mises en place avec un bon réseau. Malgré l’existence d’une coordination, beaucoup de mes confrères ne connaissent pas ce réseau, ne savent pas quelles associations existent, avec qui travailler ni comment faire pour signaler. Il nous faut nous améliorer et ce n’est pas un problème de moyens. L’important est de se faire connaître et faire reconnaître qui fait quoi car on ne peut pas être compétent dans tous les domaines.

Mme Emmanuelle Anthoine. Peut-être faut-il mieux travailler en transversalité en associant tous les services ?

Mme Mathilde Delespine, sage-femme, coordinatrice de l’unité de soins à la Maison des Femmes de Saint-Denis. L’ARS a un rôle de coordination notamment pour soutenir les médecins référents violence et mettre une dynamique de travail. Un médecin urgentiste, surtout dans l’état actuel des services d’urgence, ne peut pas faire bouger les lignes tout seul. Il faut qu’il se fasse épauler par une infirmière, une assistante sociale, etc. Dans certains services d’urgence, un repérage systématique avait été mis en place mais faute de médecins séniors en poste fixe, il n’est plus possible de le maintenir. Les services d’urgence tournent beaucoup avec des vacataires et des intérimaires et les bonnes pratiques reculent.

Il est pourtant utile que l’ARS vienne vraiment soutenir ces initiatives et harmoniser les pratiques sur le territoire, en s’appuyant sur la déléguée départementale aux droits des femmes ou la déléguée régionale. Il faut aussi intégrer le réseau périnatal dans cette démarche car nous savons que les violences faites aux femmes ont un impact sur la grossesse et la petite enfance. En la matière, on constate une évolution : il y a quatre ou cinq ans, les ARS étaient peu impliquées sur ces sujets ; elles le sont beaucoup plus aujourd’hui. Et quand elles s’impliquent dans cette coordination, cela aide vraiment les professionnels.

Sur la reconnaissance du statut de victime pour les enfants, je nous invite à faire attention à notre vocabulaire. Un enfant exposé à la violence conjugale est victime des violences conjugales juridiquement. Nous sommes plusieurs autour de la table à en être convaincus, mais nous sommes aussi plusieurs à avoir dit qu’ils ne sont pas victimes de violences. Nous devrions dire qu’ils ne sont pas victimes de violences physiques et sexuelles car c’est que nous voulons dire précisément. Ils sont en effet victimes de violences psychologiques dans les tous les cas. Il faudrait également bannir le mot « témoin » parce que cela fait penser à tort que ce n’est pas trop grave. Retenons plutôt le terme de co-victime car même si on ne touche pas à un seul de leur cheveu, ces enfants sont victimes sur plan médical et psychique, développant des symptômes de stress post-traumatique. Le premier des risques, ce n’est pas qu’ils reproduisent ces violences à l’âge adulte ; ils risquent aussi de mal se développer avec des troubles du développement psychomoteur en raison de lésions neurologiques par surexposition au stress. Je serais curieuse les arguments qui expliqueraient que ces éléments ne justifient pas de les reconnaître comme victimes.

Mme Bérangère Couillard. En déplacement, notamment à Dijon, nous avons rencontré la brigade de police dédiée aux violences sexuelles et aux violences conjugales ; elle assurait l’audition des enfants. Pour eux, le statut juridique donné à un enfant exposé à des violences conjugales – quand bien même il n’a pas été victime de violences physiques – va conduire à auditionner cet enfant. Et ils soulignaient que l’enfant se sent très souvent coupable de « dénoncer » son père violent, dans le cas le plus général. Parfois, cela peut être plus destructeur d’être entendu par un officier de police que de ne pas le faire. Ces policiers recourent donc à ces auditions le moins possible. Quand l’enfant est sujet des violences, il est considéré comme victime des violences et on lui pose des questions ; lorsqu’il n’est pas la victime directe, il est tiraillé car il craint d’envoyer son père en prison. Les policiers disent avoir beaucoup de mal à gérer ces situations.

Par ailleurs, nous savons que le processus connaît des allers et des retours. Parfois les femmes retirent la plainte qu’elles ont déposée. Dans ce cas, ce que se passe-t-il pour l’enfant : reste-t-il victime même en cas de retrait de plainte ? Que faire des frères et sœurs qui n’étaient pas présents au moment des violences mais qui sont témoins régulièrement de ces violences ? Juridiquement on pourrait avoir un seul enfant de la fratrie considéré comme victime ?

Je crois que beaucoup de questions restent en suspens même si nous nous accordons à reconnaître que ces enfants sont des victimes sur le plan psychologique au moins. Comment traduire cette réalité dans la loi ?

Mme Mathilde Delespine, sage-femme, coordinatrice de l’unité de soins à la Maison des Femmes de Saint-Denis. Dans votre témoignage, je suis interpellée par le fait que les policiers raisonnent comme si les violences psychologiques n’étaient pas des violences. Ils auditionnent les enfants de façon systématique s’ils ont été victimes de violences physiques ou sexuelles mais s’ils ont été victimes de violences psychologiques qui vont provoquer des troubles de stress post-traumatique potentiels, ils s’interrogent. Ce sont pourtant aussi des violences qui détruisent la santé des enfants. Je suis surprise qu’ils fassent une telle différence. Ils disent ne pas vouloir impliquer l’enfant quand il est exposé à la violence conjugale sans être frappé lui-même car l’enfant sera tiraillé.

Karen Sadlier a montré que les enfants font face à un conflit de protection : ils ne savent pas s’ils doivent se protéger eux-mêmes, protéger la fratrie, protéger leur mère ou leur père. C’est bien pire que le conflit de loyauté en cas de divorce, lorsque le conflit se fait sans violence et sur un pied d’égalité.

Face aux violences conjugales, peut-être faut-il envisager d’autres dispositifs, organiser l’audition de l’enfant par un psychologue qui pourra dire comment il va. On pourrait alors lui demander comment il va, s’il arrive à se concentrer à l’école, s’il se sent en sécurité… Plutôt que de lui demander ce que son père a fait à sa mère, concentrons sur ce que l’enfant vit. Il doit être entendu comme une victime et non comme le témoin des violences conjugales. Il faut le traiter comme nous traitons une victime de violence puisqu’il est victime au moins d’une violence psychologique. Si on le traite comme un témoin, l’enfant pourrait avoir l’impression de dénoncer avec des conséquences potentielles graves. Je pense par exemple au risque d’identification anxieuse au conjoint agresseur.

Évidemment de telles pratiques ne s’improvisent pas. Il faudrait vraiment que les policiers soient soutenus par des professionnels de la santé, par un psychologue spécialisé. C’est une piste pour les aider à moins se sentir démunis et à avoir l’impression de faire plus de mal que de bien.

Mme Anne-Marie Curat, présidente du Conseil national de l’Ordre des sages-femmes. Il y a effectivement des conflits de protection très importants pour des enfants auditionnés par la police et qui peuvent revenir sur leurs déclarations alors même qu’ils ont bien assisté aux violences.

L’avocat du conjoint violent utilise souvent le conflit de protection de l’enfant pour accuser la femme victime. Cette dernière est sujette à une maltraitance institutionnelle, parce que, dans beaucoup d’endroits, les juges suivent les avocats qui défendent les hommes violents. Je peux vous donner au moins dix exemples de ce type en France. Ce conflit de protection de l’enfant se transforme en maltraitance institutionnelle pour la mère.

Mme Emmanuelle Anthoine. Pour l’enfant, votre certificat médical initial va être fondamental. Lorsque l’enfant est victime de violences physiques, la situation sera claire pour le policier ou le gendarme qui va l’entendre. En cas de violences psychologiques, sans certificat médical, nous savons bien qu’il n’y aura pas d’audition. C’est le certificat qui lance la procédure. Avec lui, on pourra qualifier les faits et établir la culpabilité de l’auteur.

Mme Mathilde Delespine, sage-femme, coordinatrice de l’unité de soins à la Maison des Femmes de Saint-Denis. Je propose d’impliquer les pédiatres et les puéricultrices sur ce sujet. Les médecins généralistes, les gynécologues et les sages-femmes ont beaucoup progressé sur ces questions. En revanche, c’est plus compliqué après la naissance, notamment en raison de l’autorité parentale conjointe. On ne peut pas recevoir la mère seule avec l’enfant et laisser le père dans la salle d’attente. On peut le faire pour une femme enceinte puisqu’on parle de sa santé ; ce n’est plus possible quand il s’agit de l’enfant.

Il faut que les pédiatres s’appuient sur les travaux des sociétés savants et notamment sur ceux des pédiatres légistes qui ont une connaissance très fine de la symptomatologie des enfants exposés aux violences. Il faut développer les études sur les conséquences métaboliques notamment. Peut-être que votre Livre blanc pourrait le proposer ou, au moins, inciter le collège national des pédiatres à développer ses connaissances sur cette symptomatologie qui n’est pas forcément pathognomonique. Ce n’est pas parce qu’un enfant a ce symptôme qu’il est forcément exposé à de la violence conjugale, mais un faisceau de symptômes doit amener le clinicien à envisager cette hypothèse. Ce serait vraiment une grande avancée.

Nous avons tous vu des enfants suivis par un psychomotricien, un orthophoniste, ou suivi en CMP ; pourtant nous ne lui avons jamais demandé s’il est en sécurité chez lui. Nous essayons de panser une hémorragie mais sans jamais d’en guérir la cause, c’est dommage.

Mme la docteure Geneviève Wagner, chirurgiennedentiste, présidente de la commission « Exercice et déontologie » du Conseil national de l’Ordre national des chirurgiens-dentistes. Le syndicat des femmes chirurgiennes-dentistes et l’Ordre national organisent avec la MIPROF des formations sur les violences faites aux femmes et qui se concentrent d’abord sur la prise en charge. Il nous semble évident qu’il faut protéger les mères mais aussi les enfants. Nous voyons plusieurs phénomènes lorsque l’enfant est stressé. Il peut se casser des dents, serrer les dents, peut-être manger beaucoup plus de sucre… On peut aussi constater l’absence de soins qui est une forme de maltraitance.

Il faudrait proposer une prise en charge financière de façon à réhabiliter rapidement les personnes qui, après un coup, peuvent avoir quelque chose de cassé. En effet, même mise en sécurité, la victime n’a pas forcément les moyens d’être couverte. Les aides de la sécurité sociale et des caisses existent mais elles mettent du temps à se mettre en place. Il faut une solution beaucoup plus rapide, par exemple un fonds complémentaire pour les interventions les plus coûteuses. En tout état de cause, il faudrait faire comme pour les bilans et les examens bucco-dentaires qui sont pris en charge intégralement, c'est-à-dire mettre d’office ces personnes dans un cadre où elles sont prises en charge automatiquement et rapidement. Nous ne sommes que des maillons du soin dentaire ; ce dispositif relève des organismes gestionnaires.

La médecine bucco-dentaire n’intègre pas du tout sur la prise en charge psychologique. Il faudrait le faire et également progresser sur la prise en charge des frais lorsque l’agresseur n’est pas solvable. La réhabilitation et la prise en charge psychologique sont nécessaires : il faut traiter les grincements de dents, le fait de tout casser, d’avoir des parafonctions, parfois de prendre certaines drogues… Ce sont les conséquences de ces violences ; ce n’est pas la conséquence directe du coup mais c’est une conséquence plus générale au niveau de l’état global et de la dentition, avec ensuite un effondrement au niveau des articulations temporo-mandibulaires et des problèmes annexes sur tout le corps.

Mme la docteure Cécile Morvant, médecin généraliste. On évoquait la prise en charge financière des soins dentaires ; nous aurions aussi besoin d’une enveloppe pour avoir des psychologues et des psychiatres formés afin d’avoir un suivi et une prise en charge. Nous avons vraiment besoin de financer ces psychologues formés à même d’assurer une prise en charge dans la durée des femmes victimes et des enfants exposés aux violences conjugales.

Mme Valérie Boyer. Je relève avec satisfaction que vous parlez des enfants victimes parce que ce sont les grands oubliés des violences conjugales. Je faisais précédemment allusion au fait qu’ils servent souvent de moyen de pression en cas d’emprise. Tout le monde a entendu parler du conflit de loyauté parce que le divorce est un phénomène banal et que nous arrivons à le comprendre ; le conflit de protection est en revanche beaucoup plus compliqué ainsi que vous l’avez souligné. À ce sujet, je nous renvoie collectivement aux travaux du Centre Hubertine Auclert ainsi qu’à ceux d’Édouard Durand et d’Ernestine Ronai ; ils décrivent bien ce phénomène.

En cas de violences conjugales, même s’il n’a pas reçu de coups, l’enfant doit bien être considéré comme une victime, d’abord pour que sa parole soit bien recueillie. Quand nous mettons à l’abri la mère, l’enfant peut très bien être obligé d’aller voir son père violent la moitié des vacances scolaires et un week-end sur deux, ce qui expose la mère et qui permet au parent violent de maintenir son emprise sur la mère à travers l’enfant. Mais au-delà, l’enfant n’est jamais pris en charge psychologiquement.

Vous avez parlé des lieux neutres, mais ils ne sont pas mis en place et ils ne sont pas définis par la loi. Je crois qu’on confond aussi lieu neutre et lieu médiatisé. La remise des enfants se fait souvent dans un lieu neutre. Faute d’une définition de ces lieux neutres, les associations nous disent que cela se fait régulièrement dans un commissariat parce que c’est hors du domicile.

Quand le juge traite des violences sur la mère, il doit traiter la situation de l’enfant, aussi bien sur le plan économique que sur le plan psychologique. Reconnaître l’enfant comme victime permet de recueillir sa parole, de le prendre en charge et de le soigner. Ce n’est pas ce qui a été évoqué précédemment, les policiers de ce commissariat me semblant insuffisamment formés.

Le parent violent doit savoir qu’il n’est pas tout-puissant. Quand ses agissements seront connus, la justice n’enlèvera pas les enfants à leur mère – ce dont il la menace souvent – mais que les enfants seront bien considérés comme victimes de ses actes. La loi doit être claire sur ce point. La prise en compte des violences est un changement de paradigme.

Faute d’une prise en charge, il ne faut pas s’étonner que les enfants dans les foyers violents, parce qu’ils sont sous le conflit de protection, reproduisent ces schémas. Non seulement ils ne sont pas pris en charge, mais en plus, ils ne sont pas considérés. Les considérer à part entière les protège et cela protège la mère. Cela permettra aussi, si nous arrivons à bien les prendre en charge, de désengorger les cabinets médicaux ultérieurement puisque la prise en charge aura été faite au bon moment. Nous ne pouvons pas sauver la mère et ne pas sauver l’enfant.

Mme la docteure Charlotte Gorgiard, Unité médico-judiciaire (UMJ) de l’HôtelDieu. La prise en charge actuelle des violences conjugales risque de créer davantage une médecine à deux vitesses. Les femmes ou les personnes qui en ont les moyens peuvent se séparer plus facilement du conjoint violent, peuvent se loger plus facilement, peuvent recourir à des consultations avec des psychologues en dehors du milieu hospitalier et bénéficier de séances d’EMDR… Sans moyens ce n’est pas possible. On doit offrir à ces femmes des solutions, leur proposer des consultations avec des psychologues avec un remboursement par la sécurité sociale, ce qui n’est pas le cas actuellement. C’est ainsi que ces femmes et ces enfants guériront et ne retourneront pas dans le cercle des violences.

Il faut aussi que tous les enfants témoins de violences puissent accéder à des consultations médico-légales et soient pris en charge sur plan psychologique.

M. Gaël Le Bohec, président. Comme la présidente Marie-Pierre Rixain a déjà eu l’occasion de le dire, je suis persuadé que le Grenelle sur les violences conjugales permettra de vraies avancées et que nous pourrons parvenir à déconstruire le continuum des violences et à mieux prendre en charge toutes les victimes, quelle que soit leur situation, quelles que soient leurs spécificités. Je vous remercie vivement de votre venue et de vos interventions.


VII.   Audition de la Fédération nationale des centres d’information sur les droits des femmes et des familles (FNCIDFF) et du Planning Familial, du 22 octobre 2019

Dans le cadre de la mission d’élaboration du Livre Blanc de la Délégation sur la lutte contre les violences conjugales, la Délégation procède à l’audition de Mmes Christine Passagne, conseillère juridique et Léa Guichard, conseillère technique sur les violences sexistes au sein de la Fédération nationale des centres d’information sur les droits des femmes et des familles (FNCIDFF), et de Mmes Véronique Séhier, co-présidente, et Khadija Azougach, juriste et personne-ressource du Planning familial sur les violences.

 

Mme Sophie Panonacle, présidente. L’audition de cet après-midi s’inscrit dans le cadre du travail mené par la délégation aux droits des femmes en parallèle du Grenelle des violences conjugales lancé le 3 septembre dernier par Marlène Schiappa aux côtés du Premier ministre Édouard Philippe. Pour enrichir cette démarche initiée par le Gouvernement, nous avons choisi de revenir sur les nombreux travaux que notre Délégation a déjà réalisés sur les violences faites aux femmes en général et sur les violences conjugales en particulier. Nous élaborons actuellement un Livre blanc nourri des recommandations issues de nos territoires. Nous remettrons ce document au Gouvernement au cours du mois de novembre.

Dans le cadre de ce travail, nous avons d’ores et déjà auditionné M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, Mme Nicole Belloubet, ministre de la Justice, ainsi que M. Julien Denormandie, ministre en charge de la Ville et du Logement. Nous avons également reçu plusieurs structures associatives, des professionnels de santé, ainsi que des personnalités qualifiées dans la lutte contre les violences conjugales.

Pour cette table ronde, j’ai le plaisir d’accueillir pour la Fédération nationale des centres d’information sur les droits des femmes et des familles (FNCIDFF), Mme Christine Passagne, conseillère juridique, et Mme Léa Guichard, conseillère technique sur les violences sexistes, et pour le Planning familial, Mme Véronique Séhier, co‑présidente, accompagnée de Mme Khadija Azougach, juriste et personne-ressource du Planning familial sur les violences.

Cette table ronde va nous permettre d’aborder en détail le rôle des structures d’accueil, les problématiques de détection, d’identification des violences et d’orientation des victimes, ainsi que les enjeux de l’accompagnement dans la durée de ces femmes. Nous pourrons également nous poser la question de la prévention et de la promotion à tous les âges d’une société d’égalité réelle entre les femmes et les hommes. Vos deux structures participent en effet activement à des actions de formation à destination des jeunes publics et des professionnels.

Comme nous avons pu le constater, notamment lors des déplacements que nous avons organisés à l’occasion des 20 ans de la Délégation, ces actions structurelles contribuent à réduire les violences et facilitent la libération de la parole. Ces visites de terrain ont également été l’occasion de constater d’importantes disparités territoriales. Le Planning, comme les centres d’information sur les droits des femmes et des familles étant implantés sur la quasi-totalité du territoire, vous pourrez certainement nous éclairer sur les enjeux de cette couverture générale et sur les difficultés que vous rencontrez dans certaines zones. Je pense aux enjeux d’accessibilité en zone rurale, mais aussi aux questions spécifiques qui peuvent se poser dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville.

Le constat aujourd’hui est douloureux. Malgré les plans successifs et un arsenal juridique puissant, des dysfonctionnements demeurent d’un bout à l’autre de la chaîne de prise en charge des victimes de violences conjugales. C’est pourquoi il nous faut sans plus tarder affronter les carences de notre système. Nous devons mieux identifier les blocages, les freins, les obstacles qui empêchent les pouvoirs publics de prendre efficacement en charge ces victimes, tant sur le plan judiciaire, social, que médical.

Il nous faut aussi vérifier que les moyens que nous consacrons à cette grande cause du quinquennat sont à la hauteur des besoins. Il peut s’agir de modifier les pratiques sans obligatoirement accroître les moyens, mais il faut aussi, avec sincérité et loyauté, se poser la question du niveau des crédits budgétaires et de leur répartition territoriale. C’est donc dans cette optique que nous avons souhaité cette table ronde qui, j’en suis certaine, doit nous permettre d’organiser une meilleure prise en charge des femmes victimes de violences conjugales.

Mme Léa Guichard, conseillère technique sur les violences sexistes au sein de la FNCIDFF. Conseillère technique sur la thématique des violences sexistes et sexuelles sur la santé, la conjugalité et la parentalité, je présenterai les positions de la Fédération nationale des CIDFF avec ma collègue Christine Passagne qui est conseillère technique pour l’accès aux droits. Créés en 1972 à l’initiative du Gouvernement, les 106 centres d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) sont regroupés dans une fédération nationale qui, dans le cadre d’une convention pluriannuelle d’objectifs et de moyens (CPO) avec l’État, assure le pilotage stratégique du réseau national, les centres étant présents sur l’ensemble du territoire métropolitain et également en Polynésie française et en Guadeloupe.

La FNCIDFF apporte un soutien technique et méthodologique aux CIDFF. Représentant les CIDFF au niveau des instances nationales, européennes, et internationales, elle a pour objectif de mieux faire connaître les difficultés et les besoins spécifiques des femmes dans tous les domaines. Centre de ressources, de documentation et de formation, la fédération développe aussi des projets et des expertises. La spécificité de notre réseau est d’avoir une approche globale, transversale, et pluridisciplinaire, et ce, tout au long du parcours des femmes accompagnées par nos équipes pluridisciplinaires. Nous orientons et accompagnons aussi bien dans les thématiques d’accès aux droits, de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, que dans le soutien à la parentalité, l’emploi, l’insertion professionnelle, l’accès à la formation, la santé, et la sexualité. Nos équipes pluridisciplinaires regroupent des juristes, des conseillères conjugales et familiales, des médiatrices familiales, des psychologues, des travailleurs sociaux, etc., ce qui nous permet d’accompagner de manière globale les victimes de violences.

L’action des CIDFF dans le domaine des violences est multiple. Nous sommes porteurs de dispositifs nationaux de lutte contre les violences, comme le téléphone grave danger (TGD) ou les référents violence, et nous assurons l’accueil de jour. Nous formons les professionnels à la thématique des violences, ainsi que le public scolaire. En ce qui concerne les victimes de violence, nous les informons sur leurs droits et nous leur proposons un suivi qui va jusqu’à l’insertion professionnelle. Nous animons également des groupes de parole qui permettent de prendre en compte la spécificité de l’emprise qui est présente dans le cadre des violences conjugales. Il faut que les femmes connaissent le cycle des violences, le système de l’agresseur, que nous l’analysions avec elles pour le déconstruire, pour qu’elles puissent se situer dans leur parcours et apprécier le danger auquel elles sont confrontées.

Depuis 2016, nous avons développé en interne des services spécialisés d’aide aux femmes victimes de violences sexistes (SAVS) qui existent aujourd’hui dans 32 centres. Cette démarche s’appuie sur un cahier des charges élaboré en interne qui permet de monter en compétences sur toutes les thématiques des violences. Les CIDFF reçoivent avant tout des femmes victimes de violences conjugales, mais également des victimes de violences dans le cadre de la sphère professionnelle, de la prostitution, dans l’espace public, etc. Face à la diversité de ces situations, il nous fallait harmoniser nos pratiques et monter en compétence. Nous avons ainsi créé des outils et renforcé les partenariats locaux, notamment pour que l’expertise des CIDFF soit mieux connue.

La création de ces SAVS s’inscrit dans une réalité de terrain, à savoir une forte sollicitation des CIDFF par des femmes victimes de violences. En 2018, plus de 552 000 personnes ont été reçues par les CIDFF, parmi lesquelles plus de 71 000 femmes victimes de violences dont environ 51 000 demandes concernant les violences au sein du couple. Par rapport à 2017, c’est une hausse d’environ 9,5 % des demandes par rapport aux violences au sein du couple, ce qui est assez significatif. Après « Me Too », nous avons pu constater une hausse d’environ 12 % des demandes globales adressées à l’ensemble du réseau. Nous faisons également face à une multiplication des formes de violences, notamment des violences au sein du couple. Il est d’ailleurs difficile de parler des violences au sein du couple sans parler du cyber-contrôle et de la cyber-surveillance qui sont quasiment systématiques dans ces situations.

Les femmes s’adressent aux CIDFF avant tout pour des demandes juridiques – environ 50 % des demandes – que ce soit pour connaître leurs droits ou bénéficier d’un accompagnement dans les procédures judiciaires. Environ 40 % des demandes sont plus personnelles : entretiens individuels, groupes de parole, appui pour le soutien à la parentalité, aides sur le plan administratif, l’hébergement, ou l’insertion professionnelle.

Les femmes que nous accueillons dans les CIDFF ont, pour la majorité, moins de 45 ans, 80 % d’entre elles sont de nationalité française. Elles sont majoritaires célibataires avec enfants ; nous avons donc souvent des situations de monoparentalité. Elles vivent aussi bien dans les zones urbaines que les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Avec plus de 1 000 permanences, nous cherchons à être présents sur tout le territoire et à couvrir justement toutes les zones.

Si les CIDFF accueillent les femmes victimes de tous types de violence, 80 % des violences subies par les femmes que nous recevons sont des violences au sein du couple. Beaucoup de violences sont subies au moment de la séparation, la séparation ne signifiant pas l’arrêt des violences. Au contraire, cela peut entraîner encore plus de violences, qui peuvent aller crescendo dans ces situations : environ 30 % des féminicides ont lieu lors de la rupture du couple. Parmi les auteurs de féminicides, environ 20 % ont la qualité d’ex-conjoint.

Les femmes que nous recevons ont souvent un problème de ressources. À peine la moitié d’entre elles ont une activité professionnelle, et donc un salaire ; 10 % d’entre elles ne disposent d’aucune ressource. La dépendance économique est pourtant un réel frein pour quitter le conjoint violent. Je voulais le signaler car cela montre l’importance de l’approche globale et pluridisciplinaire pour accompagner ces femmes.

Toutes ces problématiques ont déjà été, pour la majeure partie, identifiées dans le cadre du Grenelle, mais nous tenions à rappeler leur importance et le fait qu’elles sont toujours autant prégnantes et les violences toujours aussi présentes.

Malheureusement, il faut encore pallier un manque de prise en compte et de reconnaissance de ces violences par les professionnels, que ce soit au niveau juridique, au niveau de la police, de la gendarmerie, par le milieu médical ou par les professionnels de l’insertion professionnelle. Nous soutenons toutes les mesures évoquées en faveur de la formation de ces professionnels.

Il y a également une nécessité de développer et d’étendre les dispositifs nationaux de lutte contre les violences, et surtout de donner des moyens aux associations de terrain qui accueillent les femmes victimes de violences. Le 3919 a pu avoir des fonds supplémentaires dans le cadre du Grenelle pour répondre à toutes les demandes et toutes les sollicitations de la part des femmes, mais il faut savoir que 40 % environ des appels émis à ce numéro sont redirigés vers les CIDFF qui doivent pouvoir accueillir et sécuriser les femmes qui les contactent et leur proposer également un accompagnement adapté à leur situation.

Mme Véronique Séhier, co-présidente du Planning Familial. Le Planning familial est une association nationale regroupant de 71 associations départementales implantées sur une grande partie du territoire français métropolitain et Outre-mer. Nous avons des associations à Mayotte, à La Réunion, et en Guyane, et deux associations partenaires en Martinique et en Guadeloupe. Il y a une problématique spécifique en Outre-mer où nos associations sont très mobilisées sur la question des violences.

Nous sommes une association d’accueil généraliste sur les questions de sexualité, notamment de contraception et d’avortement ; nous faisons aussi beaucoup d’éducation à la sexualité. Nous gérons aussi le numéro vert sexualité contraception avortement. Les personnes viennent nous voir de façon volontaire, anonyme et confidentielle, pour aborder des questions de sexualité, de contraception, d’avortement ; quelquefois elles viennent pour des faits de violences mais, le plus souvent, il ne s’agit pas du motif initial de leur demande. Je ne dis pas que cela n’arrive jamais mais les violences ne sont le motif de la première démarche que dans 2,5 % des cas. La question des violences apparaît généralement dans un second temps, mais après celle du rapport non protégé, après la peur de la grosses ou de la contamination par une infection sexuellement transmissible (IST).

Tous nos personnels sont formés au dépistage des violences qui est absolument fondamental. Quand des personnes viennent pour un avortement, il est par exemple important de savoir si le rapport non protégé était consenti ou non. À ce moment-là nous pouvons avoir des révélations. Nous proposons un accueil direct en permanence ; nous organisons aussi des groupes de parole.

Nous avons mis en place un important travail de réseau sur cette question des violences parce que nous ne pouvons pas travailler seuls sur ce sujet. J’évoquais les groupes de parole qui sont souvent l’occasion de révéler des violences. Nous avons par exemple développé un programme « genre et santé sexuelle » qui permet à des femmes de parler de questions de sexualité, mais aussi du coût des rapports au sein du couple. Nous avons le programme « Handicap, et alors ? » qui permet d’aborder les questions de violences au sein du couple, mais aussi les violences institutionnelles qui sont vécues par les personnes en situation de handicap.

Dans nos actions d’éducation à la sexualité auprès des jeunes, et des moins jeunes, nous essayons de prévenir les violences, toutes les formes de violences, sexistes et sexuelles ; mais elles peuvent aussi donner lieu à des révélations sur des violences vécues. Le terme de « violences conjugales » nous dérange un peu, parce que nous avons vraiment le sentiment que les violences au sein du couple peuvent s’instaurer très tôt et chez de jeunes couples. Lorsque nous travaillons avec des jeunes, nous nous rendons compte que s’installent rapidement des rapports de domination, des situations qui sont hélas considérées comme normales au sein du couple avec des phrases comme « si je refuse ce qu’il me demande, il va me quitter ». Ce phénomène commence très tôt et il faut donc agir le plus en amont possible pour prévenir ces comportements.

Nous avons signé en 2013 la convention avec le 3919 portant notamment sur les réorientations. Je vous rejoins sur le fait qu’il est important de renforcer ce numéro vert ; mais il faut aussi être en mesure d’apporter des réponses dans les structures vers lesquelles les appelantes sont orientées. Dans les territoires, nous peinons à répondre efficacement faute de places d’hébergement ou tout simplement faute de pouvoir accueillir les personnes. Je pense notamment à des territoires ruraux, mais aussi aux territoires d’Outre-mer où existent des situations de précarité et d’isolement et où il est très difficile de rester anonyme et de faire en sorte qu’on ne sache pas où vous êtes. Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) a d’ailleurs publié un rapport intitulé « Combattre les violences faites aux femmes en outre-mer » ; je vous en ai apporté un exemplaire car je pense utile que vous puissiez en prendre connaissance.

Le Planning familial a aussi contribué et continue à contribuer à la formation de professionnels, et notamment des professionnels de santé essentiellement sur les questions de dépistage et sur les questions d’accueil des violences. Ces formations sont à renouveler en permanence et peuvent se résumer à une action ponctuelle. Dans de nombreuses structures, les acteurs changent régulièrement. Je pense par exemple à une commissaire de police avec qui nous avons fait un travail incroyable et, de ce fait, l’accueil des femmes s’était beaucoup amélioré. À son départ l’ambiance du commissariat change et l’accueil n’est plus du tout le même. Cela veut dire que ces situations dépendent beaucoup des personnes. Il faut donc veiller à renouveler en permanence les formations pour que tous les personnels intègrent ces enjeux. L’effort doit se faire évidemment lors des formations initiales mais il faut aussi le faire en formation continue et de façon régulière.

Ces formations aident à construire un réseau et un maillage sur un territoire donné ; nous le voyons bien avec les professionnels de santé. Quand on arrive à travailler et à faire travailler ensemble des professionnels qui se font confiance, qui se rencontrent, qui savent vers qui ils peuvent orienter les femmes, ce qu’on va pouvoir leur proposer, à quel professionnel spécialisé les adresser, on constate une réelle amélioration de l’accueil et de l’orientation. À l’inverse, quand les professionnels travaillent en silo, les problèmes sont légion. Au sein du Planning de Lille, nous avons par exemple créé des formations communes à des personnels des unités médico-judiciaires (UMJ), à des professionnels de santé, à des policiers et à des travailleurs sociaux. Ces rencontres et ce travail pluridisciplinaires ont montré leur utilité.

Je crois qu’il faut également se demander comment on accueille toute violence comme un fait de violence et sans chercher à la minimiser. Les victimes entendent encore trop souvent qu’il ne faut pas s’inquiéter, que « ça va passer ». La question des violences fait peur, y compris à des médecins ou des travailleurs sociaux. On préfère parfois ne pas voir les violences ou les minimiser, faute de savoir y répondre et d’apporter une réponse adaptée. La formation permet de lever cette difficulté ; c’est l’intérêt du travail en réseau qui apporte un réel soutien à tous les professionnels.

Nous sommes en difficulté pour l’hébergement. Faire partir une femme de chez elle ne peut pas être la seule solution. Il faut voir comment la victime vit les choses et comment elle veut les vivre. La question de l’éviction du conjoint violent est largement insuffisamment traitée aujourd’hui. Les dispositifs existants ne sont pas suffisamment mis en œuvre parce que les gens ne les connaissent pas bien, parce qu’on ne sait pas très bien comment faire et parce qu’on n’a pas toujours le courage ou la formation pour le faire.

On parle beaucoup de violences au sein des couples hétérosexuels, mais je pense qu’il faut se poser aussi la question des violences au sein des couples LGBT parce que les rapports de domination s’installent de la même façon. Ce sont aussi des violences qui sont difficiles à reconnaître, à dire et à envisager de la part de certains professionnels. Il faut donc envisager la notion de couple au sens large.

Mme Sophie Panonacle, présidente. Vos propos précis et engagés nous permettent de mieux comprendre les rôles cruciaux que jouent vos structures dans la prise en charge et l’accompagnement des violences conjugales.

J’aimerais revenir sur la formation des professionnels que vous avez évoquée. Vous avez parlé des forces de l’ordre, des magistrats et des professionnels de santé que nous avons récemment entendus et qui pointaient du doigt l’absence ou plutôt l’extrême faiblesse de la formation. J’aimerais aussi que vous puissiez nous parler de la formation des intervenants sociaux non spécialisés ou des enseignants. La loi de 2014 prévoit une formation obligatoire de tous ces professionnels. On constate pourtant que la loi est peu ou mal appliquée. Quels sont les points de blocage ? Auriez-vous des pistes pour y remédier ?

Vous insistiez sur le renouvellement des formations et sur les risques et limites d’un fonctionnement en silo que je constate moi aussi dans mon territoire. Si nous parvenons à réunir tous les acteurs, nous aurons peu à peu de meilleurs résultats.

Ma deuxième question porte sur la prise en charge sur le long terme des victimes. Les associations de terrain ont largement souligné la nécessité d’accompagner les victimes de violences conjugales, non pas seulement dans l’urgence, mais jusqu’à une pleine et totale sortie de la situation de violence, ce qui peut prendre bien évidemment des mois voire des années. Quelle est votre analyse en la matière et quelles sont les carences que vous constatez ? Comment pourrions-nous améliorer cette prise en charge sur le temps long ?

Ma troisième question porte sur l’hébergement d’urgence et de moyen terme des femmes victimes de violences. Quelle est votre analyse sur la situation actuelle dans ce domaine ? Comment pourrions-nous améliorer cette situation de carence ? Vous l’avez aussi abordée en parlant de l’éviction du conjoint violent qui me semble être un point important.

Enfin, je voudrais connaître votre avis sur la prise en charge des enfants victimes ou témoins de victimes de violences conjugales : est-elle suffisante ? Est-elle coordonnée avec la prise en charge du parent victime ? Comment pourrions-nous progresser dans ce domaine ?

Mme Véronique Séhier, co-présidente du Planning Familial. J’ai omis de préciser que le Planning compte dans ses membres deux associations qui assurent aussi l’accueil de jour de femmes victimes de violences. Une de ces structures, implantée à Montauban, nous alertait sur les dangers d’accueillir des victimes de violences dans des structures inadaptées où elles ne se sentent pas du tout en sécurité et dorment très mal. Une des professionnelles me le disait récemment : il faut, dans un premier temps, permettre à ces femmes de se reposer car les violences les épuisent. Charge aux professionnels de prendre le relais, notamment avec les enfants. Le sentiment de sécurité est également très important et participe directement de l’accompagnement d’ensemble. Notre responsabilité est de leur garantir cette sécurité dans les moments de violence qu’elles traversent.

J’ai répondu en partie sur la formation : les formations des professionnels de santé sont quasiment inexistantes et reposent sur le seul volontariat. C’est un sujet très peu traité. Nous avons travaillé avec des médecins généralistes : bien qu’ils soient aux premières loges en termes de dépistage, ils ne sont pas du tout formés. Quand elles existent, ils sont très demandeurs de formations ; encore faut-il qu’elles soient proposées à des moments où ils peuvent se rendre disponibles. La formation pluridisciplinaire que j’évoquais se tenait par exemple entre 20 et 22 heures, faute de quoi les médecins généralistes n’auraient pas pu être présents. C’est la même chose pour les travailleurs sociaux. Dans les formations qui leur sont dédiées, on commence à voir apparaître les violences mais cela reste très dépendant des personnes qui mettent ces formations en œuvre. Il faut pourtant le faire en formation initiale et en formation continue.

Les femmes nous disent avoir besoin d’être prises en charge sur le long terme mais aussi de ne pas être considérées uniquement comme victimes de violences ; ces femmes sont actrices de leur vie et ne veulent pas être seulement des victimes. Elles ont aussi des désirs, des souhaits et des projets.

En tant qu’association d’éducation populaire, il nous semble important d’accompagner les personnes là où elles veulent aller. Dans les formations, il est déterminant d’insister sur ce point : des femmes peuvent en effet décider de retourner chez elles ; elles ne vont pas quitter le foyer ou se séparer définitivement du conjoint violent dès la première fois. Les professionnels doivent vraiment savoir qu’on peut parfois partir cinq ou six fois de chez soi avant de partir définitivement. Il faut donc proposer un accompagnement sans jugement.

Sur la question de l’hébergement d’urgence, j’ai déjà évoqué les difficultés qui se posent aujourd’hui et l’importance de mieux considérer la possibilité de faire partir le conjoint violent, ce qui évite par exemple les changements d’école quand on a des enfants. Il faut plus généralement poser la question de la sécurité : on sait que les moments de rencontre avec les enfants sont des moments d’une très grande vulnérabilité pour les femmes. Nous avons des remises d’enfants qui, après des situations de violence, ne sont pas faites en présence de professionnels alors qu’il s’agit d’un moment de danger imminent et de grande peur pour les femmes. Il faut le prendre en compte pour elles mais aussi pour les enfants qui le vivent de cette façon-là.

Il faut former les professionnels de la police, de la justice, mais aussi ceux de l’éducation qui sont peu formés sur ces sujets et qui ne se rendent pas bien compte de ces situations ou, quand ils s’en rendent compte, ne savent pas comment les traiter. C’est essentiel dans la prise en charge à la fois des femmes victimes de violences mais aussi dans celle des enfants. Si on arrive à intégrer cet enjeu dans la définition des modes de garde des enfants, nous aurons fait un grand pas en avant.

Mme Khadija Azougach, juriste et personne-ressource du Planning familial sur les violences. Bien qu’avocate et anthropologue, j’ai mesuré l’importance du travail de terrain pour se former à la question des violences. Militante depuis vingt ans au Planning familial, j’ai été invitée à me former dès le début. Le Planning, avec ses outils de formation, m’a appris à mieux écouter, à mieux repérer. Quand on frappe à la porte d’une association, d’un commissariat, ou d’un cabinet d’avocats, la parole ne se libère pas tout de suite ; il y a un climat de confiance à établir. Du fait de la médiatisation, du fait du Grenelle et autres, on entend plus parler de ces violences, mais il est toujours difficile de parler de soi. Avec ces outils de formation, on permet aux différents acteurs de libérer la parole et d’entendre. Les personnes qui viennent vous voir ne vous diront pas spontanément être victimes ; elles vous parleront d’autres choses, des effets sur les enfants, de problèmes de santé ou de la nécessité d’un divorce,… Les violences ne sont évoquées qu’ensuite ; elles sont pourtant le sous-jacent de tous ces éléments.

Les formations permettent aussi de mesurer ce qui est déployé dans le cadre des partenariats départementaux. Ils permettent de la co-formation entre forces de l’ordre, travailleurs sociaux, avocats, magistrats… Sont ainsi réunis les différents acteurs de la chaîne, ce qui permet une cohérence et d’éviter que la victime ne soit perdue par toutes les démarches. Se dévoiler une fois, c’est beaucoup, mais se dévoiler auprès de chacun des acteurs, c’est très difficile. Quand elles viennent nous voir, elles nous disent être épuisées par ce parcours. Il me semble donc primordial que tous les acteurs travaillent ensemble avec les mêmes outils. Cela est vrai pour identifier les violences mais aussi pour les prévenir. L’urgence ne doit pas nous faire oublier l’importance de la prévention, ainsi que le rappelait Véronique Séhier quand elle parlait de la sensibilisation sur le sexisme dès le plus jeune âge. La violence, avant tout, est un rapport de genre.

Avec le Planning familial, nous avons un programme au collège, mais nous aimerions qu’il y ait cette sensibilisation dès l’école primaire. On nous remonte des problématiques, des signalements de rapports de genre, de violences liées au sexe dès l’école primaire. onc, plus tôt on intervient, mieux c’est. Ce serait plus cohérent et cela répondrait d’ailleurs aux exigences de la convention d’Istanbul qui insiste sur cette prévention dès le plus jeune âge. En France, nous avons encore ce problème de sensibilisation aux violences sexistes. Quand nous parlons de violences sexistes au Planning familial, nous ne nous arrêtons pas simplement aux violences de couple, nous traitons aussi des violences intrafamiliales comme les mariages forcés ou les crimes d’honneur.

Nous essayons d’intervenir dans les quartiers dits « sensibles » en prévention, en travaillant avec les collèges, les lycées, mais aussi avec d’autres travailleurs sociaux par la formation et auprès des parents. Il faut considérer les parents comme des partenaires pour, par exemple, éviter des renouvellements de mariages forcés ou des crimes d’honneur en renvoyant l’enfant au pays.

Nous avons appelé de nos vœux de la loi de 2010 et la création de l’ordonnance de protection ; c’était un combat central pour nous. Malheureusement, dix ans après, on parle encore des mêmes problèmes, oubliant les textes qui sont pourtant clairs et qui doivent permettre de protéger la victime, d’évincer le conjoint violent et d’éviter que la victime ne doive aller dans des structures d’hébergement. Si la victime veut rester chez elle, on ne lui préconise pas d’aller dans un hébergement d’urgence. Souvent, les victimes me disent avoir été contraintes de retourner dans leur logement car elles ne se sentaient pas en sécurité dans l’hébergement d’urgence qui leur était proposé. Elles préfèrent revenir chez elles plutôt que d’aller d’un foyer à l’autre. Mais elles disent se sentir jugées quand elles font ce choix. Il faudrait pourtant leur poser la question dès le début, leur laisser le choix entre rester chez elles et rejoindre un centre d’hébergement. La majorité des victimes, 80 %, demande à rester dans leur logement. Cette solution coûterait moins cher à l’État que de créer des centres d’hébergement pour les femmes, un homme auteur de violences pouvant être logé dans un hôtel.

La femme victime de violences qui doit partir, souvent avec des enfants, doit être protégée. Il nous faut donc développer les partenariats avec les préfets et les parquets. À Paris notamment, nous avons des parquets très réactifs : dès qu’il y a une plainte, le parquet prend une ordonnance de contrôle judiciaire. Sans avoir à attendre une ordonnance de protection, on éloigne le conjoint violent et on lui interdit d’approcher le logement. Malheureusement, ces progrès restent liés à la bonne volonté des parquets.

Au Planning familial, nous avons pu voir qu’en accompagnant les femmes dans ce dispositif, nous arrivons plus rapidement à les faire sortir de ce cycle de violence, parce que non seulement l’auteur a une interdiction de s’approcher de la victime le temps que l’affaire soit jugée mais surtout, en raison de cette interdiction, il ne peut exercer de pression sur elle, prétendant vouloir voir les enfants. On l’a déjà évoqué, mais les violences post séparation sont importantes. On les minimise ; beaucoup de magistrats les minimisent, considérant que l’ordonnance de protection n’est plus nécessaire puisque l’auteur n’est plus dans le logement. Je crois qu’on ne voit pas la réalité : l’enfant est instrumentalisé dans ces violences post-séparation et la femme est en grand danger, avec un fort risque de féminicide. Le film Jusqu’à la garde le montre très bien.

C’est la raison pour laquelle les ordonnances de protection doivent être plus en cohérence avec le pénal. D’un côté, le parquet rend une ordonnance de contrôle judiciaire et, de l’autre, le juge aux affaires familiales (JAF) rend, ou non, une ordonnance de protection. On constate hélas trop souvent que le juge civil, dès lors qu’il voit une ordonnance de contrôle judiciaire, refuse l’ordonnance de protection. Seulement seul le juge aux affaires familiales peut, par l’ordonnance de protection, prononcer des mesures liées aux enfants. Seul lui peut protéger les femmes et les enfants en évitant qu’ils soient harcelés après la séparation. Il faut ensuite que le juge se prononce au cas par cas et se penche sur la question de l’autorité parentale.

Nous considérons que l’hébergement est en enjeu subsidiaire dans l’accompagnement des victimes. Il est surtout essentiel de les écouter, de les entendre en tant que sujets de droit, de savoir ce qu’elles veulent et de leur rappeler que si elles partent du logement, elles n’auront pas tout de suite un autre logement. Beaucoup de mes clientes pensaient, à tort, qu’elles bénéficieraient immédiatement d’un autre logement. Il faut bien que nous les prévenions de cette réalité car sinon elles vont retourner à leur domicile pour éviter les violences des autres personnes accueillies dans les foyers.

Le Planning familial a contribué en 2017 à un rapport du CESE sur la prise en charge des enfants et les effets des violences sur eux. Trop souvent les violences faites aux femmes sont minimisées si l’enfant n’en est pas directement victime lui aussi. S’il n’y a pas maltraitance, on considère que l’enfant n’est pas concerné. Le père reste un bon père et on estime que s’il est un mauvais mari, cela ne veut pas forcément dire qu’il est un mauvais père.

Les rapports des pédopsychiatres et les auditions d’enfants montrent pourtant les effets indirects de ces violences, que les enfants y aient assisté directement ou qu’ils les aient entendues. Interrogés - quand ils sont en âge de l’exprimer - ils disent préférer voir leurs parents séparés que vivre sous le même toit car la mère n’y est pas en sécurité. Plusieurs rapports confirment bien qu’un mauvais mari peut être un mauvais père.

Il faut travailler aussi sur les auteurs de violences ; au Planning un groupe de parole leur est dédié. Dans certains départements, ce travail est fait dans ou hors des prisons, notamment lorsqu’une peine accessoire est prononcée. L’idée est de faire un travail sur les violences pour éviter qu’elles se renouvellent, notamment sur les enfants. Cet accompagnement est essentiel pour donner une chance à la parentalité.

Mme Christine Passagne, conseillère juridique au sein de la FNCIDFF. Comme l’a dit Mme Guichard, la formation des professionnels est fondamentale. Nous formons tous les intervenants des CIDFF, qu’il s’agisse des juristes, des conseillers et conseillères emploi, des psychologues, ou des travailleurs sociaux. Les CIDFF forment localement tous les professionnels de terrain. Comme l’ont dit les représentantes du Planning, ces formations contribuent à la création de partenariats locaux, fondamentaux pour une prise en charge effective des femmes victimes de violences.

Nous partageons le constat du Planning sur la formation des professionnels de santé. Certains CIDFF ont essayé et mis en place des formations pour les médecins généralistes, mais ils ont dû faire face à un problème de disponibilité. Ces formations ne peuvent être mises en place que le soir ou le week-end, moments moins adaptés pour les professionnels de notre réseau. Ces formations visent à une sensibilisation générale sur la problématique des violences sexistes, pour qu’il y ait vraiment une compréhension sociologique de la problématique, avec généralement un focus sur le certificat médical. Les questions de déontologie et de compétences médicales ne relèvent pas de notre expertise. Nous les amenons à réfléchir sur la question des violences et, une fois qu’ils disposent des outils adaptés, ils sont en capacité d’adapter leur exercice professionnel pour déceler, intervenir et orienter au mieux les victimes. Nous utilisons bien sûr les outils très pertinents de la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) élaborés pour les professionnels de santé.

S’agissant des intervenants sociaux, tous les CIDFF assurent des formations. Mais, malgré le nombre conséquent de ces formations, tous les intervenants sociaux ne sont pas formés. Il faudrait donc, pour les nouvelles générations, assurer une formation initiale obligatoire partout et, pour toucher tous les professionnels, rendre ces formations obligatoires dans le cadre de la formation continue.

Mme Sophie Panonacle, présidente. Ces professionnels ne sont-ils pas formés par manque de temps ou par manque de ressources ?

Mme Christine Passagne, conseillère juridique au sein de la FNCIDFF. La formation continue repose, pour l’essentiel, du volontariat. Vont être formées des personnes qui sont déjà sensibilisées à la question, mais qui ne sont pas assez outillées et qui souhaitent monter en compétence. Mais que faire des professionnels qui ne sont pas du tout sensibilisés et qui vont faire des erreurs sans même s’en rendre compte ? La seule solution est de rendre la formation obligatoire.

Vous avez fait allusion à la loi de 2014 prévoyant des obligations de formation et d’interventions en milieu scolaire. À l’heure actuelle, il y a trois dispositifs législatifs qui sont prévus dans le code de l’éducation. L’information à l’éducation et à la sexualité a été créée en 2001 et doit être dispensée dès l’école primaire, puis dans les collèges et les lycées avec au moins trois séances par an. En 2014 a été ajoutée une information consacrée à l’égalité entre les hommes et les femmes. En 2016, on a prévy une information sur les réalités de la prostitution et les dangers de la marchandisation du corps dispensée dans les établissements secondaires par groupe d’âge homogène. L’application de ces trois informations est très disparate sur le territoire national. Vous demandiez quels blocages nous identifions. Pour l’Éducation nationale, les blocages sont d’abord financiers. Pour qu’un CIDFF intervienne dans un établissement, il doit être rémunéré ; nous ne pouvons pas prendre en charge nous-même ces interventions très chronophages. Le deuxième obstacle tient, comme pour les médecins, à la disponibilité. On peine à trouver des créneaux dans les établissements scolaires. On pourrait assurer des séances d’une durée minimale et regrouper les trois problématiques– car elles sont liées : ce sont des violences genre. Faute de temps suffisant, il vaudrait mieux traiter ensemble d’éducation à la sexualité, d’égalité hommes-femmes, de lutte contre les violences sexistes et contre la prostitution que de ne rien faire.

Mme Sophie Panonacle, présidente. Je pense que c’est intéressant que ces trois problématiques soient travaillées ensemble.

Mme Christine Passagne, conseillère juridique au sein de la FNCIDFF. Ces séances peuvent être animées par des intervenants extérieurs comme le Planning familial, le CIDFF, ou d’autres intervenants agréés par l’Éducation nationale. À défaut, elles peuvent être animées par le personnel enseignant, ce qui est une bonne solution à condition qu’ils aient été formés en amont sur la question des violences sexistes par des tiers, ou parce qu’ils interviennent en collaboration avec des associations de nos fédérations ou d’autres fédérations habilitées.

La formation est fondamentale car, comme vous l’avez dit, ces séances, au-delà d’une sensibilisation générale, peuvent être l’occasion pour des enfants de révéler des faits de violences intrafamiliales, de violences conjugales… et il faut savoir y répondre. Dans les collèges et les lycées, je pense aussi important de traiter de la question de la prostitution et des violences au sein du « couple », car ces phénomènes commencent très tôt.

Mme Léa Guichard, conseillère technique sur les violences sexistes au sein de la FNCIDFF. Les interventions en milieu scolaire, trop souvent, dépendent de la bonne volonté des chefs d’établissement ou des conseils principaux d’éducation déjà sensibilisés et qui veulent mettre en place ces séances. Hélas, nous intervenons trop souvent comme des pompiers, c’est-à-dire une fois que des cas de violences ont été détectés. On arrive déjà presque trop tard, même si ces séances restent utiles.

Concernant la prise en charge des enfants, nous constatons hélas que beaucoup de professionnels intervenant dans les espaces de rencontre protégée (ERP) ne sont pas formés sur les violences alors même que les violences sont des raisons principales du recours Aux ERP. Tous les professionnels devraient être formés ; il faut aussi développer les mesures d’accompagnement protégé (MAP) et les ERP qui permettent de sécuriser à la fois l’enfant et les femmes victimes de violences dans le cadre de l’exercice du droit de visite.

Les CIDFF sont porteurs de plusieurs ERP et continuent d’en développer d’autres. Les ERP permettent d’organiser des visites médiatisées avec des lieux sécurisés. Dans ce cadre, des professionnels formés vont accompagner les enfants du domicile jusqu’à l’espace de rencontre. Ces initiatives évitent la continuité des violences post séparation et limitent le plus possible la continuité de la situation d’emprise sur la mère via l’enfant. Ce sont des mesures qu’il faut développer.

Mme Véronique Séhier, co-présidente du Planning Familial. Nous avons mis en place un programme de développement affectif et social (PRODAS), qui se tient en école maternelle et en école élémentaire notamment. À Marseille et à Montpellier, deux associations ont développé ce dispositif depuis environ 15 ans. Ce n’est pas, à proprement parler, un programme de lutte contre les violences, c’est un programme de promotion de l’égalité. On apprend aux enfants à pouvoir exprimer leurs émotions, à ne pas prendre la parole de façon intempestive, à ne pas crier plus fort pour se faire entendre... On appelle cela le « cercle magique ». Ce sont des séances de 20 à 30 minutes qui peuvent avoir lieu tous les matins et que nous construisons en lien avec les enseignants. Nous partons de la situation des enfants en leur demandant par exemple ce qui leur a fait plaisir dans la journée. On apprend aux enfants à exprimer ce qu’ils ressentent et les autres apprennent à écouter et à reformuler avec des formules comme : « j’ai compris que tu m’as dit cela ».

Les enseignants disent que ces modules font vraiment baisser le niveau de violence au sein de l’établissement, qu’ils créent d’autres modes de relation. Dans cette démarche, les enseignants formés peuvent même continuer seuls ce type d’intervention sans forcément avoir besoin d’un intervenant extérieur. On travaille ici sur le long terme.

Agir dès le plus jeune âge sur la promotion de l’égalité, c’est aussi lutter contre les violences sexistes et sexuelles. On s’adresse aussi bien aux petits garçons qu’aux petites filles. On apprend aux garçons à dire ce qui leur fait plaisir et ce qui ne leur fait pas plaisir ; on leur explique aussi qu’ils ont le droit de pleurer et que ce n’est pas grave. Ce sont des initiatives extrêmement importantes qui sont hélas trop rares. Elles ne représentent pas un coût ; c’est  un investissement sur l’avenir.

Mme Christine Passagne, conseillère juridique au sein de la FNCIDFF. La formation et la prise en charge à long terme sont liées. Nous avons parlé de la formation des professionnels de santé, des intervenants sociaux, et des enseignants ; nous n’avons pas évoqué la question des magistrats et des professionnels du droit de façon beaucoup plus large.

Je pense, au vu des travaux du Grenelle, que cette question va être beaucoup plus investie. On évoque une formation obligatoire de tous les magistrats à chaque changement de fonction, c’est très positif. Nous attirons votre attention sur la nécessaire formation de tous les professionnels du droit, notamment des huissiers. Il y a des expérimentations, que vous devez connaître, qui sont très intéressantes en la matière et je pense par exemple aux 5 000 actes gratuits proposés par l’association des femmes huissiers de justice. Il faut aussi former les avocats sur l’ordonnance de protection. Le guide de la Chancellerie reconnaît que ce dispositif est mal appliqué et souvent on met en avant le fait que les avocats ne le connaissent pas et n’en mesurent pas l’intérêt.

Je reviens sur l’intérêt de prononcer une ordonnance de protection même quand une éviction a été prononcée en amont au pénal. L’ordonnance de protection permet d’assurer les moyens de vie de la femme victime en fixant une contribution à l’entretien des enfants, une prise en charge des frais afférents au logement, les mesures prononcées sur l’exercice de l’autorité parentale. C’est donc absolument fondamental.

La proposition de loi que vous venez d’adopter ouvre des perspectives très intéressantes notamment en prévoyant que les ordonnances de protection sont prononcées dans un délai maximum de six jours. La mise en œuvre de cette mesure va supposer de former tous les acteurs.

Il ne faut pas former uniquement ceux qui interviennent dans l’accompagnement direct des femmes victimes. Comme l’a souligné Mme Séhier, les femmes victimes de violences ne sont pas que cela : elles sont aussi des citoyennes qui peuvent être salariées, qui ont d’autres problématiques juridiques.

En ce qui l’hébergement d’urgence, je suis complètement d’accord sur le fait que l’éviction du conjoint violent doit être automatique et ne doit être écartée que si la victime ne veut pas rester dans le logement. Je crois comprendre que la question a été posée dans le cadre du Grenelle. Il faut pour cela résoudre un problème en termes de droit civil. La victime n’a en effet pas nécessairement de droits sur le logement.

S’il le logement est la propriété exclusive de l’auteur ou si le bail est seulement à son nom, le droit ne permet pas de maintenir à long terme la victime dans le logement. Si l’auteur et la victime sont propriétaires ensemble, on peut avoir des problèmes sur la prise en charge des frais liés à l’appartement ou le remboursement du prêt. D

Depuis la loi sur la réforme de la justice de mars 2019, en présence d’enfants, le juge aux affaires familiales peut prononcer l’attribution de la jouissance du logement pendant six mois. C’est quelque chose de positif, tout comme la loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR) qui permet la non-application de la clause de solidarité quand il y a une condamnation pour violences ou une ordonnance de protection.

Même si les violences sont actées par un acte judiciaire, il faut déterminer comment les mesures prises s’articulent avec le droit commun de la propriété ou les droits du titulaire du bail. On ne peut pas bafouer ces droits.

Au-delà des enjeux de condamnation de l’auteur et de l’obtention d’un jugement de divorce – y compris les mesures relatives à l’exercice de l’autorité parentale -, les victimes sont confrontées à des problèmes dans la liquidation du régime matrimonial, la séparation des biens, et surtout, plus que le partage des biens, dans le partage des dettes. Nous avons énormément de femmes qui, bien que la juridiction pénale ou la juridiction civile aient reconnu leur situation de violence, se retrouvent dans des situations de surendettement.

Je pense donc qu’il faut former à cette question tous les professionnels ; je pense ici aux membres des commissions de surendettement, aux juges des tutelles mais aussi aux personnes travaillant dans les banques. Il ne s’agit pas de déroger aux dispositifs légaux ; on ne pourra pas attribuer la propriété d’un bien à une personne victime si elle n’a pas de droit sur cette propriété. En revanche, on peut appréhender ces enjeux plus globalement, en lien avec l’action sociale.

L’accompagnement à long terme, c’est pouvoir accompagner une femme qui, comme il a justement été dit, n’est pas qu’une victime. Il faut penser aussi à la prise en compte de l’environnement professionnel. Nous avons des actions auprès des entreprises pour les sensibiliser sur la question des violences conjugales pour qu’elles soient vigilantes à la situation de ces femmes victimes, en accordant de la souplesse dans l’articulation des temps de vie et dans l’organisation du temps de travail.

Mme Sophie Panonacle, présidente. Les réseaux de vos structures couvrent l’ensemble du territoire, mais on note de fortes disparités territoriales. Quelles différences constatez-vous et comment agir pour offrir la même offre de service sur tout le territoire ?

Mme Véronique Séhier, co-présidente du Planning Familial. Il me semble qu’il faudrait déjà que les lois s’appliquent partout de la même manière. Ensuite se pose la question des moyens, sachant que certains territoires sont confrontés à des problématiques spécifiques, par exemple en termes de mobilité. On n’intervient pas de la même manière dans la Drôme, dans le Massif central, en Corrèze ou en région parisienne. Les structures sont réparties de façon très différentes et, dans certains territoires il y a beaucoup moins de structures ressource et il faut parfois parcourir de longues distances pour les rejoindre.

Mme Sophie Panonacle, présidente. Il faudrait donc un meilleur maillage de ces structures.

Mme Véronique Séhier, co-présidente du Planning Familial. Il faudrait en effet un meilleur maillage territorial mais aussi financer de façon égale les lieux ressources. A été engagée la réforme des établissements d’information et de conseil conjugal et familial (EICCF) qui s’appellent maintenant les espaces de vie affective, relationnelle et sexuelle (EVARS). Depuis la loi Neuwirth en 1974, ces lieux ressources viennent en complément des centres de planification et d’éducation familiale. Ce sont des lieux de premier accueil normalement répartis sur l’ensemble du territoire. L’enveloppe qui leur est consacrée est quasiment constante, passant de 2,6 millions à 2,8 millions d’euros pour toute la France, métropole et départements d’outre-mer (DOM).

La réforme – que nous avons soutenue – cadre mieux les missions de ces centres et les recentre sur l’accueil de tous les publics, sur la possibilité de traiter des violences et de travailler en amont sur leur prévention. En précisant et renforçant le cadre d’action de ces centres, nous avons aussi opéré un tri car jusque-là aucune évaluation n’avait été conduite. La réforme vise aussi à améliorer le maillage territorial et va permettre, par exemple, l’ouverture de centres dans les départements d’Outre-mer. Malheureusement tout cela se fait à budget constant alors qu’il y a davantage de lieux ouverts. On a considéré qu’il y avait des régions sous-dotées et des régions sur-dotées. On a retiré des moyens à des régions qui fonctionnaient par rapport à cela pour les redonner à d’autres régions. Au Planning, nous considérons qu’il n’y a pas de régions sur-dotées ; que des régions sous-dotées.

Le budget reste le même : 2,8 millions d’euros pour agir en prévention des violences, pour agir en prévention des questions de contraception et de grossesses non désirées, pour informer sur les questions d’avortement… Que pèse une telle somme face au coût ultérieur de violences ?

Il nous faut faire un réel effort en faveur de ces lieux qui agissent en amont sur ces questions de violences, et réfléchir à ce que coûtent ces lieux ressources pour les femmes, mais pas que pour les femmes. Quand on travaille sur les questions des violences en amont, on travaille en effet avec les filles et avec les garçons et cela me semble essentiel.

Les politiques de prévention ont très peu de moyens : très concrètement, les associations qui ont vu leur budget baisser sont en train de se demander quelles interventions en milieu scolaire elles vont devoir arrêter. Je trouve cela dommage. Nous sommes dans un contexte de Grenelle des violences et quand on dit qu’il faut en faire une priorité ; pourquoi diminuer les moyens des associations qui interviennent sur le terrain ? Je ne parle pas que du Planning car bien d’autres structures gèrent des EVARS, en lien avec d’autres lieux.

Tout le monde travaille au maillage territorial. L’association de la Drôme que je citais a par exemple développé des lieux ressources dans quatre villes du département car les situations ne sont pas les mêmes à Valence, on n’est pas à Buis-les-Baronnies ou à Romans. Il faut penser en termes de structures de proximité, en mesure d’assurer un accueil. Il ne s’agit pas forcément d’un accueil médicalisé mais d’un lieu d’écoute où peuvent aussi se tenir des groupes de parole.

Dans les Deux-Sèvres, une association de notre réseau a mis en place un bus qui va sur les marchés et qui assure des permanences là où les Restos du cœur distribuent des denrées pour les personnes en situation de précarité. Elles proposent une écoute à ces personnes qui vivent des situations compliquées, y compris dans leur couple. J

Il faut maintenir sur tout le territoire ces lieux ressources qui ne sont pas uniquement spécialisés pour les violences mais qui assurent un premier accueil avec des personnes formées et qui savent orienter vers les bonnes structures. Nous travaillons avec le numéro vert national, avec le fichier national sur la question des violences – le BASAVI – mais nous avons aussi mis à disposition de toutes les personnes qui écoutent des fiches sur les violences de façon à ce qu’elles ne soient pas prises au dépourvu. Par exemple nous avons une fiche sur comment faire un signalement. L’absence de signalement, c’est souvent que la personne ne sait le faire ou ne sait pas à qui l’adresser. C’est un travail de fourmi sur le terrain mais je pense qu’il est indispensable.

Mme Sophie Panonacle, présidente. Vous parlez de l’importance des lieux ressources dans la prévention ; j’ajouterai qu’ils sont aussi très importants pour l’accompagnement dans la durée. Dans mon département, le centre de ressources en psychotraumatologie Sud Nouvelle-Aquitaine du centre hospitalier Charles Perrens est en train de développer une action de sensibilisation spécifique à destination des acteurs de la prise en charge. Ce « KIT REVIT » est un support de travail et de communication ; il sera complété par des réunions d’information pour tous les professionnels qui le souhaiteront. Je crois que c’est le genre d’action territoriale extrêmement pertinente que l’on pourrait développer.

Mme Nicole Le Peih. Je voudrais vous faire part du témoignage d’une jeune femme que j’ai reçue récemment à ma permanence. Elle m’a adressé le courrier suivant : « je vous adresse ces quelques lignes pour vous faire connaître l’enfer auquel nous, les femmes victimes de violences conjugales, sommes confrontées. Il y a six ans, j’ai rencontré un homme avec qui tout se passait bien les premiers temps, même si certains signes avant-coureurs se profilaient, les disputes hors normes, les reproches incessants, les victimisations perpétuelles. Le mariage a été vite envisagé. Mon entourage n’approuvait pas cette union, la manipulation était criante et ses tentatives d’éviction de plus en plus importantes. Bon nombre d’amis ont préféré couper les ponts, mes sœurs également. Mes parents se sont battus pour maintenir le lien de plus en plus fragile. Deux enfants sont nés de cette union. Les rares périodes de calme étaient durant mes grossesses.

En dehors de ces huit mois de grossesses prématurées, le contrôle et la domination s’accentuent, la jalousie devient inévitable. Les premières répercussions sur le travail se font sentir. Je suis agent de la fonction publique territoriale. Les nuits sont difficiles. Si ce n’est les coups, l’humiliation et le rabaissement prennent le dessus. Je ne suis qu’une « incapable », une « feignasse », une « mauvaise mère », une « grosse vache », et je vous passe les insultes plus crues, mais d’autant plus dures que les coups, car elles sont invisibles et font perdre confiance en soi. La fatigue est insurmontable. J’envisage de le quitter. Les menaces de mort et le désenfantement (sic) s’accentuent.

Je compose le 3919 qui me conseille de constituer un dossier et de partir. J’organise mon départ. Aujourd’hui, à bientôt un an de séparation, j’ai tenté pendant un an de gérer au mieux la situation lors des passations d’enfants, comme me l’ont conseillé de nombreuses gendarmes impuissants face à la situation. Oui, il faut oser parler et quitter le domicile, mais non, les violences ne s’arrêtent pas. Le 5 septembre, la situation s’envenime. Il me menace de mort. Il me traîne par les cheveux. Je me décide à porter plainte. Les gendarmes me demandent de continuer la passation des enfants et de les appeler si besoin. Ce soir-là, par chance, l’échange se fait sur le parking d’un supermarché en présence d’une amie. Les insultes pleuvent. Mon téléphone est brisé au sol, le tout devant les regards médusés des personnes assistant à la scène, démunies, mes enfants y compris. Depuis ce jour, je suis placée en centre d’hébergement d’urgence avec mes deux enfants et donc un arrêt de travail.

Alors que je suis chargée d’une maison de service public (MSAP) - j’adore mon travail -, je me retrouve loin de ma famille et de mes amis pour pouvoir sauver ma vie et épargner mes enfants de toutes ces violences. Cet homme, par le fait que nous sommes femmes, pense avoir le droit de vie ou de mort sur nous. En France, en 2019, c’est scandaleux. Ma vie a basculé. Mon ex-conjoint, quant à lui, ne vit pas reclus, contrairement à nous, et vit comme il l’entend. Je suis membre de l’association « Putain de Guerrières », et j’envisage de créer la mienne lorsque je pourrai reprendre une vie normale, celle que j’envisage désormais, assortie de mesures de protection et de téléphone grand danger pour me sentir protégée et éviter d’être la 122e victime en 2019.

Chers tous, je mets l’ensemble de ces espoirs sur les mesures du Grenelle, très touchée par le discours de lancement qui était juste et plein de sincérité. Comme l’a dit M. Philippe, ces maris ne sont pas de bons pères, ni même de bons citoyens avec nous ; nous ne pouvons imaginer qu’un simple rappel à la loi. Il nous faut donc des mesures fortes pour éradiquer toutes ces violences, qui sont pour vous, cause nationale, et pour nous, un enfer quotidien. Merci de m’avoir lue. »

Devant une telle situation, je m’interroge : pourquoi n’arrivons-nous pas à être plus réactifs ? Pourquoi, en amont, ne détectons-nous pas plus tôt ces violences ? Pourquoi l’accompagnement doit-il être encore si long ? Cette affaire sera jugée le 14 novembre prochain, mais d’ici là, cette femme est malgré tout en danger et elle n’a toujours de téléphone grand danger. Elle veut travailler ; elle a déjà trouvé un logement social car elle a besoin d’émancipation.

Pour autant, comment pouvons-nous répondre à ces situations ? Pourquoi ne parvenons-nous pas à y répondre de façon satisfaisante ? Je pense que vous y êtes confrontées quotidiennement. Mais face à ces violences, que faire ?

Mme Sophie Panonacle, présidente. Comme parlementaire, il nous arrive à tous fréquemment de recevoir des femmes victimes de violences et nous nous sentons en effet très démunies face à ce qui leur arrive.

Mme Bérangère Couillard. Dans chacun des déplacements que nous faisons pour le Grenelle, nous entendons des témoignages similaires à celui que Nicole Le Peih vient de nous lire. Nous sommes face à une succession de manquements : l’ordonnance de protection n’a pas été prononcée, le téléphone grave danger n’a pas été distribué…

J’aimerais votre sentiment sur la suspension de l’autorité parentale, considérant que le parent violent n’est pas un bon parent. Peut-être qu’une telle suspension éviterait les passations sur un parking ou dans des situations difficiles. C’est une piste sur laquelle nous pensons travailler.

Madame Séhier, vous avez parlé de la prévention qui est faite auprès des élèves. J’ai effectué un déplacement à Marmande où il y a un travail qui est fait avec une des écoles élémentaires de la ville. La directrice, mais aussi l’ensemble des professeurs sont mobilisés et réalisent un travail qui n’est pas si fastidieux que cela. Cela évite de « faire la police », parce que c’est le sentiment que les enseignants ont aujourd’hui. Le dispositif permet d’avoir un échange dès qu’apparaît une tension. Les élèves font ce qu’ils appellent « des messages clairs ». Ils arrêtent l’activité en cours et disent : « j’ai un message clair à te passer, tu m’as tapé, cela m’a blessé, cela m’a fait du mal. Je voulais te le dire ».

On peut trouver cela adorable parce que ce sont des enfants qui s’expriment ; mais ce dispositif porte ses fruits et on constate une baisse sensible des actes violents et des tensions. J’ai aussi été impressionnée par le fait qu’il permet d’augmenter le niveau des échanges. Nous avons rencontré des élèves qui étaient très érudits sur la prise de parole, sans doute parce que ces enfants en classe de CM1 bénéficient de ce programme depuis le CP. Je ne suis pas en mesure de savoir si tous les enfants s’expriment ainsi mais j’ai trouvé remarquable qu’ils arrivent ainsi à exprimer leurs émotions et leur ressenti. Je voulais partager cette expérience parce qu’un tel projet pédagogique permet d’avancer, d’éviter les tensions dès le plus jeune âge, de favoriser la parole et d’éviter ainsi de faire de ces enfants des adolescents – voire des adultes – violents.

Tous les professionnels que nous avons rencontrés nous disent constater une recrudescence des violences dans les jeunes couples – je parle des couples d’une vingtaine d’années mais aussi des adolescents. Je voulais savoir si vous le constatiez aussi. Les jeunes gens de 14 ou 15 ans, au moment des premiers émois, ne réalisent souvent pas qu’ils sont en train de vivre des violences conjugales. J’ai pu entendre le témoignage d’une jeune fille qui se vantait de rendre coup pour coup à son petit ami. On arrive parfois à des situations de violences conjugales partagées, qui ne sont pas comprises. Les professionnels nous disent que la téléréalité et l’accès aux images pornographiques n’aident pas non plus à favoriser des relations apaisées entre conjoints de cet âge.

Mme Khadija Azougach, juriste et personne-ressource du Planning familial sur les violences. Vos questions et les témoignages que vous rapportez mettent l’accent sur les enjeux de la sensibilisation et de la formation de tous les professionnels, en l’espèce des gendarmes et des avocats. J’ai pu intervenir auprès de gendarmes de la région Centre dans le cadre d’une formation délivrée par le Planning. Ils ont dit être démunis, gérer l’urgence et ne pas avoir le temps de traiter toutes les plaintes et les mains courantes. Si une victime dit vouloir déposer une main courante, ils le font sans se demander s’il n’aurait pas fallu recueillir une plainte car il y a bien des violences. Ils ne connaissent pas les protocoles cadres ni les textes qui sont pourtant clairs ! Le protocole de 2014 prévoit par exemple que même une main courante doit être signalée au parquet. Les gendarmes disent qu’ils ont des difficultés du fait d’un manque global de sensibilisation et de formation.

Les groupes de formation sont indispensables et permettraient que les forces de l’ordre arrêtent par exemple de conseiller automatiquement à la victime de quitter le domicile. Mes clientes me disent qu’à Paris on leur conseille d’agir ainsi. Il faudrait plutôt rappeler à la victime ses droits et avertir le parquet qui peut ainsi prononcer une ordonnance de contrôle judiciaire, la protégeant temporairement elle et ses enfants.

Le manque que nous constatons chez les médecins existe aussi chez les avocats. Pour ces derniers, la sensibilisation ne peut passer que par le contrôle continu. Le Planning familial propose des formations avec le barreau de Paris mais seulement pour les avocats qui le souhaitent ; ce n’est pas une obligation. Il est regrettable que dans notre formation nous n’ayons rien sur les violences faites aux femmes, même quand on veut se spécialiser en droit de la famille. Beaucoup d’avocats se disent spécialisés et experts en droit de la famille, mais ils ne maîtrisent pas du tout ces questions et demandent à la victime de faire un divorce. Or une procédure de divorce demande, en moyenne, trois ans. Et une ordonnance de non-conciliation demande souvent un an même si c’est très variable selon les départements ; à Paris il faut compter huit à neuf mois. La loi prévoit en revanche un délai de 15 jours pour une ordonnance de protection. En réalité, sauf dans le cas de l’expérimentation de Bobigny, on est plutôt sur un délai d’un mois. La victime peut donc bénéficier d’une protection avec l’ordonnance du parquet et l’ordonnance de protection peut prendre des mesures provisoires qui auraient notamment réservé les droits du père.

Concernant l’autorité parentale, le juge aux affaires familiales est toujours saisi par un référé. Dès lors que des éléments montrent le danger, surtout lorsque l’auteur des violences est en contact avec la femme et les enfants, on peut demander l’exercice exclusif de l’autorité parentale. Le retrait total de l’autorité parentale concerne les cas extrêmes, quand il y a maltraitance sur enfant. Le juge civil comme le juge pénal peuvent prendre une telle mesure mais seulement dans les cas extrêmes. L’exercice exclusif peut au contraire être prononcé par un référé, notamment lorsqu’il n’y a pas communication dans le couple, ce qui est contraire à l’intérêt des enfants. C’est sur ce fondement que le magistrat peut intervenir.

Sur la formation dans les établissements scolaires, avec le Planning familial, nous avons constaté une régression. Beaucoup de jeunes filles ont un rapport à leur corps où elles se dévalorisent, où elles acceptent plus facilement la violence, où il n’est pas facile pour elles de dire non. Face à cette situation, nous en arrivons à faire des groupes de parole distincts quand nous intervenons dans des collèges, les filles d’un côté, les garçons de l’autre, pour libérer facilement la parole. Ensuite, on remet filles et garçons ensemble. Quand j’ai commencé à militer au Planning il y a 20 ans, nous n’avions pas ce phénomène.

Comme vous, nous constatons de la violence dans les jeunes couples, dès l’âge de 15 ans. J’ai même des dossiers devant le tribunal pour enfants à cause de ce type de violences. Je crois que la violence est banalisée par une sorte de conditionnement liée aux références sur Internet ou à des films. Nous essayons d’intervenir, mais à 15 ans, c’est déjà trop tard. Il faut agir bien plus tôt, dans les écoles primaires avec des exemples comme celui que vous évoquiez.

Mme Christine Passagne, conseillère juridique au sein de la FNCIDFF. Sur l’autorité parentale, je voulais apporter quelques précisions. Nous avons travaillé spécifiquement sur la question des incidences des violences conjugales sur les enfants, en lien avec le Centre Hubertine Auclert qui avait rédigé en 2018 un rapport sur les enfants co‑victimes. Notre postulat de base était que les violences avaient nécessairement une incidence sur les enfants. J’irai plus loin : le rapport considérait les enfants comme co‑victimes mais ils sont en fait toujours des victimes directes.

Ils sont souvent victimes directes de violence physique et ils sont toujours victimes a minima de violences psychologiques. À partir du moment où le code pénal a introduit dans le délit de violence les violences psychologiques, nous pouvons nécessairement les considérer directement comme victimes. Ils peuvent également être victimes du délit de harcèlement moral et sont parfois, comme nous l’avons déjà vu, instrumentalisés postérieurement à la séparation.

En 2018, nous constations que le dispositif législatif permet au juge civil et au juge pénal d’intervenir pour prononcer soit un retrait total ou partiel de l’autorité parentale, soit un exercice exclusif de celle-ci. Aujourd’hui encore, le juge pénal peut se prononcer sur ce sujet et, dans certains cas, doit se prononcer.

Avec tous les CIDFF de la région, nous avions évalué l’application de ces dispositions en Île-de-France – zone de compétence du Centre Hubertine Auclert. Nous avions constaté une quasi non-application de tous ces dispositifs, qu’il s’agisse de l’article 378 du code civil ou des articles 221-5-5 et 222-48-2 du code pénal. Cela veut dire que très peu de retraits d’autorité parentale sont prononcés ; de même très peu d’exercice exclusif.

Aujourd’hui, dans le cadre du Grenelle, il semble que les choses vont évoluer, que la loi devrait prévoir un retrait automatique dans les cas de féminicides, cela a été annoncé directement par le Premier ministre. Il s’agit de l’une des dix mesures du ministère de la Justice. Nous trouvons que c’est très positif : on ne peut pas considérer qu’un père qui tue la mère d’un enfant peut continuer à exercer l’autorité parentale. Cela semble évident, mais ce n’était pas appliqué faute d’automaticité.

Nous souhaiterions que cette automaticité soit étendue aux tentatives d’homicide. Dans ce cas, il y a bien la volonté de tuer la personne ; elle n’a pas abouti, souvent pour des raisons indépendantes de la volonté de l’auteur. L’automaticité est indispensable car sinon, si la victime est hospitalisée, c’est le père qui va continuer à exercer l’autorité parentale, même incarcéré et cela va avoir des conséquences sur la gestion de la situation de l’enfant. Si la mère est hospitalisée, il peut être pris en charge par des membres de la famille ou par des centres de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Nous voudrions que, tout comme en droit pénal, il y ait une assimilation entre l’infraction et la tentative.

Hors les cas d’homicide, il est prévu qu’il n’y ait pas une automaticité du retrait de l’autorité parentale et qu’il y ait des possibilités d’aménagement avec un retrait parfois partiel, se limitant à certains éléments de l’autorité parentale. Nous n’avons pas d’objection de principe mais cela mérite un examen attentif. Ce qui va changer, c’est le caractère automatique et l’obligation pour le juge pénal de se prononcer sur l’exercice de l’autorité parentale.

Nous nous réjouissons aussi de la meilleure articulation avec l’ordonnance de protection. Rendue dans des délais plus brefs, elle permettra au juge de prononcer des mesures limitant les droits du père, et surtout de prononcer, si le père continue à bénéficier de droits de visite, des mesures d’accompagnement protégé ou d’imposer le recours à un espace de rencontre protégé. Pour autant, pour que ces mesures fonctionnent bien, elles ont besoin de moyens. Par exemple, le dispositif de MAP qui existait à Paris - et qui fonctionnait bien – cesse, faute de moyens. Ces baisses sont regrettables car elles se font au détriment de la sécurité des femmes et des enfants.

Mme Léa Guichard, conseillère technique sur les violences sexistes au sein de la FNCIDFF. Nous constatons effectivement une recrudescence des violences au sein des jeunes couples. On s’en rend notamment compte dans le cadre des interventions en milieu scolaire. Je vous rejoins sur l’enjeu de vocabulaire : il faut parler de violences au sein du couple pour que les jeunes se rendent compte qu’ils sont également concernés par ces phénomènes.

Les rapports de domination sont déjà présents au sein des jeunes couples : il y a de plus en plus de pratiques liées à la prostitution ou au michetonnage dans les établissements scolaires dès le plus jeune âge. C’est complètement banalisé et incompris parmi les jeunes, notamment sous les effets des nouvelles technologies de l’information et de la communication qui vont donner des images d’une sexualité qui n’est pas forcément réelle qui va passer outre la notion de consentement, qui va brouiller les notions de respect et de consentement entre les jeunes dans leurs relations. Il faut que nous travaillions davantage sur cette notion de consentement lorsque nous intervenons auprès de jeunes.

Dans les collèges, les lycées ou même dans les écoles primaires, les jeunes arrivent à en parler lorsqu’on leur en donne la possibilité et l’opportunité. Je pense par exemple au violentomètre développé par la mairie de Paris et l’association En Avant Toute(s) qui permet de questionner les rapports entre les jeunes dans leurs relations. Ils arrivent à se rendre compte, à s’interroger et à en parler entre eux. Ce sont des outils et des interventions qu’il faut multiplier. On le sait, prévenir les violences dès le plus jeune âge est la meilleure arme dont nous disposons.

Mme Véronique Séhier, co-présidente du Planning Familial. Il faut agir dès le plus jeune âge sur la pornographie mais plus généralement pour promouvoir de l’égalité. Nous ne parviendrons pas à empêcher l’accès des jeunes à la pornographie : ils arrivent par exemple à contourner le contrôle parental quand il existe ; ils sont bien plus doués avec les nouvelles technologies que leurs parents ou leurs professeurs. Arrêtons de nous concentrer sur l’interdiction. Nous pourrions en revanche investir massivement dans le décryptage des images à l’école, au collège et au lycée. Il faut leur expliquer que ces images ne correspondent pas à la réalité, que ce n’est pas la vraie vie. Il faut former les enseignants sur ce sujet ; quand nous intervenons en milieu scolaire, les enfants arrivent à en parler, mais pas les adultes.

C’est la panique des adultes sur ces sujets qui empêche d’aborder ces questions et on laisse les jeunes entre eux jouer avec ces images. C’est de la responsabilité des adultes de faire front et d’expliquer. Si nous interdisons, nous ne faisons que créer une envie de l’interdit. Mieux vaut décrypter et éduquer. Je suis agacée par le fait qu’on m’oppose le coût de ces interventions. On ne dépense pas, on investit.

Ainsi que cela a déjà été fait, j’aimerais qu’on estime ce que coûtent ces violences et qu’on mette ces sommes en regard des dépenses pour la prévention. Agir en prévention nous ferait faire des économies, j’en suis intimement persuadée.

Je reviens sur le rôle des médecins généralistes : quand ils sont médecins de la famille, il peut être difficile pour eux de prendre en compte la question des violences. Plusieurs médecins nous disent avoir du mal à intervenir, ne pas toujours s’en rendre compte car l’auteur fait bonne figure devant eux. Ils font face à une sorte de conflit, se demande qui a raison au final et si tout cela n’est pas un peu exagéré. Il faut donc leur donner les outils pour agir avec la bonne formation pour qu’ils dépistent ces violences.

Des études existent et portent notamment sur les moments de particulière vulnérabilité aux violences. Je pense notamment aux travaux de Geneviève Cresson et de son équipe sur les violences au moment de la grossesse. Elle a fait un important travail sur comment dépister les violences et former les professionnels de santé. Il faudrait systématiser ces initiatives et les intégrer dans les formations initiales de tous les professionnels de santé, que ce soit des médecins ou des sages-femmes. Je pense que cela fait partie de la formation de base et pas d’une formation optionnelle des professionnels de santé.

Mme Sophie Panonacle, présidente. Ainsi que vous venez de le rappeler, je crois que le départ de toute action est bien la promotion de l’égalité dès le plus jeune âge. Je crois que c’est effectivement extrêmement important si nous voulons éviter toutes les situations qui en découlent par la suite.

Comme la présidente, Mme Marie-Pierre Rixain, a déjà eu l’occasion de le dire, je suis persuadée que le Grenelle contre les violences conjugales permettra des avancées fortes et que nous pourrons parvenir à déconstruire le continuum des violences et à mieux prendre en charge les victimes, quelle que soit leur situation, quel que soit leur milieu, quelles que soient leurs spécificités.

Mesdames, merci pour votre participation à cette table ronde et vos propos engagés.


VIII.   Audition du secrÉtaire d’État auprÈs de la ministre des SolidaritÉs et de la SantÉ, du 30 octobre 2019

La Délégation auditionne M. Adrien Taquet, secrétaire d’État auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé, dans le cadre de la mission d’élaboration du Livre blanc de la Délégation sur la lutte contre les violences conjugales.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. J’ai le plaisir d’accueillir en votre nom M. Adrien Taquet, secrétaire d’État auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé, chargé de la protection de l’enfance, dans le cadre des travaux menés par la Délégation aux droits des femmes en parallèle du Grenelle des violences conjugales, lancé le 3 septembre dernier par Mme Marlène Schiappa aux côtés du Premier ministre.

Je vous remercie, monsieur le ministre, pour la rapidité avec laquelle vous avez répondu à notre sollicitation, rapidité qui traduit sans nul doute la forte mobilisation du Gouvernement face aux alarmantes violences faites aux femmes. Nous avons tenu à vous auditionner car il nous semble essentiel de faire une place aux enfants victimes des violences conjugales. En 2018, vingt-et-un enfants ont trouvé la mort dans ce contexte, quatre-vingt-deux sont restés orphelins et des milliers d’autres ont été témoins de scènes de violence qui les marqueront à vie. D’après l’Observatoire départemental des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis, 41 % des enfants qui grandissent dans un contexte de violences conjugales subissent eux-mêmes des maltraitances, et 84,5 % sont témoins des violences subies par l’un de leurs parents.

L’enfant, dans les situations de violences conjugales, ne doit pas être envisagé comme un « dommage collatéral ». Enjeu pour le conjoint violent, moyen de faire souffrir une femme visée par la haine d’un homme, l’enfant ne doit pas être traité comme un témoin mais pour ce qu’il est : la victime de violences directes ou indirectes qui créent chez lui un stress post-traumatique, source d’angoisses profondes et durables entraînant des retards de développement, des difficultés d’apprentissage, des ruptures scolaires, des conduites addictives, des comportements autodestructeurs.

« Il ne peut y avoir plus vive révélation de l’âme d’une société que la manière dont elle traite ses enfants », disait Nelson Mandela. Dans cet esprit, il est crucial de remettre en question le rôle du parent violent en proscrivant la garde. Un père violent ne doit pas disposer des moyens juridiques de perpétuer son emprise sur la mère et l’enfant. Nous avons encore beaucoup trop souvent le réflexe d’opposer la relation conjugale à la relation parentale, comme si les auteurs de violences ne s’en prenaient qu’à leur conjoint – ce qu’illustre très bien le film Jusqu’à la garde.

Des progrès ont été faits, notamment grâce à la loi du 9 juillet 2010 créant l’ordonnance de protection pour les femmes et leurs enfants ; celle du 4 août 2014 établissant que toute juridiction doit se prononcer sur le retrait de l’autorité parentale ; celle du 3 août 2018 qui a allongé les peines encourues pour des violences conjugales commises en présence de mineurs. Malgré cela, la société française pense encore l’organisation de la famille en fonction du principe quasiment exclusif de co‑parentalité, et notre loi tend toujours à favoriser le maintien du lien entre l’enfant et son père même quand celui-ci est condamné pour violences conjugales. Il en résulte que le père violent garde son pouvoir de nuisance pendant des années.

Il est donc crucial de faire évoluer cette situation et de reconnaître des exceptions au principe de coparentalité en suspendant ou en retirant l’autorité parentale à l’homme violent et en ne l’accordant qu’à la mère. À ce sujet, je salue l’engagement du Gouvernement de donner la possibilité au juge pénal de suspendre ou d’aménager l’exercice de l’autorité parentale, et de suspendre de plein droit l’autorité parentale en cas de féminicide dès la phase d’enquête ou d’instruction. Toutefois, dans les faits, le recours à cette ordonnance de protection n’est pas encore généralisé, et la suspension ou le retrait de l’autorité parentale restent des décisions marginales.

Parce que les violences intra-familiales sont la première cause d’intervention des institutions de protection de l’enfance, il nous faut aller plus loin – c’est l’objectif de cette audition. Nous devons envisager la problématique dans son ensemble pour y apporter des solutions tangibles telles que la prise en charge psychologique systématique des enfants témoins de violences conjugales ou la généralisation du droit de visite médiatisé instauré par Mme Ernestine Ronai en Seine-Saint-Denis.

Aux côtés du Gouvernement, le Parlement se mobilise par le biais de la Délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale : nous élaborons un Livre blanc dont les recommandations, à la hauteur de l’urgence, permettront de créer de nouveaux dispositifs dont les femmes pourront se saisir afin d’échapper à de telles situations.

M. Adrien Taquet, secrétaire d’État auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé. Pour privilégier questions et réponses, je limiterai mon introduction à l’essentiel. Je me réjouis qu’au moment où le Gouvernement traite des violences conjugales, le sort des enfants soit à ce point pris en compte. Longtemps, l’enfant a été l’oublié des politiques publiques relatives aux violences conjugales ; il a ensuite été considéré comme un témoin, avant de l’être pour ce qu’il est réellement c’est-à-dire la co-victime des violences commises, directes ou indirectes. On sait quelles conséquences délétères l’exposition à tout type de violence a sur le développement de l’enfant : risque de comportement addictif ultérieur ; risque suicidaire ; risque d’atteinte cardio-vasculaire ; risque de devenir soi-même auteur de violences, ou d’être victime de violences sa vie durant.

Aussi, dès le lancement du Grenelle contre les violences conjugales, le 3 septembre dernier, le Premier ministre a annoncé des mesures relatives à la suspension ou à l’aménagement de l’exercice de l’autorité parentale du parent violent et pris l’enfant en considération dans les dispositifs de mise à l’abri. L’un des onze groupes de travail installés est d’ailleurs essentiellement chargé de formuler des propositions concernant les enfants victimes de violences intrafamiliales. Des propositions complémentaires ont été dévoilées hier et des annonces relatives à d’autres mesures retenues par le Gouvernement seront annoncées le 25 novembre prochain, qu’il s’agisse du repérage de ces enfants, de leur protection ou de leur prise en charge. J’annoncerai pour ma part, à la fin du mois de novembre, un plan de lutte contre les violences faites aux enfants, car notre pays doit encore progresser dans la prise en charge du psycho-traumatisme des enfants victimes des violences de tous types, dans le cadre intra‑familial ou hors de cadre.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Lors de la restitution des réflexions des groupes de travail qui a eu lieu hier, l’accent a été mis sur l’emprise qu’exercent certains hommes sur leurs femmes dès la grossesse. La commission réunie autour de M. Boris Cyrulnik pour réfléchir aux mille premiers jours de la vie de l’enfant s’attachera-t-elle à améliorer le diagnostic et la prise en charge de telles situations ?

M. Gaël Le Bohec. Je salue le déroulement de la quinzaine de conventions régionales organisées par la majorité. Chacun est convaincu de la nécessité de traiter les conséquences des violences conjugales sur les enfants dès les premiers jours de la vie mais l’on entend peu parler de leurs causes. La prévention passe par l’environnement éducatif dès la grossesse, puis jusqu’à l’école : il faut se préoccuper de l’environnement affectif et sécuritaire des enfants avant même de leur inculquer les savoirs fondamentaux.

Mme Laurence Trastour-Isnart. Les enfants victimes de violences intrafamiliales présentant des symptômes de stress post-traumatique qui peuvent avoir pour conséquence soit qu’ils deviennent violents à leur tour, soit qu’ils subissent par la suite des violences renouvelées. Peut-on envisager pour eux un suivi médical tout au long de la vie, ou du moins jusqu’à l’âge adulte ?

Mme Nadia Hai. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour votre action en faveur de la protection de l’enfance. J’aimerais savoir comment est pris en charge un enfant dont le père a tué la mère : est-il confié à l’aide sociale à l’enfance selon le droit commun ou fait-il l’objet d’un suivi particulier tenant compte du traumatisme qu’il a subi ?

M. Adrien Taquet, secrétaire d’État auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé. Parce que nous entendons agir en matière de prévention, nous avons lancé une réflexion sur les mille premiers jours de la vie de l’enfant et installé à cette fin une commission interdisciplinaire d’experts présidée par M. Boris Cyrulnik. Le concept des « mille premiers jours », qui existe depuis une trentaine d’années, a progressé avec le développement des neurosciences. Nous visons à définir les modalités d’accompagnement des futurs parents dès la phase prénatale, sinon pré-conceptionnelle, et jusqu’au deuxième anniversaire de l’enfant. On sait en effet que 80 % de la vie future, en matière de santé et de développement cognitif se joue pendant la période préscolaire ; c’est aussi le moment où se forgent les inégalités sociales.

Beaucoup de nos concitoyens nous disent la difficulté d’être parent ; la déstabilisation du couple qu’entraîne l’arrivée d’un enfant, quoique taboue, est bien réelle et la dépression post-partum est peu évoquée. On estime à 40 % la proportion de violences conjugales apparues pendant la grossesse. Le stress qui en résulte pour la femme enceinte a de graves conséquences : un plus grand risque de dépression post-partum pour elle et un impact sur les capacités cognitives de l’enfant.

Les difficultés liées à l’arrivée d’un enfant dans un couple traversant toutes les couches de la population, une approche universaliste est nécessaire. Mais une attention singulière doit être portée, dans la politique « des mille jours », aux vulnérabilités particulières que sont les violences, la prématurité, la naissance d’un enfant handicapé et la parentalité de personnes handicapées. Toutes les mesures prises en faveur d’une éducation bienveillante convergent : ainsi, je ne doute pas que le vote par le Parlement de la loi relative à l’interdiction des violences éducatives ordinaires aura un impact sur la manière dont les parents se comportent à l’égard de leurs enfants, sur le harcèlement scolaire et, plus généralement encore, sur les relations entre les êtres.

La politique « des mille jours » ne vise pas à dire aux parents ce qu’est être un bon parent mais à les aider en leur donnant des repères validés scientifiquement. De grands efforts pédagogiques sont toujours nécessaires pour faire comprendre les effets de certains comportements. Je l’ai encore constaté lors d’une table ronde organisée à l’hôpital Necker, à Paris, sur le syndrome des bébés secoués : en dépit de campagnes de communication répétées, nombreux sont les parents qui ne sont toujours pas conscients des conséquences de ce geste. De même, bien des parents n’ont pas conscience de l’effet délétère pour leur développement cognitif de l’exposition des jeunes enfants aux « écrans nounous ». Le projet « des mille jours » sera aussi l’occasion d’informer les parents sur l’impact des violences intrafamiliales, des insultes et du stress que ces comportements provoquent chez les jeunes enfants. Cette pédagogie contribuera à réduire les violences que peuvent subir les enfants dans le cadre du foyer.

Avant même d’envisager un suivi médical au long de la vie, il faut s’interroger sur la prise en charge du traumatisme immédiat, et nous avons encore des efforts à faire sur ce plan. Il faut interrompre le cycle qui fait que celui qui a subi des violences en fera subir à d’autres ou en subira toute sa vie, avec le coût terrible que j’ai rappelé en termes de santé publique. Dix unités de prise en charge du psychotrauma ont déjà été ouvertes sur le territoire national. Elles peuvent accueillir des enfants atteints de traumatismes aigus ; le plan à venir de lutte contre les violences faites aux enfants sera le cadre permettant de poursuivre ce maillage territorial. Par ailleurs, des permanences de soin du psychotrauma destinées aux enfants victimes de violences sont expérimentées à Nantes et à Paris ; elles sont en phase d’évaluation pour estimer s’il convient de multiplier ces structures au niveau national et de quelle manière. Enfin, je rappelle qu’une couverture santé complémentaire permet, pour 95 % de la population, la prise en charge des frais de soins à la suite de violences intrafamiliales.

La présidente a rappelé les mesures annoncées en matière d’autorité parentale en cas d’uxoricide : le juge pourra, dès la mise en examen, suspendre l’exercice de l’autorité parentale de l’auteur du crime. Dans un autre domaine, le groupe de travail ad hoc a préconisé de décharger les enfants de l’obligation alimentaire envers le parent condamné pour homicide volontaire sur l’autre parent. Le juge des enfants sera systématiquement saisi en cas de féminicide pour apprécier comment protéger l’enfant, à qui il doit être confié et s’il est possible de le remettre à la garde de sa famille élargie. Nous étudions aussi la généralisation du protocole « féminicides » mis en place à Saint-Denis pour bien articuler protection de l’enfance et soins et assurer une prise en charge sociale, psychologique et somatique.

Mme Bérangère Couillard. Au cours de nos déplacements en France, il a été fait état de manière répétitive devant notre groupe de travail de violences au sein de couples de collégiens de plus en plus jeunes – parfois dès 14 ans ! Est mise en cause l’exposition à la pornographie, à la télé-réalité et aux réseaux sociaux : elle habitue les jeunes à la violence, qu’ils reproduisent. Comment lutter contre ce phénomène, très préoccupant, dès l’adolescence ?

Mme Laurence Gayte. L’enfant est-il réellement considéré comme une victime en cas de violences intrafamiliales ? La suspension de l’autorité parentale du parent violent devrait être systématique, mais les services de l’aide sociale à l’enfance ne freinent-ils pas l’application de cette mesure, que l’Espagne, pour ce qui la concerne, met en place ?

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. J’ai également été frappée par les cas évoqués devant nous de domination violente dans des couples de collégiens, par reproduction de modèles vus dans l’entourage proche ou à la télévision, ou imités de l’exposition à la pornographie, qui donne de la femme une image dégradante. Que faire ?

M. Adrien Taquet, secrétaire d’État auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé. Je constate comme vous l’augmentation de la violence au sein des très jeunes couples, un phénomène qui trouve probablement une explication dans l’exposition à la pornographie. Nous annoncerons des mesures à ce sujet, auquel nous sommes très attentifs. Près de la moitié des enfants âgés de moins de 11 ans ont déjà été exposés à des contenus pornographiques. C’est une violence qui leur est faite, car ils ne sont pas armés pour interpréter des images de cette sorte. Cela peut avoir des effets traumatiques, altérer le regard porté sur les femmes et sur la perception de la relation entre les hommes et les femmes en ancrant dans de jeunes esprits l’idée d’un rapport de domination ; cela peut aussi altérer la construction de la sexualité.

La pornographie est également l’une des sources d’une forme de domination encore plus aiguë : la prostitution infantile, croissante. Les associations concernées estiment que quelque 8 000 mineurs se prostituent en France et, face à cette forme de prostitution qui prend des noms divers, la justice, les forces de l’ordre et les associations sont assez dépourvues. Apparaissent de nouveaux lieux de recrutement, dont les foyers de l’aide sociale à l’enfance. De plus, certains comportements observés dès le collège – la banalisation de l’acte sexuel – ne laissent pas d’interroger. Il faut effectivement faire le lien avec l’exposition à la pornographie, à portée de clic et pour cette raison de plus en plus généralisée et précoce.

Nous réfléchissons depuis plusieurs mois à ce sujet, plus large que celui des violences intrafamiliales, avec les associations, les administrations concernées et les acteurs de l’ensemble de la chaîne numérique que sont les fournisseurs d’accès, les plateformes et les réseaux sociaux. Nous avons finalisé avec ces derniers une charte par laquelle ils s’engagent à fournir systématiquement et gratuitement des dispositifs de contrôle parental ; le texte comprend aussi un volet concernant la sensibilisation des enfants et des parents à ces sujets. La charte est prête à être signée dans le cadre du plan de lutte contre les violences faites aux enfants. À la demande de mon collègue Cédric O, une inspection du ministère de l’économie est chargée de déterminer les moyens juridiques et techniques de réduire l’exposition des mineurs à la pornographie. C’est un sujet à propos duquel tous les pays du monde s’interrogent depuis quinze ans sans qu’aucun n’ait encore trouvé la recette miracle respectant par ailleurs les grands principes de l’Internet. Pour autant, quand il s’agit d’exposition de mineurs à la violence, nous devons être fermes et faire respecter nos convictions et nos principes.

Je ne sais si la suspension de l’autorité parentale doit être automatique en cas de violences intrafamiliales mais je pense en tout cas qu’un mari violent ne peut pas être un bon père. Une fois cet axiome posé, il faut apprécier quelle traduction lui donner. Il est vrai qu’en matière de protection de l’enfant, notre pays – et donc l’aide sociale à l’enfance – a été traversé par des mouvements de balancier idéologiques. On a voulu maintenir à tout prix le lien biologique. Il en est parfois résulté que le cordon liant un enfant et des parents toxiques n’a pas été coupé, si bien que tout ce que faisaient les travailleurs sociaux pendant la semaine ou le mois était annihilé par une rencontre avec un parent toxique le week-end ; cette situation a aussi fait obstacle à l’adoption d’un certain nombre d’enfants. Une doctrine inverse voulait que l’on place l’enfant à tout prix, parce que c’est dans le cercle familial que se produisent 80 % des violences faites aux enfants, que la famille est donc un lieu quasiment dangereux par nature et qu’il faut rompre ce lien dès que possible. Les lois du 5 mars 2007 et du 14 mars 2016 ont permis d’équilibrer les deux doctrines, mais le fait est que la loi n’est pas encore intégrée par certains travailleurs sociaux et certains magistrats ; il faut donc que le travail de pédagogie pratique se poursuive.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Il s’agit bien d’abandonner l’idéologie pour privilégier le pragmatisme au service du bien-être de l’enfant. Les pratiques ont souvent une forte empreinte locale, mais beaucoup dépend probablement aussi de la formation initiale des différents acteurs. Les formations continues permettent-elles de revenir sur ce qui a été enseigné pendant un temps et qui est profondément ancré ?

Mme Laurence Gayte. À cela s’ajoute une inégalité de traitement très dommageable : selon le lieu, selon le magistrat présent, l’enfant sera ou ne sera pas laissé dans une famille toxique. La formation devrait être la même pour tous, ce qui aurait pour résultat une prise en charge identique des enfants.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. La Délégation aux droits des femmes tient à la mise en place des séances consacrées à la vie affective et sexuelle à l’école. Toutes les auditions auxquelles nous procédons nous confortent dans l’idée qu’elles sont indispensables. Elles sont trop souvent perçues comme subversives alors qu’il s’agit d’insister sur le respect mutuel que se doivent les individus quels qu’ils soient et de démonter les stéréotypes de genre auxquels les enfants sont exposés dès le plus jeune âge dans certains médias ou dans certaines situations.

M. Adrien Taquet, secrétaire d’État auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé. Nous croyons tous aux vertus de l’éducation : tout commence par là, dès le plus jeune âge et le ministère de l’Éducation nationale doit être conforté dans son action. C’est un autre domaine qui fera l’objet de mesures plus précises en novembre. L’enseignement dispensé aujourd’hui est plutôt d’ordre médical : on souligne par exemple, à juste titre, l’importance de la contraception. Comme vous, je pense qu’il faut tendre davantage vers ce que vous appelez la vie affective et sexuelle et, plus largement encore, aborder ce dont on sait aujourd’hui parler à de très jeunes enfants, c’est-à-dire la question du consentement, celles du rapport à son corps et du rapport à l’autre. De même, une interprétation plus large des violences conduira à évoquer le harcèlement et le cyber-harcèlement. Tels sont les sujets que l’on doit évoquer chaque année avec les enfants, en renforçant les discussions dès la dernière année d’école maternelle et jusqu’à la dernière année d’école primaire, parce que les choses commencent à ce moment.

Les inégalités de traitement des enfants selon les lieux sont effectivement incompréhensibles. Il faut cependant avoir conscience que la protection de l’enfance concerne souvent des sujets complexes car intimes, si bien que l’appréhension d’une situation par deux personnes peut différer dans un même territoire. Il est parfois difficile d’imaginer des normes qui se plaqueraient sur des situations individuelles. L’important est donc, en effet, de développer la culture commune qui manque encore ; cela ne résoudra pas tous les problèmes mais cela en réglera un certain nombre. Pour l’instant, les travailleurs sociaux ont leur propre formation, leur propre trajectoire et leur propre expertise et les magistrats les leurs ; la culture des forces de l’ordre est encore différente, sans compter l’Éducation nationale, première pourvoyeuse d’informations préoccupantes en France. Créer une culture commune passe par la multiplication des formations croisées, autour de ceux qui les relient tous - les enfants -, dont la vie est un tout et qui ne vivent pas en silos. Créer une culture commune exige aussi de développer les moments et les lieux de coordination, encore trop peu nombreux, où ceux qui sont susceptibles d’intervenir en prévention ou en en protection peuvent se réunir pour discuter le dossier d’un enfant. Là où cela existe, les choses se passent beaucoup mieux.

La formation, initiale et continue change, mais un travail reste à faire à ce sujet et nous n’avons pas la maîtrise du contenu des formations délivrées par les instituts régionaux du travail social. Il serait bon, par exemple, que la théorie de l’attachement soit plus diffusée que ce n’est le cas aujourd’hui. Il faut aussi prendre mieux prendre en compte l’effet générationnel.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Monsieur le ministre, je vous remercie. À l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence envers les femmes, le 25 novembre, la Délégation aux droits des femmes consacrera cette année son colloque à la lutte contre les prostitutions, dont la prostitution des mineures et la cyber-prostitution.


IX.   Audition de la SECRÉTAIRE D’ÉTAT AUPRÈS du premier MINISTRE, chargÉe des personnes handicapÉes, DU 6 novemBRE 2019

La Délégation auditionne Mme Sophie Cluzel, Secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée des Personnes handicapées, dans le cadre de la mission d’élaboration du Livre blanc de la Délégation sur la lutte contre les violences conjugales.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Mes chers collègues, je suis ravie d’accueillir Mme Sophie Cluzel, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée des personnes handicapées, à l’occasion du travail mené par la Délégation aux droits des femmes en parallèle du Grenelle des violences conjugales lancé le 3 septembre dernier par Marlène Schiappa, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, aux côtés du Premier ministre Édouard Philippe.

Je tiens à vous remercier, madame la ministre, pour la rapidité avec laquelle vous avez bien voulu organiser cette audition. Une rapidité qui traduit, sans aucun doute, la forte mobilisation du Gouvernement face à l’alarmante situation des violences faites aux femmes.

Si nous avons tenu à vous auditionner, c’est qu’il nous a semblé essentiel de mettre en lumière, dans ce Grenelle, la situation particulière des femmes en situation de handicap dont la vulnérabilité ne fait souvent que renforcer les risques de violences conjugales.

Invisibles et inaudibles. C’est ainsi que se sentent les femmes en situation de handicap face aux violences qu’elles subissent. Car nombreux sont les chiffres qui concordent vers une exposition particulièrement marquée des femmes en situation de handicap aux violences, aussi bien dans le cercle familial que dans les institutions spécialisées. 35 % des femmes en situation de handicap sont victimes de violences conjugales, contre 19 % pour les femmes valides. Pourtant, elles demeurent un angle mort des politiques publiques en la matière – les forgotten sisters dont on oublie trop souvent de parler et que l’on oublie trop souvent d’écouter.

L’invisibilisation des violences faites aux femmes en situation de handicap relève de différentes causes : la relation de dépendance, aussi bien économique qu’émotionnelle, entre la victime et son agresseur, quand celui-ci est la personne qui est censée prendre soin d’elle, ce qui rend évidemment toute dénonciation particulièrement difficile ; l’absence d’accessibilité des locaux où elles pourraient porter plainte et d’outils adaptés à leurs spécificités ; un manque d’information sur leurs droits, ainsi qu’un accès insuffisant à ces derniers ; et la non-crédibilité, pour les professionnels de police et de justice, du témoignage de la victime que le regard de la société conduit à considérer comme une mineure.

Il nous faut donc mieux intégrer ces causes au travail des politiques publiques que nous dessinons et ainsi réfléchir à la façon dont nous pourrions mieux protéger les femmes en situation de handicap des violences, et voir comment nous pourrions mieux leur offrir un accueil et une prise en charge adaptés – avec des locaux, des outils accessibles, par exemple –, et comment renforcer leur autonomie, gage de protection contre les violences.

Parce qu’une vie faite de violences conjugales est une vie faite d’obscurité, de silence et de surdité. Et parce qu’en situation de handicap, ces difficultés sont démultipliées, la puissance publique doit elle aussi démultiplier ses efforts pour être à la hauteur de ce qui lui est demandé.

Je vous sais, madame la ministre, sensible à ce sujet sur lequel vous travaillez au travers, notamment, du cinquième plan de mobilisation et de lutte contre toutes les violences faites aux femmes (période 2017-2019) qui comprend un axe dédié au repérage et à la prise en charge des femmes en situation de handicap. Ce plan décline un ensemble de mesures : formation des professionnels au contact des femmes en situation de handicap, renforcement de la collaboration entre l’État et les associations dédiées et actions en faveur de l’éducation à la vie sexuelle et affective dans les établissements médico-sociaux.

La question de la formation avait d’ailleurs été réaffirmée par le législateur au moment de l’adoption de la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes dont l’article 4 prévoit des actions de sensibilisation, de prévention et de formation sur les violences sexuelles, à destination des femmes en situation de handicap mais aussi des professionnels qui sont à leur contact.

Cela étant, ce Grenelle est une occasion d’aller plus loin et de faire en sorte que les politiques publiques répondent aux besoins de toutes les femmes. C’est bien la raison de votre présence aujourd’hui, madame la ministre, et l’intérêt de votre audition.

Vous le savez, aux côtés du Gouvernement, le Parlement se mobilise – à travers la Délégation, notamment. Nous élaborons un Livre blanc sur la lutte contre les violences conjugales que nous examinerons – et, je n’en doute pas, adopterons – cet après-midi. Les recommandations que nous ferons permettront d’ouvrir de nouveaux dispositifs dont les femmes pourront se saisir afin d’échapper à de telles situations.

C’est donc dans la perspective d’aborder les problématiques des violences conjugales de la manière la plus complète possible que nous avons auditionné, au cours des dernières semaines, M. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, Mme Nicole Belloubet, ministre de la Justice, M. Julien Denormandie, ministre chargé de la Ville et du Logement, et M. Adrien Taquet, secrétaire d’État auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé. C’est dans cette même dynamique que nous vous auditionnons aujourd’hui.

Enfin, avant de laisser la parole, madame la ministre, j’aimerais rappeler les mots qu’a eus Marie Rabatel, présidente de l’Association francophone de femmes autistes (AFFA) devant nos homologues du Sénat à l’occasion du rapport de la Délégation aux droits des femmes du Sénat « Violences, femmes et handicap : dénoncer l’invisible et agir » : « Si le handicap accroît le risque de violence, les violences accroissent également le handicap ».

Mme Sophie Cluzel, Secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée des Personnes handicapées. Mesdames et messieurs les députés, il était très important pour moi d’être présente ici. La situation des femmes handicapées victimes de violences a tout d’une « double peine » :vous êtes handicapée, vous subissez des violences, et pourtant votre parole n’est absolument pas prise en compte.

La majorité des femmes en situation de handicap ne savent pas, d’abord, qu’elles subissent des violences lorsqu’elles en sont victimes. En effet, beaucoup de femmes souffrant de troubles de l’apprentissage, de troubles des fonctions cognitives, de troubles de l’autisme ou de déficiences intellectuelles ne prennent même pas conscience qu’elles subissent ces violences.

Le sujet du handicap et des femmes en situation de handicap a été présent dans tous les groupes de travail du Grenelle contre les violences conjugales, de façon transversale. Nous avons voulu également constituer un groupe spécifique sur le handicap pour soulever des problématiques spécifiques, faire parler ces femmes en situation de handicap, prendre en compte leur parole et trouver des solutions.

Le constat partagé est global : le manque global d’informations et de données globales consolidées portant sur les violences faites aux femmes handicapées est vraiment insupportable. Nous ne savons pas de quoi l’on parle ; nous ne savons pas où se trouvent ces femmes. Notre difficulté est donc de les connaître afin de mieux les accompagner.

L’enquête menée en 2018 par l’association Femmes pour le dire, femmes pour agir (FDFA) montre que les femmes touchées par des handicaps psychiques représentent un tiers des appelantes du 3919 (36 %).

L’enquête conduite par l’AFFA souligne quant à elle que près de 90 % des femmes autistes et 47 % des filles autistes de moins de quatorze ans seraient victimes de violences sexuelles. De plus, 39 % des enfants autistes de moins de 9 ans auraient subi une agression sexuelle.

Ces chiffres donnent froid dans le dos. Je pense qu’il faut que les objectivions encore davantage. Il faut recueillir des données.

L’étude sur « les viols et les agressions sexuelles jugés en 2013 et 2014 en cour d’assises et au tribunal correctionnel de Bobigny » réalisée par l’Observatoire des violences envers les femmes du Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis en partenariat avec le tribunal de grande instance de Bobigny et rendue publique le 11 mars 2016 montre que 15 % des victimes de viols condamnés sont des femmes en situation de handicap.

Cette prévalence de la situation de handicap génératrice de violences est absolument alarmante.

Les statistiques internationales sont également édifiantes. Le rapport du Parlement européen sur la situation des femmes handicapées dans l’Union européenne du 29 mars 2007 montre ainsi que 80 % des femmes handicapées étaient alors victimes de violences. De plus, selon ce rapport, les femmes handicapées sont quatre fois plus susceptibles de subir des violences sexuelles que le reste de la population féminine.

Il nous faut donc prendre ce sujet à bras-le-corps. C’est pourquoi il était important pour moi d’être ici et je tiens vraiment à vous remercier pour l’attention que vous portez à cette question.

Nous devons libérer la parole. En effet, le sujet des violences sexuelles faites aux femmes handicapées où qu’elles se trouvent – à domicile, dans des établissements médico‑sociaux, dans des lieux de privation de liberté, partout – est encore tabou.

À l’occasion d’une table ronde sur les violences faites aux femmes handicapées organisée par la Délégation aux droits des femmes du Sénat le 6 décembre 2018, le Défenseur des droits, M. Jacques Toubon, avait d’ailleurs demandé l’actualisation de l’enquête « Handicap Santé » réalisée par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) et l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) en 2008-2009. Nous prendrons en compte cette préconisation.

J’en viens au groupe de travail handicap du Grenelle contre les violences conjugales qui a été piloté par Mme Céline Poulet, secrétaire générale du comité interministériel du handicap (CIH), en lien avec la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) et les associations. Je salue la très grande richesse de leurs travaux.

À l’occasion de l’installation de ce groupe de travail, j’ai pu entendre les préconisations d’associations, d’acteurs de terrain et d’administrations excessivement engagés. Ce groupe de travail s’est consacré aux sujets qui n’étaient pas traités par les autres groupes. Il existe en effet plusieurs types de violences : des violences médicales, verbales, physiques, sexuelles, psychologiques, et économiques.

Comme je l’ai signalé précédemment, les femmes handicapées ne se reconnaissent pas comme des victimes de violences conjugales. Il faut souligner en outre l’absence totale de données genrées, sur laquelle nous devons absolument travailler.

Comment pouvons-nous libérer cette parole ? Comment les établissements médico-sociaux pourront-ils s’emparer de ce problème ?

Fort de ces constats et de ces interrogations, le groupe de travail a retenu deux thématiques : comprendre pour agir, et connaître et faire connaître ce qui fonctionne. En effet, bien que les territoires se soient souvent emparés des outils existants, ces derniers ne sont pas assez connus.

Le groupe a abouti à l’instauration de cinq mesures phares.

La première consiste à créer un centre de vie affective, intime et sexuelle dans toutes les régions. Ce type de centre, qui agit sur la prévention et l’accompagnement des professionnels et joue également un rôle de coordination essentiel, existe déjà dans certaines régions – en Nouvelle-Aquitaine, par exemple. Nous voudrions pouvoir le généraliser.

Informer les femmes handicapées sur leur vie affective et sexuelle constitue un enjeu majeur. En effet, nous constatons chez ces femmes un grand déficit de connaissance sur leur propre corps et leur propre développement – surtout chez celles qui souffrent de handicap intellectuel ou psychique, de troubles des fonctions cognitives ou d’autisme. Il faut donc que nous généralisions les centres de vie affective, intime et sexuelle.

La deuxième mesure consiste à travailler sur la qualification des faits de violence dans les établissements médico-sociaux. Il faut parler de violence et non de maltraitance lorsqu’il y a violence. C’est tout à fait différent.

La troisième mesure vise à développer les bonnes pratiques, et il en existe, pour les dupliquer dans les territoires.

La quatrième consiste à faire entrer et intervenir les professionnels dans les établissements médico-sociaux, notamment les sages-femmes. L’agence régionale de santé (ARS) d’Île-de-France a développé un programme intitulé « HandiGynéco ». Dans le cadre de ce programme, des sages-femmes formées se sont déplacées dans des établissements médico‑sociaux pour proposer des consultations gynécologiques adaptées à des femmes en situation de handicap. Des groupes de travail ont également été organisés afin de faire émerger leur parole.

J’ai accompagné ce groupe de sages-femmes dans un établissement des Yvelines. Ce programme a révolutionné complètement le regard que les femmes en situation de handicap portent sur elles-mêmes. Elles ont pu ainsi bénéficier de consultations adaptées qui se sont parfois déroulées dans leur chambre car elles n’avaient pas la possibilité de se rendre dans une salle de consultation. Certaines ont été auscultées parfois pour la première fois. Il s’agit donc d’un vrai outil, qui fonctionne et que je souhaiterais pouvoir développer. Je salue le travail mené par l’ARS Île-de-France sur ce sujet, ainsi que les sages-femmes qui s’en sont emparées et ont pu ainsi entrer dans les établissements médico-sociaux.

Des groupes de travail remarquables se sont par ailleurs réunis, à l’occasion desquels les femmes concernées ont pu expliquer ce que ces consultations leur avaient apporté. Certaines d’entre elles n’avaient jamais eu de consultation gynécologique, à quarante ou cinquante ans !

La cinquième mesure enfin a trait à la formation des professionnels, très démunis sur la question du handicap. L’idée est de développer des e-formations certifiantes et interprofessionnelles pour une meilleure prise en compte des femmes en situation de handicap. Ces formations devront se faire de pair à pair.

Quoi de mieux, en effet, qu’une femme en situation de handicap pour parler de ces problématiques à une autre femme ? Il serait donc bon de mieux accompagner les femmes susceptibles de développer une expertise.

Nous devons également mener des enquêtes afin d’obtenir les données genrées indispensables pour améliorer nos politiques publiques et mettre en œuvre des politiques publiques dédiées.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Merci, madame la ministre, pour cet état des lieux et ces recommandations issues du groupe de travail dont je salue le travail et l’engagement au sein du Grenelle contre les violences conjugales.

La Délégation aux droits des femmes sera à vos côtés, notamment pour le déploiement dans les territoires de mesures comme l’outil « HandiGynéco » dont vous avez parlé. Nous savons l’engagement des sages-femmes, de manière générale, pour la santé des femmes. Il sera donc intéressant d’observer le déploiement de cette mesure, ce serait une initiative que nous pourrions soutenir ensemble.

Avant de céder la parole à mes collègues, j’aurais une question technique à vous poser.

Dans le cadre du Grenelle, nous nous sommes rendus auprès de la plate-forme d’écoute téléphonique 3919 contre les violences conjugales. À cette occasion, notre attention a été appelée sur les problèmes d’accès à cette plate-forme pour les femmes en situation de handicap. Le 3919 est un numéro d’appel, ce qui exclut de fait les malentendants par exemple. Or cette plate-forme est un outil indispensable d’accompagnement pour les femmes qui en ont besoin.

Comment pourrions-nous permettre au 3919, à l’aide peut-être de femmes en situation de handicap expertes et d’une réflexion ergonomique et technique, de s’améliorer sur ce point ? Comment pourrions-nous également mieux faire connaître cette plate-forme auprès des femmes en situation de handicap ?

Mme Sophie Cluzel, Secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée des Personnes handicapées. Nous sommes effectivement loin de l’accessibilité universelle. Or il faut que nous pensions, dès l’origine, à l’accessibilité universelle de tous les développements que nous pouvons faire – plates-formes numériques, numéros d’appel, etc.

Mme Marlène Schiappa en est d’ailleurs tout à fait consciente. Et nous y travaillerons.

Nous n’avons pas encore, malheureusement, le réflexe de penser dès le départ à l’accessibilité universelle, ce qui prive de nombreuses femmes de moyens de communication.

Cela fait donc partie des mesures phares à conduire, que ce soit dans le développement technologique ou technique de nos plateformes ou dans la formation des écoutants. Cette formation doit être ciblée sur l’écoute de personnes potentiellement entravées dans leur parole ou qui ont besoin de disposer de lignes directrices spécifiques dans les questionnements qui leur sont adressés.

Cette formation des écoutants fait partie des premières mesures que j’ai demandées. Nous souhaitons qu’elle soit mise en place le plus rapidement possible. En effet, il est essentiel d’augmenter le degré de technicité des accompagnants dans l’écoute des personnes souffrant de déficiences ou de problèmes d’élocution ou de communication.

Vous pouvez donc compter sur ma détermination pour accompagner le 3919 dans son évolution, et faire en sorte qu’il gagne en expertise et en qualification et tende vers l’accessibilité universelle.

Mme Geneviève Levy. Entendre les chiffres que vous venez de nous indiquer ne peut manquer de nous bouleverser, même si nous les connaissions déjà de nos lectures.

Derrière les chiffres, il y a des souffrances immenses. Le travail que vous avez engagé mérite que nous nous mobilisions les uns et les autres. Je vous en remercie.

La vulnérabilité augmente le risque, vous l’avez souligné. Le travail de repérage des situations de violences est d’autant plus compliqué que ces violences sont majoritairement commises au domicile des personnes concernées. Ce constat est alarmant. Le seul endroit où une femme devrait se sentir en sécurité, c’est son domicile. Or il s’agit là, au contraire, d’un lieu de violence.

Vous l’avez rappelé également, lorsque les personnes victimes de violences souffrent d’un handicap mental elles n’ont pas la capacité de déceler la gravité des violences subies ni d’en mesurer les conséquences pour elles-mêmes. Les violences subies par ces femmes constituent effectivement un angle mort, car nous avons beaucoup de mal à les débusquer.

Madame la ministre, vous avez lancé une vraie stratégie de prévention à l’égard des femmes en situation de handicap, que je tiens à saluer. La formation des professionnels de santé et la collaboration avec les associations constituent bien sûr des leviers utiles.

Cependant, bien que l’aspect budgétaire ne soit pas le seul angle sous lequel nous pouvons appréhender ce sujet, j’entends quelquefois les associations déplorer l’insuffisance des moyens budgétaires alloués pour couvrir les actions envisagées.

Au terme de ce Grenelle contre les violences conjugales, obtiendrez-vous les crédits nécessaires pour pouvoir réaliser la politique publique que vous avez engagée et qui doit être à la hauteur de la protection que nous voulons pour ces femmes ?

Mme Sophie Panonacle. La vulnérabilité économique aggravée des femmes handicapées est un aspect trop souvent oublié de leur situation. Il est nécessaire de renforcer leur autonomie professionnelle et financière.

Or, actuellement, ce sont les revenus du conjoint qui sont pris en compte dans la base du calcul de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) si l’allocataire est marié, vit maritalement ou s’il est lié par un pacte civil de solidarité (PACS).

Ce mode de calcul instaure une relation de dépendance financière totale de la victime à l’égard de l’homme violent.

Dans le cadre du Grenelle contre les violences conjugales, le Gouvernement projette-t-il d’individualiser cette allocation pour éviter de pénaliser doublement ces femmes déjà victimes de violences ?

Sans ce détachement et la mise en autonomie des droits des femmes en situation de handicap, il ne sera pas possible de les protéger des situations de violences au sein du couple.

Par ailleurs, l’accueil et la prise en charge des victimes de violences constituent l’un des moments clés de leur mise sous protection. Or ils sont rarement adaptés aux femmes en situation de handicap. C’est pourquoi il est nécessaire de garantir à ces femmes une information accessible sur leurs droits.

Bien que diverses structures médicales en France travaillent en ce sens – je citerai notamment le centre hospitalier Charles Perrens de Bordeaux qui développe des outils de communication spécifiques à l’attention des médecins – la systématisation de la démarche inclusive n’est pas encore une réalité, ni dans la prise de plainte ni dans la main courante auprès des forces de sécurité.

Pourrait-on généraliser l’adaptation inclusive des documents d’information et de formation relatifs aux violences faites aux femmes pour qu’ils puissent plus efficacement leur être diffusés ?

Et pourrait-on envisager des formations spécifiques pour un accueil inclusif – sujet que vous avez abordé lorsque vous avez mentionné l’accessibilité universelle ?

Mme Sophie Cluzel, Secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée des Personnes handicapées. Mme Levy, vous me parlez des crédits nécessaires. L’outil « HandiGynéco » est une expérimentation lancée par l’ARS d’Île-de-France. Je serai par exemple très attentive à son évaluation, pour mesurer les montants nécessaires à son déploiement dans d’autres territoires. Les ARS se sont toutefois déjà emparées de cet outil, dans les différentes régions, et travaillent à son objectivation sur la base des crédits du fonds d’intervention régional (FIR).

Dans les réflexions relatives aux mesures de l’année prochaine, il faudra estimer les montants nécessaires pour développer et généraliser les centres de la vie affective, intime et sexuelle ainsi que l’outil « HandiGynéco ».

Je crois par ailleurs beaucoup à la formation conjointe et à la formation croisée. Le développement de telles formations n’implique pas forcément de dépenses supplémentaires ; c’est une meilleure façon de dépenser. C’est sur ce point qu’il nous faut agir ensemble.

Nous devons développer les e-formations dont les professionnels sont très demandeurs.

Nous devons mobiliser davantage également toute l’expertise médico-sociale existante, qui ne demande qu’à être utilisée au sein des établissements médico-sociaux. Il faut étudier la meilleure manière de mettre en relation les professionnels de santé remarquables que sont les sages-femmes avec les établissements médico-sociaux. Ces derniers sont prêts à ouvrir largement leurs portes pour compléter les formations disponibles.

Au-delà des expérimentations, de leur évaluation et de l’estimation du coût de leur généralisation, nous disposons donc d’autres leviers potentiels.

Mme Panonacle, vous avez mentionné la dépendance. L’AAH est une prestation de solidarité qui prend en compte les revenus du conjoint car c’est ainsi que notre système d’allocations est construit actuellement. Si le bénéficiaire dispose de ressources personnelles ou s’il peut compter sur le soutien financier d’autres membres de son foyer, la priorité est donnée à la mobilisation préalable des ressources de l’ensemble fiscal.

Ce qui m’importe, c’est de pouvoir accélérer la perception de l’allocation une fois la personne éloignée de son conjoint violent. Nous travaillons donc avec la DGCS pour voir comment garantir le rétablissement rapide de cette perception, en mettant entre parenthèses la notion de « conjugalisation » qu’il nous faut protéger.

Nous ne pouvons pas modifier des règles qui sont communes à tous. Mais nous pouvons accélérer la reprise de la perception complète de l’AAH quand la personne victime de violences conjugales est éloignée durablement de son foyer et de son conjoint, pour favoriser une reprise économique, sans attendre que la mécanique administrative se mette en place.

Il faut voir comment nous pourrons y parvenir concrètement. Mais l’idée est d’éviter que ces femmes subissent une double peine en voyant le problème d’une dépendance économique importante s’ajouter à la démarche de reconstruction qu’elles ont à mener.

S’agissant de l’accessibilité à l’information, il faut que nous parvenions à l’accessibilité universelle dans l’émission de tous nos documents. Nous devons travailler sur tous nos documents pour les rendre faciles à lire et à comprendre, pour qu’ils soient par exemple écrits en braille. Nous sommes encore loin du compte. Ne nous le cachons pas, nous n’avons pas encore ce réflexe.

En revanche, concernant l’accès à la santé, nous avons la charte Romain Jacob. Dans le cadre de cette charte, un travail est mené avec tous les milieux hospitaliers pour former tous les professionnels à l’accueil des personnes en situation de handicap. Il s’agit d’un véritable levier et d’un très bel outil, qu’il nous faut généraliser. Si une femme en situation de handicap arrive en centre de soins après avoir été violée ou violentée, cette charte fournit des leviers en matière de formation ainsi que des outils de communication utiles.

J’ai besoin de votre soutien, mesdames et messieurs les députés, pour œuvrer en faveur de l’universalité de l’accessibilité de tous nos documents. Il faut que nous y pensions systématiquement. Il faut que cela devienne un réflexe et que l’on prenne en compte, dès le départ, dans toutes les formations, dans l’émission de nos guides d’adaptation ou de nos plates-formes numériques, ce besoin d’adaptation et d’accessibilité universelle à tous les types de handicaps.

C’est pour cela que nous avons voulu inscrire le handicap dans tous les groupes de travail du Grenelle contre les violences conjugales.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Je crois que nous sommes tous très attachés à la charte Romain Jacob. Et je voudrais saluer le travail remarquable réalisé dans ce cadre.

M. Gaël Le Bohec. Les chiffres que vous avez évoqués font froid dans le dos. Cela m’a rappelé malheureusement trop bien ceux qui ont été présentés lors du colloque « Femme avant tout » organisé par l’AFFA en partenariat avec le Centre ressources autisme d’Île-de-France (CRAIF) le 14 mars 2019.

La double peine que subissent les femmes en situation de handicap victimes de violences est horrible et inadmissible. Et l’on s’aperçoit qu’elles sont deux à trois fois plus touchées que la moyenne des femmes victimes de violences – moyenne qui est déjà, en soi, inacceptable.

Les Grenelle régionaux ont bien montré cette situation alarmante. Cette situation implique des besoins spécifiques d’accompagnement et de prise en charge pour les personnes concernées.

Mme la ministre, au-delà des démarches indispensables à mettre en œuvre pour traiter les conséquences des violences, quel est votre point de vue sur la prévention ?

Vous avez parlé d’une meilleure mobilisation des moyens et de la nécessité d’une meilleure prévention et de meilleurs réflexes. Cela pose la question de la vision de l’autre, de la vision de soi, de la vision de l’égalité. Cela pose aussi la question de la relation. Comment pourrions-nous traiter ces questions dès le plus jeune âge ?

Mme Laurence Trastour-Isnart. Je souhaite revenir sur la question de l’AAH. À mon sens, cette allocation ne devrait pas dépendre des revenus du conjoint car cela crée une dépendance supplémentaire, ainsi qu’une peur de quitter le domicile conjugal.

J’ai d’ailleurs déposé une proposition de loi en ce sens. Il s’agissait de ma deuxième proposition de loi après mon arrivée à l’Assemblée nationale.

Dans le système actuel, la personne en situation de handicap est entièrement dépendante de la personne avec laquelle elle vit. Vous avez mentionné, Mme la ministre, la nécessité de diminuer les délais avant la reprise de l’allocation pour la personne en situation de handicap éloignée de son conjoint violent. Mais le calcul se fait aujourd’hui à « N-2 ». Ce sont donc les revenus de 2017 qui sont pris en compte pour le versement de l’AAH en 2019.

C’est un grand problème lorsque l’on veut se séparer de son conjoint et quitter le domicile conjugal, puisque l’on est complètement dépendant du conjoint ou obligé de se faire aider par une tierce personne – famille ou ami – susceptible de nous soutenir financièrement.

Le système actuel est donc véritablement un frein à la séparation. La personne en situation de handicap est prisonnière de son conjoint, à cause des revenus qu’elle peut toucher.

Par ailleurs, ne pourrions-nous pas généraliser l’information préalable et améliorer la prévention en disant aux personnes en situation de handicap qu’elles peuvent être victimes de violences ? Et cette information ne pourrait-elle pas être effectuée par les médecins généralistes, qui seraient formés en ce sens ?

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Les personnes qui accompagnent les personnes en situation de handicap sont-elles formées à la détection et au diagnostic des violences ?

Les forces de l’ordre sont-elles formées à l’accueil des personnes en situation de handicap – sachant que le handicap revêt des formes différentes, et que certains handicaps sont visibles et d’autres moins ?

Pour remédier à ces difficultés, nous pourrions imaginer qu’une personne dédiée soit désignée, à l’échelle départementale par exemple, pour prendre en considération le dépôt de plainte en cas de violences graves avérées. En effet, nous savons combien le dépôt de plainte est majeur dans la suite de la plainte, notamment dans les cas de violences sexuelles. Or dans le cadre de la plainte, le recueil de la parole des femmes en situation de handicap doit être effectué en tenant compte non seulement de la question de la sidération, mais aussi de certaines caractéristiques spécifiques.

Mme Sophie Cluzel, Secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée des Personnes handicapées. Vous avez entièrement raison, nous devons œuvrer à la prévention et à l’information dès le plus jeune âge.

Les jeunes en situation de handicap risquent souvent de manquer les cours de sciences et vie de la terre (SVT) où l’on explique le fonctionnement du corps humain – surtout s’ils ont un cursus particulier, s’ils sont scolarisés dans des unités localisées pour l’inclusion scolaire (ULIS) par exemple, ou en temps partagé.

Certains jeunes, souffrant notamment de troubles des fonctions cognitives ou de déficiences intellectuelles, ne comprennent donc même pas comment fonctionnent leur propre corps, leurs organes reproductifs, etc. Je peux vous en parler, je l’ai vécu !

Cela signifie que l’on demandera à ces jeunes à l’adolescence de comprendre leurs réactions alors qu’ils n’ont pas reçu les éléments basiques d’information sur la façon dont fonctionne leur propre corps.

Ils en sont souvent privés parce que l’on manque de mots spécifiques, parce qu’une mauvaise pudeur se manifeste à ce sujet et que l’on ignore comment parler de ces questions à des gens dont on pense qu’ils ne vont pas les comprendre. Or ces personnes ont encore plus besoin que les autres de les comprendre ! C’est là toute l’ambiguïté et toute l’hypocrisie de notre système.

Nous ne savons pas trouver les mots. Il en va de même dans les établissements médico-sociaux et les établissements scolaires. Cela commence à s’améliorer, mais nous manquons de bons outils. Il existe néanmoins les fiches pédagogiques SantéBD conçues par CoActis, ainsi que les outils mis en œuvre par la Fondation internationale de la recherche appliquée sur le handicap (FIRAH). Mais il faut que ces kits soient généralisés dans tous les établissements scolaires qui accueillent des enfants en situation de handicap, et que les professeurs s’en emparent et puissent ainsi disposer de bons outils pour apprendre à utiliser les bons mots et simplifier des choses compliquées à enseigner.

Tout un travail pédagogique est donc à mener.

Nous pourrons alors parler enfin de réactions inappropriées ou diffuser le message « ton corps t’appartient ». Mais si l’on n’explique pas comment fonctionne son corps à un enfant qui est plus éloigné que les autres de la compréhension, nous risquons de rater quelque chose d’essentiel. J’ai donc demandé, dans le cadre du groupe de travail handicap, que ces outils soient généralisés et massivement diffusés partout où les enfants en situation de handicap sont présents.

Ce premier pas est indispensable : la compréhension permettra de mettre des mots et des expressions justes sur les émotions ressenties. Si l’on ne comprend pas la façon dont son corps fonctionne, l’affirmation « mon corps, c’est mon corps, ce n’est pas le tien » peut être par exemple difficile à expliquer.

Il faut donc être très pragmatique sur ce point, et faire preuve d’une grande clarté et d’une grande précision dans la formation et les cursus que suivent ces enfants. Si un enfant qui partage son temps entre une ULIS et une scolarisation individuelle dans sa classe de référence manque le bon cours de SVT dans sa classe de référence, il rate l’accès à ces informations.

Généralisons donc les outils, et travaillons avec les professeurs également sur leur appropriation et sur la meilleure façon de parler de la vie intime, affective, sexuelle et reproductrice en des termes simples et choisis. Et faisons de même dans les établissements médico-sociaux. Faisons entrer aussi les professionnels du médico-social qui se sont emparés de ces formations dans les écoles, en appui aux professeurs, sur ces sujets. C’est tout l’enjeu de l’école inclusive sur laquelle nous avons travaillé avec Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse.

Par ailleurs, la formation des généralistes est effectivement essentielle. C’est tout l’enjeu du travail que nous menons avec la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) sur les outils et kits de formation destinés au personnel médico-éducatif.

L’idée est de voir comment nous pouvons irriguer toutes les formations existantes d’informations sur les spécificités du handicap. Et d’aborder la façon dont on peut parler différemment, mais dont on peut parler tout de même, avec des personnes en situation de handicap de sujets que l’on aborde avec des personnes qui n’ont pas de handicap.

L’idée est donc de voir comment l’on peut généraliser la diffusion de ces informations dans toutes les portes d’entrée du droit commun, et comment l’on peut faire monter en qualification ce droit commun.

Les femmes en situation de handicap doivent être incluses partout où les femmes non handicapées vont chercher de l’information. Elles ne doivent pas faire l’objet d’une politique à part. C’est tout l’enjeu de notre société. Nous souhaitons donc toucher l’ensemble des médecins généralistes qui sont souvent la clé d’entrée vers cette information et le premier contact en cas de violence subie.

Par ailleurs, sur la formation des premiers recueils de plaintes, nous sommes encore loin du compte. Les commissariats et les brigades se sont dotés de 271 intervenants sociaux pour appuyer les missions d’accueil. Le groupe de travail sur l’accueil dans les commissariats et les gendarmeries propose d’augmenter le nombre d’intervenants et de renforcer l’accès aux femmes en situation de handicap, notamment celles souffrant de handicap psychique ou intellectuel.

Le 6 juillet 2018 une convention cadre de partenariat a été signée entre la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) et l’Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales, et de leurs amis (UNAPEI) en faveur d’une plus grande accessibilité du service public rendu par la gendarmerie nationale aux personnes en situation de handicap intellectuel. Cette convention cadre comporte notamment une clause relative à l’importance de l’accès aux informations pour tous les publics de la gendarmerie nationale par leur transcription en mode « facile à lire et à comprendre ».

La convention prévoit également un effort considérable de formation des personnels à l’accueil des personnes handicapées, c’est-à-dire de ceux qui recueillent la première parole – qu’ils soient élèves gendarmes, élèves officiers ou opérateurs de centres d’appel.

J’étais présente avec Mme Jacqueline Gourault, ministre de la Cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, lors de sa signature.

Nous pouvons être démunis face à une femme très choquée qui a en plus des problèmes pour s’exprimer dus à sa situation de handicap. Il faut donc mobiliser une double écoute : l’empathie première, bien sûr, doublée d’une écoute accompagnée de moyens dédiés – des outils de communication, mais aussi des interprètes en langue des signes française (LSF) pour les personnes sourdes, par exemple. Il faut donc faire monter en qualification et en savoir-faire le recueil de cette parole.

Mme Trastour-Isnart, j’entends bien votre appel en faveur de la « dé‑conjugalisation » de l’AAH ; je suis régulièrement interpellée sur ce sujet. Ce n’est pas un sujet simple. Nous œuvrons à une accélération du rétablissement automatique de l’allocation, comme je l’ai indiqué précédemment. Pour autant, j’entends votre demande et je suis très attentive à cette question. Il n’en reste pas moins que nos prestations sont calculées ainsi. Je rappelle toutefois que les abattements sont bien supérieurs pour les allocataires de l’AAH.

Je tiens à préciser que, parfois, la personne handicapée est la seule du couple à avoir un revenu. Toutes les personnes handicapées ne sont donc pas en situation de dépendance.

C’est un sujet très complexe, sur lequel je suis interpellée régulièrement et sur lequel nous travaillons avec les associations.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. La question fiscale en général et celle du rattachement de l’AAH en particulier font partie de la réflexion globale que nous menons au sein de la Délégation aux droits des femmes. Nous nous attachons notamment aux enjeux fiscaux et aux questions relatives aux prestations sociales des femmes en situation de monoparentalité.

Mais le sujet de l’émancipation économique des femmes est bien plus vaste. L’autonomie fiscale et financière des femmes passe par des enjeux plus larges. Les femmes en situation de handicap font évidemment partie de cette réflexion.

Mme Bérangère Couillard. Ma question porte sur l’hébergement d’urgence.

Le groupe La République en Marche a remis le 5 novembre ses travaux à Marlène Schiappa dans le cadre du Grenelle contre les violences conjugales. Dans ce cadre, plusieurs d’entre nous se sont déplacés dans l’ensemble des régions de France – y compris Outre-mer.

Dans les structures d’hébergement d’urgence, il n’a jamais été question d’accueil de personnes en situation de handicap. Quelles solutions d’hébergement pourrions-nous imaginer pour les personnes en situation de handicap, dans le cadre de l’hébergement d’urgence mais aussi au-delà ? Je pense à ce que nous pourrions faire en lien avec le déploiement d’une allocation spécifique pour un hébergement temporaire - de six mois à un an avant une intégration définitive dans un parc de location -, annoncé par M. Julien Denormandie, ministre chargé de la Ville et du Logement.

Nous savons aussi que les conjoints sont aussi souvent des aidants. Par conséquent, comment faire en sorte que la personne victime de violences conjugales puisse être accompagnée lorsqu’elle est hébergée dans une structure d’hébergement d’urgence ou ensuite dans une solution plus pérenne, sachant qu’elle ne peut parfois pas vivre seule ?

Mme Sophie Panonacle. Avec ma collègue Marie-Noëlle Battistel, j’ai remis en juillet 2019 un rapport sur la place des femmes âgées dans notre société qui comporte un volet relatif à l’économie et à la retraite. Avons-nous des chiffres ou des statistiques sur ce moment particulier de la vie des femmes en situation de handicap qui est celui de la retraite ?

Il serait intéressant d’avoir des informations précises sur ce sujet, de savoir où elles sont, ce qu’elles font, de quoi elles vivent, etc. – d’autant que nous manquons déjà, de manière générale, de statistiques genrées concernant les femmes âgées non handicapées, et que je me doute bien que la situation est encore plus complexe s’agissant des femmes handicapées.

Mme Fiona Lazaar. Le 4 novembre à Argenteuil je suis allée à la rencontre des équipes de l’institut médico-éducatif (IME) des Coteaux qui accompagne chaque année une soixantaine d’enfants et de jeunes adultes souffrant de déficiences intellectuelles et de troubles du spectre autistique (TSA).

J’ai pu y constater la richesse des parcours proposés par la quarantaine de professionnels qui s’y relaient au quotidien, mais aussi les difficultés matérielles de l’établissement qui aura besoin de plus de soutien de la collectivité pour mener sa mission. Les institutions compétentes suivent ce dossier avec précision. Mais un besoin important d’accompagnement s’exprime, notamment pour la reconstruction d’un bâtiment qui est assez vétuste.

Nous savons que la prévention et l’éducation jouent un rôle essentiel dans la promotion d’une culture de l’égalité et la déconstruction des stéréotypes de genre. C’est ainsi un levier important, au long cours, de la lutte contre les violences.

En milieu ordinaire, la loi prévoit chaque année pour les élèves du secondaire trois séances d’éducation à la vie sexuelle et affective. J’ai pu constater à l’IME des Coteaux que des séances de prévention étaient proposées aux jeunes et aux enfants.

Je voudrais savoir si ce type d’obligation s’applique également à l’ensemble des établissements médico-éducatifs, et connaître plus largement les initiatives et programmes que vous menez pour porter dans ce type d’établissement le combat de l’égalité.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Je compléterais cette interrogation en mentionnant la question de la prévention des violences sexuelles dans les établissements et services pour personnes polyhandicapées.

Nous savons qu’un certain nombre de ces structures s’inscrivent dans une logique « publique privée ». Serait-il possible d’intégrer dans leur cahier des charges une formation à la détection des violences sexuelles – sachant que ce type d’établissement, je pense notamment à l’association Les Tout-Petits, qui se trouve dans l’Essonne, accueille des enfants très jeunes mais aussi des adultes ?

Mme Sophie Cluzel, Secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée des Personnes handicapées. La question de l’hébergement est un vrai problème, pour lequel nous n’avons pas encore de solution.

Il faut que nous puissions identifier les besoins d’accompagnement lorsqu’ils se présentent. Cela passe, encore une fois, par la formation des accueillants des hébergements classiques, qui doivent être prévenus de l’arrivée potentielle de femmes en situation de handicap dans leurs structures. Une culture du « y compris » doit donc être actée dès le départ.

Pour autant, des problèmes d’accessibilité physique se présentent parfois dans les lieux d’hébergement. Et un travail d’accompagnement reste indispensable.

Il faut donc que nous puissions mettre en relation les structures d’hébergement avec des services d’accompagnement. C’est tout l’objet de la stratégie de mobilisation et de soutien en faveur des aidants lancée par le Premier ministre le 23 octobre dernier, que nous avons présentée avec la ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn.

Il faudra en effet procéder au cas par cas et faire du sur-mesure. Nous devrons donc pouvoir mobiliser en urgence les ressources des services d’accompagnement afin de mettre les structures d’hébergement et les services d’accueil temporaire en relation avec des plates-formes numériques d’aidants. C’est l’une de nos pistes de travail : étudier la meilleure manière de mettre les professionnels de l’accompagnement en relation avec les services d’hébergement, pour mieux répondre aux situations d’urgence.

S’agissant de la retraite des femmes handicapées, il faut effectivement que nous parvenions à mieux la prendre en compte. Mais nous nous heurtons au manque de données et d’informations concernant l’identité, la localisation et les actions des femmes concernées. Ce problème touche les femmes de manière générale, mais particulièrement les femmes en situation de handicap. Nous sommes donc conscients de ce problème, mais n’avons pas encore les moyens de suivre et d’accompagner ces femmes correctement.

Le polyhandicap est quant à lui suivi par des associations de service public et ne bénéficie pas de fonds privés. Nous intégrerons des instructions dans les cahiers des charges de ces structures. Ces instructions porteront sur des démarches obligatoires à mener en matière d’information, d’éducation, etc. L’idée est que les enfants de ces structures aient les mêmes informations que les autres. Il en va de même pour les enfants des IME.

Il nous faut nous emparer des outils existants et de les adapter. Mais tout enfant de la République doit avoir le même niveau d’information et d’instruction sur la vie sexuelle, intime et affective. Nous sommes donc en train de retravailler les cahiers des charges en ce sens.

Il est de notre devoir de donner aux établissements médico-sociaux les outils nécessaires que les professionnels, qui font un travail remarquable, pourront adapter en fonction des situations et des besoins des personnes accompagnées. Il ne faut pas que nous rations ces moments d’information qui sont si précieux pour la construction du jeune adulte en devenir.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Merci, madame la ministre, pour l’ensemble de ces réponses et de ces constats, et pour ces pistes de travail sur lesquelles nous pourrons vous accompagner dans nos territoires. La Délégation aux droits des femmes sera à vos côtés.

Mme Sophie Cluzel, Secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée des Personnes handicapées. Je tiens à vous remercier car le sujet de la violence faite aux femmes en situation de handicap a été trop longtemps tabou. Merci de le mettre en lumière. Je pense que nous avons tout à gagner à effectuer cette prévention, cette éducation, cette formation dont nous avons parlé et à mieux prendre en compte ce sujet qui a été trop longtemps tu dans notre société.