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N° 2689

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 12 février 2020.

RAPPORT D’INFORMATION

 

 

 

DÉPOSÉ

 

en application de l’article 145 du Règlement

 

PAR LA MISSION D’INFORMATION ([1])

 

sur l'incendie d’un site industriel à Rouen,

 

 

ET PRÉSENTÉ PAR

 

M. Christophe BOUILLON, Président,

 

et

 

M. Damien ADAM, Rapporteur,

 

Députés.

 

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La mission dinformation sur l’incendie d’un site industriel à Rouen est composée de : M. Christophe Bouillon, président ; MM. Xavier Batut, Éric Coquerel, Mme Annie Vidal, M. Hubert Wulfranc, viceprésidents ; M. Damien Adam, rapporteur, Mmes Agnès Firmin Le Bodo, Mme Stéphanie Kerbarh, MM. Sébastien Leclerc, Bruno Millienne, secrétaires ; MM. Erwan Balanant, Pierre Cabaré, Pierre Cordier, Dominique Da Silva, Pierre-Henri Dumont, Jean-Luc Fugit, Mme Perrine Goulet, MM. Dimitri Houbron, François Jolivet, François-Michel Lambert, Jean Lassalle, Mme Nicole Le Peih, M. Emmanuel Maquet, Mmes Natalia Pouzyreff et Sira Sylla, membres.

Dans sa réunion du 15 octobre 2019, la Conférence des présidents a décidé d’associer aux travaux de la mission (sans disposer du droit de vote) MM. Sébastien Jumel et Jean-Paul Lecoq, députés de Seine-Maritime, non membres de la mission.

 


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SOMMAIRE

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Pages

AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT

introduction

PREMIÈRE PARTIE : LINCENDIE DU 26 SEPTEMBRE 2019, un événement majeur impliquant un site industriel singulier

I. LES DEUX SITES TOUCHés, LUBRIZOL ET NORMANDIE LOGISTIQUE

A. L’USINE LUBRIZOL DE ROUEN, UN SITE INDUSTRIEL SOUS SURVEILLANCE

1. Le site Lubrizol de Rouen, implantation principale de Lubrizol Corporation en France, a déjà connu des incidents

a. L’usine rouennaise : principale unité de production de la filiale française de Lubrizol Corporation, un acteur important de l’industrie chimique américaine

b. Une usine de Lubrizol France, première filiale étrangère de Lubrizol Corporation, inscrite dans un paysage marqué par une ancienne et encore forte présence industrielle

c. Une importante usine ayant déjà connu de sérieux « incidents » parmi lesquels une fuite de mercaptan en 2013

2. Un incident en 2013 dont l’ensemble des leçons n’ont pas été tirées par les pouvoirs publics

a. À la suite de l’incident de 2013, un rapport d’inspection proposait diverses recommandations dont certaines, importantes, n’ont pas été suivies par l’État

b. Pour autant, Lubrizol paraissait faire l’objet d’une surveillance renforcée des autorités locales de l’État

B. LA SOCIÉTÉ NL LOGISTIQUE, FILiale de normandie logistique

1. Normandie Logistique, holding de NL Logistique

a. Normandie Logistique est une entreprise de transport et de logistique pour laquelle l’entreposage, a fortiori chimique, ne représente qu’une faible part de l’activité

b. NL Logistique, une entreprise gérée, en fait, comme une « grosse PME » exploitant notamment six sites d’entreposage, dont le site mitoyen de Lubrizol à Rouen

2. Un site d’entreposage trop peu surveillé par l’État, notamment en raison de possibles manquements de la part de l’entreprise

a. Un site probablement trop peu visité et jamais contrôlé

b. Une classification réglementaire discutable en raison d’un régime particulier dit « des droits acquis »

II. UN INCENDIE INDUSTRIEL D’une ampleur EXCEPTIONNELLE

A. LA CHRONOLOGIE DE L’INCENDIE ET DE LA GESTION DE CRISE

1. La stratégie opérationnelle d’extinction de l’incendie

a. La direction opérationnelle des secours

b. Deux difficultés se sont présentées : le manque de ressource en eau et le risque de pollution de la Seine

c. La question du fibrociment à l’amiante

d. La chronologie précise

2. Les choix d’alerte, d’information et de communication sur l’incendie et ses conséquences

B. UN IMPACT AU-DELÀ DES LIMITES DE LA MÉTROPOLE DE ROUEN

1. L’impact immédiat

2. L’impact sur le long terme

C. DES INTERROGATIONS RENVOYÉES À L’ENQUÊTE JUDICIAIRE

1. Les causes de l’incendie

2. Qu’en est-il du préjudice d’anxiété ?

3. Les saisines judiciaires

DEUXIèME PARTIE : DES PROPOSITIONS À METTRE EN ŒUVRE POUR AMÉLIORER LA GESTION DE CRISE EN FRANCE SUR LE LONG TERME ET RELANCER À COURT TERME LATTRACTIVIDE LA MÉTROPOLE ROUENNAISE

I. INSTALLER une culture du risque durable en France

A. Savoir : CONNAÎTRE LES RISQUES INDUSTRIELS AUXQUELS ON EST EXPOSé

1. Les populations ne connaissent pas toujours les risques industriels auxquels elles sont exposées

2. Les outils dinformation et de sensibilisation des populations doivent être repensés

a. Connaître l’existence des risques : les moyens d’information

b. Connaître la nature des risques : les moyens d’implication des populations

B. SAVOIR FAIRE : SAVOIR RéAGIR EN SITUATION DE DANGER

1. Les populations ne savent pas toujours comment réagir

2. L’entraînement, la meilleure manière d’acquérir de manière durable une culture du risque

a. Insuffler la culture du risque dès le plus jeune âge

b. Multiplier les exercices et assurer leur diffusion de manière large

c. L’importance des entreprises dans l’apprentissage de la culture du risque

II. MIEUX LUTTER CONTRE LES RISQUES INDUSTRIELS

A. renforcer le rÔle de l’inspection des installations classÉes afin de maintenir le FORT NIVEAU DE PROTECTION GARANTI PAR LE rÉgime des icpe

1. Le régime des ICPE comprend déjà un fort niveau de protection mais il convient d’élargir les contrôles

a. Le régime des ICPE, une réalité diverse quant aux obligations qu’il crée

i. Définition d’une ICPE

ii. Nomenclature, classement des ICPE et niveau de contrôle

b. Les établissements classés SEVESO, dont l’usine Lubrizol de Rouen fait partie, sont des installations classées à la surveillance renforcée

i. Les établissements SEVESO

ii. Une obligation spécifique pour les sites les plus à risques : les plans de prévention des risques technologiques (PPRT)

c. Il n’y a pas eu de desserrement de la contrainte réglementaire applicable aux ICPE

2. Afin de maintenir et consolider un niveau élevé de protection, le rôle de l’inspection des installations classées doit être renforcé

B. RENOUVELER LE CADRE de la prévention des risques en france DANS LE SENS D’UN MEILLEUR CIBLAGE ET DE RETOURS d’expériences plus fréquents et plus fructueux

1. Mieux cibler les contrôles

2. Renouveler le cadre de l’accidentologie en créant un instrument de retour d’expérience dans l’optique d’un renforcement de la prévention

III. MIEUX ALERTER et informer les populations lors de la survenANCE d’un accident

A. ALERTER LES POPULATIONS : UN SYSTÈME ADAPTÉ ET RÉCEMMENT REPENSÉ MAIS QUI REPOSE ENCORE EN PARTIE SUR DES MODALITÉS DÉSUÈTES QUIL FAUT MODERNISER

1. Le « code national d’alerte » laisse une souplesse bienvenue aux autorités de déclenchement mais compte sur la connaissance acquise des gestes et attitudes à adopter en cas d’alerte

a. Les autorités de déclenchement ont une obligation de résultat et non de moyen

b. Le système d’alerte actuel suppose l’implication des populations dans leur propre sécurité

2. La nécessité de moderniser lorganisation de lalerte, fruit de notre histoire, a donné naissance au système dalerte et dinformation des populations (SAIP) qui déçoit toutefois dans sa mise en œuvre

a. L’obsolescence de notre système d’alerte a donné naissance au SAIP

i. Le constat de l’obsolescence du système

ii. Le SAIP

b. Le SAIP déçoit dans sa mise en pratique et repose encore sur des technologies désuètes

B. INFORMER LES POPULATIONS : une réflexion À ENGAGER sur la communication de crise dans un contexte de défiance ENVERS la parole publique

1. Renforcer l’articulation entre la puissance publique et les deux relais principaux d’information des populations : les maires et les médias

a. Les maires sont un relais naturel au plus près de la population

b. Les médias ont une obligation d’information des populations, rôle qu’ils assument efficacement

i. Les obligations légales des médias

ii. Des journalistes conscients de leur rôle en situation de crise

2. La communication de crise des autorités doit être repensée compte tenu de la défiance qu’elle suscite

a. L’action de l’État et ses discours suscitent la défiance des populations

b. La diminution de la défiance envers la parole publique en situation de crise passera par davantage de proximité et une amélioration de la communication de crise

IV. relancer lattractivitÉ de la mÉtropole rouennaise

A. rouen, agglomÉration DONT LE dÉcrochage INITIAL EST renforcÉ par l’accident du 26 septembre 2019

1. La ville de Rouen était déjà en situation de déclassement par rapport aux autres métropoles françaises

2. L’incendie du 26 septembre 2019 pèse lourdement sur l’attractivité de la ville

B. IL EST POSSIBLE DE RELANCER L’ATTRACTIVITÉ de la ville de rouen EN VALORISANT SES ATOUTS ET EN ASSUMANT SON HISTOIRE

1. Redorer l’image du territoire dégradée par l’accident

a. Sur le court terme, une campagne de communication d’ampleur pour gommer les images négatives de l’accident

b. À plus moyen terme, un plan d’attractivité global pour donner à Rouen un statut de métropole

2. Confirmer et renouveler la vocation industrielle de Rouen

troisième partie : des compensations en cours et un suivi épidémiologique nÉcessairement à long terme

I. L’INDISPENSABLE PRISE EN COMPTE DES IMPACTS éCONOMIQUES ASSURÉE PAR LUBRIZOL CORPORATION ET ACCOMPAGNée PAR L’état

A. DES ACTEURS économiques dont les pertes sont compensées

1. Pour compenser les pertes des agriculteurs, un fonds de solidarité a été mis en place

a. Les agriculteurs ont subi de lourdes conséquences de l’incendie

b. Un fonds de solidarité a été mis en place pour compenser les effets de l’incendie sur les producteurs agricoles

2. Un fonds plus généraliste, à destination des commerçants et collectivités, a également été mis en place

a. Les commerçants et collectivités ont également été touchés par l’incendie

b. Le fonds de solidarité mis en place pour compenser notamment les pertes d’exploitation des acteurs économiques comporte quelques limites

B. LA QUESTION ASSURANTIELLE DANS LE CADRE D’UN TEL SINISTRE

1. Panorama des assurances susceptibles d’intervenir dans le cadre d’un sinistre industriel

2. L’accident de Lubrizol pose des questions plus spécifiques

II. UN SUIVI épidémiologique qu’il convient de démarrer rapidement

A. Une surveillance SANITAIRE A été ENGAGÉE DÈS les premiers jours

1. Des mesures de gestion de crise menées avec célérité par les services du ministère de la santé

a. Les premiers prélèvements effectués ont permis de donner des recommandations sanitaires rapides

b. Malgré des données vite rassurantes, les services du ministère de la santé ont mis en place des dispositifs destinés à faire face en cas de crise

c. Des manques se font jour en termes de communication publique et d’information de la médecine de ville

2. Des interventions nombreuses certes parfois difficiles à coordonner

a. ATMO Normandie a participé à la mesure de la pollution engendrée par l’incendie

b. L’INERIS a été immédiatement mobilisé par le biais de sa cellule d’appui aux situations d’urgence (CASU) et a mené de nombreuses analyses

c. L’ANSES a un rôle spécifique, notamment d’évaluation de la contamination des produits alimentaires

B. UNE INDISPENSABLE étude épidémiologique à long terme

1. Santé publique France a été engagée dans la gestion de crise

2. Santé publique France est en capacité d’établir le cadre et les modalités d’exploitation d’une étude épidémiologique de long terme

3. La déclinaison du suivi épidémiologique semble être désormais fixée et doit donc démarrer le plus rapidement possible

TRAVAUX DE LA MISSION

I. Auditions de la mission

II. EXAMEN du rapport PAR LA mission

LISTE DES PROPOSITIONs

Contributions

I. contribution de mme StÉphanie kerbarh, membre de la mission d’INFORMATION

II. CONTRIBUTION DE M. ÉRIC COQUEREL pour le groupe la France insoumise

annexes

annexe  1 : Liste des personnes auditionnées

Annexe  2 : CONSULTATION CITOYENNE


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   AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT

Pour que l’après Lubrizol ne soit pas comme avant

C’était il y a presque cinq mois, en pleine nuit dans une agglomération endormie. Chacun a en mémoire les explosions, les boules de feu orangées s’élevant dans le ciel, le brasier défiant les soldats du feu et les salariés. Chacun conserve l’image d’un impressionnant panache de fumée dans le ciel de l’agglomération rouennaise et les retombées de suies, qui l’ont accompagné.

Beaucoup d’interrogations et de doutes subsistent. Non, il ne s’agit pas d’un fait anodin dont la seule mauvaise gestion de la communication serait l’élément central. Près de 10 000 tonnes de produits sont parties en fumées. C’est un événement qui prouve que le risque zéro n’existe pas. C’est bien la preuve qu’il faut sans cesse rehausser nos exigences. Il faut la tolérance zéro pour la négligence. Cet accident industriel majeur, en pleine zone urbaine, doit résonner comme une alerte. C’est toute la chaîne de gestion des risques qu’il faut interroger et renforcer. À Rouen comme partout ailleurs.

La première réponse est avant tout préventive. Tout doit être mis en place pour qu’un tel événement ne puisse pas se reproduire. Après ce grave accident et les premières auditions de la mission d’information parlementaire, j’ai voulu apporter une première réponse de fond. Le 17 décembre dernier, j’ai déposé une proposition de loi portant création d’une Autorité de Sûreté des Sites SEVESO (1) ([2]). Les différentes auditions et les entretiens menés m’ont conforté dans cette idée. Il ne s’agit pas de créer une nouvelle réglementation ou une couche administrative supplémentaire mais simplement de réorganiser les choses pour mieux contrôler les sites industriels les plus potentiellement dangereux de notre pays. La création d’une autorité administrative indépendante apporterait une réponse à toute la chaîne de gestion du risque industriel : prévention, sécurité, sanction.

Travailler sur la prévention pour limiter les risques en amont

Le meilleur moyen d’empêcher un accident passe irrémédiablement par un renforcement drastique de la prévention.

L’incendie qui a touché les entreprises Normandie Logistique et Lubrizol nécessite de repenser l’élaboration des Plans de prévention des risques technologiques (PPRT) (2). Il serait assurément plus cohérent et judicieux de les appréhender à l’échelle de plateformes industrielles, plutôt qu’à l’échelle d’un site – sans négliger les spécificités de chacune des entités – lorsque plusieurs entreprises se concentrent sur une même zone. Dès lors, les risques de sur-accident seront anticipés. Il faut également se poser la question de la mitoyenneté entre deux sites stockant des produits dangereux : la mise en place d’une « zone tampon » entre les installations s’impose pour isoler les risques et éviter une propagation, en cas de crise. Pour mieux anticiper tous les scénarios d’accidents, la transmission des rapports d’assurances à l’Autorité de Sûreté des Sites SEVESO serait obligatoire (3).

La prévention passe aussi par une meilleure culture du risque, davantage partagée par la population. Dans chaque commune concernée par l’implantation ou la proximité d’un site SEVESO seuil haut, les habitants devraient avoir la possibilité de rejoindre une réserve communale de sécurité civile (4). Formés aux conduites à tenir en cas de crise, les volontaires de cette réserve communale seraient mobilisés pour diffuser les bonnes pratiques et préparer leurs concitoyens à un accident industriel majeur. Ils pourraient devenir un soutien, un relais et un partenaire des maires dans les situations de crise.

Enfin, main dans la main, exploitants et collectivités doivent réfléchir à la mise en place d’une semaine de la sécurité, chaque année, en direction de l’ensemble de la population (5). Chaque territoire devra adapter la manifestation et la communication en fonction des principaux et/ou des nouveaux risques auxquels il est exposé. Cela sera également l’occasion de rappeler les dispositifs d’alerte, les différentes règles à respecter et aussi les bons réflexes à adopter en cas de survenance d’un accident. 

Plus de sécurité pour plus de sérénité

L’événement du 26 septembre 2019 rappelle que la sécurité s’inscrit dans une démarche d’amélioration continue. Le milieu industriel a l’habitude de réaliser des retours d’expérience après chaque accident pour faire évoluer ses dispositifs et mieux anticiper les risques.

Les travaux de la mission d’information parlementaire et les différents témoignages des acteurs qui sont intervenus durant l’accident se recoupent : la question des moyens est primordiale pour contenir un incendie mais également pour répondre rapidement aux questions sanitaires. Il faut s’assurer que nos services de sécurité et de secours disposent des équipements nécessaires (matériels spécifiques, masques, émulseurs, véhicules d’intervention). Le « Guide de gestion de l’impact environnemental et sanitaire en situation post accidentelle » du ministère de l’environnement doit faire référence en la matière. Dans une situation accidentelle comme celle de Lubrizol « il est indispensable de recueillir au plus vite et de façon fiable les données relatives aux conséquences de l’accident ». Chaque service doit pouvoir assurer son rôle avec les moyens nécessaires !

Dans ce cadre, il est urgent de réaliser un état des lieux général du matériel d’intervention (6). Tous les départements exposés aux risques doivent disposer des équipements adéquats et être en capacité de répondre à plusieurs situations d’urgence simultanées.

Il faut également rendre obligatoire, pour tous les sites SEVESO seuil haut, la présence de pompiers internes à l’entreprise (7).

La vigilance et les contrôles doivent également concerner la sous-traitance. Cette pratique ne doit pas être une manière pour les industries à risques de s’affranchir des règles de sécurité et de formation qui leur incombent. Aujourd’hui, 92 % des salariés de la sous-traitance ne sont pas formés au maniement d’un extincteur. Cela n’est pas acceptable. Les sites SEVESO devront assurer une formation complète aux salariés des entreprises sous-traitantes avec lesquelles ils contractent (8) et qui exercent sur le site. Les formations pourraient être réalisées par l’institut pour une culture de sécurité industrielle (ICSI).

Les causes de l’accident sont encore méconnues. Néanmoins, le principe de précaution impose de renforcer la protection en installant des caméras 360° sur tous les sites classés SEVESO (9). De la même façon, le risque de cyberattaque augmente partout dans le monde et les sites industriels peuvent être des cibles privilégiées avec des conséquences potentiellement dramatiques. Chaque site classé SEVESO devra faire réaliser par un cabinet spécialisé une simulation de cyberattaque pour évaluer la résilience de ses installations (10).

Mieux s’organiser et renforcer les sanctions en cas de manquement à la réglementation

Entre 2009 et 2018, les contrôles des sites classés sont passés de 29 000 à 19 000. Dans le même temps, le nombre d’accidents industriels a augmenté de 34 %. Avant toute chose, il apparaît donc primordial de renforcer les moyens humains en créant de nouveaux postes d’inspecteur des sites classés (11).

Il peut paraître banal de le rappeler mais, la réglementation doit être respectée. Il est moins banal d’affirmer que, dans le cas contraire, les industriels doivent être sanctionnés lourdement lorsque les manquements sont graves et mettent en danger les populations environnantes. Comment ne pas se remémorer le montant dérisoire de l’amende acquittée par Lubrizol suite à l’épisode du mercaptan de 2013 ? Il faut faire évoluer le plafond des sanctions, de 15 000 euros d’amende maximum aujourd’hui à 100 000 euros (12).

Une fois les possibles sanctions administratives rehaussées, encore faut-il pouvoir les prononcer. Aujourd’hui, si une mise en demeure n’est pas respectée, le préfet se prononce en fonction des nuisances et risques causés à l'environnement, en fonction de l'attitude de l'exploitant et en fonction des intérêts économiques et sociaux en jeu. Il faut cesser cet arbitrage entre le développement économique et la protection des populations. La sécurité des habitants doit être la première boussole de l’action publique. Une Autorité de Sûreté des Sites SEVESO permettrait de pallier le pouvoir discrétionnaire du préfet. Indépendante, elle ne subirait pas les éventuelles pressions économiques de l’industriel. À l’instar du nucléaire, la publication des mises en demeure les rendrait plus coercitives.


Plus de transparence à l’égard de la population

Aujourd’hui encore, les collectifs citoyens constitués à la suite de l’accident rouennais continuent de demander plus de transparence dans les prises de décisions préfectorales. Le niveau de défiance à l’encontre des autorités témoigne du besoin aigu d’information.

La réouverture partielle du site Lubrizol, en décembre, s’est faite sans concertation avec la population. C’est un nouvel acte manqué. Pourtant, la confiance réclame l’amélioration de l’accès à l’information. Il faut mettre en open data tous les documents diffusés au Conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST) concernant les demandes d’autorisation (13) d’ouverture ou de réouverture des sites industriels les plus dangereux. Il faut revoir la composition du CODERST qui laisse aujourd’hui peu de place aux représentants des collectivités locales et des ONG.

Pour que la pression sur l’exploitant soit constante, il faut créer des « permis ou autorisations provisoires » comme en Allemagne pour les sites industriels à hauts risques (14).

La transparence exige aussi qu’en cas d’accident grave sur un site industriel, la liste des produits endommagés devra être rendue publique dans les 48 heures, accompagnée d’une analyse de leur impact pour la santé et pour l’environnement réalisée par un collège d’experts indépendants. La mise en place d’un comité pour la transparence doit devenir automatique (15). Les citoyens doivent être impliqués dès le début d’une telle crise et associés à la prise de décision.

Dans une telle situation, une autorité indépendante permettrait également de venir en appui aux services de l’État et d’ajouter une parole technique à une parole politique trop souvent discréditée. Elle agirait en ce sens comme un tiers de confiance indépendant.

Tirer les conséquences de la mauvaise gestion de crise

La gestion de crise de l’accident Lubrizol a mis en lumière les limites de notre système d’alerte et d’avertissement des populations, en total décalage avec l’éventail d’outils d’information rapide dont nous disposons désormais. Conformément à une directive européenne et à l’horizon 2022, de nouveaux moyens de communication seront déployés pour avertir la population en cas d’événements graves. Cela ne doit pas s’arrêter là. Lorsqu’une sirène retentit, il est recommandé d’écouter la radio et les médias dédiés pour suivre les recommandations des autorités. Il s’agit d’ailleurs d’un canal qui a démontré son efficacité, à l’inverse des réseaux sociaux qui ont eu tendance à diffuser des informations partielles ou erronées. Pour que cela devienne un réflexe, il faut organiser des « exercices à la japonaise » grandeur nature pour que les gestes et les comportements s’acquièrent (16).

Pour éviter qu’il faille attendre plusieurs jours avant de connaître de façon précise la liste et la quantité de produits qui ont été touchés, alimentant le sentiment d’opacité de la part de la population, à l’avenir, il convient d’obliger tous les sites industriels à tenir une liste à jour des produits dangereux (17) en précisant leur quantité et l’endroit précis où ils sont stockés, y compris lorsque ces produits sont stockés chez des sous-traitants ou prestataires de services. Cette obligation sera susceptible d’être contrôlée – et par conséquent sanctionnée en cas de manquement – par les inspecteurs des sites classés.

Enfin, il faut assouplir les conditions de reconnaissance de l’état de catastrophe technologique. Après l’incendie Lubrizol, beaucoup d’habitants ont subi des dégâts, causés par les retombées de suies et d’amiante. Le seuil de cinq cents logements rendus inhabitables à la suite d’un accident est absurde. Que se passerait-il si seulement 499 étaient concernés ? Qui peut affirmer qu’une véritable marée noire dans l’atmosphère n’est pas une catastrophe technologique ? Le gouvernement doit prendre ses responsabilités et réécrire ce décret pour mieux protéger la population en cas de survenance d’un accident industriel (18).

Conclusion

Dorénavant, plus rien ne doit être comme avant. Sinon les mêmes causes produiront les mêmes effets. Pour assurer une vie en toute quiétude à proximité des sites les plus sensibles, parce que l’industrie est essentielle dans notre pays, il faut repenser notre logiciel de gestion des risques. Ces 18 propositions répondent toutes à des problématiques précises soulevées durant l’accident Lubrizol et au cours des travaux menés par la mission d’information parlementaire. Le secteur industriel comme les pouvoirs publics ont tout à y gagner. Renforcer les règles permettra d’améliorer la sécurité. Créer un véritable gendarme des sites industriels sensibles apportera confiance et transparence aux habitants.

C’est le rôle de cette mission d’information, faire des propositions pour mieux protéger la population. Voilà la raison pour laquelle j’ai, pour ma part, voulu mettre ces réflexions sur la table.

 


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   introduction

Le 26 septembre 2019, à Rouen, en pleine nuit, un incendie touchait l’usine de produits chimiques de la société Lubrizol et un site voisin, celui du logisticien Normandie Logistique.

Cet incendie, d’une ampleur et d’une intensité exceptionnelles, a provoqué la formation d’un épais panache de fumée noirâtre au-dessus de la ville, qui s’est diffusé très largement au gré des vents en dispersant des suies, couvrant une partie de la Seine-Maritime puis des territoires picards.

Si cet incendie n’a occasionné ni mort, ni blessé, ni aucun dégât matériel en dehors des sites concernés, les images de l’incendie ont été accueillies avec anxiété et incompréhension par la population. Comme député de Rouen, vivant lui-même sous le lieu de passage du panache de fumée, votre rapporteur comprend et partage ce ressenti.

Face à l’ampleur de cet incendie et aux multiples questions qu’il a suscitées, la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale a décidé la création d’une mission d’information sur l’incendie de Lubrizol à Rouen, constituée le 9 octobre 2019. Passé le temps de l’émotion, un travail de fond était nécessaire, parce qu’un incendie sur un site SEVESO ne devrait pas arriver, parce que des questionnements sur la gestion de cette crise et l’information à la population ont été soulevés, parce que les conséquences de l’incendie sur la santé, l’environnement et l’économie du territoire devaient être mesurées. Comprendre, analyser puis proposer des solutions réalistes et ambitieuses, tels sont les objectifs suivis par votre rapporteur en rédigeant ce rapport.

La mission d’information s’est ainsi réunie à 35 reprises, soit près de 50 heures d’auditions, pour entendre plus de 150 personnes : pouvoirs publics, services de l’État, services de secours, scientifiques et experts, représentants d’associations, élus et citoyens. Les intervenants ont eu l’occasion de détailler à la mission les faits, le déroulé de l’incendie, la manière dont ils l’ont vécu ainsi que les suites qui y ont été données. Certains nous ont également fait part de leurs inquiétudes, de leurs attentes, de leurs colères parfois.

Votre rapporteur a tenu à définir quatre axes de propositions afin de lutter plus efficacement contre le risque d'accident, de l’amont à l’aval :

– la préparation aux risques industriels en instaurant une véritable culture du risque durable en France ;

– la prévention, en luttant mieux contre les risques industriels ;

– l’information à la population en situation à risque ;

– la réparation, en particulier du préjudice spécifique et grave subi par la ville de Rouen.

Ces quatre axes se concentrent sur un nombre volontairement limité de propositions afin que ces dernières soient lisibles, concrètes et hiérarchisées.

En outre, votre rapporteur souhaitait préciser que, conformément à la ligne de conduite dont elle ne s’est jamais départie au long de ses travaux, la mission d’information n’entendait pas s’immiscer sur des sujets faisant directement l’objet des enquêtes et procédures judiciaires en cours, eu égard au principe de la séparation des pouvoirs.

Enfin, votre rapporteur tenait à remercier chaleureusement l’ensemble de ses collègues qui ont participé aux travaux de la mission ainsi que souligner la qualité des échanges entre les députés et les auditionnés, animés par la volonté d’œuvrer pour l’intérêt général.

 


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   PREMIÈRE PARTIE : L’INCENDIE DU 26 SEPTEMBRE 2019, un événement majeur impliquant
un site industriel singulier

Avant toute chose, votre rapporteur souhaite évoquer, de façon factuelle, lévénement en lui-même. Pour pouvoir tirer des leçons de l’incendie qui a touché l’usine Lubrizol et les entrepôts de Normandie Logistique le 26 septembre 2019 à Rouen, il est en effet indispensable de commencer par revenir sur le contexte et les faits de la façon la plus précise possible.

Les deux sites touchés doivent d’abord être présentés. Ensuite, il s’agira de rappeler les circonstances exactes de laccident, en revenant sur sa chronologie et sur ses impacts.

I.   LES DEUX SITES TOUCHés, LUBRIZOL ET NORMANDIE LOGISTIQUE

Les deux sites touchés par l’incendie appartiennent à des entreprises qui ont des notoriétés, des activités et des histoires différentes.

A.   L’USINE LUBRIZOL DE ROUEN, UN SITE INDUSTRIEL SOUS SURVEILLANCE

1.   Le site Lubrizol de Rouen, implantation principale de Lubrizol Corporation en France, a déjà connu des incidents

a.   L’usine rouennaise : principale unité de production de la filiale française de Lubrizol Corporation, un acteur important de l’industrie chimique américaine

Lubrizol Corporation est un groupe américain de la chimie de spécialités. Créé en 1928 et implanté en France depuis plus de 65 ans, le groupe est contrôlé depuis 2011 par Berkshire Hathaway un des grands investisseurs du marché américain fondé et dirigé par Warren Buffet.

Cette entreprise bénéficie d’une solide réputation au sein de son secteur dactivité. Elle dispose dans le monde d’une soixantaine de sites de production et de nombreux laboratoires techniques (Amérique du Nord, Asie, Brésil, Allemagne, etc.). Ses produits sont commercialisés dans plus de 100 pays.

Le groupe Lubrizol est une multinationale de la chimie dont les activités sont profitables. Il n’est cependant pas un « géant » du secteur, en tout cas comparable à l’américain DowDupont, au conglomérat chinois résultant de la fusion récente entre les groupes ChemChina et Sinochem, au britannique Ineos ou encore aux deux acteurs historiques allemands que sont les groupes Bayer-Monsanto et BASF. Avec un chiffre d’affaires mondial de 6,8 milliards de dollars pour l’exercice 2018 (en croissance de 8 %), Lubrizol se place néanmoins juste derrière des groupes chimiques comme le français Arkema ou encore le belge Solvay qui enregistrent des chiffres d’affaires respectifs de 8,8 et 10,3 milliards d’euros. Le chiffre d’affaires de Lubrizol Corp. est tout de même supérieur à celui de Total Petrochemicals France (4,4 milliards d’euros).

Lubrizol est un leader sur les marchés spécifiques des additifs pour moteurs, transmissions et directions assistées mais aussi de produits indispensables à certains process de l’industrie. Au titre d’une diversification accélérée au cours des années 2000, l’entreprise a développé des solutions d’ingrédients incorporés aux cosmétiques et produits de santé ainsi que pour des peintures, des revêtements de meubles avec des polymères de performance.

Elle développe également son activité dans des domaines de la biotechnologie. Elle compte près de 12 000 références à son catalogue et détient 1 600 brevets.

Fort de cette position, Lubrizol Corp. affirme dans sa communication qu’au niveau mondial « Une voiture sur trois roule avec des additifs Lubrizol ». Le groupe affirme aussi : « À la maison, où que vous soyez ! Partout où vous regardez, Lubrizol est là. »

b.   Une usine de Lubrizol France, première filiale étrangère de Lubrizol Corporation, inscrite dans un paysage marqué par une ancienne et encore forte présence industrielle

À elle seule la filiale française (dont le siège social est à Rouen) réalise un chiffre d’affaires de 1,15 milliard d’euros et assure ainsi une partie importante de l’activité et des bénéfices de Lubrizol Corp. qui (avant impôts) représentent près de 10 % de son chiffre d’affaires. Il s’agit donc d’activités générant des marges plutôt élevées dans l’industrie. Lubrizol France, du fait de son importance, nest assurément pas considérée comme une filiale internationale parmi dautres au sein du groupe américain car elle joue un rôle pivot dans ses activités en Europe : 75 % de la production de son site de Rouen sont exportés et Lubrizol France se présente comme le premier exportateur de Haute-Normandie.

Située en zone urbaine au cœur de la Métropole et à proximité de la commune du Petit-Quevilly, l’usine rouennaise est historiquement la première implantation française de Lubrizol, en 1954, et y constitue sa plus importante unité de production.

Deux autres sites sont venus compléter son appareil industriel : en 1969, à Oudalle (également situé en Seine-Maritime) dans la zone industrialo-portuaire du Havre puis, en 1991, à Mourenx (Pyrénées-Atlantiques), une plus petite unité. Ces trois établissements, du fait de la nature et des quantités des matières premières employées pour leurs productions respectives, relèvent de la catégorie SEVESO « seuil haut » au titre de la réglementation applicable aux installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) ([3]).

Au total, le groupe emploie directement en France environ 650 salariés (dont près des deux tiers à Rouen) sur un effectif mondial de 8 700 personnes. Mais il est avéré qu’avec ses prestataires et sous-traitants, les activités de Lubrizol impliquent, en France, près de 2 000 emplois.

c.   Une importante usine ayant déjà connu de sérieux « incidents » parmi lesquels une fuite de mercaptan en 2013

Lubrizol Corp. est un groupe qui se conçoit dynamique et responsable. Il promeut une politique de responsabilité sociale et environnementale (RSE). Son code déthique à destination de ses salariés (version de 2016 consultable sur le net) recèle de nombreuses prescriptions en ce sens.

La sécurité est dabord érigée en priorité absolue : « La sécurité est une valeur fondamentale. Lubrizol sattache à protéger ses collaborateurs, ses clients et les communautés [collectivités territoriales et riverains] au sein desquelles lentreprise opère. Notre but est d’empêcher la survenance daccidents et de blessures en fiabilisant fortement tous les aspects de notre production. » Ce code exige notamment des collaborateurs de Lubrizol partout dans le monde de « suivre toutes les formations requises en matière de sécurité » et de « veiller à ce que les prestataires et les visiteurs se trouvant dans les locaux de Lubrizol suivent les formations de sécurité éventuellement nécessaires ».

Un chapitre du code d’éthique de l’entreprise, spécialement consacré à lenvironnement, est intitulé « Minimiser l’impact environnemental ». On y lit notamment : « Lubrizol est déterminée à se conformer aux normes environnementales les plus rigoureuses […] et intègre dans ses opérations quotidiennes des pratiques bien établies de gestion de lhygiène, de la sécurité et de lenvironnement. » En ce sens, le code d’éthique assigne aux collaborateurs du groupe de « signaler immédiatement les fuites, les déversements et dégagements afin quils puissent être traités rapidement et évités à lavenir » en ajoutant comme autre obligation de « fournir des informations correctes et exhaustives pour lobtention de permis environnementaux et le respect dautres exigences réglementaires ».

Les productions de Lubrizol sont effectivement caractérisées par des process « à risques » (notamment des mélanges de matières premières inflammables et/ou combustibles) jusqu’au stockage des produits finis. Ainsi, en France, ses sites sont soumis à une surveillance qui implique des contrôles. Les règles internes de sécurité applicables à l’entreprise sont assurément élevées sans différer a priori de certaines normes applicables aux traitements industriels d’hydrocarbures par les industries pétrolières et pétrochimiques.

Toutefois, antérieurement à l’incendie du 26 septembre, le site Lubrizol de Rouen avait déjà connu certains incidents majeurs.

Laccident le plus spectaculaire datait du 21 janvier 2013. Il s’agissait d’une importante fuite d’un gaz malodorant, un événement dû à une erreur de manipulation de commandes techniques par un opérateur au cours d’un week-end. Ses conséquences (principalement une fumée nauséabonde) avaient été perceptibles pendant plus de 48 heures jusqu’au sud de l’Angleterre et en région Île de France, c’est-à-dire bien au-delà de Rouen et d’une partie de la Normandie. Cette fuite concernait cependant un gaz non toxique, le mercaptan, largement utilisé et qui d’ailleurs sert par incorporation de « marqueur d’alerte » au gaz de ville naturellement inodore. L’absence de toxicité du mercaptan (hors forte concentration et inhalation massive), un gaz rapidement dilué dans l’atmosphère, n’est toutefois pas sans effets néfastes ou, à tout le moins incommodants, avec des nausées et maux de tête susceptibles d’être provoqués par sa forte odeur. De plus, lorsque le mercaptan s’échauffe trop, une émission d’hydrogène sulfuré (H2S) peut s’ajouter à son émission incontrôlée avec alors de possibles conséquences plus dangereuses.

L’inquiétude des populations s’était assez naturellement traduite par des centaines d’appels aux différents services départementaux d’incendie et de secours (SDIS) et aux services d’urgence (2 500 appels en quelques heures mais moins de 20 consultations médicales).

Une enquête ouverte par le parquet de Rouen pour « mise en danger de la vie dautrui » avait donné lieu à des investigations de police judiciaire, y compris par l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (OCLAESP). Une négligence dans le process de l’entreprise a été mise au jour tout en soulignant l’aggravation du phénomène du fait de son retard à prendre les mesures appropriées afin de préparer une solution chimique neutralisante.

En avril 2014, cette affaire a abouti à la condamnation de Lubrizol à une amende de 4 000 euros par un verdict du tribunal de police de Rouen. Un montant, au demeurant faible, largement commenté par de nombreux Rouennais et par des organisations de défense de l’environnement, dautant quen août 1989 une émission dans latmosphère de mercaptan (estimée à l’époque entre 1 et 5 kilogrammes de ce gaz) sétait déjà produite à partir du site de Rouen en raison d’une augmentation anormale de la température sur une unité de fabrication.

En outre, le site rouennais, avait également été à l’origine, le 29 septembre 2015, d’une fuite denviron 2 000 litres dhuile minérale déversés dans le réseau d’évacuation des eaux pluviales. L’action des pompiers et de l’entreprise avait toutefois permis d’en contenir la plus grande partie sans toutefois éviter un écoulement dans la Seine, qualifié de « faible ampleur » par la préfecture, mais qui avait néanmoins nécessité la mise en place de barrages flottants par le Grand port maritime de Rouen.

Concernant le site dOudalle, autre site de production seinomarin de Lubrizol, des incidents ont aussi été constatés. Au lendemain de la fuite de mercaptan de 2013 à Rouen, M. Jacky Bonnemains, porte-parole de l’association Robin des Bois, ([4]) avait tenu à rappeler dans la presse qu’en 2009 deux incidents similaires, certes de moindre ampleur, s’étaient produits dans l’usine d’Oudalle. Mais le plus important sinistre enregistré à partir de cet autre site reste l’explosion suivie d’un incendie, au cours de la nuit du 16 au 17 avril 2003, endommageant 40 % des capacités de production sans toutefois avoir eu d’impacts sur l’environnement. Et dans les jours précédant l’événement majeur du 26 septembre 2019 à Rouen, un incendie s’est déclaré, en journée du 3 septembre, dans une salle de filtration de l’usine d’Oudalle mais il a pu être totalement maîtrisé en moins de quatre heures avec le déclenchement du plan d’opération interne (POI) et le soutien d’une cinquantaine de pompiers.

2.   Un incident en 2013 dont l’ensemble des leçons n’ont pas été tirées par les pouvoirs publics

a.   À la suite de l’incident de 2013, un rapport d’inspection proposait diverses recommandations dont certaines, importantes, n’ont pas été suivies par l’État

Sur sa demande, notre collègue Mme Delphine Batho, députée des Deux-Sèvres (non-membre de la mission d’information) a témoigné de son expérience en tant que ministre de l’écologie au moment de la fuite de mercaptan. Elle a débuté son propos en indiquant avoir « vécu cet accident immédiatement comme un échec pour les services de l’État au regard des anomalies que javais constatées dans la gestion de crise », tout en rappelant que « Lubrizol en 2013 ne sest pas avérée être une entreprise exemplaire » notamment, selon elle, pour ses capacités et sa réactivité dans l’application des plans prévus et visant à réduire les risques. Insistant sur un élément précis : « j’avais saisi les services d’inspection, des trois ministères, intérieur, industrie et écologie, afin que toutes les leçons en soient retenues » ([5]), Mme Batho a tenu à rappeler que le rapport de mai 2013, rendu au terme de ce travail interministériel, avait particulièrement mis l’accent sur deux points :

– en premier lieu, le constat que l’ensemble de la gestion de crise, en France, est fondé sur la question de la toxicité aiguë, donc sur les risques létaux mais beaucoup moins sur les conséquences sanitaires pouvant, d’une part, déclencher des symptômes incommodants et, d’autre part, des effets à long terme ;

– le deuxième élément portait sur la communication, en relevant des défaillances dans la gestion des systèmes d’alerte en direction des élus comme de la population et un usage inadapté des réseaux sociaux, il est vrai moins généralisés en 2013 qu’à présent.

Mme Delphine Batho a également soulevé devant la mission une donnée d’importance qui distingue la fuite de 2013 de l’incendie de 2019 : en 2013, les autorités n’ont à aucun moment été dans l’ignorance de la nature de la substance rejetée dans l’environnement mais seulement, au départ, de son exacte quantité ; alors, qu’en 2019, les caractéristiques et les volumes des substances brûlées (très nombreuses) n’étaient pas connus au déclenchement de l’incendie et au cours des opérations engagées pour le combattre. Il aura fallu plusieurs jours pour connaître ces données, une information qui sera d’ailleurs communiquée beaucoup plus tardivement de la part du stockeur Normandie Logistique que du producteur Lubrizol.

Il semble que les recommandations du rapport d’inspection de 2013 n’ont été que partiellement suivies par les pouvoirs publics de l’époque pour modifier leur doctrine. Deux difficultés de la gestion de crise de l’incendie de 2019 sont en effet liées à l’information des élus et des populations d’une part, et d’autre part à la concentration sur la question de la toxicité aiguë.

b.   Pour autant, Lubrizol paraissait faire l’objet d’une surveillance renforcée des autorités locales de l’État

En raison de la nature « à risques » des activités et de son accidentologie passée, le site de Lubrizol à Rouen faisait lobjet dune surveillance particulière de la part de ladministration en charge de la protection de lenvironnement et de la prévention des risques technologiques.

Au cours de la deuxième audition tenue par la mission d’information, M. Patrick Berg, directeur de la Direction régionale de lenvironnement, de laménagement et du logement (DREAL) de Normandie a, d’emblée, tenu à préciser le grand nombre de contrôles effectués par son service d’inspection des installations classées, témoignant ainsi d’une attention soutenue qui résultait des constatations de l’administration à l’occasion de l’importante fuite de mercaptan de 2013 : « Cest donc la première raison pour laquelle nous sommes allés souvent chez Lubrizol dans les années qui ont suivi. Nous y sommes allés huit fois en 2013, quatre fois en 2014, neuf fois en 2015, sept fois en 2016, trois fois en 2017, cinq fois en 2018 et déjà deux fois en 2019. Cela représente 38 visites auxquelles sajoute celle effectuée le jour de lincendie, soit au total 39. Nous avions prévu, début 2019, dy aller quatre fois sur lensemble de lannée. Nous y serions allés quarante fois sur sept années civiles, soit près de six fois par an. » Monsieur Berg a ajouté à ce propos : « Le programme pluriannuel de contrôles des installations classées du ministère prévoit que nous devons nous rendre sur un site SEVESO seuil haut au moins une fois par an. Vous voyez que nous y sommes allés entre cinq et six fois plus que ce qui est recommandé, à cause de laccident de 2013. » ([6])

Ce bilan quantitatif peut paraître impressionnant. Le site Lubrizol de Rouen a sans doute été lune des usines les plus contrôlées au cours des six années ayant suivi laccident de 2013 par rapport aux autres sites normands classés SEVESO et, peut-être même, au niveau national.

Ces contrôles, dont la mission d’information n’est pas en mesure d’apprécier le niveau qualitatif, ont d’abord été motivés, selon le propos de M. Berg, afin « de vérifier lapplication des prescriptions prises à lencontre de lentreprise ». Le directeur de la DREAL a également précisé à la mission « les échanges nourris » entre ses services et l’organisation professionnelle France Chimie Normandie (ex-Union des industries chimiques) sur « le facteur humain » c’est-à-dire sur le management et la mobilisation des personnels d’un site SEVESO, une ICPE complexe. Enfin, la DREAL a effectué d’autres vérifications en déclenchant notamment un POI « au milieu des 39 inspections » puis « dans une troisième séquence de nos inspections » des contrôles sur les moyens de défense contre l’incendie propres à l’usine car un certain nombre de prescriptions n’étaient pas remplies « notamment sur la question de la limitation à 20 minutes de la possibilité d’avoir des départs de feu, dans au moins quatre endroits de l’usine. Il y a eu un arrêté de mise en demeure ». Force est de constater que face à la violence de l’incendie du 26 septembre 2019, les moyens d’extinction automatique de l’entreprise se sont néanmoins révélés inopérants ou, à tout le moins, inefficaces.

Au cours de son audition devant la mission, Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire, a tenu à souligner « lengagement des personnels de la DREAL » en ajoutant d’ailleurs que dans le contexte de cet incendie majeur « leur connaissance de linstallation a permis de prévenir tout sur-accident » ([7]).

B.   LA SOCIÉTÉ NL LOGISTIQUE, FILiale de normandie logistique

1.   Normandie Logistique, holding de NL Logistique

a.   Normandie Logistique est une entreprise de transport et de logistique pour laquelle l’entreposage, a fortiori chimique, ne représente qu’une faible part de l’activité

Fondée en 1977, Normandie Logistique est une entreprise de taille intermédiaire (ETI) composée de 460 collaborateurs avec un chiffre daffaires annuel de 54 millions deuros ([8]). Sa croissance s’est essentiellement nourrie de rachats successifs de petits transporteurs locaux ; une croissance externe qui a établi un réel ancrage régional sur le quart nord-ouest de la France, principalement sur le triangle Rouen, Caen, Le Havre, mais aussi à Rennes ou encore à Angers.

Son capital a été progressivement ouvert à ses principaux cadres à partir de 2009 au titre d’un OBO (Owner Buy Out). L’entreprise opère dans des activités de transport et de logistique :

– le transport terrestre et l’affrètement constituent son activité principale et représentent 80 % du chiffre d’affaires de l’entreprise ;

– la partie entreposage – celle concernée par l’incendie puisque c’est un site de stockage qui a brûlé – ne représente quant à elle que 15 % du chiffre d’affaires ;

– enfin, l’entreprise intervient également sur des activités « overseas », c’est-à-dire qu’elle est transitaire, au Havre.

C’est ainsi que selon son président, M. Sylvain Schmitt, auditionné par la mission d’information, Normandie Logistique est davantage une entreprise de transport que de stockage : « Notre métier principal est le transport. Nous sommes transporteurs avant tout. » Par ailleurs, sa clientèle est très diverse et le stockage chimique ne concerne que Lubrizol : « Le groupe a une clientèle très diversifiée et la chimie ne représente pratiquement quun seul client. Il sagit de Lubrizol, principalement à cause de la proximité et du voisinage. » ([9]).

Normandie Logistique est donc en réalité une entité qui contrôle trois sociétés chapeautant chacune l’un de ses cœurs de métier : NL Transport, NL Logistique et NL Overseas.

b.   NL Logistique, une entreprise gérée, en fait, comme une « grosse PME » exploitant notamment six sites d’entreposage, dont le site mitoyen de Lubrizol à Rouen

NL Logistique est la société qui porte l’activité d’entreposage de Normandie Logistique. Elle emploie 50 personnes et enregistre un chiffre daffaires de 8 millions deuros. Ses entrepôts de stockage sont répartis sur six sites à Caen, Rouen et Le Havre. NL Logistique est donc la société exploitante du site sinistré.

Ce dernier fait partie des anciens entrepôts portuaires qui datent de 1920 et constituaient ce que l’on appelait à l’époque des « Magasins généraux » et enregistrés comme tels en 1953. Historiquement dédiés au stockage de bois, ces entrepôts occupent une bande de 300 mètres de long sur 40 à 60 mètres de large. L’installation des deux sites classés SEVESO mitoyens n’aura lieu que postérieurement : Lubrizol classé SEVESO « seuil haut » et Triadis classé « seuil bas ».

Le site stockait environ 8 000 tonnes de produits dont 4 250 tonnes ont brûlé dans l’incendie du 26 septembre 2019. Parmi ceux-ci, 1 691 tonnes appartenaient à Lubrizol. Concernant la nature des produits chimiques stockés pour le compte de la société Lubrizol, le président de Normandie Logistique a affirmé lors de son audition devant la mission d’information quil ne sagissait que de produits combustibles et non de produits dangereux, en accord avec leur habilitation d’installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE) dans la rubrique 1510 : « Dans notre classement ICPE, nous étions habilités à stocker ce type de produits », « principalement des stocks de fûts dans lesquels il ny a pas de produits dangereux. Nous pouvons en avoir quelques-uns, mais il y a des seuils » ([10]). Le directeur de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) de Normandie, M. Patrick Berg, confirmera lors de l’audition de M. Pierre-André Durand, préfet de la région, quaucune faute concernant la nature des produits stockés ne semble avoir été commise par Normandie Logistique : « Avec les éléments que nous avons en main […] nous ne décelons pas dirrégularité dans la nature des produits stockés chez Normandie Logistique, ni en quantité de produits ni en nature de produits. » ([11]).

Toutefois, votre rapporteur a été surpris d’apprendre, de la part des dirigeants de Normandie Logistique, leur méconnaissance de la nature réelle des produits stockés dans leurs entrepôts, de laquelle ces derniers ne se sont pas cachés lors de leur audition devant la mission d’information : « quand nous faisons notre métier dentreposeur, nous ne connaissons pas les produits ». En conséquence, on comprend mieux la difficulté réelle qui a été la leur de constituer un inventaire précis des produits stockés, et notamment des produits brûlés.

Même en considérant des difficultés matérielles liées à l’incendie et la nécessité d’un repli sur un autre site pouvant générer un relatif désordre de l’informatique, mais également des justifications « humaines » liées à l’état de choc des employés, votre rapporteur constate cette incapacité et cette méconnaissance imputables à l’entreposeur mais aussi, dans une certaine mesure, à ladministration. Dans le cas de produits ou d’environnements dangereux, il devrait incomber à l’industriel, comme à l’entreposeur, de tenir à jour un état des stocks précis. L’administration devrait pouvoir aisément disposer de cet état des lieux régulier. Son absence témoigne bien d’une insuffisance de surveillance, donc de connaissance du site de NL Logistique.

Une interrogation concerne néanmoins Lubrizol qui entretenait des relations daffaires anciennes et continues avec NL Logistique. L’industriel ne semble pas avoir été très curieux des modalités de gestion de ses produits par un partenaire pourtant si proche. Ce voisinage présentait effectivement des avantages (au point qu’il fut même un temps envisagé de percer une des séparations mitoyennes pour faciliter les acheminements de produits à entreposer). La force de l’habitude a sans doute atténué la vigilance du donneur d’ordres sur les capacités de son prestataire pour connaître en permanence la composition exacte et la localisation précise des produits stockés dans ses locaux donc le potentiel de risques associés mais aussi sur l’existence de protections incendie en rapport.

2.   Un site d’entreposage trop peu surveillé par l’État, notamment en raison de possibles manquements de la part de l’entreprise

a.   Un site probablement trop peu visité et jamais contrôlé

Lors de son audition devant la mission d’information, le directeur de la DREAL de Normandie ([12]), a affirmé que, malgré l’absence d’obligations réglementaires compte tenu de sa classification d’alors, les services de lÉtat ont visité à deux reprises les locaux du site sinistré de NL logistique :

– en 2011, dans le cadre de lélaboration du plan de prévention des risques technologiques (PPRT) afin de « vérifier la zone deffet de Lubrizol chez Normandie Logistique » ;

– en 2017, en raison d’une velléité dacquisition des entrepôts de la part de Lubrizol ([13]), afin de permettre à la DREAL d’étudier les aménagements nécessaires au passage des locaux sous le régime SEVESO en cas de rachat des entrepôts par Lubrizol.

Au-delà de ces deux visites – qui ne constituent pas des contrôles à proprement parler – aucun contrôle na été réalisé. Cet état de fait paraît normal dans la situation administrative où se trouvait alors le site de NL Logistique, c’est-à-dire sous le régime de la déclaration. Pour ces ICPE considérées comme les moins à risques, la réglementation nimpose aucun contrôle régulier, mais uniquement en cas de problème. C’est ce qu’a confirmé le directeur de la DREAL de Normandie, M. Patrick Berg lors de son audition devant la mission d’information : « Parce que les ICPE soumises à déclaration sont des installations simples, il ny a de visites dinspection que sur signalement de bruits, dodeurs ou dactivités suspectes par un élu ou un riverain. Il ny a jamais eu de signalement de bruits, dodeurs ou dactivités suspectes chez Normandie Logistique. » ([14]).

Ce faible nombre de visites et labsence totale de contrôles ne peuvent quêtre dénoncés par votre rapporteur. Ce que l’on peut qualifier de manquement relève en réalité de deux causes :

– une prise en compte du risque de la part de ladministration encore trop concentrée sur une approche site par site et pas assez par zone de danger. Pourtant, les dispositions des directives SEVESO incitent à prendre en compte l’environnement immédiat du site classé SEVESO ([15]). Sans affirmer que cette directive n’est ici pas respectée, ce qui serait faux, votre rapporteur insiste sur le fait que lun de ses objectifs nest en tout cas pas efficacement atteint. Il est en effet très difficile de comprendre que des entrepôts situés à proximité immédiate d’un site SEVESO « seuil haut », a fortiori quand ces derniers stockent des produits provenant de ce même site et ce, même si lesdits produits ne sont pas ceux qui justifient la classification SEVESO de l’usine Lubrizol, ne soient pas davantage contrôlés. Il paraît même inacceptable que les seuls moments où des inspecteurs pénètrent ce site le soient par incidence ;

– une classification réglementaire inadaptée (de laquelle dépend le nombre de visites) en raison d’un manquement de la part de l’entreprise, mais aussi tout de même d’une inertie administrative à ce niveau de risque.

b.   Une classification réglementaire discutable en raison d’un régime particulier dit « des droits acquis »

Si le site sinistré demeurait soumis au régime ICPE de la déclaration alors qu’il relevait juridiquement du régime de l’enregistrement, c’est en raison d’un dispositif juridique bien particulier : celui des droits acquis.

Le principe est énoncé au premier alinéa de larticle L. 513-1 du code de lenvironnement qui prévoit que « Les installations qui, après avoir été régulièrement mises en service, sont soumises, en vertu dun décret relatif à la nomenclature des installations classées, à autorisation, à enregistrement ou à déclaration peuvent continuer à fonctionner sans cette autorisation, cet enregistrement ou cette déclaration […] ». Ce dispositif signifie que les modifications du classement des installations ne sappliquent pas rétroactivement aux installations en cours dexploitation.

C’est bel et bien la situation qu’a connue Normandie Logistique. En effet, les dirigeants de la société s’appuient sur ce régime pour justifier leur maintien dans un niveau de contrôle d’une ICPE soumise au régime de déclaration. Ainsi, au cours de leur audition, les dirigeants de Normandie Logistique invoquent « lantériorité » de leur classement juridique pour justifier leur maintien dans la classification d’origine : « lhistoire des entrepôts est liée à lantériorité. Cela signifie que toutes les lois liées à lICPE ont bénéficié dun régime spécifique qui est un régime dantériorité » ([16]).

Le directeur de la DREAL de Normandie, M. Patrick Berg, a également précisé que des créations ou changements de rubriques, ayant un impact sur ce site, sont intervenus en 1986 et 1992 et qu’à chaque fois la situation avait été régularisée ([17]). Toutefois, en 2010, avec la création du régime de l’enregistrement, l’entreprise n’a pas réagi, toujours selon M. Patrick Berg : « En 2010, il y a encore eu un changement de rubrique. Là, très clairement, ils ont été défaillants. Ils ne se sont pas manifestés. Cest une défaillance administrative. » C’est ainsi que, toujours selon le directeur de la DREAL, « à défaut de sêtre manifestés, après cette modification des textes en 2010, ils sont restés connus de nous comme ICPE soumise à déclaration » ([18]).

Pourtant, se manifester relevait d’une obligation légale. En effet, la suite de l’article L. 513-1 du code de l’environnement place le bénéfice du régime des droits acquis sous le respect d’une exigence : « […] à la seule condition que lexploitant se soit déjà fait connaître du préfet ou se fasse connaître de lui dans lannée suivant lentrée en vigueur du décret ».

L’exploitant doit donc obligatoirement se faire connaître dans un délai d’un an suivant la publication du décret qui a pour effet de soumettre son installation à un régime administratif plus sévère. L’article R. 513-1 du code de l’environnement précise que celui-ci doit notamment fournir au préfet « La nature et le volume des activités exercées ainsi que la ou les rubriques de la nomenclature dans lesquelles linstallation doit être rangée. »

 L’absence de manifestation de la part de Normandie Logistique constitue donc un manquement, pénalement répréhensible selon l’article R. 514‑4 du code de l’environnement. Si votre rapporteur ne se prononce pas sur l’opportunité d’une telle sanction, dans les mains de l’autorité judiciaire, il apparaît qu’un tel régime de « droits acquis » peut favoriser les manquements. Votre rapporteur tient toutefois à ne pas omettre une responsabilité administrative assez claire, car si nul nest censé ignorer la loi, lÉtat – et par là même ses services dans les départements et les régions – est censé également la faire appliquer.

En lui-même, le fait que le directeur de la DREAL ait décrit devant la mission les modifications de rubriques successivement intervenues au cours des années dans les classifications réglementaires des IPCE du type de celle exploitée par Normandie Logistique, ne peut que soulever une interrogation sur l’absence de suite donnée à ce constat.

D’autant qu’en précisant que le dernier changement de rubrique était intervenu en 2010, il a montré que jusqu’au jour de l’incendie, donc sur une période de près de dix années, l’attention de l’exploitant n’a jamais été appelée par son service sur l’obligation qui lui incombait de se soumettre au régime de l’enregistrement.

Il existe sans doute dautres Normandie Logistique en France, spécialement dans le domaine de lentreposage, dont le classement réglementaire n’est pas à jour, voire obsolète, au regard de leurs activités courantes et notamment en raison de la nature et des quantités des produits qu’ils abritent. Il est impératif pour ladministration de désormais considérer des situations qui semblent trop largement « échapper à ses radars ».

II.   UN INCENDIE INDUSTRIEL D’une ampleur EXCEPTIONNELLE

Après cette présentation des sites touchés, votre rapporteur souhaite revenir sur la chronologie de l’événement.

Ayant débuté peu avant trois heures du matin le jeudi 26 septembre, le feu a été éteint à quinze heures le même jour. Ce feu a présenté les caractères d’un incendie exceptionnel :

par son ampleur : trois hectares de produits combustibles et inflammables qui ont brûlé dans l’emprise de l’usine Lubrizol et 7 000 mètres carrés du hangar de stockage de Normandie Logistique. Selon le colonel Jean-Yves Lagalle, directeur départemental du Service départemental d’incendie et de secours de Seine-Maritime (SDIS 76), auditionné par la mission d’information : « nos schémas départementaux danalyse et de couverture des risques (SDACR) nous préparent à un feu dhydrocarbures dans un dépôt de 1 500 mètres carrés. Au-delà de 5 000 mètres carrés, il est quasiment impossible de léteindre sans recourir à des moyens nationaux » ([19]) ;

par sa nature : un feu de liquides inflammables, des hydrocarbures pour la plupart, en circulation libre : « les premiers intervenants vont se trouver face à une sorte de mini vague dhydrocarbures qui savance de proche en proche, un peu comme une coulée de lave », toujours selon le colonel Jean-Yves Lagalle, directeur du SDIS 76. Ce feu était accompagné d’énormes explosions de fûts et émettant un énorme dégagement de fumées noires. En outre, un feu d’hydrocarbure nécessite des moyens de projection en émulseurs et mousse comme l’a indiqué le colonel Lagalle devant la mission d’information : « Sur un incendie dhydrocarbures, de leau pure propage lincendie. Grâce à la réactivité des moyens zonaux et nationaux, nous avons bénéficié de citernes démulseurs venant dautres SDIS. Lorsque lensemble des moyens ont convergé, le top mousse a été donné à 11 heures du matin. Il faut tout démarrer en même temps. Il ny a pas le choix. Si vous ratez, il y a une nouvelle inflammation et tous les émulseurs que vous avez consommés ne servent à rien. Cest un feu très technique. » ;

par les moyens de lutte engagés : en provenance de six services départementaux de secours, plus de 240 pompiers sur site, plus de 46 engins lourds, plus de 15 kilomètres de tuyaux déployés, 29 000 litres d’eau par minute, pendant quatre heures, pour éteindre le feu, la mobilisation des cellules émulseurs de quatre brigades (Seine Maritime, Oise, Yvelines et Seine-et-Marne), la mobilisation des émulseurs de 96 mètres cubes de Rubis Terminal, de la Compagnie industrielle maritime, d’Exxon, de Total, la présence de 90 policiers et de 46 gendarmes ;

par la persistance de la gêne liée aux odeurs désagréables d’hydrocarbures, pendant plusieurs semaines, en provenance du site de l’incendie et de la darse ayant recueilli une grande quantité de produits des sites incendiés et de l’émulseur utilisé par les pompiers pour éteindre l’incendie.

Cet incendie aurait toutefois eu un impact faible quant à l’exposition aiguë des populations : selon M. Robert Genet, directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (ANSES) : « la cellule opérationnelle de toxicovigilance a recensé les appels reçus par les centres antipoison entre le 26 et le 30 septembre, qui ont été classés en lien avec l’accident, nous avons 51 cas d’effets indésirables, qui ont été assez bénins. » ([20]). Lors de son audition par la mission d’information, Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé a fait état des données épidémiologiques recensant 259 passages aux urgences, les premiers jours, puis deux à cinq passages quotidiens, pour des pathologies asthmatiformes ou des consultations liées à des nausées, vomissements ou céphalées, six personnes ayant été hospitalisées pour un court séjour. Pour ce qui concerne l’état psychologique des populations, elle a affirmé que « la cellule d’appui psychologique instituée à Rouen du 2 au 11 octobre pour accompagner la population et assurer le soutien et l’écoute des habitants a reçu au total 47 personnes, surtout les premiers jours » ([21]).

Si ce constat laisse entière la question de l’impact et de la surveillance à moyen et long terme ainsi que de la nécessité de répondre en toute transparence aux interrogations de la population, à cet égard, ce constat interdit qu’il puisse être décemment parlé de cet incendie et de ses conséquences comme d’un « deuxième AZF » (L’explosion de Toulouse a causé la mort de 31 personnes, mais aussi 2 242 blessés, dont certains subissent de lourdes séquelles à vie, et 26 000 logements ont été endommagés, dont 11 200 gravement.)

A.   LA CHRONOLOGIE DE L’INCENDIE ET DE LA GESTION DE CRISE

Il s’agit ici de revenir sur la chronologie de l’incendie et de la gestion de crise. Certains éléments évoqués ici le seront donc de nouveau dans la suite du rapport dans l’objectif d’en tirer certaines leçons.

1.   La stratégie opérationnelle d’extinction de l’incendie

a.   La direction opérationnelle des secours

Compte tenu de l’ampleur du sinistre dont il lui a été rendu compte, le préfet de Seine-Maritime a pris la direction opérationnelle des secours.

Le plan particulier d’intervention (PPI), comportait une étude de danger relative au scénario, réalisé en 2016, d’un incendie en masse d’hydrocarbure, dans le bâtiment de stockage A5 de l’usine Lubrizol, stockant des produits finis, conditionnés dans des fûts d’additifs pour les carburants et les huiles.

Ce scénario caractérisait un risque thermique avec un panache de fumée dont les concentrations toxiques ne se situeraient pas au sol, au pied de l’incendie, mais à une altitude de 100 mètres et pourraient s’étendre sur 1 340 mètres, les concentrations se diluant à partir de 340 mètres de hauteur.

La nuit de l’incendie, le plafond des fumées atteignit 400 mètres, Météo France prévoyant son abaissement à 200 mètres à partir de 8 heures du matin.

Au vu de ces éléments, le préfet a fixé les orientations stratégiques aux forces chargées de lutter contre l’incendie et de l’éteindre le plus rapidement possible :

1°) Éviter tout risque de sur-accident, destructions secondaires (« effet domino ») ou victimes (morts ou blessés). Pour la mise en œuvre de cette directive, le directeur du SDIS, commandant des opérations de secours, a mis en place un premier PC (poste de commandement), d’abord au sein de l’usine, puis établi un périmètre de 300 mètres circulaire autour de l’usine, avant de le porter ultérieurement à 500 mètres, pour prévenir les effets de risques de projection. Le colonel Jean-Yves Lagalle, directeur du SDIS 76 a ainsi précisé : « Au début, nous ne sommes pas sur une phase dextinction. Nous sommes sur une phase défensive. Il faut protéger les installations de production. Si le feu avait pris là, nous aurions pu avoir des explosions très graves. De même nous avons pu protéger le bâtiment administratif, protéger Triadis, qui était à côté et qui na pas été touchée par le feu. Je rappelle que Triadis est aussi une entreprise SEVESO, qui traite lincinération de matières dangereuses. Nous étions dans un environnement assez compliqué, qui aurait pu générer des effets dominos majeurs. » ([22]).

2°) Suivre l’évolution de la situation en ce qui concerne la qualité de lair. Il s’est d’abord agi de déduire des mesures de toxicité prises habituellement par les pompiers (comme les dioxydes d’azote ou les oxydes d’azote), celles à prendre pour la protection de la population rouennaise et éviter toute panique. Pour la mise en œuvre de cette directive, le directeur du SDIS commandant des opérations de secours a mis en place un second PC chargé de mesurer les fumées, à partir de 26 points de mesure dans tout le panache. Deux reconnaissances par hélicoptère du nuage ont eu lieu, l’une, à 6 heures et, l’autre, à 8 heures, donnant la confirmation de son axe d’évolution. Des recommandations de mise à l’abri (rester chez soi) ont été diffusées pour douze communes. Il faut avoir à l’esprit que la carte de diffusion du panache, établie par l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS), n’était alors pas disponible.

b.   Deux difficultés se sont présentées : le manque de ressource en eau et le risque de pollution de la Seine

Au cours de la lutte contre l’incendie, deux difficultés supplémentaires sont apparues.

1°) À 4 h 15, la ressource en eau de lusine Lubrizol a manqué. Lors de son audition par la commission d’enquête sénatoriale, M. le colonel Jean-Yves Lagalle, directeur du SDIS 76, a déclaré : « Je constate quà 4 heures 15, les pompiers étaient sur place et que soudainement tout sest interrompu. Une première tentative a alors été effectuée pour réalimenter le réseau interne : cela aurait pu fonctionner mais je ne souhaitais pas prendre le risque pour sauver 300 à 400 mètres carrés dentrepôts, de mettre en péril une dizaine ou une trentaine dhommes parmi les 40 sapeurs-pompiers sur place. Très opportunément, lofficier de commandement sur le site a décidé de repositionner le dispositif depuis la voie publique en se connectant au réseau de la métropole et nous avons pu ainsi conserver un débit de 6 000 litres (360 m3 par heure) pour assurer la protection des installations voisines. On navait pas alors éteint lincendie, mais on lavait au moins circonscrit. » ([23]).

Lors de son audition par la commission d’enquête sénatoriale, M. Patrick Berg, directeur de la DREAL de Normandie, a précisé que l’exploitant disposait d’une réserve disponible de 1 860 mètres cubes sur les 2 000 mètres cubes de sa réserve d’eau, à comparer avec son obligation réglementaire de disposer de 720 mètres cubes (360 mètres cubes pendant deux heures). M. le colonel Jean-Yves Lagalle, directeur du SDIS 76, a souligné que « pour éteindre ce feu, il a fallu 29 000 litres deau par minute pendant quatre heures. Cétait hors norme. ».

Lors de son audition par la commission d’enquête sénatoriale, Mme Isabelle Striga, directrice générale de Lubrizol France, a considéré que : « Ces 2 000 mètres cubes deau ont permis de faire face au début de lincendie mais nous luttions contre un sinistre qui touchait les entrepôts de deux entreprises. […] Les pompiers ont, bien sûr, traité ce sinistre comme un seul incendie en utilisant tous les moyens à leur disposition et la réserve en eau a fini par se tarir : nous le savions puisque nous suivions lévolution de son niveau. » ([24]).

Les pompiers ont d’abord utilisé quatre poteaux du réseau métropolitain, puis les bateaux remorqueurs en provenance du port de Rouen, sur place à 5 h 48, puis du Havre. Au total, il n’y a jamais eu d’interruption d’eau.

2°) Le risque dune pollution de la Seine a conduit à mobiliser le Plan de pollution maritime (POLMAR). L’arrosage massif nécessaire à l’extinction de l’incendie a conduit au ruissellement de quantités importantes de polluants dans les réseaux d’eau pluviale dont les exutoires aboutissent dans une darse du bassin du port.

Toujours lors de son audition par la commission d’enquête sénatoriale, M. le colonel Jean-Yves Lagalle a précisé : « J’ai dabord donné la priorité à lextinction de lincendie tout en sachant que nous allions générer de la pollution. Jai ensuite signalé au Préfet quil fallait gérer une alternative ; en diminuant le débit deau on risquait daugmenter le volume de feu et les projections de fumées. Heureusement, dès 11 heures, nous avons pu nous appuyer sur les moyens du port de Rouen et du Plan POLMAR. »

Pour éviter que la pollution n’atteigne le fleuve, un barrage provisoire léger avait été installé au droit des exutoires avec les moyens du Grand port maritime de Rouen. À 7 heures, le constat de l’insuffisance de ces moyens a conduit à faire appel aux moyens basés au Havre. À 14 heures, un barrage lourd a permis de fermer définitivement le bassin. « À cette heure, aucune pollution nest encore passée dans le fleuve. Le fleuve a été totalement préservé, parce que la nappe sest répandue dans le bassin de six hectares. », a souligné M. Laurent Bresson, directeur de la direction départementale des territoires et de la mer de Seine-Maritime, lors de son audition devant la mission d’information ([25]). En complément du barrage flottant POLMAR, un contre-courant de surface a été réalisé au moyen des lances à eau des remorqueurs présents sur le site, afin de repousser la pollution flottante vers la partie du bassin où elle était pompée et traitée. Plus de 150 mètres cubes de polluants purs, c’est-à-dire séparés de l’eau, ont été retirés, le pompage ayant duré jusqu’au 6 octobre.

c.   La question du fibrociment à l’amiante

S’agissant de la ruine du toit en fibrociment, intervenue au cours de l’incendie, elle a conduit à demander son expertise à l’INERIS. Son expert s’est rendu sur place le lundi 30 septembre. Selon son constat rappelé en audition par le directeur général de lINERIS, M. Raymond Cointe ; « Durant lincendie, la toiture métallique a commencé à seffondrer. Cela a conduit à la ruine du toit en fibrociment. En parallèle, les fûts stockés ont explosé. Ce scénario nest pas plus préoccupant que celui où lensemble du toit brûle. Mais il y a eu une rupture mécanique avec la projection de fragments de fibrociment de taille variable qui ont été emportés dans le panache, à cause de lexplosion des fûts. »([26]).

En ce qui concerne la projection dans l’air de fibres d’amiante, trois campagnes de prélèvements ont été conduites, la première dans le périmètre de 300 mètres des sites Lubrizol et Normandie Logistique, la deuxième dans un périmètre de 15 kilomètres dans la direction du panache jusqu’aux Hauts de Rouen, la troisième dans un périmètre de 800 mètres.

Les résultats des prélèvements montrent que l’incendie n’a pas diffusé de fibre d’amiante dans l’air, ce qui apparaît cohérent avec le constat suivant lequel les toitures n’ont pas brûlé de manière massive, mais se sont effondrées. Des fragments de fibrociment résultant des effets de l’explosion de fûts ont été diffusés dans le panache et sont retombés. Un dispositif de récupération a été mis en place par une entreprise spécialisée. Les fragments de toiture en fibrociment restant sur le site de l’incendie sont retirés en suivant les protocoles de protection des travailleurs contre l’amiante.

Selon M. Patrick Berg, directeur de la DREAL de Normandie : « À ce stade, lensemble des prélèvements faits dans lair montre que cet incendie na pas projeté damiante dans lagglomération rouennaise ni au-delà. » ([27]).

Des mesures de fibres d’amiante ont été effectuées sur des vêtements de pompiers et sur les surfaces intérieures et extérieures des bâtiments du site de l’incendie. Aucune fibre n’a été détectée. Votre rapporteur revient dans la troisième partie du présent rapport sur ce qui concerne le suivi sanitaire.

d.   La chronologie précise

Au total, les auditions réalisées par la mission d’information conduisent à établir la chronologie suivante des principales étapes de la lutte contre l’incendie :

▪ Alerte des secours : à 2 h 39, dans la nuit du mercredi 25 au jeudi 26 septembre, les personnels de permanence de nuit de l’entreprise Triadis, voisine de l’usine Lubrizol signalent aux sapeurs-pompiers (appel du 18) l’apparition de flammes à hauteur du bâtiment A5 limitrophe. À 2 h 40, l’opérateur du Centre opérationnel départemental d’incendie et de secours (CODIS) appelle l’entreprise Lubrizol. Le gardien, non au fait de l’incendie, envoie le chef de quart de l’entreprise qui confirme un départ de feu en zone extérieure en limite du bâtiment A5 et de la société Triadis.

▪ Arrivée et mobilisation des moyens de secours : à 2 h 42, les premiers engins de secours (engins du centre de Rouen rive gauche) sont engagés. Ils arrivent sur place à 2 h 52. Les pompiers font face à un violent feu d’hydrocarbure, prenant de l’ampleur et atteignant le bâtiment A5, produisant un énorme dégagement de fumée noire.

▪ Évacuation du pentasulfure de sodium : à 3 h 10, les employés de Lubrizol ont mis à l’abri le stock de produit, neutralisant ainsi un facteur potentiellement de nature à aggraver fortement la catastrophe.

▪ Information du Centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (COGIC) : à 3 h 15, le signalement de l’incendie est réalisé depuis le centre du traitement de l’alerte du CODIS.

▪ Activation du centre opérationnel de la préfecture : à 3 h 45 le préfet de Seine-Maritime est alerté. Il prend la responsabilité de la direction des opérations de secours et active le plan particulier d’intervention (PPI).

▪ Baisse de la ressource en eau dans le réseau d’incendie interne à l’entreprise Lubrizol : à 4 h 15, les pompiers s’approvisionnent auprès du réseau d’eau municipal et demandent le renfort de remorqueurs aux ports du Havre et de Rouen.

▪ Arrivée du premier remorqueur : à 5 h 48, le premier remorqueur, en provenance du port de Rouen, arrive.

▪ Activation de la Cellule dappui aux situations d’urgence (CASU) de l’INERIS : vers 6 heures, la cellule est activée pour préciser les risques immédiats, thermiques, toxiques ou de sur-accident que les équipes d’intervention et les populations avoisinantes encouraient.

▪ Déclenchement du plan POLMAR : à 7 heures, les moyens du Havre sont requis.

▪ Stabilisation de l’incendie : à 10 h 30, le feu est circonscrit.

▪ Conditions requises pour employer efficacement les moyens en émulseurs : à 11 heures, ces conditions sont remplies.

▪ Arrivée du second remorqueur : à 12 h 30, le premier remorqueur en provenance du port du Havre arrive (une rapidité d’intervention qui valide l’implantation actuelle et justifie la récusation d’un déplacement des moyens POLMAR à Brest, tel qu’évoqué par certains projets).

▪ Maîtrise de l’incendie : à 13 heures, le feu est maîtrisé.

▪ Barrage lourd antipollution : à 14 heures, le barrage ferme définitivement le bassin de déversement des eaux polluées.

▪ Extinction de l’incendie : à 15 heures, le feu est éteint.

2.   Les choix d’alerte, d’information et de communication sur l’incendie et ses conséquences

Votre rapporteur reviendra sur l’analyse de la gestion de l’alerte et de l’information des populations dans la deuxième partie du présent rapport. Il s’agit ici de revenir simplement sur la chronologie et les éléments saillants.

▪ À destination des élus locaux, le choix préfectoral a été celui d’un appel des services de permanence des communes entre 3 h 30 et 4 heures du matin, alors même que le panache n’était pas complètement orienté. Par exemple, les pompiers ont prévenu de l’incendie le centre de surveillance urbaine de Rouen à 3 h 15 et lui ont fait part à 4 heures de l’ampleur de l’incendie en cours et des moyens de lutte engagés pour éviter sa propagation. Le cadre d’astreinte du Petit-Quevilly a été prévenu par la police nationale à 4 h 14.

Aux alentours de 6 heures, les communes de Bois-Guillaume, Mont-Saint-Aignan, Bihorel ont été contactées, compte tenu de l’orientation des vents. Puis, l’anticipation de l’évolution du panache a conduit à saisir d’autres communes, toujours par le canal de leurs services. Au total, douze communes ont ainsi été informées.

À partir de 6 h 45, les services de l’Éducation nationale ont prévenu par téléphone les établissements scolaires et universitaires de la fermeture des établissements dans le périmètre des douze communes et de la mise à l’abri éventuelle des élèves qui se présenteraient. Ce message a été relayé par les inspecteurs de circonscription et par un SMS aux 112 sites scolaires concernés à 8 h 58. Lors de son audition par la mission d’information, le maire de Rouen a indiqué qu’à huit heures et demie, très peu d’enfants, moins d’une dizaine, sont venus jusque dans les écoles.

En cours de journée, à mesure que le panache se diluait et s’étendait, les autres communes ont été destinataires, au moyen de l’outil de Gestion de lalerte locale automatisée (GALA), d’un message recommandant d’être attentif aux personnes fragiles.

▪ À destination des médias et de la presse, le premier message préfectoral sur Twitter a été publié à 4 h 50, suivi d’un premier communiqué de presse à 5 h 15 et d’une conférence de presse téléphonique entre cinq heures trente et six heures. Le préfet est intervenu en direct sur France Bleu Normandie à 6 h 24. Une deuxième conférence de presse téléphonique a été tenue à 6 h 45.

Jointe téléphoniquement, la permanence de Lubrizol avait donné les informations relatives au feu d’hydrocarbure dans une zone de stockage, sans faire de victime, information qui a été diffusée dès 4 heures sur France Info, sur les réseaux sociaux et dès 5 h 30 sur France Bleu Normandie.

En cas de risque majeur ou de déclenchement d’un plan Organisation de la réponse de sécurité civile (ORSEC), justifiant d’informer sans délai la population, les services de radiodiffusion sonore et de télévision sont tenus de diffuser les messages d’alerte et de consignes de sécurité liés à la situation. Cette faculté n’a pas été utilisée par la préfecture.

▪ À destination de la population, en application du code de la sécurité intérieure, il revenait au seul préfet de Seine-Maritime de déclencher les mesures d’alerte qui ont pour objet d’avertir la population de la nécessité de se mettre immédiatement à l’abri du danger et de se porter à l’écoute de l’un des programmes nationaux ou locaux de radio ou de télévision publique.

En application des dispositions du même code, l’information de la population comprend également la diffusion répétée périodiquement de consignes de comportement et de sécurité à observer par la population et, compte tenu des plans d’organisation des secours, l’information sur les caractéristiques de l’évènement (origine, étendue, évolution prévisible), dans la mesure où celles-ci sont identifiées, ainsi que les consignes de protection (notamment mise à l’abri des populations, restriction de consommation de certains aliments).

Compte tenu de la compréhension croissante par les services de secours de la nature de l’incendie auquel ils faisaient face, les choix préfectoraux ont été :

▪ en ce qui concerne la mise à l’abri de la population, de privilégier une approche concrète de l’objectif poursuivi plutôt qu’un formalisme juridique, en considérant qu’en pleine nuit, la population se trouvait déjà à l’abri et qu’un actionnement des sirènes aurait pu avoir un effet contraire à l’objectif poursuivi. M. Pierre-André Durand, préfet de la région Normandie, s’est justifié sur cette question lors de son audition devant la mission d’information : « Jai considéré que déclencher les sirènes était, à lévidence, contreproductif. À ce moment-là, alors que la population était confinée ou quasi confinée, elle était en tout cas à labri. » ([28]) ;

▪ en ce qui concerne les choix tactiques des services de secours : « éviter lencombrement et fluidifier la circulation, dautant plus que des renforts arrivaient et qui ne devaient pas être coincés dans les embouteillages. » ([29]) était une priorité pour le colonel Jean-Yves Lagalle, directeur du SDIS 76, tout comme éviter la saturation des standards téléphoniques d’urgence du 15 et du 18.

Le choix préfectoral a été celui d’actionner seulement deux sirènes à proximité de l’incendie, à 7 h 51, après avoir, une heure auparavant, à la radio, prévenu de cet actionnement visant à inviter les gens à écouter la radio pour suivre les évènements.

Lors de son audition par la mission d’information, M. Yvon Robert, maire de Rouen, a indiqué s’être rendu à 9 h 15 jusqu’à trente mètres de l’incendie : « lincendie nétait pas éteint. Mais à cette heure-là, le représentant des pompiers nous a dit quil ny avait plus de risque de propagation à la ville. Pour ceux qui ne connaissent pas Rouen, Lubrizol est complètement à lextrême ouest, à la limite de Petit-Quevilly. À partir de ce moment-là, la présence de lincendie sur lessentiel de la ville est très peu visible, à part la fumée… Le cône de fumée part du quartier le plus à louest de la rive droite, vers le nord-est, hors de la ville de Rouen. Ce quartier est le seul qui a été touché par des suies et par quelques morceaux du toit de lusine de Rouen. » ([30]).

B.   UN IMPACT AU-DELÀ DES LIMITES DE LA MÉTROPOLE DE ROUEN

1.   L’impact immédiat

Limpact immédiat ou proche est lié aux effets de lincendie et des retombées de suies, à la persistance des odeurs.

Lors de son audition par la mission d’information, M. Stéphane Penet, directeur des assurances de dommages et de responsabilité de la Fédération française de l’assurance (FFA), a indiqué : « En ce qui concerne Lubrizol, nous avons eu environ 2 000 déclarations de sinistres faites aux assureurs directs, que ce soit des assureurs habitation, entreprises, agricoles ou autres. Il sagissait beaucoup de dommages causés par les fumées, des dommages matériels, des nettoyages de maisons, de véhicules. Nous avons pu avoir aussi quelques commerces et entreprises incendiés aux alentours du lieu, avec éventuellement aussi des pertes dexploitation, cest-à-dire que ces gens ont dû fermer leur boutique ou activité à cause de lincendie subi. Sils sont souscrits la garantie perte dexploitation, jinsiste sur le fait que tous ces contrats sont optionnels, ces personnes seront aussi indemnisées sur leur perte dexploitation le temps que leur commerce ou leur entreprise soit réparé. » ([31]).

Mme Christine Gavini-Chevet, rectrice de l’académie de Caen, chargée d’administrer l’académie de Rouen, a indiqué, lors de son audition devant la mission d’information, que sur les 225 sites scolaires situés dans le périmètre du contrôle du nettoyage des établissements d’enseignement, 33 écoles publiques, 8 écoles privées et 7 collèges présentaient des traces de suie. Quant aux débris de fibrociment, « il y a eu, en réalité, très peu de fibrociment dans les cours décoles » ([32]). La cellule d’information et d’écoute à destination des parents d’élèves et des personnels, mise en place à partir du 27 septembre, ouverte jusqu’au 4 octobre, a reçu 150 appels la première journée.

L’impact sur l’activité agricole a été très immédiatement sensible, au-delà de Rouen, par exemple sur le pays de Bray et jusque dans les Hauts-de-France. Plus de 3 000 exploitations ont été concernées par les restrictions préfectorales destinées à sécuriser l’ensemble des denrées animales et végétales, dont environ 1 800 dans les Hauts-de-France et 1 200 en Normandie.

En ce qui concerne la production laitière, plus de 400 fermes ont été touchées, près de 10 millions de litres de lait produits en cause, pour un préjudice financier de près de 4 millions d’euros. La livraison de betteraves dans les sucreries et la récolte de betteraves ont été impactées. Les restrictions ont également concerné le miel, les œufs, les poissons d’élevage et les cultures (fruits, légumes, céréales, pommes de terre).

Le monde artisanal a été surtout impacté les premiers jours : entreprises de l’alimentation (ventes à emporter), les entreprises de services (coiffure, esthétique, taxis, …), les entreprises du bâtiment et les entreprises de sous-traitance agricole. Les entreprises prestataires de services de maintenance ont connu une baisse d’activité sensible, de même que les entreprises de transformation de produits agricoles, en particulier en ce qui concerne les circuits courts. À la date du 12 décembre 2019, 374 entreprises avaient déposé un dossier auprès d’Exetech, le cabinet chargé par Lubrizol de gérer et d’instruire ces demandes.

En ce qui concerne les commerçants, selon M. Fabrice Antoncic, président de lassociation Vitrines de Rouen, lors d’une table ronde réunissant les acteurs économiques de la Métropole rouennaise organisée par la mission d’information le 12 décembre 2019, « Les pertes dactivité ou dimpact ont été fortes les premiers jours, autour de 50 % les quatre premiers jours, 30 % la semaine qui a suivi et environ 15 % pour les jours daprès, pour arriver à être quasiment à léquilibre sur le mois de novembre. » ([33]).

2.   L’impact sur le long terme

Limpact à terme recouvre tout autant ce qui a trait à une forme d’inquiétude qui peut être exprimée par la population au travers de différents canaux et l’interrogation sur l’activité, notamment industrielle, et plus globalement l’attractivité de Rouen et de son agglomération.

Toujours au cours de la table ronde réunissant des acteurs économiques de la Métropole de Rouen, M. Alexandre Wahl, directeur général de lAgence de développement pour la Normandie, a regretté un décalage entre la réalité et sa présentation : « Ce que nous avons pu voir à la télévision ou sur les réseaux sociaux, cest que tout le storytelling pendant ou post Lubrizol avait été complètement confisqué par les chaînes dinfo en continu. Ce storytelling, cétaient les Rouennais qui osaient à peine sortir de chez eux pour emmener leurs enfants à lécole, des Rouennais qui étaient calfeutrés chez eux en mettant du mastic autour des fenêtres pour être sûrs de ne pas être asphyxiés. On donnait finalement limage dun Rouen sous les bombes. Nous navons pas pu nous réapproprier notre propre storytelling. » ([34]).

Pour sa part, la mission d’information a retenu une conception accueillante de l’expression des inquiétudes en recevant les porte-parole des collectifs citoyens et d’associations de défense de l’environnement : le Collectif Lubrizol de Facebook et son émanation associative l’association des sinistrés de Lubrizol ; l’association Rouen Respire, France nature Environnement, l’association « Robin des bois », l’association Espoir et Fraternité tsiganes. Les comptes rendus intégraux de ces auditions figurent dans la partie « travaux de la mission » du présent rapport.

Il conviendra évidemment de procéder à une objectivation du ressenti ainsi exprimé, qui prendra diverses formes, parmi lesquelles la transparence sur les résultats des enquêtes d’impact, qu’il s’agisse de l’impact épidémiologique, de l’impact sur les sols et l’environnement, en termes généraux. La réalisation de telles études requiert du temps.

Cette objectivation résultera aussi du choix de la voie judiciaire qui a été celui fait par les associations précitées.

C.   DES INTERROGATIONS RENVOYÉES À L’ENQUÊTE JUDICIAIRE

1.   Les causes de l’incendie

Sur les causes de l’incendie, le site d’information public dédié à l’incendie de Rouen et ses suites indique toujours et seulement : « Une enquête ouverte par le parquet de Rouen dès le jeudi 26 septembre 2019, est en cours avec le concours de lInstitut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale. Elle permettra de déterminer les responsabilités et les causes de cet accident. Compte tenu de la technicité des investigations et de la zone géographique étendue touchée par les conséquences de lincendie, le parquet de Rouen sest dessaisi le 1er octobre 2019 de la procédure au profit du pôle santé publique du parquet de Paris. »

La presse a fait état d’un communiqué du procureur de la République de Paris, du 8 octobre 2019, aux termes duquel : « concernant le déclenchement de lincendie, il est notamment procédé à lexploitation des divers moyens de vidéo-surveillance et au recueil de témoignages. Le périmètre de départ de feu commence à être identifié, sans pour autant quil soit aujourdhui possible de préciser avec certitude sur quelle emprise le sinistre a débuté. »

Lors de son audition par la mission d’information, Mme Isabelle Striga, directrice générale de Lubrizol France a exprimé la conviction que l’incendie s’est déclenché à l’extérieur des installations de l’entreprise Lubrizol, ce que M. Éric Schnur, président de The Lubrizol Corp., avait lui-même affirmé devant la mission d’information, le 22 octobre 2019 : « Toutes les informations dont nous disposons indiquent que lincendie sest déclenché à lextérieur de nos installations, mais nous attendons den connaître exactement la cause. » ([35]).

Lors de son audition par la mission d’information, M. Christophe Boulocher, directeur général de lentreprise Normandie Logistique, a déclaré : « Par rapport au point de départ de lincendie – ce qui est un sujet très important – nous avons la conviction que cela ne peut pas être parti de chez nous, du fait de notre activité. Nous navons pas de produits inflammables, nous navons pas dactivité nocturne, nous avons les mêmes produits stockés depuis toujours dans le même type de bâtiment. Tout était en ordre. Il ny a pas de raison quil y ait un point de démarrage aussi important, avec des points déclair qui sont élevés par rapport à la zone qualifiée de suspecte. Cest une conviction. » Lors de la même audition, M. Sylvain Schmitt, président de lentreprise a déclaré : « Au niveau des alarmes, nous avons eu un déclenchement de fumée, suivi quelques secondes plus tard dun déclenchement dincendie. Il y a eu une rapidité de déclenchement qui paraît totalement incompatible avec ce que nous stockions. Sil y avait eu un départ de feu chez nous, la combustion aurait commencé à fumer, alors que nous sommes directement passés de la fumée au feu. Cela prouve que quelque chose de violent est arrivé » ([36]).

Le « point d’éclair » mesurant la capacité d’un produit à s’enflammer permet de distinguer les produits combustibles des produits inflammables. Plus le point d’éclair est élevé, moins le produit peut facilement brûler, car il lui faut atteindre de hautes températures. Or, M. Christophe Piérard manager-conseil en sûreté environnement de Lubrizol France a souligné, lors de son audition par la commission sénatoriale d’enquête : « Dans le règlement relatif à la classification, à létiquetage et à lemballage, dit CLP (Classification, labelling and packaging), qui date de 2008, on met dans la « catégorie 4 » les produits liquides qui ont un point d’éclair entre 60° et 93° : ils sont considérés comme combustibles. Les produits que nous stockions chez Normandie Logistique avaient tous un point d’éclair supérieur à 60°. » ([37]).

Pour sa part, lors de son audition par la mission d’information, le colonel Jean-Yves Lagalle, directeur du SDIS 76, a considéré que : « Par rapport au départ de feu, potentiellement à lextérieur, reste à savoir comment il a pu générer un embrasement aussi rapide, par rapport à ce que nous avons trouvé. Lenquête le déterminera. » ([38]). Il a réitéré son appréciation devant la commission d’enquête sénatoriale, le 21 novembre 2019, dans les termes suivants : « Lenquête le clarifiera, mais ce que nous avons constaté, cest un départ dincendie extérieur, qui sest propagé vers le site Lubrizol. »

Lors de son audition par la commission d’enquête sénatoriale, M. Patrick Berg, directeur de la DREAL de Normandie a exprimé son appréciation dans les termes suivants : « La zone de stockage incendiée comportait des produits combustibles qui ne sont pas inflammables. Sur les 5 000 tonnes qui ont brûlé, seules 12,75 tonnes de produits étaient inflammables, tout le reste étant des produits combustibles. Comment se fait-il que, sur un site où on trouve des produits inflammables et des produits combustibles mais non inflammables, le feu prenne non seulement du côté des produits combustibles mais aussi à lautre bout ? Quand on regarde le rapport daccident de lentreprise voisine, on note que les déclenchements dalarme sont intervenus en limite de propriété. Que sest-il passé à cet endroit, où il ny a pas de process de fabrication ? Cela peut donner lieu à un certain nombre de spéculations. » ([39]).

2.   Qu’en est-il du préjudice d’anxiété ?

Il faut d’abord rappeler les cadres actuels du préjudice d’anxiété. Pour être source d’un préjudice indemnisable au titre du préjudice moral, la conscience du risque de tomber malade doit se rattacher à l’existence d’éléments personnels et circonstanciés tenant à des conditions de temps, de lieu et d’activité.

Si la Cour de cassation admet désormais, au-delà des seules poussières d’amiante, qu’« en application des règles de droit commune régissant lobligation de sécurité de lemployeur, le salarié qui justifie dune exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave et dun préjudice danxiété personnellement subi résultant dune telle exposition, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité » (Cour de cassation, Chambre sociale, 11 septembre 2019), la haute juridiction considère également « que ne méconnaît pas lobligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, lemployeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les textes » (Cour de cassation, Assemblée plénière, 5 avril 2019).

Dans le cas de l’exposition aux poussières d’amiante, le Conseil d’État a considéré pour sa part que la reconnaissance du droit à l’allocation spécifique de cessation d’activité des travailleurs exposés au long de leur carrière professionnelle aux poussières d’amiante vaut reconnaissance, pour l’intéressé, d’un lien établi entre son exposition aux poussières d’amiante et la baisse de son espérance de vie, circonstance qui suffit, par elle-même, à faire naître chez son bénéficiaire la conscience du risque de tomber malade, source d’un préjudice indemnisable au titre du préjudice moral.

Dans le cas de l’exposition au benflorex, principe actif du médicament Mediator, le Conseil d’État a considéré que pour justifier d’un préjudice direct et certain résultant de la faute commise par les autorités publiques dans l’exercice de leur pouvoir de police sanitaire relative aux médicaments, encore faut-il que le risque de développer la maladie ne puisse être regardé comme très faible au regard des données sanitaires et épidémiologiques disponibles (condition objective) et qu’il puisse être fait état d’éléments personnels et circonstanciés, au-delà des simples données générales relatives au risque de développer la maladie (condition subjective).

Ces questions ne relèvent pas de la compétence de la mission d’information, mais de l’appréciation de l’autorité judiciaire. Il apparaît toutefois que la possibilité d’invoquer avec succès un possible préjudice d’anxiété supposerait un très sensible élargissement du champ de la notion et un assouplissement majeur des conditions concrètes mises à sa reconnaissance, qu’il s’agisse d’un lien établi avec l’exposition aiguë lors de l’incendie ou avec le voisinage d’industries de type SEVESO.

Interrogée par votre rapporteur sur la reconnaissance d’un préjudice d’anxiété en rapport avec les risques technologiques, Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé, a considéré que « lanxiété est réelle, mais concerne tellement de sujets en lien avec la santé quil paraît très difficile de trouver le bon curseur, surtout si lon parle de verser une indemnité. Il vaut mieux travailler sur les causes que sur la réparation. » ([40]).

3.   Les saisines judiciaires

Le parquet de Rouen initialement en charge de l’enquête judiciaire s’est dessaisi au profit du parquet de Paris, le 1er octobre 2019, « compte tenu du résultat des premières investigations diligentées depuis le 26 septembre, de la technicité des celles restant à réaliser, dun éventuel impact sur un territoire géographique dépassant le simple ressort judiciaire de Rouen et du nombre de plaintes pour mises en danger de la vie dautrui. »

Trois juges d’instruction du pôle santé public du tribunal de grande instance de Paris ont en charge de conduire l’enquête judiciaire.

Selon les communiqués successifs des parquets de Rouen et de Paris, le nombre de plaintes enregistrées atteignait une quarantaine au 1er octobre, 130 plaintes au 8 octobre et 545 plaintes à la fin du mois d’octobre, la plupart pour mise en danger de la vie d’autrui.

Lorsque les responsabilités auront été totalement établies, les assureurs pourront se retourner contre le ou les responsables, par le biais du recours subrogatoire, en exigeant d’être remboursés des indemnisations qu’ils auront versées.

 


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   DEUXIèME PARTIE : DES PROPOSITIONS À METTRE EN ŒUVRE POUR AMÉLIORER LA GESTION DE CRISE EN FRANCE SUR LE LONG TERME ET RELANCER À COURT TERME L’ATTRACTIVITÉ
DE LA MÉTROPOLE ROUENNAISE

Après être revenu sur l’incendie en lui-même afin d’avoir une meilleure compréhension de l’événement, il sagit désormais den tirer des enseignements. Dans plusieurs domaines, il convient de revenir sur le cadre juridique et pratique actuel afin d’analyser les failles éventuelles mises au jour par cet accident. Surtout, votre rapporteur émet des propositions ambitieuses et concrètes pour améliorer ce qui doit lêtre.

Cet incendie a mis en avant des limites de la politique française de prévention des risques. Votre rapporteur reviendra d’abord sur la question de la culture du risque dont notre pays manquerait en grande partie. Il s’agit ensuite de s’intéresser aux modalités actuelles des contrôles et de la surveillance des installations classées notamment. Lalerte et linformation des populations fait l’objet d’un traitement spécifique car il convient de moderniser son fonctionnement et ses outils.

Enfin, votre rapporteur émet des recommandations concrètes sur des manières de redorer limage de Rouen, malheureusement abîmée par cet incident.

I.   INSTALLER une culture du risque durable en France

Le code de la sécurité intérieure insiste sur limplication, voire la responsabilisation, de tout citoyen en cas de survenance dun danger, en affirmant que « toute personne concourt, par son comportement, à la sécurité civile » ([41]).

Pourtant, le constat d’un déficit de culture du risque ([42]) en France fait l’unanimité parmi les membres de la mission d’information, et a été souligné de nombreuses fois au cours des auditions auxquelles nous avons procédé. C’est ainsi qu’alors que beaucoup est attendu du comportement des citoyens, force est de constater quils ne disposent pas toujours des connaissances et outils nécessaires à cette participation active à la sécurité civile.

L’incendie survenu le 26 septembre 2019 n’échappe pas à ce constat, d’ailleurs souligné après chaque incident dramatique ou majeur. C’est ainsi qu’en lien avec l’alerte et l’information des populations, le manque de culture du risque des citoyens a poussé le préfet de la région Normandie, M. Pierre-André Durand, à ne pas activer les sirènes dès le début de lincendie. La conscience d’une méconnaissance des réflexes à avoir en cas de déclenchement des sirènes et, partant, la crainte de mouvements de paniques ou d’attitudes contreproductives, notamment en pleine nuit, l’a poussé à s’abstenir, comme il l’a confié lors de son audition devant la mission d’information : « Après discussion avec létat-major, jai considéré que déclencher les sirènes était, à lévidence, contre-productif. À ce moment-là, alors que la population était confinée ou quasi confinée, elle était en tout cas à labri, nous étions en pleine nuit, cette situation était la plus sécurisante qui soit, et jaurais véritablement créé des effets inverses. Quand vous faites sonner une sirène, cela signifie quil faut rester à labri et écouter la radio. Cependant, dans la pratique, quand vous faites sonner une sirène, les gens sortent. » ([43]).

Linquiétude concernant les risques industriels – et d’ailleurs concernant plus largement les risques naturels et technologiques en général – a largement progressé en France au cours des dernières années. Pour autant, force est de constater que les pouvoirs publics nont pas encore réussi à accompagner les populations afin de passer de linquiétude à l’ancrage d’une véritable culture du risque. Cette dernière va pourtant devenir un enjeu de plus en plus criant, dans un autre domaine que celui qui nous intéresse ici, en lien avec le dérèglement climatique. Il importe donc désormais de renforcer la culture du risque des populations de façon durable. Votre rapporteur considère que son appropriation passe par deux principes : savoir, c’est-à-dire être informé et savoir-faire, c’est-à-dire être formé et apte à réagir de façon appropriée.

A.   Savoir : CONNAÎTRE LES RISQUES INDUSTRIELS AUXQUELS ON EST EXPOSé

La première urgence pour instituer durablement une culture du risque consiste dans la prise de conscience de l’existence même de ce risque et dans la connaissance de ses caractéristiques. Il s’agit pour la population d’être informée des risques auxquels elle est exposée, de façon crédible et justement proportionnée aux potentialités d’un événement majeur.

1.   Les populations ne connaissent pas toujours les risques industriels auxquels elles sont exposées

Certaines activités industrielles inquiètent les Français et suscitent une défiance. Pourtant, cette inquiétude paraît globale et diffuse.

Les populations méconnaissent en effet le plus souvent les risques auxquels ils sont directement confrontés, dans leur voisinage. Un sondage ([44]), réalisé juste après l’incendie des sites de Lubrizol et Normandie Logistique, a montré quun Français sur trois ne sait même pas sil habite à côté dun site classé SEVESO.

De la même manière, la consultation citoyenne organisée par notre mission dinformation ([45]), qui, il faut le rappeler, n’a pas valeur de sondage, a également révélé que 82,7 % des particuliers résidant en dehors de la Seine-Maritime – les Seinomarins n’ayant pas eu à répondre à cette question dans leur questionnaire – ne s’estiment pas suffisamment informés sur la présence de sites industriels à proximité de chez eux.

Pourtant, des outils dinformation et dimplication des populations, quant à leur environnement industriel et aux risques que ce dernier fait peser sur eux, existent. Votre rapporteur considère toutefois quils doivent urgemment être repensés.

2.   Les outils d’information et de sensibilisation des populations doivent être repensés

L’article L. 125-2 du code de lenvironnement pose le principe dun droit à linformation sur les risques majeurs auxquels les populations sont soumises : « les citoyens ont un droit à linformation sur les risques majeurs auxquels ils sont soumis dans certaines zones du territoire et sur les mesures de sauvegarde qui les concernent. Ce droit sapplique aux risques technologiques et aux risques naturels prévisibles. »

En simplifiant, on peut considérer que ce droit à l’information sur les risques industriels comprend en réalité deux aspects : le droit de connaître les risques présents sur le territoire, et le droit d’être associé à la prévention de ces risques.

a.   Connaître l’existence des risques : les moyens d’information

Pour ce qui concerne la connaissance des risques, l’article R. 125-11 du code de l’environnement précise que « linformation donnée au public sur les risques majeurs comprend la description des risques et de leurs conséquences prévisibles pour les personnes, les biens et lenvironnement, ainsi que lexposé des mesures de prévention et de sauvegarde prévues pour limiter leurs effets ». Ce même article prévoit que cette information est consignée dans un dossier départemental sur les risques majeurs (DDRM), établi par le préfet, ainsi que dans un document dinformation communal sur les risques majeurs (DICRIM), établi sous la responsabilité du maire.

Le document qui devrait être le plus important, car, en théorie, le plus proche des populations, est le DICRIM. Le principe de son existence résulte d’un décret du 11 octobre 1990 ([46]), depuis abrogé, et repris dans le code de l’environnement. Toujours aux termes de l’article R. 125-11 de ce même code, le DICRIM comprend :

– lénumération et la description des risques majeurs auxquels la commune est confrontée, reprenant les informations transmises par le préfet dans le DDRM ;

– les mesures de prévention et de sauvegarde répondant à ces risques ;

– les consignes de sécurité devant être mises en œuvre en cas de réalisation du risque.

À première vue, le DICRIM paraît donc être un outil adéquat, optimal et suffisant pour favoriser la connaissance par les populations des risques auxquels ils sont confrontés et même, cela fait l’objet de développements ultérieurs, pour leur indiquer comment réagir. Mais, pour votre rapporteur, plusieurs difficultés empêchent ce document, tel quil existe aujourdhui, datteindre ces objectifs.

● D’abord, aucune obligation dactualisation régulière du DICRIM nexiste. Partant, aucune obligation de rediffusion ne simpose non plus. C’est ainsi que pour la ville de Rouen, le DICRIM a été publié en 2002 dans une publication communale, certes largement distribuée, mais n’a plus jamais depuis lors été rediffusé, comme l’a indiqué M. Yvon Robert, maire de Rouen, lors de son audition devant la mission d’information : « [le DICRIM] a été publié dans Rouen magazine en 2002, à la suite dAZF. Il est toujours disponible. Il existe. Il na pas été rediffusé en tant que tel » ([47]). Cette situation n’est évidemment pas propre à Rouen et de nombreuses communes, notamment les plus petites d’entre elles, connaissent la même situation.

● Même si le code de l’environnement impose de rendre consultable le DICRIM gratuitement en mairie, et que le ministère de la transition écologique et solidaire rend disponibles tous ces documents en ligne, on constate quil y a une forte méconnaissance dans la population de la mise à disposition libre et gratuite de cet outil.

● Les exploitations du DICRIM sont variables selon les communes. La commune du Petit-Quevilly, dont la maire, Mme Charlotte Goujon, a été auditionnée par la mission d’information ([48]), a par exemple décliné ce document en magnet. Mais beaucoup d’autres communes, comme Rouen, n’ont pas fait une déclinaison claire de ce document. Léquilibre paraît dailleurs difficile à trouver entre un document exhaustif, qui recense les risques et indique comment y réagir, et un document accessible et compréhensible.

Face à ce constat déchec, votre rapporteur considère nécessaire de repenser entièrement les documents concernant l’information sur les risques. C’est notamment le cas du DICRIM afin d’éviter qu’il soit réduit à n’être qu’« une plaquette de plus » parmi les « tonnes de plaquettes […] dans notre boîte aux lettres », pour reprendre l’expression très juste de M. Yves Blein, député du Rhône, auditionné par la mission d’information en sa qualité de président de l’Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (AMARIS) ([49]). En sus de le repenser, il s’agirait de forcer à une rediffusion régulière de ce document.

En matière de connaissances des risques, il faut souligner le rôle majeur joué par le site internet Géorisques ([50]) du ministère de la transition écologique et solidaire. Ce dernier permet notamment, par le biais d’une carte interactive, de disposer par localité, dun grand nombre dinformations sur les risques naturels et technologiques : liste des risques recensés sur la commune, documents d’information préventive (notamment le DICRIM), informations sur les risques, historique de leur survenance, etc. Votre rapporteur considère que ce site internet est précieux. Il pourrait en partie remédier à la méconnaissance des risques et à linsuffisance de publicité des documents dinformation préventive. Il apparaît toutefois perfectible, aussi bien quant au fond que quant à la connaissance quen ont les populations.

Proposition n° 1 : Améliorer le site internet https://www.georisques.gouv.fr/ :

– revoir l’ergonomie du site et simplifier sa mise en forme ;

– mieux faire connaître ce site internet par une communication nationale, menée par le ministère de la transition écologique et solidaire, et communale, par le biais des documents de prévention ;

– compléter ce site par un onglet « incident en cours » qui donnerait les détails d’un accident qui serait en train de se réaliser et les conseils à suivre.

b.   Connaître la nature des risques : les moyens d’implication des populations

Pour ce qui concerne plus spécifiquement les connaissances au sujet d’une usine qui fait courir un risque industriel aux populations, l’article L. 125‑2 précité du code de l’environnement qui pose les principes et détermine les cadres de l’information des citoyens en matière de risque, prévoit la possibilité d’un dispositif d’information propre au risque industriel et technologique : la création d’une commission de suivi de site (CSS).

Cette instance définie à l’article L. 125-2-1 du code de l’environnement, peut être créée par le préfet « autour dune ou plusieurs installations classées pour la protection de lenvironnement soumises à autorisation » ou « dans des zones géographiques comportant des risques et pollutions industriels et technologiques » ([51]). Ses frais d’établissement et de fonctionnement sont pris en charge par l’État qui doit la doter des moyens de remplir sa mission.

La commission de suivi de site est composée de cinq collèges ([52]), avec au minimum un membre par collège : i) représentants de l’État ; ii) représentants des collectivités locales ; iii) représentants des riverains ; iv) représentants des exploitants ; v) représentants des salariés. En sus de ces membres, la CSS peut comprendre des personnalités qualifiées.

Sa mission principale est de créer un cadre déchange et dinformation sur les actions menées par les exploitants des installations classées et de suivre leur activité. Ses membres sont donc tenus régulièrement informés des décisions préfectorales dont ces installations font lobjet mais aussi des incidents ou accidents qui surviennent sur le site ([53]). Ces CSS sont donc des sources d’informations majeures sur les installations classées les plus à risques et participent au développement d’une culture locale et industrielle du risque.

Votre rapporteur salue lexistence de ces commissions et les considère comme utiles en tant quespaces de dialogue permettant le suivi de l’activité des sites industriels. Il considère toutefois que cet espace dinformation est trop limité en termes de diffusion de la culture du risque car trop « feutré », et probablement trop formaliste, se déroulant dans un climat assez bureaucratique qui donne surtout lieu à un dialogue entre le préfet et lexploitant. Tout comme notre collègue Yves Blein, député du Rhône et président de l’AMARIS, l’a affirmé, lors de son audition devant la mission d’information, « cela ne permet pas de partager la culture du risque avec des habitants » ([54]).

Ces insuffisances ont également été soulignées par de nombreux acteurs, notamment par des collectifs citoyens lors de leur audition devant la mission d’information ([55]) mais aussi et surtout par M. Cédric Bourillet, directeur général de la prévention des risques (DGPR) dont le rôle est central en ce domaine. Il fait les mêmes critiques concernant les outils de développement de la culture du risque actuellement existants : « Pour autant, peut-on considérer que, dune part, tout cela vit de façon très active, très dynamique et efficace ? […] Jai le sentiment que beaucoup dénergie est déployée – cela prend beaucoup de temps à nos équipes – que beaucoup doutils existent sur le papier mais que les situations sont hétérogènes […] Mon sentiment, cest aussi que là où les débats ne sont pas très riches, cest souvent parce quil y a surtout lÉtat ou lexploitant qui parle et que dans ces commissions ou comités, cela ressemble soit à un dialogue technique entre lÉtat et lexploitant, dont les autres personnes sont prises à témoin, soit à une espèce de récit de tout ce que lexploitant a fait, tout ce que lÉtat a imposé, tous les projets qui ont été faits, éventuellement dans des termes un peu techniques. Les gens absorbent tout cela et en prennent connaissance, mais finalement, cest de linformation très descendante » ([56]).

Votre rapporteur partage cette nécessité de repenser les outils de participation de la population voisine des industries à la vie de celles-ci. Elle passera par une implication plus directe de la population concernée, sans intermédiaire et dans un esprit d’intégration à une communauté de destin.

Parce que le niveau de culture du risque diffère selon les acteurs et les territoires, comme cela a été souligné au cours de plusieurs auditions devant la mission d’information, il importe de s’inspirer des retours d’expérience qui paraissent intéressants et qui mériteraient d’être élargis. Ainsi, sur cette nécessité de concevoir et mettre en place des lieux de dialogue plus ouverts, votre rapporteur salue l’exemple de la ville de Feyzin dont M. Yves Blein, président de l’association AMARIS a été le maire, et dans laquelle il a mis en place une « conférence riveraine » pour associer les populations.

Une alternative plus inclusive pour les commissions de suivi de site : l’exemple de la « conférence riveraine » de la ville de Feyzin ([57])

La ville de Feyzin comprend une raffinerie de pétrole appartenant au groupe Total. Mise en service en 1964, elle a connu une explosion suivie d’un incendie en 1966 qui a fait 18 morts et une centaine de blessés. De par ce bilan, en raison des évacuations auxquelles il a donné lieu mais aussi par son caractère inédit, cet événement a profondément marqué la ville.

La raffinerie toujours en service aujourd’hui, est classée SEVESO « seuil haut ». Elle suscite bien évidemment encore une certaine inquiétude de la part des habitants qui se posent des questions et souhaitent continuellement être informés.

Lorsqu’il était maire, M. Yves Blein a décidé avec les élus du conseil municipal et la direction de la raffinerie de créer « un outil spécial, dédié à la concertation sur ce sujet » : la « conférence riveraine ».

– Membres : « Le quartier qui borde la raffinerie comprend 3 000 habitants. Parmi les habitants de chaque îlot, quarante volontaires siègent à la conférence riveraine », « Par son règlement intérieur, la conférence riveraine inclut le maire et le directeur de la raffinerie ».

– Budget et financement : « Notre budget est alimenté de moitié par la commune, et de lautre par lindustriel. Il est de lordre de 50 000 euros. »

– Organisation : « Un animateur […] pilote les travaux […] Il prépare les ordres du jour avec les habitants », la conférence « se réunit trois fois par an ».

– Outil de diffusion et de partage dinformations : « À chaque fois, elle édite un petit bulletin à destination des riverains du quartier pour faire part de ses travaux, et elle sintéresse à tous les sujets qui concernent la relation entre les habitants et lentreprise. »

En permettant aux habitants de poser toutes les questions qu’ils souhaitent et de débattre librement de toutes leurs interrogations, « cela permet dintégrer la question de la culture du risque et de démystifier la relation avec lentreprise parce que les habitants connaissent le directeur et parlent avec lui ».

Votre rapporteur considère cette « conférence riveraine » et ses modalités pratiques comme un bon exemple dun outil de participation et dinformation directes de la population duquel il faut s’inspirer pour remettre à plat le fonctionnement actuel des CSS.

D’une manière plus générale, on constate que la conscience des risques est très différenciée selon les zones et les régions. Feyzin n’est en effet pas le seul exemple d’une commune ayant permis une forte amélioration de la culture du risque. C’est ainsi que la ville de Gonfreville l’Orcher, près du Havre, sur le territoire de laquelle sont installés pas moins de neuf sites SEVESO, a notamment mis en place un système d’alert box : chaque foyer proche d’un de ces sites dispose d’un boîtier l’avertissant en cas de danger.

Face à toutes ces initiatives innovantes, votre rapporteur est convaincu de limportance du partage dexpérience sur ce sujet. Il fait donc sienne une des recommandations de l’association AMARIS dans son Livre blanc publié en novembre 2019 ([58]) allant dans ce sens : il convient de recenser les initiatives locales ayant mis en place des dispositifs opérants en matière de culture du risque et réfléchir à leur développement national.

B.   SAVOIR FAIRE : SAVOIR RéAGIR EN SITUATION DE DANGER

Si l’établissement d’une culture du risque durable en France commence donc par la conscience des risques industriels auxquels les populations sont précisément confrontées, il convient aussi de savoir réagir en cas de survenance d’un accident. Il ne suffit donc pas d’être informé, mais aussi d’être formé aux bons comportements.

1.   Les populations ne savent pas toujours comment réagir

Sur cette question de la maîtrise des gestes et comportements adaptés, le constat est le même : les populations ne savent pas comment réagir face à un danger. Le sondage déjà évoqué tout à l’heure ([59]) montrait ainsi que 71 % des Français ne sauraient pas du tout comment réagir face à un accident dinstallations chimiques. Seuls 6 % des personnes interrogées déclarent qu’elles sauraient précisément comment réagir. L’exemple de l’incendie du 26 septembre 2019 l’a bien montré : les populations riveraines sont perdues en cas de survenance d’un danger.

Outre l’évidente émotion du moment, cela révèle tout de même un manque criant de culture du risque et entraîne des comportements contreproductifs, pourtant clairement proscrits par tous les guides et tous les documents de prévention des risques : appel des secours pour savoir ce qui se passe en risquant d’obstruer les lignes, volonté d’aller récupérer ses enfants à l’école en se mettant en danger, sortir alors qu’il s’agirait de se mettre à l’abri.

La consultation organisée par notre mission d’information ([60]) a révélé que près de 73 % des consultés – là encore uniquement les répondants habitant en dehors de la Seine-Maritime ont eu à répondre à cette question –  ne savent pas quoi faire en cas de déclenchement des sirènes. Cet élément pose aussi la question de l’adaptation et de l’efficience des moyens d’alerte et d’information des populations en cas d’accident, une thématique développée plus loin dans le rapport. Mais il met surtout en avant le manque de formation des populations à la réaction adéquate en cas daccident.

Il faut en revanche souligner une importante culture de sécurité au sein de ladministration et chez les élus, qui savent en général exactement comment ils doivent réagir en cas d’accident pour protéger les populations :

– par le biais des plans communaux de sauvegarde (PCS), les élus et les agents municipaux connaissent parfaitement leur rôle en cas de survenance d’accident majeur afin d’alerter et de mettre en sécurité les populations ;

– l’exploitant, par le biais de l’élaboration du plan dopération interne (POI), organise le traitement d’un incident purement interne ;

– les services de l’État, par le biais du plan particulier d’intervention (PPI) savent comment coordonner leur action et réagir en cas d’accident dépassant l’enceinte de l’établissement ;

– les personnels de l’Éducation nationale organisent la mise en sécurité des élèves et des personnels par le suivi des plans particuliers de mise en sécurité (PPMS) ([61]).

Dans le cas de l’incendie du site de Lubrizol et des entrepôts de Normandie Logistique, toutes ces réactions se sont organisées de façon optimale autour du dispositif dOrganisation de la réponse de sécurité civile (ORSEC). Du point de vue de la coordination de ces outils, l’accident est même plutôt un exemple de réussite, comme l’a indiqué M. le préfet Alain Thirion, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC) lors de son audition devant la mission d’information : « Sur le contenu et le mode opératoire, c’est le dispositif “organisation de la réponse de sécurité civile” (ORSEC) classique qui est mobilisé, qui fonctionne, qui a été dailleurs actionné, et ce sont trois outils principaux : le plan particulier dintervention (PPI), qui renvoie dailleurs au plan dopération interne (POI) de lentreprise, et les plans communaux de sauvegarde. Il doit y avoir une articulation entre l’ensemble de ces outils […] Objectivement, le dispositif tel quil est prévu fonctionne plutôt bien. […] Dabord le POI est enclenché, puis nous sommes arrivés au niveau du PPI assez naturellement. Le plan ORSEC a été actionné par le préfet. Les éléments se sont finalement « emboîtés » assez facilement […] » ([62]).

La très bonne connaissance de la réalité des risques et lorganisation planifiée des réactions de ces professionnels sexpliquent aussi par la réalisation dexercices réguliers. Cet élément a aussi été mis en avant par le DGSCGC, toujours lors de son audition devant la mission d’information : « Nous mettons en place, par exemple, des plans triennaux dexercices destinés à faire en sorte que nous nous mettions en position et que nous nous préparions. Cela participe au développement et à la valorisation dune culture du risque. Pour ce site, le plan triennal concernant les différents exercices a été validé au cours de lannée 2019 ». Ces exercices sont réguliers dans les zones les plus exposées. En Seine-Maritime, par exemple, entre sept et huit exercices par an seraient annuellement réalisés.

Il convient désormais dinsuffler cette culture du risque aux populations et au sein des entreprises. Les recommandations de votre rapporteur concernant les modalités d’information sur les risques, envisagées auparavant, répondront déjà en partie à ce déficit d’informations sur les conduites à tenir. Les documents à moderniser comprennent en effet également la liste des gestes à adopter en cas d’accident.

Toutefois, il faut aussi concrétiser toutes ces recommandations par des formations et des exercices.

2.   L’entraînement, la meilleure manière d’acquérir de manière durable une culture du risque

a.   Insuffler la culture du risque dès le plus jeune âge

Parce quil sagit avant tout dacquérir des réflexes, les gestes et comportements à adopter en cas daccident industriel doivent être appris dès le plus jeune âge.

L’outil développé par l’Éducation nationale pour diffuser les bons réflexes à adopter, notamment en cas de menace d’origine technologique, est le plan particulier de mise en sûreté (PPMS). Il s’agit d’un exercice de confinement qui comprend différentes phases : alerte, recensement des élèves, mise en sécurité des élèves, confinement éventuel de l’établissement par le calfeutrage des fenêtres, écoute des consignes à la radio, fin de l’alerte. Les exercices sont adaptés aux zones dans lesquelles ils sont réalisés. En Seine-Maritime, laccident routier de transport de matière dangereuse est par exemple beaucoup traité, c’est ce que nous a confirmé Mme Christine Gavini-Chevet, rectrice de l’académie de Caen, chargée d’administrer l’académie de Rouen, lors de son audition devant la mission d’information : « Pour le PPMS en général, nous travaillons par exemple sur un accident routier qui se produit à proximité dune école avec des produits dangereux, cest typiquement le type dexercice que nous faisons. » ([63]). Toujours dans ce cadre, cette dernière a indiqué à la mission dinformation vouloir tirer des leçons de la crise de Lubrizol sur les prochains PPMS : « Jai demandé à cette équipe de travailler sur un scénario qui sétendrait sur un périmètre large, indéfini, mouvant. Je vais me trouver dans une situation de chaîne dalerte, dans la même situation que Lubrizol. » Votre rapporteur salue cette volonté dadapter les exercices à la réalité qui témoigne de la plasticité des PPMS, décidément de bons outils.

Votre rapporteur considère qu’il faut aller encore plus loin dans la généralisation de la connaissance des bons réflexes pour répondre à un accident industriel. Ainsi, afin de lui donner un caractère universel, il conviendrait daborder le sujet dans le cadre du service national universel (SNU). L’un des objectifs de ce SNU étant le brassage territorial, les affectations se font au niveau national. Le SNU, qui s’adresse aux jeunes entre 16 et 18 ans, semble être un bon moyen d’enseignement des réflexes généraux à avoir. Il s’agit probablement de la bonne tranche d’âge pour traiter de ce sujet, les jeunes étant suffisamment matures pour assimiler les comportements appropriés. En cours d’expérimentation, le SNU a vocation à être étendu à tous les départements en 2020 et à devenir obligatoire de façon progressive pour tous les jeunes à horizon 2024.

Proposition n° 2 : Aborder le sujet de la culture du risque dans le cadre du service national universel.

b.   Multiplier les exercices et assurer leur diffusion de manière large

Les acteurs de la sécurité civile auditionnés ont rappelé que les exercices de mise en situation étaient réguliers dans les zones à risques, ce dont il faut se féliciter. Ces derniers permettent de s’entraîner à répondre à une situation de crise mais aussi d’adapter éventuellement les plans en fonction de la tenue de l’exercice et des failles que ce dernier a permis de révéler. La limite de ces entraînements indispensables, c’est qu’ils ne permettent pas toujours de faire participer les habitants.

Lors de la table ronde organisée par la mission d’information, des journalistes ont toutefois affirmé qu’ils avaient couvert certains de ces exercices pour les diffuser auprès de la population. Ainsi, M. Damien Boutillet, chef du département défense et gestion de crise à France Télévisions, a que « dans les DOM-COM, nous sommes aussi beaucoup associés aux exercices du ministère de lIntérieur, ce qui permet de faire des reportages et dexpliquer aux gens comment cela se passe en cas dincident majeur. Cela fait partie de cette culture quil faut effectivement développer et nous essayons de le faire » ([64]).

Votre rapporteur se félicite de ce réflexe journalistique et de la diffusion de la culture du risque que cela permet. Il convient de renforcer l’implication des citoyens à ces exercices grandeur nature et d’accroître la participation de la presse afin qu’un maximum de citoyens soit informé.

Votre rapporteur préconise justement de systématiser ces exercices grandeur nature. Il trouve, en effet, judicieuse l’idée de développer une journée annuelle de participation à des actions de sensibilisation et à des exercices grandeur nature d’accidents majeurs.

Il s’agirait de « transposer » le modèle des « journées à la japonaise » ([65]) en France, comme c’est déjà le cas en partie dans certains territoires d’outre-mer, avec toutefois une adaptation territoriale. Chaque année, cette journée serait organisée dans un département différent. Lors de son audition devant la mission d’information, M. le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, a affirmé que cela faisait partie des pistes de réflexion : « Pour développer la culture du risque, nous pourrions imaginer des journées “à la japonaise. En effet, les risques technologiques et naturels que nous connaissons sont peut-être amenés à se développer. En outre, lacceptabilité de nos concitoyens face aux risques baisse, cest un fait. » ([66]). Les médias locaux et nationaux seraient justement conviés à cet événement afin de relayer encore davantage ces exercices.

Proposition n° 3 : Réaliser une fois par an un exercice de grande ampleur de risque naturel ou technologique sous forme de « journée à la japonaise » dans un département.

À cette occasion, des usines pourraient être ouvertes à la population pour parler industrie et risque technologique. Le manque de culture du risque s’explique en effet aussi par la méconnaissance, par les populations, de l’activité industrielle de laquelle ils sont pourtant voisins. Autrefois installées au centre d’un environnement social dans lequel les habitants étaient aussi les ouvriers, les usines étaient bien connues des populations, soit directement, soit par les cercles familiaux ou amicaux. Avec les évolutions de la société et les métamorphoses de l’économie, cette réalité s’effrite. Il faut alors lui substituer des visites régulières dusines par les citoyens afin quils puissent voir par eux-mêmes la nature de leurs activités mais aussi les précautions prises pour limiter les risques quelles font peser sur le territoire. Lors de son audition devant la mission d’information, Mme Magali Smets, directrice générale de l’organisation professionnelle France Chimie, a rappelé que cette pratique existe déjà et a indiqué sa volonté de l’élargir : « Nos industriels ont une démarche douverture de leur site pour accueillir le public, pour quil puisse comprendre ce quest un site industriel de la chimie. Je pense queffectivement il y a lieu de réfléchir et quau-delà dun document, ce sont vraiment des moments déchange qui sont à organiser, et sur lesquels nous allons réfléchir. » ([67]). Votre rapporteur suggère que cette bonne pratique soit généralisée.

c.   L’importance des entreprises dans l’apprentissage de la culture du risque

Enfin, le rôle des entreprises dans la diffusion de la culture du risque est également fondamental et insuffisamment développé en France. De ce point de vue, votre rapporteur partage l’avis de Mle préfet Alain Thirion, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises : « La culture du risque sapprend aussi en entreprise, au niveau des salariés. Les entreprises qui font des efforts pour recruter des sapeurs-pompiers, y compris volontaires, ont une culture du risque souvent plus développée. Avoir des sapeurs-pompiers dans lentreprise est un atout. » ([68]).

En s’inspirant, là encore, du Livre blanc de l’association AMARIS ([69])  déjà évoqué plus haut, votre rapporteur considère que le renforcement de limplication des entreprises dans la prévention des risques naturels et technologiques, est une nécessité absolue. Cela passera par le développement d’un volet spécifique aux entreprises dans le cadre des campagnes sur les risques industriels, le développement de l’offre de formations aux risques naturels et industriels en entreprise et une meilleure implication des acteurs économiques dans les exercices PPI afin de tester leurs dispositifs de sécurité et de prévention.

II.   MIEUX LUTTER CONTRE LES RISQUES INDUSTRIELS

Mieux prévenir les risques industriels, ou tout du moins tenter de le faire, c’est aussi, au-delà de l’intérêt même de l’entreprise, intégrer la prise en compte de l’intérêt général dans l’exercice d’une activité économique. Votre rapporteur considère ainsi que la police des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) constitue l’un des instruments essentiels de lacceptabilité sociale des activités industrielles à risques.

L’État a donc mis en place des pratiques de prévention des risques et s’est notamment doté d’instruments juridiques de surveillance et d’encadrement visant à prévenir au maximum les risques d’accidents sur des sites industriels à risques.

Ainsi, même s’il faut toujours rappeler que le risque zéro n’existe pas, votre rapporteur a une conviction : un incendie de lampleur de celui que nous avons connu à Rouen le 26 septembre 2019, impliquant une entreprise pourtant surveillée, ne devrait pas pouvoir arriver.

Il convient donc d’abord de tirer des leçons de cet accident pour ce qui concerne le cadre juridique des installations classées et des sites SEVESO, notamment en renforçant et en élargissant la surveillance menée par linspection des installations classées. Toujours en ce sens, il s’agira de renouveler les pratiques françaises de prévention des risques par un meilleur ciblage de ce contrôle et une accidentologie mieux tournée vers l’enquête et la prescription.

A.   renforcer le rÔle de l’inspection des installations classÉes afin de maintenir le FORT NIVEAU DE PROTECTION GARANTI PAR LE rÉgime des icpe

Régime juridique ancien et constitué de l’addition de différentes couches réglementaires créées au fil de l’accidentologie et de l’émergence des nouveaux enjeux environnementaux, la police des installations classées est complexe. En outre, elle recouvre des réalités qui, partageant des caractéristiques communes, n’en restent pas moins extrêmement diverses. Il apparaît donc d’abord nécessaire de rappeler cette législation.

Il s’agira ensuite de s’arrêter plus spécifiquement sur le rôle de linspection des installations classées, les enjeux qui la traversent et d’aboutir à quelques propositions destinées à renforcer son rôle dans la prévention des risques industriels.

1.   Le régime des ICPE comprend déjà un fort niveau de protection mais il convient d’élargir les contrôles

a.   Le régime des ICPE, une réalité diverse quant aux obligations qu’il crée

Bref historique de la police des installations classées : un régime aux fondements anciens qui a su s’adapter aux nouveaux enjeux

Le principe dun encadrement juridique renforcé et dune surveillance administrative des exploitations présentant un risque daccident, ou pouvant avoir un impact sur la salubrité ou la commodité publiques, remonte au XIXème siècle. À la suite d’importants accidents industriels, des textes de nature réglementaire exigent alors des déclarations préalables avant l’ouverture d’un site présentant ces caractéristiques et commencent même déjà à opérer un classement par degré de nuisances ([70]). Cette réglementation est alors centrée sur la protection du voisinage direct et vise avant tout à préserver la commodité publique.

En 1917, une loi ([71]) reprend les grands traits de la réglementation antérieure mais y ajoute les notions datteinte à la santé publique ou à lagriculture, dans un contexte où les considérations sanitaires continuent de progresser. Elle prévoit ainsi que les établissements industriels et commerciaux qui « (…) présentent des causes de danger ou des inconvénients soit pour la sécurité, la salubrité ou la commodité du voisinage, soit pour la santé publique, soit encore pour lagriculture » sont placées sous « la surveillance de lautorité administrative (…) ». Ces établissements sont divisés en trois « classes » en fonction du danger qu’ils représentent ou des inconvénients qu’ils génèrent. La première classe requiert un éloignement des habitations et une autorisation préalable à l’exploitation, la seconde nécessite seulement cette autorisation préalable et la troisième est soumise uniquement à déclaration.

Mais c’est la loi du 19 juillet 1976 ([72]) qui complète des dispositifs déjà anciens dans un contexte où la population prend progressivement conscience de la problématique environnementale.

C’est ainsi que la sécurité de lenvironnement devient une des justifications majeures de lencadrement juridique renforcé de lexploitation dactivités dangereuses.

Cette loi donne véritablement naissance au régime juridique des installations ICPE. Elle instaure des principes et des dispositifs qui constituent encore aujourd’hui la base de notre réglementation actuelle :

– le champ d’application de la loi, aussi bien pour ce qui concerne les causes de classement (ajout de la nocivité pour l’environnement) que les établissements concernés (ajout des installations agricoles, des entreprises de l’État et des collectivités territoriales), est élargi ;

– avec un objectif de simplification, deux classes sont instituées : la classe des installations à autoriser (A) soumise à des prescriptions préfectorales adaptées à chaque installation ; la classe des installations à déclarer (D) régie par des prescriptions générales ;

– les sanctions pénales et administratives sont renforcées ;

– le pouvoir de réglementation est confié au ministre de l’environnement récemment créé ;

– la réglementation est fondée sur une approche intégrée, c’est-à-dire qu’une seule autorisation est délivrée et réglemente tous les aspects concernés.

Le droit des ICPE reste toutefois un droit mouvant, qui a connu des évolutions depuis cette loi de 1976. Celles-ci ont cherché à renforcer l’efficacité des dispositifs, à les adapter aux nouveaux enjeux environnementaux et, plus récemment, à les simplifier.

D’abord, dans la logique d’un principe dadaptation au réel, le renforcement du cadre juridique a suivi celui de l’apparition de nouveaux enjeux environnementaux. C’est ainsi que depuis 1976 les paysages ou encore le patrimoine archéologique ont, par exemple, été ajoutés aux intérêts protégés. De la même manière, le droit des ICPE a été influencé par l’évolution d’autres normes juridiques comme celles de la participation du public ou encore des cadres de l’évaluation environnementale. Cette évolution de la police des ICPE passe notamment par des évolutions de leur nomenclature.

Ensuite, une logique de simplification a irrigué la police des installations classées. La modification la plus fondamentale est la création, en 2009, d’une troisième classe, intermédiaire entre l’autorisation et la déclaration, l’enregistrement (E). Elle concerne les installations qui ne nécessitent pas la prise de mesures de prévention individualisées. C’est une procédure d’autorisation simplifiée qui dispense de nombreuses formalités comme la procédure d’évaluation environnementale et d’enquête publique.

Ce mouvement de simplification s’étend à d’autres principes bien plus importants, toujours dans une logique de facilitation des activités industrielles.

i.   Définition d’une ICPE

Les ICPE sont aujourd’hui définies à l’article L. 511-1 du code de lenvironnement. Les critères de définition paraissent bien le prolongement des premières réglementations sur les installations classées avec toutefois des élargissements, aussi bien concernant le type d’installation que le type de danger qu’elles représentent :

 les établissements concernés sont « […] les usines, ateliers, dépôts, chantiers et, dune manière générale, les installations exploitées ou détenues par toute personne physique ou morale, publique ou privée […] ». Le second alinéa de cet article définit également les exploitations de carrières comme des ICPE ([73]). Très concrètement, il peut donc s’agir d’un chantier, d’une usine, d’une station-service, d’une exploitation agricole, d’une éolienne de plus de 12 mètres ou encore d’un site industriel SEVESO ;

– les établissements sont « classés » s’ils présentent « des dangers ou des inconvénients soit pour la commodité du voisinage, soit pour la santé, la sécurité, la salubrité publiques, soit pour lagriculture, soit pour la protection de la nature, de lenvironnement et des paysages, soit pour lutilisation rationnelle de lénergie, soit pour la conservation des sites et des monuments ainsi que des éléments du patrimoine archéologique ». Il s’agit donc de préserver l’environnement naturel mais également l’environnement culturel.

ii.   Nomenclature, classement des ICPE et niveau de contrôle

Toutefois, tous les types dinstallations, et surtout les différentes natures de dangers et leur ampleur potentielle, ne nécessitent pas le même niveau de surveillance administrative. C’est ainsi qu’il existe une nomenclature permettant de classer les installations selon l’importance et la gravité des inconvénients et des risques qu’elles présentent. Ainsi, en fonction de leur nocivité, les établissements seront soumis à un régime administratif plus ou moins contraignant.

Selon l’article L. 511-2 du code de l’environnement, cette nomenclature est établie par décret en Conseil d’État « pris sur le rapport du ministre chargé des installations classées », c’est-à-dire actuellement de la ministre de la transition écologique et solidaire. Trois régimes de classement existent, en fonction de la gravité des risques induits par l’activité.

● Le régime de lautorisation constitue le régime le plus contraignant. Les installations qui y sont soumises sont celles qui présentent « de graves dangers ou inconvénients » ([74]) pour les intérêts définis par l’article L. 511-1 du code de l’environnement et rappelés supra. Avant toute mise en service, l’exploitant doit faire une demande d’autorisation préfectorale accompagnée d’une étude d’impact et d’une étude de dangers démontrant l’acceptabilité du risque et prenant en compte aussi bien l’installation elle-même que les établissements aux alentours. Le préfet ne peut autoriser ou refuser la mise en route de l’exploitation qu’après enquête publique et avis de différents services et autorités. L’arrêté d’autorisation fixe les conditions d’exploitation et de contrôle de l’activité. Le cas échéant, des arrêtés complémentaires peuvent être pris. Outre ces prescriptions spéciales, prises par le préfet, des règles générales sont prises par le ministre chargé des installations classées. Les installations classées SEVESO font partie intégrante de cette catégorie même si leur régime est encore plus strict, votre rapporteur y reviendra.

● Le régime de lenregistrement (ou régime d’autorisation simplifiée) a été, comme évoqué plus haut, créé en 2009 ([75]). Régime intermédiaire entre celui de l’autorisation et celui de la déclaration, il concerne les installations qui présentent là encore « des dangers ou inconvénients graves » mais dont les activités « concernent [d]es secteurs ou technologies dont les enjeux environnementaux et les risques sont bien connus » ([76]). Les risques étant supposés plus maîtrisables, ils peuvent être prévenus au moyen de prescriptions générales. Certaines installations particulières sont toutefois exclues de ce régime ([77]). La procédure de demande est donc moins lourde que celle de l’autorisation : l’exploitant doit alors faire une demande d’autorisation en justifiant qu’il respecte les mesures techniques de prévention des risques et des nuisances définies dans un arrêté de prescriptions générales. Après consultation du public et avis des conseils municipaux intéressés, le préfet peut autoriser ou non le fonctionnement. Il peut également compléter, renforcer ou aménager les prescriptions générales applicables à l’installation par des prescriptions particulières. Il faut également noter que le préfet peut décider que la demande d’enregistrement sera instruite, pour différentes raisons présentées à l’article L. 512‑7‑2 du code de l’environnement ? « selon les règles de procédure prévues par le chapitre unique du titre VIII du livre Ier pour les autorisations environnementales », c’est-à-dire l’autorisation environnementale avec ou sans évaluation environnementale.

● Enfin, le régime de la déclaration concerne les installations industrielles qui présentent certes un risque environnemental mais « pas de graves dangers ou inconvénients ». Ces installations doivent « néanmoins respecter les prescriptions générales édictées par le préfet » ([78]). Dans ce cas, l’exploitant doit simplement effectuer une déclaration par le biais d’un dossier contentant des informations sur l’exploitation et ses activités. La procédure s’avère ainsi beaucoup plus souple que dans les deux régimes précédemment décrits. Elle n’intègre pas de phases d’instruction et de consultation. Le préfet doit simplement s’assurer du caractère complet du dossier de demande et vérifier que l’installation en question entre bien dans la catégorie des installations soumises à déclaration. Là encore, en sus des prescriptions préfectorales générales, des prescriptions plus spécifiques peuvent éventuellement s’ajouter. Il faut également noter que certaines installations soumises à déclaration particulières, classées DC dans la nomenclature, font l’objet de contrôles périodiques mis à la charge de lexploitant et effectués par des organismes agréés. Ces derniers vérifient que les prescriptions sont respectées et informent la préfecture en cas de non-conformité majeure ([79]).

Ces catégories emportent en partie le rythme des contrôles par l’inspection des installations classées. Une planification pluriannuelle des contrôles fixe actuellement, aux termes d’une instruction ministérielle du 24 novembre 2016, la périodicité des visites :

– les établissements prioritaires (notamment SEVESO « seuil haut ») sont contrôlés chaque année ;

– les établissements à enjeux (notamment SEVESO « seuil bas ») sont contrôlés tous les trois ans ;

– les autres établissements soumis à autorisation et enregistrement sont contrôlés tous les sept ans.

En ce qui concerne les établissements relevant du régime de la déclaration, ils ne sont contrôlés « que sur signalement de bruits, dodeurs ou dactivités suspectes par un élu ou un riverain », selon les indications données devant la mission d’information par M. Patrick Berg, directeur de la DREAL de Normandie ([80]). Pour ce qui concerne les établissements soumis à l’obligation de contrôle périodique, l’article R. 512-57 du code de l’environnement prévoit une périodicité de cinq ans maximum ou dix ans maximum pour les installations dont le système de « management environnemental » a été certifié conforme à la norme internationale ISO 14001.

Votre rapporteur considère quil peut être complexe pour certaines entreprises de savoir exactement de quelle catégorie elles relèvent. Donc, il est difficile pour elles de prendre l’initiative de faire appel à un organisme agréé. En sus, cette ignorance est dangereuse car, comme évoqué ci-dessus, le classement dans la nomenclature détermine en partie la fréquence et le niveau des contrôles. C’est la raison pour laquelle, il préconise un renforcement du contrôle des DREAL concernant les ICPE de la catégorie déclaration hors DC qui ne font actuellement l’objet d’aucun contrôle systématique. Cela permettrait de vérifier que l’entreprise soit connue sous le régime qui lui correspond réellement afin d’éviter une situation comparable à celle de Normandie Logistique. Ces contrôles exerceraient également un effet incitatif pour les entreprises qui seraient davantage enclines à vérifier régulièrement qu’elles sont bien déclarées sous le bon régime administratif.

Proposition n° 4 : Renforcer le contrôle des DREAL sur les ICPE soumises au régime de déclaration hors DC par un contrôle aléatoire de ces installations.

Ces contrôles doivent permettre aux DREAL d’exercer concrètement leur rôle d’appréciation de l’adéquation entre les activités d’une installation et son régime administratif ICPE, rôle qu’ils ne jouent pas suffisamment à ce stade.

L’analyse, certes rapide et non exhaustive, de ces trois principaux régimes juridiques des installations classées, permet de saisir cette volonté dédicter des règles afin de protéger les populations et lenvironnement tout en, si le niveau de dangerosité le permet ou lexige, les adaptant ou les complétant par des prescriptions spéciales. Les prescriptions générales sont ainsi prises par le ministre chargé des installations classées (dans le cas des régimes de l’autorisation ou de l’enregistrement) ou par le préfet de département (dans le cas du régime de la déclaration). Les prescriptions spéciales sont prises par le préfet de département car elles doivent s’adapter à la réalité concrète de l’exploitation.

Selon les derniers chiffres communiqués par le ministère de la transition écologique et solidaire (mars 2019), qui concernent l’année 2018 ([81]), la France compte approximativement 500 000 ICPE dont 25 000 relevant du régime de lautorisation, 16 000 du régime de lenregistrement et le reste, cest-à-dire une très grande majorité, du régime de la déclaration. Parmi les installations soumises à autorisation, 1 312 sont classées SEVESO (705 « seuil haut » et 607 « seuil bas ») et 6 840 relèvent de la directive IED ([82]).

répartition territoriale des icpe en France métropolitaine

Source : Dossier de presse du ministère de la transition écologique et solidaire « Les risques industriels : Une mission de protection pour les populations et l’environnement, Bilan 2018, perspectives 2019 »


RÉPARTITION TERRITORIALE DES ICPE EN OUTRE-MER

Source : Dossier de presse « Les risques industriels : Une mission de protection pour les populations et l’environnement, Bilan 2018, perspectives 2019 ».

b.   Les établissements classés SEVESO, dont l’usine Lubrizol de Rouen fait partie, sont des installations classées à la surveillance renforcée

i.   Les établissements SEVESO

L’usine Lubrizol de Rouen est une ICPE soumise à autorisation de nature particulière puisqu’il s’agit d’un site classé SEVESO, régime sur lequel votre rapporteur propose de revenir.

Les directives dites « SEVESO » constituent une série de textes prescriptifs qui s’imposent aux pays de l’Union européenne afin d’identifier leurs sites industriels dont les activités recèlent un potentiel de risques d’accidents et d’y maintenir un niveau élevé de prévention. Ce corpus tire son appellation de la catastrophe de Seveso qui s’est produite dans le nord de l’Italie, le 10 juillet 1976, à partir d’une usine du groupe pharmaceutique Hoffmann-Laroche qui a rejeté un polluant organique persistant et relevant de la catégorie des dioxines parmi les plus dangereuses ([83]).

La première directive SEVESO (82/501/CEE) du 24 juin 1982 a été remplacée par la directive (96/82/CE) du 9 décembre 1996 amendée et complétée par la directive dite « SEVESO 3 » (2012/18/UE) du 4 juillet 2012 qui concerne plus de 10 000 établissements en Europe dont 1 379 en France ([84]).

La directive « SEVESO 3 », entrée en vigueur le 1er juin 2015, a été transposée en droit français par le décret n° 2014-285 du 3 mars 2014.

Les établissements industriels sont classés SEVESO selon leur aléa technologique en fonction des types et des quantités de produits traités et stockés. Les annexes de la directive énoncent des seuils pour chaque catégorie de produits dangereux (carburants, produits inflammables, toxiques ou explosifs) et pour certains composés chimiques (nitrate d’ammonium, méthanol, etc.). Par exemple, les produits réputés toxiques sont répartis en sous-catégories « toxiques pour lhomme », « très toxiques pour lhomme », « toxiques pour lenvironnement ».

En outre, la directive « SEVESO 3 » a intégré le champ d’application du Règlement européen 1272/2008 dit « CLP » (règlement sur la classification, l’étiquetage et l’empaquetage des substances et des mélanges). Ce texte a révisé, dans le sens d’une harmonisation internationale, le système de classification des substances dangereuses et les avertissements de danger sur les contenants de ces produits.

En fonction des seuils atteints (déterminés par une somme pondérée des masses de produits par établissement) les sites relèvent de l’une des deux catégories :

– les sites classés SEVESO « seuil bas » ;

– les sites classés SEVESO « seuil haut » (aussi dénommés « SEVESO AS », forme abrégée de « SEVESO soumis à autorisation servitude d’utilité publique »). L’usine Lubrizol de Rouen relève de cette catégorie.

La directive « SEVESO 3 » a renforcé l’obligation d’élaborer des documents de sécurité et de mieux assurer l’information du public. En outre, elle a institué une obligation visant à prendre en compte le potentiel de risques dune installation sur les sites voisins pour contrer autant que possible un « effet domino » en cas daccident majeur.

Il est ainsi prévu l’élaboration d’une étude de dangers, plus complète que celle qui concerne les sites « seulement » soumis à autorisation, qui identifie les sources de risques, les potentialités d’accidents (selon différents scenarios), leur probabilité d’occurrence et leurs conséquences sur les personnes, les biens et l’environnement.

Ce document sert de base à la mise en place de dispositifs de prévention et aussi de secours traduits dans des POI (plans d’opération interne) et des PPI (plans particuliers d’intervention). L’étude de dangers doit être réactualisée au moins tous les cinq ans et les POI et PPI testés et réévalués tous les trois ans concernant les sites SEVESO « seuil haut ». Concernant l’entreprise Lubrizol, ces dispositifs de secours étaient « à jour ». Au cours de son audition, le colonel Lagalle commandant le Service départemental d’incendie et de secours (SDIS) de Seine-Maritime, a rappelé à la mission d’information que s’agissant du site de Rouen, le POI et le PPI dataient respectivement de 2018 et de 2016. Le PPI prévoyait toutefois un périmètre de danger sans doute insuffisant car limité à 1 340 mètres.

ii.   Une obligation spécifique pour les sites les plus à risques : les plans de prévention des risques technologiques (PPRT)

La loi dite « Bachelot » du 30 juillet 2003 ([85]) consécutive à la catastrophe du site dAZF à Toulouse (21 septembre 2001) a considérablement rénové la méthodologie d’élaboration des études de dangers et a institué un encadrement réglementaire visant à mieux gérer les situations durbanisation héritée du passé ou encore de planifier en fonction des risques toute urbanisation future.

À cet égard, des dispositions législatives et réglementaires du code de l’environnement encadrent l’élaboration puis la mise en pratique de PPRT qui concernent tous les établissements classés SEVESO « seuil haut ».

Les PPRT visent notamment à améliorer la « coexistence » des sites industriels à hauts risques avec les activités et les populations riveraines. Après une phase de définition des moyens de réduction des risques à la source concernant un site SEVESO « seuil haut », le PPRT est dit « prescrit » sur un périmètre lui-même défini selon les termes de l’étude de dangers. Puis, s’ouvre une période d’instruction technique qui accapare une partie importante des personnels des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) et donne lieu à concertation et enquête publique pour que le PPRT soit « approuvé », c’est-à-dire que ses mesures ont vocation à devenir pleinement applicables. À ce titre, peuvent être prévues des mesures urbanistiques et foncières qui vont jusqu’à des possibilités d’expropriation ou encore de délaissement dans des zones « rouge » (les plus exposées aux « effets risques » en cas d’accident majeur) et, au-delà de ces zones, plus simplement des prescriptions de travaux de renforcement sur des habitations existantes ou des restrictions d’usage concernant les aménagements et l’urbanisation dans le futur.

On rappellera que par rapport à la première directive SEVESO, la directive « SEVESO 2 » avait déjà donné plus de possibilités d’accès au public dans le cours des procédures avec notamment un accès aux informations des études de dangers et un avis sur toute nouvelle implantation réputée à risques.

M. Patrick Berg, directeur de la DREAL de Normandie, a rappelé au cours de son audition que le PPRT de l’usine Lubrizol de Rouen avait été prescrit le 6 mai 2010 et approuvé le 31 mars 2014. Il a notamment insisté sur le fait que ce PPRT avait même été qualifié d’« exemplaire » au sein de la commission de suivi de site par un membre de France nature environnement (FNE).

M. Berg a illustré son propos avec deux obligations énoncées au titre du PPRT auxquelles la direction de Lubrizol s’était conformée dans l’exécution, en affirmant : « Je pense quelles ont été extrêmement utiles pour éviter des morts et des blessés le 26 septembre. » ([86]). Ces obligations portaient, en premier lieu, sur la suppression de deux cuves renfermant une quantité importante de gaz de pétrole liquéfié (GPL) beaucoup trop proches des bâtiments de stockage afin d’éviter en cas d’échauffement une explosion particulièrement dangereuse (effet « boule de feu ») et, en second lieu, une réduction des quantités détenues sur le site d’acide chlorhydrique (une substance extrêmement dangereuse en cas de diffusion accidentelle par fuite) associée à une modification des conditions d’approvisionnement du site de ce produit.

Concernant la mise en œuvre des PPRT, M. Cédric Bourillet, directeur général de la prévention des risques (DGPR) sest voulu rassurant, lors de son audition devant la mission d’information, tout en indiquant que le travail n’était pas terminé : « Le gros des PPRT a été mené au long des années 2010 à 2019. Sur 388 PPRT, 381 sont aujourdhui approuvés. Cela ne veut pas dire quils sont mis en œuvre, mais que nous avons fait tout le travail délaboration et de décision en concertation. » Il a précisé : « Sur le bilan des PPRT, je pense quil y a des phases qui ont été très réussies et il y a des phases qui sont encore en devenir. » ([87]).

M. Yves Blein, député du Rhône et président de lAssociation nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (AMARIS) a insisté, lors de son audition devant la mission d’information, sur le manque de mise en œuvre de ces PPRT : « les mesures durbanisation, et particulièrement celles qui contraignent ou incitent les riverains à faire des travaux de protection de leur logement, concernent 16 000 logements au terme de la mise en œuvre des plans de prévention des risques technologiques. Et seulement 600 ont fait, aujourdhui, lobjet de travaux. La marge de progrès est donc importante » ([88]). Votre rapporteur regrette ces retards dans la mise en œuvre concrète des PPRT et invite les pouvoirs publics à passer rapidement à un suivi de lapplication de la loi dite « Bachelot ».

c.   Il n’y a pas eu de desserrement de la contrainte réglementaire applicable aux ICPE

Depuis l’incendie de Lubrizol, certains commentaires ont pu affirmer que la réglementation aurait été allégée ces dernières années.

Pour votre rapporteur, ces allégations sont fausses. À cet égard, sont souvent citées les conséquences de la loi du 10 août 2018 dite « loi ESSOC » ([89]). Un décret du 18 septembre 2018 ([90]) a aussi modifié le contenu des dossiers de demande d’autorisation environnementale concernant une installation classée soumise à autorisation. Un autre décret du 24 décembre 2018 ([91]), pris en application de certaines dispositions de la loi précitée, a établi un cadre expérimental dans deux régions (Bretagne et Hauts-de-France) visant à déroger à des dispositions régissant l’enquête publique.

Mais, la réforme la plus ambitieuse en matière de simplification relevait de deux ordonnances (n° 2016-1058 et 2016-1060) du 3 août 2016 et du décret n° 2016‑1110 du 11 août 2016 qui modifiait en conséquence la nomenclature des projets soumis à évaluation environnementale.

Au cours de son audition, Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire a précisé : « Cela mamène à votre question sur lallégement et la simplification des procédures. En la matière sest opérée une sorte daller-retour : avant mai 2016 en effet, toute modification faisait lobjet, au cas par cas, dune décision du préfet qui optait soit pour lapplication de la procédure complète, soit pour un simple arrêté complémentaire. Les textes de 2016 ont introduit des complexités complémentaires sur lesquelles nous sommes ensuite revenus avec cette idée quil ne sagit en aucun cas de moins bien prendre en compte les risques, mais dévaluer mieux, dans chaque cas, la nécessité ou non dune nouvelle étude de danger, notamment lorsque les modifications demandées nont que peu dincidences « en matière de risques » ([92]).

Un décret n° 2018-435 du 4 juin 2018 a ainsi modifié à nouveau certaines rubriques de la nomenclature afin de tenir compte du retour d’expérience des services déconcentrés de l’État et des maîtres d’ouvrage, mais aussi d’une décision du Conseil d’État de 2017 ([93]) qui avait censuré certaines des dispositions sur le fondement d’un principe de non-régression du droit de l’environnement. Ce décret a fait l’objet d’une importante concertation préalable.

Le droit désormais en vigueur n’entend pas « détricoter la réglementation par petits bouts » comme certaines critiques excessives, qui ont délibérément ciblé les textes de 2018, l’ont affirmé. Et chacun des textes précédant le décret de 2018 sinscrivait dailleurs dans une succession de modifications, engagée depuis des années, et qui toutes visaient (avec il est vrai des succès divers) à clarifier des démarches, à réduire les délais de procédures, sans pour autant dénaturer ou amoindrir des exigences fondamentales. Par exemple, un de ces textes antérieurs avait étendu aux ICPE le principe, de portée assez générale, selon lequel le silence gardé par l’administration vaut acceptation.

En outre, votre rapporteur rappelle que la loi dite « ESSOC » prévoit dans ses articles 40 à 46 un processus totalement nouveau d’évaluation qui repose sur la création d’un conseil de la réforme ouvert à des experts de la société civile.

Concernant les autorisations demandées par Lubrizol en janvier puis en juillet 2019 et pour lesquelles deux arrêtés préfectoraux sont successivement intervenus, la ministre de la transition écologique et solidaire a été très claire aux cours de son audition : « […] les deux arrêtés qui ont pu être mis en cause concernaient, pour lun, une reclassification de produits sans modification des quantités présentes sur le site et pour lautre, une autorisation qui navait pas été mise en œuvre ; on ne peut donc en aucun cas les suspecter davoir un rapport avec lincendie qui nous occupe » ([94]).

2.   Afin de maintenir et consolider un niveau élevé de protection, le rôle de l’inspection des installations classées doit être renforcé

L’incendie du site Lubrizol de Rouen a nécessairement suscité l’émergence de commentaires divers mais il permet aussi, plus utilement, une réflexion sur le rôle et les missions des services de linspection des installations classées pour la protection de lenvironnement.

Avant d’aborder la question des effectifs, il convient de remarquer que les inspecteurs des installations classées ont des pouvoirs propres. Ils sont dotés de pouvoirs spéciaux d’examen de la situation sur les sites concernés. Votre rapporteur a pu constater certaines similitudes entre le travail d’inspection et les visites de sites souvent conduites par des experts dans le cadre de la formalisation dun contrat dassurance. Les prescriptions et informations de ces derniers pourraient d’ailleurs être utiles à l’inspection des installations classées. Aussi, il serait peut-être bon d’ouvrir aux inspecteurs un accès au contrat d’assurance couvrant ces sites. C’est pourquoi votre rapporteur privilégierait un droit de consultation sur place dun dossier dassurance, disponible et à jour, faisant notamment état des dates et objets des visites dexperts ou dingénieurs techniques diligentés par le ou les assureurs.

Proposition n° 5 : Pour chaque site SEVESO, imposer à l’exploitant la mise à disposition des documents de ses assurances, à l’inspection des installations classées, sur lesquels sont renseignés les dates et objets des recommandations émises à l’occasion des visites des personnels et experts diligentés par la ou les compagnies couvrant le site concerné.

Poursuivant le retour d’expérience de l’incendie et toujours en ce qui concerne les pouvoirs conférés à l’inspection des installations classées, votre rapporteur suggère également de renforcer les compétences relatives au risque incendie, notamment pour les lieux de stockage.

Si l’on considère désormais la question des effectifs, votre rapporteur tient demblée à repousser l’argument polémique relatif à une prétendue insuffisance chronique du nombre des agents de linspection des installations classées en fonction dans les territoires. En termes d’emplois budgétaires, une forte augmentation des recrutements a suivi la catastrophe d’AZF de 2001, une époque où les effectifs techniques des DREAL étaient à peine supérieurs à 800 ETP ([95]). À quelques unités près, les effectifs sont demeurés stables au cours des dernières années pour sétablir à 1 290 ETP globalement affectés au sein des DREAL en 2019. Le métier de l’inspection obéit à des règles juridiques rigoureuses (dont une obligation d’assermentation et d’habilitation) et suppose une formation complémentaire des agents (généralement d’une année).

L’inspection des installations classées s’appuie sur différents niveaux de compétences :

– des équipes techniques au sein des DREAL (fonctionnaires de catégorie A et B) qui instruisent les dossiers et mènent les contrôles ;

 – des équipes techniques dont les effectifs sont majoritairement financés par le ministère de lagriculture au sein des directions départementales de la protection des populations (DDPP) compétentes pour les installations classées d’élevage, et de premières transformations agro-alimentaires dont les abattoirs, etc. ;

– des personnels administratifs intervenant en appui, tant en DREAL qu’en DDPP.

ETP techniques mis à la disposition des DREAL par le ministère de la transition écologique et solidaire

Source : DGPR ([96]).

Dun point de vue budgétaire, les ETP techniques à disposition des DREAL comptent un effectif global de 1 605 agents en ajoutant les personnels administratifs, 1 420 ETPsi l’on s’arrête aux seuls effectifs techniques selon les chiffres fournis par la DGPR à la demande de la mission. Il est également possible disoler plus particulièrement les effectifs techniques réellement affectés à linspection des installations classées :

ETP TECHNIQUES AFFECTÉS spécifiquement À L’INSPECTION DES INSTALLATIONS CLASSÉES ([97])

Source : DGPR.

En outre, toujours à la demande de la mission d’information, la DGPR a recensé les postes budgétaires techniques (donc hors agents administratifs) de l’inspection des installations classées et répartis par DREAL pour 2020. Conformément à la demande de Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire, le nombre total des postes budgétaires techniques a été maintenu, au sein des DREAL, au niveau de celui atteint en 2019.

effectifs techniques BUDGétaires 2020 PAR dreal

Source : DGPR.

Plus que sur la question des effectifs, certaines interrogations peuvent néanmoins porter sur le cadre et les conditions d’exécution des contrôles effectués par les inspecteurs au sein des sites industriels, s’agissant notamment de leur disponibilité professionnelle pour cette tâche au regard de l’ensemble des missions qui leur reviennent par ailleurs.

Le nombre des contrôles de sites, qu’ils soient classés en catégorie SEVESO ou dans une autre des catégories particulières aux ICPE, sinscrit effectivement en diminution depuis plusieurs années. En termes strictement quantitatifs, ce constat est généralement admis, y compris au niveau de la DGPR.

Nos collègues Mme Danielle Brulebois, députée du Jura, dans un avis budgétaire de la commission du développement durable ([98]) et M. Éric Coquerel, député de Seine-Saint-Denis, en tant que rapporteur spécial de la commission des finances ([99]) (par ailleurs membre de notre mission d’information), portent des regards sans doute quelque peu différents sur la situation mais ont récemment abouti à ce même constat. Au cours des dix dernières années, les contrôles de sites classés effectués par linspection sont tombés de 25 000 à 18 000 par an.

Concernant les sites SEVESO les plus à risques, il n’est pas certain que les quelque 7 000 contrôles annuels sur d’autres catégories d’ICPE, externalisés car conduits par des organismes tiers et agréés, selon le chiffre communiqué par             M. Cédric Bourillet, aient permis de libérer du temps utile pour mieux contrôler de tels sites. Le total annuel sétablit à environ 1 500 contrôles pour un nombre de 1 312 sites classés SEVESO sur le territoire (dont 705 en « seuil haut »). Ce niveau correspond à l’objectif minimal aujourd’hui assigné aux DREAL de réaliser au moins un contrôle par an pour chacun des sites SEVESO « seuil haut » de leur circonscription.

En se référant notamment à ses entretiens avec M. Patrick Soulé, adjoint au chef de service de la DGPR, M. Coquerel estime que les effectifs d’inspecteurs devraient augmenter de 200 ETP pour mieux faire face. Pour sa part, Mme Brulebois estime que les contrôles de terrain ne représenteraient, en fait, que seulement 20 % de leur activité.

L’explication de ce phénomène tient principalement à une croissance significative des autres tâches qui leur ont été confiées et notamment l’instruction administrative des dossiers relatifs aux prescriptions des PPRT, une tâche ayant toutefois atteint son pic et qui devrait moins les accaparer à l’avenir. Au titre de cette mission, les inspecteurs ont néanmoins pu rassembler une somme d’informations utiles à leur connaissance des sites parmi les plus à risques en orientant leur travail dans une optique de réduction du risque à la source.

En outre, s’est ajoutée aux missions de l’inspection des installations classées l’instruction des nombreux dossiers relatifs aux parcs éoliens et aux installations de méthanisation et de biogaz (des structures incluses dans la catégorie des IPCE).

D’autres facteurs ont également joué, comme la création de l’autorisation environnementale unique qui a imposé à l’inspection de travailler plus collectivement et « en mode projet », en intégrant notamment de nouveaux objectifs de vigilance concernant la biodiversité. Sans oublier la création de nouvelles grandes régions qui a eu des conséquences dans les DREAL : « nous passons du temps à nous réorganiser » a précisé devant la mission M. Cédric Bourillet ([100]).

MM. Patrice Lioger, secrétaire général, et Julien Jacquet-Francillon, secrétaire général-adjoint, ont aussi évoqué devant la mission au nom du Syndicat national des ingénieurs de lindustrie et des mines (SNIIM), organisation majoritaire dans la représentation des inspecteurs des installations classées, une érosion de la culture professionnelle, en tout cas de la spécialisation mais non des compétences, qui a résulté du transfert des personnels de l’inspection des anciennes directions régionales de l’industrie, de la recherche et de l’environnement (ex‑DRIRE) aux actuelles DREAL, elles-mêmes restructurées du fait de la réforme administrative des régions. Dans un entretien donné au quotidien Libération ([101]) M. Lioger soulignait un autre point : « les sites industriels vieillissent et nos missions sont plus nombreuses », en rappelant qu’au total près de 500 000 établissements industriels ou encore agricoles « susceptibles de créer des risques, des pollutions ou des nuisances pour la population » devraient relever de la compétence de contrôle de l’inspection des installations classées.

En tout état de cause, Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire, est consciente de la nécessité d’augmenter de façon significative le nombre des visites et contrôles donc de ne pas se satisfaire de ce qu’il est convenu d’appeler, y compris au sein des services, « le panorama actuel » qui se résume, comme déjà évoqué supra, à un seul contrôle annuel au moins pour les sites les plus à risques, à un contrôle tous les 3 ans pour les établissements qui le seraient moins et à un contrôle tous les sept ans au mieux pour tous les autres établissements classés parmi lesquels les stations-service. La ministre a précisé devant la mission : « Laugmentation des contrôles de terrain renvoie à la modernisation de laction publique. Il est possible dalléger un certain nombre de missions en les digitalisant et en faisant accomplir les tâches plus administratives par dautres agents que les inspecteurs. Nous devons, dès cette année, libérer du temps pour que ces derniers augmentent le nombre de contrôles de terrain » ([102]). Votre rapporteur approuve cette orientation.

Une programmation annuelle des contrôles, plus rigoureuse et assignée à chacune des entités territoriales des DREAL, est certes l’instrument qui permettra de rehausser des objectifs aujourd’hui insuffisants. Votre rapporteur tient cependant à souligner qu’il ne s’agit pas seulement d’atteindre des résultats statistiques en termes quantitatifs mais de mieux cibler les priorités des contrôles.

B.   RENOUVELER LE CADRE de la prévention des risques en france DANS LE SENS D’UN MEILLEUR CIBLAGE ET DE RETOURS d’expériences plus fréquents et plus fructueux

1.   Mieux cibler les contrôles

À cet égard, il lui paraît tout à fait opportun de privilégier les contrôles impliquant un ou plusieurs sites classés SEVESO lorsquils voisinent avec dautres ICPE dans le cadre de la nouvelle notion de plateforme industrielle désormais dotée d’une reconnaissance juridique dans la loi depuis l’adoption d’un amendement en ce sens, adopté à l’initiative de votre rapporteur ([103]), lors de l’examen de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises dite « loi PACTE » ([104]).

En effet, l’article 144 de la loi Pacte complète le code de l’environnement par une nouvelle section « Plateformes industrielles » au chapitre V du titre 1er du livre V. Aux termes du nouvel article : « Une plateforme industrielle se définit comme le regroupement dinstallations mentionnées à l’article L. 511-1 [article visant les catégories d’ICPE] sur un territoire délimité et homogène conduisant par la similarité ou la complémentarité des activités de ces installations, à la mutualisation de la gestion de certains des biens et services qui leur sont nécessaires ».

Un récent décret du 21 novembre 2019 ([105]) est venu préciser les conditions d’organisation interne et de reconnaissance administrative des plateformes industrielles.

La notion de plateforme industrielle a été conçue, à lorigine, par des industriels eux-mêmes dans une démarche pragmatique, notamment au sein du « couloir de la chimie » dans la région lyonnaise. L’association AMARIS (Association des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs) a particulièrement soutenu cette approche.

L’existence de quelques plateformes industrielles, hors de tout encadrement juridique, mais réunissant des ICPE développant des activités en synergie dans un périmètre identifié, avait déjà été relevée par les pouvoirs publics dans une circulaire du 25 juin 2013 relative à la prise en compte, dans le cadre des PPRT, de prescriptions spécifiques en rapport avec l’accroissement de certains risques inhérents aux activités de ce que ce texte réglementaire appelait alors des « plateformes économiques ».

L’objectif lié à la reconnaissance des plateformes industrielles est de rompre avec une approche trop parcellaire (« installation par installation ») dans l’application du cadre réglementaire et dans le rythme des contrôles administratifs associés, sans remettre en cause le niveau requis des exigences. Il s’agit de faire prévaloir une vision globale sur une aire d’activités qui rassemble plusieurs ICPE de statuts différents. Cette évolution vise également à clarifier la gestion de sous-produits et de limiter ou rationaliser les transports et mouvements de matières dangereuses entre entreprises.

La notion de plateforme paraît particulièrement bien adaptée aux activités industrielles mettant en œuvre des process complexes et imbriqués, particulièrement en milieu urbanisé. Les liens d’activités entre Lubrizol et l’entreposeur Normandie Logistique, en intégrant aussi une partie élargie de leur environnement industriel dans leur aire d’implantation, pourraient justifier la reconnaissance d’une plateforme industrielle. Il serait cependant prématuré de dresser un premier bilan de l’entrée en vigueur des dispositions régissant désormais les plateformes industrielles. Leur création reste d’ailleurs soumise à la conclusion de « contrats de plateforme » entre industriels soucieux de mutualiser certaines des problématiques particulières à leurs activités.

Pour autant, votre rapporteur considère quil convient danticiper la structuration juridique des plateformes et de retenir, dores et déjà, cette approche pour améliorer lefficacité du contrôle des ICPE. En ce sens, les DREAL doivent recenser de façon systématique les ensembles susceptibles de constituer des plateformes industrielles et les intégrer de façon prioritaire à leur programme annuel de contrôles de sites.

Proposition n° 6 : Approfondir la notion de « plateforme industrielle », déjà introduite dans la loi PACTE, afin de mieux prévenir les risques technologiques sur un ensemble industriel regroupé.

Votre rapporteur tient à aborder, à ce stade de la réflexion, la question de la sous-traitance, un sujet évoqué au cours des auditions mais pour lequel il importe de bien considérer toute sa dimension économique et technique au sein des activités industrielles actuelles. La suppression pure et simple du recours à des personnels de sous-traitance concernant les sites par nature à risques, comme les sites SEVESO, est une idée simpliste, impraticable donc irréaliste. Certaines voix syndicales, pas toutes, paraissent néanmoins tentées par une proscription aussi générale, en omettant les conséquences économiques et sociales d’une telle interdiction. Une implication importante voire prépondérante des entreprises sous-traitantes dans les grands sinistres industriels n’est d’ailleurs pas statistiquement démontrée. Pour autant, votre rapporteur nignore pas que des progrès significatifs doivent intervenir quant à la formation de base de leurs salariés puis, en complément, sur les sites de leurs missions, spécialement en matière de sécurité et d’abord dans un but de protection individuelle des personnels.

Le quotidien Le Monde a « exhumé », à l’occasion de l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen, un ancien document de 2010 émanant du Club Maintenance Normandie, une structure informelle qui s’était créée au sein de la Chambre régionale de commerce et d’industrie ([106]). Les résultats de cette étude qui n’a pas valeur de sondage (et qui d’ailleurs ne concerne pas la situation particulière de l’entreprise Lubrizol) étaient établis sur la base d’entretiens avec des responsables d’entreprises et des salariés et montraient effectivement un haut degré de méconnaissance des consignes de sécurité internes aux entreprises par les salariés de sous-traitants qui y étaient dépêchés.

Force est de constater que les « bonnes » entreprises, celles soucieuses de prévention et qui adoptent des démarches en rapport font appel aux « bonnes sociétés » sous-traitantes. De plus, on ne peut oublier que des dispositions législatives régissent précisément le recours à la sous-traitance et interdisent notamment de la part d’un industriel le recours à une sous-traitance « en cascade ».

 L’enjeu de la sous-traitance a d’ailleurs été bien mis en lumière par Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire, qui, au cours de son audition, a précisé : « Concernant la sous-traitance nous avons déjà eu loccasion dévoquer ce sujet à propos du nucléaire : normalement, quand on fait intervenir un soustraitant, celui-ci est réputé être informé de lensemble des mesures de sécurité qui sont prises sur le site » ([107]).

2.   Renouveler le cadre de l’accidentologie en créant un instrument de retour d’expérience dans l’optique d’un renforcement de la prévention

Le BARPI (Bureau d’analyse des risques et pollutions industriels), une entité qui dépend de la DGPR au sein du ministère de la transition écologique et solidaire, inventorie annuellement les principaux accidents technologiques de l’industrie.

Le BARPI renseigne et exploite la base de données ARIA (« Analyse, Recherche et Information sur les Accidents technologiques »). Sa dernière publication, au dernier trimestre 2019, porte sur l’année 2018 ([108]).

Il ressort de ce document qu’« une croissance de laccidentologie se poursuit » avec 1 112 accidents ou incidents sérieux recensés, contre 978 en 2017 et 827 en 2016, soit une augmentation de 34 % en deux ans. Le BARPI met gratuitement à disposition du public (en français et en anglais) les résumés des accidents qu’il enregistre et ses analyses de retour d’expérience.

Ces données du BARPI sont d’autant plus préoccupantes que les établissements classés en catégorie SEVESO représentent, à eux seuls, 25 % des sinistres recensés en 2018 contre 16 % en 2016. La répartition géographique de ces événements est d’ailleurs corrélée avec la densité des sites SEVESO dans les territoires : les départements les plus « accidentogènes » en 2018 sont, dans cet ordre, les Bouches-du-Rhône, le Rhône, et la Seine-Maritime. Au total, les installations classées (toutes catégories confondues) sont responsables de plus de 70 % des phénomènes enregistrés.

Les analyses du BARPI montrent que les premières causes daccidents ou dincidents sérieux sont liées à des facteurs organisationnels dans les entreprises (défaillance ou faiblesse des process, des contrôles internes ou encore inadaptation des consignes, etc.) qu’elles opposent aux facteurs impondérables et aux facteurs humains.

Mais une des principales faiblesses constatées par le BARPI est une mauvaise prise en compte des retours dexpérience (RETEX) par les entreprises déjà confrontées dans le passé à des accidents ou incidents. Dans ce contexte, une reproduction à l’identique voire une aggravation plus diffuse de phénomènes néfastes est à craindre concernant des sites par nature « à risques ». Les rejets massifs de polluants et les incendies sont en progression.

Dans ces conditions, il est absolument nécessaire d’améliorer les voies et moyens du retour d’expérience. Votre rapporteur retient, à cet égard, la nécessité de disposer dun Bureau Enquête Accident « Risques industriels » ou BEA-R.I., une structure nationale et dédiée aux risques industriels et technologiques, analogue ou, plus exactement, dans l’esprit de ce qui existe dans les domaines du transport aérien ou ferroviaire. Cette structure pourrait être créée par une transformation du BARPI qui conserverait sa vocation actuelle mais se verrait confier une nouvelle mission : lors d’un accident, venir assister les DREAL et réaliser l’enquête.

Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire, s’est prononcée lors de son audition devant la mission d’information en faveur de cette proposition : « Une telle entité me semble utile, y compris dans les relations avec lautorité judiciaire. Dans le secteur aérien, par exemple, les enquêteurs accidents peuvent avoir accès à certaines données de lenquête judiciaire. Cela suppose que des textes le prévoient, or ce nest pas le cas aujourdhui dans le domaine des risques industriels » ([109]).

Votre rapporteur appuie cette orientation qui suppose des initiatives législatives et, peut-être même une modification de textes à vocation transnationale, comme le sont les directives SEVESO, car sur ce point du RETEX des textes internationaux existent de longue date dans le secteur aérien mais pas en matière de risques industriels. La ministre a, en outre, clairement confirmé devant la mission que « Le Gouvernement, vous lavez compris, est vraiment attaché à tirer tous les enseignements de cet accident [Lubrizol] : cest un enjeu non seulement pour la protection des populations mais aussi pour la pérennité de notre tissu industriel. »

La création d’un BEA-R.I., qui serait un facteur de conciliation entre industrie et urbanisation, représente un instrument majeur de prévention, si l’on considère la nécessité de maintenir et développer les savoir-faire industriels et les compétences propres à certains territoires et, plus généralement, en constatant que près de 2,5 millions de personnes vivent à moins d’un kilomètre d’une usine classée SEVESO (660 000 dans un rayon de 500 mètres dont 277 000 à proximité immédiate d’un site SEVESO « seuil haut »).

Proposition n° 7 : Créer, à partir du BARPI qui conserverait sa mission initiale, un Bureau d’Enquête Accident « Risques industriels » (BEA-R.I.) notamment chargé de conduire une enquête administrative indépendante après chaque accident majeur et selon des procédures d’analyse inspirées des BEA existant dans les transports.

En revanche, votre rapporteur ne considère pas opportun de créer, comme le souhait en est parfois exprimé, une nouvelle autorité administrative indépendante qui pourrait être aux risques industriels ce qu’est l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) concernant les risques propres aux activités de l’atome civil et ce, pour plusieurs raisons :

– il convient de considérer que le domaine du risque industriel couvre un champ très large d’acteurs dans des secteurs de production très différents, ce qui n’est pas le cas de l’ASN dont les principaux interlocuteurs sont quelques grandes entités à forte connotation publique, donc en nombre limité. Cet argument a notamment été mis en avant par Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire lors de son audition devant la mission d’information : « Est-il pertinent de mettre en place une autorité administrative indépendante, comme c’est le cas pour le nucléaire ? La situation est très différente : à l’origine, la création de l’Autorité de sûreté nucléaire se justifiait par la proximité des grands exploitants nucléaires – Commissariat à l’énergie atomique (CEA), EDF, Orano – avec l’État ; une telle proximité n’existe pas avec les industriels privés. » ([110]) ;

– une autorité administrative « englobante » distendrait nécessairement le lien entre le terrain et les personnels techniques en charge du contrôle des sites, spécialement au sein des DREAL dont les effectifs propres se trouveraient réduits d’autant. En outre, une telle initiative laisse supposer un manque d’indépendance des inspecteurs des installations classées, une suspicion injustifiée et même dangereuse.  Sur ce sujet, M. Francis Combrouze, responsable syndical CGT et membre du Conseil national de la transition écologique a indiqué à la mission : « Si les fonctionnaires de contrôle et d’inspection doivent être systématiquement dans une autorité indépendante pour bien faire librement leur travail avec une bonne technicité, nous mettons le doigt dans un engrenage dangereux. Certes, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) est devenue une autorité indépendante et c’est très bien. Ses effectifs sont à peu près maintenus et augmentent légèrement, ce qui est une très bonne chose, mais nous pensons aussi que les services d’inspection, en travaillant ensemble directement, en s’échangeant les données, peuvent s’améliorer ». ([111]) ;

– cela créerait une séparation artificielle entre les contrôles des usines SEVESO, à la charge de cette autorité, et des usines non SEVESO qui resteraient à la charge des DREAL. De ce fait, certaines équipes en DREAL risqueraient de perdre une compétence d’expertise par défaut de taille critique ;

– de plus, les DREAL ont localement la connaissance de la réalité du terrain et la capacité de suivre la bonne application des prescriptions qu’elles formulent suite à leurs contrôles. Cet aspect a été bien souligné par Mme Magali Smets, directrice générale de l’organisation professionnelle France Chimie lors de son audition devant la mission d’information : « […] aujourd'hui, la DREAL est la personne qui connaît le mieux notre site, après l'exploitant lui-même. Cette réglementation de terrain qui prend le plus en compte la réalité du terrain nous semble indispensable […] » ([112]).

III.   MIEUX ALERTER et informer les populations lors de la survenANCE d’un accident

En évoquant auparavant les moyens de renforcer la culture du risque, la question de la réaction des populations aux alertes a été abordée sous l’angle de leur information préalable, condition indispensable de l’acquisition des bons réflexes. Il sagit maintenant de traiter plus spécifiquement la question de lalerte en soi, et des informations données par la puissance publique et les acteurs de la sécurité civile en aval, c’est-à-dire dans le cadre de la survenance d’un accident.

Larticle L. 112-1 du code de la sécurité intérieure (CSI) inscrit l’alerte et l’information des populations dans le cadre de la sécurité civile : « La sécurité civile, […] a pour objet la prévention des risques de toute nature, linformation et lalerte des populations ainsi que la protection des personnes, des biens et de lenvironnement contre les accidents, les sinistres et les catastrophes par la préparation et la mise en œuvre de mesures et de moyens appropriés relevant de lÉtat, des collectivités territoriales et des autres personnes publiques ou privées […] ».

De ce point de vue, la direction générale de la Sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC) distingue les notions dalerte et dinformation des populations :

– l’alerte intervient au moment de l’événement et repose sur la diffusion d’un signal afin d’avertir les individus d’un danger et de les inciter à adopter un comportement réflexe de sauvegarde. Les modalités de sa mise en œuvre sont définies dans le « code national dalerte » ;

– l’information, quant à elle, consiste plutôt en la diffusion des consignes et comportements de sauvegarde à suivre et à adopter. Si elle peut aussi intervenir concomitamment au danger, elle intervient davantage en amont – problématique traitée précédemment dans la partie relative à la culture du risque –  et en aval. Elle recouvre notamment la communication de crise.

Si cette distinction nest pas parfaite, votre rapporteur va tenter de la suivre pour tirer les leçons de lincendie de l’usine Lubrizol et des entrepôts de Normandie Logistique s’agissant de ces deux sujets de l’alerte et de l’information à destination des populations. Il s’agira de mettre en avant ce qui fonctionne mais également de proposer des solutions pour remédier aux défauts de notre système d’alerte et d’information.

Cet événement a en effet bien montré que lalerte et linformation des populations reposent encore pour partie sur des technologies désuètes. Notre système d’alerte doit être complété par l’usage des nouvelles technologies.

Quant à la communication de crise, il est clair que la défiance qu’elle suscite invite à repenser sa mise en œuvre.

A.   ALERTER LES POPULATIONS : UN SYSTÈME ADAPTÉ ET RÉCEMMENT REPENSÉ MAIS QUI REPOSE ENCORE EN PARTIE SUR DES MODALITÉS DÉSUÈTES QU’IL FAUT MODERNISER

Il s’agit d’abord de s’intéresser à l’alerte au sens strict, c’est-à-dire à la question de son déclenchement et des outils utilisés. Le caractère opportun de certaines modalités du code national d’alerte a été mis en avant lors de l’accident survenu le 26 septembre 2019, notamment la souplesse bienvenue qui est laissée à lautorité de déclenchement. Toutefois, concernant les technologies utilisées, une problématique de modernisation apparaît clairement.

1.   Le « code national d’alerte » laisse une souplesse bienvenue aux autorités de déclenchement mais compte sur la connaissance acquise des gestes et attitudes à adopter en cas d’alerte

Le code national d’alerte, qui contient « les mesures destinées à alerter et informer en toutes circonstances la population soit dune menace ou d’une agression […] soit dun accident, dun sinistre ou d’une catastrophe […] » voit ses modalités de mise en œuvre précisées aux articles R. 732-19 à R. 732-34 du CSI. Si des dispositions normatives existent donc bien pour encadrer la mise en œuvre de l’alerte, elles restent volontairement souples et supposent une participation active des populations à leur propre sécurité.

a.   Les autorités de déclenchement ont une obligation de résultat et non de moyen

Le CSI prévoit plusieurs autorités de déclenchement possibles. Si larticle L. 112-2 dispose que « lÉtat […] veille à la mise en œuvre des mesures dinformation et d’alerte des populations […] », larticle R. 732-22 définit les autorités qui sont concrètement responsables de l’alerte :

– le maire dans le cadre de son pouvoir de police administrative générale ;

– le préfet de département en cas d’accident dont les conséquences dépassent les limites d’une commune ;

– le Premier ministre ;

– par ailleurs, l’exploitant peut aussi déclencher les mesures d’alerte par le biais de son propre système.

Il convient également de noter que lautorité de déclenchement a le libre choix du moyen dalerte et dinformation des populations. Une obligation de résultat, et non de moyen, pèse sur elle. C’est ainsi que, dans le cas de l’incendie de l’usine Lubrizol et des entrepôts de Normandie Logistique, comme cela a été évoqué précédemment, le préfet a pris la décision de ne pas mettre en marche les sirènes en pleine nuit, les populations se trouvant de ce fait d’ores et déjà mises en sécurité, l’actionnement des sirènes risquant en outre de provoquer des réactions inadaptées et désordonnées. La modalité choisie au début de l’événement a donc été l’information par la radio.

Votre rapporteur pouvait, à première vue, craindre une certaine dilution de la responsabilité, aboutissant à une forme d’inertie. Force est de constater que la liberté de choix laissée au préfet permet à celui-ci dadapter le moyen aux circonstances, ce qui est une bonne chose. Le ministre de lintérieur, M. Christophe Castaner, a bien mis en avant cette exigence lors de son audition devant la mission : « Le code de la sécurité intérieure nimpose pas de média précis pour la diffusion des informations, ce qui est une bonne chose, […] il me semble quécrire depuis Paris, depuis lAssemblée nationale et le Sénat, ce que le préfet doit faire en termes de communication est toujours une gageure, et donc un risque ! Il est nécessaire de laisser à son appréciation, tout en laccompagnant, le bon médium à utiliser. » ([113]).

b.   Le système d’alerte actuel suppose l’implication des populations dans leur propre sécurité

Comme cela a été évoqué ci-dessus, le code national dalerte nimpose pas doutil particulier dalerte des populations ([114]). En revanche, il suppose toujours l’implication des populations. L’article R. 732-25 du CSI précise l’attitude qui est attendue de la population face au « signal national d’alerte » ([115]) (terme qui renvoie aux sirènes) comme face à un « message d’alerte » (qui renvoie à une autre modalité d’alerte) : « Les mesures dalerte ont pour objet davertir la population de la nécessité de se mettre immédiatement à labri du danger et de se porter à lécoute de lun des programmes nationaux ou locaux de radio ou de télévision des sociétés nationales de programme Radio France, France Télévisions et son réseau en outre-mer et, le cas échéant, dautres services de radiodiffusion sonore et de télévision […] ».

Ces consignes sont même souvent présentées de façon ludique sous forme de plaquettes, d’affiches ou autres outils de communication. Elles sont également transcrites dans les documents d’information communale sur les risques majeurs (DICRIM).

extrait d’un marque-page diffusé par le ministère de l’intérieur pour informer des gestes à adopter en cas de déclenchement du signal d’alerte

 

 

Pour autant, elles demeurent très largement méconnues des populations, comme le montrent de nombreuses enquêtes d’opinion. La nécessaire amélioration de la connaissance des citoyens sur les attitudes attendues d’eux, face aux dangers et en réponse à l’alerte, a fait l’objet d’un traitement spécifique précédemment. Les recommandations de votre rapporteur sur l’installation d’une culture du risque durable dans notre pays vont en effet dans ce sens.

Par ailleurs, votre rapporteur reviendra, dans la suite du rapport, sur les obligations qui pèsent sur les médias dans la diffusion du message d’alerte.

À ce stade, il s’agit toujours de s’intéresser au signal d’alerte en soi. En effet, si le code national d’alerte parle de « lémission soit dun message dalerte, soit du signal dalerte », en réalité, lalerte des populations se fonde avant tout sur une doctrine demploi privilégié des sirènes. Sans aucune velléité d’abandon total de cet outil, votre rapporteur estime nécessaire d’imaginer des moyens d’alerte plus modernes pour le compléter.

2.   La nécessité de moderniser l’organisation de l’alerte, fruit de notre histoire, a donné naissance au système d’alerte et d’information des populations (SAIP) qui déçoit toutefois dans sa mise en œuvre

a.   L’obsolescence de notre système d’alerte a donné naissance au SAIP

i.   Le constat de l’obsolescence du système

Historique du développement du Réseau national d’alerte

Avant la deuxième guerre mondiale, l’alerte des populations reposait sur le tocsin.

Il faut attendre 1948 pour qu’un véritable Réseau national dalerte (RNA) soit mis en place autour d’un principe de défense passive, c’est-à-dire de protection des populations en cas de guerre. Conçu avant tout comme un outil de réponse à la menace aérienne, il prend la forme d’un réseau de sirènes, réparties essentiellement tout au long des frontières terrestres.

Alors que l’arrêté du 9 février 1954 ([116]) sur la création d’un service de l’alerte n’envisage leur utilisation qu’en cas de « danger aérien » – c’est-à-dire de bombardement – un arrêté de 1973 ([117]) élargit lalerte aux cas de « risques provoqués par une attaque nucléaire, biologique ou chimique ».

La guerre froide constituera, par la suite, une période de large déploiement des sirènes. Le réseau repose désormais sur environ 4 500 sirènes.

L’obsolescence du Réseau national dalerte a été largement mise en évidence au début des années 2000.

Dès janvier 2002, dans le rapport issu des travaux de la commission denquête post-AZF à l’Assemblée nationale ([118]), MJean-Yves Le Déaut indiquait que « lefficacité de ce dispositif, géré à lheure actuelle par France Télécom, suscite de nombreuses interrogations. Le fonctionnement de lensemble des sirènes nest pas garanti, de nombreuses zones urbanisées postérieurement à la mise en place du réseau national ne sont pas couvertes et son utilisation manque de souplesse ». Dans sa proposition n° 66, il appelait alors à « moderniser et compléter le réseau national dalerte ».

Surtout, le rapport administratif dit « Hirel » ([119]) (novembre 2002) avait mis en avant de nombreuses limites du RNA : vétusté de certaines installations ; risque sur lequel le système a été fondé (le risque de bombardement) atténué ; évolutions démographiques rendant les choix de localisation initiaux obsolètes ; doctrine d’emploi peu précise ; granularité insuffisante ; état de fonctionnement des installations très variable selon les lieux ; interruption de toute prestation d’entretien du réseau par France Télécom à la suite de sa transformation en société privée, faute d’indemnisation de la part du ministère de l’intérieur ; aucune utilisation en un demi-siècle en dehors des tests des premiers mercredis du mois.

Une modernisation de l’alerte est donc apparue nécessaire. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 a préconisé la mise en place d’un « réseau dalerte performant et résistant […] en remplacement du système actuel. Celui-ci doit être entièrement modernisé, pour utiliser au mieux la diversité des supports aujourdhui possibles : sirènes, SMS, courriels, panneaux daffichage public dans les villes, gares, aéroports, réseaux routier et autoroutier. Les potentialités du réseau Internet doivent également être exploitées » ([120]). Il s’agit alors de reconstruire un nouveau système d’alerte : le Système d’alerte et d’information des populations (SAIP).

ii.   Le SAIP

Le SAIP, tel qu’il a été pensé au moment de son expérimentation puis de son déploiement ([121]), assure à la fois les fonctions dalerte et dinformation des populations. L’objectif est de provoquer un comportement réflexe de la population et pouvoir ensuite l’informer sur l’évolution et les consignes à suivre.

Surtout, le SAIP est une modernisation de l’alerte car il permet d’avertir la population d’une zone donnée d’un danger imminent à travers différents vecteurs d’information qui sont tous reliés par un logiciel de déclenchement, selon un principe de multidiffusion des messages. Il doit donc permettre aux autorités responsables de la gestion des crises (maires, préfets, SDIS, etc.) de lancer lalerte sur un territoire en une seule et unique opération.

Dans son ambition initiale, le SAIP repose donc sur le regroupement :

– des sirènes : à travers le raccordement de nouvelles sirènes, de certaines sirènes du réseau national d’alerte, des sirènes des collectivités locales et de celles des industriels soumis à l’obligation de disposer d’un plan particulier d’intervention (PPI) ;

– d’une solution technique permettant lenvoi de SMS dalerte et dinformation directement sur les téléphones mobiles des populations ;

– des partenariats avec les acteurs disposant de la possibilité de relayer lalerte, notamment les médias, en lien avec leur obligation de diffusion à titre gracieux des consignes de sécurité.

Votre rapporteur estime que le SAIP aurait pu constituer une réponse satisfaisante si sa mise en œuvre avait suivi ses objectifs. En effet, son principe reposait sur la multiplicité des canaux d’alerte et un déclenchement unique, la rénovation des outils détériorés et l’apparition de nouvelles modalités d’alerte. Ce système aurait permis d’atteindre un éventail très large de la population, de créer des synergies entre les différents outils dalerte et de rapprocher lalerte et linformation des populations.

b.   Le SAIP déçoit dans sa mise en pratique et repose encore sur des technologies désuètes

Toutefois, il apparaît que la mise en œuvre du SAIP na pas tenu toutes ses promesses. Le sénateur Jean-Pierre Vogel, rapporteur spécial de la commission des finances sur le programme « Sécurité civile », a établi un bilan détaillé de la mise en œuvre du SAIP dans un rapport dinformation publié en juin 2017 ([122]). Parmi ses critiques, deux paraissent évidentes et sont partagées par votre rapporteur :

– le financement du SAIP resterait trop concentré sur les sirènes. Ainsi, lors de la remise de son rapport, le volet « sirènes » absorbait 78 % des 81,5 millions d’euros consacrés au SAIP ;

– l’usage de la téléphonie mobile, qui constitue un aspect fondamental de la modernisation du fonctionnement de lalerte, déçoit puisque la technologie de la diffusion cellulaire ([123]) a été abandonnée au profit du développement d’une application smartphone défaillante et très peu téléchargée. Cette application a par ailleurs été abandonnée en juin 2018 au profit d’une diffusion de l’alerte sur les réseaux sociaux, par le biais des comptes des préfectures et du ministère de l’intérieur.

Depuis, la situation n’aurait pas beaucoup changé. Toujours selon le sénateur Jean-Pierre Vogel, le financement du SAIP resterait concentré sur les sirènes et aucun financement ne serait prévu s’agissant dun volet mobile de lalerte : « [le budget] ne prévoit toujours aucun crédit pour le développement du volet mobile, arrêté en 2018. La reprise de ce volet mobile est vivement souhaitable et labsence de crédits à cet égard pour les trois prochaines années est très préoccupante » ([124]).

De ce constat décevant, votre rapporteur tire trois conclusions.

● La première est qu’il faut renoncer à la doctrine demploi qui fait des sirènes le vecteur principal de lalerte. En se fondant là aussi sur les constats du sénateur Jean-Pierre Vogel mais aussi sur ce que les choix budgétaires présupposent, il apparaît que les sirènes sont encore perçues comme le moyen le plus approprié pour prévenir le maximum de personnes. Votre rapporteur est convaincu que ce n’est pas systématiquement le cas :

– le message des sirènes peut être mal compris. L’exemple de Lubrizol et les réserves du préfet illustrent bien ce point. Comme cela a déjà été évoqué de nombreuses fois supra, les populations ne sont pas toujours au fait des réactions attendues d’elles lors du déclenchement des sirènes. M. Éric Picard, président de la communauté de communes des quatre rivières, a insisté sur ce point lors d’une table ronde organisée par la mission d’information : « Nos malheureuses sirènes dalerte, quand bien même elles seraient encore fonctionnelles et efficaces, nont plus dintérêt aujourdhui, dans la mesure où nous néduquons pas nos populations à reconnaître les signaux dalerte, ni même les pratiques qui devraient en découler, par voie dexpérience ou dapprentissage. » ([125]) ;

– l’argument selon lequel les sirènes seraient entendues de loin doit être relativisé. Cela dépend de nombreux facteurs parmi lesquels les circonstances météorologiques ou l’éloignement des lieux d’habitation. Là encore, des élus ont souligné cette limite lors de cette même table ronde : M. Éric Herbet, président de la communauté de communes Inter Caux-Vexin : « Une commune comme la mienne, c’est 2 200 hectares. La commune de Quincampoix est plus grande, en termes de foncier, que la commune de Rouen, par exemple. Mais nous avons une seule sirène en plein milieu de la commune, et si vous vous trouvez à 500 ou 600 mètres, vous nentendez plus rien. » et M. Xavier Lefrançois, premier vice-président de la communauté de communes Bray-Eawy : « Concernant le dispositif dalerte de la commune. Moi aussi jai une sonnerie, mais qui ne suffira certainement pas, parce que la ville de 5 000 habitants est assez importante et assez éparpillée. On ne l’entend pas systématiquement […] ».

Il ne sagit toutefois pas pour votre rapporteur dappeler à renoncer à ce moyen dalerte, d’ailleurs préconisé, dans le cadre de la consultation citoyenne organisée par la mission d’information ([126]), par 29 % des particuliers résidant en Seine-Maritime ayant répondu à la question sur ce point et 11,4 % des particuliers résidant en dehors du département. Les sirènes peuvent en outre s’avérer très utiles dans les faits, comme dans le cas des inondations qui ont touché le sud de la France en octobre 2019. Il sagit, au-delà, dappeler à des mesures de renforcement de la culture du risque, comme il la fait précédemment dans le rapport, afin daméliorer lefficacité des sirènes, de considérer également quelles doivent être complétées par dautres moyens dalerte.

● La deuxième conclusion que tire votre rapporteur porte sur le constat décevant de la mise en œuvre du SAIP : il en conclut à la nécessité de développer un volet mobile. En tout état de cause, la directive européenne de décembre 2018 ([127]) nous l’impose. Par ailleurs, la consultation citoyenne organisée par la mission d’information sur le site de l’Assemblée nationale fait très clairement ressortir « l’envoi de SMS groupés sur la zone » comme étant le premier outil souhaité par les populations en tant que canal d’alerte. Plusieurs technologies d’alerte par téléphone sont néanmoins possibles.

Les trois principales technologies d’alerte par téléphone

– Les SMS géolocalisés. Cette solution présente de nombreux avantages mais également plusieurs limites : i) agrégation de nombreuses données personnelles ; ii) aucune distinction entre ce type de SMS et d’autres SMS lors de leur envoi ; iii) procédé qui pourrait subir la saturation des réseaux en cas de crise.

– Le recours à une application en libre téléchargement. C’est le choix qu’a fait la France entre 2016 et 2018. Pourtant, au-delà des défauts inhérents à l’application développée par la France, cette solution présente également de nombreux défauts en elle-même : i) outil disponible uniquement sur smartphone puisqu’il faut télécharger une application ; ii) application qui s’appuie sur une connexion internet qui peut être saturée ou abîmée en cas de crise ; iii) l’utilisateur doit télécharger l’application.

– Enfin, le recours à la diffusion cellulaire (également appelée technologie du Cell broadcast), qui permet la transmission d’un message à l’ensemble des téléphones situés dans une zone géographique à un moment donné. Le message se distingue alors des autres SMS. Ce procédé ne crée aucune surcharge sur le réseau. Il est utilisé dans de nombreux pays (États-Unis, Japon, Chine, Russie, Pays-Bas, etc.)

La technologie de diffusion cellulaire semble présenter un grand nombre davantages. Elle est la technologie la plus proche des attentes de la directive européenne car elle se fonde sur la présence des propriétaires de téléphones mobiles dans une zone géographique –  ce qui est très utile en cas d’accident local comme ce fut le cas pour l’incendie du 26 septembre 2019 –, elle n’est pas susceptible d’être encombrée et elle permet d’aller jusqu’à 1 300 signes et ainsi de donner quelques consignes à caractère informatif. Elle ne nécessite aucun pré-enregistrement ni aucun téléchargement préalable. Votre rapporteur préconise donc le développement de cette technologie. Par ailleurs, il souhaiterait que l’on réfléchisse à la faisabilité, à travers ce système, d’une diffusion localisée de bandeaux d’alerte sur la télévision de la TNT.

Proposition n° 8 : Développer, d’ici à 2022, dans le cadre de la transposition de la directive européenne établissant le code des communications électroniques européen, la technologie dite du « Cell broadcast ». Réfléchir à la faisabilité d’un usage de cette technologie pour diffuser des bandeaux d’alerte localisés sur les chaînes de la TNT.

Le ministre de l’intérieur a affirmé lors de son audition devant la mission d’information que le développement de cette technologie était à l’étude : « Le Cell broadcast est une option parmi dautres. Le secrétaire général du ministère a lancé une étude. Jaurai les résultats en début dannée prochaine. Nous souhaitons ensuite prendre une décision au cours du premier semestre pour développer cette solution. » ([128]).

M. le préfet Alain Thirion, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC), a également confirmé à la mission d’information cette réflexion et a mis en avant le coût et les exigences du développement de cette technologie : « Les premiers chiffres qui ont été donnés parlent de 11 à 12 millions deuros, ce nest pas rien. En termes dinvestissement, il faut aussi que nous fassions un travail visàvis des opérateurs, parce quun travail actif leur est demandé en actionnant sur les zones bien déterminées les personnes concernées » ([129]).

Votre rapporteur souhaite que l’argument du coût ne soit pas un obstacle au développement de cet outil indispensable à la sécurité de nos concitoyens. Les négociations de lÉtat avec les opérateurs pour l’attribution des fréquences de la 5G pourraient permettre daborder ce sujet.

● Enfin, selon la troisième conclusion de votre rapporteur, une fois cette technologie développée, le principe d’un raccordement de tous les outils dalerte à un même logiciel central permettant un déclenchement instantané devra être de nouveau poursuivi.

Dans tous les cas, votre rapporteur reste convaincu que la multiplicité des canaux dalerte garantit son efficacité. En ce sens, le rôle des médias est aussi essentiel. Cela renvoie plus largement à la question de l’information et de la communication.

B.   INFORMER LES POPULATIONS : une réflexion À ENGAGER sur la communication de crise dans un contexte de défiance ENVERS la parole publique

L’incendie de l’usine Lubrizol et des entrepôts de Normandie Logistique, a conduit de très nombreux acteurs auditionnés par la mission à mettre en avant le manque dinformations ou la complexité de celles-ci.

Il s’agit donc tout d’abord d’agir sur le relais des annonces auprès des citoyens. Complexe, la communication de crise s’appuie nécessairement sur plusieurs acteurs, formant des relais d’opinion dont l’articulation avec l’action des services de l’État doit être sans faille. Mais il faut également agir sur le message lui-même. Dans un contexte de défiance permanente à l’égard de la parole publique, de remise en question persistante des informations officielles et d’une diffusion croissante de fausses nouvelles, l’État et ses services doivent profondément repenser leurs façons de communiquer en situation de crise.

1.   Renforcer l’articulation entre la puissance publique et les deux relais principaux d’information des populations : les maires et les médias

a.   Les maires sont un relais naturel au plus près de la population

En pratique, les maires et leurs services sont parmi les premiers acteurs vers lesquels la population se tourne en cas de problème, notamment la part de celle-ci pour laquelle l’utilisation des moyens de communication les plus modernes n’est pas toujours chose aisée. Linformation des maires est donc un enjeu fondamental qui dépasse la question de la modernisation de l’alerte, ne concernant pas nécessairement les mêmes populations.

Le système de Gestion de lalerte locale automatisée (GALA) est un dispositif permettant une transmission rapide et efficace de lalerte et de toutes les informations importantes auprès des maires. Il s’agit d’un automate d’appel comprenant plusieurs numéros de téléphones portables et de téléphones fixes pour chaque commune. Lorsqu’il est enclenché, le dispositif appelle (ou envoie soit un SMS soit un mail) aux différents contacts des communes concernées jusqu’à obtenir une réponse de l’un d’eux. La personne qui a connaissance du message ou qui répond au téléphone a alors la charge de diffuser l’alerte auprès des élus.

Ce dispositif est très souvent utilisé pour informer les maires. Pourtant, dans le cas de l’incendie du 26 septembre 2019, le préfet a préféré, dans un premier temps, signaler l’incendie directement par téléphone auprès des douze maires directement concernés par le panache de fumée. Ce nest quun peu après quatorze heures que le préfet, compte tenu des incertitudes météorologiques sur la trajectoire du panache, a enclenché le dispositif GALA auprès de toutes les mairies du département.

Ce déclenchement tardif a été critiqué par plusieurs élus auditionnés, comme M. Éric Herbet, président de la communauté de communes Inter Caux-Vexin : « Quand nous avons parfois un simple coup de vent, on sait nous trouver en nous envoyant un message GALA.[…] Là, ce qui a été assez compliqué à gérer, cest que les administrés narrivaient pas à comprendre quavec un phénomène si grave, nous nayons pas dinformations très régulières. », ou encore M. Nicolas Bertrand, président de la communauté de communes Bray-Eawy : « Simplement, je crois me souvenir navoir reçu un message sur le système GALA que dans laprès-midi. Effectivement, cest assez paradoxal. » ([130]).

Le ministre de l’intérieur, M. Christophe Castaner, est revenu sur ce point lors de son audition devant la mission d’information. Si ce déclenchement tardif a ses raisons et si les maires les plus concernés ont été rapidement prévenus, le ministre reconnaît que le dispositif GALA a été enclenché trop tardivement : « le préfet a choisi de prévenir la totalité des maires du département par une seconde alerte, plus large, à travers le dispositif denvoi de messages GALA, mais peut-être un peu tard, ce qui explique une partie des questionnements légitimes des élus ». Il affirme quil faut probablement revoir le fonctionnement de GALA pour systématiser son déclenchement : « Lusage de GALA, qui permet dinformer les maires, doit être plus encadré, plus systématisé, amélioré. » ([131]). Votre rapporteur insiste sur cette nécessité de prévenir au plus tôt les maires des communes à proximité (et même au-delà) en leur donnant un maximum d’informations afin qu’ils puissent le relayer auprès de leurs administrés.

b.   Les médias ont une obligation d’information des populations, rôle qu’ils assument efficacement

i.   Les obligations légales des médias

Les services de radiodiffusion sonore et de télévision sont assujettis à des obligations en cas dalerte. Ils doivent diffuser, à titre gracieux, les consignes de sécurité.

Selon l’article R. 732-28 du CSI, les médias ont une obligation de diffusion de lalerte et dinformation quant à la conduite à tenir : « ces consignes confirment lalerte sur tout ou partie du territoire national et indiquent à la population la conduite à tenir et les mesures de protection et de sécurité à prendre ». Le code définit au même article des modalités strictes de diffusion des messages des autorités : « les services de radiodiffusion sonore et de télévision assurent, après authentification, sans délai ni modification, de façon aussi répétitive que de besoin, la diffusion des consignes de sécurité qui leur sont transmises par les autorités ».

En pratique, larrêté du 2 février 2007 ([132]), qui précise davantage les modalités dapplication de ces dispositions, prévoit un éventail assez large des chaînes de télévision et services de radiodiffusion susceptibles d’être concernés. De façon tout à fait concrète, larticle 6 de cet arrêté laisse une relative souplesse dans la manière de diffuser ces informations : « Les consignes de sécurité sont, après interruption des programmes, soit lues à lantenne par un journaliste ou par un responsable habilité dune autorité administrative et (ou) inscrites en surimpression sur les images de télévision lorsquelles sont transmises aux services de radio et de télévision sous forme écrite, soit diffusées intégralement lorsquelles sont transmises sous une forme audiovisuelle. »

La signature de conventions entre les autorités et des stations de radio ou des chaînes de télévision facilite la mise en œuvre de cette obligation. Elles permettent d’organiser l’alerte en amont, avec notamment des messages types selon les risques. Des conventions entre les pouvoirs publics et France Télévisions ou encore avec le réseau Radio France existent notamment, ainsi que des déclinaisons départementales avec le réseau France Bleu. M. Damien Boutillet, chef du département défense et gestion de crise de France Télévisions, a bien expliqué cet aspect, lors de la table ronde organisée par la mission d’information avec les journalistes : « en 2006, puis en 2009, France Télévisions a signé des conventions nationales à ce sujet. Ensuite, nous les avons déclinées département par département. […] Il sagit dune alerte de la population qui est totalement déconnectée de léditorial, cest-à-dire que nous pouvons recevoir des messages et les diffuser sous forme de bandeaux sur les programmes nationaux en pleine journée » ([133]).

Ces médias ont une importance stratégique puisque les consignes de sécurité en cas de déclenchement du signal national d’alerte imposent de se mettre à l’écoute du réseau France Bleu. Cette exigence a d’ailleurs été respectée dans le cadre de cet accident puisque, comme l’a bien expliqué Mme Delphine Garnault, rédactrice en chef de France Bleu Normandie, lors de cette même table ronde, « Le préfet est intervenu en direct sur notre antenne à six heures vingt-quatre. »

Sans davantage entrer dans les détails techniques des cadres de cette obligation, votre rapporteur souhaite mettre en avant cette exigence essentielle dont les journalistes sont parfaitement conscients. Dans le cas plus spécifique de l’accident qui intéresse cette mission d’information, le travail des journalistes locaux a été, selon votre rapporteur, irréprochable. L’exigence indispensable à la lutte contre la propagation des fausses nouvelles, doit être maintenue et votre rapporteur tient tout particulièrement à saluer le professionnalisme des journalistes à ce sujet.

ii.   Des journalistes conscients de leur rôle en situation de crise

Lors de la table ronde organisée par la mission d’information avec les journalistes locaux, votre rapporteur a en effet été frappé par lengagement immédiat de toutes les rédactions, les journalistes se rendant tout de suite sur le terrain, cherchant à avoir rapidement des informations et diffusant celles-ci auprès des populations. Grâce à cette action, les citoyens ont pu disposer d’informations sur l’incendie avant même les premières communications de la préfecture auprès des journalistes, dans le temps où les services de l’État sont naturellement davantage concentrés sur la gestion de la crise.

Cette très bonne articulation a notamment été soulignée par M. Gilles Lefèvre, rédacteur en chef de France 3 Normandie Rouen : « Au départ, la préfecture était en train de gérer une situation de crise. Elle navait pas tous les éléments et ne pouvait pas tout communiquer aux journalistes. Cest notre travail daller sur le terrain pour voir et pour prendre linformation. » Puis, lorsque la préfecture choisit de communiquer officiellement, les médias sont alors devenus « le relais de linformation pratique auprès des populations », selon une expression que votre rapporteur emprunte à Mme Julie Desbois, journaliste à Radio Cristal.

Votre rapporteur peut également témoigner de lengagement des rédactions locales dans la lutte contre la propagation des fausses nouvelles, en jouant, il faut le dire, un rôle que l’État ne joue malheureusement pas assez. M. Jean-Baptiste Morel, rédacteur en chef de 76Actu, a notamment indiqué « [livrer] une bataille algorithmique avec leurs auteurs pour être ceux qui vont être affichés en premier sur le fil de nos lecteurs. Quand nous nous y sommes attaqués, nous avons facilement réussi. Sur le web, la tâche est plus difficile ». De la même manière, M. Stéphane Siret, rédacteur en chef adjoint de Paris Normandie a mis en avant ce travail pour contrer les fausses nouvelles : « Il nous appartient de les vérifier et daller sur le terrain pour apporter linformation la plus juste et cest ce que nous avons fait. Très rapidement, nous avons expliqué dans un article paru sur le web quil fallait se méfier des fake news. Mes collègues ont parlé tout à lheure des fake news doiseaux morts et de poissons morts. Nous les avons toutes vérifiées et contrecarrées. »

Sur le plus long terme, la presse locale a également couvert avec sérieux les problématiques de fond, à travers des articles et reportages, comme l’a notamment expliqué M. Jean-Marc Chevauché, rédacteur en chef adjoint du Courrier Picard : « Nous avons surtout fait des papiers après lévénement, sur les problèmes des agriculteurs, parce que nous en avons beaucoup dans la région. »

Toutefois, tous ces verbatim qui mettent en avant le professionnalisme des journalistes, soulignent aussi les défauts de laction publique. Certes, la préfecture communiquait tôt sur ses réseaux sociaux, mais sa puissance de frappe reste faible et son discours trop peu accessible. Votre rapporteur tient, sur ce sujet, à mettre en avant deux propos qu’il partage. Celui de M. Ghislain Annetta, rédacteur en chef du Courrier Cauchois : « dune façon plus générale, dans les premiers jours, jai eu limpression que la communication de crise sadressait plus aux secours et à lindustriel quaux habitants » et celui de M. Clément Chapusot, journaliste à Radio Cristal : « [les fake news] occupent la place que nont pas les services publics sur les réseaux sociaux ».

2.   La communication de crise des autorités doit être repensée compte tenu de la défiance qu’elle suscite

a.   L’action de l’État et ses discours suscitent la défiance des populations

De nombreux éléments mettent en avant la défiance provoquée par la communication des autorités publiques dans la crise Lubrizol. Ce problème, que l’on sait plus général, se matérialise dans sa forme la plus visible par les commentaires sur les réseaux sociaux ou encore la propagation de fausses nouvelles.

La table ronde organisée par la mission avec des représentants de collectifs citoyens et d’associations de défense de l’environnement a permis de mettre en avant cette défiance ([134]). Beaucoup ont fait part de leur inquiétude, de lincapacité de lÉtat à les rassurer, ou encore de la complexité des informations données par les autorités publiques.

Là encore, la consultation citoyenne organisée par la mission d’information ([135]) est très parlante.

Un fort déficit de confiance dans la parole publique a été ainsi mis à jour, puisque plus de 84 % des Seinomarins ayant répondu au questionnaire considèrent que les autorités ont manqué de transparence, et près de 86 % d’entre eux vont jusqu’à penser que les autorités ont dissimulé des informations ou amoindri la réalité.

Ce manque de confiance et cette distance ressentis dans la communication de lÉtat ne sont pas des fatalités. Votre rapporteur souhaite mettre quelques propositions en avant pour améliorer la communication de crise.

b.   La diminution de la défiance envers la parole publique en situation de crise passera par davantage de proximité et une amélioration de la communication de crise

Votre rapporteur tient tout d’abord à souligner qu’il ne considère en aucun cas que les autorités ont manqué de transparence. Il réaffirme toute sa confiance dans les services de lÉtat et ce soutien semble unanime au sein de la mission dinformation.

Toutefois, force est de constater, dans un tel contexte, que les informations délivrées par les services de l’État ont été trop partielles (uniquement concentrées sur la toxicité aiguë, par exemple), trop complexes ou trop éloignées des questionnements des populations. Elles ne sont pas parvenues à rassurer les citoyens. Dans ce cadre, plusieurs pistes d’amélioration sont possibles.

● Tout dabord, les services de lÉtat ont intérêt à mieux comprendre les interrogations des citoyens, et à être davantage à lécoute de leurs inquiétudes. Dans ce cadre, votre rapporteur considère que l’analyse des réseaux sociaux est un bon outil. Cette dernière est d’ailleurs déjà en partie mise en place par la sécurité civile, comme l’a affirmé M. le préfet Alain Thirion (DGSCGC) lors de son audition devant la mission d’information : « au niveau de la Sécurité civile, nous formalisons une pratique que nous avions commencé à développer sur dautres sites, notamment dans le cadre des risques naturels, qui est lassociation avec les volontaires internationaux en soutien aux opérations virtuelles (VISOV). Ils suivent les réseaux sociaux, ce qui permet davoir une cartographie des appels dans le cadre des réseaux sociaux, en quelque sorte, une cartographie des interrogations. » ([136]).

Votre rapporteur préconise de poursuivre ce travail danalyse des réseaux sociaux et recommande daller plus loin en répondant le plus vite possible aux questions que les gens se posent et aux fausses nouvelles identifiées. Sur ce sujet, le directeur général de la Sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC) a indiqué qu’une mission d’inspection va être menée.

Proposition n° 9 : Analyser de la façon la plus systématique possible et en direct les réseaux sociaux à chaque accident pour identifier les fausses informations et les questions que les gens se posent et y répondre le plus rapidement possible.

● L’amélioration de la communication est également un enjeu majeur. Pour ce faire, la professionnalisation de la communication est une exigence dans les préfectures, et plus largement dans les services de l’État. Elle doit se faire à deux niveaux :

– au niveau national, un bureau permanent danalyse et de communication doit être mobilisable à tout moment en situation de crise. En veille permanente, ce bureau composé d’experts en communication doit être à la disposition des représentants de l’État, et plus largement de tous ses services, en cas de crise majeure, au plan local comme au plan national. Sans créer une nouvelle agence ou direction, ce bureau peut être développé par regroupement des acteurs déjà existants de la communication publique, notamment de crise, en créant des synergies dans l’action publique. Il faut également prendre en compte la parole d’experts de la société civile, notamment des ONG, pour contrer les fausses nouvelles ;

– au niveau local, chaque préfecture doit disposer de façon permanente d’un interlocuteur privilégié pour la presse. Ce dernier se chargerait aussi d’une communication plus claire et accessible sur les réseaux sociaux. Ce poste pourrait consister en la présence d’un porte-parole dans chaque préfecture. L’attaché de presse permanent au sein du cabinet du préfet pourrait remplir ce rôle.

Proposition n° 10 : Créer une cellule de communication de crise au sein de l’État pouvant être déployée en cas d’accident technologique pour assister les services de l’État en région et le préfet dans la communication de crise.

IV.   relancer l’attractivitÉ de la mÉtropole rouennaise

Outre toutes ces recommandations d’ordre national visant à améliorer la prévention des risques et la gestion de crise, votre rapporteur tient à formuler des propositions certes plus locales mais destinées à relancer l’attractivité de la Métropole rouennaise et plus généralement du département de la Seine-Maritime.

En effet, il est évident que l’image des flammes de l’incendie, du panache de fumée, ou encore des retombées de suies forment désormais autant de stigmates accolés à la ville de Rouen et plus largement à tout le département de la Seine-Maritime. Cela est sans compter les images et informations erronées diffusées par les réseaux sociaux. Ces fausses nouvelles renforcent l’idée d’une zone géographique à éviter à tout prix et d’un territoire sinistré, voire empoisonné.

Cette préoccupation est très forte chez les habitants, les commerçants, les artisans et le monde agricole qui souffrent, à tous les sens du terme, de ce préjudice d’image. En tant que député de ce territoire, votre rapporteur se sent impliqué par cette épreuve et sassocie à leur tristesse.

Mais tout comme les habitants et les acteurs économiques du territoire, votre rapporteur est aussi conscient du potentiel de la Métropole rouennaise. Tout comme Toulouse a su en son temps absorber le choc de la catastrophe d’AZF, Rouen saura se relever et faire de cet accident une opportunité de rebond, même si la structure des emplois et le dynamisme démographique sont très différents entre les agglomérations.

Il faut d’abord partir des constats. En termes d’image, le discrédit provoqué par l’accident du 26 septembre 2019 touche une ville qui présentait déjà des problèmes d’attractivité. Il fragilise ainsi un territoire déjà en difficulté. En avoir conscience permet de mieux cibler les actions à mener. Pour votre rapporteur, celles-ci sont doubles : il s’agit avant tout de redorer l’image du territoire, puis de confirmer sa vocation industrielle en faisant de cet événement dramatique une occasion de renouveau.

A.   rouen, agglomÉration DONT LE dÉcrochage INITIAL EST renforcÉ par l’accident du 26 septembre 2019

Toutes les personnes auditionnées par la mission d’information qui habitent la Seine-Maritime, ou du moins qui connaissent le territoire, ont fait part de leur préoccupation quant aux conséquences de l’accident sur l’image du département et notamment de la ville de Rouen.

Avant de proposer quelques solutions pour pallier ces dommages, il convient de s’arrêter sur les constats afin de pouvoir cibler les actions à mener. Pour ce faire, force est de constater que le défaut d’attractivité de la ville de Rouen est antérieur à l’accident, même si ce dernier l’a clairement renforcé.

1.   La ville de Rouen était déjà en situation de déclassement par rapport aux autres métropoles françaises

La situation difficile de Rouen a été résumée par M. Arnaud Brennetot, géographe à l’Université de Rouen, lors de son audition devant la mission d’information : « L’agglomération connaît un état de stagnation et de décrochage structurel par rapport aux autres métropoles françaises. » ([137]).

● La stagnation de la ville est avant tout économique :

– les créations demplois sont faibles au regard des autres grandes agglomérations : « la création demplois dans laire urbaine de Rouen est parmi les plus faibles du pays depuis les années 1980 » ;

– selon des données INSEE dont a disposé M. Brennetot, entre 2006 et 2016, Rouen a perdu 23,7 % de ses emplois de fabrication, entretien et réparation en dépit d’une vocation industrielle historique. La ville est en effet peu attractive pour les entreprises privées, aussi bien sur le plan industriel que du point de vue des services : « L’agglomération rouennaise subit tout dabord un recul de lemploi industriel plus prononcé quailleurs […] ceci est relativement nouveau par rapport aux décennies antérieures. Jusqualors, la désindustrialisation était plus faible à Rouen quailleurs. », « Rouen continue par ailleurs à rencontrer plus de difficultés que les autres grandes villes françaises à créer des emplois dans les services spécialisés du secteur privé » ;

– en lien avec ce manque d’attractivité pour les services, la part des emplois de cadre des fonctions métropolitaines est faible, ce qui fait dire à M. Brennetot que « Rouen nappartient pas au groupe des métropoles les plus dynamiques […] Rouen a raté le tournant de la métropolisation ».

● Mais Rouen souffre aussi d’une faible attractivité résidentielle :

– son image externe est fragile : de nombreuses enquêtes montrent que Rouen est une ville peu connue et globalement répulsive pour les personnes vivant ailleurs ;

– plus grave encore, beaucoup de Rouennais eux-mêmes semblent avoir une image dégradée de leur ville et ne recommanderaient pas Rouen à des personnes qui cherchent à changer de lieu de résidence. Selon M. Brennetot, qui s’appuie sur plusieurs enquêtes, les qualificatifs associés à Rouen seraient très négatifs : « les embouteillages, la pollution atmosphérique, la mauvaise connexion au reste du territoire, un certain passéisme, auxquels sajoutent désormais dinquiétants risques industriels ».

Comme ce dernier élément le montre, la présence de nombreux risques industriels n’est pas sans effet sur l’image négative de l’aire urbaine de Rouen. L’incendie de l’usine Lubrizol et des entrepôts de Normandie Logistique ne fait que renforcer une forme de rejet déjà bien ancrée.

Il faut toutefois se méfier des seules données statistiques, comme l’a souligné M. Gilles Crague, directeur de recherches à l’École des Ponts Paris Tech dans cette même audition : « Je me bats contre les lunettes statistiques. » ([138]).

2.   L’incendie du 26 septembre 2019 pèse lourdement sur l’attractivité de la ville

Il est clair que l’accident du 26 septembre 2019 aggrave très fortement le manque d’attractivité de la ville de Rouen. Le maire de Rouen, M. Yvon Robert, a le mieux résumé cet impact lors de son audition devant la mission d’information : « [le plus grand dommage] cest le dommage sur lattractivité et limage du territoire. Rouen aujourdhui (…) ce sont les flammes et le nuage. Cette photo est partout dans lunivers des réseaux sociaux dans lequel on vit. Elle est absolument partout » ([139]).

Même si elle n’a pas stricto sensu valeur de sondage, la consultation citoyenne organisée par la mission d’information ([140]) démontre un impact fortement négatif de lincendie sur limage de la région rouennaise. En effet, après cet incident, seuls 26,9 % des consultés – des personnes vivant en dehors du département de la Seine-Maritime – déclarent pouvoir envisager sans problème de venir passer un week-end à Rouen. 43,2 % d’entre eux le décaleraient dans le temps tandis que près de 30 % ne l’envisagent pas du tout. La situation est évidemment pire quant à la possibilité de venir y résider : plus de 80 % des répondants déclarent ne pas pouvoir l’envisager.

Cette consultation montre également que lincendie a affecté négativement limage des produits de la région. Ainsi, 80,7 % des répondants n’habitant pas en Seine-Maritime affirment ne pas faire confiance aux discours sur l’absence de danger dans la consommation de produits agricoles du département. Sur cette question très spécifique, que les auditions des acteurs économiques et des agriculteurs ont également bien mise en avant, il importe dêtre attentif à la compensation du préjudice dimage sur les activités économiques. En effet, au-delà de la nécessaire amélioration de l’image globale de la Métropole rouennaise, le sujet d’une nécessaire compensation des pertes économiques liées à l’impact de l’incendie fait l’objet de traitements plus particuliers par votre rapporteur dans la troisième partie de ce rapport.

B.   IL EST POSSIBLE DE RELANCER L’ATTRACTIVITÉ de la ville de rouen EN VALORISANT SES ATOUTS ET EN ASSUMANT SON HISTOIRE

Face à ces constats difficiles, il est possible de faire de cet accident une opportunité de rebond. S’il s’agit avant tout de renforcer Rouen, car c’est par le centre d’une zone que l’on relance un intérêt, il ne faut pas perdre de vue que l’impact de l’accident dépasse largement cette seule ville. Cet aspect a été rappelé par M. Christophe Doré, président de la Chambre des métiers et de lartisanat de Seine-Maritime, devant la mission d’information : « il est inconcevable que nous nayons pas ce regard privilégié sur Rouen mais il faut aussi que nous élargissions ce regard en termes dattractivité. Pourquoi ? Parce que jai aussi eu des retours de mon collègue de Forges-les-Eaux, où ils ont fortement senti limpact sur lattractivité touristique. Il faut que nous élargissions un peu le panorama. » ([141]).

Pour renforcer l’attractivité de la Métropole rouennaise, il s’agira donc d’agir sur le plan de limage de la ville mais également sur son attractivité économique.

1.   Redorer l’image du territoire dégradée par l’accident

a.   Sur le court terme, une campagne de communication d’ampleur pour gommer les images négatives de l’accident

La première démarche doit être menée à très court terme et vise directement à lutter contre les effets de lincendie, notamment sur le tourisme. Il s’agit d’effacer les effets des critiques et de la désinformation par une action ciblée ce qui constitue une urgence comme l’a indiqué devant la mission d’information Mme Clarice Tarlevé, secrétaire générale de la Chambre des métiers et de l’artisanat de Seine-Maritime : « Nous devons commencer par casser le bashing et la désinformation qui ont noyé et qui noient encore les médias au sujet de Rouen et de son image. » ([142]).

À cette occasion, les atouts touristiques de la ville de Rouen et de la région de Seine-Maritime doivent être mis en avant : la route des abbayes, la cathédrale de Rouen, l’Historial Jeanne d’Arc, la gastronomie, la vallée de Seine, l’« Armada » ([143]), etc. Toutes ces richesses pourraient être partagées avec tous les Français (et même au-delà) dans le cadre d’une grande campagne de communication pilotée par la Métropole et pour laquelle les collectivités locales et surtout Lubrizol devraient participer financièrement.

Sur ce point, votre rapporteur rappelle qu’un « fonds d’attractivité » abondé par Lubrizol avait un temps été envisagé et que l’abandon de cette modalité ne saurait valoir abandon total d’une contribution financière à la relance de l’attrait du territoire. Sur ce sujet, l’audition de la direction de Lubrizol France est de nature à rassurer puisque la directrice générale, Mme Isabelle Striga a annoncé que des discussions étaient en cours sur ce sujet : « Nous allons nous y consacrer au début de lannée 2020, les contacts sont déjà pris. » ([144]).

Toujours est-il que cette campagne de communication doit être commune à tous les acteurs du territoire dans un objectif de synergie. Cette exigence a été mise en avant par M. Matthieu de Lombard de Montchalin, ancien président de l’association de commerçants « Vitrines de Rouen » devant la mission d’information : « cet engagement à reparler de lattractivité et à relancer des campagnes dattractivité pour Rouen, doit être commun à tous les acteurs du territoire […] il va falloir impérativement communiquer ensemble. » ([145]).

Proposition n° 11 : Lancer une campagne de communication orientée tourisme pilotée par la Métropole de Rouen avec une participation financière des collectivités territoriales et de Lubrizol.

b.   À plus moyen terme, un plan d’attractivité global pour donner à Rouen un statut de métropole

Parallèlement à la mise en avant des atouts de Rouen à l’aide d’une campagne de communication, il s’agit aussi de donner de nouvelles ressources à la région rouennaise. Pour initier ce nouveau souffle qui passe par un soutien au tissu industriel, il faut se donner un cadre de travail et des objectifs concrets.

Le cadre pourrait être le lancement dun « plan attractivité » pour la Seine-Maritime. Le sinistre causé par Lubrizol doit être compensé par une réelle volonté politique de renouveler l’image de Rouen, en sus de la rebâtir.

Pour ce qui concerne les objectifs, ils pourraient être, par exemple :

– lorganisation dun événement de renommée internationale à Rouen : lors de sa venue à Rouen, le Président de la République avait par exemple évoqué la possibilité d’un sommet international dans la ville ;

– proposer la création d’une école internationale à Rouen qui permettra d’attirer les talents étrangers (chercheurs, ingénieurs, chefs d’entreprises et cadres). En effet, sans possibilité pour leurs enfants d’être scolarisés, ces derniers choisiront d’autres destinations en France pour s’installer ;

– encourager louverture dun casino à Rouen. Votre rapporteur est déjà engagé sur cette question. Si les critères actuels ne permettent pas cette ouverture, il faudra envisager leur modification dans la loi ([146]).

Proposition n° 12 : Lancer un « Plan attractivité » pour la Seine-Maritime.

Différentes mesures peuvent être envisagées :

– proposer la création d’une école internationale à Rouen ;

– organiser un événement de renommée internationale à Rouen ;

– encourager l’ouverture d’un casino à Rouen (à condition de remplir l’ensemble des critères le permettant)

2.   Confirmer et renouveler la vocation industrielle de Rouen

Une manière d’avancer consiste aussi à ne pas nier la signature industrielle de la ville de Rouen mais plutôt à la renouveler et ladapter aux enjeux actuels. En tout état de cause, une majorité de la population n’est pas « anti-industrie », elle souhaite simplement une réaffirmation industrielle avec des installations rénovées et des nouvelles filières d’excellence.

Le lancement d’un grand projet industriel répondrait à cette nécessité de construire une perspective d’avenir commune. Dans une région fortement marquée par le secteur automobile (la Renault Zoé a largement fait appel au savoir-faire de l’usine de Cléon), les nouvelles technologies de la filière « électrique » et « propre » doivent impérativement irriguer les usines des constructeurs et des équipementiers avec le lancement de nouveaux projets industriels, notamment dans le domaine de la batterie. Votre rapporteur propose ainsi que dans le cadre du projet européen de production de batteries pour véhicules électriques, une des deux futures usines soit implantée à Rouen. Outre les avantages en termes d’image et d’attractivité économique, cela pourrait constituer un moyen de rebondir pour le territoire et ses habitants, dans le cadre d’un projet européen et qui recouvre un intérêt en matière de transition écologique.

Proposition n° 13 : Confirmer la vocation industrielle de la Métropole de Rouen en y développant un projet industriel du XXIème siècle qui pourrait être une usine de batterie

 

 

 


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   troisième partie : des compensations en cours et un suivi épidémiologique nÉcessairement à long terme

Après avoir rappelé les faits, tiré des leçons de l’accident et avancé des recommandations concrètes, il convient de sarrêter sur les sujets à suivre, y compris dans une temporalité qui dépasse de loin les travaux de la mission d’information. Outre le suivi de la mise en œuvre des propositions de votre rapporteur, plusieurs actions sont attendues dans les prochaines semaines et les prochains mois pour réparer les préjudices de lincendie et rassurer les populations.

D’abord, plusieurs acteurs économiques et collectivités ont subi un préjudice direct ou indirect en raison de la survenance de l’incendie du 26 septembre 2019. Il importe qu’une compensation juste leur soit accordée. Si ce travail a commencé, il faut veiller à ce qu’il soit poursuivi.

Par ailleurs, les préoccupations en termes de santé restent très fortes au sein de la population. Leur inquiétude paraît parfaitement légitime. En dépit de nombreux indicateurs plutôt rassurants, la réalisation du suivi épidémiologique annoncé est une nécessité absolue. Il convient de veiller à la mise en œuvre de cette étude qui doit commencer le plus vite possible.

Sur ces deux sujets, les attentes sont parfaitement justifiées. Votre rapporteur affirme quil sera extrêmement vigilant quant à la tenue des promesses destinées à compenser des pertes et rassurer les habitants.

I.   L’INDISPENSABLE PRISE EN COMPTE DES IMPACTS éCONOMIQUES ASSURÉE PAR LUBRIZOL CORPORATION ET ACCOMPAGNée PAR L’état

L’incendie qui a touché l’usine Lubrizol et les entrepôts de Normandie Logistique a causé de nombreux préjudices à plusieurs acteurs économiques et collectivités de la ville de Rouen, du département de la Seine-Maritime et même des départements voisins. Les dommages subis par les agriculteurs en raison des restrictions de vente qui ont touché leurs productions, les pertes d’exploitation connues par les commerçants et artisans qui ont pu être amenés à fermer leurs portes, ou encore les dépenses supplémentaires imposées aux collectivités, doivent être compensés.

Si l’on avait laissé le seul jeu classique de lassurance se dérouler, les acteurs économiques touchés auraient dû attendre plusieurs années que les responsabilités juridiques soient établies et que les assurances commencent à éventuellement indemniser. Certains n’auraient sans doute pas tenu la distance.

Aussi, avec linsistance et laccompagnement des pouvoirs publics, Lubrizol Corporation a mis en place et abondé des fonds dindemnisation pour les acteurs ayant subi un préjudice. Il convient de revenir sur leurs caractéristiques principales et de s’assurer que les indemnisations se poursuivent. Par ailleurs, votre rapporteur souhaite évoquer la question de lassurance de manière très factuelle afin d’analyser si, sur ce point, des manques se font jour.

A.   DES ACTEURS économiques dont les pertes sont compensées

Dès la première audition menée par notre mission d’information, la question des préjudices subis et de leur nécessaire compensation était dans les discussions. Alors quaucune obligation légale ne le liait, M. Eric R. Schnur, président et CEO de The Lubrizol Corporation, auditionné par la mission dinformation, affirmait vouloir compenser les pertes subies : « […] nous souhaitons aider les habitants, nous souhaitons donner des ressources aux personnes qui en ont le plus besoin. Jai engagé des millions deuros et je ferai encore plus si c’est nécessaire. […] Il ne sagit pas dobligations légales, il sagit dêtre de bons voisins. » ([147]).

Lubrizol a alors mis en place deux fonds dédiés : lun destiné aux agriculteurs et lautre aux entreprises et collectivités locales.

1.   Pour compenser les pertes des agriculteurs, un fonds de solidarité a été mis en place

a.   Les agriculteurs ont subi de lourdes conséquences de l’incendie

L’impact de l’incendie du 26 septembre 2019 sur les agriculteurs est double :

– les mesures de restriction de la commercialisation des productions agricoles ont entraîné des pertes directes. En effet, la commercialisation de l’ensemble des productions agricoles, situées dans une zone couvrant cinq départements et 216 communes, a été suspendue par arrêtés préfectoraux. Ces restrictions ont seulement pris fin le 14 octobre pour les produits laitiers et le 18 octobre pour le reste des productions ;

– limage des produits et la réputation des agriculteurs sont entachées.

S’il est toujours difficile de chiffrer un tel impact, la table ronde organisée par la mission d’information avec les représentants des activités de production agricole a permis de mettre en avant un ordre de grandeur. Ainsi, Mme Laurence Sellos, présidente du bureau exécutif de la Chambre d’agriculture de Seine-Maritime, a donné une estimation de près de 6 à 7 millions deuros de pertes directes (incluant « le lait, le maraîchage, les œufs, les betteraves, etc. ») et un préjudice en termes d’image estimé aux alentours de 20 millions deuros ([148]).

Votre rapporteur peut témoigner du très grand professionnalisme des producteurs. S’ils réclament légitimement une juste indemnisation, ils ne remettent absolument pas en question les mesures prises par les pouvoirs publics, s’affirmant eux-mêmes très attachés au principe de précaution.

À ce stade de la description, une limite du dispositif de restriction sanitaire mis en place par la préfecture apparaît. Celui-ci n’a en effet pas concerné les produits alimentaires issus de la chasse. Pour éviter ce risque à l’avenir, votre rapporteur retient une proposition suggérée par Mme la députée Annie Vidal que dorénavant, sur un territoire concerné par une restriction sur les produits alimentaires en raison d’une possible pollution, la pratique de la chasse soit suspendue, ou a minima qu’un arrêté d’interdiction de la consommation des gibiers soit pris.

b.   Un fonds de solidarité a été mis en place pour compenser les effets de l’incendie sur les producteurs agricoles

Votre rapporteur tient à souligner l’efficacité de l’organisation de la profession agricole qui a permis d’aller vite pour faire face sur le terrain aux problèmes les plus urgents. Il en veut pour preuve la grande solidarité professionnelle mise en avant par les représentants des activités agricoles réunis par la mission d’information dans le cadre d’une table ronde.

Cette structuration de la profession sest notamment matérialisée dans le cas spécifique de la production laitière. En effet, le Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (CNIEL) a rapidement pris la décision de proposer une avance aux producteurs laitiers touchés par les mesures de restriction. Cette initiative de l’interprofession a permis aux producteurs de toucher leur paie de lait sans attendre la mise en place d’un dispositif plus large d’indemnisation par l’entreprise Lubrizol.

Ce dispositif a pris la forme d’un fonds de solidarité qui a fait l’objet d’une convention entre Lubrizol France, le cabinet Exetech ([149]) et le Fonds national agricole de mutualisation du risque sanitaire et environnemental (FMSE) ([150]). L’indemnisation des préjudices s’organise en deux phases :

– une phase dite « de traitement prioritaire » qui vise à indemniser les coûts et pertes directs liés à la destruction des productions, à la dépréciation des produits en cas de mise sur le marché tardif, au nettoyage des polluants, etc. Seuls les agriculteurs dont au moins une parcelle ou une activité se situe dans l’une des communes visées par les arrêtés préfectoraux sont concernés ([151]). Ces derniers avaient jusqu’au 15 décembre pour ouvrir un dossier d’indemnisation. À la suite d’un accord entre toutes les parties prenantes, la période de dépôt du dossier a été prolongée jusqu’au 15 janvier. Lors de la table ronde du 19 décembre, Mme Laurence Sellos, présidente du bureau exécutif de la Chambre d’agriculture de Seine-Maritime, indiquait qu’environ 1 300 dossiers étaient enregistrés ([152]) ;

– une deuxième phase, traitant des pertes plus indirectes, évaluant la perte globale de chiffre d’affaires, doit s’ouvrir après la première phase d’indemnisation. Ses modalités restent toutefois à définir à l’heure où ce rapport est écrit. Une attention particulière doit être portée sur la reprise des producteurs (notamment des maraîchers), mais aussi des détaillants sur les marchés, concernant leur offre en produits locaux. Il leur faudra sans doute un certain temps pour regagner la confiance de toute leur clientèle jusqu’alors légitimement attachée aux circuits courts.

Il faut noter que la convention prévoit que les indemnités acquises le sont définitivement. Toutefois, les producteurs signent une quittance subrogeant lensemble de leurs droits à Lubrizol jusquà concurrence de lindemnité reçue ([153]). Ils restent évidemment libres de leurs actions en compensation des pertes non couvertes par ce fonds. D’une manière générale, ce principe de subrogation lié aux fonds de solidarité mis en place par Lubrizol nous permet de s’interroger sur la question de savoir si l’indemnisation acceptée vaudra « solde de tout compte » une fois les responsabilités établies (sans doute dans de nombreuses années) sur le plan civil, voire pénal.

2.   Un fonds plus généraliste, à destination des commerçants et collectivités, a également été mis en place

a.   Les commerçants et collectivités ont également été touchés par l’incendie

Si les agriculteurs ont subi des pertes directes liées aux mesures de restriction, de nombreux acteurs économiques et commerciaux ont été touchés par une forte baisse dactivité juste après lincendie. Les entreprises les plus impactées ont été celles de l’alimentaire, les entreprises de sous-traitance du secteur agricole, celles de transformation des produits agricoles, les entreprises du bâtiment, les commerces les plus proches de la zone sinistrée, etc.

Les commerçants et artisans situés sous le panache ont également eu à effectuer de nombreuses opérations de nettoyage. Par ailleurs, les collectivités publiques ont également subi un impact financier puisquelles ont dû mobiliser dans l’urgence des agents et des moyens, notamment pour assurer les opérations de nettoyage.

Si l’impact économique sur l’activité des commerçants et artisans est très clair, il est très difficile, à ce stade, de quantifier leurs pertes réelles. Sur certains types d’activités, les impacts se font parfois ressentir sur le plus moyen ou long terme.

Votre rapporteur témoigne sa solidarité avec ces acteurs qui ont un rôle déterminant dans la vie et l’attractivité du territoire et qui avaient déjà été durement touchés par les mouvements sociaux de la fin de l’année 2018. Différentes actions ont alors été menées pour les accompagner :

– de la part de lÉtat dabord. Unanimement, les représentants des acteurs économiques et commerciaux de la Métropole de Rouen auditionnés par la mission d’information ([154]) ont salué l’accompagnement de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) de Normandie et de la préfecture. Leurs agents ont eu un rôle d’information et d’écoute, notamment à travers une « cellule de continuité économique » mise en place pour l’occasion. Lors de son audition, M. Gaëtan Rudant, directeur de la DIRECCTE de Normandie, a évoqué la mise en place de cette cellule : « Nous avons ouvert une cellule de continuité économique. On constate très régulièrement que, dans des circonstances exceptionnelles, certaines entreprises ont soit des questions, soit des problèmes quelles narrivent pas à gérer de manière autonome. Le but de cette cellule composée de cinq ingénieurs de la DIRECCTE, est daccompagner ces entreprises dans la résolution de ces difficultés opérationnelles très concrètes. » ([155]). Les services de lÉtat ont également mobilisé le dispositif de lactivité partielle. Au 18 décembre 2019, date de l’audition du DIRECCTE de Normandie, 168 entreprises avaient recouru à l’activité partielle, concernant 3 500 salariés et 21 092 heures avaient été indemnisées. Votre rapporteur salue lengagement des services de lÉtat dans laccompagnement des acteurs économiques ;

– de la part des chambres consulaires qui ont mutualisé leurs outils pour accompagner les entreprises dans leurs problèmes de trésorerie. Ce travail en synergie a bien été mis en avant lors de la table ronde organisée par la mission d’information et a été salué aussi bien par M. Christophe Doré, président de la Chambre des métiers et de l’artisanat de Seine-Maritime que par M. Vincent Laudat, président de la Chambre de commerce et d’industrie Rouen Métropole ;

– de la part de Lubrizol qui a mis en place là encore un fonds de solidarité.

b.   Le fonds de solidarité mis en place pour compenser notamment les pertes d’exploitation des acteurs économiques comporte quelques limites

Le cadre de la mise en œuvre du fonds de solidarité à destination des commerçants et des collectivités a été discuté entre Lubrizol, Exetech, les représentants de lÉtat et la Caisse des dépôts et consignations. Les modalités d’indemnisation des commerces de Biarritz pour les contraintes subies dans le cadre du G7 (août 2019) ont servi de référence.

Ce fonds vise à compenser les préjudices subis entre le 26 septembre et le 5 octobre concernant :

– les opérations de nettoyage à hauteur de 5 000 euros maximum pour les collectivités et 500 euros pour les entreprises ;

– les pertes dexploitation des entreprises dans le cadre d’un barème d’aide journalière allant de 240 euros pour une perte de chiffre d’affaires de 15 % à 800 euros par jour pour une perte de 50 % de chiffre d’affaires ou plus. C’est ainsi que le montant maximal daide est de 8 500 euros (si la perte de chiffre d’affaires est d’au moins 50 % entre le 26 septembre et le 5 octobre) ([156]).

Pour ce qui concerne le périmètre des entreprises concernées, il s’agit de toutes celles implantées à moins de 500 mètres de Lubrizol ainsi que toutes celles situées dans l’une des 112 communes de Seine-Maritime concernées par les restrictions agricoles avec un plafond d’éligibilité d’un million deuros de chiffre d’affaires annuel, relevé à deux millions deuros pour les pertes les plus sévères.

Tout comme le fonds de solidarité à destination des agriculteurs, Exetech a la charge de collecter et instruire les dossiers. Concernant le versement aux commerçants et artisans, un contrat de fiducie a été mis en place entre Lubrizol et la Caisse des dépôts et de consignation qui procédera au versement en faveur des bénéficiaires.

Différentes difficultés se posent face aux caractéristiques de ce fonds de solidarité :

– le cadre temporel, raisonnant en termes de préjudices subis uniquement du 26 septembre au 5 octobre 2019, n’apparaît pas suffisant à nombre d’acteurs économiques ;

– le plafond dindemnisation de 8 500 euros paraît faible pour certaines entreprises, notamment celles qui ont de nombreux salariés ;

– le cadre du fonds de solidarité ne prend en compte que les entreprises qui font moins dun million deuros de chiffre daffaires, deux millions dans des cas très précis. Ce plafond exclut des entreprises, certes plus importantes, mais qui comportent donc le plus d’enjeux sociaux.

Sur toutes ces questions, les discussions doivent rester ouvertes. Questionnée sur ces limites lors de son audition devant la mission d’information, Mme Isabelle Striga, directrice générale de Lubrizol France, a indiqué : « Les commerçants et les artisans à proximité du site nous ont transmis leurs dossiers. Si certains ont des difficultés, nous sommes ouverts à létude de cas particuliers. Je sais quun certain nombre de commerçants ou dartisans ont fait part de demandes sortant des critères fixés pour les fonds dindemnisation, et leurs demandes sont étudiées. » ([157]).

Par ailleurs, votre rapporteur regrette tout de même un manque partiel de transparence sur laction menée dans le cadre de ce fonds. Malgré des demandes répétées de votre rapporteur, en audition et en comité de transparence et de dialogue, peu d’informations précises sont communiquées. Ainsi, il est impossible de connaître, par exemple, le nombre de dossiers acceptés ou en cours d’instruction en dehors des critères établis, le nombre de dossiers non complets, voire encore le nombre des dossiers qui auraient été rejetés, etc. Votre rapporteur appelle à davantage de communication sur ce fonds, certes privé, mais qui ne doit pas être exempt des exigences de transparence qui incombent à tous les acteurs sur ce sujet fondamental.

B.   LA QUESTION ASSURANTIELLE DANS LE CADRE D’UN TEL SINISTRE

Votre rapporteur a tenu à auditionner des spécialistes de lassurance dans le cadre dune table ronde ([158]) afin quils éclairent la mission dinformation sur la manière dont s’opère la couverture des risques dans un cadre tel que celui de Lubrizol. D’une manière très pédagogique, M. Stéphane Penet, directeur des assurances de dommages et de responsabilité à la Fédération française de lassurance (FFA), accompagné par des experts, a dressé un panorama des assurances susceptibles d’intervenir. Il s’agit ici de revenir sur ces explications et sur les questions plus spécifiques à l’accident qui intéresse notre mission d’information.

1.   Panorama des assurances susceptibles d’intervenir dans le cadre d’un sinistre industriel

L’enjeu majeur, dans le cadre d’un tel sinistre, c’est le décalage entre limmédiateté des préjudices subis, et la mise en difficulté durable des victimes qui en résulte, et le caractère tardif de létablissement des responsabilités.

Pour les personnes ayant subi un préjudice, les assurances directes interviennent. Tant que la responsabilité n’est pas établie, les victimes déclarent leurs sinistres à leur propre assureur (assureur habitations, entreprises, agricoles, etc.) qui pourra les indemniser selon les garanties comprises dans leur contrat d’assurance. Ces assureurs pourront ensuite se retourner contre un éventuel responsable une fois celui-ci déterminé, par le biais du recours subrogatoire. Ils seront alors remboursés des indemnisations versées. L’assuré lui-même pourra également se retourner directement contre le responsable pour compléter ce que son assureur lui aura versé. Certaines garanties sont en effet optionnelles et ne permettent pas à l’assurance dommage de la victime de l’indemniser.

Le responsable, quant à lui, a également des préjudices immédiats, il fera donc lui aussi appel à son propre contrat d’assurance dommages. Mais la mise en cause de sa responsabilité lui impose duser de ses garanties de responsabilité :

– responsabilité civile générale pour les dommages corporels, matériels et immatériels causés aux tiers ;

– contrats dédiés à lenvironnement afin de réparer les dommages causés à l’environnement. Sans rentrer dans le détail, il existe en France une différenciation entre la « responsabilité environnementale », régime issu d’une directive européenne et qui doit être actionné par le préfet (ce qui n’est encore jamais arrivé) et le « préjudice écologique », consacré par notre code civil.

Par ailleurs, des contrats de garantie financière existent pour faire face à une éventuelle défaillance d’entreprise.

2.   L’accident de Lubrizol pose des questions plus spécifiques

● L’incendie du 26 septembre 2019 pose d’abord la question de la pertinence des caractéristiques actuelles du régime de catastrophe technologique.

Ce régime concerne les accidents au sein d’installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) –  mais aussi dans un stockage souterrain de produits dangereux ou dans le cadre du transport de matières dangereuses –  dans le cas où il endommagerait « un grand nombre de biens immobiliers » ([159]). L’article L. 128-1 du code des assurances prévoit alors que « létat de catastrophe technologique est constaté par une décision de lautorité administrative qui précise les zones et la période de survenance des dommages (…) ».

L’article L. 128-2 du code des assurances précise le régime de réparation des dommages basé sur lindemnisation des victimes de catastrophes technologiques par leur assureur, tel que créé par la loi du 30 juillet 2003, dite « loi Bachelot » ([160]). Tout contrat d’assurance dommages habitation ou véhicule comporte une extension garantissant les dommages liés à ce type de catastrophe.

Les modalités dindemnisation sont ainsi très favorables. Interrogé sur l’état de catastrophe technologique lors de la table ronde de représentants de la FFA, M. Stéphane Penet, directeur des assurances de dommages et de responsabilité à la FFA a indiqué : « Les modalités dindemnisation sont assez bonnes, elles sont en général meilleures que celles fixées par les contrats, puisquelles interdisent les franchises et imposent de rembourser sans vétusté, sans plafond de garantie pour les dommages immobiliers. Elles sont donc dérogatoires au contrat auquel elles sont rattachées. » ([161]). Par ailleurs, les délais d’indemnisation sont également restreints.

Toutefois, depuis lentrée en vigueur de cette garantie, létat de catastrophe technologique na jamais été déclaré. Aucun accident majeur na en effet rendu directement 500 logements au moins inhabitables. Cela pose la question de la pertinence de ce régime avec ces caractéristiques.

● La question de lassurance dun groupe mondial pose également question. Dans le cadre de la table ronde organisée par la mission d’information, M. Nicolas Dzubanowski, expert « risques environnementaux » chez Allianz Global, nous a éclairés sur une telle organisation, en prenant l’exemple d’une entreprise française : « L’entreprise souscrit via un assureur généralement basé en France, dans le pays du siège de lentreprise, un contrat master, cest-à-dire un contrat qui va jouer au niveau mondial et au travers de ce contrat master, lassureur va déployer des polices dassurance locales dans chacun des pays où lindustriel a un ou des sites. Le contrat master est souscrit sur la base des obligations législatives, réglementaires, sur les standards contractuels qui se font en France et les polices locales sont adaptées aux droits et aux réglementations locaux, dans chacun des pays. Ces polices locales ne comportent pas des montants de garantie ou des plafonds aussi importants que ceux du contrat master, ce qui fait que le contrat master intervient en complément une fois que la police locale a joué. Si la police locale est plus restrictive que les conditions que peut offrir le contrat master, il intervient directement au premier euro. »

Outre ces modalités qu’il est important de décrire, votre rapporteur tient à s’arrêter sur un point. Interrogée par courrier sur la question de l’identité de son assureur, la direction de Lubrizol n’a jamais répondu précisément à la mission d’information sur ce point. Selon des informations de presse, dont les plus récentes ont été données par le site d’actualité Médiapart, l’assureur de Lubrizol serait FM Global, un assureur mutualiste américain, créé il y a plus d’un siècle, bien connu dans la couverture des dommages et pour ses moyens d’ingénierie dans l’appréciation du risque industriel.

La discrétion de Lubrizol sur l’identité de l’assureur qui lui accorde une couverture pour ses différents sites de production, au travers dun « contrat master », paraît assez peu compréhensible.

II.   UN SUIVI épidémiologique qu’il convient de démarrer rapidement

L’importance et le cheminement du panache de fumée (mesuré à 22 kilomètres de long), avec notamment des retombées éparses de suies et de débris solides conjugués avec la persistance de fortes odeurs au sein de la Métropole rouennaise, ont créé une forte crainte au sein des populations. Cette inquiétude pour la santé, ressentie tout au long des auditions menées par la mission d’information, a été notamment mise en avant lors de la table ronde avec des représentants de collectifs citoyens et d’associations de défense de l’environnement ([162]). L’incendie a, en effet, provoqué un panache de fumée à forte hauteur, au droit du site Lubrizol de Rouen qui a ensuite poursuivi une trajectoire Nord-Est en transportant jusqu’à six kilomètres, des débris de fibrociments amiantés des toitures des hangars de l’usine et, bien au-delà de cette distance et plus massivement encore, des suies retombées sur les habitations et bâtiments publics mais aussi sur des exploitations agricoles, donc sur les cultures et lieux délevage extérieurs.

Les pouvoirs publics se sont alors engagés auprès des populations sur la conduite dune étude épidémiologique de long terme. Les habitants de 216 communes sont potentiellement concernés en Seine-Maritime mais également dans la région des Hauts-de-France dont certains territoires ont été impactés, notamment dans les départements de la Somme et de l’Oise.

Toute étude épidémiologique repose d’abord sur une connaissance approfondie, sinon parfaite, de la nature de toutes les substances brûlées mais aussi de leurs quantités et des éventuelles interactions plus au moins durables en termes de toxicité entre certaines de ces substances en situation d’incendie. La météorologie constatée sur les territoires impactés au jour de l’incendie, mais également dans les semaines suivantes, est également à prendre en compte s’agissant des possibles conséquences sanitaires.

Ces éléments sont réputés désormais connus bien que les conditions des collectes de terrain (mesures et prélèvements) et les analyses subséquentes aient pu soulever certaines questions.

Il y a eu, en effet, des incompréhensions souvent entretenues par une défiance infondée et parfois même mal intentionnée, mais assez largement relayée sur les réseaux sociaux, à l’égard des autorités qui en avaient la charge. Face à un sinistre de cette ampleur et dans l’urgence, il n’est pas étonnant que la méthodologie mise en œuvre pour tel ou tel type de prélèvements ait pu paraître hésitante ou imparfaite.

Si votre rapporteur considère quil est absolument indispensable de lancer une étude épidémiologique de long terme prestement, seule à même dinformer et soutenir, y compris psychologiquement, les populations concernées, il estime néanmoins tout à fait nécessaire de dabord rappeler quune surveillance sanitaire a demblée été engagée et poursuivie depuis lors.

A.   Une surveillance SANITAIRE A été ENGAGÉE DÈS les premiers jours

La crainte de conséquences du panache de fumée sur la santé a été immédiate. Aussi, de nombreux acteurs en lien avec les problématiques sanitaires ont été mobilisés dès la phase de gestion de crise, comme l’a indiqué la ministre des solidarités et de la santé, Mme Agnès Buzyn, lors de son audition devant la mission d’information : « L’ensemble de mes services, le centre opérationnel du ministère de la santé, lAgence régionale de santé de Normandie, les agences sanitaires nationales – Agence nationale de sécurité sanitaire de lalimentation, de lenvironnement et du travail (ANSES), Santé publique France –, ainsi que lInstitut national de lenvironnement industriel et des risques (INERIS) ont été mobilisés dès la nuit de lincendie pour appuyer les services de la préfecture de région. » ([163]).

Cette mobilisation a pris différentes formes (évaluation des effets sanitaires, recommandations sanitaires, surveillance de l’impact sur la santé, prélèvements, etc.) et a mobilisé différents acteurs. Au cours de ses travaux, la mission d’information a pu prendre conscience de l’ampleur ce travail. Les auditions des services du ministère de la santé, des responsables de l’Institut national de l’environnement, de l’industrie et des risques (INERIS), de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) et de Santé Publique France ont notamment permis de percevoir et de bien comprendre la nécessité de cette pluralité d’interventions pour analyser les risques et prendre des décisions concernant la santé des populations. La table ronde rassemblant des toxicologues indépendants et l’audition de Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé, ont également permis d’être davantage éclairé sur ces éléments.

Il s’agit de revenir sur la gestion de crise immédiate puis de s’arrêter sur les actions spécifiques des différentes agences sanitaires mobilisées.

1.   Des mesures de gestion de crise menées avec célérité par les services du ministère de la santé

a.   Les premiers prélèvements effectués ont permis de donner des recommandations sanitaires rapides

Les premières analyses ont été conduites par des acteurs concourant à la sécurité civile. En effet, dès les premières heures de l’incendie, les pompiers du SDIS ont effectué des prélèvements de surface dans la matinée du premier jour, donc immédiatement après avoir circonscrit l’incendie. Mandaté par la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) de Normandie, le Bureau Veritas (organisme privé) a également participé à cette tâche. 

Par la suite, ATMO Normandie, l’ANSES et l’INERIS ont été mobilisés pour réaliser des études plus approfondies sur lesquelles votre rapporteur revient ultérieurement dans le rapport. Tout du long, leurs analyses ont été suivies attentivement par les services du ministère de la santé afin d’adapter les recommandations sanitaires si tel était nécessaire. Toutefois, aucun résultat d’analyse transmis au jour de l’audition de la ministre des solidarités et de la santé n’a « mis en évidence de données non conformes aux valeurs seuils » ([164])

Des recommandations sanitaires ont en effet été données très rapidement par l’Agence régionale de santé (ARS) de Normandie. Ainsi, il a été conseillé d’éviter les contacts avec les suies et un protocole de nettoyage a été défini. Un peu plus tard, d’autres recommandations ont été communiquées, par exemple sur la pratique du sport.

Outre ces recommandations générales, l’ARS de Normandie a mis en œuvre une surveillance renforcée de la qualité de leau destinée à la consommation, les agences régionales de santé ayant un rôle très clairement défini sur cet aspect. Alors que le risque de contamination était très faible – l’alimentation en eau de la Seine-Maritime est assurée par des ressources souterraines – des analyses ont été conduites immédiatement et ont permis de montrer l’absence d’une contamination de l’eau.

b.   Malgré des données vite rassurantes, les services du ministère de la santé ont mis en place des dispositifs destinés à faire face en cas de crise

L’ARS de Normandie a tout d’abord géré le temps de l’alerte. Mme Christine Gardel, directrice générale de lARS de Normandie, auditionnée par la mission d’information, est longuement revenue sur cet aspect des choses : « cela a nécessité de mettre tous les établissements de la zone en alerte, au cas où il y aurait des victimes. Nous avons prévenu le SAMU et les établissements de santé […] de la zone de ces 12 communes. Nous sommes très bien organisés, parce que lorganisation avec les établissements de santé en situation sanitaire exceptionnelle est bien formalisée. Nous avons des contacts dalerte dans tous les établissements. Nous envoyons un e-mail sur une boîte suivie et nous doublons cela d’un appel téléphonique […] Nous partageons avec les établissements de santé une boîte alerte mais nous prenons le téléphone pour nous assurer que les messages qui lui sont adressés sont bien reçus. Pour cela, nous sommes très bien entraînés. Nous faisons des exercices. Cest organisé de cette manière » ([165]). Lalerte des établissements de santé a donc été réalisée de manière très efficace, ce qui n’a toutefois pas été le cas concernant la médecine de ville comme cela sera évoqué plus loin.

Malgré le caractère rassurant des analyses sur les risques sanitaires les plus immédiats, les services du ministère de la santé ont, par précaution, identifié les capacités disponibles dhospitalisation en réanimation pour l’accueil d’éventuels cas de détresse respiratoire dès le 26 septembre. De la même manière, devant la recrudescence du nombre dappels au SAMU, dans les premiers jours, du renfort en médecins généralistes a été accordé aux plateformes téléphoniques d’urgence.

Une surveillance sanitaire renforcée a également été entreprise. Les indicateurs dactivité remontés par les établissements de santé et par le SAMU ont été particulièrement surveillés et n’ont pas suscité d’inquiétude particulière. Cette surveillance de la population sera poursuivie dans les jours qui suivent par Santé publique France. Malgré un effet perceptible sur les passages aux urgences, aucun cas grave n’a été rapporté. La ministre des solidarités et de la santé, Mme Agnès Buzyn, a précisé ces données lors de son audition : « lanalyse des données de surveillance épidémiologique a montré un effet réel mais modéré : 259 passages aux urgences, surtout les premiers jours, puis 2 à 5 passages quotidiens. Il sagissait essentiellement de pathologies asthmatiformes ou de consultations liées à des nausées, vomissements ou céphalées. Au total, 10 personnes ont été hospitalisées et sont sorties après un court séjour. Comme je lindiquais, aucun cas grave na été rapporté durant cette phase aiguë […] » ([166]). Santé Publique France a été au cœur de ce suivi qui sera utile à la poursuite de son travail, notamment l’étude épidémiologique sur laquelle votre rapporteur s’arrête plus loin dans le rapport.

Une cellule dappui psychologique a également été mise en place dès le premier jour de l’incendie. Toutefois, n’ayant reçu aucune visite, elle a été désactivée. À la demande des élus locaux, lARS a remis en place un tel dispositif à Rouen du 2 au 11 octobre. Selon la ministre des solidarités et de la santé, elle a reçu 47 personnes, essentiellement dans les premiers jours.

c.   Des manques se font jour en termes de communication publique et d’information de la médecine de ville

De lavis de votre rapporteur, lalerte des praticiens na pas été menée de façon efficace par lARS de Normandie. Alors que deux dispositifs d’alerte sont à la disposition des services du ministère de la santé pour informer les professionnels de santé ([167]), l’ARS n’a pas demandé à en faire usage et s’est contentée d’adresser une information synthétique aux Unions régionales des professionnels de santé (URPS). Selon la ministre des solidarités et de la santé, ce dispositif a peu fonctionné, les URPS ayant communiqué de manière inégale auprès des professionnels : « L’ARS a adressé une information synthétique aux Unions régionales des professionnels de santé (URPS) dès le jeudi 26 septembre. Les responsables de ces unions ont notamment été prévenus que la consommation deau nétait pas soumise à restriction. LARS nayant pas demandé à recourir aux outils nationaux, ils nont pas été utilisés. Il nous a semblé que les URPS ont peu communiqué avec leurs professionnels ou, du moins, quils lont fait de manière inégale. Certains médecins se sont donc sentis isolés face à linquiétude de leur patientèle. » ([168]). Pour votre rapporteur, il convient donc de systématiser la communication le plus directement possible avec les praticiens. Il faudrait d’ailleurs rendre possible d’informer directement les praticiens au moyen des outils numériques qu’ils utilisent déjà largement, notamment les logiciels de lecture liés à la carte Vitale. Par un procédé numérique, des affiches destinées à la communication, comprenant les informations essentielles liées à un événement majeur, pourraient également être envoyées aux professionnels de santé pour affichage dans leur cabinet ou officine. La directrice de l’ARS elle-même est revenue sur ce défaut de liaison directe avec les praticiens dans le cadre de l’accident : « il sagissait aussi de prévenir la médecine de ville quelle allait peut-être avoir des consultations particulières liées à cela. Nous ne lavons pas fait directement mais par lintermédiaire des unions régionales de professionnels de santé (URPS). Nous leur avons adressé un e-mail dinformation destiné aux médecins, aux infirmiers et aux pharmaciens, pour leur dire quil fallait garantir la continuité des soins, et les informer quils risquaient davoir beaucoup de consultations. Nous savons que cest ce point que nous devons retravailler » ([169]).

L’ARS Normandie reconnaît également devoir progresser sur la question de la communication avec le public. Toujours lors de son audition devant la mission d’information, Mme Christine Gardel a affirmé que son agence devait travailler sur ce sujet : « il faut que ces informations soient accessibles et adaptées à la cible à laquelle elles sadressent. Mettre en ligne les milliers de résultats des examens qui ont été faits, ce nest absolument pas accessible à la population. Cest ce que nous avons senti, et ce sur quoi nous allons travailler à lagence. Il faut que nous puissions rendre linformation accessible en fonction de la cible, et utiliser les nouveaux moyens de communication pour pouvoir le faire. »

Cependant, les services du ministère de la santé ont été globalement très réactifs en termes de gestion de crise. Votre rapporteur tient également à souligner l’engagement des professionnels de santé. D’autres acteurs ont toutefois joué un rôle fondamental dans les études et prélèvements réalisés dès les premières heures. Il s’agit de revenir sur leur action.

2.   Des interventions nombreuses certes parfois difficiles à coordonner

a.   ATMO Normandie a participé à la mesure de la pollution engendrée par l’incendie

ATMO Normandie est une association agréée de surveillance de la qualité de l’air (AASQA). Comme ses homologues opérant dans d’autres grandes agglomérations, elle a notamment pour vocation de suivre au quotidien lévolution de la pollution chronique (c’est-à-dire la pollution urbaine de fond), en tenant compte des polluants réglementés et non celle des pollutions accidentelles et massives, donc impliquant un grand nombre dautres polluants. En outre, comme Mme Véronique Delmas, directrice dATMO Normandie, l’a rappelé devant la mission, les principales stations de mesure de son organisme n’étaient pas situées sous le panache de fumée.

Dans ces conditions, il nest pas étonnant que l’« indice ATMO », selon sa propre expression, « nétait pas représentatif et que nous ne pouvions pas le publier » ([170]). Les premiers résultats de qualité de l’air ont, en effet, été considérés faussés ou aberrants du fait de l’importance du panache de fumée, sans qu’il soit possible, au cours des premiers jours, de conclure à partir de telles données à une nocivité ambiante.

Toutefois, ATMO Normandie sest mise à la disposition des services de lÉtat pour assurer une surveillance de la qualité de lair :

– dans l’objectif de recenser les effets des composés organiques volatils susceptibles d’être émis par l’incendie, ATMO Normandie a mesuré limpact de la pollution engendrée (métrologie) avec le déploiement exceptionnel de canisters (les organismes agréés de mesure de la pollution de l’air pouvant également disposer de jauges spécifiques localisées en points hauts sur des immeubles, des tubes à diffusion et d’autres moyens mobiles) ;

– en outre, ATMO Normandie, dès le lundi suivant l’incendie, a intensifié le rythme des « tournées olfactives » en faisant appel à une société spécialisée. Bien qu’une odeur agréable ou désagréable, fugace ou persistante, ne renseigne en rien sur le degré de toxicité, les neurologues savent depuis longtemps que la perception des odeurs va de pair avec la gestion des émotions donc peut susciter dans une population du stress et de l’anxiété.

Cette participation active d’ATMO Normandie résulte des enseignements tirés quant à ses méthodes et moyens d’intervention à partir de la première crise liée à la fuite massive de mercaptan des journées du 21 et 22 janvier 2013. Une instruction gouvernementale du 12 août 2014 ([171]) avait d’ailleurs ultérieurement précisé le rôle dévolu aux AASQA, parmi lesquelles ATMO Normandie, dans des situations qualifiées par ce texte d’« incidentelles » ou d’« accidentelles ». Ce texte officiel était toutefois plus ciblé sur les fuites et émissions accidentelles dans l’atmosphère que sur les incendies. Dans le cadre de la mise en œuvre de cette instruction, l’association ATMO Normandie s’était rapprochée des différents acteurs, ce qui a facilité son intégration au centre opérationnel départemental (COD) le matin de l’incident.

L’audition d’ATMO Normandie a convaincu votre rapporteur que, le 26 septembre et les jours suivants, son action sest avérée conforme à lesprit des préconisations particulières à un contexte d’urgence :

– l’instruction insiste sur la participation des AASQA aux mesures de la qualité de lair et à la surveillance des odeurs en cas dincident, ce à quoi ATMO Normandie s’est employée ;

 l’instruction recommande de « suspendre momentanément ou dadapter pour la zone concernée la diffusion des indices de qualité de lair qui montreraient un bon niveau de qualité de lair sur les polluants réglementés alors quun épisode de pollution atmosphérique est en cours, pour éviter toute confusion possible dans le public ». ATMO Normandie l’a fait ;

 l’instruction assigne aux AASQA d’assurer le relais pour diffuser les informations, conseils ou consignes préfectorales relatives à un incident technologique susceptible d’avoir un impact sur la qualité de l’air, notamment sur leur site internet. ATMO Normandie a publié les résultats au fur et à mesure de l’exploitation des données, comme le prévoit là encore l’instruction gouvernementale.

Sur le sujet de la communication, la responsabilité directe d’ATMO Normandie ne saurait être mise en cause car elle s’est d’emblée effectuée sous l’égide du préfet, comme il est prévu par linstruction gouvernementale précitée qui soulignait néanmoins, en ce domaine, la nécessité dune expression mieux coordonnée et cohérente, un objectif essentiel mais dont la mise en pratique reste difficile voire aléatoire. La difficulté de conférer une mission de communication à ATMO Normandie, dans ce contexte de crise avérée, est manifestement bien traduite par le commentaire de l’instruction de 2014 dans un article de la revue scientifique et technique Pollution atmosphérique ([172]), la suspension de l’indice de qualité de l’air habituel pouvant susciter la défiance.

b.   L’INERIS a été immédiatement mobilisé par le biais de sa cellule d’appui aux situations d’urgence (CASU) et a mené de nombreuses analyses

Dès le 26 septembre à 6 heures du matin, il a été fait appel à la cellule d’appui aux situations d’urgence (CASU), mobilisable 24/24, de lInstitut national de lenvironnement industriel et des risques (INERIS), un établissement public qui dispose d’une base documentaire et d’expertise avec des laboratoires spécialisés dans les accidents industriels et notamment les incendies. M. Raymond Cointe, son directeur général, ayant précisé devant la mission : « lappui en situation de crise et lintégration que lon peut en tirer sont dans nos gènes » ([173]).

Les saisines de l’INERIS, telles que décrites par M. Cointe, ont été chronologiquement les suivantes :

– préciser, dès les premières heures, les risques immédiats cest-à-dire les risques thermiques et toxiques, voire un potentiel sur accident si du pentasulfure de phosphore, présent sur le site, était pris dans l’incendie ([174]) ainsi que le potentiel de combustion et de décomposition (« terme source ») des autres produits ;

– puis, évaluer les risques de dispersion liés à la ruine des toits en fibrociment amianté des deux bâtiments concernés ;

– expertiser les modalités de traitement des fûts de produits non dégagés.

Si l’INERIS avait une idée sur la présence de certains polluants (principalement des hydrocarbures), il ne disposait pas, dans un premier temps, d’une liste exhaustive des produits concernés avec leur fiche de sécurité. Ses experts ont ainsi dû faire des analyses techniques sophistiquées (un « screening assez large ») des mélanges, d’abord sur la base du contenu des canisters transmis par ATMO Normandie et le SDIS.

Les premiers résultats d’analyses ont pu être rendus dans des délais très courts, hormis celles relatives aux recherches de dioxines qui exigent plusieurs jours de travail et mais qui se sont avérées être à des niveaux qualifiés de « relativement faibles » par M. Cointe, tout en ne cachant pas un certain degré d’incertitude sur ce point en raison du protocole insuffisamment précis concernant les premiers prélèvements par lingettes. Sur ce sujet des dioxines, votre rapporteur prône une recherche plus intensive sur la question cruciale de leurs éventuels effets sur la pollution atmosphérique, proposition avancée par notre collègue, Mme Annie Vidal. En effet, s’il existe certains seuils d’admissibilité concernant les dioxines dans l’alimentation qui ont été déterminés sous l’égide de l’OMS, il n’existe, en revanche, aucune valeur de référence pour l’exposition des populations aux dioxines dans l’air ambiant. L’absence de tels seuils s’agissant de ces molécules suscite de nombreuses incompréhensions.

En parallèle, des équipes spécialisées de l’INERIS ont été mises à contribution afin d’améliorer les premières modélisations du panache de fumée qui avaient été réalisées dès le 26 septembre.

Au sujet des odeurs et du sentiment qui en résulte pour la population d’une pollution persistante, le directeur général de l’INERIS a retenu deux conséquences dont il a fait part à la mission d’information lors de son audition :

– « nos calculs concernent surtout la toxicité avérée aiguë et les risques chroniques à long terme. Aujourdhui, il y a des progrès à faire sur lévaluation dune toxicité plus faible. Nous sommes capables de dire si quelque chose va vous tuer ou vous blesser sérieusement. Mais il est difficile de savoir ce qui produit par exemple des nausées, en fonction des informations que nous avons sur les produits » ;

– « la deuxième conséquence est liée à la question des effets cocktail. Pour létude de leffet cocktail, nous prenons en compte lensemble des substances émises pendant la combustion. Mais un autre sujet mérite dêtre regardé de plus près dans le cadre du retour dexpérience. Dans ce type dincendie, des produits imbrûlés vont aussi potentiellement être répandus dans latmosphère. Nous avons les données et les fiches de sécurité de ces produits imbrûlés. Mais la plupart des évaluations de risques pour ces produits sont faites pour leur usage normal. Elles ne sont pas faites pour les usages à risques, cest-à-dire si le produit est vaporisé, inhalé, etc. Il est difficile de dire aujourdhui si ces produits ont été répandus dans latmosphère, sous diverses formes, en tant quimbrûlés. Nous avons peu déléments aujourdhui pour savoir sils présentent un risque, non pas de toxicité aiguë, mais qui pourrait expliquer certains des phénomènes observés. Sur ce point, il y aura matière à retour dexpérience » ([175]).

Enfin, l’INERIS a dépêché sur place un de ses experts afin de constater l’étendue et la nature des retombées des toits en fibrociment avec de premières constatations plutôt rassurantes, les fibres damiante étant restées agglomérées aux débris. La ministre des solidarités et de la santé, Mme Agnès Buzyn, a abondé en ce sens lors de son audition devant la mission, se voulant également rassurante : « La présence damiante dans lenvironnement, en tout cas, ne doit pas susciter de craintes. Lexplosion du toit de lusine a effectivement entraîné la propulsion damiante, mais seulement sous la forme de gros débris – dont la préfecture a organisé le retrait par des équipes ad hoc – et non de fibres. Le niveau de fibres damiante dans lair et sur les sols nest pas supérieur au seuil admis : il ny a donc aucun risque de mésothéliome. » ([176]).

L’INERIS a réalisé une note rassemblant des éléments de retour d’expérience sur son intervention en appui à la gestion de crise qu’elle a transmise à la mission d’information. Votre rapporteur salue ce travail et tient à en faire partager la partie concernant les difficultés rencontrées, y compris de communication, liées à l’état actuel des connaissances scientifiques.

Extrait dune note de lINERIS du 13 janvier 2020 transmise à la mission 

Retour d’expérience sur l’intervention de l’INERIS en appui à la gestion de crise de l’incendie de l’usine Lubrizol

« 3. Certaines attentes de la population restent difficiles à satisfaire en létat actuel des connaissances scientifiques et de la réglementation

3.1. Des données forcément incomplètes sur les produits et les polluants issus de leur combustion

La connaissance des produits impliqués et de leur quantité est indispensable pour gérer ce type d’événement. Lubrizol fait partie de ces installations qui stockent des produits nombreux en relativement petite quantité unitaire et en grand nombre.

Dès le jeudi, l’INERIS a pu utiliser les informations dont il disposait (étude de dangers et liste de quelques produits pris dans l’incendie ainsi que les fiches de données de sécurité (FDS)) pour estimer les polluants issus de la combustion, aussi bien au regard des dangers immédiats pour la population que des dangers à plus long terme. Ces informations ont été complétées peu à peu, moyennant un travail rendu fastidieux par le format informatique dans lequel les données sur les produits pris dans l’incendie étaient disponibles.

Comme indiqué dans l’avis de l’INERIS du 4 octobre en réponse à la saisine des ministres, ces travaux complémentaires ont montré que les premières listes de substances à surveiller étaient pertinentes. Pour autant, certains éléments restent inconnus.

S’il ne semble pas envisageable à court terme de lever toutes les inconnues dans ce type d’incendie compte tenu de la complexité des mécanismes en jeu, certaines améliorations sont envisageables qui supposeraient une évolution de la réglementation française pour rendre disponible :

• un suivi « fin » du stock : quantité, risque associé et surtout formule chimique. Cette demande renforcerait des exigences déjà présentes dans nombre d’arrêtés type, qui imposent notamment de désigner les substances présentes par leur référence chimique et non leurs noms commerciaux. Ce suivi devrait être présenté sous une forme numérique exploitable par des logiciels de traitement de données ;

• une évaluation de la composition des fumées dégagées lors de la combustion des produits stockés. Pour répondre à ce besoin, l’INERIS pourrait initier un projet de constitution de base de données de produits de décomposition générés par un incendie pour des catégories de produits représentatifs de ceux présents sur les sites industriels. Ces données seraient ensuite utilisées comme données d’entrée pour les modélisations de dispersion ;

• une évaluation de la quantité des éléments constitutifs des contenants (fûts, Grands Récipients pour Vrac (GRV),...) mais aussi constituants des bâtiments (toiture, isolation, câbles...) et de tout matériau susceptible de produire des composés toxiques en cas d’agression thermique.

Ces éléments pourraient être intégrés dans les documents réglementaires existants (étude de dangers, POI, PPI) en prenant soin de veiller à limiter l’impact de cet ajout par rapport à l’objectif du document, ou faire l’objet d’un nouveau document réglementaire spécifique. Une réflexion spécifique sur les sites non SEVESO (cf. régime du site de Normandie Logistique) mériterait d’être menée dans ce domaine.

En outre la disponibilité d’informations :

• sur la toxicité par inhalation des produits liquides (dès lors qu’ils peuvent être vaporisés ou mis en suspension en situation accidentelle) ;

• sur les substances présentes dans un mélange lorsque leur pourcentage volumique ou massique est inférieur à un certain seuil ;

• sur les produits de décomposition susceptibles de se former en cas d’exposition à une source de chaleur ;

nécessiterait une évolution de la réglementation notamment CLP.

3.2. Des valeurs toxicologiques de référence peu comprises

Les distinctions entre « effets graves et immédiats » et « effets moins graves ou effets différés de faibles doses » sont à la base du phasage de l’intervention en appui à une crise, notamment à l’INERIS.

Cela pose diverses questions :

• la nécessaire focalisation dans les premières heures de l’accident sur la limitation de la mortalité ou de la morbidité sévère conduit à des incompréhensions ;

• les « valeurs seuils » de toxicologie ont souvent été surinterprétées comme une frontière absolue entre l’innocuité et le danger. De nature parfois réglementaire, et souvent normative, ces valeurs ont été prises pour des seuils « zéro risque » ou « zéro effet », ce qu’elles ne sont pas toujours ;

• les valeurs concernant les faibles doses de cancérogènes sans seuil sont des seuils « acceptables » et non des seuils sans effets ;

• la différence des valeurs disponibles pour l’exposition du public en général et pour celle des travailleurs est mal comprise.

Cela justifie un développement des travaux de l’INERIS sur les expositions aiguës et chronique et conforte la nécessité d’une information de fond plus adaptée sur le sujet (par exemple par l’intermédiaire du portail substances chimiques).

Par ailleurs les questionnements autour des « effets cocktail » rappellent que la recherche mérite d’être poursuivie sur les « effets cocktail » des produits emportés par des panaches.

3.3. Un référentiel à compléter pour interpréter les valeurs dans les milieux

Les premières analyses ont montré l’absence d’un marquage clair de l’environnement dû à l’incendie. Si ce premier résultat reste valide, les difficultés de communication des résultats d’analyse montrent qu’au-delà de la comparaison des résultats avec des prélèvements témoins hors panache, un besoin existe de points de référence partagés sur les concentrations de certains polluants ubiquitaires dans l’environnement.

En particulier, l’interprétation des résultats d’analyses sur les lingettes a été rendue difficile par un manque de données de référence pour ce type de mesure. Dans un contexte de demande de transparence cela peut conduire à prendre le risque de publier les résultats d’analyse sans fournir des éléments d’interprétation aussi robustes que possible.

L’INERIS propose d’envisager la réalisation d’une cartographie des concentrations de ces polluants dans différents milieux. Le besoin existe également de cadrages méthodologiques au niveau national pour comparer les résultats selon des référentiels homogènes.

3.4. Un volet impact sur lenvironnement déconnecté de la partie impact sur la santé, et sans doute moins structuré

Si l’INERIS a recommandé que les prélèvements effectués incluent la problématique de l’impact sur l’environnement et bien qu’il ait été en contact avec l’Agence française pour la biodiversité (AFB), l’Agence de l’eau Seine-Normandie (AESN) et l’Office national des forêts (ONF), il est à noter que la saisine de l’INERIS et de l’ANSES ne portait pas sur les impacts sur l’environnement.

3.5. Des circuits déchanges complexes sur la diffusion des données

Le volume de données générées et diffusées dans le cadre de la gestion de cet incendie et de sa phase post-accidentelle est très significatif. Il s’est agi notamment des listes des produits et matières (et caractéristiques associées) et des résultats d’analyse (et métadonnées associées). La diffusion de ces données a été réalisée sur le site de la préfecture de la Seine-Maritime et sur celui de la cellule nationale d’appui. L’INERIS a pris le parti de ne pas diffuser de données sur son site dans la phase active de la crise compte tenu de son positionnement en appui aux autorités publiques.

Il y a eu deux impératifs : l’exigence de transparence et de rapidité de mise en ligne d’une part et le besoin de fournir des données intelligibles et interprétables d’autre part. Ces deux impératifs sont en partie contradictoires, car le délai d’interprétation peut être long, jusqu’à retarder la diffusion d’une façon inacceptée par le public. L’affichage d’une doctrine claire, en fonction de l’accident, pour arbitrer entre ces deux impératifs serait souhaitable.

La transmission des données pourrait être améliorée, tant en ce qui concerne leur circulation que leur format. Des architectures de portail d’échange de données en situation d’urgence pourraient être préconstruites ainsi que leurs protocoles de gestion afin qu’elles puissent être mises en ligne dès les premières phases de gestion d’un accident majeur. »

c.   L’ANSES a un rôle spécifique, notamment d’évaluation de la contamination des produits alimentaires

L’ANSES est une agence d’expertise scientifique chargée d’émettre des avis sur des sujets sanitaires d’importance. Ses avis ou encore ses recommandations sont souvent émis dans des situations d’urgence, ou en tout cas préoccupantes, et résultent d’un travail collégial c’est-à-dire de la confrontation contradictoire entre experts indépendants (cet organisme dispose d’un « panel » d’experts externes de 900 scientifiques). Ces travaux sont engagés sur la base de remontées d’analyses ou de prélèvements réalisés par des laboratoires de référence ou des acteurs spécialisés (situation qui est celle de l’accident de l’usine Lubrizol) et de l’état des connaissances traduites par la littérature scientifique ou médicale.

Contrairement aux organismes et institutions dont l’action a été décrite ci-dessus, l’ANSES n’est pas à proprement parler un organisme « de terrain », ce qui explique que ses personnels n’ont pas été directement impliqués pour des interventions techniques de gestion de crise, hormis une présence d’appui, au côté du préfet, à un des points de presse tenus à Rouen.

Dans le cadre de ses missions, l’ANSES dispose même de la faculté de s’autosaisir de certains sujets, ce qui n’a cependant pas été le cas dans l’accident de Lubrizol à Rouen, puisque l’agence a fait directement l’objet de plusieurs saisines gouvernementales, à partir du 2 octobre 2019, pour des réponses attendues à brefs délais.

L’ANSES demeure donc largement dépendante de la qualité des travaux d’analyses et de la production de connaissances conduits en externe bien qu’elle dispose néanmoins de crédits afin de mobiliser des ressources directement en externes et à haut niveau « pour des actions de recherche ou détudes sur lesquelles s’appuient nos expertises », comme l’a indiqué son directeur général, M. René Genet, lors de son audition devant la mission d’information ([177]).

La première saisine ayant porté sur la caractérisation des émissions, l’ANSES a immédiatement engagé un travail conjoint avec l’INERIS qui disposait d’une importante ressource documentaire sur les incendies industriels complétée, en l’espèce, par ses premières constatations sur le site de Rouen. M. Genet précisant : « il y a dualité et complémentarité entre laction de LINERIS et laction de lANSES ».

La seconde saisine concernait léventuelle contamination des produits alimentaires dont la commercialisation avait été suspendue. Sur ce point, l’agence a été conduite à diligenter des analyses complémentaires, plus approfondies, que les données qui lui étaient adressées. Cette demande d’avis ne portait pas sur une autorisation de levée des mesures de restriction à la consommation mais, dans un premier temps, sur une évaluation de la graduation d’incertitude dans une optique statistique et probabiliste par rapport aux données à disposition pour aboutir, le cas échéant, à une levée de doutes en constatant la conformité du produit considéré aux normes sanitaires qui lui sont applicables. 

Au regard de l’inquiétude des producteurs, le ministère de l’agriculture a spécialement insisté auprès de l’ANSES pour obtenir, au plus tôt, les résultats concernant le lait. Sur ce point, M. René Genet a particulièrement insisté sur la nécessité d’obtenir des échantillons les plus représentatifs possible de la production en nombre et couvrant au mieux la zone concernée. Leur remontée prend du temps, d’autant que le choix du laboratoire chargé du travail d’analyse est déterminant. Dans ce cas, l’ANSES a porté son choix sur le LABERCA, un laboratoire national de référence dirigé par un expert de haut niveau, M. Bruno Le Bizec, au sein d’ONIRIS, l’École nationale vétérinaire, agroalimentaire et de l’alimentation de Nantes-Atlantique. À cet égard, la direction de l’ANSES a confirmé le fait qu’en plus des délais d’acheminement des échantillons, la réalisation d’analyses complexes s’inscrit dans des durées d’exécution incompressibles, en rappelant, par exemple, que la recherche de dioxines exigeait au moins trois jours de travail.

Concernant le lait et les produits laitiers, premier groupe d’aliments pour lesquels un avis a été rendu, dès le 14 octobre, l’ANSES a clairement mentionné qu’au terme d’un premier niveau d’analyses, les concentrations en dioxines, furanes, polychlorobiphényles (PCB) s’inscrivent à des niveaux inférieurs aux teneurs maximales réglementairement définies. Les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) n’étant pas réglementés, l’ANSES a estimé négligeable le risque de transfert vers le lait.

Il ressort des travaux de l’ANSES :

 la transparence et le sérieux des missions confiées à cet organisme, des préoccupations, certes permanentes, mais particulièrement soutenues par le gouvernement dans la communication post‑accidentelle en ayant demandé que chaque avis de l’ANSES, dont la lecture peut paraître complexe, soit accompagné d’un communiqué de presse et d’un point d’actualité, ce qui n’était pas habituel ;

 la nécessité de préciser (dans le sens d’une standardisation des pratiques) certains protocoles de prélèvements (air, sol, eau) réalisés par les acteurs de terrain dans la première phase de gestion de crise mais aussi les méthodes de constitution puis dacheminement en vue d’analyses déchantillons représentatifs des productions animales et végétales, autant de facteurs qui conditionnent la rapidité et la qualité des travaux diligentés, au cours d’une seconde phase, par l’ANSES ;

 lindépendance de lANSES, qui a rendu des avis circonstanciés pour chaque grande catégorie d’aliments, est bien traduite dans des conclusions en forme de propositions clairement affirmées, à savoir la nécessité de poursuivre, au-delà des levées de restriction de commercialisation, une surveillance renforcée à plus long terme pour s’assurer de la non-accumulation de polluants dans les aliments. Le Gouvernement s’est engagé à mettre en œuvre cette proposition. En ce sens, un passage de relais doit intervenir entre lANSES et Santé Publique France afin de mettre en œuvre un suivi épidémiologique de long terme que votre rapporteur va désormais évoquer.

Une interrogation concernant l’envoi du camion NRBC

L’ensemble des interventions précédemment décrites ont toutes été réalisées sur le terrain et au cours de la toute première période de gestion de crise qui, outre les acteurs précités, a également impliqué d’autres acteurs locaux : la DREAL et la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM), la direction départementale de la protection des populations (DDPP), les urgences hospitalières, le Bureau de recherche géologiques et minières (BRGM) pour les analyses de l’eau, etc. Cela a sans doute pu donner une impression de dispersion des efforts mais la multiplicité des actions à accomplir dans les plus brefs délais impliquait cette pluralité d’acteurs.

À ce stade, votre rapporteur ne peut décrire de façon exhaustive l’ensemble des interventions de terrain. Il lui revient cependant de faire état d’une situation apparue au cours d’auditions concernant le soutien apporté par la direction générale de la Sécurité civile et de gestion de crise (DGSCGC) avec le déploiement sur place (dans les heures ayant suivi lincendie) dun camion NRBC (Nucléaire, Radiologique, Bactériologique et Chimique) dont la dénomination officielle est « véhicule de détection, identification et de prélèvement » (VDIP). L’envoi de ce dispositif était parfaitement justifié au regard des capacités de détection et d’identification de ce type de matériel afin de déterminer l’éventuel degré de contamination d’une zone et d’établir rapidement la présence ou non de polluants chimiques voire d’agents pathogènes sous des formes de gaz, de liquides ou encore solides. Il s’agit d’un renfort national dépêché de l’Unité d’instruction et d’intervention de la protection civile (UIIP) de Nogent-Le-Rotrou (Eure-et-Loir), une structure placée sous la responsabilité opérationnelle du directeur général de la Sécurité civile et de la gestion des crises, M. le préfet Alain Thirion, que la mission a auditionné.

Au cours de son audition, Maître Corinne Lepage, ancienne ministre de l’environnement, a indiqué : « or, il semble que le camion NRBC de Nogent-Le-Rotrou na pas fonctionné concernant le volet chimique » ([178]). Cette remarque relayait une réflexion précédemment exprimée devant la mission au cours de la table ronde organisée avec des toxicologues et experts en chimie. En effet, M. Frédéric Poitou, expert judiciaire européen, s’était interrogé sur la capacité opérationnelle du camion de l’unité de Nogent‑Le‑Rotrou par rapport à un autre VDIP rattaché à une autre unité de la Protection civile du sud de la France, un véhicule dont il a précisé avoir participé à la conception et dont les performances seraient supérieures car, selon lui, « [] capable danalyser 150 000 composés en très peu de temps » ([179]). Interrogé sur ce point, M. le préfet Thirion (DGSCGC) a justifié la mobilisation du véhicule de Nogent‑Le‑Rotrou par la proximité avec l’agglomération rouennaise alors qu’un déplacement du véhicule basé à l’unité de Brignoles (Var) aurait nécessité au moins douze heures de route, une explication aisément compréhensible. Il n’a toutefois pas répondu précisément à la question sur une éventuelle défaillance de ce matériel, une situation qui demeure plausible dès lors qu’il a fait état de la nécessité d’acheminer de Paris, par hélicoptère, un dispositif de détection supplémentaire appartenant au Laboratoire central de la Préfecture de police.

Votre rapporteur nest pas en mesure de conclure sur ce contretemps et ses éventuelles conséquences opérationnelles qui, à son sens, ne doivent pas donner lieu à polémique. Il rappelle qu’en leur qualité respective d’expert et d’avocate (cabinet Huglo Lepage), M. Poitou et Mme Lepage soutiennent l’action en justice de certaines parties civiles.

B.   UNE INDISPENSABLE étude épidémiologique à long terme

Votre rapporteur tenait ainsi à mettre en avant tout le travail effectué par les services du ministère de la santé et les différentes agences et instituts mobilisés. Sans pouvoir être exhaustif, il s’agissait de montrer qu’un suivi sanitaire exigeant avait été mis en place pour mesurer les risques sur la santé de la population causée par cet incendie et ses conséquences. Pour autant, force est de constater que la réassurance des populations n’est pas complètement terminée et que persiste une certaine défiance. La ministre des solidarités et de la santé a elle-même concédé ce point lors de son audition devant la mission d’information : « Malgré cette mobilisation dampleur et notre volonté de faire toute la transparence, nous navons pas su répondre aux inquiétudes légitimes de la population, notamment au sujet des risques sanitaires et environnementaux liés à déventuelles contaminations. » ([180]).

Le Gouvernement s’est donc engagé à diligenter, initialement à compter de mars 2020, une étude épidémiologique à long terme concernant les populations des quelque 216 communes (dont 112 en Seine Maritime) ayant été exposées au panache de fumée.

La mission d’information retient tout particulièrement cet engagement. Elle a, au long de ses auditions, tenté de comprendre comment ce travail scientifique peut s’amorcer puis être conduit de la façon la plus rigoureuse possible sur une longue durée, c’est-à-dire pendant des années. Pour votre rapporteur il en va du respect de la parole des pouvoirs publics et de la crédibilité de l’appareil médico-scientifique français.

Cette question a plus spécialement été abordée au cours de l’audition des responsables de l’agence Santé Publique France dont la mission première est « lobservation et la surveillance de létat de santé de la population française, avec une vocation dalerte sanitaire dans les situations où cela paraît nécessaire », selon le propos de présentation de son directeur général adjoint, M. Martial Mettendorff, lors de son audition devant la mission d’information ([181]). Mais il est clair que les travaux entrepris par l’INERIS et les premières analyses réalisées par l’ANSES évoqués supra constituent une base d’évaluation nécessaire à la définition du protocole d’une étude épidémiologique à moyen et long terme quil revient à Santé Publique France d’élaborer, certes en coordination mais au premier chef.

1.   Santé publique France a été engagée dans la gestion de crise

Pour autant, l’agence Santé Publique France, qui est représentée par une cellule d’intervention en région (CIRE) au sein de chaque ARS, n’hérite pas de ce dossier sans avoir été impliquée auparavant dans la surveillance spécifique des éventuels effets sanitaires directement liés à l’incendie de Lubrizol, comme votre rapporteur l’a évoqué plus haut dans le rapport. En témoignent, ses bulletins, (dénommés « Le point épidémio Lubrizol ») dabord quotidiens puis sur un rythme hebdomadaire, faisant un point sur l’incendie de l’usine Lubrizol, autant de documents consultables sur internet et dont des exemplaires papiers ont été remis à la mission par les responsables auditionnés de Santé Publique France.

Le premier bulletin porte la date du 27 septembre 2019 (au lendemain de l’incendie) et recense l’activité globale des urgences hospitalières rouennaises et de SOS Médecins Rouen : il ne constate pour cette première journée que cinq consultations à SOS Médecins en lien avec l’incendie et une légère augmentation des passages aux urgences pour asthme (en enregistrant toutefois une diminution de l’activité globale des urgences pour la journée du 26 septembre).

Plus significatif est le bulletin daté du 28 octobre et qui fait un point épidémiologique à partir des données post-incendie collectées sur un mois complet (jusqu’au 27 octobre inclus). Cette publication couvre un champ élargi à la partie impactée des Hauts-de-France mais aussi à la médecine de ville de l’agglomération rouennaise (en plus de SOS Médecins), aux appels reçus par les centres antipoison, aux signalements d’odeurs à ATMO Normandie et à ATMO Hauts-de-France : il ressort de cette collecte plus approfondie que l’activité des services d’urgence est assez rapidement redevenue similaire à celle habituellement observée à cette même période de l’année (l’activité propre au SAMU 76 étant revenue à son niveau habituel à compter du 7 octobre) et surtout que 18 passages aux urgences ont été enregistrés, au total, pour intoxication aux fumées et gaz entre le 26 septembre et le 20 octobre (aucun passage enregistré pour ce motif entre le 2 et 20 octobre mais quatre pour cette seule journée). Les médecins de ville et leurs confrères de SOS Médecins ont constaté, pour l’essentiel (principalement jusqu’au 14 octobre), des troubles respiratoires (asthme) et picotements, des maux de tête et céphalées, des irritations ORL (gorge et nez) et des vomissements. Ces troubles considérés comme en lien direct avec l’incendie correspondent en effet par leur fréquence et leurs caractéristiques plutôt bénignes à ceux des appels et signalements des centres antipoison et des deux ATMO concernés.

En outre, sur la période, les données de lassurance maladie nont pas montré de suractivité de la médecine de ville par rapport aux deux semaines précédant lincendie. Et en termes d’urgence grave, voire vitale, aucun signalement n’a été rapporté sur cette première période.

Toutefois, votre rapporteur regrette qu’aucun système de remontée des ressentis des habitants –  auprès de leur médecin traitant ou par tout autre système jugé pertinent – n’ait été organisé de façon centralisée. Cela aurait eu le double avantage de disposer d’archives des ressentis et symptômes des populations et de présenter un caractère cathartique évident, aidant les populations à se sentir mieux.

2.   Santé publique France est en capacité d’établir le cadre et les modalités d’exploitation d’une étude épidémiologique de long terme

Santé Publique France dispose d’instruments précieux pour lui permettre de réaliser ce suivi épidémiologique :

– le système « SurSaUD » en tant qu’instrument national de surveillance sanitaire dit « syndromique » qui remonte toutes les nuits les motifs de passage aux urgences et de recours à SOS Médecins (structures implantées seulement dans les grandes agglomérations). Ce système permet de déceler des événements d’importance affectant une population lorsqu’ils entraînent, pour elle, une série de troubles dans la durée ;

– en outre, comme l’a précisé à la mission M. Mettendorff, Santé Publique France accède et travaille en permanence sur les données du programme de médicalisation des systèmes dinformation (PMSI) et autres remontées informatiques du système de soins ce qui « permet effectivement de pouvoir regarder, sur une population donnée, les événements de santé qui peuvent survenir », ajoutant sur ce point « nous allons monter une requête informatique systématique qui va pouvoir être mise au point à long terme et qui va permettre de surveiller sil y a des évolutions particulières de santé sur cette population »  ([182])  ;

– en termes de biosurveillance sur la base de la mesure des polluants, M. Mettendorff a précisé : « si cette mesure met en exergue un risque pour la population, nous proposerons effectivement un volet détude dimprégnation de la population, qui sont des prélèvements dans les matrices urine, sang, cheveux, en fonction de la nature des polluants, de manière à comparer limprégnation de la population au regard de ce que nous connaissons en population générale » ;

– enfin, il convient de mentionner létude globale ESTEBAN sur l’état de santé de la population engagée et mise à jour par Santé Publique France qui dispose ainsi de données d’imprégnation sur la population générale.

Il ressort néanmoins de l’audition de la direction de Santé Publique France, une réserve quant aux difficultés détablir un protocole le plus complet possible afin dengager une étude épidémiologique dédiée et à long terme. Votre rapporteur peut admettre une certaine prudence, c’est-à-dire une perspective réaliste de la part de scientifiques confrontés à une commande de cette nature. Mais il ne conçoit pas qu’il puisse s’agir d’une démarche réductrice ou partielle de la part d’une agence non dénuée de moyens dont il conviendrait, le cas échéant, de renforcer la force de frappe si le besoin s’en faisait sentir pour que cette étude débute au plus tôt et couvre l’intégralité du champ géographique (y compris en milieu rural) et l’ensemble des populations et activités concernées par les impacts potentiels de l’incendie. Il existe certes des limites sinon des butoirs comme, par exemple, les possibilités de déterminer par modélisation la totalité des « effets cocktail » générés par les mélanges du très grand nombre de substances brûlées (voire partiellement imbrûlées) dans l’incendie et surtout de préétablir ce qui pourrait être les exactes proportions entre substances dans la composition de ces « effets cocktail » qui, en outre, pourraient également interagir entre eux.

Santé Publique France semble privilégier, au moins dans un premier temps, une étude épidémiologique sur les travailleurs, c’est-à-dire sur une population supposée « la plus à risques » ayant été la plus directement exposée à l’incendie (pompiers, force de l’ordre, une partie des personnels de Lubrizol et de sites voisins). Mais en ce sens, il conviendrait aussi de considérer les riverains les plus proches parmi lesquels les gens du voyage dont l’aire d’accueil est située en limite du site. Votre rapporteur partage cette préoccupation évidente de consacrer une attention particulière à ce groupe de personnes. Mais cette priorité ne peut occulter voire retarder la constitution dun panel représentatif dans le but de suivre toute la population des communes ayant été survolées par le panache et, pour certaines, affectées par des retombées de suies et de débris solides.

Lagence Santé Publique France dispose dune certaine expérience en termes de suivi sanitaire de long terme, comme l’a rappelé M. Mettendorff : « Nous avons dailleurs mené [à l’époque l’Institut national de Veille sanitaire ou InVs dont Santé Publique France a repris les compétences à sa création en 2016] une grosse enquête concernant AZF. Au-delà du blast et des effets réels, puisqu’il y a eu déflagration, nous avons constaté des troubles à l’anxiété, des troubles du sommeil, des troubles qui persistaient bien au-delà de l’événement et sur une période assez longue » ([183]). La dimension psychologique des effets post-traumatiques reste à considérer tout particulièrement dans la durée.

Sans oublier en Italie et à la suite de la catastrophe de Seveso (n’ayant pas fait de victime humaine directe), la méthode adoptée par le professeur Mocarelli, peu après cet accident chimique majeur de 1976 (époque où le traitement informatique des données sanitaires était peu développé) qui a suivi, par des tests principalement sanguins, 239 hommes et 296 femmes, de 1 à 45 ans dans une zone dite « A » (la plus proche de l’usine émettrice de dioxines) et a observé leur vieillissement. Il s’est également consacré à des observations de long terme dans une zone élargie comptant 188 000 habitants. Les conclusions de son travail ont été publiées, en 1997, dans la prestigieuse revue médicale The Lancet.

3.   La déclinaison du suivi épidémiologique semble être désormais fixée et doit donc démarrer le plus rapidement possible

La ministre des solidarités et de la santé a précisé, lors de son audition devant la mission d’information ([184]), la future organisation du suivi épidémiologique des populations par Santé Publique France :

– le suivi doit débuter par une étude de santé déclarée en population, pour être à l’écoute des habitants sur les conséquences sanitaires de l’incendie, via des entretiens et des « focus groupes » ;

– une enquête de biosurveillance sera ensuite conduite si l’interprétation de l’état des milieux et de l’évaluation quantitative des risques sanitaires conclut à l’existence d’un risque pour la population ;

– un suivi dans le temps des indicateurs de santé démarrera en juillet 2020 afin d’identifier un éventuel excès de survenance de pathologies graves ;

– parallèlement, un suivi des travailleurs des entreprises et des personnes qui sont intervenues sur le site est engagé par Santé Publique France.

Il ressort donc de l’audition de Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé, que l’enquête épidémiologique ne devrait être lancée que postérieurement aux résultats de l’enquête environnementale diligentée à partir des prélèvements de sols et de végétaux. Mme la ministre prévoit dorénavant un lancement possible à compter du mois de mai prochain (et de juillet uniquement pour ce qui concerne le suivi des pathologies les plus graves). À l’heure où il écrit ces lignes, votre rapporteur ne dispose pas d’informations certaines sur l’état d’avancement du protocole relatif à une telle enquête épidémiologique à moyen et long terme. Dans ces conditions, la date de mars 2020 initialement annoncée pour son lancement semble effectivement caduque. Mais, il conviendra de tenir le nouvel objectif, car tout retard au-delà du second trimestre 2020 constituerait un mauvais signal au regard des attentes des populations. Votre rapporteur sera particulièrement attentif sur ce point.

 

 

 


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   TRAVAUX DE LA MISSION

I.   Auditions de la mission

Sommaire

 

 Pages

1. Audition, ouverte à la presse, de M. Eric R. Schnur, président et CEO de The Lubrizol Corporation.

........................................................................141

 

2. Audition, ouverte à la presse, de M. Patrice Berg, directeur général de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement, (DREAL) et de M. Laurent Bresson, directeur de la direction départementale des territoires et de la mer de la Seine-Maritime (DDTM 76).

........................................................................161

 

3. Audition, ouverte à la presse, du colonel Jean-Yves Lagalle, directeur départemental du Service départemental d’incendie et de secours de la Seine‑Maritime (SDIS76), du colonel Marc Vitalbo, directeur départemental adjoint, et du commandant Alexandre Cros, chef du Centre opérationnel départemental d’incendie et de secours (CODIS), conseiller technique départemental sur les risques chimiques (CTD RCH).

........................................................................181

 

4. Audition, ouverte à la presse, de M. Yvon Robert, maire de Rouen et président de la métropole Rouen Normandie, accompagné de M. Sylvain Radiguet, directeur de cabinet de la Ville de Rouen, de Mme Ghyslaine Lepage, directrice générale des services, de M. Emmanuel Mace, chef du service incendie risques majeurs, et de Mme Charlotte Goujon, maire du Petit-Quevilly.

........................................................................196

 

5. Audition, ouverte à la presse, de Mme Christine Gardel, directrice générale de l’Agence régionale de santé (ARS) de Normandie, de Mme Élise Noguera, directrice générale adjointe, Mme Nathalie Viard, directrice de la santé publique, M. Benoist Cottrelle, adjoint à la directrice de la santé publique, M. Jérôme Le Bouard, responsable unité territoriale et adjoint du responsable du pôle veille sécurité et sanitaire, de M. Cédric Damm, médecin anesthésiste et réanimateur du SAMU de Rouen et de M. Christian Navarre, référent de la cellule « Urgence médico psychologique 76 ».

........................................................................212

 

6. Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre-André Durand, préfet de la région Normandie, préfet de la Seine-Maritime, accompagné de M. Patrick Berg, directeur régional de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL Normandie), de Mme Christine Gardel, directrice générale de l’Agence Régionale de Santé (ARS) de Normandie, du colonel Jean-Yves Lagalle, directeur départemental du service départemental d’incendie et de secours de la Seine-Maritime (SDIS76), de M. Laurent Mabire, directeur par interim du service interministériel régional des affaires civiles et économiques de défense et de la protection civile (SIRACEDPC) et de M. Philippe Trénec, commissaire divisionnaire, directeur de la Direction départementale de la sécurité publique de la Seine‑Maritime (DDSP) 76.

........................................................................228

 

7. Table ronde, ouverte à la presse, avec M. Éric Herbet, président de la communauté de communes Inter Caux-Vexin, accompagné de M. Patrick Chauvet, premier vice-président, maire de Buchy et vice-président du Département ; M. Éric Picard, président de la communauté de communes des 4 rivières ; M. Nicolas Bertrand, président de la communauté de communes Bray-Eawy, accompagné de M. Xavier Lefrançois, premier vice-président ; M. Denis Merville, président de l’Association départementale des maires de la Seine Maritime (ADM 76), conseiller départemental, maire de Sainneville-sur-Seine, accompagné de M. Michel Lejeune, administrateur de l’ADM76, conseiller départemental, maire de Forges-les-Eaux.

........................................................................248

 

8. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des groupes politiques de la métropole Rouen Normandie, avec la participation de : M. Cyrille Moreau, président du groupe des élu.es écologistes et apparenté.es et vice-président de la MRN en charge de l’environnement, conseiller municipal de Rouen ; M. Jean‑Michel Bérégovoy, conseiller communautaire, co-président du groupe des élu.es écologistes de la ville de Rouen, adjoint au maire de Rouen ; M. Noël Levillain, président du groupe Front de Gauche de la métropole Rouen Normandie et maire de Tourville-la-Rivière ; M. Gilbert Renard, président du groupe Union démocratique du Grand Rouen (UDGR), conseiller métropolitain, maire de Bois‑Guillaume, accompagné de Mme Catherine Flavigny, maire de Mont‑Saint‑Aignan ; Mme Françoise Guillotin, vice-présidente de la métropole Rouen Normandie et Mme Christine Rambaud, vice-présidente de la métropole Rouen Normandie.

........................................................................266

 

9. Audition, ouverte à la presse, de M. Sylvain Schmitt, président de l’entreprise Normandie Logistique, accompagné de M. Christian Boulocher, directeur général.

........................................................................287

 

10. Audition, ouverte à la presse, de Mme Christine Gavini Chevet, rectrice de l’académie de Caen, chargée d’administrer l’académie de Rouen, et de Mme Brigitte Lacoste, directrice de cabinet.

........................................................................307

 

11. Audition, ouverte à la presse, de Mme Véronique Delmas, directrice de l’organisme de surveillance de la qualité de l’air ATMO Normandie, Organisme de surveillance de la qualité de l’air (ATMO Normandie), accompagnée de Mme Catherine Tardif, membre du conseil d’administration d’ATMO Normandie, en qualité de représentante de l’association France nature environnement (FNE) Normandie.

........................................................................321

 

12. Audition, ouverte à la presse, de Mme Magali Smets, directrice générale de France Chimie, de M. Philippe Prudhon, directeur des affaires techniques, accompagnés de Mme Marion Bouissou-Thomas, directrice des affaires publiques, et de Mme Gaëlle Dussin, experte en sécurité industrielle.

........................................................................333

 

13. Audition, ouverte à la presse, de M. Roger Genet, directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), accompagné de M. Gilles Salvat, directeur général délégué du pôle recherche et référence, de M. Matthieu Schuler, directeur de l’évaluation des risques et de Mme Marthe-Louise Boye-Elexhauser, chef de cabinet du directeur général.

 

........................................................................347

14. Audition, ouverte à la presse, de M. Raymond Cointe, directeur général de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS), accompagné de M. Bernard Piquette, directeur des risques accidentels.

........................................................................363

 

15. Table ronde, ouverte à la presse, avec les journalistes représentant des rédactions locales : M. Ghislain Annetta, rédacteur en chef du Courrier Cauchois ; M. Jean-Baptiste Morel, rédacteur en chef de 76Actu, accompagné de M. Jérôme Morinière, éditeur ; M. Stéphane Siret, rédacteur en chef-adjoint de Paris Normandie ; M. Gilles Lefevre, rédacteur en chef de France 3 Normandie Rouen, accompagné de M. Erik Berg, directeur régional Normandie et de M. Damien Boutillet, chef du département Défense et Gestion de crise à France Télévisions ; M. Pierre Desaint, directeur de France Bleue Normandie (Seine-Maritime, Eure), accompagné de Mme Delphine Garnault, rédactrice en chef et de Mme Catherine Doumid, directrice des relations extérieures du groupe Radio France ; M. Clément Chapusot et Mme Julie Desbois, journalistes de Radio Cristal ; M. Jean-Marc Chevauché, rédacteurs en chef-adjoint du Courrier Picard.

........................................................................375

 

16. Audition, ouverte à la presse, de M. Martial Mettendorff, directeur général adjoint de Santé publique France, accompagné de M. Sébastien Denys, directeur santé environnement et travail.

........................................................................392

 

17. Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe Castaner, ministre de l’intérieur.

........................................................................406

 

18. Table ronde, ouverte à la presse, avec des toxicologues et experts de la chimie : M. Frédéric Poitou, expert judiciaire européen ; M. Didier Pennequin, directeur régional (Normandie) du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) ; Docteur Thomas Bourdel, médecin radiologue, fondateur du collectif « Strasbourg respire », Mme la professeure Isabella Annesi-Maesano, directrice de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) et M. Jean Baptiste Renard, directeur de recherche au CNRS, membres du collectif « Air Santé Climat » ; M. Simon Choumer, docteur ingénieur en génie chimique et expert judiciaire M. André Picot, toxicologue chimiste et M. Bruno van Peteghem de l’association « Toxicologie-Chimie » (ATC).

........................................................................425

 

19. Audition, ouverte à la presse, de M. Yves Blein, député du Rhône et président de l’Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (AMARIS).

........................................................................446

 

20. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Yves Le Déaut, ancien président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST).

........................................................................458

 

21. Audition, ouverte à la presse, de Maître Corinne Lepage, ancienne ministre, avocate, co‑fondatrice du cabinet Huglo‑Lepage.

........................................................................469

 

22. Audition, ouverte à la presse, de M. Cédric Bourillet, directeur général de la prévention des risques (DGPR).

........................................................................480

 

23. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. Patrice Liogier, secrétaire général du Syndicat national des ingénieurs de l’industrie et des mines (SNIIM) affilié à Force ouvrière (FO) et M. Julien Jacquet-Francillon, secrétaire général adjoint ; M. Bertrand Brulin, délégué fédéral CFDT, branche chimie énergie ; M. Romuald Fontaine, secrétaire général du Syndicat CFDT chimie Haute-Normandie ; M. Pascal Tailleux, référent de la Fédération nationale des industries chimiques CGT (FNIC-CGT) en Normandie et membre de la direction fédérale ; M. Gérald Le Corre, inspecteur du travail et responsable « santé travail » à l’UD CGT de Seine-Maritime, représentant de la CGT au comité régional d’orientation des conditions de travail de Normandie.

........................................................................495

 

24. Audition, ouverte à la presse, de Mme Delphine Batho, ancienne ministre, députée des Deux-Sèvres.

........................................................................521

 

25. Audition, ouverte à la presse, de représentants des acteurs économiques et commerciaux de la métropole de Rouen : M. Christophe Doré, président de la Chambre des métiers et de l’artisanat de Seine-Maritime, accompagné de Mme Clarice Tarlevé, secrétaire générale ; M. Fabrice Antoncic, président de l’association « Vitrines de Rouen » depuis le 17/10/19 et vice-président de l’association de 2014 à 2019, accompagné de M. Matthieu de Lombard de Montchalin, président des Vitrines de Rouen depuis la création de l’association en 2010 jusqu’au 17 octobre 2019 ; M. Vincent Laudat, président de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) Rouen Métropole, accompagné de M. Denis Ranvel, vice-président ; M. Alexandre Wahl, directeur général de l’Agence de développement pour la Normandie.

........................................................................532

 

26. Table ronde, ouverte à la presse, avec des représentants de collectifs citoyens et d’associations de défense de l’environnement : M. Rémy Vienot, président de « Espoir et Fraternité tsiganes », accompagnés de M. William Acker, juriste ; Mme Lise Foisneau, ethnologue, IDEMEC, Université Aix-Marseille, accompagnée de Mme Vanessa Moreira Fernandes, représentante des habitants de l’aire d’accueil des gens du voyage de Rouen/Petit-Quevilly ; M. Jean-François Dupont, vice-président de l’Association de défense de l’environnement de Sénart (ADE Sénart) ; M. Olivier Blond, fondateur de « Rouen Respire » ; M. Guillaume Blavette, administrateur de France nature environnement (FNE) Normandie et représentant FNE Normandie au Conseil départemental de l’environnement des risques sanitaires et technologiques (CODERS), accompagné de Mme Ginette Vastel, pilote du réseau « Risques et impacts industriels » de FNE ; M. Jacky Bonnemains, porte-parole de l’organisation Robin des bois ; M. Sébastien Duval, représentant le « Collectif Lubrizol », en tant qu’administrateur du groupe Facebook ; M. Simon De Carvalho, représentant l’Association des sinistrés de Lubrizol, accompagné de Mme Julia Massardier, avocate au Barreau de Rouen.

........................................................................551

 

27. Audition, ouverte à la presse, de la direction de la société Lubrizol France : Mme Isabelle Striga, directrice générale de Lubrizol France M. Laurent Bonvalet, directeur du site Lubrizol de Rouen M. Christophe Piérard, manager conseil sécurité environnement Lubrizol.

........................................................................578

 

28. Audition, ouverte à la presse, de M. Gaëtan Rudant, directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) de Normandie, accompagné de M. Johann Gourdin, directeur-adjoint en charge du pôle « Politique du travail » et de M. Sébastien Vanrokeghem, responsable de l’Unité départementale de Seine Maritime (par intérim).

........................................................................594

 

29. Audition, ouverte à la presse, de M. Gilles Crague, directeur de recherches à l’École des Ponts Paris Tech / développement des firmes et territoires, et de M. Arnaud Brennetot, géographe de l’Université de Rouen.

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30. Table ronde avec les représentants des activités de production agricole : Mme Lucie Blanchard, docteure vétérinaire ; M. Xavier Quentin, président du Groupement technique vétérinaire (GTV) – Organisme vétérinaire à vocation technique (OVVT) Normand, M. Christophe Savoye, directeur du Groupement de défense contre les maladies des animaux (GDMA 76) ; M. Stéphane Donckele, agriculteur, secrétaire général de la FDSEA 76 ; Mme Laurence Sellos, présidente du Bureau exécutif de la Chambre d’agriculture de Seine-Maritime ; Mme Marie‑Thérèse Bonneau, vice-présidente de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL) ; M. Jocelyn Pesqueux représentant du CRIEL ; M. Nicolas Rialland directeur « Affaires publiques et Environnement » de la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB), accompagné de M. Sébastien Audren, économiste à la CGB.

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31. Audition, ouverte à la presse, de représentants de la Fédération française de l’assurance (FFA) : M. Stéphane Penet, directeur des assurances de dommages et de responsabilité (ADR), FFA ; Mme Anne Marie Papeix, chargée mission ADR, FFA ; Mme Flora Guillier, chargée de mission du département assurances entreprises, FFA ; Mme Ludivine Azria, affaires parlementaires, FFA ; M. Arnaud Giros, affaires parlementaires, FFA ; M. Nicolas Dzubanowski, expert risques environnementaux, Allianz Global Corporate & Speciality (AGCS) ; M. Philippe Demeulle, responsable du pôle développement prévention, Allianz France et M. David Besse, juriste au sein du département « Caution » de l’entreprise, Altradius.

........................................................................634

 

32. Audition, ouverte à la presse, de M. Alain Thirion, préfet, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises.

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33. Audition, ouverte à la presse, de Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé.

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34. Audition, ouverte à la presse, de Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire.

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1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Eric R. Schnur, président et CEO de The Lubrizol Corporation

(Séance du mardi 22 octobre 2019)

L’audition débute à onze heures trente.

M. le président Christophe Bouillon. Je vous propose de commencer cette audition, la première de la mission d’information sur l’incendie de Lubrizol à Rouen, qui a été décidée en conférence des présidents. Je vous rappelle que l’objectif que nous poursuivons est de comprendre l’événement, d’en tirer toutes les conclusions, les retours d’expérience et bien évidemment, à partir de cette analyse, de faire des propositions. C’est le rôle du législateur : à la fois contrôler l’action du gouvernement, mais aussi légiférer, s’il y a matière et si besoin, pour pouvoir avancer.

Nous avons prévu, avec M. le rapporteur et l’ensemble des membres de la mission, un certain nombre d’auditions sur plusieurs mois, qui doivent nous mener vers ce chemin de vérité, parce que c’est l’objectif que nous poursuivons : apporter des réponses aux nombreuses questions qui se posent suite à cet incendie à Lubrizol, à Rouen.

Nous accueillons aujourd’hui M. Eric Schnur, le Chief Executive Officer (CEO) de Lubrizol Corporation, qui est aujourd’hui à Paris. Nous avons saisi cette occasion de l’entendre au sein de notre mission d’information. Je lui rappelle bien évidemment que notre audition est retranscrite, qu’elle est publique et qu’elle a un caractère tout à fait solennel.

Je voudrais, avant de céder la parole à mon collègue M. le rapporteur Damien Adam, commencer, monsieur le CEO, par vous poser quelques questions.

La première est importante, même si elle viendra sans doute par la suite, de la part de mes collègues et même si elle doit être traitée postérieurement. Elle concerne les indemnisations. Nous aimerions savoir où vous en êtes, aujourd’hui, s’agissant des indemnisations évoquées en direction des collectivités, des agriculteurs, de la population, mais également des commerçants qui ont eu à souffrir des suites de cet événement.

Dans un autre ordre d’idée, avez-vous toujours la conviction que vous avez pu exprimer dans la presse, que l’incendie se soit déclaré à proximité du site, voire hors de l’enceinte ? Et à partir de là, sur quel élément fondez-vous cette conviction, et plus largement, quels sont les moyens de détection des incendies que vous avez sur le site ? Pour prolonger cette question, disposez-vous d’un système de vidéosurveillance couvrant l’ensemble du site et par ailleurs, avez-vous déjà connu, dans les années précédentes, des intrusions sur le site ou des événements de cette nature ?

Un certain nombre d’événements ont eu lieu sur le site de production de Lubrizol :

- 1975 : fuite de mercaptan ;

- 1989 : nouvelle fuite de mercaptan ;

- 2013 : nouvelle fuite de mercaptan ;

- 2015 : fuite de 2 000 litres d’huile dans la Seine ;

- 2019 : l’événement qui nous réunit aujourd’hui.

J’aimerais savoir si vous avez connu sur d’autres sites, à la fois en Europe et dans le monde, une telle succession d’événements ? Les sites français seraient-ils plus perfectibles, d’une certaine façon, que ceux du reste du monde ? J’aimerais aussi savoir ce qui se passe dans l’intervalle entre ces événements. En termes de retour d’expérience, qu’est-ce qui se passe au sein de vos équipes lorsque vous vivez ce type d’événement ? Y a-t-il des travaux, des changements dans les procédures, des investissements qui sont consentis et réalisés pour en tirer l’expérience ?

Je vois que dans le Code éthique de Lubrizol Corp., figurent un certain nombre d’obligations de sécurité. Je cite : « Lubrizol s’attache à protéger ses collaborateurs, les clients et les communautés au sein desquelles l’entreprise opère. Notre but est d’empêcher la survenance d’accidents et de blessures en fiabilisant fortement tous les aspects de notre protection ». Est-ce que vous pouvez être plus précis sur les actions que vous avez mises en œuvre, notamment en termes de prévention et d’information à l’échelle du territoire où vous êtes implantés, et notamment des collectivités locales ? Je crois que c’est un élément important.

Enfin, les deux dernières questions que je me permets de poser en introduction.

La première concerne la fameuse fiche Seveso. Il est indiqué que le risque incendie, lors d’une inspection récente, est de 1 sur 10 000 ans. Sur quelle base méthodologique cette probabilité est-elle indiquée ? Quel est le modèle ? Qu’est-ce qui permet d’affirmer cela, et plus largement, lorsque l’on regarde dans le Plan de Prévention des Risques Technologiques (PPRT) tout ce qui concerne le tableau des phénomènes dangereux et leur probabilité, s’agissant des bâtiments A4 et A5 qui sont ceux qui ont brûlé, la probabilité d’un incendie dans ces bâtiments est indiquée comme étant E, c’est-à-dire extrêmement improbable. Comme on sait que c’est à partir de ces probabilités qu’on établit un certain nombre de mesures, pouvez-vous nous indiquer si la mesure par rapport à ce risque a finalement été pertinente ? À partir du moment où la probabilité est faible, on imagine que la mesure face à cette probabilité n’est sans doute pas à la hauteur. À partir de là, est-ce que vous pensez qu’il faut revoir l’appréciation que nous pouvons avoir de la nature même et de la probabilité de ces risques ? Est-ce qu’il y a un large éventail de scénarios que vous imaginez, au regard de la nature des risques qui peuvent toucher à la fois la partie qui relève du stockage et celle qui relève de la production, sur le site de Lubrizol ?

Je m’arrête là, je vais donner la parole à notre rapporteur, nous vous laisserons répondre à ces premières questions et ensuite nous prendrons une série de questions. Je souhaite prendre plusieurs questions à la suite. Je vous propose, pour rendre cette audition dynamique, que l’on s’intéresse dans une première série à l’événement en tant que tel, ensuite, aux suites de l’événement et bien évidemment à toutes les questions de transparence, sachant que toutes les questions sont possibles, mais il s’agit de rythmer l’audition qui nous occupe aujourd’hui. Je cède sans plus tarder la parole à notre rapporteur.

M. Damien Adam, rapporteur. Vous le rappeliez en introduction, cette mission d’information s’installe officiellement aujourd’hui à travers cette première audition et il nous semblait légitime que nous puissions entendre directement le PDG de Lubrizol, qui est une entreprise de rang mondial, implantée en France depuis 1954 et qui fait aujourd’hui l’objet de cette mission d’information. Vous avez déjà abordé, M. le Président, un certain nombre de questions auxquelles M. Schnur devra répondre. J’en ajoute quelques autres avant de lui laisser la parole.

La première question que j’ai à vous poser, monsieur Schnur, est : de quand datent les derniers exercices et les simulations d’accidents majeurs dans l’entreprise ? Le scénario d’un incendie de stockage a-t-il été envisagé par votre entreprise et a-t-il fait l’objet d’exercices ? Quels étaient les moyens humains et matériels internes mis en œuvre dans l’entreprise en cas d’incident ? Est-ce que ces moyens humains et matériels étaient bien présents dans la nuit du 26 septembre, où a eu lieu le sinistre ? Qui a donné l’alerte sur cet incendie ? Menez-vous une enquête interne pour mieux comprendre l’événement et si oui, avez-vous des conclusions à nous communiquer à ce stade ? Pouvez-vous également nous détailler ce qu’il y avait précisément dans les bâtiments A4 et A5, qui ont brûlé ? Pouvez-vous également nous indiquer comment ces bâtiments A4 et A5 sont protégés d’un incendie qui pourrait venir de l’extérieur ainsi que les protections qui existaient à l’extérieur de l’enceinte du site Lubrizol, pour protéger le site Lubrizol d’événements qui peuvent venir de l’extérieur ?

Enfin, sur l’importance du sinistre : selon vous, s’agit-il du plus important sinistre d’un de ses sites, jamais connus dans l’histoire de Lubrizol, dès lors qu’il s’agit d’un incendie ayant intégralement détruit l’appareil de production ?

Voilà déjà plusieurs lots de questions, entre M. le Président et moi-même, auxquelles vous aurez à répondre en premier lieu.

M. Eric R. Schnur, président de The Lubrizol Corporation. Bonjour, je suis Eric Schnur, président et CEO de The Lubrizol Corporation. Merci beaucoup de me donner l’occasion de m’entretenir avec vous aujourd’hui. Au nom des 8 700 employés de Lubrizol dans le monde, je voudrais tout d’abord adresser mes plus sincères excuses à toutes les personnes qui ont été touchées par l’incendie du 26 septembre, qui a détruit nos équipements d’enfûtage et nos installations de stockage à Rouen. Nous sommes profondément désolés pour les perturbations et les préoccupations que cela a occasionné au cours des jours et des semaines qui ont suivi. Nous considérons que Lubrizol fait partie de la famille rouennaise. Cela fait maintenant plus de six décennies que nous appartenons à cette région. Des centaines d’employés de Lubrizol à Rouen et leurs familles appartiennent également à ce territoire. Les résidents de ces communes sont nos voisins et nos amis ; nous souhaitons les aider et leur apporter notre soutien. Nous exploitons aujourd’hui soixante sites dans le monde et notre objectif a toujours été de le faire en toute sécurité ainsi que d’éviter des accidents. Toutes les informations dont nous disposons indiquent que l’incendie s’est déclenché à l’extérieur de nos installations, mais nous attendons d’en connaître exactement la source et la cause. Nous participons pleinement à l’enquête en cours et nous devons tirer les leçons de ce qui s’est produit à Rouen. Dès les premières heures de l’incendie et pendant les jours et les semaines qui ont suivi, nous avons privilégié une communication ouverte. Nous continuerons à soutenir tous les efforts mis en œuvre afin d’apprendre et de communiquer avec les autorités et la population. Nous avons eu énormément de chance qu’il n’y ait aucun blessé et nous en sommes très heureux.

Cela étant dit, nous devons savoir ce qu’il s’est passé. C’est pour moi d’une importance capitale. Il s’agit de la sécurité de ma famille, la famille Lubrizol, dont je suis responsable, ici à Rouen et dans l’ensemble de nos soixante sites à travers le monde, dont un grand nombre sont équipés d’installations d’entreposage. J’ai passé personnellement beaucoup de temps avec nos employés français au cours des trois ou quatre dernières semaines. Leur dévouement envers leurs voisins, leurs collègues et leur entreprise est vraiment impressionnant. Beaucoup d’entre eux travaillent sur le site rouennais de Lubrizol depuis de nombreuses années, parfois depuis plusieurs décennies. Le site est leur deuxième maison, une partie de chez eux a brûlé, l’émotion est très forte, mais ils sont plus que jamais déterminés à reconstruire ce qui représente le moyen de subsistance de leurs familles et à aider leurs voisins et amis. Ma détermination à les aider, eux et les populations locales, est tout aussi inébranlable. Je sais que de nombreuses questions relatives à la santé et à l’environnement ont été soulevées. Je le comprends parfaitement et je vous prie de bien vouloir m’en excuser à nouveau. Nous savons précisément quels produits Lubrizol ont brûlé dans nos entrepôts et dans ceux de Normandie Logistique. Nous pouvons affirmer que ces substances ne portent aucune menace sur la santé, ni à court terme ni à long terme, en dehors de l’irritation passagère normalement provoquée par la fumée, le jour de l’incendie. Cela a été validé par les analyses environnementales effectuées à ce jour, mais nous comprenons que des préoccupations persistent.

Nous soutenons pleinement la décision de mener des analyses complémentaires et de poursuivre la surveillance pour apaiser les inquiétudes de la population. Chez Lubrizol, rien n’est plus important que de préserver la santé, la sûreté, l’environnement et la sécurité de nos employés et des collectivités. Notre site rouennais satisfait entièrement à toutes les exigences réglementaires, y compris à la réglementation Seveso. Dans le cadre des normes Seveso et de notre propre culture de sécurité, nous effectuons fréquemment des évaluations et des exercices à l’aide de scénarios de risques potentiels, qui impliquent notamment de collaborer et de partager nos connaissances avec les autorités. D’ailleurs, nous avons récemment mis à jour notre analyse officielle des risques concernant la zone de l’entrepôt qui a brûlé et nous l’avons transmise aux autorités, le 18 septembre, cette année. Cette analyse indique également qu’il n’y a pas de conséquences immédiates ou permanentes sur la santé, mis à part une irritation initiale due à la fumée.

Cela fait plus de soixante ans que nous sommes implantés à Rouen. Durant toute cette période, nous avons toujours cherché à être de bons voisins et nous avons l’intention de continuer à l’être, en aidant dès maintenant notre territoire à revenir à une situation normale. Au cours des dernières semaines, nous avons collaboré avec les autorités locales et nationales, ainsi qu’avec les parties prenantes pour identifier le soutien à fournir dans l’immédiat pour une efficacité maximale et ensuite les aides à apporter dans la durée. Nous nous sommes engagés à apporter notre soutien aux agriculteurs qui ont enregistré des pertes, comme conséquences de l’incendie. Nous nous sommes également engagés à soutenir la population plus largement, notamment en finançant les petits commerces et entreprises qui ont été touchés, et à participer aux efforts de nettoyage qui sont déjà en cours.

Nous souhaitons veiller à ce que l’activité touristique de la région ne subisse pas d’interruption et nous octroierons des fonds pour promouvoir la belle ville de Rouen ainsi que la belle région normande.

En outre, nous apporterons également des fonds pour contribuer aux analyses environnementales, comme je l’ai évoqué plus tôt, afin d’apaiser les inquiétudes de la population. Cette initiative est aussi en cours.

Par ailleurs, nous continuerons à soutenir nos employés. Nous avons informé tous nos salariés du site rouennais qu’ils conserveront leur emploi et qu’ils percevront intégralement leur salaire pendant toute notre reconstruction. Ces résidents de Rouen et leurs familles continueront de faire l’objet du plein soutien de Lubrizol. Leurs salaires, les taxes qui y sont associées et l’investissement de Lubrizol sur le site de Rouen représentent plus de 200 millions d’euros injectés dans l’économie française, chaque année.

Le monde compte sur Lubrizol et cela depuis plus de quatre-vingt-dix ans. La moitié des véhicules de la planète utilisent nos additifs, notre objectif constant étant de réduire les émissions et de diminuer l’impact environnemental. Environ la moitié des consommateurs mondiaux comptent chaque jour sur Lubrizol, en utilisant nos produits qui servent à la fabrication d’appareils médicaux, d’équipements de sport, de soins de la peau et bien d’autres choses. Nous prenons très au sérieux nos responsabilités envers ces milliards de consommateurs. Notre métier est d’apporter de l’efficacité et de la valeur en relevant les défis. C’est exactement ce que nous avons l’intention de faire à Rouen.

Le site rouennais de Lubrizol ne sera plus jamais le même. Nous ne reconstruirons pas ce que nous avons perdu, mais nous espérons pouvoir faciliter un retour à la normale pour nos voisins, aussi rapidement que possible. Nous souhaitons sincèrement continuer à faire partie intégrante du territoire rouennais, accompagnés du soutien de chacun d’entre vous, des représentants des autorités locales et de la population voisine. Nous espérons pouvoir reprendre nos activités dans l’usine de production qui n’a pas été détériorée par l’incendie. Cela est primordial dans l’intérêt de nos milliers d’employés et de leurs familles, ainsi que pour nos clients et fournisseurs, qui dépendent de notre site.

Je vais maintenant passer aux questions qui ont été posées par M. le Président.

J’ai essayé d’évoquer la question des indemnisations dans mon propos liminaire, mais je suis bien sûr prêt à en parler davantage. Nous nous sommes engagés auprès des autorités locales, de la préfecture, mais également des autorités nationales, pour pouvoir aider. Nous souhaitons pouvoir identifier les personnes qui en ont le plus besoin et nous souhaitons les aider le plus rapidement possible. C’est une des raisons pour lesquelles je suis à Paris cette semaine et c’est aussi la raison pour laquelle j’irai à Rouen un peu plus tard dans la semaine, pour m’assurer que tout ceci se fasse.

Pour ce qui est de la détection des incendies, bien sûr, nous avons un système d’alarme incendie. Nous savons à quel moment ces alarmes ont été déclenchées. Nous avons également une surveillance vidéo du site. Toutes ces informations sont disponibles et sont utilisées, j’en suis sûr, dans l’enquête en cours. J’ai pu voir deux vidéos après l’incendie qui nous portent à penser que l’incendie a démarré hors de notre site, mais j’insiste sur le fait qu’il faut que nous connaissions la source et la cause de l’incendie. Je voudrais que vous compreniez bien cela, nous souhaitons apporter toute l’aide qui est possible pour pouvoir déterminer les causes de l’incendie. Dans notre secteur, mais c’est vrai dans tout secteur industriel, il faut que nous tirions les enseignements de ce type d’accident, pour pouvoir les éviter à l’avenir. Nous avons encore plus envie de savoir que quiconque.

Pour ce qui est des intrusions potentielles sur le site, je n’en sais rien, je ne crois pas qu’il y ait eu d’intrusions sur le site, par le passé.

Vous avez évoqué les incidents passés. Évidemment, nous souhaitons tirer des enseignements de tous ces incidents. En 1975, 1989 et 2013, le problème était une fuite de mercaptan. Je voudrais vous rappeler que le mercaptan est une substance qui n’est pas nocive. C’est un gaz qui n’est pas nocif, mais qui dégage une odeur très incommodante. En 1975 et en 1989, il y a eu une fuite de mercaptan qui a eu un impact sur la population et une autre fuite en 2013.

Je ne sais pas exactement ce qu’il s’est passé en 1975 et en 1989, mais je pourrais certainement vérifier. Par contre en 2013, je sais que nous avons pris cela très au sérieux. À chaque fois qu’un incident se produit, il faut bien comprendre les causes. Nous savons pourquoi il y a eu une fuite de mercaptan en 2013 et je pense que nous avons fourni les informations à ce sujet-là, de manière très détaillée. Suite à cela, nous avons partagé l’information avec l’ensemble du secteur, pour que chacun puisse en tirer les enseignements. Nous avons investi 20 millions d’euros pour nous assurer que cela ne puisse plus se produire sur le site de Rouen. Nous sommes confiants, nous pensons que nous avons vraiment tiré les leçons de ces fuites de mercaptan.

En 2015, il y a eu une fuite d’huile. Pour régler le problème, nous avons revu la conception d’un équipement, tout cela a été contenu pour ne pas avoir d’impact sur l’environnement.

Quant à l’événement dont nous parlons aujourd’hui, en 2019, nous ne savons pas encore ce qu’il s’est passé, il faut que nous arrivions à le savoir pour en tirer les conséquences. Nous cherchons toujours à connaître les causes de tout incident. Rien ne compte plus pour nous que la sécurité de nos salariés, la sécurité de notre exploitation, la sécurité de nos sites et des populations.

Après l’incident de 2013, nous avons fait des investissements et tout comme pour cet incident-là, nous ferons ce qu’il faut pour faire face à la situation. Nous avons travaillé de manière très active avec les autorités locales, avec la population. Nous avons de longue date de bonnes relations avec la préfecture. Nous effectuons des simulations régulières et nous partageons nos informations avec les autorités locales.

Quant au risque d’1 sur 10 000 ans, cela vient d’une base de données du secteur industriel. Nous pourrons vous donner ces informations pour vous expliquer d’où provenait ce chiffre.

Je vais maintenant passer aux questions portant sur la dernière analyse des risques. J’en ai parlé dans mon propos liminaire, nous procédons à des analyses de risques dans le cadre des normes Seveso, qui sont mises à jour fréquemment. Les résultats de ces mises à jour sont transmis aux autorités locales. Comme je l’ai dit dans mon propos liminaire, l’analyse incendie la plus récente a été transmise aux autorités le 18 septembre, pour la zone qui a pris feu. Le personnel qui était identifié lors de ces exercices et qui devait savoir faire face au type d’incident que nous avons eu le 26 septembre, était présent. Notre Directrice générale était à la préfecture de 4 h 30 du matin jusqu’à minuit ce jour-là et tous les jours d’après. Nous avons un centre de contrôle commun avec les autorités locales. Nous avons travaillé avec la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) représentée sur notre site lors de la situation d’urgence. Tous les salariés qui pouvaient donner des informations nécessaires pour faire face à la crise ont été impliqués.

Le site de Lubrizol à Rouen fabrique des additifs pour, par exemple, des huiles moteur ou des fluides hydrauliques. C’est ce qui se trouvait dans ces bâtiments de stockage A4 et A5. Il y a des questions qui se posent autour de ce qu’il se passe lorsque ces produits brûlent. Nous avons simulé cela, nous savons que l’essentiel de ces matériaux sont de nature organique. C’est essentiellement du carbone hydrogéné. Nous avons des systèmes d’alarme incendie, nous savons que les sprinklers ont bien fonctionné tel que cela est prévu sur le site, mais l’ampleur de l’incendie a dépassé la capacité des sprinklers, en tout cas pour autant que nous sachions pour le moment.

Voilà les informations dont nous disposons aujourd’hui, mais nous en saurons plus évidemment lorsque l’enquête sera arrivée à son terme et nous faisons toute confiance à l’enquête pour déterminer ce qu’il s’est véritablement produit. Il est clair qu’il s’agit du plus grave accident sur le site de Lubrizol. Il n’y a pas eu de blessés et nous en sommes très heureux, comme je l’ai dit. C’est le plus grand accident que nous ayons connu, en termes de dégâts matériels.

Quid de l’analyse des risques sur le site ? Vous nous avez demandé comment nous procédons à l’analyse de risques et comment nous décidons d’investir dans des équipements pour lutter contre les risques. Nous menons des analyses de risques régulièrement, avec des mises à jour. Le risque de départ d’incendie dans un stockage est très faible. Sur un site chimique, c’est dans l’unité de production que les risques incendie sont les plus grands. Comment se fait-il que notre site de production n’ait pas été impacté par cet événement ? Il y a des systèmes pour lutter contre l’incendie dans le stockage. Il y a également du stockage à l’extérieur de l’entrepôt, mais là, il n’y a pas de système de protection contre l’incendie. Encore une fois, le risque est très faible dans un entrepôt. Nous analysons le risque et dans toute opération, nous fixons des priorités face au risque le plus élevé. C’est ainsi que nous investissons, c’est ce que nous avons fait pour le site de Rouen.

Je me suis efforcé de répondre à toutes vos questions. Est-ce que j’en ai oublié certaines, monsieur le Président ou monsieur le rapporteur ?

M. le président Christophe Bouillon. À ce stade, je ne pense pas, mais nous aurons l’occasion de revenir dessus.

Je vais donner la parole sans plus tarder à nos collègues qui l’ont demandée.

Mme Annie Vidal. Merci pour les explications que vous nous avez déjà apportées dans vos premières réponses.

Votre entreprise Lubrizol est implantée sur notre territoire depuis plus de soixante ans. L’usine de Rouen est un acteur économique majeur de notre territoire. Cependant, son implantation au cœur même des villes de Rouen et de Petit-Quevilly constitue un risque important pour la population. Suite à cet incendie, quelles mesures votre entreprise peut-elle prendre pour garantir la sécurité des citoyens avant la reprise complète de l’activité sur le site de Rouen ?

M. Xavier Batut. Monsieur le Président, avez-vous prévu de mettre en œuvre des modalités de prise en charge de l’impact de l’incendie pour toutes les activités professionnelles : artisanat, commerce, restauration, entreprises, à l’identique du soutien prévu aux agriculteurs ? Si oui, intégrez-vous l’ensemble des communes touchées, donc les quelque 110 communes en Seine-Maritime et les 206 communes au total avec les cinq autres départements ? Pouvez-vous nous donner un premier chiffrage ou une première enveloppe que vous avez prévu de mettre en œuvre à cette fin ?

M. Pierre Cordier. Merci pour les explications communiquées ce matin. Je voudrais me placer du point de vue des salariés, monsieur le Président, et vous demander quelles sont les rencontres que vous avez organisées avec eux : sont-elles régulières, leur transmettez-vous des informations sur la suite des événements, l’enquête, la manière dont les choses se sont passées ? J’aimerais surtout replacer le CHSCT de l’entreprise au cœur de nos interrogations et savoir si vous avez régulièrement des contacts avec lui.

On pourrait faire un parallèle avec les commissions locales d’information (CLI) des centrales nucléaires qui existent en France. Je suis moi-même président d’une CLI depuis un certain nombre d’années et ces structures sont composées de membres du personnel, de syndicats, d’élus et permettent aussi une certaine transparence concernant la vie interne de l’entreprise, et notamment des incidents qui peuvent s’y produire.

Est-ce qu’il ne serait pas souhaitable de mettre en place au niveau des entreprises comme la vôtre le même type de structure que dans le secteur nucléaire ?

M. Éric Coquerel. J’ai deux questions à poser à M. le Président.

La première porte sur Normandie Logistique. Plus de 4 000 tonnes de produits ont brûlé dans les entrepôts de Normandie Logistique, situés à côté de votre établissement classé Seveso, dont elle est sous-traitante. Plus de 1 600 tonnes appartenaient à Lubrizol. Je voudrais savoir pourquoi ces substances de Lubrizol étaient stockées chez Normandie Logistique, dont le site n’est pas classé Seveso ?

Deuxième question : quels risques représentaient ces substances et quelles étaient-elles ? Cette question est liée à celle des sous-traitants. Un article du Monde publié ce matin s’appuie sur un rapport de 2010 sur le Club Maintenance Normandie, représentant 500 contacts et 1 400 salariés de sous-traitants de sites Seveso, pas seulement celui de Lubrizol. Le journal parle d’un tableau apocalyptique. La moitié des entreprises utilisatrices reconnaissent ne pas en savoir assez en termes de sécurité, un quart des sociétés explique taire des dysfonctionnements par crainte de représailles. 98 % des salariés ne savent pas ce que sont les principes généraux de la conduite à tenir face à des produits dangereux. C’est absolument terrible en termes de sécurité. On nous dit qu’en 2010, un représentant de Lubrizol, M. Gérard Renoux, assistait à la réunion de restitution de cette étude. Je voudrais savoir quelles mesures ont été prises depuis lors par Lubrizol à l’égard de ses sous-traitants.

M. François Jolivet. Bonjour monsieur le Président-directeur général, j’aurais trois questions.

Je voulais savoir combien d’exercices incendie se sont déroulés au sein de l’enceinte de Lubrizol, au cours de ces cinq dernières années ?

J’aurais également souhaité savoir combien d’exercices en réel, avec les services de l’État, avaient été organisés, depuis ces cinq dernières années ?

L’alerte des populations après l’accident m’ayant interpellé, je souhaiterais savoir si les services de l’État vous ont imposé une sirène, afin d’alerter les populations en cas d’événement grave sur le site, notamment en matière d’incendie ?

M. Sébastien Jumel. Première question : vous avez rendu hommage à vos salariés, ce qui semble être la moindre des choses ; quelle est leur prise en charge en ce moment ? Est-ce que, selon vous, l’expertise des salariés dans le cadre des CHSCT peut être de nature à éviter des catastrophes comme celle-ci ?

Deuxième question : avez-vous été associé, dès le moment de l’incendie, à la gestion de crise, y compris aux informations susceptibles d’être données aux élus du territoire ? Quand je parle du territoire, cela s’étend de Rouen jusqu’à Forges-les-Eaux, dans ma circonscription.

Troisième élément : les ministres se sont succédé, on ne peut pas dire que nous n’avons pas eu de visite ministérielle après cette catastrophe écologique, environnementale et sanitaire. Ils ont, les uns et les autres, fait des annonces. Parmi les annonces, le déclenchement d’un fonds d’indemnisation via le Fonds national agricole de mutualisation du risque sanitaire et environnement (FMSE) en direction des agriculteurs, qui devait être abondé par Lubrizol à hauteur de 50 millions d’euros. Lorsque j’ai posé la question à votre représentant à la Commission de transparence en préfecture, j’ai eu du mal à avoir confirmation de combien, quand, comment ? Or aujourd’hui, les agriculteurs ont mis en place un mécanisme de solidarité interprofessionnelle pour l’indemnisation. Par ailleurs, la Région Normandie a mis concrètement en place un mécanisme de solidarité. La solidarité nationale et celle de Lubrizol restent en panne : combien, quand, comment comptez-vous intervenir ? Où en est la convention en cours d’élaboration pour indemniser non seulement les agriculteurs, mais les commerces et tous ceux qui ont subi un préjudice ? C’est une question centrale. Comment, quand et pour combien le principe du pollueur-payeur réaffirmé par les différents ministres qui se sont succédé se mettra-il en œuvre ?

M. le président Christophe Bouillon. Je vais donner la parole à M. Schnur et nous aurons ensuite une deuxième série de questions, je rassure mes collègues.

M. Eric R. Schnur. Je vais essayer de regrouper certaines questions.

Depuis 1997, nous avons un groupe consultatif avec la population. Nous invitons des résidents de Rouen à venir sur notre site, nous discutons avec eux pour leur dire ce que nous produisons et nous évoquons toutes les préoccupations que les habitants pourraient avoir. Je crois que la dernière réunion avec ces résidents a eu lieu la semaine dernière. C’est quelque chose que nous allons continuer à faire. Nous le faisons depuis longtemps, nous essayons de communiquer de manière efficace avec la communauté des habitants de Rouen. Bien sûr, si nous souhaitons continuer à faire partie de la communauté rouennaise et continuer à mener nos activités, il faut que la population locale soit à l’aise avec cela et ait confiance en termes de sécurité. Il faut qu’ils aient confiance dans l’absence d’incident à l’avenir. Nous allons donc parler avec les populations, nous serons très transparents quant à nos projets. Nous allons leur expliquer ce que nous avons fait pour faire face aux préoccupations en matière de sécurité. Nous allons poursuivre le dialogue à l’avenir pour bien entendre leurs préoccupations et leurs inquiétudes à mesure que le temps passera.

Nous souhaitons poursuivre la communication avec les habitants, nous souhaitons que la population locale comprenne ce que nous faisons, nous souhaitons qu’elle nous apporte son soutien pour les activités que nous menons dans notre usine ; cela a toujours été notre intention.

Plusieurs questions ont été posées au sujet des indemnisations des personnes touchées par l’incendie. J’en ai parlé dans mon propos liminaire. Je dirais que nous sommes sur le point de conclure un accord initial avec le FMSE, car nous allons utiliser ce fonds pour pouvoir identifier les agriculteurs qui ont le besoin le plus urgent. Je n’ai pas de budget spécifique pour cela. Nous souhaitons être de bons voisins, nous souhaitons aider les habitants, nous souhaitons donner des ressources aux personnes qui en ont le plus besoin. J’ai engagé des millions d’euros et je ferai encore plus si c’est nécessaire. Nous allons travailler avec les autorités locales et avec le FMSE pour identifier les personnes qui en ont le plus besoin. Je suis frustré du fait que nous n’ayons pas encore pu verser des fonds aux personnes qui en ont le plus besoin. Je vais essayer de voir comment on peut le faire plus vite. Il ne s’agit pas d’obligations légales, il s’agit d’être de bons voisins. C’est notre intention, nous souhaitons être de bons voisins sur tous les sites sur lesquels nous opérons dans le monde.

Pour ce qui est de nos salariés, nous nous réunissons régulièrement avec eux, ils continuent tous à travailler pour nous. Leurs salaires sont versés intégralement, ils travaillent tous pour que nous nous relevions. Il y a deux semaines, lorsque je suis allé à Rouen, j’ai rencontré trois représentants des salariés. L’un travaillait depuis 31 ans pour Lubrizol, un autre depuis 26 ans et le troisième depuis 12 ans. Deux de ces salariés ont commencé à pleurer. L’une m’a embrassé sur la joue. Nous avons parlé de la manière dont l’entreprise pouvait se relever.

Pour ce qui est de nos sous-traitants, merci de cette question, ils doivent suivre les mêmes protocoles de sécurité que nos salariés à temps plein. Nous les formons, nous nous assurons du fait qu’ils soient qualifiés, qu’ils aient les compétences pour mener les activités qu’ils doivent mener. Si cela n’est pas le cas, nous ne les autoriserons pas à travailler sur nos sites.

J’ai déjà évoqué les exercices incendie. Nous en organisons en moyenne quatre à cinq par an, soit 25 sur les cinq dernières années.

En ce qui concerne Normandie Logistique, nous l’utilisons comme lieu de stockage de produits, depuis de nombreuses années. C’est une pratique courante. Nous ne stockons sur le site de Normandie Logistique que des produits qui ne sont pas dangereux, aux termes des réglementations Seveso. Nous avons des règles et des mécanismes très clairs qui ne nous autoriseraient pas à stocker des matériaux dangereux chez Normandie Logistique. 80 % des matériaux qui ont brûlé chez Normandie Logistique étaient des matériaux solides non dangereux.

Vous m’avez demandé dans quelle mesure j’ai été impliqué depuis le début. Dans le cadre de notre procédure pour faire face aux catastrophes industrielles, l’équipe monde est informée en cas d’urgence et j’en fais partie, bien entendu. Nos collègues à Rouen ont eu accès à toute l’expertise et tout l’appui dont ils avaient besoin. Cette équipe a été contactée dans l’heure après le départ de l’incendie, j’ai été réveillé au cours de la nuit aux États-Unis, j’ai vu une photo de l’incendie à Rouen. Ma première question a bien entendu été de savoir s’il y avait des blessés et cela a été un soulagement d’apprendre que non, mais cela n’a duré qu’un instant, puisque nous avons vite commencé à comprendre l’importance de l’incendie. Personnellement, je n’ai pas été impliqué directement dans les contacts avec les autorités locales. C’est notre directrice générale qui a été en contact direct avec les autorités locales dès 4 h 30 ou 5 h 30 du matin. Elle a apporté avec elle des ressources supplémentaires auprès de la préfecture. C’est ainsi que les informations ont été transmises, par le biais de la directrice générale du site. C’est la manière efficace d’agir.

Je crois avoir répondu à l’ensemble des questions posées dans ce premier tour.

M. le président Christophe Bouillon. Merci monsieur le Président. Je me permettrai quand même de vous demander de préciser un certain nombre de réponses.

La première concerne le fait de dire que cela n’a aucun risque dans la durée. Vous êtes chimiste de formation, que pouvez-vous nous dire du fameux effet cocktail ? Beaucoup de questions sont en effet venues après coup, du fait que lorsque des produits différents brûlent en même temps, il y a bien évidemment différentes interprétations possibles parmi les toxicologues.

Pour rebondir sur la question posée par notre collègue Sébastien Jumel sur le fonds d’indemnisation, une évaluation autour de 40 à 50 millions a été évoquée. Est-ce que ce sont des chiffres officiels ou officieux ? Est-ce que cela résulte d’une estimation qui a déjà commencé, au regard des échanges que vous avez avec différentes autorités ?

Répondant à une question d’un de nos collègues, vous avez dit ne pas vouloir reconstruire à l’identique, est-ce que vous pouvez préciser ? Est-ce que cela veut dire par exemple que vous n’allez pas reconstruire le lieu de stockage et d’entreposage ? Quelles sont vos priorités et qu’est-ce que vous entendez par reconstruction ?

Enfin, je crois que cette question a été soulevée par deux collègues, nous la partageons avec M. le rapporteur et elle est importante. J’aimerais comprendre quelle est la différence fondamentale entre les produits qui étaient entreposés dans les locaux de Lubrizol qui ont brûlé et ceux entreposés chez Normandie Logistique, appartenant à Lubrizol et qui ont brûlé. J’ai bien entendu que chez Normandie Logistique, il y avait, comme vous venez de l’indiquer, des produits dits inertes, voire des matières servant à la production ; mais apparemment, dans la liste transmise par Normandie Logistique, certes un peu tard, sont indiqués des produits finis. Est-ce que c’est exact ? Quelle est la différence, pour bien comprendre les choses ?

Sur la question de M. Pierre Cordier sur l’existence d’une forme de comité de suivi de site, vous avez évoqué le fait d’avoir réuni, la semaine dernière, un groupe consultatif, notamment avec des représentants de riverains. J’aimerais savoir, avant cette réunion de la semaine dernière, de quand datait la précédente réunion ? Je pense en effet que cette forme de comité de suivi, comme il en existe dans d’autres filières industrielles, est essentielle, à la fois pour diffuser de l’information, mais aussi pour l’échange qui me semble nécessaire à l’échelle du territoire.

M. Hubert Wulfranc. Tout d’abord, je peux répondre à votre dernière question, puisque j’ai moi-même rencontré des représentants du comité de riverains. La réunion avait lieu vendredi soir, dans les locaux de l’entreprise Lubrizol. Leurs réunions se tiennent, m’ont‑ils dit, de manière régulière. Ils ont une réunion au mois de janvier, puis une en juin. L’appréciation qu’ils portaient était une appréciation convenable. Ils sont six, à leurs dires, à être réunis régulièrement par l’entreprise Lubrizol.

Cela pose peut-être une question de périmètre, en termes de communication. Six riverains, certes, c’est utile, mais est-ce que cela suffit à assurer une communication efficace vis-à-vis d’un tel site ?

En l’absence d’une évaluation environnementale systématique, depuis la loi du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance (ESSOC), il n’y a pas d’autorisation nécessaire, et vous avez procédé à deux extensions de stockage en janvier et en juin. Le préfet, qui a la faculté d’exiger des évaluations environnementales, l’a-t-il fait auprès de vous à l’occasion de ces deux extensions et l’exploitant, si cela a été le cas, les a-t-il réalisées ? Ces deux extensions de stockage ont été pour l’une en janvier, de l’ordre de 2 800 tonnes de substances inflammables diverses, 36 tonnes de substances de toxicité aiguë et 1 300 tonnes de substances dangereuses au contact de l’eau. Il semblerait que l’extension de stockage de janvier dernier ait correspondu à une simple demande de régularisation d’un stockage déjà réalisé. Est-ce que vous confirmez cette information ? La deuxième extension, en juin dernier, a porté sur 4 800 tonnes au total, sous forme de 240 conteneurs, dont 600 tonnes identiques à celles des matières de janvier dernier. Cette demande était précédée par la démolition d’un bâtiment amianté et plombé. Est-ce que cette démolition préalable au deuxième stockage dans l’année a été faite avant même l’arrêté préfectoral de mise à niveau des risques ?

Enfin, globalement, sur ces deux stockages, admettez-vous que leur total dépasse les seuils prévus par l’autorisation en cours ?

Pouvez-vous nous dire aujourd’hui quel est le montant des garanties financières détenues par Lubrizol vis-à-vis de l’État, puisque comme dans toute entreprise de cette nature, il y a des garanties financières qui sont requises par le préfet et qui doivent être consignées par les entreprises de cette nature, ainsi que le montant de la garantie additionnelle que le préfet a dû demander en cas d’incident technologique ? Si ces garanties financières existent, et elles doivent exister, ont-elles été mobilisées et à quelles fins ?

M. Erwan Balanant. Je voulais réagir sur une affirmation contenue dans votre propos introductif. Vous nous avez dit « l’ampleur de l’incendie a dépassé les sprinklers. » Si je comprends bien le déroulement de l’incendie, de ce qu’on en sait aujourd’hui, l’essentiel de l’incendie a eu lieu dans des lieux de stockage, que ce soit les vôtres ou ceux de l’entreprise voisine.

Je voulais savoir, d’abord, si les normes de ces sprinklers coïncidaient à ce qui est habituellement demandé dans les deux cas, pour votre usine et pour l’entreprise de stockage. Vous nous affirmez qu’ils ont été dépassés, l’ont-ils été parce qu’ils étaient insuffisants au regard de la réglementation ou, tout simplement parce qu’ils étaient insuffisants par rapport aux informations disponibles. Cela nous importera en vue du retour d’expérience pour la mise à niveau des normes.

Je reviens aussi, comme notre président, sur l’affirmation que vous ne reconstruirez pas comme avant. Cela nous pose question. Est-ce que vous nous dites dès maintenant que vous prendrez en compte un certain nombre de retours d’expérience et que cela va vous aider à mieux travailler ? Ou est-ce tout simplement un choix délibéré d’abandonner une partie de la production sur ce site ?

Mme Natalia Pouzyreff. Comme il s’agit de notre première audition, permettez-moi de revenir sur le déroulement des événements, et notamment sur les premières heures, lorsque l’incendie a été détecté. Est-ce que la détection a été faite par le biais de plusieurs dispositifs de détection incendie ? Vous avez également mentionné le fait qu’il y avait un circuit de caméras vidéo. Est-ce que c’est une personne qui était devant un écran qui a pu communiquer l’alerte ? Qui a communiqué à qui, pendant les premières heures, comment l’alerte s’est-elle transmise et est-elle arrivée jusqu’à la préfecture ? Y a-t-il aussi une alarme déclenchée sur le site de façon automatique ?

Vous avez parlé de vidéos. Est-ce que la mission d’information pourrait y avoir accès ?

Vous avez mentionné que le risque d’incendie en zone d’entreposage était plus faible que dans les unités où se produisent éventuellement les mélanges et les réactions chimiques. Néanmoins, est-ce que vous pouvez expliquer comment sont configurées ces zones d’entreposage ? N’y a-t-il pas des circuits électriques, ne serait-ce que pour l’éclairage, les détecteurs de départ d’incendie ? Quel pourrait être l’impact d’un court-circuit, par exemple, sur les matériaux entreposés ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo. Monsieur le PDG, je crois qu’aujourd’hui commence l’évacuation des 1 400 fûts restants. Je crois que les populations ont besoin d’être rassurées sur le process qui va être engagé, d’abord pour protéger les salariés, mais aussi la population, tant sur les odeurs que sur le risque d’explosion si le contenu de ces fûts était explosif.

Mme Nicole Le Peih. Monsieur le Président, je voulais vous interroger dans un premier temps sur les délais. D’abord, celui du nettoyage du site ; pour avoir vécu la même expérience dans « une autre vie », le délai peut être très long pour nettoyer le site. Ensuite, le délai pour la reconstruction. Est-ce que ce serait sur le même lieu ? Est-ce qu’un autre site est envisagé ? Est-ce que sur cette durée, et pour l’avoir vécu pendant plusieurs mois, il y a une reconversion, un reclassement des salariés qui ont été peut-être envisagés ? Est-ce que le stress et le doute qui s’installent dans les familles, sachant qu’il y avait sans doute aussi des couples qui travaillaient chez Lubrizol et qui doivent s’interroger sur la pérennité des emplois... Ce côté post-traumatique, pour l’avoir vécu dans une entreprise de 650 salariés, dont 90 couples y travaillaient, mérite d’être évalué.

M. Bruno Millienne. Monsieur le Président, je vous remercie d’abord d’avoir répondu aux premières questions. Je voudrais revenir sur deux points qui ont été évoqués. Premièrement, vous nous avez déclaré que pour Normandie Logistique, 80 % de ce que vous aviez entreposé étaient des solides non dangereux, quels étaient les 20 % restant ? Vous n’en avez pas parlé ; donc, j’aimerais bien que vous y reveniez.

Deuxième chose, vous n’êtes pas sans savoir, et là je ne mets pas forcément en cause Lubrizol, que les normes environnementales pour l’installation de sites classés Seveso au cours des vingt dernières années ont été abaissées. Nous pensons qu’elles ont été trop abaissées. Vous en avez bénéficié, d’ailleurs, mais comme d’autres industriels. Ne pensez-vous pas qu’à force de baisser le niveau de ces normes, la sécurité de votre entreprise, des salariés et des populations qui sont autour, a été affaiblie ? Est-ce que vous seriez prêt ? si ces normes devaient être relevées un jour, à les accepter et à maintenir vos activités sur le sol français ?

M. Dominique Da Silva. Monsieur Schnur, merci de répondre à nos questions. En 2014, le tribunal de Rouen avait condamné votre entreprise Lubrizol pour une série, je cite, « d’insuffisances dans la maîtrise des risques de la part de la société ». Qu’avez-vous fait précisément, techniquement parlant, suite à ce procès de 2014, pour répondre à ces insuffisances ? Vous avez parlé de 20 millions d’euros, j’aimerais savoir ce qu’il en est de façon plus précise.

M. Éric Coquerel. En préambule, avant de poser mes questions, vous est-il possible d’être un peu plus précis dans vos réponses ?

Mon collègue a posé la question des 20 % de produits restant pour savoir exactement quels sont les produits, pas seulement s’ils sont dangereux ou pas. Je pense qu’en tant que parlementaires, nous pouvons en être informés.

Je voulais vous reposer une question que je vous ai posée peut-être un peu rapidement, sur la sous-traitance. J’ai cité un rapport du Club Maintenance Normandie ; ce club travaille avec la Chambre de commerce, c’est donc bien une étude sérieuse. J’ai peut-être été rapide tout à l’heure sur les pourcentages exprimés par les salariés. 98 % ne connaissent pas les principes généraux de la prévention, 92 % ne savent pas ce qu’est le document unique qui recense les risques liés à l’activité d’un site et les mesures mises en place pour les prévenir, 99 % ignorent la liste des travaux dangereux, 95 % sont incapables de dire ce que contient une fiche de données sécurité, 75 % des sous-traitants ne savent pas ce que c’est que la zone ATmospheres EXplosives (ATEX), soit zone à risque d’explosion.

Je repose ma question. En 2010, un représentant de votre société était présent lors de la présentation de ce rapport absolument alarmant. J’entends bien que vous nous expliquez que ce sont les mêmes règles de sécurité pour les sous-traitants, mais qu’est-ce qui a été fait depuis ? Parce que manifestement, les chiffres ne sont pas rassurants.

Vous avez cité la fuite de 2013. Un de mes collègues vient de citer l’incendie de 2014. En 2017, vous avez reçu une mise en demeure du préfet, avec 17 manques relevés dans votre entreprise, d’un point de vue sécurité. Quelles réponses ont été apportées sur ces 17 manques ?

Vous avez dit tout à l’heure que les analyses à court, moyen et long terme sur les produits étaient rassurantes. Je suis un peu étonné parce qu’il y a dix jours, dans le cadre d’un rapport que je suis en train de préparer pour la commission des finances, j’ai auditionné le directeur général de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS) qui m’expliquait qu’à court terme, c’est tout à fait vrai, mais qu’à moyen et long terme, vous ne pouvez pas donner de réponses tout de suite. Je voudrais savoir sur quoi vous vous fondez pour expliquer qu’il n’y a pas de nocivité des produits dans l’atmosphère à moyen et long terme ?

M. Damien Adam, rapporteur. Je vous avais posé diverses questions auxquelles vous n’avez pas encore apporté de réponses. La première était : quelle a été la première information reçue sur la présence d’un incendie, qui a donné l’alerte : est-ce que c’est un salarié, est-ce que ce sont les capteurs et à quelle heure cela s’est-il produit ?

Ensuite, à quelle heure les sapeurs-pompiers sont-ils arrivés sur le site ?

Je repose également ma question sur la protection extérieure des bâtiments, pour empêcher qu’un incendie puisse venir les toucher. Si vous estimez que les bâtiments ne sont pas le lieu de départ du feu, cela veut dire qu’il venait de l’extérieur. Il faut donc savoir comment ils étaient protégés d’un incendie venant de l’extérieur.

Vous ne m’avez pas non plus répondu sur les protections existant entre Lubrizol et Normandie Logistique. Est-ce que c’était du grillage, un mur en béton ?

Je voudrais également revenir sur le sujet du chômage technique, que vous avez abordé. Vous avez indiqué que vos salariés n’étaient pas aujourd’hui au chômage technique. Je voudrais savoir s’il y a eu ou non du chômage technique dans les premiers jours, suite à l’incendie.

J’aimerais également savoir quel aurait été selon vous l’impact de cet incendie si les sapeurs-pompiers n’avaient pas agi comme ils l’ont fait. Est-ce qu’on aurait pu s’attendre à des morts et auquel cas, est-ce qu’on a une estimation de ce que cela aurait pu donner ?

J’ai cru comprendre également que vous aviez des capacités de stockage d’eau sur votre site pour circonscrire un incendie quand il arrive. Pourriez-vous nous indiquer la capacité de stockage en eau de votre site, puisqu’à un moment donné, d’après ce que j’ai compris, il n’y avait plus d’eau sur le site, parce qu’on avait vidé le stock disponible.

Pour éteindre ce type d’incendie, j’ai cru comprendre qu’il fallait un équipement spécifique pour générer de la mousse afin d’étouffer le feu par le dessus. A priori, le site de Lubrizol n’en était pas équipé. Est-ce que vous pourriez nous donner des éléments à ce propos ?

Enfin, je voudrais aborder un point dont nous n’avons pas encore parlé, qui concerne l’amiante. Selon ce qui est relaté, l’un des deux bâtiments A4 ou A5, voire les deux, disposait d’un toit en fibrociment d’amiante. Est-ce que vous étiez au courant de cette information ? Est-ce que vous aviez un protocole pour enlever cet amiante ?

M. Pierre Cordier. Je reste également un peu sur ma faim sur mon interrogation concernant les salariés et le suivi de leur santé. Est-ce que des informations leur sont transmises régulièrement, est-ce qu’il y a des consultations qu’ils peuvent réaliser auprès de spécialistes, de leur médecin traitant ou de psychologues ? C’est en effet un vrai traumatisme et vous l’avez dit tout à l’heure, monsieur le Président, à propos des personnes que vous avez rencontrées et qui ont pleuré sur l’état de leur entreprise. J’aurais donc voulu davantage de renseignements sur le suivi médical des agents, la manière dont vous le prenez en charge et la manière dont vous communiquez avec eux.

M. le président Christophe Bouillon. Monsieur le Président, je vous laisse la parole pour répondre à l’ensemble de ces questions.

M. Eric R. Schnur. Je vais essayer de regrouper vos questions du mieux que je pourrais.

Je voudrais commencer par les questions portant sur les salariés. Il est vrai qu’ils connaissent beaucoup de stress et d’incertitude, c’est la raison pour laquelle, lorsque j’ai rencontré les représentants des salariés, je leur ai dit que tous les salariés de Lubrizol continueraient à être rémunérés et à toucher leurs salaires intégralement. Je leur ai également dit qu’ils subissaient déjà un stress suffisant parce que leur deuxième maison avait brûlé, et que je ne voulais pas qu’ils connaissent encore davantage de stress pour eux et pour leur famille et que nous allions donc leur apporter tout notre soutien. Nous avons des réunions régulières, dont une bientôt sur la sécurité. Ils ont accès à toutes les informations et ils peuvent avoir un suivi médical s’ils le souhaitent. Nous n’avons pas de blessures physiques, mais nous encourageons nos salariés à prendre soin de leur santé et à assurer régulièrement un suivi médical et des consultations médicales.

J’en viens aux effets à court, moyen et long terme sur la santé. Je suis ingénieur chimiste, mais n’ai pas compétence pour procéder à ces évaluations. Nous avons des toxicologues qui ont cette compétence. Nous appuyons bien sûr nos toxicologues qui travaillent sur la question, mais également les tierces parties qui travaillent sur la toxicité. Nous savons exactement ce qui a brûlé dans cet incendie, nous savons exactement ce que serait la combinaison des molécules de ces produits, nous savons exactement quels sont les produits de la combustion et les experts en toxicité peuvent faire des estimations à partir de cela, pour savoir ce qu’il en est pour la combustion. Bien sûr, faire des simulations de combustion fait partie des normes Seveso que nous respectons.

Je voudrais maintenant prendre les questions dans l’ordre.

D’abord la question de monsieur le Président sur le Fonds national agricole de mutualisation du risque sanitaire et environnemental, le FMSE, et les chiffres. J’ai vu différents chiffres cités dans divers articles de presse ; la raison pour laquelle nous travaillons avec le FMSE, c’est, peu importe le chiffre annoncé, que les personnes qui en ont besoin doivent recevoir l’aide dont elles ont besoin, et ce rapidement. Comme je l’ai dit tout à l’heure, nous nous sommes engagés à verser des millions d’euros et nous augmenterons le montant si c’est nécessaire. Le plus important pour nous, c’est que cet argent arrive rapidement chez les personnes qui en ont le plus besoin.

Vous avez posé plusieurs fois la question de la reconstruction. Ce que je voulais dire par là, c’est que nous n’avons pas l’intention de remplacer le stockage et la zone d’enfûtage que nous avons perdus dans l’incendie. Pourquoi ? Parce que nous pensons que la population locale ne serait pas à l’aise avec cette idée-là. Pour continuer à être de bons voisins à Rouen et pour pouvoir continuer d’exploiter nos installations, les riverains à Rouen, nos voisins, doivent être en confiance et je ne pense pas qu’ils le seraient si nous reconstruisions cela. Nous allons le faire hors de Rouen. Soit nous allons reconstruire un site d’entreposage nous-mêmes, soit nous allons travailler avec des tierces parties qui pourraient nous proposer du stockage hors de la ville.

Je suis désolé si je n’ai pas été clair sur la question des produits entreposés chez Lubrizol et chez Normandie Logistique. Nous ne stockons pas de matériaux ni de produits dangereux chez Normandie Logistique. Nous y avons stocké des produits non dangereux, dont 80 % étaient des produits solides et 20 % des produits finis, qui ne sont pas considérés comme dangereux aux termes des normes Seveso. Nous sommes très au clair par rapport à ce que nous avons stocké chez Normandie Logistique.

Je vous remercie d’avoir posé la question de la fréquence des comités consultatifs avec les riverains. Quant à savoir si le périmètre est suffisant, ce seront justement les leçons à tirer de la situation. Est-ce ce que nous communiquons assez avec les riverains pour qu’ils comprennent bien ? Si nous pensons que nos voisins ont besoin de davantage d’informations, nous en tiendrons compte et je pense que justement, dans les enseignements à tirer, il faudra que nous travaillions sur la communication. Nous parlons des langues différentes, et ce n’est pas parce que nous parlons français et anglais : ce que je veux dire, c’est que les industriels ont leur propre langage, les autorités locales ont leur langage et la population locale a le sien. Il faut néanmoins que nous arrivions à communiquer de manière efficace.

Merci d’avoir posé également une question sur les extensions de stockage de Lubrizol. Vous avez demandé s’il y avait eu des évaluations d’impact environnemental. L’extension de janvier n’était pas un changement par rapport à ce que nous stockons sur l’installation. Elle avait pour but de faire en sorte que les normes mondiales, pour ce qui est des fiches de données de sécurité (FDS), soient mises à jour par rapport aux normes Seveso. C’est-à-dire que certains des matériaux étaient classés différemment. Cela ne changeait rien à ce que nous faisions sur le site, c’était une régularisation à l’égard des normes des FDS. En juin, nous avons formulé une demande d’extension pour pouvoir stocker des conteneurs sur le site. Pour pouvoir faire cela, il fallait que nous utilisions une partie du terrain à cette fin. Mais c’est une demande qui est en cours, l’extension n’a pas été réalisée. Nous avons fait la demande auprès des autorités locales et celles-ci devaient décider s’il y a lieu de réaliser une évaluation d’impact environnemental ou non. Si j’ai bien compris, la capacité totale de stockage augmenterait de 3 % sur le site et je crois qu’ils ont décidé que dans ce cas, une étude d’impact environnemental n’était pas nécessaire.

Pour ce qui est de la question portant sur la démolition d’un bâtiment, je crois que ce bâtiment ne contenait pas de plomb, mais il y avait de l’amiante et cela a été bien géré. Je voudrais dire quelques mots sur l’amiante, parce que cela a été évoqué plusieurs fois. Je crois qu’en 1997, nous avons interdit l’utilisation de l’amiante. Le bâtiment A5 avait un toit en fibrociment qui contenait de l’amiante. Il a été construit dans les années quatre-vingt-dix et c’était tout à fait courant, avant 1997, d’utiliser des matériaux de construction contenant de l’amiante. Lorsque ces bâtiments sont modifiés ou lorsque nous considérons qu’ils ne sont pas de qualité suffisante, il faut que nous gérions l’amiante dans des conditions très particulières. Pour ce qui est de l’incendie, nous avons procédé à des analyses quant à l’amiante le jour de l’incendie et après, nous avons également testé les équipements de protection individuelle (EPI) et les combinaisons de trois pompiers, le jour de l’incident, pour voir s’il y avait de l’amiante. Il n’y a pas eu d’amiante détecté sur le site ni hors du site.

Un numéro vert a été mis en place pour le public, pour les populations, au cas où ils trouveraient un débris qui pourrait contenir de l’amiante. Ils peuvent alors contacter ce numéro vert pour que le débris soit traité comme il convient.

Dans le bâtiment qui a été démoli, il y avait bien de l’amiante, mais toutes les règles ont été respectées.

Quant au montant des garanties financières, je crois qu’il faut uniquement un dépôt de garantie lorsqu’une installation est fermée.

Ensuite, sur les questions concernant la protection incendie. Je ne sais pas si l’on obtiendra des informations suite à l’enquête. En tout cas, je sais que les sprinklers dans le bâtiment 5 ont été déclenchés et cela a protégé le bâtiment pendant des heures. Je ne sais pas par cœur quelle est la capacité de ces sprinklers. Quand vous me demandez la quantité de stockage d’eau sur site, je ne sais pas exactement. Ce que je sais, c’est qu’au bout d’un moment, elle était épuisée.

Le système d’extinction est fait pour protéger le bâtiment en cas de départ de feu dans le bâtiment. Mais ce système n’était pas prévu pour un feu venant de l’extérieur du site, ce qui s’est apparemment produit. Il faut absolument que nous trouvions d’où est parti le feu, pourquoi et nous en tirerons les enseignements.

Pour ce qui est du stockage à l’extérieur, il n’y a pas d’installations électriques qui pourraient provoquer un départ de feu. Nous ne comprenons pas comment il pourrait y en avoir eu un à cet endroit-là.

Quant à la séparation entre Lubrizol et Normandie Logistique, c’est un mur en béton. Aucune des analyses de risques effectuées au cours des années n’a rien révélé. Nous attendons les résultats de l’enquête pour savoir ce qu’il s’est produit.

J’en viens au sujet des fûts sur le site. De nombreux fûts ont été détruits dans l’incendie, certains partiellement. Nous avons mis en place un système de gestion des odeurs parce que certains pourraient potentiellement générer du mercaptan. Mais nous avons fait ce qu’il faut pour gérer cette question. Un robot va manipuler chacun des fûts pour les déplacer. C’est une entreprise extérieure qui a de l’expertise dans ce domaine et qui sait faire face à ce type de situations.

Combien de temps le nettoyage du site va-t-il prendre ? Transférer ces fûts prendra probablement entre un et deux mois, parce que nous ferons cela en respectant toutes les mesures de sécurité. Notre objectif n’est pas la rapidité, mais la sécurité : c’est ce qu’il y a de plus important.

Pour ce qui est des normes Seveso, on pourra en reparler, mais je ne crois pas que ces normes aient été abaissées. Pour autant que je sache, l’idée était qu’il fallait être plus efficace, rationaliser les procédures administratives, mais je crois que l’on n’a pas changé la force des normes Seveso.

Sur les sous-traitants. Je n’ai pas obtenu toutes les informations, mais l’article de presse de ce matin disait qu’ils ne connaissaient pas les normes, etc. Je peux vous dire que ce n’est pas le cas des sous-traitants qui travaillent chez Lubrizol et que ce n’est pas le cas de ceux qui travaillaient le 26 septembre sur nos sites. Nous faisons en sorte que quiconque travaille sur nos sites respecte les mêmes normes de sécurité que nos salariés à temps plein. Je l’ai dit, nos salariés sont notre famille, nous souhaitons qu’ils soient protégés. C’est aussi la raison pour laquelle nous faisons en sorte que nos sous-traitants respectent les mêmes normes.

Il me semble avoir répondu à l’ensemble de vos questions.

Si vous le permettez, je voudrais simplement prendre un instant, parce que je sais que le public nous regarde. Je voudrais remercier, au nom de l’ensemble de l’entreprise Lubrizol, les premiers intervenants sur le site, au moment de l’incendie. Vous m’avez demandé ce qu’il se serait passé si les sapeurs-pompiers n’étaient pas intervenus comme ils l’ont fait. Évidemment, on ne sait pas ce qui se serait passé, mais nous pensons que leur compétence a vraiment permis que l’incendie ne gagne pas d’autres parties du site et a certainement permis de préserver certains autres bâtiments, et surtout les personnes. Je tiens donc à remercier de tout cœur les intervenants, que ce soient les secours ou les riverains qui nous ont aidés.

M. le président Christophe Bouillon. Encore quelques questions complémentaires. Je vais me permettre d’en ajouter trois.

D’abord, nous avons tout à l’heure demandé si les vidéos qui fondent votre conviction sur la possibilité d’une source extérieure au site peuvent être visionnées par notre mission d’information.

On a vu qu’il y avait une interrogation en ce qui concerne la diffusion et la publication des listes des produits entreposés sur le site de Lubrizol et sur celui de Normandie Logistique. Vous avez dit à la presse avoir confié ces listes aux autorités, dans les premières heures de l’incendie. Qu’est-ce qui explique qu’il ait fallu insister lourdement pour obtenir ces listes et qu’elles n’aient été rendues publiques que le 1er octobre, tard dans la soirée ?

Enfin, selon vous, qu’est-ce qui explique, aujourd’hui encore la difficulté à définir l’origine même de l’incendie ? Je n’ignore pas, pour m’être rendu sur place avec un certain nombre de mes collègues, l’état même du site, la présence d’une sorte de nappe de produits, d’hydrocarbures... mais, au-delà de la conviction qui est la vôtre, si l’hypothèse se vérifie d’une source extérieure à l’incendie, on peut imaginer qu’il soit sans doute plus évident d’en définir l’origine. Qu’est-ce qui, selon vous, rend à ce point compliquée l’investigation en cours ?

Parce que vous n’ignorez pas que l’ensemble des questions que nous nous posons sont les mêmes que celles des habitants du territoire, ceux que vous appelez, pour reprendre votre formule, « vos voisins ». Plus on tarde à apporter des réponses, plus une forme de méfiance s’installe, voire même de défiance.

Je céderai la parole pour une dernière série de questions à Jean Lassalle, à Éric Coquerel et à Hubert Wulfranc, en demandant à chacun d’eux d’être très bref pour permettre au Président de nous répondre avant de conclure notre audition.

M. Jean Lassalle. Monsieur le Président-directeur général, je vous observe attentivement et je dois dire que je suis, indépendamment de tout ce qui suivra, très agréablement impressionné par le sentiment de solennité, de connaissance et de quiétude que vous laissez transparaître, alors même que vous me paraissez avoir un sens aigu de la responsabilité. Je voulais dire cela, parce que c’est important.

Est-ce que dans la longue vie de votre entreprise, vous avez connu un phénomène similaire ? Ou avez-vous vu un phénomène similaire dans une autre entreprise, qui ait le même niveau de complexité, avec autant de paramètres simultanés. Cela pourrait vous aider, nous aider, à progresser dans la découverte de la vérité puis ensuite, pour trouver les solutions.

M. Éric Coquerel. J’ai bien noté votre réponse sur les sous-traitants. On peut supposer que depuis 2010, soit tout cela a été rectifié, soit vous n’aviez jamais fait appel aux sous-traitants qui sont visés dans le rapport.

J’ai trois questions brèves, comme il m’a été demandé. La première, pour rappeler que vous ne m’avez pas répondu sur la mise en demeure de 2017 et sur ce qui a été fait pour les 17 manquements relevés à l’époque.

Voici la deuxième. Mon collègue Millienne parlait de la question de l’abaissement des normes Seveso. On sait aussi qu’il y a une baisse du nombre d’inspecteurs en France. En gros, il y a moitié moins de contrôle qu’il y a 15 ans. Est-ce que vous avez senti cet effet à Lubrizol, en termes d’inspection ?

Et ma troisième question est sur le fumoir. Un média en ligne, Konbini, a révélé qu’il y avait un fumoir situé sur le toit d’un bâtiment à une vingtaine de mètres du principal entrepôt incendié, un fumoir non clos, ce qui théoriquement est interdit, à l’air libre, dans un lieu où sont entreposées des matières explosives et inflammables. Des images satellites laissent à penser que ce fumoir a peut-être été déplacé. L’a-t-il été ? Dans ce cas, pourquoi ? Étiez-vous conscient du caractère dangereux que pouvait avoir cette démarche ? Et s’il n’a pas bougé, à quoi correspond alors la zone identifiée par l’enquête de Konbini, qui situe une autre zone un peu plus au nord ? Je dis cela parce que nous sommes tout près, là, du site incendié.

M. Hubert Wulfranc. Est-ce que vous pourriez revenir sur la base contractuelle qui vous lie à Normandie Logistique et qui vous permet d’entreposer des produits chez une autre entreprise mitoyenne ? Comment expliquez-vous que la préfecture se soit adressée à Normandie Logistique pour recevoir la liste de vos produits qui a été communiquée plus tardivement que celle que vous auriez transmise à la préfecture ?

Enfin, est-ce que vous pourriez expliciter votre formulation « pour les indemnisations, je n’ai pas de budget » ?

M. le président Christophe Bouillon. Monsieur le Président, je vous laisse la parole pour répondre à ces questions supplémentaires.

M. Eric R. Schnur. Je vous prie de bien vouloir m’excuser si je ne réponds pas à certaines questions. Ce n’est pas parce que je ne veux pas y répondre, c’est simplement que j’en oublie parfois.

Pour les vidéos, je pense que la police dispose de toute l’information et vous rendra ces vidéos disponibles si vous les demandez. Nous sommes bien sûr prêts à vous donner accès à ces vidéos.

Pourquoi est-il si compliqué de déterminer l’origine du départ de feu ? C’est également une question que nous nous posons. En fait, nous souhaiterions avoir des réponses rapides. Le public souhaite avoir une réponse rapide. Nous sommes très impatients. Nous faisons confiance à l’enquête, nous savons qu’elle sera approfondie, mais nous aussi aimerions savoir le plus rapidement possible quelle est l’origine du feu.

Pourquoi est-ce qu’on ne voit pas cela sur nos vidéos ? Parce qu’il y a une législation en France qui dit que si vous avez une surveillance vidéo pour votre site, on ne peut pas avoir des images du site voisin, ce qui est logique, parce qu’on ne souhaite pas pouvoir filmer ce qui se passe à côté. Sur les vidéos que j’ai vues, on voit simplement un feu qui arrive sur notre site, mais on ne sait pas ce qui se passe de l’autre côté.

Je crois que de nombreuses informations nous amèneront à en tirer les enseignements bientôt, mais effectivement, nous sommes aussi impatients que vous de savoir ce qu’il s’est produit.

Il y avait deux questions sur nos listes de produits, les produits Lubrizol et les produits stockés chez Normandie Logistique.

Pendant les premières heures de l’incendie, nous avons donné une liste des 380 produits qui étaient dans le stockage Lubrizol. Le premier jour, nous avons également donné les FDS pour les 10 produits qui étaient présents dans les plus grandes quantités. Les FDS sont des documents très complets, parfois 20, 40 ou 50 pages, en fonction du matériau. Cela détaille la composition, la manière dont on manipule, les normes de sécurité, etc. Au cours des jours suivants, nous avons fourni les FDS pour ces 380 produits, cela veut dire des milliers de pages, avec de nombreuses informations à digérer.

Nous avons donc répondu le plus rapidement possible. Je suis d’accord, c’était sans doute un défi que d’arriver à mettre tout cela sous une forme qui soit utilisable par l’opinion publique.

Notre responsabilité n’est pas de publier les informations, mais de donner les informations le plus rapidement possible, ce que nous avons fait.

S’agissant de Normandie Logistique, j’aurais dû le dire tout à l’heure, Normandie Logistique stocke des produits et des matériaux pour Lubrizol, mais également pour d’autres entreprises. Le premier jour, les autorités locales ont su que nous stockions des produits chez Normandie Logistique, d’ailleurs la DREAL y était venue en 2017. Nous leur avons rappelé que nous stockions des choses chez Normandie Logistique, nous leur avons fourni toutes les FDS sur les produits Lubrizol stockés chez Normandie Logistique, mais nous ne pouvions évidemment pas donner d’informations sur les autres produits d’autres entreprises qui y étaient stockés.

Est-ce qu’il y a eu des phénomènes ou des événements similaires dans d’autres entreprises ? Pas chez Lubrizol. Mais votre idée d’essayer de voir ce qu’il s’est passé dans d’autres entreprises semblables et d’en tirer des enseignements est une excellente idée. Je vais rencontrer dans une dizaine de jours des représentants américains du secteur de la chimie et je discute avec de nombreux industriels. Je n’ai pas d’exemple d’événements semblables à vous citer là parce que nous sommes vraiment concentrés sur cet événement particulier, mais en tout cas, j’en parlerai à mes homologues.

En effet, je n’avais pas répondu à ce que vous aviez demandé sur 2017 et les 17 manquements. Il y a eu de nombreuses actions menées en 2018. Les 20 millions d’euros d’investissement ont servi à des équipements et nous pouvons vous fournir les informations détaillées, si vous le souhaitez.

Pour ce qui est des inspections concernant les normes Seveso, nous avons trois à cinq inspections par an de la DREAL sur notre site, et je pense que cela correspond à la norme.

Et puis, dernier point, une question sur la fumée. Je ne sais pas très bien à quoi vous faites référence, mais il y a des matériaux qui ont continué à brûler pendant quelques jours chez Normandie Logistique. Je ne sais pas si c’est à cela que vous faisiez référence.

M. le président Christophe Bouillon. Si vous le permettez, je pense que la question de notre collègue Éric Coquerel évoque un fumoir, un lieu qui permet aux salariés de pouvoir fumer une cigarette, lors des pauses. Je pense qu’il y a peut-être eu un problème de traduction.

M. Eric R. Schnur. Excusez-moi, j’avais en effet mal compris. Je suis désolé, je ne sais pas ce qu’il en est de ce fumoir, mais en tout cas je pourrai vous donner des informations plus tard. Je suis désolé, je ne dispose pas de cette information.

M. le président Christophe Bouillon. Nous retenons que vous allez transmettre dans les heures qui viennent la réponse à notre collègue Éric Coquerel.

Je voudrais vous remercier, monsieur le Président, en mon nom et au nom de la mission ainsi que du rapporteur, de votre présence et des réponses que vous avez apportées. Sachez que nous n’hésiterons pas, bien évidemment, au cours de notre mission, à revenir, si besoin, auprès de vous-même ou de votre groupe, pour continuer à obtenir des réponses, même si nous n’ignorons pas que l’enquête judiciaire et l’enquête administrative en cours, elles-mêmes, progressent.

Merci de votre présence et merci d’avoir consacré du temps à nos questions.

M. Eric R. Schnur. Bien sûr, nous souhaitons vous donner autant d’informations et d’aide que possible.

Merci à vous.

Laudition sachève à treize heures cinq.

 

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2.   Audition, ouverte à la presse, de M. Patrice Berg, directeur général de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement, (DREAL) et de M. Laurent Bresson, directeur de la direction départementale des territoires et de la mer de la Seine-Maritime (DDTM 76)

(Séance du mercredi 23 octobre 2019)

L’audition débute à quatorze heures cinq.

M. Christophe Bouillon, président. Nous auditionnons cet après-midi le directeur régional de la DREAL, accompagné du directeur de la DDTM 76. Je suis entouré des membres de cette mission d’information qui regroupe des représentants des différents groupes de l’Assemblée nationale.

L’objet de cette mission d’information est à la fois de faire la lumière sur les évènements, de s’intéresser à leur compréhension et de procéder à ce que l’on pourrait qualifier de retour d’expérience afin d’en tirer tous les enseignements nécessaires pour jouer notre rôle de législateur. Au besoin, nous pourrions ainsi faire évoluer la législation ou plaider pour une telle évolution au regard des conclusions qui pourraient nous amener à la préconiser, avec le rapporteur qui est à mes côtés.

Nous avons plusieurs mois d’audition devant nous. Nous avons voulu, dans un premier temps, nous intéresser à l’évènement. Nous accueillons donc cet après-midi des acteurs qui peuvent nous amener à cette compréhension.

En tant que directeurs de la DREAL et de la DDTM, vous êtes en charge de ce que l’on pourrait qualifier de contrôle des installations classées des sites dits Seveso, notamment « seuil haut », comme Lubrizol celui qui nous occupe. Vous aurez sans doute aussi des questions sur Normandie Logistique.

Il nous a été indiqué que, depuis 2013, il y avait eu 39 contrôles de ce site. J’aimerais que vous nous indiquiez la nature de ces contrôles et ce qui explique cette occurrence. Faisait-elle suite à l’évènement que nous avons connu en 2013 de fuite de mercaptan ? S’agissait-il, à travers ces contrôles, de vérifier que les recommandations qui avaient été formulées à l’époque ont bien été appliquées ? Ces inspections ont-elles été à chaque fois diligentées parce qu’il n’y avait pas de réponse, parce que vous n’étiez pas satisfaits ? J’aimerais comprendre la chronologie et la façon dont les contrôles ont été effectués. Y a-t-il eu un nombre d’inspections régulier, réparti de façon uniforme entre 2013 de 2019 ou bien selon un rythme accéléré ? ?

Par ailleurs, y a-t-il un protocole particulier pour ces contrôles ? De combien d’inspecteurs disposez-vous pour ce type de contrôle ? Nous savons que nous sommes dans un département où il y a d’autres sites Seveso, « seuil bas » et « seuil haut ». Quels sont vos effectifs pour effectuer ces contrôles ? Les inspecteurs sont-ils affectés à des sites particuliers ? Pour le dire autrement, les inspecteurs qui ont effectué les 39 contrôles depuis 2013 sur le site Lubrizol sont-ils les mêmes ? Ou s’agissait-il d’autres inspecteurs ? Se relaient-ils ? Y a-t-il une équipe, un pool qui assure la surveillance du site ?

Le plan de prévention des risques technologiques (PPRT) de 2014 a-t-il été mis à jour d’un certain nombre d’indications, notamment sur tout ce qui concerne les mesures qui doivent être mises en œuvre suite à des études de danger ? Que pouvez-vous nous dire du système de gestion de la sécurité ? Est-il à niveau ? Est-il conforme ? A-t-il été modifié lors de cette mise à jour ? Est-il réinterprétable au fil de l’eau ? Des inspections telles qu’elles ont été effectuées entre 2013 et 2019 sont-elles susceptibles de faire évoluer ce type d’éléments qui figure dans le PPRT ?

Je voudrais, pour terminer cette première série de questions, avant de céder la parole à notre rapporteur, vous entendre aussi sur ce qui concerne les autorisations qui ont été accordées, parce que c’est un sujet qui a souvent été évoqué. S’agissant des extensions, à la fois de stock de production, accordées récemment en 2018 et qui n’ont pas fait l’objet d’études environnementales, pourriez-vous nous expliquer ce que le fait d’avoir une étude environnementale aurait changé sur ces extensions ?

Enfin, je voudrais soulever une question qui est apparue dès hier, lors de l’audition du Chief Executive Officer (CEO) de Lubrizol Corporation. S’agissant de Normandie Logistique, dont les bâtiments de stockage ont été incendiés, je voudrais savoir s’il y a eu des contrôles sur ces bâtiments, qui, si j’ai bien compris, échappent à toute classification au titre des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) ? Peut-être allez-vous nous préciser tout cela. Connaissiez-vous la nature des produits qui y sont stockés ? J’imagine qu’ils évoluent au fil du temps. Y a-t-il une définition préalable du type de matières et de produits qui peuvent être stockés dans ces bâtiments ? Quand il y a une modification du type de produits qui peuvent être entreposés, y a-t-il une information qui doit vous être adressée ?

C’était la première série de questions que j’ai pour ma part. Je vais donner la parole à notre rapporteur Damien Adam. Ensuite, nous vous écouterons et nous nous permettrons une série de questions de nos collègues parlementaires ici présents.

M. Damien Adam, rapporteur. Monsieur le Président a déjà énoncé une liste de questions. Je ferai quelques précisions complémentaires et des ajouts.

Sur les contrôles, je pense qu’il serait intéressant que nous puissions avoir votre vision des choses. Y a-t-il eu des différences sur les zones contrôlées à chaque fois qu’il y a eu des contrôles ? Il y a la zone de production, il y a la zone de stockage et d’enfûtage. Nous souhaitons savoir si, spécifiquement sur cette zone de stockage et d’enfûtage, qui est la seule zone concernée par l’incendie, il y a eu des contrôles spécifiques et à quelle régularité.

J’aimerais également que vous puissiez nous donner des éléments sur la mise en demeure de 2017. Quels étaient les éléments de cette mise en demeure ? Quelles ont été les mesures demandées par la DREAL ? Quelles ont été celles mises en place ? Où en étions-nous avant l’incendie du 26 septembre ?

Je souhaiterais également que vous nous fassiez un point très complet sur les arrêtés. Quels étaient-ils exactement ? Même si nous avons quelques informations, nous voudrions vous entendre directement.

Sur l’amiante, comment gère-t-on l’amiante dans ce type de bâtiments classés Seveso ?

Quelles sont aussi les obligations de lutte contre les incendies qui sont imposées aux sites Seveso ? J’ajoute également à cette question les sites qui ne sont pas Seveso, mais qui sont attenants à un site Seveso. Cela me paraît important.

Une question a émergé hier, sur la présence d’un fumoir sur le site de Lubrizol qui pouvait poser question. Avez-vous des informations par rapport à cela ?

Ce sont déjà quelques questions. Essayons d’avoir des réponses les plus courtes et les plus concises, mais en même temps complètes, pour que nous puissions avoir beaucoup de questions sur la petite heure qui nous est consacrée.

M. Patrice Berg, Directeur régional de la DREAL Normandie. Sur la première question qui concerne les inspections, effectivement, c’est un site que nous connaissons bien, puisque nous avons fait 39 visites d’inspection depuis 2013. Ces inspections ont été motivées, au départ, par l’incident de 2013.

Cet incident, il faut le rappeler, avait eu lieu dans une unité de production, au niveau d’une cuve de production d’un produit qui est fabriqué chez Lubrizol et qui contient du soufre. De manière générale, ces produits contenant du soufre sont susceptibles de se figer, ce qui nuit à leur qualité. Il y a donc besoin de les mélanger régulièrement. En même temps il ne faut pas trop les mélanger, ou pas trop fort, parce que, si on les mélange trop fort, le produit s’échauffe. Ce produit, celui qui a dysfonctionné en 2013, est susceptible, en s’échauffant, d’émettre essentiellement du mercaptan.

C’est une molécule qui est très malodorante, mais qui n’est pas dangereuse. Il faut vraiment en absorber des quantités considérables. C’est la molécule qui a été ajoutée par Gaz de France à la demande des pouvoirs publics dans les années 70, lorsque l’on est passé du gaz de coke au gaz naturel, parce que le gaz naturel ne sent rien. Il y a eu plein d’accidents domestiques, de vieilles dames qui laissaient le gaz et qui ne le sentaient plus. Gaz de France, il y a 45 ans, a été sommé d’odoriser le gaz naturel qui était à la cuisinière, pour qu’il sente comme autrefois. C’est le rôle du mercaptan.

Le produit qui était en production en 2013, dans une cuve qui n’était pas très grande, est susceptible, quand il s’échauffe trop, d’émettre du mercaptan et d’émettre aussi de l’hydrogène sulfuré (H2S), qui est un produit beaucoup plus dangereux que le mercaptan.

En 2013, pour revenir rapidement sur cet incident, un opérateur avait laissé une cuve de production de ce produit en marché, pendant le week-end, avec deux agitateurs. Un, c’était normal ; deux, c’était un de trop. Le lundi matin, quand ils sont revenus, cela sentait le mercaptan dans l’usine et dans Rouen.

Ceci a mis en évidence une défaillance, il ne faut pas dire de l’opérateur, mais de l’entreprise. Pourquoi cet opérateur avait-il activé un deuxième agitateur et n’avait-il pas aussitôt pris conscience de son erreur en l’arrêtant ? Deuxièmement, dans cette usine, il y a en permanence une unité de traitement des émissions gazeuses pour supprimer les émissions éventuelles de mercaptan et d’H2S si, d’aventure, l’activité de production en émet. Nous nous sommes rendu compte que cette unité de traitement des évents, des émissions gazeuses, était efficace, mais pas complètement. En particulier, elle avait apparemment eu du mal à absorber les bouffées d’émission de mercaptan générées par l’incident de 2013.

C’est la première raison pour laquelle nous sommes allés souvent chez Lubrizol dans les années qui ont suivi. Nous y sommes allés huit fois en 2013, quatre fois en 2014, neuf fois en 2015, sept fois en 2016, trois fois en 2017, cinq fois en 2018 et déjà deux fois en 2019. Cela représente 38 visites, auquel s’ajoute celle effectuée le jour de l’incendie, soit un total de 39. Nous avions prévu, début 2019, d’y aller quatre fois sur l’ensemble de l’année. Nous y serions allés quarante fois sur sept années civiles, soit près de six fois par an.

Le programme pluriannuel de contrôles des installations classées du ministère prévoit que nous devrons nous rendre sur un site Seveso « seuil haut » au moins une fois par an. Vous voyez que nous y sommes allés entre cinq et six fois plus que ce qui est recommandé, à cause de l’accident de 2013.

Les premières inspections que nous y avons conduites ont consisté à vérifier l’application des prescriptions prises à l’encontre de l’entreprise. Elles avaient pour objet, tout particulièrement, d’améliorer le fonctionnement de cette unité de traitement des émissions gazeuses dans deux directions : l’amélioration du rendement de cette unité et l’amélioration de sa capacité à traiter les bouffées de mercaptan.

Nous avons, parallèlement à ces inspections sur site, eu des échanges nourris avec l’Union des industries chimiques de Normandie (UIC Normandie), qui est maintenant France Chimie Normandie. Ils ont porté sur ce que nous avons appelé, d’une manière générique, et non stigmatisante pour les opérateurs de base, le facteur humain. C’est-à-dire, comment s’assurer que le management d’un site Seveso, d’une ICPE complexe, puisse être efficace et mobiliser chacun ? Il faut que chacun comprenne bien la place qu’il a dans un ensemble complexe et ce qui se passe lorsqu’il appuie sur un bouton, quand il choisit le mauvais bouton ou s’il omet d’appuyer à nouveau sur un bouton pour arrêter ce qu’il vient de déclencher.

Les 39 inspections, sur ces sept années civiles ont d’abord porté, pendant une première séquence, sur les suites de l’incident de 2013 et l’amélioration effective, et constatée d’ailleurs, de ce crématic.

Dans un deuxième temps, nous avons souhaité vérifier la réactivité et la proactivité de l’entreprise en cas d’incident ou d’accident. Il y a une manière assez simple, pour l’inspection des installations classées, de faire cette vérification, c’est de déclencher un plan d’opération interne (POI). La bonne pratique consiste à d’abord déclencher un POI programmé. Nous les prévenons. « Nous venons tel jour, nous vous dirons : il y a tel accident et nous allons voir comment vous vous en débrouillez ».

La bonne pratique, c’est ensuite de faire un POI inopiné. Nous ne prévenons pas à l’avance du jour où nous venons et de quels sujets nous allons traiter. L’idée est de voir ce qui se passe dans ce cas.

Nous avons d’abord provoqué un POI programmé puis un POI inopiné. Ceci nous a permis d’accompagner l’exploitant dans l’amélioration de sa réactivité, de sa proactivité et de son efficacité en cas d’accident. Je pense que ces deux POI, programmé, puis inopiné, ont été utiles. Ils ont permis une bonne compréhension.

M. Damien Adam, rapporteur. Pouvez-vous nous donner le nombre de POI inopinés qui ont été organisés ?

M. Patrice Berg. Nous avons fait un POI programmé et un POI inopiné. C’était au milieu des 39 inspections. Ces deux POI ont eu pour effet de faire en sorte que les opérateurs de Lubrizol, les pompiers et la DREAL se connaissent bien. Lors de l’accident du 26 septembre, ces trois équipes se connaissaient, savaient qui était qui, le nom, le prénom, les locaux, etc. Cela a été un facteur d’efficacité.

La troisième séquence de nos inspections a eu comme thématique principale la défense contre l’incendie, parce que nous constations qu’un certain nombre de prescriptions applicables à l’usine n’étaient pas complètement remplies, notamment la limitation à 20 minutes de l’étouffement d’un départ de feu, dans au moins quatre endroits de cette usine. Il y a eu un arrêté de mise en demeure.

La mise en demeure n’est pas un arrêté de prescriptions supplémentaire. Nous rappelons l’arrêté en vigueur pour qu’il soit rapidement appliqué.

Il y a eu quatre mises en demeure de l’arrêté préfectoral d’avril 2017 avec, sur chacun des quatre points, un délai correspondant à un croisement entre l’urgence de remédier à la situation et le délai pratique, nécessaire pour y remédier. Nous tenons aussi compte des réalités. Nous avons récolé totalement cet arrêté et son application par une dernière visite en novembre 2018.

Ce sont les trois séquences d’accompagnement de l’exploitant. Il faut rappeler que la DREAL, l’inspection des installations classées, n’est pas co-exploitant des Seveso, pas plus que de toute ICPE. C’est l’exploitant qui a la responsabilité d’exploiter en sécurité son ICPE. Nous sommes sur une mission de surveillance et de contrôle. Ces 39 inspections, qui sont un chiffre tout à fait considérable, ont aidé à faire en sorte qu’à partir de l’incident, malodorant, mais pas très grave, de 2013, cet accident, beaucoup plus conséquent de 2019, soit plus facilement résorbé rapidement.

M. le président Christophe Bouillon. Chaque inspection fait l’objet d’un rapport ?

M. Patrice Berg. Chaque inspection fait l’objet d’un rapport d’inspection.

M. le président Christophe Bouillon. Ces rapports sont-ils publics ?

M. Patrice Berg. Nous avons beaucoup de demandes pour les communiquer. Nous sommes en train de regarder, dans la mesure où ils font parfois état d’informations qui sont confidentielles, pour des raisons commerciales ou pour des raisons de sûreté, pour voir lesquelles peuvent être communiquées. Ce travail est en cours et va être finalisé extrêmement rapidement.

M. le président Christophe Bouillon. Je vous fais la demande au nom de la mission d’information de pouvoir disposer de ces rapports d’inspection. Je voudrais simplement une petite précision avant de donner la parole aux collègues qui le souhaitent.

S’agissant de la troisième thématique que vous avez développée sur la défense contre les incendies, pouvez-vous préciser ce que vous entendez par départs de feu toutes les 20 minutes. Avez-vous identifié, sur le site, des points particuliers ?

M. Patrice Berg. C’étaient des points de l’usine qui, d’ailleurs, à ma connaissance ne portaient pas sur les bâtiments de stockage 4 et 5 qui ont brûlé. C’était plutôt dans des endroits différents de l’usine. À ces quatre endroits, les textes applicables nécessitaient que l’usine soit en situation de faire en sorte qu’un départ de feu éventuel ne dure pas plus de 20 minutes. Les dispositifs dont ils étaient équipés n’aboutissaient pas à conclure qu’ils étaient en mesure de respecter ces 20 minutes.

Nous les avons donc mis en demeure, pour ces quatre endroits, d’ajouter des dispositifs supplémentaires pour respecter ces 20 minutes. J’ajoute que cette mise en demeure a, d’une manière générale, abouti à ce qu’ils élargissent leur gamme de moyens, par des rideaux d’eau qui ont été fort utiles pour éteindre l’incendie à un endroit différent de l’usine le 26 septembre.

C’était votre première question. J’en ai noté onze.

Mme Perrine Goulet. Sur la partie inspection que vous venez de nous indiquer, où vous aviez mis en demeure l’entreprise, avait-elle résorbé toute la mise en demeure ? Était-elle bien conforme à toutes les préconisations de la loi ? La gestion calorifique des bâtiments était-elle conforme à l’analyse de risque qui avait dû être conduite ? Y avait-il eu des analyses de risques revues récemment ? D’après vous, étaient-elles conformes ?

M. Patrice Berg. L’arrêté de mise en demeure d’avril 2017 a fait l’objet d’un récolement complet en novembre 2018. Toutes les prescriptions de la mise en demeure sont dorénavant respectées. Elles le sont depuis novembre 2018. Je pense que c’est en partie grâce à cette situation positive que l’incendie a été maîtrisé dans de meilleures conditions, le 26 septembre 2019.

Un autre élément est très important : nous avons parlé, tout à l’heure, du PPRT, d’étude de danger. Cela fait le lien avec votre question. Une installation classée, et notamment un site Seveso « seuil haut », est redevable de présenter des études d’impact au sens industriel du terme. C’est un peu différent, un peu plus centré sur e risque industriel que l’étude d’impact au sens de l’évaluation environnementale, dont il a été question à propos des décisions de 2019. L’étude d’impact porte sur la prévention des risques technologiques chroniques. Elle répond notamment à la question de savoir quels sont concrètement les rejets chroniques dans les milieux, dans l’environnement, dans l’eau et dans l’air que l’installation génère.

Par ailleurs, une installation classée, notamment un site Seveso « seuil haut », doit mettre à disposition de l’administration ce qu’on appelle des études de danger. Celles des Seveso « seuil haut » doivent être réexaminées tous les cinq ans. Ce n’est pas une mise à jour. S’il n’y a eu aucun changement, ils nous disent : « Il ny a eu aucun changement ». Mais ils doivent au moins, tous les cinq ans, nous communiquer l’information selon laquelle il n’y a eu aucun changement ou nous dire : « Il y a des changements qui sont prévus. Voilà lesquels ».

Quand il y a une modification de l’installation, ils doivent nous fournir l’étude de danger correspondante, qui est instruite. Cette étude de danger est centrée sur les effets létaux, c’est-à-dire les effets mortels. C’est la prévention des risques technologiques accidentels. Il y a, dans cette usine, un découpage qui aboutit à ce qu’il y ait finalement cinq études de danger ou cinq volets à l’étude de danger complète du site.

Nous avons évidemment vérifié la question de savoir si Lubrizol était à jour de la remise des études de danger applicables aux cinq morceaux de cette usine. La réponse est positive. Il y avait même une obligation, compte tenu de ce délai de cinq ans, de nous remettre, pour le 31 août, l’étude de danger à jour des cinq blocs, celle des quatre blocs fonctionnels d’unités de production, et celle du bloc de stockage et des utilités. L’étude de danger du bloc de stockage portant tout particulièrement sur les hangars 4 et 5.

Nous l’avons reçue en temps et en heure. Je n’ai pas retrouvé la date de la poste faisant foi, à savoir si nous l’avons reçu, mais nous l’avions, reçue fin août ou début septembre. Il y a un point de vérification sur la question de savoir si on l’a reçue le 31 août, le 30 août, le 2 septembre ou quelques jours après, mais nous l’avions.

Lors de la mobilisation du 26 septembre, nous avons eu une équipe de la DREAL qui est allée en cellule de crise à la préfecture et une autre sur place ; une troisième est restée à l’UD (unité départementale) Rouen-Dieppe en appui. L’équipe de la DREAL qui s’est rendu au service risque du siège, à 4 heures du matin, a ouvert le dossier papier de Lubrizol et les serveurs électroniques et constaté que nous avions, depuis quelques jours, l’étude de danger parfaitement à jour sur le stockage et les utilités.

C’est ce qui nous a permis immédiatement, dès 4 heures du matin, d’informer la cellule de crise de la préfecture, ainsi que les pompiers, que l’on était sur un risque de dégagement d’un nuage de produits stockés et consumés. Tout particulièrement, la modélisation de ce nuage aboutissait, compte tenu de la forme géométrique de ce nuage qui d’ailleurs s’est concrétisée, à ce qu’il n’y ait aucun risque pour les intervenants de proximité. Ils pouvaient rester à proximité, parce que pour un personnel de 1,80 mètre, il n’y avait, au sol, aucun risque.

Je me félicite que nous ayons eu à notre disposition cette étude de danger parfaitement à jour. Je constate que Lubrizol est à jour des obligations légales qui lui incombent en matière de dates de remise des études de danger. J’ajoute que je me félicite aussi du plan de prévention des risques technologiques de Lubrizol. Il a été prescrit le 6 mai 2010. Il a été approuvé le 31 mars 2014.

Ces PPRT sont un supplément de la politique de prévention des risques accidentels, consécutif à AZF. À Toulouse : 31 morts, 11 000 maisons détruites, un nombre important de blessés. Il faut rappeler le bilan de l’incendie de Lubrizol en 2019 : aucun mort, aucun blessé, aucune maison détruite. Quand j’entends parfois que c’est « AZF II », je pense qu’il faut peut-être regarder les choses en perspective. Ce fut un évènement très traumatisant, mais il n’y a aucun mort, aucun blessé et aucune maison détruite.

AZF a généré la loi dite loi Bachelot, du nom de la ministre de l’Environnement de l’époque. Elle a proposé une loi que le Parlement a votée en 2003 et qui prévoit qu’autour des sites Seveso « seuil haut » existant, il y a lieu de conduire une démarche qui s’appelle plan de prévention des risques technologiques. C’est une démarche qui est conduite à deux voix, sous l’autorité du préfet de département, entre la DREAL et la DDT. Elle n’est pas applicable aux nouveaux sites Seveso seuil haut qui s’installent.

La DREAL est chargée de la démarche initiale, qui est une démarche interactive avec l’exploitant. Nous modélisons les zones d’effets létaux du site Seveso « seuil haut ». Nous cartographions trois risques létaux modélisables : ceux liés aux risques d’incendie, ceux liés aux risques d’explosion et ceux liés aux risques de diffusion de gaz toxique. Nous prenons ces cartes et nous allons voir l’exploitant pour lui dire : « Votre installation date de 1950, 1960, 1970. Vous avez un peu étalé lemprise foncière de vos installations. Vous vous êtes servi du foncier disponible. Maintenant cest fini, il faut supprimer telle chose, recentrer telle chose, réduire tel stockage ». La DDTM prend le relais sur la partie urbanisme.

M. Damien Adam, rapporteur. Me permettez-vous un point pour que les choses soient très claires sur les PPRT ? Vous dites que, pour les sites postérieurs à 2003, c’est fait avant l’installation. Sommes-nous d’accord ?.

M. Patrice Berg. Pour un site Seveso « seuil haut », il y en a très peu qui s’installent et qui arrivent « tout neufs » sur le territoire. L’obligation est de rester dans les emprises du site. Si d’aventure, il y a un petit dépassement, des servitudes d’urbanisme s’appliquent. C’est circonscrit dès le début.

Là, nous étions sur des situations où les exploitants avaient mobilisé un foncier, parfois très important. De l’autre côté du mur, il y avait des maraîchers, des champs. Et tout d’un coup, des lotissements qui se construisent se rapprochent du mur, créant une situation telle que celle d’AZF. Il y avait en Normandie, en ex Basse-Normandie, cinq PPRT à faire. Ils sont tous approuvés. Il y en avait 15 à prescrire et à approuver en ex-Haute-Normandie. Deux ont été prescrits, parce que finalement, une usine a disparu et que l’autre a baissé ses stocks, de telle façon qu’elle est finalement en dessous du seuil, les risques étant réduits à la source. Un PPRT a été coupé en deux. Globalement, cela fait 16 PPRT, tous approuvés. Le dernier PPRT date de début 2019 : c’est celui de l’ancien site de la raffinerie ex-Petroplus, ex-Shell à Petit-Couronne avec, d’une part, le stockage et, d’autre part, le gaz Butagaz.

Pour ce qui est de Lubrizol, le PPRT a été prescrit le 6 mai 2010. Il a été approuvé le 31 mars 2014 et nous a conduits à deux choses, dont je pense qu’elles ont été extrêmement utiles pour éviter des morts et des blessés le 26 septembre 2019.

Premièrement, il y avait entre le hangar 4 et le hangar 5, ainsi que près de la rue de Madagascar, deux cuves de gaz de pétrole liquéfié. La cuve la plus grande était de 9 tonnes. Et il y avait, près de la rue de Madagascar, une cuve de 3,2 tonnes. Ces deux cuves étaient réglementaires mais elles nous ont paru extrêmement dangereuses en cas d’incendie. Nous le leur avons expliqué. Nous ne le leur avons donc pas forcément appris.

Il y a des vidéos avec des exercices consistant à faire chauffer une cuve de GPL de cette nature. Le feu se rapproche de la paroi métallique, affaiblit la résistance du métal. Pendant ce temps, le gaz qui est un intérieur, en phase liquide, chauffe. La pression augmente, et à un moment donné, la cuve s’ouvre en deux et libère une boule de feu, provoquant à la fois un incendie et une explosion. C’est ce qui a provoqué 18 morts à Feyzin, en 1966.


Nous leur avons vivement recommandé de supprimer les deux cuves, ce qu’ils ont accepté et réalisé. D’une part, ils ont remplacé ces deux stockages par une conduite de gaz naturel tirée depuis le réseau. D’autre part, puisqu’une partie de ce gaz naturel était destinée à alimenter les chariots élévateurs qui servent à bouger les fûts et à les installer sur palette dans les stockages, ils ont choisi des chariots électriques et des chariots avec des bonbonnes de gaz de 13 kilos, comme celles qui sont près de la cuisinière. Ce sont elles qui ont explosé au moment de l’incendie, ce qui a beaucoup traumatisé les riverains. Mais on peut penser, même si c’est difficile à expliquer, qu’il vaut mieux que ce soit des bonbonnes de 13 kilos qui aient explosé qu’une cuve de neuf tonnes qui aurait provoqué, je pense, de très nombreux décès.

C’est le premier effet du PPRT, qui a été qualifié de PPRT exemplaire – je le rappelle, parce que c’est un moment que j’ai apprécié– par un membre de la commission de suivi de site. C’était un membre de l’association France Nature Environnement qui s’est exprimé ainsi, lorsque nous avons fait la commission de suivi de site le 16 octobre 2019, la semaine dernière.

L’autre prescription que nous avons imposée à Lubrizol, et que Lubrizol avait réalisée, visait une cuve beaucoup plus petite, de 20 mètres cubes, d’acide chlorhydrique, nécessaire à leur process. Ils n’en ont pas besoin forcément de grandes quantités, mais ils avaient une organisation logistique qui consistait en une livraison annuelle de 20 mètres cubes. Or, quand l’acide chlorhydrique fuit, il diffuse dans l’air un gaz extrêmement dangereux pour la respiration, qui vous brûle la peau.

Nous leur avons dit de supprimer cette cuve, de réduire leur stock d’acide chlorhydrique et de le déplacer. Ils l’ont remplacée par deux armoires, dont l’une contient quatre fûts, et l’autre deux fûts, qui chacun d’un mètre cube. Au lieu d’une cuve de 20 mètres cubes d’acide chlorhydrique, il y a un peu plus loin, 6 mètres cubes répartis dans deux armoires installées à deux endroits différents.

 Cela leur a un peu compliqué la logistique de livraison, devenue hebdomadaire. Cette cuve n’était pas à l’endroit de l’incendie, mais elle aurait obligé les pompiers à la protéger, donc à avoir deux fronts : le front de l’incendie et, derrière eux la cuve d’acide chlorhydrique avec le feu… C’était clairement un risque accru.

Il faut se féliciter de la finalisation du PPRT de Lubrizol, qui a produit de pleins effets, parce que je pense qu’il a effectivement contribué à ce qu’il n’y ait, le 26 septembre, aucun mort et aucun blessé.

M. le président Christophe Bouillon. Monsieur le directeur, il y a plusieurs questions de mes collègues. Je vous propose qu’on les entende. S’il y a des thèmes en commun, vous pourrez regrouper vos réponses dans le temps qui nous est imparti.

M. Xavier Batut. Je vais vous poser une question qui est un peu plus orientée vers l’avenir et vers le retour d’expérience, en mettant en avant le contexte et aussi l’implication des services de la DDTM, en particulier celle de votre responsable du service de la mer et du littoral et celle de ses équipes. Ils ont coordonné les moyens Polmar, et grâce à la réactivité des ports de Rouen et du Havre et à l’implication de tous les acteurs maritimes dans le lamanage et le pilotage, ils ont permis d’éviter une pollution majeure de la Seine.

Une question se pose néanmoins. Les moyens Polmar lourds, prépositionnés au Havre, ont été acheminés très rapidement à Rouen et mis en œuvre aux environs de midi, soit seulement neuf heures après le début du sinistre. Il se dit qu’il est envisagé de centraliser ces moyens lourds à Brest afin de faciliter leur entretien. À combien de temps estimez-vous le délai de projection de Brest à Rouen ?


Dans un tel cas, auriez-vous pu éviter cette pollution de la Seine ? En sachant qu’en dehors de l’impact écologique, la pollution de la Seine aurait entraîné une interdiction de la navigation sur le fleuve, d’un coût estimé à environ un million d’euros par jour. C’est une question que j’ai déjà posée avant l’incident à l’amiral Prazuck et au préfet maritime de la Manche et de la Mer du Nord. Je pense qu’avant de centraliser des moyens à Brest, il faut réfléchir à ce que cela a pu nous apporter lors de cet incident.

M. Pierre Cordier. Vous nous avez précisé, tout à l’heure, monsieur le directeur, que vous aviez effectué 38 visites sur sept années, alors que les textes, je ne sais pas si c’est la loi ou du domaine du décret, en prévoient au moins une par an. Pensez-vous qu’il faudrait que les textes évoluent et précisent qu’il faut y aller, non pas au moins une fois par an, mais plusieurs fois ?

Ces visites multiples suscitent notre interrogation. Si les textes imposent au moins une visite, et que 38 ont été réalisées sur sept ans, vous et vos services avez pu avoir des doutes, des inquiétudes par rapport à un certain nombre d’imprudences, que je vais qualifier de cette manière, commises de manière involontaire, on l’imagine bien, par cette entreprise. Pouvez-vous nous le confirmer ?

Par ailleurs, avez-vous assez de moyens en termes d’effectifs ? J’imagine que vous allez nous dire que oui, mais nous savons la manière dont les choses se passent dans les services de l’État depuis un certain nombre d’années. Disposez-vous de moyens suffisants pour effectuer ces contrôles dans toutes ces entreprises, alors que nous savons que ce département en comporte de nombreuses ?

Mme Annie Vidal. Je voudrais vous poser une question sur le PPRT Lubrizol qui intègre un périmètre d’exposition assez restreint. Nous avons pu constater, lors de l’incendie, que le périmètre touché peut être extrêmement variable et qu’il est complètement conditionné aux conditions climatiques. Au vu de ce qu’il s’est passé, est-il prévu une révision de ce PPRT, intégrant un périmètre plus grand ?

Par ailleurs, cet incendie soulève des questions dans la population sur les risques que présente une autre installation de stockage important, celle d’Odièvre qui est toute récente. Y avez-vous fait des contrôles récemment ?

J’ai un dernier point d’interrogation qui concerne l’aire d’accueil des gens du voyage, qui se situe à 500 mètres de l’usine Lubrizol. En janvier 2014, à la suite d’une enquête publique, un rapport indiquait que cette aire ne devait plus être utilisée. Qu’en est-il des conséquences de l’incendie pour les gens du voyage stationnés sur cette aire ?

M. François Jolivet. Vous avez indiqué qu’il y avait eu cinq études de danger. Y a-t-il cinq PPRT ou un seul pour l’ensemble du site ? Vous avez précisé qu’il contenait l’étude de danger des zones létales. Ma question a trait d’une part aux règles d’urbanisme : y a-t-il eu des limitations d’urbanisme, sur un périmètre éloigné, en application de ce PPRT ?

Je souhaitais aussi savoir quels étaient les dispositifs qu’avait mis en place Lubrizol pour alerter la population. J’ai déjà posé ma question au Président-directeur général de Lubrizol. Il ne m’a pas répondu. Je souhaiterais savoir si le PPRT comporte un dispositif d’alerte et comment il prévoit la communication de cette alerte à la population.

J’étais maire d’une commune qui avait un Seveso « seuil haut ». Il y avait une sirène. L’Etat nous avait aidés à bâtir un dossier d’information sur les risques majeurs, afin de prévenir la population en cas de sonnerie de cette sirène.

C’était ma première série de questions.

Deuxième série, afin de vérifier que la sécurité est portée par l’État à tous les niveaux. Vous me pardonnerez peut-être cette indiscrétion : quel a été votre dernier rendez-vous avec le préfet de région, ou le préfet de département sur ce sujet, ou avec le directeur de cabinet pour examiner les risques des bâtiments que vous contrôlez ? À quel moment cela a été mis à l’ordre du jour ? Peut-être vous souvenez-vous de la dernière réunion où vous avez pu aborder cela ?

Ma dernière question concerne les effets domino. Vous êtes un expert. La grande difficulté de vos fonctions dans le contrôle des installations classées, c’est d’envisager les effets domino de bâtiment en bâtiment. Vous avez précisé que vous aviez des études de danger et que le site de Lubrizol avait été découpé en plusieurs endroits. Je voulais savoir comment vous avez apprécié l’effet domino du risque qui s’étend à un autre bâtiment. Comment traitez-vous l’ensemble de l’installation du fait de ces risques d’effet domino ?

Je sais qu’il y a des scénarios que l’on peut écarter, parce qu’ils ne paraissent pas sérieux. En revanche, comment avez-vous fait pour les écarter ?

M. Sébastien Jumel. D’abord une précaution oratoire qui n’est pas de pure forme. J’ai grandi à Caucriauville, poussé à Gonfreville-L’Orcher, été maire de Dieppe. Autant dire que la cohabitation avec le tissu industriel est consubstantielle à mon identité.

Deuxième précaution oratoire, je milite pour un État fort, pour un État qui a les moyens de sa politique. Jamais vous ne verrez chez nous des adversaires de l’État ni de ses représentants. J’ai même eu l’occasion de le dire récemment lorsqu’il s’est agi de trouver un bouc émissaire à cette catastrophe écologique, sanitaire et environnementale, même si vous avez semblé, monsieur le directeur régional, minimiser l’impact si on compare avec AZF. Mais comparaison n’est pas raison, puisqu’au bout du compte, c’est le sentiment qu’ont les habitants et l’émotion suscitée qui importent.

Passé ces deux précautions oratoires, j’ai plusieurs questions précises. Vous dites avoir été assez rapidement en situation de modéliser le nuage, sa grosseur, son épaisseur, sa composition, en tout cas pour ce qui concernait les produits issus de Lubrizol. Il me semble que les choses ont été plus compliquées.

Pourquoi à partir du moment où on avait modélisé le nuage et que l’on avait connaissance des vents au bout du compte, n’a-t-on pas été en situation, dans la gestion de crise, d’informer les maires concernés par le parcours, le sillon du nuage ?

Je dis cela évidemment en ayant la préoccupation des communes traversées par ce nuage, notamment les maires et les agriculteurs de celles qui se situent au nord du département semblent avoir été tardivement informés.

Je prolonge ma question. Dans la gestion de crise, n’y a-t-il pas quelque chose à réfléchir sur l’impérieuse nécessité de considérer que les maires sont le pivot, le lien indispensable entre les habitants, la population et l’État ? Il me semble avoir compris cela dans les propos du Président de la République, lorsqu’il a organisé le grand débat, mais peut-être ai-je mal compris.

Indépendamment de Lubrizol, je découvre le projet de centralisation des moyens du plan POLAM. Il faut renoncer à cette mauvaise idée. La Normandie, dans sa dimension économique, industrielle et portuaire justifie qu’on garde une sécurité telle que Polmar. Si à la faveur de Lubrizol, vous renonciez à ce mauvais projet, ce sera de bon aloi.

En termes d’urbanisme, monsieur le directeur de la DDTM, si c’était à refaire, l’opportunité de l’écoquartier Flaubert, à proximité de Lubrizol, serait-elle validée ? Quelques-uns des élus de ma sensibilité avaient exprimé des réserves là-dessus.

Enfin, pour ne pas être trop long, une dernière question de fond. Je prends conscience, en la posant, que la réponse est compliquée. J’ai beaucoup de respect pour vous, d’autant plus que nous nous connaissons. Je sais à quel point vous êtes attentif aux territoires et aux côtés des acteurs du territoire. Je mesure tout de même que la parole publique est profondément abîmée, d’une manière générale, à la faveur de Lubrizol. Elle n’a pas été crue, ce que nous pouvons regretter en tant que républicains, parce que ce n’est jamais satisfaisant quand la parole des représentants de l’État n’est pas consolidée. Quelles pistes d’optimisation de la vulgarisation de la communication de la parole publique sont envisagées pour une crise aussi importante que celle-ci ?

Je l’ai dit quand il s’est agi de dénoncer, comme député de la circonscription, la république numérique qui renvoie sur le site de la sous-préfecture ceux qui recherchent les 280 fiches techniques, j’ai eu moi-même un déficit de connexion lorsque j’ai tenté de joindre celui de France Bleu pour savoir ce qui se passait chez moi et informer les habitants ou répondre aux maires de ma circonscription.

M. Éric Coquerel. Je suis du groupe France insoumise, et je le précise parce que plusieurs de mes questions vont être inspirées par cela. Je suis rapporteur spécial pour la commission des finances de la moitié des crédits du ministère de l’Écologie, notamment ceux de la prévention des risques.

Vous avez dit tout à l’heure que c’est sans aucune commune mesure avec AZF. Mais je me souviens du directeur général de votre service au ministère qui, en 2017, expliquait qu’AZF avait permis les PPRT. C’est peut-être parce qu’il y a des PPRT, du fait d’AZF, que des accidents de l’ampleur de Lubrizol n’ont pas pris la même dimension.

La première question est dans le fil de celle posée par mon collègue Pierre Cordier, sur l’étonnement que provoquent vos 38 visites en sept ans, au lieu d’une par an. Je les rapporte mets aux propos du directeur général adjoint du ministère qui m’explique qu’il y a moitié moins de contrôles depuis 15 ans en France, du fait de la réduction des effectifs. Je ne parle pas seulement des sites Seveso, mais globalement. Je suis donc surpris de vos 38 visites et vous pose la même question que mon collègue Pierre Cordier : pour quelles raisons ont-elles eu lieu ?

La deuxième, je ne sais pas si vous avez pris connaissance d’un rapport du Club Maintenance Normandie qui est sorti hier dans Le Monde. Il présente un état assez apocalyptique, je cite le journaliste, de la question des sous-traitants, pas seulement de Lubrizol, mais des sites Seveso dans la région de Rouen. Je l’ai expliqué hier. Je ne vais donc pas revenir sur les résultats de cette enquête faite sur des salariés et sur des contrats.

Avez-vous eu connaissance de cette étude qui était sortie en 2010 ? Si oui, qu’a-t-il été fait depuis pour essayer de corriger la situation ? Combien y a-t-il de contrôles dans ces entreprises qui ne sont pas classées Seveso, mais qui sont des entreprises à risque qui travaillent en sous-traitance des sites Seveso ?

Troisième question, sur l’aménagement urbain autour de sites de ce type. Des gens du voyage étaient là : des images le montrent très clairement. Je remercie ma collègue d’y avoir pensé. Ils étaient au premier rang de l’incendie. Est-ce normal de les trouver des gens, proche d’un site Seveso ? Il y a aussi la prison, non loin. J’aimerais avoir votre analyse là-dessus et, plus globalement, sur la question de l’aménagement urbain et des plans d’occupation du sol autour de sites de ce type.

Enfin, ma dernière question porte sur la gestion des risques. J’ai interrogé, pour mon rapport spécial, l’ensemble des syndicats du ministère. Leur ‘intersyndicale me parle, et je cite leurs propos, de « préfectorisation » de la gestion des risques, d’une mainmise de la préfecture sur des services comme les vôtres. Pouvez-vous me donner votre retour sur cette appréciation ? Cela rejoint la question qui vous a été posée plus diplomatiquement par mon collègue sur vos relations avec la préfecture à partir du moment où s’est déroulé cet accident.

M. le président Christophe Bouillon. Monsieur le directeur, dans vos réponses, avec l’esprit de synthèse dont je sais que vous êtes doté, n’oubliez pas la question sur Normandie Logistique, parce qu’elle est importante pour bien comprendre de quel régime il dépend.

N’oubliez pas aussi la question de la transmission des listes. Je crois comprendre que ce qui permet d’établir un danger et ce qui le conditionne, c’est la connaissance que l’on a du type de produits qui sont entreposés, stockés ou utilisés pour un process de production. Je n’arrive pas à comprendre, sincèrement, comment nous n’avons pas eu la possibilité d’avoir, dans un délai vraiment rapide, une connaissance exhaustive, complète, précise de ce qui était entreposé ce soir-là, cette nuit, à la fois dans les entrepôts de Lubrizol et de Normandie Logistique.

Enfin, parce que la question a été posée hier au président de Lubrizol monde et qu’il nous a renvoyés vers vous, je me permets de vous la poser. Dans le tableau des probabilités et des risques du PPRT, il est indiqué que le risque incendie d’un tous les 10 000 ans. Quel est le modèle ? Qui a écrit cela ? Pourquoi ? C’est pour comprendre que je vous pose cette question. Est-ce une occurrence ? Est-ce un modèle, une simulation ? Est-il fréquent d’obtenir une telle indication ?

M. Laurent Bresson, directeur de la DDTM 76. Je vais peut-être prendre le relais, mesdames et messieurs les députés, pour répondre à la première question qui a été posée sur la protection de la Seine, et notamment la mobilisation des moyens du plan Polmar. Je vais resituer peut-être très rapidement ce sujet qui est un sujet majeur dans la gestion de cette crise, puisque l’entreprise Lubrizol, comme vous le savez sans doute, est située à peine à quelques centaines de mètres des berges de la Seine. Et naturellement pour éteindre l’incendie, les services du SDIS (service départemental d’incendie et de secours) ont dû déverser des quantités très importantes d’eau sur le site, jusqu’à 25 à 30 000 litres à la minute en période de pointe, ce qui est tout à fait considérable. Cet arrosage massif n’a pas manqué d’entraîner le ruissellement, dans les réseaux d’eau pluviale, de quantités importantes de polluants.

La stratégie qui a été la nôtre est assez simple. Il se trouve que les exutoires de ces réseaux d’eau pluviale aboutissaient tous dans un bassin du port, une darse. Nous avons fait le choix, dès le début de la crise, dans les toutes premières heures, de tout faire pour cantonner la pollution, la traiter et la pomper dans ce bassin, de sorte qu’elle n’atteigne pas le fleuve. Cette stratégie a réussi.

Et comme vous l’avez souligné, monsieur le député, si cette stratégie a réussi, c’est dû à plusieurs facteurs. Premier facteur essentiel, c’est que nous avons pu très rapidement installer un barrage provisoire léger au droit de ces exutoires. C’était effectif dans les toutes premières heures de la crise, avec les moyens du grand port maritime de Rouen. C’est ce qui a permis de limiter la progression de la pollution.

Très vite, vers 7 heures du matin, nous faisons le constat que ces moyens ne seront pas suffisants. Ils sont trop légers et donc insuffisamment adaptés au flux de pollution qui est attendu. Nous décidons donc de faire appel au moyen du plan Polmar, d’ordre national. Ces moyens sont basés au Havre. La commande est immédiatement passée.


Ils partent du Havre à 11 heures du matin. À 14 heures, toujours le 26, un barrage lourd, de 200 mètres de long est posé, qui vient fermer définitivement le bassin. À cette heure, aucune pollution n’est encore passée dans le fleuve. Le fleuve a été totalement préservé, parce que la nappe s’est répandue dans le bassin de six hectares.

Dès le premier jour, des moyens de pompage sont mis en place pour pomper l’eau polluée de ce bassin et la traiter. Au total, ce sont plus de 150 mètres cubes de polluants purs, c’est-à-dire séparés de l’eau, qui seront retirés. Nous avons véritablement traité un volume très significatif de pollution. Et pour compléter l’effet de ce barrage flottant Polmar, un contre-courant de surface a été mis en place, dès le premier jour également, grâce à leur lance à eau des remorqueurs qui étaient présents sur le site. Nous avons fait le choix de créer un contre-courant artificiel de surface pour repousser la pollution flottante vers la partie du bassin où elle était pompée et traitée.

À la question de savoir si finalement, nous aurions pu faire face sans ces moyens lourds du plan Polmar, je vais être très clair, la réponse est non. Les moyens dont on disposait localement n’étaient pas suffisants. Nous avons pompé du polluant jusqu’au 6 octobre. Cela a duré plusieurs jours. C’est bien pour cela que dès 7 heures du matin, le premier jour de la crise, nous avons fait le constat qu’il était nécessaire d’obtenir ces moyens complémentaires. Déclenchés à 11 heures du Havre, ils étaient installés sur place à 14 heures. C’est un délai relativement court. Je pense qu’en l’espèce, c’est le délai qui convenait pour gérer cette crise.

Très clairement, je pense même que dans ce contexte, on peut aussi se poser une question allant un tout petit peu plus loin. Nous avions là une configuration qui était plutôt favorable, des exutoires d’eaux pluviales qui arrivaient dans un bassin. Il est évident que la situation aurait été tout autre à gérer si ces exutoires étaient arrivés directement dans la Seine, sans présence du bassin intermédiaire. Là, nous aurions probablement eu besoin de moyens encore plus importants et encore plus spécifiques.

La mobilisation des moyens du plan Polmar a permis d’éviter toute pollution du fleuve. Je peux le dire aujourd’hui, maintenant que nous en avons terminé avec le traitement des effluents polluants. Vous avez raison, il faut bien avoir cela en tête parce qu’il y a là un enjeu très sensible. Nous n’avons aujourd’hui aucune pollution de la Seine, liée à la crise Lubrizol.

La réponse à la question de la mise en œuvre du PPRT, dans la phase opérationnelle est : oui. Les prescriptions du PPRT en matière d’urbanisme ont été appliquées. Je peux notamment vous en donner deux exemples, relativement emblématiques. Je pourrais en citer d’autres.

Dans les prescriptions du PPRT était prévue la suppression d’une voie publique, ce n’est pas rien. Le site Lubrizol était traversé par une voie publique nord-sud, la rue Marc Seguin, ce qui posait un problème. Le PPRT prévoyait la suppression de cette voie publique. Cela a été fait. Cette voie est aujourd’hui privatisée. Elle est totalement intégrée au périmètre sécurisé de l’ICPE.

L’autre exemple concerne la délivrance des permis de construire. Tous les permis de construire situés dans la zone couverte par un PPRT font l’objet d’un examen de conformité. Un certain nombre d’autorisations ont été refusées. Je vous en cite une. Il était prévu que soit créé, pour un projet privé, un showroom d’exposition, qui est un établissement recevant du public, dans le périmètre du PPRT. Le permis de construire a été refusé par l’autorité compétente, le maire, en application du PPRT.


Dans un domaine différent, lorsque la Métropole de Rouen, à l’époque je pense que c’était plutôt la Communauté d’agglomération, a mis en place une nouvelle ligne de bus, la ligne 34, le PPRT a fait obstacle à toute création d’arrêts voyageurs sur cette ligne de bus dans l’aire d’application du PPRT. Ceci a été parfaitement respecté.

Les prescriptions du PPRT, pour tout ce que nous avons pu vérifier, ont été très strictement respectées. Nous sommes dans une zone dans laquelle l’habitat est très peu présent. On trouve quelques habitations au nord du site Lubrizol, notamment sur la commune de Petit-Quevilly. Au total, une dizaine de logements sont situés dans l’ère du PPRT. Quatre de ces logements sont en zone d’aléas dite moyen, et huit de ces logements sont en zone d’aléas faible. Voilà pour l’état des lieux de la situation.

M. Patrice Berg. Je vais essayer de regrouper les questions qui m’ont été posées pour être aussi synthétique que possible. La DREAL Normandie dispose des moyens nécessaires à l’exercice de ses missions. C’est tout à fait clair. Je rends compte des moyens qui sont mis à ma disposition, et en tant que haut fonctionnaire, je porte une appréciation sur le sujet. Depuis 2017, ces moyens sont préservés, en matière notamment d’inspection des installations classées.

Une circulaire du 24 juillet 2018, éminemment publique, sur la réforme de l’État, commence par lister les missions régaliennes qu’il convient de préserver, de consolider. Je fais partie de ceux qui ont été satisfaits de constater que le premier bloc de missions régaliennes, celles à consolider et à pérenniser, inclut la surveillance et la sécurité industrielle, et donc l’inspection des installations classées. Je viens de recevoir mes notifications de moyens pour 2020. Ils sont maintenus sur ce sujet. Ils l’ont été maintenus depuis 2017. Je vous en rends compte.

Nous sommes attentifs à cet égard. La DREAL Normandie, à mon initiative, est engagée dans une démarche qualité, parce que c’est le rôle des directeurs de savoir dans quelle orientation ils s’engagent. La fusion avec la DREAL de Basse-Normandie a eu lieu il y a bientôt huit ans. Je suis à Rouen depuis le 15 février 2012. J’ai été d’abord été DREAL Haute-Normandie, puis DREAL Normandie. J’ai décidé, dans le cadre de la fusion, d’engager ma maison dans une démarche qualité. Nous sommes certifiés ISO 9001 depuis juin 2017. L’AFNOR (Association française de normalisation) est revenue en juin 2019 pour nous renouveler cette certification. Dans les labels par l’AFNOR, il y a la prévention des risques technologiques.

Nous sommes labellisés ISO 14001 sur l’impact environnemental, y compris externe, de nos activités. Nous sommes également labellisés Marianne, pour notre attention portée à la répartition des moyens dont nous sommes bénéficiaires. Nous avons particulièrement veillé à bien calibrer le service d’expertise et d’appui qui s’appelle, dans une DREAL, le service risque, par rapport aux UD (unités départementales), qui sont au plus près du territoire et des exploitants. Nous veillons à ce que les UD aient les moyens de travailler et que le service risque, pour autant qu’il soit indispensable à l’expertise de ce qu’elles font, ne soit pas surdimensionné par rapport aux moyens dont elles disposent.

Je remercie et j’ai félicité le chef de l’UD Rouen Dieppe et ses collaborateurs et collaboratrices. J’ai réuni le 17 octobre, jeudi dernier, la centaine d’inspecteurs des installations classées de la DREAL, pour évoquer ce sujet. J’ai remercié tous ceux qui sont et qui ont été parties prenantes. Nous pouvons considérer que les moyens dont nous disposons sont bien utilisés.

Je rappelle que les deux indicateurs qu’un DREAL doit régulièrement regarder, sont le nombre de visites d’inspection par ETP (équivalent temps plein) travaillés et la fréquence des visites de chaque site. L’objectif national est de 20,7 par ETP. Nous avons fini 2018 à 20. L’UD Rouen Dieppe a dépassé la trentaine de visites d’inspection par inspecteur. Cela veut dire qu’ils ont effectivement fait beaucoup de visites.

Concernant la fréquence des visites de site, l’indication nationale est d’une visite par an. Si on y va quatre fois, trois fois ou huit fois, c’est qu’il y en a besoin. Il n’y a pas de qualificatif à apporter sur l’exploitant considéré. Il y a besoin que les prescriptions réglementaires qui lui sont applicables, parfois renforcées suite à un accident, fassent l’objet de visites d’inspection pour s’assurer qu’elles sont effectivement appliquées.

En ce qui concerne le retour d’expérience, j’en vois deux. Le premier, c’est qu’il me semble que nous avons collectivement diffusé, à l’occasion de cet accident, une très grande connaissance des risques industriels. Je suis à la DREAL Normandie depuis bientôt quatre ans. J’observe qu’en Seine-Maritime, il y a deux parties du territoire.

La Pointe de Caux a une tradition – c’est comme ça, il y a sûrement des explications – qui fait qu’il y a vraiment une très forte interactivité entre les services de l’État, les associations environnementales, les élus et les industriels. Cela permet de porter à la connaissance des habitants la nature des risques, l’existence de ces risques, leur caractérisation, la connaissance des phénomènes associés, notamment en cas d’incident ou d’accident. Il n’y a pas l’équivalent sur l’agglomération rouennaise. C’est le premier retour d’expérience.

D’ailleurs cela a été largement évoqué et proposé dans le cadre des trois instances que nous avons déjà réunies en local. Ce point a été évoqué et partagé par le Comité pour la transparence et le dialogue, qui s’est tenu le 11 octobre ; par le comité départemental des risques sanitaires et technologiques (CODERST) que le préfet a réuni dès le 8 octobre et par la Commission de suivi de site, réunie mercredi dernier, 16 octobre.

Il y a un autre retour d’expérience, que vous évoquerez peut-être avec les pompiers, dont je sais qu’ils vont bientôt vous rejoindre. Les moyens de lutte contre l’incendie ont été réduits pendant une certaine période, après que la réserve d’eau de Lubrizol a été épuisée.

L’explication qu’a donnée Lubrizol, c’est que la force de l’incendie venant de l’extérieur, et venant apparemment de la partie mitoyenne, était telle que les sprinklers du hangar 5 se sont ouverts et ont arrosé les fûts présents dans le hangar, alors même que le feu n’y était pas. L’eau a été consommée pour éteindre un incendie qui n’était pas encore présent à l’endroit que les sprinklers arrosaient. Quand l’incendie est arrivé dans le hangar, l’eau de la réserve d’incendie de Lubrizol était épuisée.

Les pompiers avaient d’autres dispositifs, qu’ils vont vous exposer. Le port a très rapidement amené un bateau-pompe, qui a permis de prendre le relais avec une pression suffisante et le débit nécessaire pour reprendre la lutte contre l’incendie. Il s’avère qu’en pareil cas, lorsque les réserves d’eau des sites Seveso seuil haut sont épuisées, l’usage, c’est qu’il y ait à proximité ce que j’appelle, avec beaucoup de guillemets, une borne municipale, sur laquelle les pompiers peuvent se brancher et qui prend le relais.

À cet endroit, la situation juridique du boulevard maritime est celle d’une voie privée, qui appartient au grand port maritime de Rouen mais est ouverte à la circulation publique. Il n’y a pas de borne incendie. En réalité, ces bornes incendie, si elles étaient installées, devraient se brancher sur le réseau municipal qui doit être le réseau métropolitain. Il y a clairement un travail à faire pour remédier à cette situation, évoquée à plusieurs reprises avec les exploitants et avec le port. Le préfet de la Seine-Maritime est susceptible de réunir assez rapidement le port, la Métropole, les Seveso du port maritime pour que cette situation trouve un terme. Il faut que des bornes incendie soient mises en place, mais il ne s’agit pas seulement d’avoir une borne, il faut aussi qu’elle ait le débit suffisant. Cela permettra, au cas où les stockages d’eau de chaque Seveso « seuil haut » de ce boulevard viennent à être épuisés par un incendie, qu’une borne privée, raccordée à un réseau public, prenne le relais. C’est le deuxième retour d’expérience.

Je vais essayer de vous dire très rapidement le statut de Normandie logistique. C’est une installation classée. C’était au départ des magasins généraux, qui n’étaient pas concernés par les textes de 1917 sur les établissements incommodes, insalubres, malodorants, etc. Ils ont été enregistrés en 1953 comme magasin général. C’était l’appellation ancienne des magasins de portuaires pour des marchandises diverses. Lorsque la loi de 1976 est intervenue pour créer le régime des installations classées, ils n’étaient pas forcément immédiatement dedans.

Il y a eu une création de rubriques en 1986. En 1992, il y a encore eu un changement de rubrique. La loi disait que l’exploitant devait se manifester pour signaler qu’il relevait de la nouvelle rubrique. Ils se sont manifestés à ces deux occasions.

En 2010, il y a encore eu un changement de rubrique. Là, très clairement, ils ont été défaillants. Ils ne se sont pas manifestés. C’est une défaillance administrative. Donc aujourd’hui, Normandie Logistique est bien une installation classée relevant juridiquement du régime de l’enregistrement et non du régime de l’autorisation, qui est plus élevé, ni de celui des Seveso, encore au-dessus. L’autorisation est le cas classique, dont l’enregistrement est un régime simplifié. Le régime de la déclaration est le plus simple. Ils sont juridiquement ICPE soumise à enregistrement mais à défaut de s’être manifestés, après cette modification des textes en 2010, ils sont restés connus de nous comme ICPE soumise à déclaration. Le nombre de visites à faire par an dépend de ce rubricage. Les directives sur les émissions industrielles (IED) indiquent que les sites Seveso seuil haut, ces grandes installations qui émettent des rejets dans l’air et dans l’eau considérables, soumises à un programme européen de réduction programmée, doivent être visités est une fois par an ; les Seveso « seuil bas » et autres IED, une fois tous les trois ans ; les suivants, une fois tous les sept ans et ainsi de suite.

Parce que les ICPE soumises à déclaration sont des installations simples, il n’y a de visites d’inspection que lorsque sur signalement de bruits, d’odeurs ou d’activités suspectes par un élu ou un riverain. Il n’y a jamais eu de signalement de bruits, d’odeurs ou d’activités suspectes chez Normandie Logistique. Et pour autant, nous y sommes allés deux fois, c’est une information importante. En 2011, nous y sommes allés dans le cadre du PPRT, vérifier la zone d’effet de Lubrizol chez Normandie Logistique. Les données relatives à cet état de fait ont été partagées avec les élus, les associations, les services de l’État en 2013, avant l’approbation du PPRT. Les choses étaient sur la table.

Nous y sommes retournés en 2017, parce que Lubrizol nous a indiqué vouloir acquérir l’emprise. Nous y sommes allés, pour dire à Lubrizol : « Si vous lacquérez vu létat des hangars, voilà toutes les modifications substantielles quil faudrait faire, et que le dossier devrait comporter, si vous vous en saisissez ». Cela n’a pas encore été le cas.

Je précise enfin sur ce plan que le rapport d’inspection sur Normandie Logistique consécutif à l’accident a été finalisé hier. J’ai transmis mes conclusions au préfet, à la ministre, et je suis en mesure de vous informer que j’ai également transmis au parquet un procès-verbal, comportant le relevé de plusieurs infractions pénales.

M. le président Christophe Bouillon. Peut-être un mot sur l’amiante.

M. Patrice Berg. L’amiante est un sujet très important. Cela fait partie de la surveillance environnementale déployée. Nous pouvons souligner, en un mot, qu’à ce stade, tous les résultats sont satisfaisants. C’est également un point que je me permets de souligner devant vous.

Les recherches de substances faites dans l’environnement l’ont été sur la qualité de l’air, de l’eau, de l’eau potable et de celle qui ne l’est pas, par Eau et Nature, sur le contenu des suies, sur les contenus en matière de dioxines et sur l’amiante.

L’amiante est un sujet qui intervient à trois niveaux différents, dans cet accident. Les toitures en fibrociment des différents entrepôts ont-elles projeté dans l’air des fibres d’amiante à un niveau inquiétant pour la santé humaine ? La réponse est non. Nous avons fait trois campagnes de prélèvements de fibres d’amiante dans l’air. Une première immédiatement, dans un périmètre de 300 mètres autour des deux sites. La deuxième dans un périmètre de 15 kilomètres, dans la direction du panache, jusque sur les hauts de Rouen. Et la troisième, par mesure de sécurité dans un périmètre de 800 mètres.

Toutes ces campagnes montrent des chiffres dont les intervalles de confiance, sont entre 0 et 3 fibres d’amiante par litre d’air ou, au plus, entre 0 et 4,8. Le seuil au-delà duquel un maître d’ouvrage propriétaire d’un bâtiment amianté, doit le désamianter dans les trois ans qui suivent le dépassement du seuil, est de cinq fibres d’amiante par litre d’air. C’est une réglementation applicable à l’intérieur des bâtiments, lorsqu’il y a de l’amiante friable.

Les résultats des prélèvements montrent que l’incendie n’a pas diffusé de fibre d’amiante dans l’air. C’est cohérent avec le constat fait par un expert de l’Institut national de l’environnement industriel et de risques (INERIS), venu sur site le lundi, pour examiner les toitures en fibrociment et de Lubrizol et de Normandie Logistique. Il nous a produit une expertise, indiquant que ces toitures n’ont pas brûlé de manière massive, ce qui aurait pu être été dangereux, mais qu’elles se sont effondrées. Ce sont les explosions de certains fûts qui les ont fragmentées et qui ont projeté des morceaux et c’est le deuxième sujet. Le mouvement ascensionnel du panache et sa force portante ont diffusé ces fragments de fibrociment. Un dispositif a été mis en place pour les récupérer. Nous avons invité Lubrizol à plusieurs reprises à l’améliorer. Les particuliers et les entreprises mobilisent par un Numéro Vert une entreprise qui vient enlever ces morceaux de fibrociment. Les collectivités s’adressent directement à l’entreprise.

Enfin, un troisième sujet nous est commun avec mon collègue de la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE). C’est la protection des travailleurs de Lubrizol, de Normandie Logistique ou des prestataires qu’ils mobilisent par rapport au risque posé par l’amiante. Les restes des différents hangars qui ont brûlé comportent effectivement des fragments de toiture en fibrociment. L’enlèvement de ces déchets calcinés doit se faire dans le respect des protocoles de protection des travailleurs contre le risque d’amiante.

À ce stade, l’ensemble des prélèvements faits dans l’air montre que cet incendie n’a pas projeté de fibres d’amiante dans l’agglomération rouennaise ni au-delà

Nous avons recherché des dioxines dans les suies. Aucune n’a été identifiée en relation avec cet incendie. Nous avons recherché les métaux. Aucun métal n’a été identifié en relation avec cet incendie. ATMO Normandie nous a indiqué, quelques jours après l’incendie, que des odeurs signalaient des projections de zinc, de phosphore et de soufre dans l’atmosphère. Ce sont trois produits présents dans les différentes matières premières qu’utilise Lubrizol.

L’eau est potable. La surveillance environnementale se déploie. Elle réside sur un arrêté du 14 octobre qui est extrêmement complet. Nous allons faire une surveillance dans les semaines, pour vérifier la présence de ces substances, même à des doses faibles. Si on en trouvait, qui soient susceptibles d’avoir des impacts de long terme sur la santé, on mettrait en place la surveillance appropriée.

M. le président Christophe Bouillon. Monsieur le Directeur, le temps nous manque, mais nous souhaitons obtenir des réponses. Je vais vous proposer de collecter l’ensemble des questions qui ont été posées par mes collègues, notamment sur les gens du voyage. Je rendrai publique la liste des questions que je vais vous adresser et l’ensemble des réponses que nous souhaitons que vous puissiez apporter dans un délai raisonnable.

Je dis à mes collègues que je me permettrai de leur adresser officiellement un courrier pour recueillir l’ensemble de leurs questions qui n’ont pas eu de réponse. Je rendrai public ce courrier et les réponses que nous attendons.

M. Pierre Cordier. Monsieur le Président, je pense qu’une heure pour recevoir nos amis de la DREAL, c’est un peu court par rapport aux questions que l’on a à poser.

 

L’audition s’achève à quinze heures vingt.

 

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3.   Audition, ouverte à la presse, du colonel Jean-Yves Lagalle, directeur départemental du Service départemental d’incendie et de secours de la Seine-Maritime (SDIS76), du colonel Marc Vitalbo, directeur départemental adjoint, et du commandant Alexandre Cros, chef du Centre opérationnel départemental d’incendie et de secours (CODIS), conseiller technique départemental sur les risques chimiques (CTD RCH)

(Séance du mercredi 23 octobre 2019)

L’audition débute à quinze heures vingt.

M. Christophe Bouillon, président. La Conférence des présidents a décidé qu’une mission d’information donnerait suite à l’incendie de Lubrizol à Rouen, pour établir la compréhension de cet événement de grande ampleur, tirer toutes les conclusions d’un retour d’expérience et si besoin, faire des propositions d’amélioration.

Pour commencer, je voudrais au nom de tous les membres de cette mission d’information, vous féliciter pour le courage dont a fait preuve l’ensemble des pompiers et sapeurs-pompiers qui sont intervenus sur place pour maîtriser l’incendie. Nous avons déjà eu l’occasion de saluer à la fois leur professionnalisme et leur courage, mais je crois que c’est l’occasion de vous le redire et à travers vous, de le dire à l’ensemble des sapeurs-pompiers.

Plusieurs questions se posent. Je voudrais que vous puissiez nous établir la chronologie des événements : à quel moment avez-vous été prévenu ? À quel moment les premières équipes étaient-elles sur place ? Lorsque vous êtes arrivé, vous avez été confronté non seulement à l’événement, mais vous avez également rencontré des membres du personnel de Lubrizol, qui avaient déjà pris un certain nombre de dispositions et qui vous ont décrit la nature même de l’incendie. Disposiez-vous d’entrée des jeux de données nécessaires, c’est-à-dire de la connaissance des produits qui étaient entreposés, de leur point de situation, d’un plan de l’établissement, d’une description de l’ensemble des bâtiments et de leur destination, d’informations sur l’existence d’une toiture en amiante, autrement dit de tous les éléments qui sont nécessaires pour établir un plan de bataille ?

Nous allons projeter un plan du site. Il serait utile pour nous de comprendre par où vous avez commencé. Il y a les bâtiments A4 et A5, il y a les bâtiments qui dépendent de Normandie Logistique. Quelles sont les informations dont vous disposiez au moment où vous êtes intervenu, qui vous ont permis d’établir le positionnement de l’ensemble des effectifs ? Pouvez-vous nous décrire précisément comment cela s’est passé ? Où était votre centre de commandement ? Où vous avez positionné les pompiers et pourquoi ? Quel était le niveau de connaissance que vous aviez du point de commencement de l’incendie ? Est-ce qu’il y avait plusieurs départs d’incendie ? Toutes ces informations peuvent nous permettre de bien saisir l’événement auquel vous avez été confronté et les moyens que vous avez déployés pour y faire face.

M. Damien Adam, rapporteur. Je m’associe évidemment aux propos de M. le Président ; aux remerciements et à l’hommage que nous devons à tous les sapeurs‑pompiers, aux 900 sapeurs-pompiers de la Seine-Maritime, à ceux des cinq départements limitrophes qui sont venus aider leurs collègues de Seine-Maritime pour circonscrire ce feu et faire en sorte que nous n’ayons pas de suraccident, puisque d’après les informations qui nous ont été communiquées, nous avons évité le pire. Nous avons évité potentiellement des dizaines, voire des centaines de morts grâce à leur action.

En plus de l’établissement du déroulé précis des actions que vous avez menées sur le site, j’aimerais que l’on revienne sur quelques polémiques qui ont pu émerger ces dernières semaines. Par exemple, on a parlé de masques qui n’étaient pas forcément présents pour que les sapeurs-pompiers soient protégés, on a parlé de prises de sang. Même si j’ai les réponses, je pense qu’il serait bien que vous puissiez les donner publiquement devant l’ensemble de cette assemblée, que nous puissions revenir sur tous les éléments qui ont pu faire l’objet de polémiques ces dernières semaines, même si, évidemment, nous aurons d’autres questions précises à vous poser une fois le déroulé précis des événements établi.

M. Jean-Yves Lagalle, directeur départemental du service départemental dincendie et de secours de la Seine-Maritime (SDIS76). Je vais d’abord vous remercier, Monsieur le Président, pour les mots de sympathie que vous avez eus à notre endroit et que je ne manquerai pas de relayer à mes équipes. En cette période un peu compliquée, je crois que des mots positifs feront du bien à tout le monde. Nous en avons besoin.

Pour répondre à vos questions sur le déroulé, je vais commencer par l’heure de l’alerte. À 2 heures 39, nous avons été alertés par la société voisine Triadis. L’appel a duré environ 48 secondes. L’appelant nous signale qu’il voit d’énormes flammes qui dépassent d’une toiture du côté de Lubrizol. Au bout de ces 48 secondes, notre opérateur du Centre opérationnel départemental d’incendie et de secours (CODIS) appelle immédiatement la société Lubrizol. Il est 2 heures 40. Il a au bout du fil le gardien qui, a priori, n’a pas encore idée de ce qu’il se passe dans l’établissement, mais qui a une alarme déclenchée. Il envoie immédiatement son chef de quart sur site, à peu près à l’endroit qui avait été décrit par les gens de Triadis. Il confirme qu’il y a un départ de feu sur une zone extérieure en limite du bâtiment A5 et de la société Triadis. Il s’agit d’un établissement classé Seveso, répertorié chez les sapeurs-pompiers, qui fait l’objet d’un plan particulier. Nous déclenchons immédiatement les moyens prévus au plan ; nous les renforcerons même. Les premiers engins engagés le sont à 2 heures 42 et se présentent à 2 heures 52 sur place. Ce sont les moyens du centre de Rouen rive gauche qui se situe à proximité du lieu.

Les équipes intervenantes sont confrontées à un feu violent qui prend très vite de l’ampleur, qui va très vite atteindre le bâtiment A5. Je le rappelle, le feu dans le bâtiment A5 fait l’objet d’un scénario prévu au plan d’opération interne (POI), repris dans le plan particulier d’intervention (PPI) qui concerne la protection des populations.

Lorsque je suis appelé, les informations en ma possession sont qu’il y a un feu d’hydrocarbures. Au départ nous n’avons pas le détail de la nature chimique, mais nous avons dans le plan d’opération interne, l’information que le feu part dans le stockage A5, et que ce sont des produits finis, conditionnés dans des fûts d’additifs pour les carburants et les huiles. Nous sommes confrontés à un feu d’hydrocarbures qui fait énormément de fumée noire et qui va nécessiter des moyens spécialisés, notamment des moyens de projection en émulseurs et en mousse.

C’est pour cela que lorsque j’ai été appelé à mon domicile, je me suis rendu rapidement au centre de traitement de l’alerte (CTA) du CODIS pour faire le point. Le centre opérationnel se situe à Yvetot, à mi-chemin entre Rouen et Le Havre. Depuis Yvetot, il faut 25 minutes pour aller au centre opérationnel départemental (COD). Je passe d’abord par le centre opérationnel pour voir comment nous sommes organisés. Nous avons des procédures. Le CODIS passe en phase deux. Toute ma salle est prête. L’officier présent me fait un point de situation sur la base du plan de l’établissement répertorié.

La difficulté est qu’il s’agit d’un feu de liquides inflammables, mais non contenus, c’est-à-dire en circulation libre. Les premiers intervenants vont se trouver non pas face à un feu de cuvette, contenu géographiquement, mais bien face à une sorte de mini vague d’hydrocarbures qui s’avance de proche en proche, un peu comme une coulée de lave. Cette difficulté va nécessiter trois replis opérationnels, puisque pendant ce temps, il y a également d’énormes explosions de fûts.

C’est la raison pour laquelle notre premier commandant des opérations de secours (COS), qui avait mis en place un périmètre de 300 mètres, l’a étendu à 500 mètres circulaires autour de l’usine. Ce sont nos procédures en cas d’explosion pour éviter ce que l’on appelle « les effets missiles » et « les effets de souffle ». Les effets de missiles sont des projections de matières, qu’il faut contenir dans le périmètre des 500 mètres. Nous avons appelé la personne d’astreinte de la mairie de Petit-Quevilly, puisque la commune entrait dans ce périmètre. Elle était déjà au courant. Le responsable opérationnel de la mairie de Petit-Quevilly rejoint le nôtre dans la nuit, au poste de commandement (PC), pour faire le point. Il nous informe que la police les avait également prévenus.

Pourquoi trois replis successifs ? Parce que la vague a avancé et qu’il était impossible de la contenir. Le feu est hors norme par ses dimensions. Très vite, nous nous apercevons qu’il atteint trois hectares dans l’usine de Lubrizol, 7 000 mètres carrés de l’usine voisine. Ce sont trois hectares de produits inflammables qui brûlent. C’est un fait hors norme. Nos schémas départementaux d’analyse et de couverture des risques (SDACR) nous préparent à un feu d’hydrocarbures dans un dépôt de 1 500 mètres carrés. Au-delà de 5 000 mètres carrés, il est quasiment impossible de l’éteindre sans recourir à des moyens nationaux.

C’est pour cela que la solidarité nationale a joué. Je rappelle que quand j’étais au CODIS, conformément à nos procédures, j’ai très rapidement appelé le Centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (COGIS) à Paris, pour leur signaler l’événement.

Il s’agit d’un établissement Seveso seuil haut, qui a déjà défrayé la chronique, puisqu’en 2013, il y a eu un événement important. Nous sommes en pleine nuit. C’est un élément important du cheminement intellectuel que nous suivrons avec M. le préfet, pour décider de la protection des populations. Toute la vie va reprendre au lever du jour. C’est un élément déterminant pour nous.

Il y a eu trois replis successifs opérationnels et parallèlement, deux replis au niveau des postes de commandement. Au départ, notre poste de commandement était placé dans l’enceinte même de l’usine, à côté du PC exploitant. Au vu des premiers éléments, des premières explosions, le PC exploitant de Lubrizol, installé dans l’enceinte même de l’usine, s’est déporté dans un autre bâtiment situé plus loin, le bâtiment G. Quelque temps après, il a dû quitter le bâtiment G pour rejoindre la société Total Lubrifiants qui est à côté. Nous-mêmes avons connu plusieurs grandes phases avant l’extinction de l’incendie : une phase de présentation, une phase de reconnaissance, une phase de préparation. Nous avons perdu trois fois la bataille, mais nous n’avons pas perdu la guerre.

Il a fallu quand même se replier, d’autant qu’à 4 heures 15, le réseau incendie interne tombe. Il n’y avait plus de pression d’eau, plus de munitions au bout de nos fusils. Fort heureusement, nous avions encore des poteaux sur la voie publique qui nous ont permis d’assurer une protection du bâtiment.

Au départ, les actions majeures ont été faites par les employés de Lubrizol, à qui il faut rendre hommage, qui ont évacué tout le stock de pentasulfure de phosphore et qui l’ont mis à l’abri. Si le feu avait pris dans ce stockage de pentasulfure de phosphore, nous avions un drame.

M. le président Christophe Bouillon. Est-ce qu’il y a un groupe de pompiers internes à Lubrizol ?

M. Jean-Yves Lagalle. Ce sont des gens qui ont une formation incendie, capables d’intervenir en cas d’alerte interviennent. Ce ne sont pas des pompiers en poste, comme il en existe dans certaines entreprises privées. Leur réaction immédiate a été l’évacuation du stock de pentasulfure de phosphore. Ce fut une action vraiment positive, majeure, menée par Lubrizol.

Parallèlement, sur le réseau externe, celui du boulevard maritime, quai de France, nous avions quelques poteaux d’incendie qui nous ont permis d’alimenter les engins et de mettre en protection les installations de production qui jouxtent le stockage.

Au début, nous ne sommes pas sur une phase d’extinction. Nous sommes sur une phase défensive. Il faut protéger les installations de production. Si le feu avait pris là, nous aurions pu avoir des explosions très graves. De même, nous avons pu protéger le bâtiment administratif, protéger Triadis qui était à côté et qui n’a pas été touchée par le feu. Je rappelle que Triadis est aussi une entreprise Seveso, qui traite l’incinération de matières dangereuses. Nous étions dans un environnement assez compliqué, qui aurait pu générer des effets dominos majeurs. Au début, nous étions assez démunis.

Qu’est-ce que nous savons sur le stock ? Nous savons qu’il est déposé dans le bâtiment A5. Il s’agit de l’un des scénarios prévus au plan d’opération interne. Ce sont des barils, des fûts de produits finis, essentiellement des additifs pour les carburants, pour nous, des hydrocarbures.

Le scénario du POI établi par l’exploitant, qui date de 2018, prévoit simplement des risques de flux thermiques. Nous retrouvons dans le PPI, qui date, lui, de 2016, un scénario toxique. Imaginez ce feu comme un immense chaudron rempli de pétrole. Cela brûle. Cela fume. Les fumées noires montent. Ce soir-là, elles sont montées à 400 mètres. Que dit le PPI ? Il dit que la zone dangereuse de toxicité forte se situe à une altitude de 100 mètres et qu’elle peut s’étendre jusqu’à 1 340 mètres en longueur. Pourquoi 100 mètres ? Parce qu’avec le phénomène de convection, les fumées montent, c’est-à-dire qu’au sol, vous n’avez rien. Il faut monter dans le panache de fumée pour trouver des fortes concentrations toxiques. La nuit, à partir 340 mètres de hauteur, le phénomène de dilution fait retombez ces concentrations dans des proportions normales – je ne dis pas agréables à respirer – mais qui permettent de dire aux gens : « Vous n’êtes pas en situation de danger immédiat ».

Pour vous donner un ordre d’idée du plafond à 400 mètres, la flèche de la cathédrale de Rouen est à 151 mètres. Le lendemain matin vers 8 heures, quand le plafond est redescendu à 200 mètres, la flèche de la cathédrale de Rouen était toujours visible. Du point de vue du risque, cela veut dire que la lame d’air est acceptable, même si cela ne sent pas bon et qu’il y a des fumées.

Imaginez que cette usine de Lubrizol ait été installée au pied de la colline qui monte à Mont‑Saint‑Aignan, là, nous aurions eu un vrai problème. Dans notre malheur, nous avons eu la chance que cette usine soit de l’autre côté, que le vent soit un vent de Sud, Sud-Est, ce qui fait que la distance entre Lubrizol et les communes les plus hautes de Rouen était d’environ cinq kilomètres. Le périmètre de 1 340 mètres à la hauteur de 200 mètres était l’élément déterminant de notre raisonnement.

Vous allez certainement me poser la question : « Comment vous, les pompiers, faites-vous pour savoir s’il y a un risque, alors que vous ne connaissez pas les molécules au gramme près ? ». Il est vrai que nous n’avons pas ces éléments Mais il faut remettre les choses dans le contexte. Nous nous replions deux ou trois fois pendant que les fumées, qui étaient bien là avant que nous arrivions, couvrent l’agglomération. La météo nous annonce un plafond à 400 mètres de 2 heures du matin jusqu’à 8 heures, qui devait descendre à 200 mètres à partir de 8 heures. Dans la journée, des pluies ont malheureusement dilué ce nuage et déposé des suies au sol. Voilà, les éléments que j’avais en ma possession lorsque j’interroge les gens du service d’aide médicale urgente (SAMU) : combien avez-vous d’appels ? Combien de gens sont arrivés aux hôpitaux ? Est-ce que vous avez des gens qui font des malaises dans les rues ? Est‑ce que vous avez des hospitalisations graves ? Leurs réponses sont plutôt rassurantes pour le pompier que je suis.

En tant que commandant des opérations de secours auprès de M. le préfet, j’aurais très bien pu me contenter de cela en disant : « Le PPI prévoit un périmètre dangereux de 1 340 mètres, je suis bien au-delà, tout va bien ». La confiance n’excluant pas le contrôle, j’ai décidé, avec mes équipes, de scinder l’opération et de mettre en place un second PC, chargé d’effectuer des mesures.

L’un s’occuperait de l’analyse systémique – ce fameux chaudron dont je vous parlais – ce que l’on appelle dans le jargon « le terme source » qui génère l’incendie, et l’autre des flux, des fumées, de leurs cibles potentielles, à savoir les personnes et l’environnement. J’ai confié le premier à Marc Vitalbo, mon adjoint. Il n’est pas venu tout de suite, parce qu’il n’était pas d’astreinte. J’ai pris la décision de le faire venir quand le COS sur place, qui est quelqu’un d’extrêmement compétent, a vécu trois explosions successives, trois replis successifs. Il faut prendre en compte la dimension humaine de cette affaire. Marc avait un regard neuf et il arrivait à partir de 8 heures pour pouvoir reprendre les choses avec son expérience.

Le second PC, chargé de mesurer sur le terrain ces fameuses fumées, était rattaché directement au COD. Il a mis en place 26 points de mesures dans tout le panache, même en limite de frontière, avec nos appareils de sapeurs-pompiers. Ces appareils ne font pas d’analyse, mais des mesures sur les toxiques habituels que l’on rencontre dans les fumées, comme les dioxydes d’azote ou les oxydes d’azote, qui ont une réponse binaire : cela sonne ou ne sonne pas. Il n’y avait rien. Tout cela confirmait notre analyse. Il y a eu deux reconnaissances du nuage par un hélicoptère, à 6 heures et à 8 heures. Cela nous a permis de confirmer son axe par rapport aux conditions météo et sa largeur maximum. Le front de fumée se déplaçait sur l’agglomération. Il fallait s’assurer de la hauteur de l’espace libre sous la fumée noire.

En tant que directeur, ma mission est de garantir à M. le préfet, qu’il n’y aura pas de morts dans les rues, dans les quelques minutes qui viennent. M. le préfet m’a fixé trois grands objectifs stratégiques :

– éteindre le feu le plus rapidement possible ;

– éviter les destructions secondaires et les morts : j’avais pratiquement 200 pompiers sur place, en plus des gens de Lubrizol. Je pensais en permanence à leur sécurité ;

– éviter la panique : Rouen est un centre urbain. Il y a les gens qui y résident, mais il y a aussi ceux qui travaillent et qui viennent de l’extérieur, c’est-à-dire des flux à gérer.

Dès lors que nous avions recueilli tous ces éléments-là, nous avons déterminé un cône qui impactait 12 communes. Nous avons proposé à M. le préfet, de prendre, sous ce cône, des mesures de mise à l’abri, avec un œil attentif sur les personnes les plus faibles : les écoles, les élèves, les personnes âgées, les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Les services compétents ont été alertés en conséquence. Nous avons surtout proposé de mettre en place un plan de circulation pour faire en sorte qu’il soit difficile de rentrer depuis l’extérieur et de faciliter les sorties de gens qui voulaient partir, mais surtout de fluidifier le trafic. Des plans de circulation, des fermetures de routes ont été mis en œuvre. Je vous rappelle mon chaudron. À partir de 8 heures, le plafond de 400 mètres est descendu à 200 mètres. Les taxis et les bus roulant au sol, il était important, pour la continuité de la vie, de fluidifier le trafic pour éviter tout mouvement de panique. Il fallait assurer l’arrivée des secours extérieurs et éviter tout encombrement. Il ne fallait pas que les gens restent statiques dans les fumées. Toute la problématique est la concentration de fumée et le temps d’exposition. Plus vous êtes loin du feu et moins vous restez longtemps, moins vous avez de risques.

Le secteur le plus à risque sur l’agglomération rouennaise à ce moment-là, à 8 heures du matin, était à 100 mètres d’altitude, dans la bande des 1 340 mètres de long au-dessus de l’usine. C’est aussi pour cela d’ailleurs, que nous avons demandé à la préfecture d’informer immédiatement l’aéroport.

 Tout cela, imaginez-le en quelques minutes, sans avoir tous les éléments. Il y a souvent eu confusion entre ce que font les pompiers, c’est-à-dire des mesures, et des analyses chimiques qui demandent du temps, qui ont pris parfois plusieurs jours.

Dans le cadre des renforts nationaux, nous avons bénéficié de l’apport d’un véhicule chimique, qui est venu de l’unité militaire de Nogent-le-Rotrou, qui permet de faire de la spectrographie de masse, c’est-à-dire de l’identification, pas de la quantification. À un moment donné, nous avons pris un échantillon, nous l’avons donné à mesurer au spectrographe et l’unité militaire nous a dit : « Voilà la liste des produits ». Lubrizol nous a confirmé qu’elle correspondait à la sienne.

Sur les polémiques, s’agissant de la sécurité des agents et de la prise de masques, dans ce département, nous avons une grande expérience des feux industriels, même s’il faut rester humble par rapport à cela. Récemment, nous avons eu une problématique d’amiante à Dieppe. Il faut savoir que quand vous avez 200 pompiers sur place, on engage toujours un soutien sanitaire opérationnel, un médecin, un infirmier, qui est là, en arrière, pour surveiller et garantir la présence médicale auprès des sapeurs-pompiers, si besoin. Le SAMU aussi a engagé une équipe médicale sur place.

Contrairement à l’idée que l’on peut s’en faire, les fumées toxiques n’étaient pas au pied du feu, elles étaient en hauteur. Néanmoins, les sapeurs-pompiers sont équipés de protections respiratoires, ce que l’on appelle « l’appareil respiratoire isolant ». Dans tous les fourgons, nous avons six dossards, avec une bouteille chacun et quatre bouteilles de réserve. Quand nous passons en phase d’extinction puis de surveillance, nous avons d’autres types de protection. Ce sont des masques que l’on appelle « FFP2 » ou « FFP3 », en papier, qui permettent de se protéger de l’émission des poussières toxiques et nocives, notamment les poussières d’amiante.

Dès le 26 – le feu n’était pas encore éteint – j’ai fait appeler le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions (CHSCT), pour demander, en relation avec notre président, M. Tasserie, qui est un élu du Havre, de réunir dans les délais les plus courts un CHSCT extraordinaire sur cette opération. Il a eu lieu le lundi suivant, avec l’aide de notre médecin‑chef, le médecin de Lubrizol et un professeur de médecine, le professeur Gehanno de Rouen. Il a décidé la mise en place d’un protocole de suivi par prises de sang. C’est assez unique en France. Cela a permis de tracer l’ensemble des pompiers qui sont intervenus, que ce soient ceux du 76 ou ceux des autres départements.

Pour répondre clairement à votre question, nous avons de quoi protéger nos personnels sur le plan respiratoire. Néanmoins, un feu est quelque chose de dynamique, qui évolue dans l’espace et dans le temps. La situation à un moment donné n’est plus la même quelques instants plus tard. Même si nous avons des moyens de protection, je ne peux pas affirmer que pendant toute la durée, tous ces moyens de protection ont été utilisés de façon optimale.

C’est pour cela que j’ai souhaité très rapidement réunir le centre hospitalier spécialisé (CHS), lancer cette procédure médicale, pour rassurer nos sapeurs-pompiers, qui je le rappelle, sont des pompiers aguerris, formés aux risques industriels et acteurs de leur sécurité. Vous ne verrez jamais un sapeur-pompier, quand un plafond s’effondre, rester dessous. Ils savent ce qu’ils ont à faire. Nous leur apprenons à détecter les signes précurseurs des effets thermiques. Ils savent très bien qu’il ne faut pas rester dans les fumées. Il s’agit d’un échange permanent entre le terrain et les hommes qui commandent. C’est extrêmement complexe, puisque tout cela est très dynamique et évolue.

Nous avons des éléments de protection. Nous pourrions toujours en avoir plus, parce que la chaîne de l’air est quelque chose d’important. Je rappelle que c’était un feu hors norme. Il a fallu regonfler nos bouteilles d’air comprimé sur place, gérer les stocks, adapter notre logistique à ces circonstances exceptionnelles.

Nos agents ont reçu chacun une lettre individuelle leur précisant la procédure. Ils devaient aller dans le laboratoire de leur choix. Le laboratoire devait renvoyer les analyses sous pli scellé, parce que nous sommes dans le secret médical. La polémique a commencé à cause de la mention « Pli scellé ». Les personnes se sont imaginé que nous leur cachions des choses et que nous ne leur disions rien. Non, c’est la procédure. Le médecin a reçu les analyses, nous en recevons d’ailleurs encore. Nous sommes dans la phase T0. Je rappelle que les analyses sont faites en trois temps pour avoir des éléments de comparaison :

1) à T0 ;

2) à un mois ;

3) à six mois.

Effectivement, dans les analyses qui ont été faites, il y a eu quelques relevés anormaux, mais qui correspondent peut-être à des pathologies qui étaient déjà existantes chez certains sapeurs-pompiers. Je me fie à ce que dit mon médecin. Nous y verrons plus clair lors des deuxièmes analyses qui vont arriver d’ici quelques jours. Dans les sapeurs-pompiers qui avaient des relevés anormaux – il n’y en avait pas tant que cela – il nous en reste un qui fait l’objet d’un suivi particulier. Chaque sapeur-pompier a été appelé par le médecin pour avoir une explication en direct.

Je vois beaucoup de choses dans la presse. Je me permets, par votre intermédiaire, aujourd’hui, de m’adresser à eux et de leur dire qu’il est temps de positiver les choses, de présenter les choses de façon correcte. Ce feu a été éteint en moins de 12 heures. Il n’y a pas un mort, pas une destruction d’immeuble, alors que nous aurions pu tomber dans un drame énorme. Merci, Mesdames et Messieurs de la presse, de nous aider à positiver les choses. Je crois que la population rouennaise en a besoin et nous aussi, pompiers, dans tout ce flot de choses dites ou écrites sur les réseaux sociaux.

M. Xavier Batut. Je souhaite à nouveau saluer votre professionnalisme et le courage de l’ensemble des personnels du SDIS 76 dans l’intervention de cet incendie. Je ne vais pas revenir sur ce qui a été dit dans la presse. Je voudrais savoir comment vont les hommes qui sont intervenus sur cet incendie et dans quel état d’esprit ils sont après cet incendie, quel est leur état psychologique ?

Concernant le retour d’expérience, avez-vous déjà commencé à travailler sur cette intervention et surtout avez-vous des remontées ou des éléments à nous communiquer, afin d’alimenter le travail législatif de cette commission, qui doit nous permettre de faire un rapport et surtout des recommandations ?

M. Pierre Cordier. J’ai été président de SDIS pendant cinq ans et demi, tout ce que vous dites m’inspire. En tout cas, je visualise très bien les choses. Il y a un parallèle qui a été fait tout à l’heure. Je l’évoquais hier, à l’occasion d’un parallèle que je faisais avec les commissions locales d’information des centrales nucléaires, puisque je suis également président d’une commission locale d’information (CLI), dans le département des Ardennes où il y a une centrale nucléaire. Je me demande si, sur ces sites Seveso « seuil haut », il ne pourrait pas y avoir, comme dans les centrales nucléaires, pour un certain nombre d’entreprises, une garde postée. Il est certain que cela coûte beaucoup d’argent, je suis bien placé pour le savoir, même si EDF rembourse une partie des frais ou même la totalité. C’est le cas dans le département des Ardennes en tout cas. J’imagine qu’il pourrait y avoir une évolution législative dans ce domaine, pour faire en sorte que sur ces sites industriels où il y a plusieurs entreprises, une garde postée soit installée. J’aurais voulu avoir votre sentiment à ce sujet.

M. Sébastien Jumel. Je réitère l’extrême reconnaissance, l’extrême respect que nous avons pour le commandement et les hommes qui ont risqué leur vie pour sauver la nôtre. D’ailleurs, j’ai exprimé cette solidarité, lorsque les pompiers ont manifesté pour leurs droits, avec un respect qui n’était pas complètement à la hauteur de ce qui nous rassemble aujourd’hui.

Deux questions simples. Premièrement, vous avez parlé des moyens techniques. Ceux qui ont été mobilisés étaient-ils suffisants ? On me dit que des moyens spécifiques liés à la raffinerie de Gonfreville ont été mobilisés, puisque ceux qui auparavant mobilisables à Petroplus ne l’étaient plus. Est-ce que c’est une rumeur ? Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que la proximité est une question importante ?

Troisième question, je l’ai posée tout à l’heure aux directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), sans succès. Assez rapidement, vous avez pu modéliser le nuage, en mesurer la configuration. Assez rapidement vous avez pu identifier le cheminement de ce nuage. Avez-vous demandé au préfet, à ce moment-là, d’informer les différents acteurs, notamment les maires ? Dans l’affirmative, quel a été le résultat ?

Quatrième élément : la santé des hommes. Avez-vous des garanties pour que cette santé soit suivie dans la durée et que leur protection soit assurée dans la durée ?

M. François Jolivet. Je vais vous poser une question que j’ai déjà posée deux fois sans avoir aucune réponse. J’ai demandé au directeur général, aux DREAL, ainsi qu’aux directions départementales des territoires et de la mer (DDTM), si le plan de prévention des risques technologiques (PPRT) comportait un plan d’alerte des populations et comment devait être alertée la population en cas d’événement grave. J’aimerais avoir une réponse.

Vous avez également insisté sur l’effet domino, qui est une question que j’ai posée aux DREAL et sur laquelle je n’ai eu aucune réponse. Vous avez indiqué qu’il y avait un produit qui avait été évacué immédiatement par les personnels de Lubrizol : le pentasulfure de phosphore. Vous avez indiqué que s’il s’était enflammé cela aurait été extrêmement dangereux. Je sais que les sapeurs-pompiers sont amenés à lire les PPRT. Je souhaite savoir quel est l’avis que vous avez rendu sur le stockage de ce type de produit à côté d’autres qui pouvaient s’enflammer, même si le feu avait une chance sur 10 000 de prendre.

Mme Natalia Pouzyreff. Je salue à nouveau les pompiers et leur action, ainsi que les salariés de Lubrizol pour leur sang-froid. Je crois que c’est important de leur rendre aussi cet hommage.

Je reviens sur le déroulé des événements, parce que l’on sait que les premières minutes, voire les premières secondes, comptent énormément. Est-ce qu’il y avait un dispositif d’alarme automatique qui sonnerait quelque part dans votre PC, qui soit relié avec des unités capables de gérer cette urgence ? Est-ce qu’il y avait ne serait-ce qu’une sirène sur le site, un déclenchement automatique par des moyens quelconques ?

Vous avez parlé du bâtiment A5. Je ne me suis pas rendue sur place, mais j’aimerais me rendre compte si c’est un bâtiment, un stock, un entreposage de différents produits. Est-ce qu’il y a un dispositif de type circuit électrique, pour éclairer les lieux, ou est-ce que ce sont des fûts mis sous couvert ?

Vous avez aussi parlé du lieu présumé de départ de feu. Vous l’avez situé à l’intérieur du site Lubrizol, hypothèse qui est plutôt infirmée par la société Lubrizol. Pouvez‑vous commenter ?

M. Éric Coquerel. Est-ce que vous avez déjà tiré des enseignements, en termes de mobilisation de moyens humains, matériels, de poteaux d’incendie ? L’incendie s’est déroulé dans des conditions météo et de vent qui n’étaient pas catastrophiques ? Que se serait-il passé dans d’autres situations ?

Deuxième question : hier le président-directeur général (PDG) de Lubrizol a prononcé une phrase assez étonnante : « Notre système de protection incendie est prévu pour un feu qui vient de l’intérieur, mais pas de l’extérieur ». J’aurais aimé savoir si vous aviez un commentaire là-dessus.

Troisième question : il y avait des gens du voyage à proximité – nous l’avons vu sur les vidéos de l’incendie – est-ce qu’au moment de l’intervention cela vous a suscité des inquiétudes spécifiques, et donc un travail spécifique ?

Enfin, j’observe qu’assez rapidement vous avez eu cette phrase : « Il ne faut pas dire aux gens qu’il n’y a pas de risques ». J’aurais voulu savoir pourquoi vous avez senti la nécessité d’intervenir de cette manière par rapport à la population.

M. Hubert Wulfranc. J’ai cru comprendre, mais je voudrais avoir votre confirmation, que, dès votre arrivée sur place à 2 heures 50, vous identifiez ce feu, déjà très conséquent, comme un feu d’hydrocarbures ne présentant pas de dangers létaux. Nous avons entendu le DREAL avant vous, qui nous indique qu’à une certaine heure – que je ne vous révèle pas – il a eu confirmation que l’incendie et le nuage ne présentaient pas de risques. À quelle heure, si cela vous est confirmé par l’autorité préfectorale qui consulte l’étude de danger, vous est-il confirmé, après vos propres observations, qu’effectivement l’incendie et le nuage ne présentent pas de risques ?

Sur l’évacuation du pentasulfure opérée par les ouvriers de Lubrizol, dans quelles conditions opérationnelles cette évacuation de produits, dont vous dites l’extrême dangerosité, s’est-elle opérée ?

Enfin, vous nous dites de manière très responsable : « Je ne peux pas affirmer que les moyens de protection dont nous disposions et qui évoluent au fil des heures aient toujours été employés de manière optimale ». J’imagine que cette observation va faire l’objet d’un examen au CHSCT. Est-ce que les conclusions pourraient nous être communiquées ?

Mme Perrine Goulet. Aviez-vous eu des exercices incendie sur le site ? À quelle fréquence les avez-vous ? De quand date le dernier ? Pensez-vous que cela a pu faciliter la progression des pompiers qui sont intervenus sur place ?

J’aimerais également savoir si les moyens de lutte contre l’incendie de l’entreprise étaient bien dimensionnés par rapport à la charge calorifique prévue sur place ou s’il y avait une différence, un manquement. Dans le nucléaire, nous utilisons les sapeurs-pompiers volontaires présents sur le site pour être les premiers armés et capables d’armer les camions, en attendant les sapeurs-pompiers. Pensez-vous qu’il peut être intéressant de développer ce type de caserne virtuelle sur les sites Seveso ?

J’ai tout entendu sur les sirènes demandant le confinement des populations. Ont-elles été déclenchées ? Dans l’affirmative, à quelle heure ? J’ai entendu certaines personnes qui indiquaient que « oui », d’autres qui indiquaient que « non ». Mon fils a entendu des sirènes, mais est-ce que c’était cela ou autre chose ? Je pense qu’il est important que nous clarifions cette partie.

Pour terminer, j’aimerais savoir si vous aviez eu tous les moyens en mousses et en émulseurs pour intervenir correctement sur l’incendie.

M. Erwan Balanant. Dans cette crise, vous nous avez dit que l’une des missions que vous avait donné le préfet était d’éviter la panique. Pour éviter la panique, il faut évidemment donner l’information à la population. Normalement, chaque commune soumise à des risques, qu’ils soient naturels ou industriels, est soumise à un document d’information communal sur les risques majeurs (DICRIM). Je voulais savoir si vous avez pu vous appuyer sur ce document, si ce document a été transmis à la population et si elle avait une connaissance du risque industriel posé par les différents sites Seveso de Rouen. Est-ce que pour éviter la panique, vous avez pu vous appuyer sur des documents comme le DICRIM ?

M. Jean Lassalle. Je suis impressionné par votre maîtrise, votre humanité aussi. Ceci m’amène à vous poser une question : dans votre carrière, avez-vous déjà eu affaire à un événement de telle ampleur ? Deuxièmement, est-ce que vous avez eu, à ce moment-là ou un peu plus tard, le sentiment que vous étiez devant un accident ou que cela pouvait être pire qu’un accident, c’est-à-dire véritablement une main malintentionnée ?

M. le président Christophe Bouillon. J’aimerais vraiment vous préciser un point qui me semble important. Vous avez dit tout à l’heure en décrivant l’événement, qu’à 2 heures 39, c’est quelqu’un de la société Triadis qui a prévenu en indiquant qu’il voyait des fumées chez Lubrizol. Ensuite, vous nous avez indiqué que l’incendie était sur le bâtiment A5, avec le scénario précisé dans le PPI.

M. Jean-Yves Lagalle. Au moment du contre-appel, le chef de quart de Lubrizol signale que c’est un feu extérieur dans un stockage de fûts aux abords du bâtiment A5.

M. le président Christophe Bouillon. Je me permets d’insister sur ce point, parce que cela est important. Par la connaissance que vous avez des incendies des vents et de la façon dont un incendie progresse, quel est votre sentiment quant au point de départ ? J’insiste sur la question de Natalia Pouzyreff, parce qu’elle est essentielle en termes de compréhension. À proximité du bâtiment A5, vous avez Normandie Logistique. Le A4 n’en est pas très éloigné. Pouvez-vous préciser, avec la connaissance fine qui est la vôtre, le point de départ de l’incendie ?

M. Damien Adam, rapporteur. D’autant plus que le PDG de Lubrizol nous disait hier, que selon lui, cela venait initialement de l’extérieur de Lubrizol, et donc potentiellement de chez Normandie Logistique. Cela me paraît effectivement un point important.

J’ai quelques questions à vous poser en plus. Vous indiquiez tout à l’heure que les sprinklers du bâtiment A5, se sont déclenchés, mais avant que nous ayons besoin d’eux. Est-ce que cela est dû à un dysfonctionnement ou à un mauvais paramétrage ? J’imagine que parce qu’ils sont faits pour éteindre un incendie à l’intérieur, ils ont constaté qu’il y avait de la chaleur et ils se sont déclenchés, mais je voudrais quand même avoir des précisions par rapport à cela.

Sur les bornes incendie qui sont sur le périmètre extérieur de Lubrizol, qui est sur le périmètre du port de Rouen, est-ce que vous nous confirmez que l’ensemble des bornes incendie qui ont été ouvertes par les sapeurs-pompiers avaient de l’eau et de la pression ?

Sur les moyens de pompage de l’eau sur la Seine, pour pouvoir alimenter les 30 000 mètres cubes d’eau par minute qui sont déversés sur cet incendie, est-ce que les moyens étaient suffisants ? Est-ce que vous en avez manqué ? Est-ce que vous avez dû en rapatrier d’ailleurs ?

Avez-vous mené en amont de l’incident, ces dernières années ou ces derniers mois, des visites du site Lubrizol pour identifier éventuellement des problématiques ? Est-ce que certaines ont été constatées ?

Comment aurions-nous pu éviter cette nappe d’hydrocarbures qui avançait sur les sapeurs-pompiers ? À quoi est due cette espèce de lave, telle que vous l’avez définie ? Est-ce que c’est quelque chose qui était évitable ?

Sur l’enceinte de l’établissement Lubrizol, est-ce que des choses auraient été nécessaires à mettre en place pour sécuriser plus ce site ?

Sur les moyens d’émulseurs et de mousses, ne devrions-nous pas obliger l’ensemble des sites Seveso en cas d’incendie, à avoir ces équipements à demeure, chez eux, ou en tout cas dans une zone où il y a plusieurs cas de sites Seveso, pour être mobilisables ?

M. Jean-Yves Lagalle. Ai-je déjà vécu des événements de cette ampleur ? Non. Mais j’ai été sur le feu d’Onduline étant jeune. J’ai combattu également le feu d’Orchies. J’étais sur celui de la Saipol. Il n’y a pas longtemps, j’étais sur celui de Norval. Dans le Puy-de-Dôme, pendant ma période de direction, j’ai connu l’incendie d’une importante usine de produits plastiques sans commander directement la lutte. En tant que pompier, j’ai vécu quelques grands événements industriels. Mais celui-ci dépassait tout ce que je pouvais imaginer. C’est pour cela que j’ai parlé d’un incendie hors normes.

Ai-je le sentiment que cela puisse être intentionnel ? Je n’ai aucune idée de la nature de cet incendie.

Comment vont les hommes ? Mes hommes vont bien. Il y a eu beaucoup d’inquiétudes au départ, mais le sentiment général, partagé, à part peut-être pour un anonyme qui s’est exprimé dans la presse sous le titre « J’ai honte », est la fierté. Je peux vous garantir que la plupart de mes pompiers professionnels, volontaires, je vais même rajouter les personnels administratifs techniques et les personnels de soutien, sont fiers. Je voudrais dire à la presse d’interroger aussi les sapeurs-pompiers qui sont fiers de ce qu’ils ont fait pour la population.

Il est encore un peu trop tôt pour un retour d’expérience. Nous sommes en train de rassembler les éléments. Il y aura beaucoup de choses à dire. Pour moi, le chapeau de tout cela, c’est la sécurité des personnels. Cela se décline en équipements, en formations, en suivis médicaux, en effectifs. Sur les questions de budget de fonctionnement des SDIS, je pense que nous aurons l’occasion d’en reparler, mais il faut aussi évoquer ces questions-là, notamment la question du financement du SDIS dans le département 76, qui est celui qui a le plus d’usines Seveso. Nous disons que les usines sont « génératrices de risques », mais je les vois d’abord comme génératrices de richesse pour la population. Il s’agit d’une richesse qu’il faut défendre.

Ne pourrait-il pas y avoir des gardes postés sur ces sites, comme sur les centres nucléaires de production d’électricité (CNPE) ? Dans notre département nous avons deux centrales nucléaires, Paluel et Penly. Nous n’avons pas de gardes postés sur place aujourd’hui, mais c’est un vrai sujet. Il faudra que nous en débattions de concert, avec les responsables concernés, notamment au niveau national. Ces centrales ont leurs équipes d’intervention. Ce sont des gens formés à l’incendie, qui ont d’autres activités et qui, le moment venu, interviennent, revêtent l’habit de pompiers. Bien évidemment, nous en sommes informés. L’incident de Lubrizol, le retour d’expérience que nous ferons, va dépasser largement le cadre des Seveso, mais intéresser aussi les centrales nucléaires.

Les moyens étaient-ils suffisants ? Clairement, sur cet incendie avec trois hectares de feu d’hydrocarbures, non. Le SDIS, à lui seul, n’aurait pas pu faire face. D’ailleurs, je remercie les collègues de la zone de défense et les collègues de Paris, qui ont été réactifs pour initier les renforts nationaux. La réponse sur ce type de feu n’est pas départementale, elle est régionale, zonale, voire même nationale. La brigade des sapeurs-pompiers de Paris est venue nous renforcer. Nous étions allés les aider pour le feu de Notre-Dame. Nous étions bien contents de les avoir, comme les sapeurs-pompiers privés, les hélicoptères, tous les services de l’État, les employés municipaux des communes, etc. C’était vraiment un travail collectif. Cette montée en puissance des moyens a été nécessaire. Je vous en donne quelques chiffres : plus de 200 pompiers sur le site, plus de 46 engins lourds, et puis surtout – je n’ai jamais vu cela dans ma carrière – plus de 15 kilomètres de tuyaux. Dérouler plus de 15 kilomètres de tuyaux la nuit, à la force des bras, c’est épuisant.

C’est aussi pour cela que je ne suis pas sûr que les moyens de protection individuels aient été utilisés de façon efficace dans la durée. Pourquoi ? Parce qu’il y a l’épuisement, il y a la fatigue, il y a le stress. Nous intervenons dans l’urgence, mais nous faisons un métier à risque et il faut limiter au maximum ce risque. L’un des axes importants de retour d’expérience est que nos sapeurs-pompiers soient encore plus acteurs de leur propre sécurité. À nous de leur donner les moyens. En intervention, l’officier ne peut pas être derrière chaque sapeur-pompier et dire : « Arrêtez, reculez ». Les pompiers savent ce qu’ils ont à faire. Charge à nous de leur donner les moyens d’assurer leur mission. Là, il y a des choses sur lesquelles il faudra vraiment travailler.

Avons-nous demandé au préfet d’informer les maires des 12 communes qui se trouvaient sous le cône dont nous avions modélisé le tracé ? Bien évidemment. Nous avons proposé d’informer ces communes, pour qu’elles prennent des mesures immédiates de restriction de circulation, de mise à l’abri, mais pas de confinement. Le confinement signifie qu’il faut rester chez soi, scotcher les fenêtres, etc. Il s’agissait simplement d’une mise à l’abri, de rester chez soi, d’éviter de circuler en ville, de fluidifier le trafic pour ne pas rester statique dans les résidus de fumée. Des contacts se sont établis mais nous touchons aux limites des missions des sapeurs-pompiers. L’information des populations ou des élus ne relève pas de notre autorité. J’en donne l’idée à M. le préfet qui, lui, la valide.

L’information des maires a été faite par le dispositif de Gestion d’alertes locales automatisées (GALA). Je pense que M. le préfet pourra exprimer un retour d’expérience. GALA est peut-être un peu dépassé aujourd’hui, au regard des moyens modernes de communication. L’alerte des maires est fondamentale. Celles des élus et des populations sont deux choses liées, mais qui sont quand même différentes. Aujourd’hui, avec l’avènement des réseaux sociaux tout va très vite et nos moyens sont en décalage par rapport à cela. Il y a vraiment des choses à travailler sur ces questions d’information des élus, mais également d’information des populations de façon massive. Cela est nécessaire et important. Aujourd’hui, les sirènes sont parfaitement inadaptées.

Si nous donnons un avis sur le PPRT, il n’a pas vraiment de valeur, puisque le PPRT concerne les dispositions d’urbanisme. Pour nous, ce qui est important, c’est le PPI. Sur le bâtiment A5, le PPI prévoyait un feu en masse d’hydrocarbures avec ce fameux nuage. Le scénario du POI d’entreprise, qui lui date de 2018, ne prévoit qu’un feu d’hydrocarbures sans vraiment d’aspect de toxicité. Le jour J, je me réfère au PPI qui lui prévoit une partie toxique à cet événement. Je vous rappelle mon chaudron, ma fumée qui monte à 100 mètres sur une distance longitudinale de 1 340 mètres, là, j’ai de la toxicité.

Je me rends compte qu’à 200 mètres, il va y avoir, du côté de Mont-Saint-Aignan et de Bihorel, des immeubles qui vont être touchés par la fumée. Fort heureusement, nous sommes à 5,8 kilomètres. La fumée s’est suffisamment diluée pour dire aux gens : « Restez à l’abri, n’inhalez pas les fumées ». Si Lubrizol avait été au pied de la côte de Mont-Saint-Aignan, nous aurions eu un vrai problème. J’aurais proposé à M. le préfet de prendre des mesures différentes. Là, nous sommes de l’autre côté de la Seine, Mont-Saint-Aignan est sur le point haut, entre les deux il y a la cathédrale à 151 mètres – c’était mon repère toute la nuit – et je n’ai personne qui habite au-dessus de la cathédrale. C’est comme cela que nous raisonnons de façon pratique.

Sur la question de l’évacuation du pentasulfure, je n’ai pas vraiment de détails. Il faudrait demander à Lubrizol. Je ne me permettrai pas de répondre à leur place, sur leurs propres installations. La seule chose que je sais, c’est que les ouvriers ont fait un travail formidable et important à ce moment-là.

Sur l’alarme, quand il y a un problème dans une usine Seveso, le dispositif est de nous appeler sur le 18. Là, c’est l’usine d’à côté qui nous a appelés. Nous avons fait le lien et c’est comme cela que nous avons déclenché les secours. Normalement, au niveau des sites Seveso, ce sont leurs propres sirènes d’alerte qui se déclenchent en cas de problème. Viennent en complément, sur l’agglomération rouennaise, 31 sirènes qui couvrent 32 communes. Rien n’oblige le préfet, lors du déclenchement de PPI, de les déclencher. Nous en reparlerons peut-être tout à l’heure, parce que c’est un élément important.

Quand vous sonnez une sirène, c’est pour dire aux gens : « Restez chez vous, écoutez la radio ». Le feu s’est déclaré en pleine nuit. Les gens étaient généralement chez eux. Qu’est-ce qui se passe quand vous sonnez une sirène, alors qu’il n’y a pas vraiment de culture du risque dans notre population ? Que font les gens quand vous sonnez la sirène ? Il y en a qui ont les bons réflexes ; il y en a qui vont dehors ; pire encore pour nous, il y en a beaucoup qui appellent le 15 ou le 18 et saturent nos réseaux. Si, d’aventure, il y a un autre feu ou un malaise cardiaque, tout le système est bloqué. Nous nous sommes dits : la population va se réveiller. Nous allons passer un message d’information juste avant que les gens ne se lèvent. Ensuite nous sonnerons la sirène. À la préfecture, je crois qu’ils ont fait le choix de sonner deux sirènes.

La problématique de la sirène est que quand vous la sonnez, ceux qui sont concernés qui dorment à poings fermés et ne vont pas l’entendre ; ceux du secteur d’à côté, qui ne sont pas concernés, vont l’entendre et vont se poser des questions. Pire encore, il y a énormément de gens qui travaillent tôt, qui convergent vers l’agglomération et qui n’entendront pas, de toute façon, les sirènes.

Il faudra réfléchir collectivement à un dispositif moderne et adapté, pour vraiment toucher de près les élus et surtout les populations. Le choix tactique retenu devait éviter l’encombrement et fluidifier la circulation, d’autant plus que j’avais des renforts qui arrivaient et qui ne devaient pas être coincés dans les embouteillages. Nous voulions éviter que ceux qui partaient de Rouen rencontrent ceux qui arrivaient, créant ainsi des risques d’accidents, qui auraient entraîné des interventions statiques sous les fumées. C’est tout cela qui a guidé notre réflexion. Je le concède, il est difficile aujourd’hui pour nous d’agir, d’expliquer et de justifier de tout en même temps. Cela a été d’une grande complexité. Il y a peut-être des pistes de réflexion à mener.

Depuis 2013, il y a eu sept exercices dans l’entreprise. Il s’agit d’une entreprise que nous connaissons particulièrement bien, puisqu’au-delà de ces cinq exercices, dont deux inopinés faits à la demande de la DREAL. Nous travaillons régulièrement avec nos équipes sur les risques chimiques. C’est un établissement qui est bien connu des services d’incendie. Nous y allons à peu près deux fois par an pour entraîner nos équipes. Nous avons quatre sapeurs-pompiers volontaires du SDIS de Seine-Maritime qui travaillent à Lubrizol et un sapeur-pompier volontaire qui a un statut d’expert volontaire au sein du SDIS 27. Pour nous, ce sont des pistes de développement du volontariat. Comme pour les centrales nucléaires, il faut développer cela. Plus les entreprises ont des pompiers, plus ils ont des gens formés, aguerris, qui sont prêts à prendre les premières mesures, et parfois cela peut suffire.

Sur les gens du voyage, dès lors que nous avons étendu le périmètre de 300 mètres à 500 mètres, nous avons prévenu la mairie. Les gens du voyage étaient de l’autre côté. Ils n’étaient pas soumis aux risques thermiques et ils n’étaient pas soumis aux risques toxiques, puisque le vent portait de l’autre côté. Nous avions cette garantie. Quand nous activons une cellule de risques chimiques, nous sommes en permanence reliés aux éléments météo, de direction du vent, d’hygrométrie, etc.

Sur la toxicité, je pense avoir répondu. L’évacuation du pentasulfure s’est faite à 3 heures 10.

Sur les moyens, de mémoire, l’arrêté prévoit une réserve de 2 000 mètres cubes d’eau, avec un réseau incendie de 39 poteaux qui délivrent 360 mètres cubes par heure. Pour éteindre ce feu, il a fallu 29 000 litres par minute pendant quatre heures. C’était hors norme. Tout ce qui avait été prévu sur le papier, en pratique, il a fallu le multiplier par trois ou par quatre. Si on m’avait dit un jour que mes équipes devraient déboyauter 15 kilomètres de tuyaux sur Lubrizol, je ne l’aurais pas cru. Les émulseurs de 96 mètres cubes venaient de Seine-Maritime, de Rubis Terminal, de la compagnie industrielle maritime (CIM), du Havre, de Gonfreville L’Orcher, d’Exxon, de Total. Il y a des mesures d’entraide entre industriels. Nous avons mobilisé les cellules émulseurs (CEM) des trois SDIS de l’Oise, des Yvelines et de la Seine-et-Marne en plus de celui de notre brigade. Il faut avoir à l’esprit que ce sont des émulseurs venus de différents SDIS ne sont pas forcément les mêmes. Leurs mousses sont compatibles et peuvent se mélanger, mais pas les produits entre eux. Ils n’ont pas forcément les mêmes résistances au feu. Certains sont plus efficaces que d’autres. Vous imaginez la complexité.

L’artisan de cela est le colonel Vitalbo. Il a mis en place le dispositif, pour que l’on coiffe le feu en quatre heures. En Angleterre, il a fallu trois jours pour éteindre un feu équivalent. À un moment, il y a eu de la fumée. Nous avons laissé brûler, car il fallait du temps pour protéger les installations. Nous avons installé notre dispositif. Il faut tout démarrer en même temps. Il n’y a pas le choix. Si vous ratez, il y a une nouvelle inflammation et tous les émulseurs que vous avez consommés ne servent à rien. Il ne faut pas épuiser les munitions trop vite. C’est un feu très technique.

La stratégie de prévention des risques sur l’appui du DICRIM passe par l’acculturation de la population. En France, nous voyons bien que nous sommes clairement en retard sur le sujet. Il y a un vrai sujet à prendre en compte.

Sur les questions de sprinklage, je ne me permettrais pas de répondre à la place de Lubrizol. Il faut savoir que les sprinklers étaient une installation fixe au plafond. Ils sont faits pour intervenir rapidement sur un feu naissant et pour l’éteindre. Si jamais cela s’embrase d’un coup, le sprinkler n’est plus efficace, d’autant que si le feu est parti de l’extérieur, comme l’appel le laisse supposer, le sprinkler n’a pas pu jouer sur l’extérieur. Il est fait pour éteindre immédiatement un feu qui se déclare dans le bâtiment. Cela s’est embrasé de façon tellement rapide que le sprinkler n’a pas pu faire son office. Pour savoir comment cela était agencé, il faut demander à Lubrizol, puisque tout était tombé quand nous sommes arrivés. Je n’ai pas le détail de la configuration, mais imaginez un feu pour lequel les sprinklers ne sont pas adaptés. Ils doivent éteindre un feu naissant dans un hangar. Quand c’est l’embrasement général, le sprinkler ne peut pas jouer correctement son office. Par rapport à un départ de feu potentiellement à l’extérieur, reste à savoir comment il a pu générer un embrasement aussi rapide, par rapport à ce que nous avons trouvé. L’enquête le déterminera.

Fort heureusement, il y avait des poteaux sur le site périphérique. Nous en avons utilisé, mais ils ne débitent que 60 mètres cubes par heure. C’est le même débit qui permet de défendre un immeuble d’habitation. Heureusement, il y avait la Seine. Sa proximité de la Seine a été notre atout majeur pour la défense de cet établissement. Toute notre stratégie hydraulique reposait sur les remorqueurs. Nous en avions deux remorqueurs : un en alimentation et un en réserve. Ils ont une puissance de feu énorme qui nous permettait de devenir autonomes, d’éviter tout risque d’avoir une rupture d’eau. Un remorqueur peut fournir 1 300 mètres cubes d’eau par heure. Il fallait du temps pour les acheminer, mais finalement ce temps correspondait à celui nécessaire pour mettre en place le dispositif nécessaire pour circonscrire le feu, dérouler les tuyaux. Il fallait être sûr de pouvoir démarrer un Top Mousse au bon moment. Cela a été fait dans les règles de l’art.

Comment pouvions-nous éviter l’avancée du liquide ? Lorsque nous avons une nappe libre, la seule solution – je ne sais pas si cela est adapté à Lubrizol – ce sont les cuvettes de rétention. Quand un liquide s’étend, si on le met dans une cuvette, il est circonscrit. Cela est plus facile pour nous. Quand vous avez ce que j’appelle une coulée de lave face à vous, vous reculez, et nous avons reculé trois fois. Sur ce feu, l’expression « soldat du feu » a repris tout son sens. C’était une guerre. Nous avons perdu trois batailles successives, mais nous avons fini par la gagner, parce que tous les pompiers, tous les intervenants, y ont mis un engagement total, personnel et collectif. À chaque instant, les gens ont risqué leur vie. Je tenais à le dire.

C’est pour cette raison que je remercie la presse de bien vouloir positiver, car des gens ont risqué leur vie pour sauver la vôtre. Indépendamment de toutes les politiques, je lis beaucoup la presse, parce que je pense qu’elle a un rôle important, notamment dans l’information des populations. Très vite M. le préfet a réuni la presse. Elle a eu un rôle important à jouer auprès de nos centres opérationnels, pour l’information, pour nous aider sur les techniques de communication à mettre en œuvre. Il s’agit d’un rôle important.

M. le président Christophe Bouillon. Avec tous mes collègues, nous vous remercions pour la maîtrise de ce combat du feu que vous avez mené avec vos hommes, avec brio et efficacité. Merci d’avoir répondu avec autant de précision, autant d’authenticité, autant de vérité à l’ensemble des questions qui ont pu vous être posées.

M. Jean-Yves Lagalle. Nous mettons à votre disposition un film pris de l’intérieur, pour mieux comprendre l’intensité du feu.

L’audition s’achève à seize heures quarante.

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4.   Audition, ouverte à la presse, de M. Yvon Robert, maire de Rouen et président de la métropole Rouen Normandie, accompagné de M. Sylvain Radiguet, directeur de cabinet de la Ville de Rouen, de Mme Ghyslaine Lepage, directrice générale des services, de M. Emmanuel Mace, chef du service incendie risques majeurs, et de Mme Charlotte Goujon, maire du Petit-Quevilly

(Séance du mercredi 23 octobre 2019)

L’audition débute à seize heures quarante-cinq.

M. le président Christophe Bouillon. Nous allons poursuivre nos auditions avec l’audition d’Yvon Robert, maire de Rouen et de Charlotte Goujon, maire de Petit-Quevilly.

Vous êtes auditionnés dans le cadre d’une mission d’information qui a été décidée par la conférence des présidents. Elle vise à la fois à faire toute la lumière sur l’incendie Lubrizol à Rouen et en tirer toutes les conclusions, par un retour d’expérience qui essayera d’identifier un certain nombre de préconisations qui pourraient améliorer la réglementation, la législation ou, en tout cas, les dispositifs d’alerte.

Ce qui serait important, pour nous, dans un premier temps, c’est d’avoir votre regard, votre retour, la façon dont vous avez vécu l’évènement, la chronologie de l’évènement. Quels sont les moyens que la ville a déployés pour participer à la gestion de crise et à la gestion de cet évènement, au regard des compétences qui sont les vôtres ? Ce serait utile d’écouter dans un premier temps vos réponses à ces questions.

Ensuite, vous serez amenés à répondre aux questions de mes collègues. Mais je cède sans plus tarder la parole à M. le rapporteur qui va compléter ces premières questions.

M. Damien Adam, rapporteur. En complément de ce que disait M. le président, en effet, j’ai quelques questions préliminaires. Pourriez-vous nous indiquer qui était d’astreinte dans vos communes respectives durant la nuit ? Pouvez-vous nous confirmer que ces personnes d’astreinte ont été contactées, soit par la préfecture, soit par les services de pompiers, de gendarmes ou de policiers pour leur indiquer, très rapidement, après le déclenchement de cet incendie, qu’il était en cours ?

Pourriez-vous également nous donner des informations sur ce que vous avez communiqué à la population ces dernières années, sur l’existence de sites Seveso et sur ce qui doit être mis en place par la population quand il y a un risque d’incendie sur un site Seveso ? Pouvez-vous également en profiter pour nous donner votre sentiment si cela semble suffisant, et ce qu’il faudrait modifier pour que ce soit à la hauteur ?

Monsieur le Maire de Rouen, j’ai aussi une question plus spécifique pour vous. Il me semble, mais ce sera à vous de nous le confirmer que vous avez intégré la cellule de crise mise en place par la préfecture. Pourriez-vous nous le confirmer, si c’est le cas ? À quelle heure avez-vous été présent dans cette cellule de crise ? Ou si ce n’est vous, y qui y a siégé ?

Vous êtes également le président de la Métropole de Rouen Normandie. Pensez-vous également que la métropole de Rouen, ou les métropoles en France, ou les EPCI (établissements publics de coopération intercommunale) pourraient jouer un rôle dans ce type d’accidents technologiques, pour informer et relayer l’information des préfectures auprès de la population ?


Mme Charlotte Goujon, Maire du Petit-Quevilly. Je voudrais d’abord en premier lieu, remercier les pompiers, la police nationale et l’ensemble des personnels municipaux qui ont été présents sur les lieux de l’incendie et aux abords.

Depuis le 26 septembre, j’ai, à de nombreuses reprises, pris la parole pour demander que soient pris en compte la ville de Petit-Quevilly et ses habitants. Le sentiment qui a émergé de mes concitoyens, dès le jour même, peut être résumé par une phrase prononcée par une riveraine, qui s’est rendue à l’accueil psychologique mis en place à ma demande à partir du 2 octobre.

Pour vous préciser, la ville de Petit-Quevilly est riveraine directe de l’usine, un tiers à peu près de l’usine de Lubrizol est sur le territoire de Petit-Quevilly, et les riverains les plus en proximité de l’usine sont des habitants de Petit-Quevilly.

Cette habitante a eu ces mots : « J’ai eu l’impression que nos vies n’avaient pas de valeur ». La catastrophe que nous avons vécue met en lumière un certain nombre de dysfonctionnements, de mon point de vue, dans la gestion et dans la communication à destination des habitants et des communes. Je vais illustrer mon propos par un court résumé de la journée du 26 septembre.

Pour répondre à votre question, monsieur le rapporteur, le cadre d’astreinte, cette nuit-là, était le directeur des services scolaires. Il a été informé de l’incendie par la police nationale, à 4 heures 14. La police lui a demandé la mise en place de barriérages dans un certain nombre de rues à proximité du site. Ce barriérage a débuté à 5 heures 15.

Il s’est rendu sur place à 4 heures 45 afin de constater l’ampleur de l’incendie. Il a ensuite appelé le directeur général des services et le directeur du service de la prévention et du développement social urbain. J’ai été appelée par le directeur général des services à 5 heures 20.

La cellule de crise municipale a été installée à 6 heures. Nous avons informé les habitants concernés par le périmètre des 500 mètres de confinement, à 6 heures 11, par le système d’alerte dont la ville a fait l’acquisition en 2013. La mairie et le centre technique municipal étant dans le périmètre barriéré à la demande de la police nationale, j’ai pris la décision de ne pas faire venir les agents travaillant dans ces deux lieux. Ils ont été informés à 6 heures 16. J’ai également pris la décision de fermer les deux écoles de ce périmètre.

L’information délivrée par le préfet à 7 heures 30 sur France Bleu nous a appris que les écoles de 12 communes étaient fermées pour la journée. Compte tenu de notre proximité immédiate avec le site, nous aurions dû, de notre point de vue, être sur la liste des communes concernées. À 7 heures, nous avions pris l’attache du Service interministériel régional des affaires civiles et économiques de défense et de protection civile (SIRACEDPC) et du secrétaire général de la préfecture pour savoir ce que nous devions faire. À 7 heures 42, nous avons reçu deux informations contradictoires : l’une nous indiquant de ne pas fermer les établissements scolaires et l’autre que toutes les écoles de la Métropole devaient fermer. Devant l’absence d’informations claires quant à l’ampleur de l’incendie à ce moment, et d’information nous indiquant ce que nous devions faire pour les établissements scolaires, j’ai donc pris la décision de fermer l’ensemble des établissements scolaires, y compris ceux dont je n’ai pas la charge. Nous avons également fermé les crèches municipales. L’ensemble de la population en a été informé à 8 heures. Cependant, à 7 heures 45, de nombreux collégiens étaient déjà en route vers leurs établissements.


J’avance un peu dans la journée du 26 septembre. À 14 heures 56, nous avons reçu un appel du SIRACEDPC nous indiquant que le périmètre des 500 mètres de confinement allait probablement être maintenu le soir et la nuit du jeudi 26. La protection civile avait préalablement pris contact avec nous, afin de recenser nos besoins pour organiser l’accueil des habitants pour la nuit.

À 15 heures 30, nous apprenons, en écoutant la conférence de presse du préfet, que le périmètre est finalement levé. Nous en avons informé les riverains concernés à 16 heures 27. Compte tenu des informations contradictoires ou du manque d’informations que nous avions eus dans la journée, nous avons préféré prendre l’attache des services de la préfecture pour avoir confirmation de la levée du confinement.

Nous apprenons également le maintien de la fermeture des établissements scolaires dans les 12, ou 13, je ne sais plus, communes concernées, dont nous ne faisons toujours pas partie, malgré notre proximité avec le site. La décision de fermer ou non les établissements scolaires de Petit-Quevilly a été laissée à mon appréciation. Par précaution, afin de procéder aux vérifications d’éventuelles retombées de suie ou d’hydrocarbures dans les établissements et à leur nettoyage, j’ai décidé de maintenir les établissements scolaires et les crèches fermés le vendredi 27 septembre.

Je précise que je n’ai jamais été invitée aux venues des ministres Christophe Castaner, Agnès Buzyn et Élisabeth Borne. Je me suis donc imposée à chaque reprise.

Le directeur du service municipal de la prévention et du développement social a appris, le matin du vendredi 27 septembre, par une rencontre fortuite avec une photographe de l’AFP présente sur la ville, l’organisation d’une cellule de crise avec les maires des communes concernées, l’après-midi même. Après quatre appels à la préfecture, j’ai enfin reçu une invitation.

J’ajoute que la sirène, entendue à 7 heures 45, soit cinq heures après le début de l’incendie est arrivée, de mon point de vue, bien trop tard à Petit-Quevilly. Bon nombre d’habitants avaient été réveillés par l’incendie lui-même et par les explosions en chaîne à partir de 5 heures du matin. Ils avaient donc fui leur domicile afin d’assurer leur sécurité et celle de leur famille. Cette sirène doit déclencher l’application, par les habitants, des consignes de sécurité à prendre en cas de risque majeur, figurant sur un dépliant et un magnet, émanant de la préfecture et distribués par la ville. Un document d’information communal sur les risques majeurs (DICRIM) leur avait également été envoyé. Nous avons enfin, lors de l’acquisition d’un système d’alerte, incité l’ensemble de la population à s’y inscrire.

Lorsque nous avons demandé à avoir précisément le périmètre des 500 mètres décidé par le préfet, nous ne l’avons pas obtenu, car il n’était pas communicable. C’est la réponse qui nous a été faite. À défaut, nous avons demandé à avoir le nom des rues concernées, et nous ne les avons jamais obtenus.

Quatre semaines après, l’inquiétude est encore grande dans la population, devant le décalage entre la communication des autorités et ce que la population était en train de vivre. La confiance a été rompue et est difficilement rattrapable aujourd’hui. Les habitants sont clairement désorientés. L’inquiétude suscitée par les conséquences à long terme de l’incendie sur la santé des habitants est toujours présente aujourd’hui. Les odeurs persistantes, et encore présentes ce matin à Petit-Quevilly, ne sont pas de nature à les apaiser ni à les rassurer. Leur inquiétude a besoin d’être rapidement prise en compte et prise en charge.


Je conclurai en vous lisant le témoignage d’un Quevillais qui habite à 100 mètres du site :

« Jai choisi de faire ma vie ici dans ma maison familiale, à côté de Lubrizol. Jai acheté en connaissance de cause et me suis habitué chaque jour aux bruits des chariots élévateurs, des sirènes des véhicules. Le 26 septembre, jai entendu une première sirène interne à 2 heures 30, et je me suis rendormi. Mais à 5 heures, il y a eu une forte détonation qui nous a réveillés. Nous avons entendu des cris dans la rue. Je suis sorti dans la cour et jai vu rougeoyer le ciel avec le panache de fumée. Nous avons vite pris nos papiers, prévenu nos voisins et sommes partis en voiture rejoindre des amis sur un parking. Nous étions en mode survie, complètement perdus. Nous avons passé notre journée chez mes beaux-parents à écouter la radio et à regarder la télévision. Depuis lincendie, ma compagne et moi avons du mal à dormir. Notre fils de dix ans fait des cauchemars toutes les nuits. Nous pensons quitter la région. Je le regrette, mais après lincident du mercaptan en 2013 et cet incendie, je nai plus confiance. Je minterroge sur le stockage des matières dangereuses, sur la sécurité et la pollution de lair. »

M. Yvon Robert, maire de Rouen. Merci de cet entretien qui nous permet de revenir sur ces évènements. Je vais vous donner des éléments très factuels qui me permettront de répondre aux questions en les complétant.

Il y a, au centre de surveillance urbaine (CSU) de Rouen, un opérateur de permanence toutes les nuits. Les pompiers l’ont prévenu de l’incendie en cours sur le site de Lubrizol à 3 heures 15 du matin, sans solliciter la présence ni d’un responsable de la ville sur les lieux, ni l’intervention de personnels d’astreinte. Un peu plus tard, la direction départementale de la police l’a rappelé pour demander qui était d’astreinte afin de poser des barrières au rond-point de Madagascar, qui est juste à côté de l’usine.

L’astreinte est organisée entre, d’une part, la direction générale, la directrice générale, les directeurs et directrices généraux adjoints qui sont trois, le directeur de cabinet, le chef de cabinet, et, d’autre part, quatre ou cinq directeurs qui tournent. Grosso modo, cela revient toutes les huit à dix semaines.

À 3 heures 30, une élue de la ville qui habite en face, sur les hauteurs, m’a réveillé de chez elle. Compte tenu de la configuration géographique, elle a entendu des explosions et vu l’incendie. Elle a appelé le cadre d’astreinte qui n’avait pas été informé. Cette semaine-là, c’était le chef de cabinet. Il appelle le CSU à 3 heures 40. Le CSU lui indique qu’un incendie est en cours sur le site de Lubrizol, lui donne les quelques informations en sa possession, car après avoir été informé à 3 heures 15, par l’opérateur du Service départemental d’incendie et de secours (SDIS), il n’a pas eu d’autres informations.

C’est à 4 heures du matin, que le CSU est informé par le SDIS que, devant l’ampleur de l’incendie, de gros moyens sont mis en place sur le site pour éviter la propagation du sinistre et contenir le feu, ce qui, disent-ils, n’est pas assuré à cause de la nature des produits qui se trouvent sur place. Ils précisent qu’un poste de commandement de pompiers a été mis en place à proximité de Lubrizol.

À 4 heures 15, le CSU a appelé mon chef de cabinet pour lui indiquer qu’il n’y avait pas de victime sur place, et qu’il pouvait prendre contact avec le poste de commandement. Il pose la question de savoir s’il doit se rendre sur place. C’est le cas en général, quand nous sommes prévenus d’un problème, accident, victime ou autre. C’est très irrégulier, cela peut arriver trois fois dans une semaine, et zéro fois pendant trois semaines. On lui dit que ce n’est pas utile et que le SDIS n’a pas sollicité de présence d’autorité de la ville sur place. Le CSU le prévient que l’astreinte de la direction des espaces publics (DEPN) est en train d’installer les barrières qui délimiteront le périmètre de sécurité demandé par la police nationale.

À 5 heures du matin, mon chef de cabinet reçoit un appel de la personne d’astreinte de la préfecture. Elle sollicite des renforts de la police municipale aux points de contrôle de ce périmètre. Il contacte alors le CSU pour s’assurer qu’il est possible de mobiliser la police municipale de nuit et le confirme à la préfecture.

J’ai été appelé par le directeur de cabinet du préfet à 5 heures 40, sur mon téléphone portable. Comme il est très public, plusieurs milliers de personnes l’ont, je l’éteins la nuit. J’estime que c’est déjà long et lourd la journée, donc la nuit, le téléphone ne sonne pas. Le directeur de cabinet à ce moment-là appelle mon chef de cabinet, qui, lui, me joint à 5 heures 45 et me fait part de la situation.

Je reprends contact avec le directeur de cabinet du préfet un peu avant 6 heures. J’ai deux informations essentielles. Je ne me suis pas attardé, puisque j’ai considéré que la responsabilité de ce qui était en train de se passer était une responsabilité d’État. À partir du moment où nous sommes dans un plan particulier d’intervention (PPI), c’est la responsabilité de l’État. Je considère que quand il y a un responsable dans les moments de crise, d’accident ou autre, on ne cherche pas à compliquer la tâche de ses responsables.

J’ai deux informations essentielles. Le préfet a décidé de fermer des écoles. Nous avons relayé cette information immédiatement. Il a souhaité, et personnellement, j’ai considéré aussi que c’était un souhait essentiel, limiter la circulation automobile. Le souci étant de faire venir des pompiers supplémentaires tout au long de ce début de matinée, ou de cette fin de nuit, il serait bien dommage que les pompiers soient coincés par une circulation excessive. Le pont stratégique pour la circulation dans Rouen, et l’accès des gens sur Rouen le matin, c’est le pont Flaubert. Il est à 300 ou 400 mètres à vol d’oiseau de l’usine Lubrizol. Une fois que ce pont est fermé, des embouteillages absolument considérables de chaque côté peuvent empêcher de le passer.

C’est donc le point de départ. Je prends contact alors avec ma directrice générale, qui a été aussi prévenue de son côté. Emmanuel Macé, qui est à mes côtés, est l’homme des risques de la ville depuis une vingtaine d’années. C’est le responsable de tout ce qui concerne les risques en tout genre. Il va aller à la préfecture à partir de sept heures et demie du matin et il y restera deux jours entiers. Il pourra vous donner plus de précision. Il restera tard, le premier soir, dans sa cellule de crise, où j’ai eu l’occasion moi-même d’aller, pour une demi-heure. En même temps qu’Emmanuel Macé, j’ai demandé à un directeur général adjoint de la métropole d’y aller aussi. Il y avait donc deux personnes, une de la métropole et une de la ville de Rouen, qui sont restées l’essentiel de ces deux jours à la préfecture. Ils nous ont transmis un maximum d’informations.

Ce dont nous nous sommes occupés entre 7 heures et 9 heures, avec les différents responsables de la ville qui arrivaient, c’est surtout de la direction des écoles. La ville de Rouen compte 55 écoles qui accueillent 7 000 enfants. Ma hantise, c’était que des enfants soient venus seuls à l’école et ne se retrouvent sans personne à l’école, les portes closes. Nous nous sommes assurés qu’il y avait des personnels dans toutes les écoles pour les accueillir des enfants. De fait, à huit heures et demie, très peu d’enfants, moins d’une dizaine, sont venus jusque dans les écoles.

La meilleure information qui a circulé, c’est celle de Radio France Bleu. Je suis moi-même intervenu à l’antenne. J’ai aussi été appelé, dès sept heures moins le quart, par France info. Je suis intervenu en direct à 7 heures 10 ce matin-là sur l’antenne nationale pour donner deux informations. Premièrement, puisque les écoles et les crèches étaient fermées, il fallait que les parents gardent leurs enfants. Deuxièmement, il fallait absolument que toutes personnes qui n’étaient pas encore parties de chez elles ne partent pas en voiture. Elles pouvaient venir à pied ou en transports en commun. Les transports en commun fonctionnaient à cette heure. Elles pouvaient venir, mais ce n’était pas utile de venir en voiture. Je vous ai dit tout à l’heure, la nécessité absolue était de ne pas compliquer la circulation.

Dans cette période, on s’est assuré que cela se passait bien dans les crèches et les écoles.

À partir de 9 heures, toutes les heures, et l’après-midi de façon un peu moindre, il y avait une réunion générale des directeurs et chefs de service présents, pour délibérer des consignes à donner à leur personnel. Celle qui avait été donnée à ceux qui étaient venus en voiture était de ne pas repartir en voiture. Il y a des personnels qui viennent tôt, les premiers viennent à sept heures et demie. Il y a des gens qui ont trois quarts d’heure de trajet et tout le monde n’écoute pas forcément France info le matin.

Ensuite de cela, sollicité personnellement par le préfet, je suis allé à neuf heures et quart, sur le site où M. Castaner est venu ensuite. Le constat que nous pouvions faire à ce moment-là, puisqu’on est allé jusqu’à 30 mètres de l’incendie, c’est qu’il n’était pas éteint. Mais à cette heure-là, le représentant des pompiers nous a dit qu’il n’y avait plus de risque de propagation à la ville. Pour ceux qui ne connaissent pas Rouen, Lubrizol est complètement à l’extrême ouest, à la limite de Petit-Quevilly. À partir de ce moment-là, la présence de l’incendie sur l’essentiel de la ville est très peu visible, à part la fumée... Le cône de fumée part du quartier le plus à l’ouest de la rive droite, vers le nord-est, hors de la ville de Rouen.

Ce quartier est le seul qui a été touché par des suies et par quelques morceaux du toit de l’usine de Rouen.

Je suis de nouveau intervenu à la radio dans la journée, une ou deux fois et sur BFMTV. La totalité des médias s’acharne à nous solliciter absolument en permanence pour dire à peu près la même chose. Il y en a tellement aujourd’hui qu’on ne sait jamais si on les a tous faits. Je ne suis pas sûr que cela soit d’une très grande efficacité en termes d’information du public.

J’en viens à vos questions. Pour l’astreinte, vous avez la réponse. J’ai indiqué les contacts pris. La première information que j’ai donnée à la population, c’est sur France info, et ce sont les deux informations suivantes : ne circulez pas en voiture ; crèches et écoles sont fermées. Était-ce suffisant ? Difficile à savoir. Pour moi, il était essentiel que ces deux informations soient dites et redites. Je sais qu’elles ont été répétées par la suite.

Dans ces moments, ma conviction est qu’il vaut mieux peu d’informations, mais essentielles et stratégiques, que noyer les gens sur toutes sortes d’informations qui pourraient créer de la confusion. Des incendies, j’en ai vu d’autres en 30 ans d’élu local, y compris celui de la rue Jeanne d’Arc, à Rouen, en plein été, où deux immeubles ont brûlé plus longtemps. Ce qui est essentiel, c’est surtout d’éviter que les pompiers soient gênés dans leur accès.

M. Damien Adam, rapporteur. Quelle culture du risque avez-vous pu communiquer à la population ces cinq dernières années ?

M. Yvon Robert. Suite à l’incident du mercaptan survenu dans l’usine Lubrizol, début 2013, nous avons reproduit un document de quelques pages dans le journal municipal, à l’automne 2013 et en 2016.

M. Erwan Balanant. Nous savons que l’information des populations par les communes sur les types de risques est extrêmement importante. Des communes connaissent, par exemple, des risques inondation, des risques naturels, des risques sismiques, pas trop dans notre pays. Les risques industriels font partie de ceux-là. Il existe à leur sujet un document qui s’appelle le DICRIM. J’ai eu la curiosité de le chercher sur Internet. Je l’ai trouvé pour la Ville du Petit-Quevilly. Je ne l’ai pas trouvé pour la ville de Rouen. Je voulais savoir si ce document existait, s’il a été transmis à la population, et si oui, quelle est la dernière mise à jour de ce document. De quand date la dernière publication, la dernière transmission de ce document à la population ?

Mme Annie Vidal. Ma question porte aussi sur le DICRIM. Je voulais vous demander comment le DICRIM de la ville de Rouen est accessible pour la population ? Et je voulais étendre ma question à vous, monsieur Robert. En tant que président de la métropole, pensez-vous qu’il serait pertinent d’avoir un DICRIM au niveau de la métropole ?

Mme Perrine Goulet. Les pompiers que nous avons reçus tout à l’heure nous ont dit que les sirènes, pour eux, n’étaient pas le bon moyen de communiquer. J’aimerais avoir votre avis. Avez-vous des propositions à faire sur l’alerte aux populations ?

Concernant plus particulièrement Petit-Quevilly, comment expliquez-vous votre difficulté à avoir les informations de la préfecture ? Vous avez dit avoir mis en place une cellule psychologique depuis le 2 octobre. Est-elle toujours active et combien de personnes y sont passées ? Cela peut être intéressant.

Pour vous deux, quels liens aviez-vous avec l’entreprise Lubrizol auparavant ? Avez-vous déjà fait des reconnaissances de sécurité sur place ?

M. Jean-Luc Fugit. Ma question va aller un peu dans le sens du prolongement de celle de ma collègue Perrine Goulet. Après, je ferai une remarque très rapide sur ce qu’a dit Mme la maire tout à l’heure.

Avez-vous un service « risque industriel » au niveau de votre métropole, au moins de la ville de Rouen, comme c’est souvent le cas dans des zones où il y a des industries assez concentrées et potentiellement à risque ? Ou si ce n’est pas le cas, envisagez-vous de tenir compte de cette triste expérience pour le mettre en place ?

Si je peux me permettre une petite remarque, je préside par ailleurs le Conseil national de l’air et je suis docteur ingénieur en chimie pollution de l’air. Sur la question des odeurs, c’est le scientifique qui vous parle. Une odeur ne signifie pas nécessairement qu’il y a toxicité. En revanche un produit qui n’émet pas d’odeurs n’est pas nécessairement inoffensif.

Je sais que ce n’est pas toujours simple. À partir du moment où il y a odeur, on pense qu’il y a systématiquement un impact sanitaire. Mais prenez toujours l’exemple des nitrates dans l’eau. Quand il y a trop de nitrates dans l’eau, cela confère à l’eau un goût agréable, des qualités organoleptiques qui peuvent être agréables, alors que ce n’est pas bon d’un point de vue de santé.

Je me permets juste d’en faire la remarque. Je comprends que ce soit toujours très inquiétant pour les populations. Il faut faire beaucoup de pédagogie. Vous avez la chance d’avoir un bel outil sur place qui s’appelle ATMO Normandie. Ils font un excellent travail. Ils sont particulièrement excellents en termes de communication.

M. Éric Coquerel. Tout d’abord je voulais vous dire, au nom de nos collègues, notre solidarité avec la population. J’ai personnellement été à un rassemblement qui m’a permis de voir à quel point elle avait des inquiétudes. Cela n’a pas dû être évident non plus pour vous. Votre témoignage, madame la Maire, le montre.

J’avais deux questions à vous poser, qui sont en lien avec une étude qui est sortie hier dans Le Monde, sur l’état de la sous-traitance dans les milieux industriels à risque de Rouen et d’ailleurs. Si j’ai bien compris, l’étude a été commanditée au Club Maintenance Normandie par la Chambre de commerce et d’industrie en 2010. Elle dresse un tableau assez catastrophique de la connaissance des mesures de sécurité par la sous-traitance. Vous avez dû lire cet article comme moi. On y lit notamment le témoignage de syndicalistes qui disent : « Ces dernières années, nous avons maintes fois alerté le ministère du Travail et la préfecture sur les risques dune nouvelle AZF, sur des sites Seveso de la région. Depuis 2012, nous avons multiplié les courriers sur la base de constats réalisés par les agents de linspection Seine-Maritime, démontrant les violations de règles de sécurité par les industriels dans le secteur de la pétrochimie, et notamment de la sous-traitance. »

Aviez-vous connaissance de ces rapports avant qu’ils ne sortent dans la presse ? Tout à l’heure, le directeur régional de la DREAL nous a expliqué que, si j’ai bien compris, il s’apprêtait à saisir la justice de l’état des hangars de Normandie Logistique. Avez-vous eu, au Petit-Quevilly, des inquiétudes ou des alertes à ce sujet par le passé ?

M. Hubert Wulfranc. Madame la maire, vous avez indiqué que la confiance était rompue entre vous-même, votre population et les autorités, notamment préfectorales. Dans ce contexte initial très délicat, avez-vous pu obtenir des explications précises et argumentées de la part de M. le préfet sur ce que vous estimez être des manquements à l’information du maire que vous êtes ?

Deuxième aspect, à l’intention de monsieur le maire de Rouen, qui est également président de la métropole, comment appréciez-vous que trois heures après le déclenchement d’un incendie qui, dès les toutes premières heures, s’est révélé être un incendie de très grande ampleur, le préfet ne prenne pas une attache directe auprès de vous ? Vous avez dit qu’il a pris une attache entre 5 heures 40 et 6 heures, alors que vos responsabilités, notamment dans les services publics, à la fois au titre de maire, mais aussi au titre de président de la métropole, vous confèrent bien évidemment des prises de décisions importantes. D’ores et déjà, tirez-vous les mêmes conclusions que Mme la maire de Petit-Quevilly sur une confiance qui s’est détériorée vis-à-vis de l’autorité préfectorale, par rapport à l’incendie que vous-même et les populations de la métropole rouennaise, et bien au-delà, avez vécu ?

M. Jean Lassalle. Tout d’abord je veux dire notre grande émotion d’être en face de vous. Ce que vous avez vécu est extrêmement difficile à vivre. Nous sommes tous des élus. J’espère que nos travaux contribueront à faciliter un peu votre tâche et le retour de la confiance.

Mon collègue vient de vous poser à peu près la question que j’allais vous poser. Monsieur le Président, dans un souci d’efficacité, je ne vais pas la réitérer.

M. le président Christophe Bouillon. Je voudrais me permettre de rajouter quelques questions. D’abord je voudrais savoir si des habitants ont appelé directement vos mairies. Et dans ce cas, comment cela se passe concrètement ? Avez-vous à les réorienter vers les acteurs de cet évènement, vers celles et ceux qui peuvent nous apporter des réponses ?

Dans les auditions que nous avons pu avoir pour l’instant, nous nous sommes rappelés au bon souvenir d’un comité de suivi de site. Y participez-vous ? Les deux villes, d’une façon ou d’une autre, participent-elles à ce comité ? On nous a indiqué, pas plus tard que tout à l’heure, lors de l’audition du DREAL, qu’il avait été réuni le 16 octobre. Nous ne savons pas s’il a été réuni auparavant, ni selon quelle régularité ni surtout, ce que l’on discute au sein de ce comité de suivi.

Enfin, j’aimerais savoir quelle est votre réaction à l’annonce qui a été faite hier par le président de Lubrizol pour le monde, si elle venait à se confirmer. Il y a deux annonces sur lesquelles je voudrais vous entendre réagir. La première concerne un fonds de soutien pour l’attractivité du territoire, auquel Lubrizol serait prêt à participer. Les questions d’indemnisation sont sensibles aux commerçants. Mais il y a aussi une question d’image et d’avenir. On perçoit bien, dans les témoignages émouvants cités par Mme la maire, le poids et la persistance, localement, plusieurs jours après, de ce terrible évènement.

La deuxième annonce, c’est le fait de ne pas reconstruire à l’identique le lieu de stockage. Le CEO (Chief Executive Officer) de Lubrizol Corporation l’a clairement indiqué, quand nous l’avons relancé sur ce sujet. Pensez-vous qu’une annonce de cette nature peut participer à apaiser l’inquiétude persistante des habitants qui vivent notamment à proximité de ce site de production ?

M. Damien Adam, rapporteur. Vous n’avez pas répondu, monsieur le maire, à ma question sur le rôle que peut jouer la métropole en cas d’incident de ce type. Nous qui sommes tous seinomarins, savons que les habitants de la Seine-Maritime, et particulièrement de la métropole de Rouen, et plus particulièrement au sein de la métropole, les habitants de Rouen, souffrent beaucoup d’un manque de communication. Non pas qu’il y ait un manque d’informations, mais elles n’arrivent pas forcément jusqu’à eux. Il serait intéressant de travailler sur ce sujet. Les EPCI n’ont, aujourd’hui, pas de rôle à jouer à ce titre, mais peut-être serait-ce intéressant de réfléchir là-dessus.

Vous disiez qu’après l’accident du mercaptan, vous aviez communiqué sur les risques technologiques des sites Seveso. Prévoyez-vous, suite à l’incendie de Lubrizol, la même opération dans les prochaines semaines ?

Mme Charlotte Goujon. La sirène est-elle un bon moyen de communiquer ? Aujourd’hui, c’est le seul qui existe auprès des habitants de Petit-Quevilly et de la métropole de Rouen. L’application de toutes les consignes de sécurité dont ils ont connaissance et que je rappelais tout à l’heure, comme celles prescrites par le magnet que nous avons distribué, commence à partir du moment où la sirène est déclenchée. Celle liée aux risques majeurs est spécifique.

Le matin du jeudi 26 septembre, une sirène a sonné à 7 heures 45. Les ordres de confinement avaient été donnés à 5 heures, au moment où le préfet a décidé de lancer le PPI. Nous voyons que la sirène finalement a été déclenchée trop tard.

Par ailleurs, celle qui a retenti à 7 heures 45 n’est pas la sirène, qui est liée au risque majeur. C’est la sirène ordinaire qui a retenti à ce moment-là. Est-ce un bon moyen de communiquer ? Je pense a priori que oui, mais à condition qu’il soit actionné au bon moment.

Je sais qu’il existe par ailleurs, sur d’autres sites industriels de Seine-Maritime, un système d’alarme-box. Il repère, sur un périmètre déterminé, l’ensemble des téléphones portables qui sont présents autour des bornes téléphoniques, et leur adresse un message. Je crois que c’est une réflexion qu’il va falloir que l’on ait nous, ici, sur notre territoire de la métropole de Rouen. Mais là aussi, ce système est efficace à condition que les messages soient envoyés au bon moment, et non pas 5 heures après le début des évènements.

J’ai cru entendre, dans des réunions que nous avons eues à différentes reprises en préfecture, qu’un système de ce type devait être installé sur la métropole de Rouen, mais qui ne l’a pas été pour des raisons financières.

Sur les difficultés de communication auprès de la préfecture, je pense que tout part du fait que la ville de Petit-Quevilly n’a jamais été considérée comme concernée par l’évènement, malgré sa proximité. Les autorités préfectorales ont pris en compte les communes qui étaient survolées par le panache de fumée, mais elle n’a pas pris en compte notre proximité directe. Nous avons à plusieurs reprises interrogé les services préfectoraux sur notre souhait de nous rendre à la cellule de la préfecture, mise en place par le SIRACEDPC et le centre opérationnel départemental (COD). À chaque fois, on nous a répondu que ce n’était pas nécessaire.


En 2013, quelqu’un du personnel municipal était présent à la préfecture et pouvait régulièrement nous alimenter en informations. Je pense que là, la présence de quelqu’un de la ville de Petit-Quevilly à la préfecture aurait été utile. C’est une demande que nous avons formulée à plusieurs reprises dans la journée. Nous avons toujours eu une réponse négative.

La cellule psychologique a été mise en place à ma demande, mais c’est l’ARS qui l’a mise en place, dans un centre technique municipal de la ville de Rouen, qui est à la limite entre les deux communes. Elle a été activée le 2 octobre. Elle a été prolongée, de mémoire, jusqu’au 14 octobre. Elle n’est plus active aujourd’hui. Elle a reçu 48 personnes. Selon les témoignages que j’ai vu ressortir dans la presse, ce sont des Quevillais qui s’y sont rendus.

Aujourd’hui elle n’est plus active, et les éléments d’information que nous avons à communiquer auprès des habitants qui souhaiteraient s’y rendre, ou avoir un accueil psychologique, sont de se rendre à un rendez-vous auprès de leur médecin traitant, qui contactera ensuite l’hôpital de Rouvrais. C’est un hôpital qui prend en charge les situations psychologiques et psychiatriques.

Lubrizol a ce qu’ils appellent un comité de riverains, qui a lieu deux fois par an, en général au mois de décembre et au mois de juin, où sont invitées les municipalités de Rouen et de Petit-Quevilly, un certain nombre de riverains, d’associations et d’entreprises voisines. Je m’y suis rendu à titre personnel deux fois depuis que je suis élue en 2008. Je suis adjointe depuis 2014, et maire de Petit-Quevilly depuis le 2 juillet 2019.

Je m’y suis rendu notamment en 2013, après l’incident du mercaptan Nous avons, ce jour-là, fait une visite de l’endroit de l’usine de production où avait eu lieu l’incident. Les personnels de Lubrizol nous ont fait la présentation des travaux qui avaient été faits sur le site pour sécuriser cet endroit et faire en sorte que l’épisode de 2013 ne se reproduise plus.

Les questions sur un service du risque industriel ne m’étaient pas forcément adressées, mais j’y réponds malgré tout. À Petit-Quevilly, il n’y en a pas à proprement parler mais deux services suivent néanmoins, cette question. J’ai évoqué tout à l’heure le directeur du service de la prévention et du développement social urbain. Son service répond aux questions de sécurité, de police municipale et de risque industriel. Nous avons un agent à mi-temps spécifiquement sur ces questions de risques industriels et de suivi des PPMS (plans particuliers de mise en sûreté) dans les PPRT (plans de prévention des risques technologiques). Nous avons aussi quelqu’un, au service urbanisme, qui est plus spécifiquement chargé de suivre ces questions.

Sur la non-toxicité des odeurs, toute la difficulté vient du jour même de l’incendie. La communication n’a pas eu de mots compréhensibles par la population. Non-toxicité aiguë, cela ne veut rien dire à personne. Cela s’adresse à des professionnels de la chimie ou aux pompiers, mais pour la population, cela ne veut rien dire. Je l’ai indiqué, la communication n’a pas été mise en place pour répondre à l’inquiétude des populations.

Je fais vite sur l’ensemble des autres questions. À titre personnel, je n’ai pas eu connaissance des rapports sur les problématiques de sécurité dans la sous-traitance ni d’information sur Normandie Logistique... J’ai appris, suite à l’incendie et aux réunions que nous avons eues, la mise en demeure de Lubrizol sur les questions d’incendie en 2017, à la suite de visites des services de la DREAL.

Nous recevons régulièrement des informations de la préfecture, mais je pense que sur ces questions de risques industriels, il serait nécessaire qu’on ait une alerte spécifique de la part des services préfectoraux sur l’ensemble de ces questions.


J’ai exprimé dès le vendredi, à la réunion que le préfet a eue avec les maires concernés par l’incendie, que la confiance était rompue entre la population et les services de la préfecture. J’ai fait part de ma colère. Je le dis, c’était vraiment une colère que je ressentais. Le préfet m’a répondu sur un certain nombre de questions, et notamment sur le non-déclenchement des sirènes. Je peux comprendre qu’on mesure à un moment donné la difficulté entre informer les populations et éviter de créer la panique. C’est là où la question d’autres systèmes d’alerte est à mon sens importante. Ce sont des questions sur lesquelles il faut que l’on se penche.

Depuis, j’ai l’honnêteté de dire que je suis régulièrement invitée ou informée. J’ai, notamment lors du premier comité de dialogue et de transparence, demandé une réunion d’information spécifique sur la prise en charge des fûts encore sur site, parce que beaucoup d’habitants étaient inquiets et souhaitaient savoir quand ces fûts allaient être pris en charge. Un certain nombre d’habitants souhaitaient partir de chez eux. Cette réunion a eu lieu en présence de l’association France Nature Environnement, de la société Lubrizol, des services de la DREAL et des services des pompiers.

Le jour de l’incendie, le standard de la mairie a été saturé par les appels des habitants. Quand il a sauté, nous avons mis 30 minutes avant de le remettre en route. Je n’ai pas le décompte précis du nombre d’appels que nous avons reçus, mais il a été très important. Dès qu’un numéro vert et un numéro d’accueil et d’information de la population ont été mis en place par la préfecture, nous avons réorienté les habitants vers ces numéros.

Nous avons été conviés à des réunions assez régulières du comité de suivi de site lors de l’établissement du PPRT. Mais, comme je l’indiquais tout à l’heure, je suis maire depuis le 2 juillet 2019. Je n’ai pas forcément eu l’ensemble des invitations à ce comité de suivi de site. Je ne serai pas en mesure de répondre sur sa régularité.

S’agissant des annonces de M. Eric Schnur sur le fonds de soutien à l’attractivité et la non-reconstruction du site à l’identique, je l’ai indiqué, des habitants qui sont à proximité directe ou à 100, 150, 200 mètres de l’usine se posent beaucoup de questions sur leurs biens immobiliers, qui sont aujourd’hui invendables. Certains avaient mis en vente leur bien avant l’incendie. Depuis, ils n’ont plus aucune visite. Il y a une question immobilière, en tout cas à proximité directe du site de Lubrizol.

Nous avons, sur Petit-Quevilly, à 700 mètres à peu près du site, un projet de construction d’habitations. Nous avons été informés ces dernières semaines, suite à l’incendie de Lubrizol, qu’un des promoteurs réservait pour l’instant la poursuite de son projet sur le site. Je pense qu’il faut qu’on travaille collectivement à cette question de l’attractivité de notre territoire, qui par ailleurs, est un très beau territoire avec beaucoup de richesses, humaines et patrimoniales notamment.

Clairement, les habitants aujourd’hui qui sont à proximité ne souhaitent plus que Lubrizol soit même présent sur le territoire. Ils souhaitent que Lubrizol parte. La question que je pose, c’est bien sûr celle de la sécurité des riverains. Elle est essentielle. Néanmoins, il faut que nous ayons aussi une pensée pour les salariés, qui sont au nombre de 450 et pour les sous-traitants.

Si Lubrizol ne reste plus sur notre territoire où Lubrizol va-t-il s’installer ? La question qui se pose pour Lubrizol doit se poser pour l’ensemble des sites Seveso de la vallée de la Seine. Il faut qu’on prenne le temps de savoir, de comprendre ce qui s’est passé et, finalement, de prendre les décisions avec l’ensemble des éléments portés à notre connaissance.

M. Yvon Robert. Je vis à Rouen depuis 32 ans. Je n’y suis pas né et je n’y ai jamais vécu avant précisément 1987. Je n’ai pas souvenir à Rouen, depuis 1987, de catastrophe liée aux sites industriels. Ce qui m’a frappé, depuis que je suis élu, c’est le nombre d’incendies. Avant 1987, non élu, mais responsable public à Paris, travaillant à l’administration parisienne, je n’avais pas conscience qu’il y avait autant d’incendies sur le territoire. Et vraiment, c’est ce qui me frappe le plus.

Pour moi, cet accident dramatique sur un site Seveso est d’abord un incendie, avant d’être un risque industriel. J’ai vu plusieurs incendies d’immeubles. En 1996, je suis resté toute une soirée devant un immeuble en feu de 12 ou 14 étages sur la rive gauche. Le feu s’est déclenché au sixième ou au septième étage, avec des habitants au-dessus. Nous avons eu des incendies dans les immeubles HLM de la Grand’Mare à Rouen. J’en ai vu plusieurs, dont deux en 2011, un en avril et un au mois de juillet, avec des habitants dedans et, à chaque fois, des enfants. La première fois, un enfant est mort et, la deuxième fois, deux.

Le vrai risque par rapport à la culture du risque, c’est l’incendie avant d’être les risques industriels. C’est ma première remarque. C’est sur le risque d’incendie de façon générale que je pense qu’il n’y a peut-être pas assez d’informations.

Cela dit, la particularité des incendies, c’est qu’ils peuvent être extrêmement violents. Ils peuvent être extrêmement forts, durer plusieurs heures. Mais tout ce que j’ai vu, en tout cas à Rouen et sur l’ensemble de l’agglomération, ce sont des incendies très vite circonscrits. C’est dire l’efficacité des pompiers. De toutes les expériences que j’ai eu l’occasion de voir en allant sur place, dans le cadre de mes responsabilités, c’est que les pompiers peuvent passer plusieurs heures à circonscrire un incendie mais qu’ils restent. Je n’ai pas vu un seul incendie se répandre au-delà de l’immeuble où cela s’est déclenché, même à l’immeuble juste à côté. Ils ont une vraie compétence dans ce domaine.

Une fois que j’ai compris que c’était un incendie, je suis sûr que, comme beaucoup d’autres, je n’ai pas totalement fait le lien avec sa dimension industrielle. La grande difficulté de la culture du risque, c’est le type d’information diffusé et comment elle l’est.

Ce qui me frappe sur les informations en général, quelles qu’elles soient, c’est que tous nos concitoyens et nous-mêmes, nous retenons toujours les informations qui nous concernent directement. J’en suis frappé, depuis que je suis élu. Je ne suis pour rien dans la rédaction et la création des journaux municipaux, que je ne corrige jamais. C’est leur qualité, que ce soit sur la ville de Rouen ou sur la métropole, de contenir un nombre d’informations extrêmement important, de toute nature. Régulièrement, je vois des personnes qui me disent : « On ne savait pas ça ». Dans tous les domaines de la vie sportive, de la vie culturelle, de la vie sociale, des réalisations de la ville, je réponds : « Prenez contact, c’est dans mon magazine ». Et ils disent : « Oui, je l’ai lu et je n’ai pas vu ».

Parce que nous sommes toutes et tous devant un flux d’informations dont nous ne retenons que ce qui nous concerne à un moment donné. Il faut avoir l’honnêteté de se dire que, dans une agglomération où il n’y a pas eu d’accident industriel grave depuis des décennies, c’est très compliqué de mobiliser sur un sujet comme celui-là.

Nous avons beaucoup parlé du mercaptan. Il fut extrêmement impressionnant parce qu’on l’a senti jusqu’à Londres et, dans les deux heures, qui ont suivi jusqu’à Paris. Mais en même temps, comme on le sait et comme vous en avez fait la remarque tout à l’heure, le mercaptan est utilisé dans le gaz de ville parce que ce gaz ne sent pas mais tue. Et le mercaptan, qui sent de façon abominable, n’est pas toxique. C’est désagréable, c’est même insupportable, mais c’est fait pour, précisément, avertir du danger.

Je vais y revenir, parce que c’est pour moi l’un des cœurs de la difficulté que l’on vit depuis un mois, que l’on continue à vivre. L’information est donc un sujet, mais c’est un sujet général. Ce n’est pas simplement sur les risques industriels. Il ne faut pas inventer des choses extraordinaires sur la culture du risque en matière d’industrie, quand tout l’exercice, depuis des décennies, c’est de faire en sorte qu’il n’y ait pas d’accident. Qu’il y ait des risques certes. Mais quand il y a des risques qui ne surviennent quasiment jamais, c’est compliqué de créer une culture du risque. Elle n’a aucune crédibilité.

Je suis convaincu que, dans quelques mois, nous allons nous souvenir de Lubrizol comme d’un très grand incendie, mais un incendie de plus. Des incendies se produisent fréquemment. J’en ai plusieurs en tête sur Rouen, au moins sept, huit ou dix, qui se sont produits. Petit à petit, c’est l’incendie dont on se souvient. C’est la difficulté à créer une culture de risque. Sur la question de l’information, il y a un DICRIM. Il a été publié dans Rouen magazine en 2002, à la suite d’AZF. Il est toujours disponible. Il existe. Il n’a pas été rediffusé en tant que tel. Par contre, je le disais tout à l’heure, à la suite de l’incident du mercaptan, il y a eu de l’information sur tout cela dans le journal municipal. En 2016, nous avons refait de l’information dans le journal municipal. Et là, nous allons refaire de l’information, dans le journal municipal et dans le journal de l’agglomération. Mais ce sera de l’information, pas un DICRIM.

Tout le monde fait en toutes circonstances et encore plus depuis quatre mois, la remarque générale qu’il n’y a pas, à Rouen, de culture du risque. Cela ne se crée pas de toutes pièces. Si nous voulions créer une culture du risque en en parlant une fois par an ou en republiant le DICRIM, cela créerait-il cette culture du risque ? Je n’en suis pas sûr. Dans un an, il y aura encore un souvenir de Lubrizol.

Je ne suis pas pessimiste du tout de nature, mais quel élément est susceptible d’être accessible à une population qui est sursaturée d’informations ? Et là, aucun d’entre nous n’y peut quoi que ce soit. Quand BFMTV donne de l’information toute la journée, du matin au soir, toujours, et en tout genre, sur des catastrophes qui ne se passent pas, en général, chez les gens, mais aux quatre coins du monde. Ce sont des informations à l’infini aux quatre coins du monde et aux quatre coins du pays qui n’intéressent pas grand monde, mais qui donnent le sentiment de sursaturation d’évènements gravissimes, catastrophiques, en tout genre. Quelle culture du risque dans ce contexte ? La culture ambiante, de catastrophisme général, n’est pas du tout une culture du risque. Elle ne permet pas précisément d’être sensible à ce qui peut arriver. D’une certaine manière, c’est de la réalité dans laquelle on vit qu’il faut partir pour construire quelque chose.

Faire des proclamations et publier des déclarations, sans avoir analysé un contexte, une dimension culturelle sur lesquels on n’est pas capable d’agir, ce n’est pas la solution. Je n’ai pas la solution toute faite.

Les sirènes, c’est un sujet compliqué lorsqu’il y a un problème ou un accident. Je suis absolument convaincu que toutes les sirènes qui existent sur l’agglomération, à 4 heures ou à 3 heures du matin, ce soir-là auraient pu créer une vraie panique, les gens se demandant ce qu’il se passe. Ce qu’il faudrait répéter, au fond, c’est l’information essentielle à retenir. Lorsque la sirène retentit, branchez la radio, parce que la meilleure source d’information, c’est France info, ou la radio locale, France Bleu.

Si la sirène amenait les gens à allumer la radio, si ce réflexe existait, cela pourrait être efficace. Mais si c’est pour que des gens commencent à prendre leur voiture, à prendre femmes et enfants et pour s’en aller vite, je suis sûr que cela pourrait être absolument dramatique.

C’est ce que j’ai pu mesurer lorsque le pont Mathilde a brûlé. Ce souvenir d’incendie est un bon exemple, sans aucune victime là aussi. L’incendie a totalement bloqué la ville en l’espace de quelques heures, parce qu’il y avait trop de gens dans la circulation, à ce moment-là. J’ai vu des pompiers qui ne réussissaient pas à avancer klaxonner sur les boulevards, dans un embouteillage monstre. C’est souvent le cas dans un endroit bloqué par des accidents ou un suraccident.

Tous les problèmes que nous avons eus à Rouen, pendant les 18 mois sans le pont Mathilde, c’était à chaque fois qu’un, deux ou trois accidents, parmi trop de circulation, provoquaient un embouteillage général. Et ce n’était que des accidents de voiture, pas de personne. Quand la circulation est bloquée, cela ne génère pas forcément des victimes graves. Mais un embouteillage général, cela peut être absolument terrible lorsqu’un incendie important amène je ne sais plus combien de véhicules de pompiers de toute une série de départements.

Les solutions de type Gonfreville ou Port-Jérome touchent des habitants en nombre plus limité directement sur l’usine ou sur des microterritoires, de type Petit-Quevilly... Dans ces communes, ils ont constitué des éléments d’une base d’informations. Je pense que c’est complètement impossible à l’échelle d’une ville comme Rouen ou de l’ensemble de l’agglomération.

Le sujet est national : Quels sont les outils techniques qui permettraient de déclencher automatiquement les sonneries de l’ensemble des téléphones portables, joignables depuis les bornes d’un secteur et leur envoyer des SMS disant : « Il y a un accident, une catastrophe qui se produit, écoutez France info » ? Je suis totalement incompétent. C’est peut-être dans la conception des téléphones qu’il faut changer quelque chose. Les moyens techniques d’aujourd’hui, ce n’est certainement pas constituer une liste de 100 000 noms.

Nous sommes capables, avec Orange, de savoir exactement le nombre de gens qui utilisaient des téléphones cette année sur le site de l’armada. Ce sont des informations données à Orange. Cela ne peut-il pas aller dans l’autre sens, y compris vers les gens de passage ? Dans une ville comme Rouen, en semaine, le nombre de gens de passage est absolument considérable.

La culture du risque ce n’est pas le même sujet que l’information ou que la communication. C’est de l’information précise, donnée à un moment précis. Quels sont les outils à créer ? C’est pour moi un sujet national, à traiter avec l’ensemble des opérateurs. Des accidents comme celui-là le rendent nécessaires. Toutes les autres catastrophes, les orages, les inondations, l’imposent tout autant. Mais, le risque industriel et le risque inondation sont radicalement différents. Dans toute une série de régions, nous avons des inondations régulières. Même si elles surviennent brutalement, les gens en ont une conscience beaucoup plus précise et sont attentifs aux alertes.

Ai-je des liens avec l’entreprise Lubrizol ? Il se trouve que j’ai eu l’occasion de visiter à deux ou trois reprises Lubrizol entre 2008 et 2012, au moment où j’étais premier adjoint. Et j’ai eu l’occasion d’avoir toutes les explications sur le fonctionnement de cette entreprise.

Ce qui me frappe, dans cette affaire, et c’est l’un des paradoxes, c’est que nous sommes sur l’incendie d’un dépôt qui ne bouge pas et non pas sur l’accident industriel du système de production de l’usine. L’usine fait 14 hectares. L’incendie a touché moins d’un hectare. Les 13 autres hectares n’ont été impactés en aucune façon par cet incendie. L’outil de production met en œuvre plein de processus, notamment électriques, de manipulation de matières, de mélanges susceptibles de générer des accidents. Toute cette manipulation n’a produit absolument aucun accident.

Par ailleurs, le mercaptan, pour le souvenir que j’en ai, n’était pas un accident industriel mais une erreur humaine. C’est toujours difficile et délicat à évoquer, mais c’est bien le point de départ. Quelqu’un s’est planté dans la manipulation, malgré toutes les précautions prises.


Je n’aime pas l’expression de risque d’un nouvel AZF. Parce que cela n’a rien à voir avec ce qui s’est passé à Rouen. L’assimiler, c’est considérablement diminuer ce qui s’est passé à AZF et qui ne s’est plus repassé depuis, parce que les industriels, à la suite des plans Seveso, ont dépensé des sommes absolument considérables pour établir des PPRT. Ces PPRT les ont amenés à dépenser encore des sommes considérables pour éviter qu’AZF ne recommence. Mais AZF, c’était 35 morts et 2 500 blessés. Le hasard a fait que j’étais, l’après-midi d’AZF, en plein centre de Toulouse. J’ai vu quelque chose que je n’aurais jamais imaginé. Dans l’appartement de mes beaux-parents, toutes les fenêtres neuves avaient leurs vitres cassées. Toutes les fenêtres étaient vrillées à sept ou huit kilomètres d’AZF. Cela n’a absolument rien à voir en termes de conséquences, en termes de circonstances.

Pour moi, la vraie question qui est la suivante : à cause de la proximité, peut-on faire repartir Lubrizol ? Ce n’est pas une question pour aujourd’hui. Il faut vraiment attendre d’en savoir plus.

D’abord, j’espère qu’on saura d’où c’est parti. Le plus embêtant dans toute cette histoire qui n’a pas fait de victime, ce serait de ne pas en connaître l’origine. C’est toujours possible, quand plein de choses ont brûlé. Ne pas savoir l’origine, cela contribue à accroître l’angoisse. Quand on ne sait pas d’où ça vient, ni pourquoi, qu’il n’y a aucune explication connue, cela génère 50 explications possibles, toutes plus inimaginables, plus compliquées les unes que les autres. Toutes ces explications inconnues sont génératrices d’angoisse.

Ce qui est compliqué aussi, dans toute cette période que l’on vit, c’est que ce n’est pas vraiment fini. La contradiction est quotidienne entre, d’un côté, un discours « officiel » et, de l’autre côté, des odeurs. Hier encore, il y avait des odeurs. Mais que pouvons-nous faire d’autre que de donner ces informations sur les prélèvements faits, par dizaines, par centaines, dans l’air, l’eau, les terres, l’agriculture, qui tous, à ma connaissance, sont en dessous des seuils, même s’il y en a un peu plus forts que d’autres.

Et là, nous avons beau répéter ce que vous avez dit tout à l’heure, que je n’ai pas cessé de répéter, mais qui est tellement contre-intuitif Et vous pouvez le dire et le redire, on vous répond : « Oui, bien sûr, mais les odeurs c’est quand même dangereux. »

Nous ne pouvons pas faire la démonstration que ça ne l’est pas. C’est quasi impossible. Ces odeurs, qui ne cessent pas, sont à l’origine de cette défiance à l’égard de tous ceux qui disent que les prélèvements n’ont rien donné. Je le vois bien, y compris parmi mes proches.

Le dernier point, qui est extrêmement important, c’est le dommage sur l’attractivité et l’image du territoire. Au final, une fois que cela va s’éloigner, puisqu’encore une fois des incendies, malheureusement, il y en a eu beaucoup, c’est le plus grand dommage. Rouen aujourd’hui, j’ai eu l’occasion de m’en apercevoir maintes fois depuis un mois, ce sont les flammes et le nuage. Cette photo est partout dans l’univers des réseaux sociaux dans lequel on vit. Elle est absolument partout. C’est tout juste si la moitié de Rouen n’a pas brûlé.

Je n’ai pas d’information sur les sous-traitants. Par ailleurs, je connais depuis 20 ans le président de Lubrizol. Il était le président du port de Rouen. Et comme je suis au Conseil d’administration du port de Rouen, je sais que c’est quelqu’un qui a toujours été très attentif, avec lequel le dialogue sur l’entreprise se tenait sans aucune difficulté.

Un dernier mot. Je souhaite, et c’est fondamental, dire que Lubrizol est intervenu pour l’agriculture et les commerçants. C’est capital. J’ai un petit sujet complémentaire, puisqu’il semble que la Foire de Rouen a du mal à démarrer cette année, du fait de la communication sur Lubrizol. C’est de l’autre côté de la Seine où il n’y a rien, ni odeur, ni quoi que ce soit, ni fumée. Il n’y a plus rien, mais cela démarre mal. C’est aussi un vrai problème économique.

Dans quelques mois, le risque c’est l’image. Il y a absolument besoin d’une grande campagne d’information et de communication. Ce qui est fou pour nous cette année, c’est que l’armada a constitué un extraordinaire vecteur d’émerveillement de Rouen. Deux millions de personnes sont venues à Rouen de l’extérieur. À l’échelle de Rouen, c’est quelque chose qui a énormément frappé les esprits, en positif.

Trois mois après, le sentiment que j’ai, c’est que tout cela est complètement cassé. Il est impératif de le recréer, parce que Rouen est une ville formidable, un lieu merveilleux que je ne connaissais pas avant d’y venir comme élu et où je compte bien prendre ma retraite puisqu’élu depuis 30 ans, je m’arrête dans six mois.

M. le président Christophe Bouillon. Merci en tout cas d’avoir défendu Rouen et son agglomération. Et merci des réponses que vous avez pu nous apporter.

L’audition s’achève à dix-huit heures cinq.

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5.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Christine Gardel, directrice générale de l’Agence régionale de santé (ARS) de Normandie, de Mme Élise Noguera, directrice générale adjointe, Mme Nathalie Viard, directrice de la santé publique, M. Benoist Cottrelle, adjoint à la directrice de la santé publique, M. Jérôme Le Bouard, responsable unité territoriale et adjoint du responsable du pôle veille sécurité et sanitaire, de M. Cédric Damm, médecin anesthésiste et réanimateur du SAMU de Rouen et de M. Christian Navarre, référent de la cellule « Urgence médico psychologique 76 »

(Séance du mercredi 23 octobre 2019)

L’audition débute à dix-huit heures dix.

M. Christophe Bouillon, président. Vous êtes auditionnés dans le cadre d’une mission d’information qui a été décidée par la conférence des présidents de l’Assemblée nationale. Elle vise à faire un retour sur l’incendie de grande ampleur de Lubrizol à Rouen. Nous nous intéressons à l’événement pour essayer d’en faire toute la lumière et de le comprendre, mais aussi aux retours d’expériences et aux enseignements que nous pouvons en tirer. Ils peuvent être utiles à la mission qui doit être la nôtre, pour améliorer les dispositifs – notamment les dispositifs de gestion de crise – ou concilier la présence d’activités classées et de populations.

Nous avons beaucoup d’auditions programmées sur plusieurs mois, et nous nous intéressons, dans un premier temps, à l’évènement en lui-même. C’est la raison pour laquelle nous avons souhaité auditionner l’Agence régionale de santé (ARS). Je vous remercie d’être venus aussi nombreux avec l’ensemble des services qui devaient être mobilisés au moment de l’événement.

D’abord, nous aimerions comprendre la chronologie de l’événement de votre point de vue :

– À quel moment avez-vous été alertés ?

– Quels moyens avez-vous mobilisés dès l’obtention de l’information ?

– Quel est votre niveau de participation dans tout ce qui relève de l’opérationnel autour du Préfet dans un événement de cette nature ?

– De quelle façon avez-vous accompagné les populations dans la compréhension de cet événement ?

– Comment prenez-vous en charge aujourd’hui tout ce qui relève du post-événement sur la question médicale ou épidémiologique ? Quelle est votre contribution aux analyses qui ont été réalisées dès le déclenchement de l’événement et dans sa suite, et comment accompagnez-vous ces analyses qui sont rendues publiques ?

Au-delà, il me semble important de savoir comment l’ensemble des professionnels de santé se sont mobilisés. Nous avons des retours de témoignages indiquant que les habitants se sont tournés parfois directement vers les mairies, parfois les pompiers, la préfecture, le centre hospitalier universitaire (CHU), le médecin traitant ou les pharmaciens. J’aimerais savoir comment vous avez diffusé à l’ensemble de ces acteurs une information en ce qui concerne le volet médical.

M. Damien Adam, rapporteur. J’ai trois typologies de thématiques à aborder avec vous. La première est l’information à la population. Comment avez-vous organisé l’information des populations en dehors de votre site internet ? Comment avez-vous organisé l’information détaillée, notamment auprès des professionnels de santé qui sont en contact régulier avec la population ? M. le président évoquait les pharmaciens, les médecins libéraux, les infirmiers. Il est important de savoir quels ont été les vecteurs de communication à destination de cette population. Jugez-vous que les informations que vous avez communiquées ont été suffisamment relayées auprès de la population par les différentes personnes qui sont censées le faire ?

La deuxième typologie de questions concerne le risque pour la santé. Le président-directeur général (PDG) de Lubrizol nous indiquait hier que selon lui, cet incendie n’était pas plus dangereux qu’un feu de cheminée. Quel commentaire avez-vous à faire sur ce qui a été dit hier à ce propos ? En l’état actuel des connaissances, quel bilan faites-vous des risques pour la santé ? Qu’en est-il des différents risques de pollution évoqués : suie, qualité de l’air, amiante, dioxine ? Pouvez-vous nous donner des éléments sur le suivi épidémiologique ? Quels sont aujourd’hui les résultats qui sont définitifs et quels sont les résultats sur lesquels nous attendons encore des analyses supplémentaires ?

La troisième typologie de questions concerne spécifiquement le sujet de l’amiante, qui a causé beaucoup de difficultés dans les quinze premiers jours qui ont suivi l’événement. Il est apparu dans un premier temps que la préfecture indiquait que, selon elle, il ne pouvait pas y avoir de projections de fibrociment au-delà d’un périmètre de 800 mètres au-delà du site. Dans les jours qui ont suivi, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait eu des projections de fibrociment à plus d’un, voire deux kilomètres. Comment se fait-il qu’il y ait eu ce décalage au début ? Ensuite, j’ai un problème majeur concernant ce fibrociment. Il y a encore aujourd’hui des personnes qui ne sont pas au courant qu’elles peuvent avoir du fibrociment dans leur jardin. Comment faisons-nous pour informer cette population qu’elle peut être impactée par cette pollution, que le site de Lubrizol prend en charge l’enlèvement de cette matière, et que cela ne présente pas de danger pour la santé ? Je pense que c’est essentiel pour répondre aux problématiques de confiance de la population.

Mme Christine Gardel, directrice générale de lAgence régionale de santé (ARS) de Normandie. Pour commencer, il est important de dire que le périmètre de responsabilité de l’ARS inclut le suivi sanitaire de la population. Nous étions en situation sanitaire exceptionnelle. Nous avons aussi une responsabilité sur la qualité de ce que nous appelons l’eau de consommation humaine, l’eau du robinet.

En situation sanitaire exceptionnelle, nous nous mettons sous l’autorité du Préfet. C’est ce que nous avons fait dès que l’incendie s’est déclaré. Toutes les actions que nous menons sont présentées, discutées et validées dans le cadre de ce comité opérationnel départemental qui est présidé par le Préfet et qui a été déclenché à 3 h 45. Nous participons au centre opérationnel départemental (COD). De la même manière, nous avons été mobilisés dans le cadre du plan particulier d’intervention (PPI) qui a été déclenché à cinq heures du matin.

Nous organisons aussi au niveau régional – puisque nous sommes l’ARS – mais nous nous mettons ici à disposition du préfet de département. Nous avons toute l’organisation départementale, dans le cadre du COD, mais nous sommes aussi une agence régionale de santé. Nous avons donc également une organisation régionale à mettre en place. Il s’agit de la cellule régionale d’appui au pilotage sanitaire (CRAPS) qui coordonne tout le personnel, tous nos agents. Sur cet incendie, 20 personnes ont travaillé depuis le début avec des expertises. Nous avons des ingénieurs de génie sanitaire, des médecins de santé publique – dont le responsable est à mes côtés – des infirmiers de santé publique. Toutes ces personnes ont travaillé.

L’ARS est intervenue en trois phases. La première était le temps de l’alerte et de la mobilisation pour l’incendie. Nous rentrions dans une situation sanitaire exceptionnelle dont nous ne connaissions pas les enjeux et les conséquences. Cela a nécessité de mettre tous les établissements de la zone en alerte, au cas où il y aurait des victimes. Nous avons prévenu le service d’aide médicale urgente (SAMU) et les établissements de santé. Ensuite, le Préfet a très vite pris une décision au vu de retours que lui donnait le Service départemental d’incendie et de secours (SDIS). Il n’y avait pas d’effet de toxicité aiguë. Nous savions du SAMU qu’il n’y avait pas d’arrivée massive, même si nous avons eu des fake news sur ce sujet. Il y avait beaucoup d’appels au SAMU de gens inquiets, mais il n’y avait pas d’arrivée massive dans les services d’urgence. Le SAMU a reçu beaucoup d’appels les premiers jours, mais c’est normal. Nous le voyons sur les images, la population était très inquiète. Toutefois, il n’y a pas eu beaucoup de sorties du service médical d’urgence et de réanimation (SMUR) pour aller chercher des personnes et les faire passer dans les services d’urgence.

Le préfet a dit que sur 12 communes, il demandait simplement la mise à l’abri des personnes vulnérables. À partir de cette décision, nous devions agir. Il y a des personnes vulnérables dans les établissements de santé. Nous avons donc prévenu tous les établissements de santé de la zone de ces 12 communes. Nous sommes très bien organisés, parce que l’organisation avec les établissements de santé en situation sanitaire exceptionnelle est bien formalisée. Nous avons des contacts d’alerte dans tous les établissements. Nous envoyons un email sur une boîte suivie et nous doublons cela d’un appel téléphonique. La mise à l’abri des personnes vulnérables suite à la décision de monsieur le Préfet, dans les établissements sanitaires et dans les établissements médico-sociaux des 12 communes, a été faite à partir de 8 heures Entre 8 heures et 9 heures 30, nous avions prévenu tous ces établissements, soit 14 établissements de santé et 37 établissements médico-sociaux sur une zone des 12 communes qui compte 180 000 habitants.

Nous avons eu un autre souci lors de cette phase très urgente. Le préfet a annoncé qu’il fallait éviter les déplacements et éviter d’être exposé aux fumées. Pourtant, il nous fallait assurer la continuité des soins. Autrement dit, il fallait garantir la relève des personnels soignants dans les établissements de santé à cette heure. Nous avons alerté les établissements sur le fait qu’ils devaient s’assurer de la continuité des soins et avoir les relèves à temps, d’infirmiers et de personnels soignants de jour, de façon à pouvoir la garantir.

Ensuite, il a fallu que nous nous assurions de la capacité du système de santé à prendre en charge les éventuelles victimes, dont nous ne connaissions pas le nombre. Nous avons renforcé le SAMU. Le premier jour et dans les jours qui ont suivi, le nombre d’appels au SAMU était plus important. Nous avons alors donné du renfort en médecins généralistes aux plateformes pour pouvoir décrocher. Nous avons fait venir des respirateurs sur les sites au cas où nous en aurions besoin. En accord avec les responsables du SAMU, nous avons acheminé des respirateurs à Rouen.

Nous partageons avec les établissements de santé une boîte alerte mais nous prenons le téléphone pour nous assurer que les messages qui lui sont adressés sont bien reçus. Pour cela, nous sommes très bien entraînés. Nous faisons des exercices. C’est organisé de cette manière. Dans le cas de cet incendie, il s’agissait aussi de prévenir la médecine de ville qu’elle allait peut-être avoir des consultations particulières liées à cela. Nous ne l’avons pas fait directement mais par l’intermédiaire des unions régionales de professionnels de santé (URPS). Nous leur avons adressé un email d’information destiné aux médecins, aux infirmiers et aux pharmaciens, pour leur dire qu’il fallait garantir la continuité des soins, et les informer qu’ils risquaient d’avoir beaucoup de consultations. Nous savons que c’est ce point que nous devons retravailler.

Dans un second temps, dans l’après-midi du 26, nous avons prévenu tous les établissements des départements 76 et 27 qu’ils allaient peut-être devoir renforcer les premiers établissements alertés. Il fallait mettre à l’abri les personnes vulnérables. Nous avons des établissements médico-sociaux, qui accueillent notamment des enfants en situation de handicap, et nous leur avons demandé de ne pas les admettre le vendredi.

Notre deuxième responsabilité est le travail sur l’eau potable, l’eau du robinet. Ceux qui sont de la Seine-Maritime savent que l’eau ne vient pas de la Seine ni d’autres rivières, mais elle vient de nappes souterraines. Nous étions alors un peu « tranquilles ». Par mesure de précaution, nous avons simplement demandé de fermer les captages, d’occulter les ventilations pour éviter que les suies tombent dedans. Nous avons fait les premières analyses de métaux et d’hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), sur quatre réservoirs de la métropole sous le panache : Rouen, Mont-Saint-Aignan, Bihorel et Quincampoix.

À la fin de cette première journée du 26 septembre, qui est pour moi le premier temps de notre action, l’ARS a pu confirmer que l’eau du robinet était potable. Nous avions un système sanitaire d’établissements de santé qui était organisé pour mettre à l’abri les personnes vulnérables et pour prendre en charge celles qui auraient pu nécessiter des soins pendant cette phase aiguë.

La deuxième phase est le moment du panache de fumée, des suies et des odeurs d’hydrocarbures. Là, nous nous sommes engagés dans le suivi sanitaire de la phase aiguë et la surveillance de l’eau du robinet. Nous avons suivi l’activité du SAMU, c’est-à-dire le nombre d’appels. Normalement, le SAMU reçoit en moyenne 900 appels par jour. Les 26 et 27 septembre, il a reçu un nombre d’appels beaucoup plus important. Le premier jour, il y en avait 1 450. Il s’agissait de personnes inquiètes qui demandaient des conseils, mais qui n’étaient pas en urgence vitale. Il n’y a pas eu de sortie de SMUR. Il n’y a pas eu d’hospitalisation pour des urgences vitales. Toutefois, les personnes étaient très inquiètes concernant ce qui allait se passer et les risques encourus. Elles avaient besoin de conseils. L’activité du SAMU a connu un pic le premier et le deuxième jour, puis c’est resté aux alentours de +20 %. Depuis les 3-4 octobre, nous sommes revenus au nombre de décrochés habituel.

Ensuite, nous avons regardé les passages aux urgences. Sur la métropole rouennaise, nous avons quatre services d’urgence : deux dans le privé, deux dans le public. Nous avons voulu savoir ce qui s’y passait. Ils reçoivent près de 600 patients par jour. Ils ont enregistré 254 passages aux urgences en lien avec l’incendie Lubrizol entre le 26 septembre et le 16 octobre. En moyenne, cela fait 25 passages par jour jusqu’au 4 octobre. 9 hospitalisations ont été nécessaires. Quand nous avons fait le dernier pointage, le 10 octobre, me semble-t-il, il n’y avait plus de patients hospitalisés en lien avec l’incendie Lubrizol.

Nous avons eu deux temps dans ces passages aux urgences, même dans cette phase aiguë. Les premiers passages étaient liés aux conséquences des fumées, avec des symptomatologies fonctionnelles telles qu’on nous les a rapportées, c’est-à-dire des gens présentant de l’irritation, des toux, des nausées, des vomissements, etc. Ensuite, les passages résultaient d’un syndrome inflammatoire du fait de l’irritation des premiers jours, sur des patients ayant déjà des pathologies respiratoires. C’étaient des crises d’asthme ou des recrudescences de bronchites, dont certaines ont nécessité des hospitalisations.

Nous continuons de suivre de façon hebdomadaire avec Santé publique France, le recours aux soins urgents, que ce soit les passages dans les quatre services d’urgence de la métropole ou les appels à SOS Médecins ou du centre antipoison. Nous avons les derniers résultats que nous pourrons vous donner, si vous le souhaitez.

Nous continuons de faire parvenir les communiqués de presse aux URPS, bien que le directeur de la caisse primaire ne voie pas d’augmentation notable du nombre de consultations de médecine générale dans la période post-Lubrizol du 27 septembre à aujourd’hui. Nous sommes sur des masses tellement énormes qu’il faudrait que cela bouge beaucoup pour que cela se voie. En tout cas, il ne peut pas nous dire cela. Par contre, il peut nous dire qu’il y a eu une augmentation des arrêts de travail sur cette période-là. Ce sont des arrêts de travail de courte durée, de trois ou quatre jours. Sur la période du 26 septembre au 3 octobre, le directeur de la caisse primaire relève environ un millier d’arrêts de travail supplémentaires. Je ne peux parler qu’en termes quantitatifs, je n’ai pas d’éléments qualitatifs. Nous continuons de suivre tout cela même aujourd’hui, alors que nous sommes dans la phase post-accidentelle, parce que nous envisageons un suivi épidémiologique.

Pendant la phase aiguë, nous avons donné des mesures de précautions et des recommandations sanitaires aux établissements de santé, parce qu’il fallait que l’activité de santé continue, notamment sur les activités de bloc. S’il y avait des suies, il fallait bien donner quelques conseils. Nous avons aussi donné des recommandations sanitaires aux personnes à leur domicile et aux écoles. Nous avons aussi donné des informations générales à la population. Nous l’avons invité à appeler le 116 117 pour demander conseil, parce qu’en région, il est impliqué dans la permanence des soins. Nous avons ouvert une cellule d’urgence médico-psychologique. Elle n’a pas reçu beaucoup de monde. Je crois même que personne n’y est allé le premier jour. Les gens sont restés chez eux plutôt que de sortir. Ce n’est peut-être pas plus mal qu’ils n’y soient pas allés. Nous avons fermé cette cellule peu après.

La maire de Petit-Quevilly m’a alors dit qu’il n’était pas normal de ne pas offrir de soutien à ses habitants, qui étaient très inquiets. C’est après cet échange qu’en rentrant, j’ai décidé d’ouvrir une cellule de soutien psychologique, différente de la cellule d’urgence médico-psychologique telle que nous la connaissons dans les attentats, mais qui permet quand même d’écouter la souffrance et l’inquiétude. Le docteur Navarre pourra vous en parler. De mémoire, elle a rouvert le 2 octobre. Nous nous étions demandé si nous allions la laisser ouverte le week-end, étant donné qu’il n’y avait pas beaucoup de passage. Nous en avons rediscuté et nous nous sommes dit qu’il y avait peut-être des gens inquiets qui travaillent et qui vont profiter du week-end pour aller dans cette cellule de soutien. Nous l’avons laissée ouverte le samedi et le dimanche. Elle n’a pas reçu grand monde, mais elle était là, et c’était important pour la population de savoir qu’elle était là.

Dans cette période, nous sommes également intervenus « à la demande ». Il y avait de l’inquiétude dans les écoles. Nous y sommes allés, avec la directrice de santé publique et l’ingénieur de génie sanitaire. Dans une école, du plomb avait été trouvé. Il a fallu aller vérifier. Dans la cour d’une autre école, un débris a été trouvé qui pouvait venir d’une toiture avec des fibres d’amiante. Là aussi, nous y sommes allés. Nous avons fait analyser en urgence le débris trouvé. Nous sommes aussi allés en mairie, parce que la mère de Préaux était très inquiète concernant des résultats Atmo de dioxines dans l’air. Ces informations arrivent bien plus vite que celles que nous voudrions donner, sur les conseils, les recommandations et les résultats d’analyses. Il est indispensable de se rendre sur place et expliquer. Généralement, nous arrivons à rassurer, ou éventuellement, nous agissons. Dans tous les cas, nous devons comprendre la situation.

Par ailleurs, nous avons continué la surveillance de l’eau du robinet. Nous avons fait une hiérarchisation en deux parties des captages d’eau souterraine à risque, compte tenu des risques d’infiltration dans les nappes souterraines. Il y a des captages karstiques et non karstiques, mes voisins vous expliqueront cela mieux que moi.

Par contre, nous avons aussi étendu le nombre d’analyses et le nombre de substances chimiques que nous recherchions : les d’hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), les métaux, les solvants benzéniques, les dioxines, les furanes, les polychlorobiphényles (PCB) et les phtalates. Ensuite, nous avons communiqué parce que nous étions en phase aiguë. Il faut que nous arrivions à faire les deux choses en même temps. Nous le faisions à notre niveau, nous mettions en ligne sur le site de l’ARS des communiqués de presse, nous donnions tous les résultats publiés sur le site de la préfecture. Nous participions à tous les points presse. Quand nous avions des zones de risques, nous nous déplacions. Nous donnions nos communiqués de presse aux professionnels de santé de terrain. Nous considérions que la population qui voulait savoir irait sur notre site. Nous avons appris qu’elle prend son téléphone portable et regarde ses messages, les médias ou utilise les réseaux sociaux.

Sur le plan sanitaire, depuis le 4 octobre, nous considérons que nous sommes en phase post-accidentelle. C’est à ce moment que la population nous a demandé ce que nous allions faire. Elle craignait que nous la laissions alors que la phase aiguë était passée. En termes de besoin de santé en phase aiguë, nous pouvons considérer que nous n’avons pas eu de répercussions importantes. Le 26, il n’y a pas eu de morts ni de blessés. L’incendie a été arrêté dans les 12 heures. Il n’y a pas eu de suractivité ou d’hospitalisations en urgence, pas d’impact aigu sur la santé physique des personnes, au vu du fonctionnement du système.

Évidemment, la population est inquiète. Elle se demande ce que cela va donner demain, même si elle est aujourd’hui rassurée. Il faut absolument l’entendre. Nous l’avons entendue les jours où la cellule a été ouverte. Elle a été fermée quand elle n’a plus reçu personne. Pour autant, la population reste inquiète pour sa santé dans les années qui viennent, compte tenu de ce qu’elle a vu et de ce qui a brûlé. Il faut aussi entendre cette souffrance-là, qui est une souffrance d’incertitude et d’inquiétude. Pour cela, la ministre s’appuie sur Santé publique France, qui est l’instance d’expertise de santé publique auprès du Gouvernement. Elle va travailler avec nous à comprendre cette inquiétude de la population, pour la questionner, l’évaluer. Une enquête en population qui sera menée, avec un questionnaire sur les indicateurs de qualité de vie, sur l’impact psycho-affectif, sur la santé ressentie. Nous avons besoin de le réaliser sur toute cette population, et aussi de façon un peu scientifique, afin de voir quel est l’impact. Le suivi épidémiologique, ce n’est pas simplement rechercher un cancer ou une augmentation du nombre de cancers puis aller voir comment faire pour savoir ce que nous allons chercher. C’est aussi examiner la façon dont nous abordons le ressenti de la population et observer ce que cet accident industriel majeur a perturbé dans la vie de ces personnes. Il faut notamment savoir faire des questionnaires sur des périmètres où nous savons ce que nous mesurons, à proximité de l’usine et dans les 12 communes, auprès de ceux qui ont vu le panache et qui l’ont vu retomber. Cela nécessite d’être construit sur un plan scientifique. Ces analyses sociologiques par questionnaires nécessitent une méthode scientifique. C’est Santé publique France qui va composer celui qui sera adressé à la population.

Pendant cette phase post-accidentelle, nous continuons la surveillance renforcée de l’environnement. Nous sommes allés regarder dans l’air, dans les suies, les végétaux, le sol. Les lichens sont des illustrateurs de la pollution des substances trouvées dans le sol, parce qu’il peut y avoir de la bioconcentration au fil du temps. Il faut donc continuer de regarder. Il s’agit de l’interprétation de l’état du milieu. Le préfet a pris un arrêté demandant aux exploitants d’engager cette interprétation de l’état du milieu. Ces prélèvements successifs dans le temps, sur différentes matrices – comme disent nos ingénieurs – permettent de voir si nous avons une accumulation de substances chimiques dans le sol. Nous allons chercher celles qui sont dangereuses – les HAP, les dioxines, les métaux. Nous allons ensuite pouvoir faire cette interprétation de l’état du milieu, c’est-à-dire voir s’il y a des produits toxiques dans le milieu qui peuvent avoir un impact sur la santé. C’est la première phase. À partir de cette interprétation de l’état du milieu, il y a une deuxième phase. Il s’agit de voir, si nous trouvons beaucoup de métaux lourds ou de dioxines dans le sol, s’il y en a aussi chez les humains dans le périmètre où nous avons trouvé ces substances. En fonction de l’état du milieu, le protocole de biosurveillance prévoit que l’on s’interroge sur ce que cela donne chez les humains, si nous retrouvons chez eux une accumulation des mêmes marqueurs.

Le préfet va demander aux deux exploitants concernés, par arrêté, une évaluation quantitative des risques sanitaires (EQRS) provoqués par le sinistre. Nous chercherons à savoir si les produits trouvés présentent un risque ou un surrisque pour la santé de la population. Est-ce que ce produit trouvé, pour cette population, avec ce mode de vie, présente un risque pour sa santé ? Quand nous préparions l’audition, nous avons essayé de prendre des exemples. Nous ne voulions pas être trop abscons. Par exemple, nous avons recherché des dioxines dans les œufs, parce qu’elles s’accumulent dans le gras. Si dans l’interprétation de l’état des milieux qui va se faire dans les trois prochains mois, nous trouvons des résultats de dioxines anormaux sur le périmètre agricole d’une commune, où beaucoup de gens mangent les œufs de leurs poules, nous allons regarder cette population. Nous allons regarder par biosurveillance si elle a eu une accumulation de dioxines compte tenu de ses habitudes alimentaires. Si elle mange tous les jours un œuf de son poulailler qui a un taux de dioxine important, nous allons lui demander d’adopter des mesures de précaution, comme de jeter les œufs ou de n’en manger qu’une fois par semaine. Si, en biosurveillance, nous voyons qu’il y a une imprégnation importante de la population d’un territoire par des dioxines, cela va nécessiter un suivi médical particulier. Le médecin traitant dispensera des recommandations de bonnes pratiques et de bon suivi en fonction de l’analyse de biosurveillance, aux individus de ce périmètre qui ont ce mode de vie. Celui qui ne mange pas les œufs de ses poules n’aura peut-être pas ce problème, parce qu’il travaille et qu’il achète des plats préparés dans son supermarché.

Enfin, en fonction de cette évaluation quantitative des risques sanitaires, qui est de la responsabilité des exploitants mais qui sera expertisée par l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS) et l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), pour vérifier si cela a bien été fait et si les conclusions sont prises en compte, nous réaliserons des analyses de la santé de la population qui a été sous le panache. Autrement dit, si dans ces produits, un surrisque a été détecté dans l’évaluation quantitative des risques sanitaires de cancer du foie, nous allons rechercher des indicateurs de données de santé pour voir s’il existe plus de cancers du foie dans cette population que dans la population générale. Nous irons aussi chercher des indicateurs de santé sur le comportement à court terme de la population. Nous allons rechercher s’il y a plus d’infarctus du myocarde, plus de traitements antidépresseurs dans cette population par rapport à la population générale. Il ne s’agit pas simplement des conséquences de pathologies qui vont se déclarer dans le long terme. Nous ne pouvons pas attendre. Ce qui est très important pour la population, c’est de savoir que nous ne les abandonnons pas une fois la phase aiguë terminée. C’est la responsabilité de l’État. Nous allons regarder le milieu, les êtres humains et les pathologies de ce territoire. Nous allons continuer les prélèvements de façon à voir ce qui peut se passer à moyen et long terme.

Mme Natalia Pouzyreff. Ma question porte sur le mercaptan. J’ai cru comprendre que c’est la substance qui est responsable des odeurs incommodantes. Je n’ai pas très bien compris. Je ne suis pas allée sur le site à Rouen, je n’ai donc pas senti, mais j’ai entendu dire que cela sentait très fort, et que cela donnait des irritations, des malaises. Cela nous a encore été confirmé tout à l’heure par la maire de Petit-Quevilly. J’aimerais savoir comment nous pouvons répondre à la population en lui disant qu’il n’y a aucun risque, alors qu’elle a une perception et une appréciation différentes, ce qui crée de la défiance par rapport à la parole publique.

Mme Annie Vidal. Comment envisagez-vous de renforcer l’information des professionnels de santé, au-delà de l’information des URPS ? Dans les zones touchées par les séquestres agricoles et où il y a une grande visibilité des retombées de suies, certains sont allés chez leur médecin qui était un peu désemparé sur la conduite à tenir. Comment pouvons-nous renforcer ce lien sur le territoire ? Cela me semble très important. Je voulais aussi demander au docteur Navarre quel était le profil des personnes qui ont été reçues dans la cellule de soutien psychologique. Qu’avaient-elles de plus lourd à porter, si j’ose dire ? Venaient-elles d’un bassin géographique déterminé plus que d’autres ? Enfin, vous avez présenté avec une grande précision toute l’articulation des différents sujets de suivi sanitaire et épidémiologique qui seront mis en œuvre. Quand pensez-vous pouvoir finaliser cette préparation et commencer ces enquêtes ? Surtout, comment éviter que, dans la population, ce suivi génère à nouveau des angoisses ? Comment le présenter de façon simple et compréhensible pour bien passer le message ? Nous continuons à vous accompagner, et cela ne veut pas dire qu’il y a un risque caché. Comment pensez-vous préparer tout cela ?

M. Xavier Batut. Je voudrais tout d’abord saluer le professionnalisme et l’implication de Mme la Directrice et de l’ensemble de ses services dans la gestion de cette crise. Je pense que c’est la communication qui n’a pas très bien fonctionné. Aujourd’hui, les populations sont inquiètes. Comment fait-on demain pour les informer ? Qui leur explique ? Vous nous avez indiqué que la communication entre vous et les différentes unions régionales avait plutôt bien fonctionné, et celle entre les unions régionales et les professionnels de santé, un peu moins. Quid d’un système d’information en direct des professionnels de santé et des élus locaux ? C’est quand même le premier maillon dans les communes rurales du territoire. Il serait peut-être bon d’avoir une réflexion à ce sujet-là. Avez-vous prévu d’organiser des réunions d’information sur l’ensemble des territoires impactés, en particulier sur les territoires ruraux, où les élus et les citoyens ne se sentent pas informés ? Vous faites le travail, mais nous devons réussir à démultiplier cela sur l’ensemble des territoires. Je pense que les professionnels de santé, aujourd’hui, de par les problématiques que nous connaissons tous et sur lesquelles nous travaillons ensemble, n’ont pas spécialement le temps d’informer tous leurs patients. Il y a 110 communes impactées, il faudrait peut-être réfléchir à organiser des réunions avec les associations de maires et les élus locaux.

M. Jean-Luc Fugit. Vous avez évoqué beaucoup de choses, même si à un moment donné, je me suis un peu perdu dans vos explications. Je voudrais clarifier un certain nombre de points. Je voudrais savoir si vous pensez réellement que les messages sanitaires ont été bien compris des populations. Quelque chose a-t-il manqué ? Sur les substances recherchées dans l’air, à votre connaissance, a-t-on cherché à mesurer l’ensemble des substances que nous étions susceptibles de trouver, compte tenu de la combustion qui a duré plusieurs jours ? Avons-nous vraiment fait le nécessaire sur le spectre même des molécules que nous cherchons ? Nous avons parlé des HAP, des dioxines, des furanes, etc. Nous savons que ce sont des composés fort peu sympathiques, mais avons-nous eu un spectre suffisamment large, d’après vous ?

Concernant l’information au public, quand nous regardons d’un peu plus près les signalements des odeurs, qui remontent sur la plateforme ODO mise en place par Atmo Normandie et que nous retrouvons sur le site de Santé publique France, nous réalisons que dans 63 % des cas, ils sont accompagnés de symptômes. C’est encore le cas aujourd’hui. Que répondons-nous à ces gens ? C’est une question que je vous pose directement.

Par ailleurs, sur l’information des professionnels de santé, je connais du monde qui habite dans la région et j’ai eu vent d’une conférence qui s’est tenue dans un lieu public de la ville de Rouen, en présence de médecins, de pédiatres, qui 10 jours après l’incendie se sont plaints de ne pas avoir reçu d’informations de la part de l’ARS. Ces informations qui me sont remontées sont-elles correctes ?

Enfin, Mme la ministre Élisabeth Borne est venue ici en audition suite à l’incendie. Elle a évoqué la mise en place d’un registre de santé. Est-il en place ou va-t-il se mettre en place ? Ce registre de santé est pour moi extrêmement important pour assurer le suivi épidémiologique et le suivi des risques qu’il peut y avoir par la suite, notamment avec les retombées potentielles d’un certain nombre de composés qui se fixent sur la graisse animale.

M. Éric Coquerel. Vous avez pointé le moment compliqué de la phase d’analyse. Dans cette phase, estimez-vous que les principes de précaution vis-à-vis de la population ont été respectés ? Y a-t-il eu un décalage ? Que se serait-il passé si les analyses n’avaient pas été rassurantes ?

Ensuite, comment jugez-vous les principaux émetteurs d’informations qui passent sur les médias et leurs contradictions dans un moment d’affolement d’une population ? Je pense par exemple aux propos des préfets de Seine-Maritime et de l’Oise qui ont été contradictoires, ou en tout cas, pas tout à fait les mêmes, ainsi qu’à ceux de la ministre. L’un de ces émetteurs officiels a expliqué sur France info que la suie n’était pas dangereuse en tant que telle, sauf si on l’ingurgite. Quand vous entendez dans une population ce genre de phrase, inévitablement, vous vous demandez ce que veut dire ingurgiter. Comment voyez-vous les choses à ce niveau-là ?

Aussi, vous parlez des risques dans le sous-sol, vous évoquez les dioxines. Vous étiez partie dans l’idée de consommer des œufs tous les jours ou toutes les semaines. C’est très compliqué à entendre. Jusqu’où vont ces dangers ? Je sais que la dioxine est dangereuse mais je ne sais pas à quel point. Comment peut-on informer ou rassurer une population de manière objective sur les risques réels ?

Enfin, vu les risques industriels, y a-t-il une formation spécifique par l’ARS des professionnels de santé sur les conséquences de ce qui peut se produire ?

M. le président Christophe Bouillon. Concernant ce fameux plan de suivi médical et épidémiologique, se fait-il selon la formule prescrite par la circulaire 2012, ou est-il spécifique à cet évènement ? Le mettez-vous en œuvre parce qu’il est prévu par les textes, ou répond-il à une demande d’élus à laquelle le premier ministre aurait répondu favorablement ? Quelles sont ses spécificités ?

Une étude épidémiologique est longue, par nature. Comment va-t-on gérer ce temps long ? Il est important de suivre dans la durée, puisque la population le demande. C’est la nature même de son inquiétude. En général, elle souhaite savoir ce qui va se passer par la suite. Y a-t-il des éléments d’étape ? Avons-nous des comparaisons des études épidémiologiques avec des évènements industriels du même type, pour essayer de définir un peu cette échelle de temps ?

Par ailleurs, vous avez rappelé tout à l’heure que le préfet mettait en œuvre des arrêtés pour demander à l’exploitant qu’il puisse y avoir une évaluation quantitative du risque sanitaire, etc. Tout cela a un coût. D’ailleurs, tout ce qui est mis en œuvre par arrêtés du préfet a un coût. J’imagine qu’il est supporté par le principe du pollueur-payeur. Pouvez-vous me confirmer que ce n’est pas la puissance publique qui va le financer, mais que c’est bien l’exploitant qui le prendra en charge ?

M. Jérôme le Bouard, responsable unité territoriale et adjoint du responsable du pôle Veille et sécurité sanitaire de lARS. Je vais grouper les questions sur le mercaptan et la métrologie de l’air. Par rapport aux mesures qui ont été prises au moment de l’évènement, dans un premier temps, ce sont les moyens du SDIS qui ont été mobilisés en urgence. Cela porte sur un nombre restreint de gaz qui sont les plus toxiques et qui présentent une toxicité immédiate. Très rapidement, nous avons mobilisé les moyens d’ATMO Normandie, qui était présent en cellule de crise préfectorale et qui a procédé à des prélèvements par canisters. Ce sont des sortes de ballons que nous remplissons d’air et que nous envoyons en laboratoire pour analyser un spectre assez large de substances. J’ai tendance à dire qu’ATMO Normandie a mesuré un nombre très important de substances que nous étions susceptibles de retrouver dans l’air, avec des délais analytiques qui ont pu paraître longs à la population. Nous avons mesuré le benzène, le toluène, les gaz et les substances gazeuses qui présentent des toxicités que nous maîtrisons mieux. ATMO Normandie est aussi allé rechercher des composés dits soufrés, qui sont responsables des odeurs que sentent les Rouennais. Nous sommes allés assez loin dans la portée des analyses qui ont été réalisées. ATMO Normandie mesure encore aujourd’hui des composés soufrés qui sont responsables des odeurs. Ensuite, on ne peut pas nier que le fait d’être exposé à des mauvaises odeurs, pour des raisons physiologiques ou même psychologiques, va générer des effets de santé, des troubles de type céphalées, des troubles irritatifs. C’est documenté. Je pense que personne ne l’a jamais nié. Cela incommode fortement.

M. Christian Navarre, référent de la cellule « Urgence médico psychologique 76 ». Je suis médecin-psychiatre. Je précise que la cellule d’urgence médico-psychologique dont parlait Mme Gardel a été mise en place dès le premier jour, puisqu’elle est censée intervenir dans les catastrophes avec un grand nombre de victimes. Heureusement, il n’y a pas eu de victimes physiques graves. Nous nous attendions à avoir des survivants, des endeuillés, des blessés, ce qui n’a pas été le cas. Elle a donc été désactivée. J’insiste sur le fait que ce sont des infirmiers, des psychologues et des médecins volontaires, qui sont sortis des obligations hospitalières de l’hôpital local de psychiatrie du Rouvray. C’est au bout de quelques jours, à la demande des élus, et en particulier de la maire de Petit-Quevilly, que les autorités, l’ARS et la préfecture, nous ont demandé de mettre quelque chose en place. Ce sont les mêmes personnels que la Cellule régionale d’urgence médico-psychologique (CUMP qui se sont adaptés à une situation qui n’est pas forcément de leur ressort. J’ai appelé cela l’accueil psychologique citoyen, parce que nous n’avons pas constaté de pathologie mentale de stress dépassé comme on pourrait le voir lors d’un attentat. Pour répondre à madame, effectivement, nous avions des gens qui avaient été apeurés par l’explosion, des gens qui étaient autour de l’usine plutôt isolés, c’est-à-dire sans avoir pu discuter avec leur famille ou des voisins. Ce sont des gens qui sont venus parce qu’ils avaient l’impression d’avoir été abandonnés. Surtout, il y avait une colère très importante au regard de la désinformation, un stress important par rapport à l’avenir, un sentiment d’abandon et de complotisme, l’impression qu’on leur cache quelque chose puisqu’on ne leur dit rien. Je tiens à dire que tous les volontaires de la cellule d’urgence, y compris moi-même, sommes impliqués. J’ai aussi des suies dans mon jardin. Nous prenions sur nous, mais du fait de ce sentiment d’abandon, les familles qui vivaient ailleurs ont appelé car elles s’inquiétaient de ne plus avoir aucune information visible.

Je tiens à signaler – avec beaucoup de neutralité – que ce qui a cassé la communication sur cette affaire Lubrizol est le décès du Président Chirac. En effet, d’un instant à l’autre, toutes les chaînes et les réseaux sociaux que regardent les gens, plutôt que les sites de l’ARS ou de la préfecture, et qui étaient en info continue et se sont portés sur le décès du Président Chirac. Rouen a disparu. Le seul média qui s’en préoccupait encore était France bleu Normandie, qui a passé des petits reportages. Pendant ces quelques jours, il y a eu un vide, et c’est vrai que cela a entraîné une angoisse de séparation, car nous savons que ce qui est important dans la gestion de crise, c’est la collectivité, la solidarité nationale, l’impression que les gens sont dans une communion, s’identifient et partagent la difficulté. Tout d’un coup, nous nous sommes retrouvés face à des plateaux forts intéressants sur les débats des années qui ont précédé. Rouen avait totalement disparu des écrans. Je tiens à dire que cela a participé aux plaintes et à ce sentiment que les choses étaient manipulées. On nous a même reproché d’être complices de cette affaire, puisque nous étions là pour soutenir la population. Je souligne que nous avons dit d’emblée que nous n’avions pas de réponse, que nous étions comme eux.

Pour ceux qui se demandent ce que nous faisons dans une cellule psychologique, c’est tout simple. Grâce à la Croix-Rouge, il y avait du café chaud, des collations. Les gens rentraient, échangeaient, constituaient des groupes de parole. C’est de cela que les gens avaient besoin : se rencontrer et en parler. Il n’y a pas de magie. Cela a été fait dans des locaux de la mairie de Rouen et avec cette ambiance conviviale où nous savions que nous étions tous dans la même situation. Nous parlons de résilience : affronter le stress, affronter l’évènement, s’en sortir par ses propres moyens. Par contre, s’il y avait des toux, des nausées, nous renvoyions sur le médecin traitant. S’il y avait des demandes juridiques, nous renvoyions sur les associations ou les avocats qui manifestaient, quelques mètres plus loin, devant la préfecture.

La colère est un symptôme de stress. Dans les moments de crise, on court-circuite notre cerveau préfrontal – c’est-à-dire le raisonnement et la logique – et on passe à une distorsion cognitive. Cela concerne tout le monde, décideurs comme citoyens. On a un moment de confusion collective. C’est pour cela qu’il est important de donner des informations.

Voilà ce que nous avons tenté de mettre en place de façon assez originale. Je pense que c’est aussi une leçon que nous aurons pour le futur. Nous sommes une société où les gens sont de plus en plus individualistes, mais aussi de plus en plus isolés. Ils ont besoin de cette espèce de cordon ombilical d’information. Sommes-nous toujours conscients de ce côté humain ? Les chaînes d’information continue ont fait défaut. Cela a manqué aux gens et c’est aussi pour cela qu’ils étaient un peu perdus. À ce moment-là, ce média est très thérapeutique. C’est un hasard, mais il se trouve qu’effectivement, il y a eu un black-out sur Rouen pendant quelques jours. C’est essentiellement de cela que les gens se plaignaient, outre les conséquences futures. Ils avaient besoin de repartir chez eux, non pas apaisés sur le fond, mais apaisés sur la forme, c’est-à-dire moins stressés, moins angoissés, sachant qu’il fallait affronter le futur.

Par rapport à la population, il s’agissait globalement d’enfants de dix ans qui avaient eu peur de l’explosion, de personnes âgées isolées, de certains patients qui étaient déjà suivis pour dépression. Cependant, on ne peut pas dire que cela a entraîné des pathologies psychiatriques aiguës. C’est plutôt un vécu dans les rues de Rouen, avec une odeur nauséabonde assez insupportable. Je précise aussi pour l’anecdote que j’ai été élevé dans le Sud-Ouest. À l’époque, il y avait le gaz de Lacq. Il y avait des grandes montagnes de soufre, et quand l’air venait de la mer, toute la région sentait le soufre.

M. Cédric Damm, médecin anesthésiste et réanimateur du SAMU de Rouen. Le SAMU a eu deux séquences au lieu de trois, si je reprends le même séquençage que celui décrit par Mme Gardel. Nous avons eu la phase aiguë, l’incendie, puis nous avons eu la deuxième phase qui est le post-incendie, qui a duré une dizaine de jours. En tant que service d’urgence, nous sommes bien sûr moins concernés par le suivi qui a été décrit par l’ARS. Monsieur Adam, vous demandiez comment s’était passée l’alerte. Je pense que cela a été décrit par les pompiers. Nous avons eu un appel dans la nuit à 2 h 46 précisant qu’il y avait un incendie. Des incendies arrivent régulièrement la nuit. Quand cela arrive, en général, cela s’éteint assez vite. Nous savions que c’était un incendie industriel, mais il n’y avait pas de blessé. 13 minutes plus tard, nous avons appris qu’il prenait de l’ampleur. Nous avions notamment une équipe qui revenait d’intervention, qui avait confirmé que c’était très visible, avec un beau panache de fumée. Nous avons rappelé le Centre opérationnel départemental d’incendie et de secours (CODIS). Les pompiers nous ont confirmé et nous ont dit qu’ils avaient envoyé des véhicules.

Notre régulateur a décidé à juste titre de prévenir le Service Interministériel Régional des Affaires Civiles et Économiques de Défense et de Protection Civile (SIRACEDPC) et l’astreinte de la Préfecture, qui n’était pas au courant. La préfecture a été appelée 25 minutes après le début de l’alerte incendie. C’est ce qui a permis, au bout de 30 minutes, d’activer le centre opérationnel départemental (COD) de la préfecture. Le SAMU a essayé d’avoir une confirmation de l’importance de l’incendie. Notre équipe qui était à proximité nous a alertés sur le fait qu’il y avait un incendie. Nous ne lui avons pas dit d’aller sur le site. Nous avons raisonné pour protéger aussi notre équipe. Elle est revenue au SAMU en attendant que nous ayons un point de première destination, qui est décrit par les pompiers. C’est un point où l’on regroupe les moyens de secours à l’abri de tout danger. Le colonel des sapeurs-pompiers a dû vous dire qu’ils ont reculé à plusieurs reprises, du fait des explosions de l’incendie, des informations qu’ils avaient sur le contenu des cuves. Nous avons attendu. C’est vraiment une règle chez nous de ne pas mettre en danger nos équipes de secours.

Nous avons secondairement envoyé une équipe de secours en renfort des pompiers, après avoir discuté avec le COD, l’ARS et le CHU, qui avait aussi activé sa cellule de crise. Nous avions bien sûr prévenu les centres hospitaliers, mais en premier lieu le CHU, qui était quasiment dans le panache. L’important est de savoir comment nous nous dimensionnons. Là, c’est simple, il n’y a pas de victimes. Il y a eu des personnes incommodées, mais il n’y a pas eu de victimes graves. Nous aurions très bien pu avoir 500 victimes, ou avoir 30 pompiers blastés ou brûlés, que nous aurions pris en charge initialement, mais qu’il aurait fallu transporter sur un centre de grands brûlés. Nous savons combien les places sont chères. L’important est de dimensionner et d’anticiper les moyens nécessaires.

Une fois que nous avons compris que la population n’était pas totalement exposée lors de la phase aiguë, notre crainte concernait la colonne des 150 pompiers qui étaient sur place et qui reculaient. Nous avons envoyé des équipes et du matériel à partir du moment où nous avions un périmètre de sécurité. Parallèlement, le CHU se dimensionnait en libérant certains lits de réanimation qui étaient libérables et en activant un couloir de réserve que nous avons. Nos pharmaciens renforçaient aussi les réserves d’oxygène, parce que ce sont des pathologies plutôt respiratoires. De son côté, le médecin de la cellule de préfecture, en lien avec l’ARS, avait demandé un renfort de respirateurs, parce que si certaines cuves avaient explosé, nous aurions pu avoir des intoxiqués massifs graves, que nous aurions dû ventiler, en ventilation artificielle, endormis un peu comme quand nous sommes en anesthésie. Le but était vraiment de dimensionner. Nous étions dans l’anticipation. En parallèle, nous avions appelé l’astreinte de l’ARS. Je vous ai dit que nous avions eu le premier appel à 2 heures 46, et nous avons eu la confirmation de la gravité une heure plus tard. C’est vers 4 heures que nous avons prévenu l’ARS que nous avions un incendie avec un risque sanitaire immédiat.

En phase aiguë, nous nous sommes dimensionnés pour avoir du rappel de personnels. Très vite, comme une saturation de Rouen s’annonçait, nous avons anticipé le retour du personnel du CHU et du SAMU avant les embouteillages. Cela a pu être contesté, mais c’était une décision réfléchie sur le fait que, malgré le panache, il fallait aussi que les personnels soient relevés, et que le personnel hospitalier arrive. D’ailleurs, dans les professionnels de santé, nous n’avons pas eu de remarques ou de critiques particulières. Ils ont répondu de manière très positive et rapidement. C’est une caractéristique des situations sanitaires exceptionnelles.

Nous avons aussi des médecins généralistes qui sont venus en renfort, parce que très vite, nous avons supposé que nous allions avoir des appels à partir du moment où le soleil allait se lever, ce qui a été le cas. Nous avons eu 70 % d’appels supplémentaires le premier jour, et 40 % le deuxième jour. Ensuite, cela s’est amenuisé progressivement autour de 20 %. Cela a duré une dizaine de jours. Nous avons dû faire face à un afflux d’appels assez important. Nous avons donc renforcé le personnel. Quand nous avons eu la dioxine, très vite, il y a eu une petite psychose. Dès qu’il y avait une éruption – ce qui arrive fréquemment en ce moment avec le début des viroses – nous utilisions notre système de visioconférence, qui avait été testé pendant l’armada. Cela permet de voir l’enfant, soit par photo, soit par vidéo, de manière à reconnaître assez facilement si ce sont des lésions spécifiques ou virales. La technologie nous aide bien. D’ailleurs, en matière de technologie, nous sommes forcément limités en termes de moyens. Nous avons besoin d’une coordination régionale. Nous l’avons notamment par notre logiciel de régulation, mais nous avons aussi besoin d’alerter le SAMU et les SMUR périphériques. Nous avons besoin d’avoir des informations partagées. Nous sommes toujours dans l’information. Les services d’urgence ont besoin de pouvoir raisonner sur une information fiable. C’est certainement une piste à travailler. Comment passer une information fiable, coordonnée, non redondante, vérifiée avec tous les services d’urgence ? La technologie le permet.

En termes de matériel, nous nous apercevons que nous avons des postes sanitaires mobiles qui sont des grosses remorques, mais qui ne sont pas utilisables en situation aiguë, parce que ce sont des grosses valises. Nous avons besoin de kits. Si nous avions eu dix pompiers brûlés, nous aurions eu besoin d’avoir le matériel en quantité. Nous l’avons, parce que nous nous sommes organisés comme cela, mais ce n’est pas le choix au niveau national. Il s’agit plutôt d’avoir des kits de prise en charge habituelle pour un certain nombre de victimes. C’est important.

Nous n’avons pas eu de patients aigus pris en charge par le SMUR. Nous avons envoyé des SMUR pour gérer des situations, par exemple, de stress collectif dans certaines entreprises, pour dédramatiser. Le stress était lié à cette odeur, avec des vrais symptômes, des maux de tête, des douleurs abdominales, mais il fallait faire la différence entre les symptômes et la gravité. Nous avons contribué à faire cela sur le terrain.

Mme Natalia Pouzyreff. Dans la communication que l’on donne aux personnes à ce moment-là, au lieu de reconnaître les symptômes, on leur dit qu’ils vont se sentir mal, mais que ce n’est pas grave, qu’ils sont sans conséquences sur le long terme. Est-ce aider les populations sur le plan psychologique ?

M. Cédric Damm. Nous avons répondu à des dizaines de personnes qui appelaient et manifestaient leur inquiétude. Nous ne remettions pas en cause leurs symptômes. Ils avaient des symptômes et nous leur donnions des explications assez simples, nous essayions de rassurer, avec le niveau de connaissance que nous avions à ce moment-là. Nous pouvions répondre sur les symptômes au moment de l’appel. Par contre, si on nous demandait si c’était grave à long terme, nous ne pouvions pas répondre, étant donné que nous n’avions pas les informations sur l’analyse. Nous répondions que nous ne savions pas et que c’était en cours. En revanche, sur les symptômes, nous leur donnions des conseils assez pragmatiques pour les rassurer. C’est cela qui nous a permis de traiter 70 % d’appels de plus. Cela s’est prolongé. Nous avons eu l’aide de médecins généralistes, avec le soutien de l’ARS, qui nous ont permis de maintenir un niveau de réponse adéquat. Actuellement, nous n’avons plus d’appels en rapport avec cela.

Mme Élise Noguera, directrice générale adjointe de lARS. Le lien a été fait immédiatement avec les unions régionales sur la diffusion de l’alerte dès le premier jour, puis avec des recommandations sanitaires, des analyses que nous faisions et des résultats que nous donnions. Elles-mêmes ont bien observé que la diffusion des communiqués de presse sur leur propre site n’était peut-être pas suffisante, puisque quatre jours après, les unions régionales lançaient des enquêtes auprès des infirmiers, des médecins ou des pharmaciens, pour s’assurer que l’information qu’ils avaient reçue convenait aussi aux questions de leurs patients ou des usagers qui se présentaient dans leurs officines.

En synthèse, nous pouvons dire que la chaîne de transmission des informations n’a pas été suffisante en temps réel, dans le cabinet d’un médecin ou dans une officine, au jour le jour et au quotidien en fonction des résultats et des éléments dont nous disposions. Par contre, il y a eu un souci très vite pour les équipes de l’ARS, mais aussi les URPS, pour voir si le vecteur de communication était adapté. Sur cette première base, quatre jours plus tard, nous avions déjà un questionnaire qui indiquait que les professionnels – certains médecins ou infirmiers – avaient bien vu la diffusion d’informations mais la considéraient comme n’étant pas assez adaptée à leur quotidien. Dans un quotidien de travail avec des consultations et des usagers qui se présentent dans une officine, il faut avoir le temps d’aller chercher l’information, d’aller la lire, la comprendre, eux-mêmes étant Rouennais ou dans les environs de Rouen, et de ce fait impliqués à titre personnel.

Nous avons échangé sur cet ajustement tout au long de la première semaine d’octobre, après le week-end des 29 et 30 septembre. Nous avons bien vu que nous pouvions, en plus de l’information sur le site, améliorer et ajuster nos supports de communication. Nous avons donc adapté ceux que nous diffusions au grand public par des questions-réponses un peu plus fines. Nous avons aussi diffusé une synthèse des analyses la semaine où leurs résultats nous parvenaient. Les professionnels de santé, formés à recevoir ce type d’informations, souhaitaient en savoir un peu plus. Nous avons ajusté les supports qui leur étaient destinés, en accord avec leurs ordres professionnels. Nous avons aussi fait le choix d’adresser un courrier à l’ensemble des professionnels de santé, infirmiers, médecins libéraux et pharmaciens, pour leur indiquer le travail conjoint que nous menions, par souci du travail collectif dans la gestion de crise ou en post-crise. Peut-être, les premiers jours, l’information qui leur arrivait n’était pas dans le bon média ou n’était pas adaptée à leur compréhension. Peut-être ne répondait-elle pas à dans leurs questionnements. Peut-être ne parvenaient-ils pas à la transmettre à leurs patients. Nous y travaillions. C’est un travail itératif. Les ordres et les URPS se sont demandé, quatre jours plus tard, si la façon dont ils diffusaient l’information suffisait, si les professionnels de santé étaient en mesure de comprendre et d’accepter les résultats sur l’amiante, les dioxines, etc. Nous avons eu trois réunions avec eux pour prendre le temps de les débriefer et d’adapter nos supports. Je souhaite les remercier, parce qu’il y a eu un très bon niveau de responsabilité, des réunions publiques où certains intervenaient avec des questionnements bien légitimes. Chacun a essayé de raisonner par étapes.

Nous avons eu un temps de gestion de crise, celui de l’action et de la mise en sécurité des populations. Nous avons celui de l’explication, qui demande du calme, et de faire appel à notre partie du cerveau plus rationnelle. Nous avions des temps d’échange suffisants et consistants avec eux pour qu’ils arrivent à une représentation commune qu’ils puissent partager à leur tour avec leurs patients. Les pharmacies d’officine sont des relais essentiels puisque ce sont elles qui ont été sous le feu des premières questions, qui connaissent bien leurs patients, qui ont du temps pour l’échange et qui savent comment trouver la bonne question et la bonne réponse à apporter. Ce sont des temps d’échange qui vont bien au-delà du temps réel de communication que nous pourrons avoir. Ce sont des temps de reprise. On peut revenir dans son officine pour demander si on n’est pas sûr, ou demander à son infirmière à domicile. Ce sont des relais essentiels en situation sanitaire exceptionnelle et nous allons poursuivre ce travail avec elles. Les établissements sont prêts à associer un grand nombre de professionnels en ville à des entraînements de gestion de crise.

Les questions sur la surveillance épidémiologique sont importantes aussi. La ministre l’a rappelé lors du premier comité de transparence et de dialogue. Nous raisonnons aussi avec les éléments, les analyses et les résultats d’analyses que nous avons. Nous évacuons les risques les plus forts, et au fur et à mesure, nous en faisons des déductions. Je pense que pour cela, même si au beau milieu de la crise, il est difficile d’opérer ce tri en même temps que nous agissions, nous devons remercier l’ensemble des professionnels de santé parce qu’ils ont su le faire et le retranscrire.

Mme Christine Gardel. Dans la communication, nous avons aussi vu comment intégrer la population. La transparence nécessite de donner toutes les informations que nous avons. Cela s’est fait. Il faut que ces informations soient accessibles et adaptées à la cible à laquelle elles s’adressent. Mettre en ligne les milliers de résultats des examens qui ont été faits, ce n’est absolument pas accessible à la population. C’est ce que nous avons senti, et ce sur quoi nous allons travailler à l’agence. Il faut que nous puissions rendre l’information accessible en fonction de la cible, et utiliser les nouveaux moyens de communication pour pouvoir le faire. Le communiqué de presse, c’est bien quand nous avons besoin d’une information à froid, mais à chaud, ce n’est pas un moyen de communication et d’information. Nous en avons fait le constat. J’imagine que vous le ferez aussi. Comme nous avons vu les professionnels, nous sommes très vite revenus vers les représentants des usagers et des associations, pour tout de suite utiliser les difficultés que nous avions pour pouvoir d’emblée lier cela à la pratique.

Mme Nathalie Viard, directrice de la santé publique. L’information est diffusée, mais elle n’est pas forcément accessible et elle doit être organisée pour être comprise par différentes cibles. Nous avons cité le travail qui a été fait auprès des professionnels de santé. Il y a le travail à faire auprès de la population, puisque nous avons donné beaucoup d’informations mais celles-ci n’ont pas forcément été comprises. L’information n’est pas toujours adaptée à tous les publics qui doivent la recevoir. Nous avons quand même travaillé sur des supports de questions-réponses peut-être inadaptés. Notre site internet ou celui de l’ARS ne sont pas forcément les sites les plus consultés. Nous avons travaillé avec les associations de représentants d’usagers, puisqu’elles sont le plus à même de nous aider à approcher les questions et les modalités de réponses des personnes, en particulier les personnes malades chroniques comme les insuffisants respiratoires, qui pouvaient, dans ce contexte-là, être encore plus inquiets que les autres. Nous avons organisé une réunion avec la conférence des représentants des usagers qui siège dans la conférence régionale de la santé et de l’autonomie (CRSA), qui est notre instance de démocratie sanitaire. Ils nous ont remonté les mêmes difficultés que celles que l’on vient d’évoquer à l’instant. Comme les professionnels de santé ont tout de suite été partie prenante en disant qu’ils étaient prêts à travailler avec nous sur la reformulation des messages, à utiliser les vecteurs d’information qui sont les nôtres, avec la difficulté d’avoir la plus grande réactivité possible face aux réseaux sociaux qui vont beaucoup plus vite que nous et que les associations, il y a un vrai travail à faire avec eux. Nous les avons rencontrés et nous allons continuer de les rencontrer pour adapter le message, en particulier pour expliquer le suivi sanitaire dont nous voyons bien que les différentes étapes sont assez complexes à comprendre. Là aussi, il va falloir que nous ayons ce souci de travailler avec ces relais que sont les associations d’usagers.

Ensuite, vous avez demandé que les élus, qui sont aussi une cible de communication et d’information, puissent accompagner les habitants. À l’occasion de réunions, nous avons pu rencontrer l’association départementale des maires de Seine-Maritime. Nous nous sommes dit qu’il fallait que nous resserrions nos liens avec cette association. Nous avons commencé par leur diffuser notre support de questions-réponses qui répond en grande partie et de manière assez simple aux questions qui sont posées. Nous nous sommes mis à leur disposition pour répondre sous forme écrite à des mails qu’ils pouvaient nous envoyer, mais nous nous sommes aussi déplacés à la demande pour pouvoir expliquer l’information que nous essayions de diffuser. Voilà les sujets sur lesquels nous essayons de travailler pour améliorer l’information et surtout son accessibilité.

Mme Christine Gardel. Nous allons maintenant voir avec Benoist Cottrelle comment gérer des situations sanitaires exceptionnelles dans les établissements de santé. Nous y sommes formés et en avons l’expérience mais l’un des enseignements à tirer de cet accident industriel concerne la gestion d’une situation sanitaire exceptionnelle de la population générale. Nous voyons bien que nous devons investir ce champ-là avec les professionnels de santé de ville et que nous avons des progrès à faire.

M. Benoist Cottrelle, adjoint à la directrice de la santé publique. Je voudrais juste vous présenter un peu l’organisation de notre service, que nous appelons, au sein de l’ARS, veille et sécurité sanitaire. Nous sommes une équipe de 15 personnes : des médecins, des infirmiers, des secrétaires. Nous avons la particularité, en Normandie, d’être polyvalents sur tous les champs de la veille sanitaire. C’est comme cela que j’ai voulu l’organisation du service. Aucune des 15 personnes n’est, à strictement parler, formée aux situations sanitaires exceptionnelles. Les formations qui se font à l’école des hautes études en santé publique durent trois semaines, avec chaque semaine un cycle de formation assez intense.

Ensuite, nous vous avons parlé de notre organisation en CRAPS. Nous avons à la fois un noyau dur interne et un réseau externe que nous veillons à maintenir dans une relation de confiance, pour répondre globalement à ces situations exceptionnelles. Le pôle Veille et sécurité sanitaire est un peu le noyau dur de la réponse. Il doit s’adjoindre des services de l’ARS et surtout faire appel à des experts extérieurs, qui sont essentiellement, dans ce genre de situation, la cellule nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC). Il y a aussi tout le réseau d’expertise des agences nationales, des infectiologues quand il s’agit d’un phénomène infectieux, des toxicologues du centre antipoison et de toxicovigilance (CAPTV) d’Angers – puisque nous dépendons d’Angers – des équipes du SAMU et des urgentistes.

Il faut savoir également que nous participons régulièrement aux exercices qui sont organisés par la préfecture dans chaque département. Les agences régionales de santé participent à tous les exercices organisés par les préfectures dans chacun des départements à proportion des risques. Dans le département de la Seine-Maritime, la densité de sites industriels et de centrales nucléaires fait que ces exercices sont plus fréquents qu’ailleurs. Au cours des dernières années, nous avons aussi travaillé sur l’accueil de nombreuses victimes, eu égard à l’actualité malheureuse des attentats.

L’organisation de notre réponse sanitaire aux situations exceptionnelles dépend du dispositif Organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles (ORSAN), qui fait le pendant du dispositif Organisation de la réponse de sécurité civile (ORSEC). Dans l’ORSAN, il y a un volet que nous appelons ORSAN AMAVI (accueil massif de victimes non contaminées), pendant du volet Nombreuses victimes (NOVI) d’ORSEC. Ce sont surtout sur ces volets que nous avons travaillé ces dernières années, avec les établissements sanitaires, les établissements hospitaliers, les services d’urgence, les SAMU, pour permettre de dimensionner le système de santé à l’accueil de nombreuses victimes. La communication vers les professionnels de ville est une nouvelle dimension de ces organisations que nous avons découverte à l’occasion de cet évènement. Nous ne l’avions pas encore intégrée à nos exercices. Il est prévu, dans le nouveau guide ORSAN en cours de validation au niveau national, qu’il y ait un volet de mobilisation, prévu pour impliquer les professionnels de ville dans la gestion des situations sanitaires exceptionnelles. Nous ne savions pas vraiment jusqu’à quel point, dans quelles mesures, avec quels canaux d’information, avec quel système d’alerte rapide nous pourrions communiquer avec eux, de façon plus individuelle. Je pense que l’évènement que nous venons de vivre sera d’un bon enseignement à ce sujet.

M. le président Christophe Bouillon. Je vous remercie de la précision et la description de l’ensemble du dispositif. Vous avez donné quelques pistes et l’objet de la mission est de faire des préconisations. Je pense qu’il faut avoir un retour d’expérience, tirer les enseignements, mais surtout agir pour l’avenir. Merci de nous avoir permis cela.

 

L’audition s’achève à dix-neuf heures quarante-cinq.

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6.   Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre-André Durand, préfet de la région Normandie, préfet de la Seine-Maritime, accompagné de M. Patrick Berg, directeur régional de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL Normandie), de Mme Christine Gardel, directrice générale de l’Agence Régionale de Santé (ARS) de Normandie, du colonel Jean-Yves Lagalle, directeur départemental du service départemental d’incendie et de secours de la Seine-Maritime (SDIS76), de M. Laurent Mabire, directeur par interim du service interministériel régional des affaires civiles et économiques de défense et de la protection civile (SIRACEDPC) et de M. Philippe Trénec, commissaire divisionnaire, directeur de la Direction départementale de la sécurité publique de la Seine Maritime (DDSP) 76

(Séance du mercredi 30 octobre 2019)

L’audition débute à quatorze heures.

M. Christophe Bouillon, président. Cette séance est suivie sur un Facebook Live permettant aux personnes qui nous regardent et qui le souhaitent de réagir à cette audition. Nous sommes très heureux d’accueillir M. le préfet de la région Normandie, préfet de la Seine‑Maritime, accompagné de différents services. Sur décision de la Conférence des présidents, nous sommes en mission d’information pour faire toute la lumière sur l’incendie Lubrizol, pour comprendre l’événement, faire un retour d’expérience et tirer toutes les conclusions utiles, notamment pour améliorer si besoin, les dispositifs de gestion de crise, de post‑crise et puis aussi pour interroger la législation existante – c’est notre rôle de parlementaire.

Je voudrais commencer par vous interroger sur un décalage, un besoin de cohérence, entre ce qui figure dans le plan de prévention des risques technologiques (PPRT), dans ce que l’on appelle le tableau des phénomènes dangereux, et leur probabilité, s’agissant des bâtiments A4 et A5 qui ont brûlé. Il est indiqué qu’ils relèvent d’une probabilité dite « E », c’est-à-dire extrêmement improbable. Dans un certain nombre de documents, on évoque même une probabilité d’un tous les 10 000 ans. Je voudrais savoir s’il s’agit d’un modèle spécifique et qu’est-ce qui explique une telle probabilité, sachant que dans le plan particulier d’intervention (PPI), il est indiqué que les grands feux d’hydrocarbures font partie des premières manifestations de risques industriels. Il y a un besoin de compréhension par rapport à cette probabilité extrêmement faible et en même temps, sur la question de la reconnaissance du risque incendie comme étant fortement probable.

Monsieur le préfet, vous êtes le pilote des opérations de gestion de crise et de communication de crise, vous êtes en quelque sorte aux commandes du Comité opérationnel départemental. J’aimerais savoir pourquoi les maires ont tardé à disposer d’une information utile dans ce genre d’événement. D’autant plus que nous avions eu un précédent en Seine‑Maritime, puisqu’en 2013, au moment de la fuite du mercaptan, un certain nombre de recommandations avaient été formulées dans un rapport. Parmi ces recommandations, il était indiqué la nécessité de prévenir le plus en amont possible l’ensemble des élus et de les associer, en faire des relais. Est-ce que vous avez eu connaissance de ces recommandations ? Pouvez-vous nous décrire plus précisément la façon dont vous avez eu à mobiliser, informer l’ensemble des maires ?

Pendant la catastrophe, j’aimerais savoir comment, à partir de quand et avec quelle régularité vous avez informé le gouvernement et quelles étaient les instructions que vous avez reçues de la part du gouvernement pendant toute la durée de l’événement.

Monsieur le préfet, vous avez signé un arrêté suspendant les activités de Lubrizol. Le chief executive officer (CEO) de Lubrizol Corp., que nous avons auditionné il y a quelques jours, ne cachait pas sa volonté de reprendre les activités, considérant que le site de production n’était pas atteint. J’aimerais savoir quelles sont selon vous les conditions qui pourraient permettre de signer un arrêté autorisant à nouveau le redémarrage. Si tel est le cas, j’aimerais savoir si ce type d’arrêté est soumis à un avis des collectivités d’implantation, c’est‑à-dire est-ce que c’est de votre prérogative seule ou est-ce qu’il y a quand même une demande d’avis de la part des collectivités.

La semaine dernière, nous avons aussi auditionné la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) qui nous a rappelé que contrôler les sites classés, les Seveso notamment, était une mission essentielle. Dans notre pays, nous avons 1 362 sites Seveso, ce qui est un nombre assez important. Je ne fais pas la distinction entre seuil haut et seuil bas. La DREAL a des missions très étendues, très larges et les inspecteurs contrôlent aussi d’autres installations classées en grand nombre. Je voudrais savoir si vous êtes favorable à l’idée que je défends, qui est la création de ce que l’on pourrait appeler « l’Autorité de sûreté des sites Seveso », qui permettrait ce type de contrôle, qui permettrait de dédier des inspecteurs d’en faire une autorité indépendante dotée d’un budget propre, avec un président ayant un mandat non reconductible soumis à l’accord des assemblées, comme nous le faisons pour une autorité indépendante.

Nous pouvons comparer cela à l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Aujourd’hui, nous voyons que cette autorité, qui est considérée souvent comme le « gendarme du nucléaire », est reconnue, parce que ses sanctions, ses injonctions, ses recommandations sont publiques. Elle fait autorité. J’insiste sur ce point. Je pense que si notre pays se dotait d’une telle autorité, avec un dispositif dédié exclusivement aux contrôles des sites Seveso, cela permettrait de rétablir une forme de confiance et permettrait aussi à une telle autorité d’être dotée des moyens suffisants pour pouvoir faire face aux missions que nous souhaitons lui confier. J’aimerais vous entendre par rapport à cela, avoir votre retour d’expérience.

S’agissant du fameux plan de suivi médical et épidémiologique, nous avons bien compris l’ensemble des mesures que vous souhaitez mettre en œuvre, notamment la question du protocole. Sur la question du calendrier, nous avons une interrogation. On nous indique qu’un certain nombre d’opérations pourrait commencer en mars 2020. Nous aimerions savoir s’il est possible d’ici là d’établir un registre médical. En effet, les élus et les habitants s’interrogent à ce sujet. Nous comprenons parfaitement que pour établir le protocole, du temps soit nécessaire, mais il est aussi utile de dire ce qui va se passer d’ici mars 2020.

M. Damien Adam, rapporteur. Après une première semaine d’audition, nous voyons déjà plusieurs points qui nous semblent importants de rappeler : le rôle essentiel joué par les sapeurs-pompiers ; le fait que nous n’ayons eu ni morts ni blessés ; les risques immédiats pour la santé au sein du panache ; l’engagement de Lubrizol d’indemniser les agriculteurs, les commerçants, les petites entreprises, impactés par cette situation ; les manquements de la part de Normandie Logistique qui doivent encore être précisés ; et enfin, la nécessité d’améliorer l’information et la communication de nos habitants, ainsi que la culture du risque sur notre territoire.

Même si plusieurs sujets commencent à émerger, nous avons encore beaucoup de questions. Ma première question sera sur l’actualité « chaude », si je puis dire, avec l’ouverture d’une information judiciaire « contre X » révélée hier. À ce stade, pouvez-vous nous préciser ce que cela implique ?

Au gré de différentes rencontres sur le territoire de la métropole de Rouen, j’ai été alerté sur le fait qu’en plus de l’incendie de Lubrizol, il y avait eu une perte d’alimentation électrique de Borealis quelques jours après, il y a eu également chez une autre entreprise, Surveyfert, un feu peu de temps après l’incendie de Lubrizol, et également dans la même zone géographique, un quatrième endroit qui pose question. Je voudrais savoir si vous avez des éléments à ce sujet et si nous pourrions imaginer qu’il y a un lien avec les événements de Lubrizol.

Sur l’incendie, est-ce qu’une semaine après l’audition des différents services de l’État, nous en savons un peu plus sur l’origine de l’incendie ? Quels enseignements et retours d’expérience pour modifier certaines procédures liées à l’intervention des secours ?

Sur les contrôles de sites, il apparaît que le site Lubrizol comptait parmi les sites les plus régulièrement visités. Qu’en est-il pour Normandie Logistique ? Le site de Normandie Logistique aurait-il dû être soumis à un régime de contrôle plus contraignant, selon vous et selon la réglementation en vigueur ?

La semaine dernière, il a également été révélé par M. Berg, que des infractions pénales et des défaillances administratives de la part de Normandie Logistique avaient été constatées, pourriez-vous nous donner plus d’éléments à ce sujet ?

Sur la communication et la prévention, quelles propositions auriez-vous pour améliorer l’information auprès des populations en amont et en cas d’incident, notamment sur l’usage des sirènes ? À l’avenir, quelle communication faut-il envisager en direction des élus ?

Sur les indemnisations, pourriez-vous nous donner des éléments sur les dates des premiers versements, par quels canaux et avec quel plafonnement ? Est-ce qu’il y a un caractère irrévocable à l’indemnisation ? Il s’agit d’éléments sur lesquels Monsieur le président et moi-même avons eu des pistes à l’occasion du comité de transparence et de dialogue de la semaine dernière. Cela étant, je pense qu’il est important que vous puissiez rappeler ces éléments devant la représentation nationale.

C’est la même chose sur le suivi de la population et l’étude épidémiologique, qui a été présentée au comité de transparence et de dialogue de vendredi dernier, par Mme Gardel de l’autorité de santé de la région Normandie. Pourriez-vous nous préciser le déroulé exact des différentes étapes de ce suivi, avec les implications que certaines étapes impliquent ? Par exemple, si on imagine qu’il y a une pollution dans les sols, qu’est-ce que cela implique pour la population, etc. ?

Enfin, pouvez-vous nous parler des actions de dépollution en cours et à venir, sur les événements qui sont liés à cet incendie de Lubrizol ?

M. Pierre-André Durand, préfet de la région Normandie. Nous avons eu à faire face à un incendie industriel majeur, de très grande ampleur, sur un site situé non loin d’une zone urbanisée de Rouen, ce site Lubrizol, ce site Seveso « seuil haut » qui présentait la particularité d’être entouré de deux sites Seveso « seuil bas » et de trois installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). Autrement dit, quand le feu est signalé à 2 heures 39, que les premiers sapeurs-pompiers arrivent, que le travail commence à se dérouler, assez vite apparaissent cet environnement particulier et cette dangerosité. À tel point qu’aux alentours de 3 heures 45, je suis alerté. Je décide d’activer le Centre opérationnel départemental de la préfecture. Je me rends à la préfecture, les services s’y rendent également. Très classiquement, je prends la main en tant que directeur des opérations de secours par rapport aux maires. Le code de la sécurité intérieure prévoit que lorsqu’il y a des événements de grande ampleur, qui dépassent le territoire d’une commune ou les moyens dont la commune peut disposer, le préfet prend la main. Il s’agit d’une procédure assez classique.

Ce transfert se fait très souplement et très normalement. Les relations de travail avec la mairie de Rouen, comme avec la Métropole, sont fluides et de bonne qualité.

À ce stade, je n’ai pas de contact avec le maire, je ne l’aurais qu’au matin. Mais je sais que nos cabinets sont en lien.

Il m’est remonté un certain nombre d’éléments d’information par les sapeurs‑pompiers sur place, pour me permettre en tant que directeur des opérations de secours, de fixer une ligne stratégique et d’organiser l’action du service. Au vu de l’ampleur du feu, je décide d’activer le PPI. De la description qui m’est faite, je comprends qu’il ne s’agit pas d’un scénario d’explosion, qu’il ne s’agit pas d’un scénario de gaz toxique au sens effets létaux et irréversibles, mais d’un scénario d’incendie majeur, évidemment avec le sujet des fumées. Cela étant, nous sommes bien sur un scénario thermique au vu du PPI.

J’ai cette analyse qui m’est faite, j’ai cette localisation qui m’est faite et je fixe deux missions très précises au colonel. Je lui demande d’une part, par tout moyen, d’éviter absolument toute forme d’effet domino, c’est-à-dire qu’il n’est pas envisageable que ce feu se propage ou prenne d’autres dimensions ; d’autre part, de me renseigner très vite sur les situations de qualité de l’air, pour ajuster la conduite à tenir vis-à-vis de la population.

Je déroule avec précision ces protocoles, avec le souhait, voire l’obsession, que nous n’ayons ni morts ni blessés, et si possible, ni destructions de biens privés. Dans ces circonstances, nous ne pouvons pas ne pas penser à d’autres accidents industriels. C’est sur ces bases que le colonel déploie son travail. Tout au long de la nuit et de la matinée, nous sommes complètement axés sur ce schéma.

Comme dans toute crise, des événements imprévus se produisent. Nous avons été confrontés à deux difficultés.

Première difficulté, un problème d’alimentation en eau. À un moment donné, il y a eu une baisse de la ressource d’eau, c’est-à-dire que la réserve interne à l’entreprise, 39 poteaux à l’entreprise et 2 000 mètres cubes de réserve sont consommés. Je précise qu’il y a toujours eu de l’eau, il n’y a jamais eu d’interruption d’eau, puisque le réseau public était là. Cela étant, il y a eu pendant un certain temps, un manque de moyens. Ce temps a dû être utilisé pour déployer des systèmes alternatifs, notamment par pompage dans la Seine et l’appui de bateaux‑pompes.

La deuxième difficulté que nous avons rencontrée, qui est encore plus problématique, est une forme de mini marée noire. En effet, les hydrocarbures et produits huileux se répandaient, augmentés des émulseurs, de l’eau versée, des bassins de rétention et autres qui débordaient, et commençaient à se déverser dans la Seine. Nous avions le risque d’une pollution majeure de la Seine jusqu’au Havre.

Parallèlement au front de l’incendie, j’ai dû traiter le front de la pollution, en mobilisant des outils du Plan « pollution maritime » (POLMAR), c’est-à-dire en faisant venir du Havre des barrages flottants pour arriver à faire cesser totalement l’événement.

Le travail s’est poursuivi. À 10 heures 30, nous avons eu un feu circonscrit, c’est‑à‑dire stabilisé ; à 13 heures, nous avons eu un feu maîtrisé ; et à 15 heures nous avons eu un feu éteint. En 12 heures très exactement, le feu était éteint. Fort heureusement, il l’a été sans tués, sans blessés, sans immeubles détruits et sans marée noire, puisque c’est quelque chose qui était quasiment inévitable. Les choses se sont terminées ainsi. Évidemment, il a eu des dégâts. Je songe à la pollution liée au panache et aux chutes de suie, pollutions qui ont durement touché nos agriculteurs.

Quelques mots sur l’information et l’alerte de la population, ainsi que sur l’articulation avec les élus locaux. Pour ma part, je considère que cette crise a été bien gérée sur le plan opérationnel. C’est ce que nous avons vécu minute par minute, ce à quoi nous avons été confrontés et qui était d’une ampleur extrême.

Cela étant, il y a deux points qui sont perfectibles et qui doivent être revisités. Le premier est la question de l’information des populations. Quel a été l’angle d’attaque qui a été le mien ? Je vous ai décrit la stratégie opérationnelle, je vais vous dire quelques mots sur ma stratégie d’information et d’alerte. Je tenais à vous faire le panorama de ce qu’a été cet incendie, parce qu’il permet de comprendre les choix qui ont été faits. Parce qu’il était démesuré, parce que nous ignorions véritablement comment il allait tourner, nous avons fait le choix de mettre le paquet sur l’information directe de la population et de le faire par des voies de tweets, de conférences de presse, etc., à 4 heures 50, à 5 heures 15, à 6 heures 45, etc. Nous avons essayé de communiquer un maximum, pour expliquer ce qu’il se passait et pour indiquer les bons comportements à adopter.

Nous avons fait ce choix au détriment d’un usage très juridique du dispositif classique des sirènes. C’est un sujet qui a fait débat. Dans cette situation avec un incendie majeur, à mesure que le temps avançait, nous commencions à comprendre un petit peu la nature, les contours, nous savions – je ne l’ai pas dit, mais cela tombe sous le sens – par l’étude de dangers, par l’action de la DREAL, ce qui se faisait dans cette usine, et donc le type de produits qui brûlait. La question se posait de l’activation des sirènes : fallait-il à quatre ou à cinq heures du matin, activer les 31 sirènes du PPI de Rouen ou fallait-il prendre une autre position, sachant que le PPI est très souple ? Après discussion avec l’état-major, j’ai considéré que déclencher les sirènes était, à l’évidence, contre-productif. À ce moment-là, alors que la population était confinée ou quasi confinée, elle était en tout cas à l’abri, nous étions en pleine nuit, cette situation était la plus sécurisante qui soit, et j’aurais véritablement créé des effets inverses. Quand vous faites sonner une sirène, cela signifie qu’il faut rester à l’abri et écouter la radio. Cependant, dans la pratique, quand vous faites sonner une sirène, les gens sortent.

Il y avait ce premier risque, le risque d’avoir des mouvements de panique, d’avoir des voies routières occupées, avec des départs, au moment où les sapeurs-pompiers et des renforts arrivés sur le site, et enfin, le 15 et le 18 immédiatement « embolisés ».

J’ai donc fait un choix hybride, sans doute imparfait, qui m’a paru dans la circonstance – il faut toujours se mettre au moment où l’événement se produit – être le moins mauvais. Dès cinq ou six heures du matin, nous avons commencé à annoncer que des sirènes seraient actionnées, mais limitées aux deux sirènes à proximité du site et avant que les personnes prennent leur travail. Elles ont sonné à 7 heures 45, très exactement à 7 heures 51.

Pour l’analyser avec honnêteté, je pense que cette décision était une bonne décision ou la moins mauvaise décision, d’un point de vue « macro », c’est-à-dire aux environs. Je pense qu’elle ne l’était pas pour la commune de Petit-Quevilly, car Petit-Quevilly était en immédiate proximité. Elle voyait donc l’incendie depuis trois ou quatre heures du matin. Le fait d’entendre la sirène à 7 heures 45 pouvait donner un sentiment de décalage, d’incompréhension, quand bien même l’avais-je annoncé une à deux heures avant, en expliquant pourquoi nous procédions ainsi. Tout le monde n’écoute pas la radio à un moment M.

J’en arrive à une conclusion un peu abrupte, mais c’est l’intérêt des retours d’expérience et du travail d’analyse que nous avons d’ailleurs engagé au sein de l’État et que j’ai souhaité élargir à des maires. Je souhaite associer des maires à ce retour d’expérience, j’ai commencé à le faire. Nous ne pouvons plus gérer des crises du XXIe siècle avec un outil du XXe siècle !

Je ne vais pas vous tenir un discours « anti-sirènes », car les sirènes ont des vertus. Je rappelle simplement qu’elles sont issues de la défense passive des années 30, qu’elles ont certes été modernisées, mais que vous avez des sirènes pour les « Seveso seuil haut », vous avez des sirènes pour les sites nucléaires, vous avez des sirènes pour les ouvrages hydroélectriques qui ont une autre signification, vous avez la sirène des mairies du mercredi, les sirènes du plan d’opération interne (POI).

Ensuite, vous avez la conduite à tenir : quelle est la conduite à tenir ? Est-ce que nous pouvons dire que tous nos concitoyens, lorsqu’une sirène sonne, par exemple dans une circonstance telle que nous l’avons vécue, savent qu’elle est la conduite à tenir ? Évidemment que non.

Il y a eu des évolutions technologiques sur le sujet. D’abord, il y a eu dans le département, je pense à Port-Jérôme et à Gonfreville, de bonnes pratiques avec des systèmes d’alarme box. C’est un progrès, mais je pense que c’est quelque chose qui est encore insuffisant, qui n’est pas satisfaisant, parce que c’est un système qui fonctionne sur inscription ou sur un travail de connectivité de la collectivité qui recense. Il faut du volontariat de la personne.

Je crois qu’il faudra passer, c’est évidemment un choix stratégique assez fort, au système de Cell broadcast, qui est un système pratiqué dans certains pays. Sauf erreur de ma part, il y a une directive européenne qui doit nous inviter à cela d’ici 2022, et qui permet par le bornage des téléphones portables, d’envoyer d’office des messages à tous les téléphones qui dépendent d’une zone. En tant que préfet directeur des opérations de secours et dans une situation de crise, comme nous avons un tableau des sirènes que nous activons, j’essaie d’imaginer un tableau avec des pylônes que nous activerions, sur des périmètres qui seraient forcément plus larges que notre périmètre opérationnel, en étant certains que toutes les personnes seront touchées, avec un message adapté.

Aujourd’hui, tout le monde a un téléphone portable, même dans des milieux très modestes. Le téléphone portable est quand même aujourd’hui très répandu. Dans une société plus connectée, plus mobile, pensons aux visiteurs, aux étrangers, etc., plus individualiste aussi, ce système serait vraiment le moyen d’avoir une information, une alarme du citoyen parfaitement calibrée, en temps réel et sans effet frontière. Si je reprends l’exemple cité tout à l’heure, la difficulté avec la commune de Petit-Quevilly ne se serait pas produite.

Le deuxième sujet de communication est l’articulation avec les maires. Pour répondre avec franchise, eu égard de ma prise de fonction, je n’avais pas encore pris connaissance des conclusions de l’incident mercaptan de 2013.

Sur l’information des collectivités locales, le parti pris a été un peu le même. C’est pour cela que je tenais à vous raconter l’intensité de ce que nous avons vécu, ce feu monstrueux, et cette nécessité d’être entièrement mobilisés dessus. De la même manière que nous avons fait le choix de prévenir massivement la population par les médias, nous avons eu la même attitude vis-à-vis des communes, c’est-à-dire en prévenant tout de suite les services de permanence. Par exemple, entre 3 heures 30 et 4 heures, le panache n’était pas complètement orienté, nous avons pris contact avec des communes comme Rouen, Petit-Quevilly, Canteleu, Petit-Couronne, Grand-Couronne, Grand-Quevilly, etc., qui pour la plupart d’entre elles n’étaient plus concernées par le sujet.

Aux alentours de 6 heures, nous avons pris contact avec les communes de ce que j’appelle « la cuvette rouennaise », Rouen c’était déjà fait, à savoir Bois-Guillaume, Mont‑Saint‑Aignan, Bihorel. Très clairement, les vents s’orientaient ainsi. Ensuite, nous avons anticipé une évolution du panache au-delà de la cuvette, qui portait sur une douzaine de communes. Comme je n’ai pas utilisé de sirènes, je n’ai pas fait de Gestion de l’alerte locale automatisée (GALA) aux maires.

Dans les communes de ce périmètre opérationnel, puisque nous avions 12 communes, toutes les communes avaient été informées, mais par le canal de leur service.

Le travail a pu se faire. Dans la journée, nous avons continué d’avoir des contacts, et surtout nous étions mobilisés sur l’extinction du feu.

Par précaution, j’ai souhaité que l’on fasse une reconnaissance hélicoptère du panache. C’est de cette façon que nous avons délimité d’abord un panache à 4 kilomètres, puis un panache à 22 kilomètres, qui était bien identifié. Il est allé très loin, puisque nous avons retrouvé des traces, mais nous n’étions plus du tout dans un panache de même nature. Le panache opérationnel était effectivement sur ces douze communes. En cours de journée, quand il apparaissait que côté Rouen le feu diminué et que par ailleurs, le panache se diluait et s’étendait, il était nécessaire d’alerter toutes les autres communes.

À ce moment-là, nous avons utilisé l’outil GALA en envoyant un message aux maires. Cependant, comme nous n’avions pas, par définition, de délimitation du nuage, par précaution, nous n’avons pas voulu tracer un trait par rapport au débat éternel qu’un nuage ne connaît pas les frontières, et nous avons diffusé largement ce message. Il s’agissait d’un message de recommandation, qui est un peu différent de ce qui se passait dans les douze communes, mais qui invitait les maires à être attentifs aux personnes fragiles, c’est-à-dire aux personnes âgées, enfants, etc. Comme nous l’avons diffusé largement, il a été globalement compris à l’intérieur.

Cela étant, dans les communes en frontières de Rouen, nous avions des maires qui n’avaient pas été contactés depuis le matin, puisqu’ils n’étaient pas dans le périmètre des douze communes, qui pouvaient au loin voir le panache, mais qui n’étaient objectivement pas concernées par le problème et qui recevaient en début d’après-midi, un message d’attention.

Je pense qu’en interne nous aurons à réfléchir à une « protocolisation » de GALA, c’est-à-dire une instruction ministérielle ou un texte qui imagine peut-être qu’en début d’événement, nous avisions par message GALA tous les maires du département, quand bien même ils ne sont pas concernés, puis en cours d’événement de le doubler d’un autre message GALA.

Certaines préfectures utilisent GALA en vocal – c’est ce que nous faisons en Seine‑Maritime, d’autres communes utilisent GALA par écrit en SMS. Un certain nombre de maires m’ont fait part de leur préférence pour l’écrit, en disant : « Si lon reçoit un écrit, cest pour nous plus commode ». Cela étant, quand nous faisons un message GALA oral, nous sommes beaucoup plus précis, longs et complets ; par écrit, c’est 160 caractères.

Enfin dernier point sur GALA, il ne faudrait pas non plus que cette « protocolisation » mette en difficulté les maires. Soit nous avons des informations générales à donner aux maires, et là, l’outil peut être intéressant ; soit il s’agit de demander aux maires de faire quelque chose, notamment en direction de la population, et là, nous tombons sur un autre sujet : quels sont les moyens réels, la capacité réelle des maires d’aviser leur population ? Quand vous avez un village de 200 habitants, vous prenez un haut-parleur et il n’y a pas de problèmes. Cela étant, dès que vous avez 5 000 ou 10 000 habitants, voire plus, comment aviser chaque pavillon de lotissement, chaque cage d’escalier, chaque palier, etc. ?

Je pense qu’il faut « protocoliser » le système GALA, c’est-à-dire dans son usage d’un certain nombre de règles, en réserver l’usage à l’information des maires ou à des conduites générales à tenir, mais si cela doit concerner toute la population, il faudrait aussi utiliser le canal Cell broadcast. Cela permettrait d’avoir trois gagnants : le préfet, le maire qui est sûr que sa population est prévenue et le citoyen qui a reçu l’information.

Il s’agit des deux enseignements que je tire de cette crise. Sur le plan opérationnel, je suis plutôt satisfait du bilan, mais très clairement, nous avons dans un cas, une modernisation d’outils à effectuer, un choix de matériel, nous sommes sur des sujets d’investissement ; et dans l’autre cas, nous sommes sur des éléments de doctrine, c’est-à-dire la fixation d’une doctrine pour traiter ce sujet.

Voilà pour cette présentation générale, je pense qu’elle était nécessaire. Elle répond, Monsieur le président, à votre question sur l’enchaînement des séquences et parfois les quiproquos vis-à-vis des maires, notamment des maires frontaliers. D’ailleurs, c’est pour cela que quand je parlais d’effet frontière, vous voyez bien qu’avec un autre outil, nous aurions réglé le sujet. D’autres communes en frontière ont réglé le sujet aussi.

Je dirais même que prévenus par Cell broadcast, nous sommes toujours frontaliers de quelqu’un. Cependant, l’usage de Cell broadcast porte justement sur des périmètres globaux, qui dépassent un périmètre opérationnel. De ce fait, soit nous sommes prévenus et cela signifie que nous sommes concernés ; soit nous ne sommes pas prévenus et cela signifie que nous ne sommes pas concernés.

Sur les instructions reçues du gouvernement, nous étions en liaison constante avec le Centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (COGIC). Nous avons eu également une visite du ministre de l’Intérieur à 11 heures, accompagné du directeur général de la Sécurité civile, qui est venu sur site pour se rendre compte de la situation. Le maire de Rouen, la maire de Petit-Quevilly – après un petit loupé de notre part, malheureusement – étaient présents et ont pu avoir un temps d’échange. C’est plus en termes d’appui de la part du ministère qu’en termes d’instruction, que nous avons pu travailler, notamment par la mobilisation de moyens. Je rappelle que nous avons eu des moyens venant de six services départementaux d’incendie et de secours (SDIS). Nous avons le détail des SDIS que l’on pourra évidemment vous donner, si vous le souhaitez.

Le jour de l’incendie, j’ai suspendu l’activité de Lubrizol, comme l’activité de Normandie Logistique. Je l’ai fait par arrêté. Pour le moment, je ne suis pas dans la disposition d’esprit d’examiner un redémarrage. Pour le moment, Lubrizol, comme Normandie Logistique, doit nettoyer les pollutions, doit remettre en état son site, doit rendre compte d’un certain nombre d’infractions qui ont été constatées administrativement et pénalement. Je crois qu’il faut d’abord que Lubrizol traite cet aspect avant de reparler d’une possibilité de redémarrage, dont j’ai noté en écoutant le président-directeur général, qu’elle se ferait sur des conditions différentes. Ce ne serait pas la construction d’un stockage à l’identique, etc. Il m’est difficile d’aller au-delà sur ce point, car je n’ai pas de dossiers entre les mains et nous ne sommes clairement pas dans cette séquence.

Je suis plus gêné pour vous répondre sur le principe d’une autorité de sûreté des sites Seveso. Je pense que ce sujet relève du domaine politique ou de choix politiques.

Je vous ai parlé de la stratégie avec le colonel pour éviter l’effet domino d’une part, et d’autre part, m’indiquer très vite la conduite à tenir sur la population. Les choses ont été claires. Les sapeurs-pompiers effectuent toujours une série de mesures à destination de leurs personnels, ce que l’on appelle « Le module lutte contre les sinistres », en procédant à un certain nombre de mesures : taux d’oxygène, taux de monoxyde de carbone, etc. Puis dans la foulée, ils mettent en œuvre un autre module de mesures relatives à la protection des populations, et qui couvre un éventail beaucoup plus important.

Un peu après quatre heures, j’ai pu disposer de ces éléments et c’est ce qui m’a permis de dire : « Je n’évacue pas Rouen, je ne confine pas Rouen. », c’est-à-dire rester chez soi en calfeutrant les issues, mais : « Je recommande déviter les déplacements inutiles pour limiter lexposition à lair ». Pour les personnes fragiles, nous avons pris un certain nombre de mesures plus fermes, qui n’étaient pas des recommandations, mais des fermetures. J’ai pu le faire là aussi, par l’éclairage qui m’a été donné par ces analyses et par le déploiement de 26 mesures effectuées par les sapeurs-pompiers jusque sur les contreforts de Bois-Guillaume, c’est-à-dire de la cuvette rouennaise, et tout cela dès la fin de la nuit.

Sur le PPRT, il a contribué à réduire les risques de manière importante, notamment sur du gaz et de l’acide chlorhydrique.

M. Patrick Berg, DREAL. Le PPRT est issu de la loi de 2003. Ce dispositif légal vise, pour les sites Seveso seuil haut présents en 2003 – il y a des règles différentes pour les nouveaux sites Seveso – à réduire les risques à la source, notamment en matière d’urbanisme, pour éviter que les effets létaux d’un site Seveso seuil haut débordent du site. Il y a trois rubriques de risques :

– le risque létal lié à l’explosion ;

– le risque létal lié à l’incendie ;

– le risque létal lié à la diffusion de gaz toxiques.

Pour ce PPRT, comme pour les autres, ce sont ces trois risques qui ont été traités chez Lubrizol.

Le PPRT a été prescrit le 6 mai 2010 et approuvé le 31 mars 2014. Concrètement, il a permis d’éliminer sur le site deux cuves de gaz de pétrole liquéfié : une de 9 tonnes et une de 3,2 tonnes. La cuve de 9 tonnes était présente entre le hangar 4 et 5 et n’était plus là le 26 septembre. La cuve de 3,2 tonnes était présente près de la rue de Madagascar. Je rappelle que ces cuves constituent un danger important. C’est ce qui est arrivé à Feyzin, en 1966, où il y a eu 18 morts. Le feu se rapproche de la cuve, il affaiblit la résistance du métal, dedans le gaz liquéfié est en phase comprimée, la température augmente, la pression augmente, à un moment donné, la sphère s’ouvre en deux et vous avez une boule de feu qui est extrêmement létale. Dans le cadre du PPRT, il faut se féliciter que les prescriptions préfectorales, ainsi que les actions de l’exploitant surveillées par l’État ont abouti à la suppression de ces deux cuves.

Dans le cadre du PPRT, une autre action très importante a été prescrite. Sur le site, il y avait également une cuve de 20 mètres cubes d’acide chlorhydrique. Elle n’était pas à l’endroit de l’incendie, elle était un peu plus loin. Cela étant, si elle était restée, elle aurait obligé des pompiers à la protéger, à l’avoir dans le dos, si je puis dire, à travailler sur deux fronts. Il faut savoir que l’acide chlorhydrique est extrêmement dangereux, à la fois par inhalation et aussi par brûlure de la peau. Cette cuve a été supprimée. L’endroit où elle a été replacée est différent de l’endroit initial. Ce sont deux armoires : une de quatre bonbonnes d’un mètre cube, et une de deux bonbonnes d’un mètre cube, six mètres cubes en tout. Il faut se féliciter de ces deux actions qui ont permis très concrètement de contribuer au bilan sans morts et sans blessés de cet incendie.

Lorsque l’on présente en comité départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST) le PPRT, les différentes actions qui le concrétisent et qui sont réglementées par arrêté préfectoral, l’exploitant présente des statistiques, des probabilités des différents risques que l’on est en train de réduire : sur tel produit, telle quantité, il y a un facteur, etc. Cela étant, ce n’est pas du tout sur ces probabilités que nous appuyons les actions de réduction des risques à la source. Simplement, dans la présentation du risque dont il s’agit, il y a des facteurs de probabilité, mais en l’occurrence un PPRT est très pragmatique. Nous allons voir l’exploitant, nous regardons avec lui sa carte, ses zones d’effets qui sont modélisées au début du PPRT et nous lui disons : « Cela ne va pas, il faut réduire, supprimer, baisser vos quantités stockées ». Il n’y a pas de liens, il me paraît très important de le rappeler.

M. Pierre-André Durand. Le PPRT est sur une approche probabiliste. Il vise à réduire les risques au maximum, mais il s’appuie sur des mesures de réduction du risque à la source et établi sur la base d’une approche probabiliste, alors que le PPI est sur une approche dite « déterministe », l’idée est de prendre d’office les scénarios les plus « majorants ».

Le PPI est vraiment un plan d’action opérationnel : nous avons l’événement, que faisons-nous ? Comment le gérons‑nous ? Comment le réduisons-nous ?

M. Patrick Berg. Sur le volet technique, à ce stade, les causes de l’accident ne sont pas élucidées. L’enquête judiciaire est en cours. Elle porte notamment sur ce sujet. M. le préfet m’a demandé que l’enquête administrative comporte quatre blocs :

– les rapports d’inspection que nous devons faire sur ce qui s’est passé, notamment la conformité des exploitants par rapport aux règles qui leur sont applicables le 26 septembre ;

– l’avis de l’inspection des installations classées sur les causes de l’accident, notamment sur les rapports accidents que les deux exploitants nous devaient et qu’ils nous ont communiqués ;

– une rubrique sur l’impact de l’accident sur l’eau et la nature ;

– la synthèse des prélèvements opérés à ce jour et ce que l’on peut en dire.

Le 22 octobre, l’inspection des installations classées a finalisé le rapport d’inspection sur Normandie Logistique. Il a notamment donné lieu à une mise en demeure de l’exploitant de se conformer à un certain nombre de dispositions, et le même jour, à une transmission d’un certain nombre de constats d’infractions au parquet. Il y a notamment le fait qu’en 2010, l’exploitant Normandie Logistique aurait dû se manifester pour nous dire : « Je suis dorénavant installation classée enregistrement », mais il ne l’a pas fait. Il s’agit d’une défaillance dans ses obligations par rapport à l’administration. Ce point est important, puisqu’il était toujours connu chez nous comme installation classée et soumise à simple déclaration. Dans les bonnes pratiques, ce type d’installation est visité – en visite d’inspection et non de travail – lorsqu’il y a un signalement d’un maire ou d’un riverain, parce qu’il y a du bruit, des odeurs, des activités suspectes. En l’occurrence, cela n’a jamais été le cas chez cet exploitant. Cette défaillance de l’exploitant dans ses obligations administratives est évidemment très importante.

Le 28 octobre, nous avons finalisé le rapport d’inspection sur Lubrizol. Le même jour, ce rapport d’inspection a été notifié à l’exploitant Lubrizol et a donné lieu à un projet de mise en demeure de mise en conformité. Dans ce cadre, je suis sous l’autorité, non pas du préfet, mais du parquet. J’ai également transmis au parquet, au procureur, un procès-verbal d’infraction relatif à l’exploitant Lubrizol. Cela me paraît également important de le signaler.

Sur les causes de l’incendie, à ce stade, les deux rapports accidents, que les deux exploitants ont remis au préfet et à l’inspection, sont des chronologies de départ d’alarme, ce qui n’est pas satisfaisant. Nous avons demandé au parquet, qui en dispose, la possibilité d’avoir une copie ou de visionner les vidéos de surveillance que Lubrizol nous indiquait avoir remises au parquet. Récemment, le parquet nous a indiqué qu’il ne souhaitait pas nous les communiquer, parce qu’il les réservait à l’enquête judiciaire. Pour autant, nous allons quand même émettre un avis de l’inspection sur les rapports accidents que nous avons reçus. Cela est en cours et sera fait certainement cette semaine.

Pour ce qui est des actions de dépollution, elles sont engagées. Normandie Logistique, mise en demeure le 18 octobre et le 22 octobre d’être beaucoup plus proactive sur le sujet, nous a écrit ce matin pour nous donner une visibilité d’action extrêmement énergique de dépollution et de mise en conformité. Cela me paraît important de le rappeler. Nous sommes en train de regarder sa réponse à la mise en demeure qu’elle a reçue au début de la semaine dernière. Les actions de dépollution sont également lancées chez Lubrizol, sachant qu’en la matière, notre priorité est la prévention du risque de suraccident. Je rappelle que le premier item de la prévention du risque de suraccident était l’enlèvement des 63 fûts de penta sulfure de phosphore du site, qui est un produit extrêmement dangereux. Ces fûts sont partis. Les fournisseurs de Lubrizol les ayant repris, c’est une affaire qui est réglée.

Actuellement, nous sommes sur le traitement des 1 389 fûts comportant 160 fûts, qui contenaient avant l’incendie, le produit qui lorsqu’il est chauffé émet éventuellement du mercaptan et du sulfure d’hydrogène (H2S). C’est sur ce point que nous sommes prioritairement en surveillance auprès de Lubrizol. Le travail d’élimination de ces fûts a démarré concrètement lundi dernier. Après de nombreux jours d’essais, neuf fûts ont été éliminés en deux heures. Le robot est en panne et va être réparé. Nous attendons de la part de Lubrizol les indications les plus précises sur le moment où cela va redémarrer.

M. Pierre-André Durand. Je voudrais insister sur le comportement des salariés de Lubrizol. Il y a eu vraiment de leur part un comportement héroïque, cette nuit-là. En effet, ils ont déplacé tous ces containers de penta sulfure de phosphore, produit extrêmement inflammable et dangereux. Ils l’ont fait pendant l’incendie. Il s’agit d’un comportement vraiment exceptionnel. Nous avons eu l’occasion de le saluer, mais je me permets de le refaire devant la représentation nationale.

M. Hubert Wulfranc. Aujourd’hui, considérez-vous qu’une évaluation environnementale, en rapport avec les augmentations de stockage Lubrizol, aurait été opportune et de nature à prévenir l’accident ou à améliorer la gestion de crise et de post-crise telle que nous la vivons aujourd’hui ?

Vous avez évoqué la situation de « mini marée noire » pendant l’événement et qui risquait d’être inévitable. Avant la catastrophe, nous étions en cours d’établissement du projet local d’urbanisme intercommunal et donc des mutations à venir de l’aménagement du territoire de l’agglomération rouennaise.

Deuxième question, je n’ai toujours pas compris sur quelles bases juridiques et techniques s’était opéré le stockage Lubrizol chez Normandie Logistique et si, à l’occasion des deux visites qui avaient été faites, vous aviez eu connaissance de ce stockage d’un propriétaire, Lubrizol, chez une autre entreprise voisine, Normandie Logistique.

M. Jean-Luc Fugit. Sur la zone de confinement de 500 mètres à la ronde décrétée pendant l’incendie, il y a visiblement beaucoup d’habitants qui ne parvenaient pas à savoir s’ils faisaient partie ou non de cette zone. Certains se sont aussi demandé pourquoi leur quartier, leur rue, ne faisait pas partie de la zone. Je voudrais avoir des précisions sur la façon dont les riverains ont été alertés. Quel a été le processus de décision pour établir ce périmètre de confinement ?

L’entreprise Paprec de Petit-Quevilly a des questions, notamment liées à l’accès au site de l’entreprise le matin suivant la nuit de l’incendie. Il leur a été refusé l’accès par véhicule, mais ils disposaient d’une autorisation de se rendre à pied sur leur lieu de travail. Les raisons sont assez floues. Pourquoi cela était-il interdit en véhicule et autorisé à pied ?

Monsieur le préfet, vous siégez au conseil national de l’air, que j’ai l’honneur de présider, vous imaginez que je vais obligatoirement vous demander quelles ont été les relations avec ATMO Normandie sur cette période. Au-delà de la surveillance réglementaire, quels processus d’échanges ont été décidés entre vous et cet organisme, par rapport aux enquêtes de mesures de pollution qui ont suivi l’accident ? Je voudrais en savoir plus sur qui a pris l’initiative de quoi.

Par rapport à l’assureur de l’industriel Lubrizol, je voudrais savoir si vous avez connaissance du rapport de cet assureur à la suite de l’incendie. Ma question est peut-être posée trop tôt ? Vous n’avez peut-être pas accès à cette information ? Je suis néanmoins curieux de savoir ce que dit l’assureur de l’industriel.

M. Pierre Cordier. Je voudrais rebondir sur les propos qui ont été tenus par le DREAL la semaine dernière, et notamment les 38 contrôles sur le site en sept ans, alors que la loi ou les textes réglementaires imposent au moins une visite par an. Je voulais savoir si vous étiez informé de la périodicité de tous ces nombreux contrôles. Est-ce que vous les avez, vous ou vos prédécesseurs, encouragés ? Avez-vous eu des comptes rendus réguliers ? Par rapport à ce nombre de contrôles supérieurs à ce que les textes imposent, avez-vous suspecté des difficultés particulières, des problèmes de stockage ou en tout cas des choses qui ne seraient pas respectées du point de vue réglementaire ?

Aujourd’hui, est-ce que les entreprises qui jouxtent Lubrizol, au-delà de l’incendie lui‑même, sont encore concernées ? Par exemple, est-ce qu’il y a des mesures de chômage technique ou partiel, ou des questions d’accès qui ne peuvent pas se faire pour des entreprises voisines ? Comment gérez-vous cela avec les chefs d’entreprise, mais également avec les employés qui pourraient être concernés ?

La semaine dernière, en tant que président d’une commission locale d’information (CLI) de centrale nucléaire, je faisais le lien sur la manière dont les choses se passent au niveau des CLI. J’imagine qu’il s’agit d’un sujet que vous connaissez fort bien de par vos responsabilités. Actuellement, dans le cadre de l’extension des PPI de 10 à 20 kilomètres, les services de l’État ont une responsabilité particulière, d’une part en direction des maires concernant les plans de sauvegarde, puisque les nouvelles communes concernées par l’extension du PPI doivent prendre des mesures dans ce domaine ; et d’autre part concernant les centrales nucléaires et la distribution des pastilles d’iode en cas d’incident. Le parallèle peut être fait ici.

Tout à l’heure, le président de la commission évoquait les progrès qui peuvent être faits en la matière, en termes de communication notamment. Monsieur le préfet, par rapport aux mesures que vous avez prises en pleine nuit de ne pas activer ces sirènes, cette mesure n’est sans doute pas parfaite, mais elle me paraît pertinente en pleine nuit pour ne pas alerter et faire en sorte que les gens sortent inutilement devant chez eux. Comment pouvons-nous alors améliorer la chaîne de communication ?

Cela se fait avec les maires dans le cadre des plans de sauvegarde, cela se fait dans le cadre d’une chaîne très particulière concernant les centrales nucléaires, je ne vois pas pourquoi cela ne pourrait pas se faire ici. Certes, il faudrait une organisation nouvelle, des moyens budgétaires à mettre sur la table, mais je pense qu’il faudra faire sortir de cette mission, dans plusieurs semaines ou plusieurs mois, des propositions très concrètes. Ce n’est pas la peine de réinventer l’eau chaude ! Il suffit notamment de regarder ce qui se fait par rapport aux centrales nucléaires existantes et en prendre un certain nombre de références.

M. Xavier Batut. Tout d’abord, je voudrais saluer l’ensemble de votre travail, l’ensemble du travail des services de l’État à la gestion de cet incident. Je voudrais vous réaffirmer mon soutien et vous dire que dans ces missions parlementaires ou ces commissions d’enquête, nous devons travailler avec l’ensemble des services de l’État pour trouver ensemble les meilleures pistes d’amélioration pour le bien-être de tous.

Je vais revenir sur un sujet qui me tient à cœur, il s’agit des moyens pour le Plan pollution maritime (POLMAR). Je pense qu’aujourd’hui, tous ensemble, nous devons faire en sorte de maintenir ces moyens POLMAR en proximité, cela veut dire au Havre. Vous n’êtes pas sans savoir que ces moyens devaient être concentrés à Brest pour des raisons qui tiendraient à maintenance. En ce sens, je vous ai écrit ainsi qu’au ministre de l’Intérieur, il y a quelques jours. Il s’agit d’un courrier qui était déjà prévu depuis un certain temps. Cela montre que les moyens à proximité ont permis d’éviter une pollution majeure de la Seine.

Le deuxième sujet sur lequel je voulais rebondir est le sujet du bornage et de l’alerte des citoyens via la téléphonie mobile. Nous savons très bien qu’en ce qui concerne la téléphonie mobile sur les territoires ruraux, en particulier dans le Pays de Bray, tous les citoyens n’ont pas accès à une couverture de téléphonie mobile, même si les choses s’améliorent vite grâce au New Deal et grâce à l’implication d’acteurs de l’administration ou des opérateurs.

Il y a un deuxième sujet – nous l’avons vu lors de l’audition d’Yvon Robert, le maire de Rouen – la nuit, nous ne dormons pas tous avec notre téléphone au bord du lit et nous n’avons pas tous notre téléphone allumé. Je pense que la téléphonie mobile doit être couplée avec autre chose. En cas d’accident sur des sites nucléaires, comme on peut en avoir en Seine‑Maritime, qu’en est-il de l’alimentation des antennes qui ne seront pas stratégiques en électricité ? La téléphonie mobile oui, mais je pense qu’il faut derrière la coupler avec une autre solution.

Mme Agnès Firmin Le Bodo. J’ai une question pour le colonel des pompiers. Vous avez manqué d’eau. Il y en a toujours eu, mais sans doute pas suffisamment. J’ai une interrogation sur un endroit « Seveso » assez large, qui est le territoire de Gonfreville-l’Orcher, du Havre et Notre-Dame-de-Gravenchon. Les entreprises ont en interne des services de pompier, sont-ils suffisants eu égard à ce qui vient de se passer, ou faut-il réfléchir éventuellement à un dispositif mutualisé de proximité, en complément des services propres de chacune de ces entreprises ?

Je tiens à saluer aussi les remorqueurs du Havre qui ont remonté la Seine pour vous accompagner dans cette lourde tâche. À quel moment les avez-vous appelés ? Techniquement, comment pouvons-nous essayer d’anticiper, pour essayer de diminuer le temps de trajet qui malgré tout, même s’il est rapide, lorsque nous avons besoin d’eau n’est jamais assez rapide ?

Mme Annie Vidal. Monsieur le préfet, le 2 octobre, vous avez pris un arrêté relatif aux restrictions sanitaires de mise sur le marché de production alimentaire, cela étant bien évidemment nécessaire au regard de la sécurité des populations, le temps que les analyses puissent être faites. Cependant, nous étions en pleine période de chasse. J’ai été largement sollicitée sur cette question, puisque les communes couvertes par le panache sont des communes de chasseurs. Ils se sont interrogés sur la possibilité ou pas de consommer les animaux abattus. Aujourd’hui, nous sommes rassurés sur les analyses qui ont été faites, mais j’aimerais avoir votre avis sur ce sujet, plus en termes de retour d’expérience qu’autre chose, puisque désormais les grosses interrogations sanitaires sont levées.

Ma seconde question concerne l’aire des gens du voyage qui est située à 500 mètres du site de l’usine Lubrizol. En décembre 2013, suite à l’enquête publique sur le PPRT Lubrizol, cette aire a été déclarée comme non utilisable, avec un certain caractère d’urgence. Or à ce jour, la situation de cette aire reste inchangée. Pouvez-vous m’en dire plus sur le devenir de cette aire ?

Mme Perrine Goulet. Ma première question concerne les forces de l’ordre. Nous avons beaucoup parlé des pompiers et d’ailleurs, nous avons rencontré le colonel la semaine dernière. Il nous a expliqué tout le suivi médical qui était mis en place pour les sapeurs‑pompiers. Je me pose la question vis-à-vis des forces de police, puisque nous savons qu’il y a eu du barriérage dans cette fameuse zone de 500 mètres. Il y a également des articles qui sont parus indiquant le sentiment d’abandon de ces forces de l’ordre, pendant toute la durée de l’incendie. J’aimerais savoir ce qui a été mis en place pour ces forces de l’ordre, notamment pour la police. J’aimerais savoir si nous avons le même suivi médical pour les forces de police.

L’extension du colisage sur le site, a-t-elle eu un impact sur l’ampleur de l’incendie, qui avait été autorisée il y a peu ou qui était en cours de réalisation ?

Concernant le PPI de Lubrizol, avec le recul, était-il adapté ? Va-t-il faire l’objet d’une remise à niveau ? Allons-nous nous réinterroger sur l’ensemble du site, sur les PPI, pour prendre en compte la partie où cela part d’un site et va sur un autre, comme cela s’est passé sur Lubrizol ? Dans ces PPI, allons-nous prendre en compte cette mitoyenneté entre entreprises dans le secteur ?

M. Erwan Balanant. Vous avez indiqué, Monsieur le préfet, que vous étiez assez satisfait de la direction opérationnelle. À vous écouter et au constat que nous pouvons faire, nous pouvons être satisfaits du drame que nous avons sans doute évité. Vous soulignez une question qui me semble extrêmement importante, qui est la question de l’information de la population. Nous avons parlé des sirènes, nous avons parlé de l’information de la population pendant la crise, mais j’ai une question sur la culture du risque. Est-ce que vous pensez que la culture du risque est suffisamment développée sur le territoire de Rouen et d’ailleurs, sur d’autres territoires considérés « à risques » ? Comment pourrait-on l’améliorer ? Est-ce que vous pensez que les outils existants, comme le document d’information communal sur les risques majeurs (DICRIM), sont aujourd’hui suffisants ? D’ailleurs, ont-ils été suffisamment transmis à la population ? Quel dispositif peut-on imaginer pour que cette culture du risque soit extrêmement connue et appréhendée par les citoyens qui vivent à proximité de territoires comme celui-ci, qui peuvent être des risques industriels, des risques nucléaires, mais aussi des risques parfois naturels ? Dans la gestion de cette crise, la difficulté arrivée après le moment aigu de votre gestion opérationnelle est sans doute due à ce manque de culture du risque.

Mme Natalia Pouzyreff. Ma question peut former une sorte de redite, mais je pense que compte tenu de la polémique qui court sur les ondes médiatiques, il est toujours bon d’entériner les choses. Elle concerne les produits stockés à Normandie Logistique. Le directeur de Lubrizol nous a assuré que les produits que Lubrizol avait envoyés sur le site de Normandie logistique n’étaient pas classés Seveso. Pouvez-vous le réaffirmer publiquement ?

D’autre part, si d’autres sociétés que Lubrizol avaient stocké leurs produits sur le site de Normandie Logistique, avez-vous l’assurance que ces produits étaient sans dangerosité particulière ?

M. Pierre-André Durand. Sur l’ouverture d’une information judiciaire contre X, je n’ai pas d’élément particulier, puisque nous sommes dans le champ judiciaire.

Sur les différents incidents qu’il y a eu, le cas de Borealis est intéressant, parce que c’est un établissement extrêmement sensible, qui a eu un incident électrique de mémoire, et qui déclenche son POI. Cela montre que nous avons un bon fonctionnement de nos procédures. Les pompiers interviennent, ils font sonner leurs sirènes internes, etc. Je me suis posé la question : doit-on communiquer ou pas ? La logique aurait voulu que je ne communique pas un POI, car cela est interne à l’entreprise. Compte tenu du contexte très particulier, j’ai fait le choix de le communiquer. Beaucoup de maires de la zone m’ont dit que j’avais bien fait, tout en convenant que cela était lié au contexte. En sens inverse – pour vous faire sourire, même si le sujet est un peu austère – le mercredi suivant, on m’a demandé : « Ne faudrait-il pas demander à la mairie de Rouen et aux mairies de ne pas faire sonner la sirène du mercredi ? ». J’ai dit : « Non, au contraire, retour à la vie normale, nous faisons sonner la sirène ».

En revanche, sur les différents incidents que vous citez, ils sont très identifiés et très suivis par l’inspection des installations classées.

Nous avons eu aussi un cas qui semble être d’origine criminelle. Je crois qu’il y a eu un cas de tentative d’intrusion répétée. Nous avons des contacts très étroits avec l’exploitant.

Sur les indemnisations, les deux fonds d’indemnisation ont été mis en place par Lubrizol. Ils sont opérationnels, nous pouvons y déposer des dossiers à partir du 4 novembre. Il s’agit d’un fonds agricole et d’un fonds généraliste. Les premiers paiements interviendront à partir du 18 novembre. Il était très important d’agir rapidement.

Sur les actions de dépollution, les choses sont en train de se mettre en place.

Sur les 39 visites, j’en ai été informé à l’occasion de cet événement. Encore une fois, ma prise de fonctions n’est pas si récente que cela, mais n’est pas non plus très ancienne. À ce stade, je n’ai pas suspecté de manquements, mais au contraire quelque chose qui correspond plutôt à ce que je souhaite en termes de doctrine, à savoir que nous ayons une inspection des installations classées très présente, qui ne soit pas sur des contrôles trop administratifs. Très honnêtement, je n’avais pas suspecté de manquements.

Sur les entreprises voisines, oui, il y a des mesures d’activité partielle. Je n’en ai pas les détails, mais je suis prêt à vous les donner. Nous avons évidemment tout cela.

Sur les sujets d’accès aux entreprises, les choses sont rétablies partout. Nous avons encore un petit sujet rue Bourbaki, mais autrement tout est rétabli.

Nous avons évidemment une commission de suivi de site avec les riverains. Compte tenu de l’émoi suscité par cet événement, le gouvernement a souhaité mettre en place un comité pour la transparence, qui est finalement une assez bonne formule, où tous les 15 jours pour le moment, puis sur un rythme plus espacé, nous réunissons une centaine de personnes : les parlementaires, les maires en immédiate proximité, les consulaires, les associations de l’environnement, les membres de cette commission. Il y a un échange qui est assez fort. La chaîne de relation avec les maires renvoie à une question sur la culture du risque. Le cas est intéressant, car dans le département, nous avons des cultures différentes en matière de culture du risque.

Sur la question des moyens posée par M. Batut, je ferai remonter la demande que vous avez formulée, mais je n’ai pas compétence pour me prononcer dessus.

Sur la téléphonie mobile en milieu rural, vous avez raison. Je ne voudrais pas que mon discours soit un discours forcené anti-sirène. Je dis simplement que nous ne pouvons plus gérer les crises du XXIe siècle avec des sirènes. Il faut autre chose. Que nous ayons des sirènes en redondance que nous utilisons à certains moments ou dans certains événements peut se concevoir, mais cela ne doit pas être le système de droit commun.

En revanche, je n’adhère pas à la question de l’alimentation des antennes, parce que l’argument est parfaitement réversible pour l’alimentation des sirènes. Nous en avions discuté avec un collègue en disant : « Par exemple, sil y a une grosse inondation, les pylônes peuvent être arrachés et la sirène peut être aussi en difficulté », d’où la nécessité d’avoir des systèmes redondants. Il faut que nous ayons quand même une colonne vertébrale. Je pense que la colonne vertébrale doit être le Cell broadcast, parce que cela correspond à l’état de la société. Aujourd’hui, le citoyen veut être informé directement, personnellement, il a une vie très mobile, très autonome. Dès lors que l’outil existe, il faut aller vers cette voie.

Sur le sujet de la chasse, très honnêtement, je n’ai plus la réponse. J’ai un blanc, j’en suis confus, d’autant que nous avons traité le sujet. Je vous propose de faire le point en rentrant et je vous promets une réponse.

Sur l’aire des gens du voyage à proximité, je dois rappeler deux choses. D’une part, il s’agit d’une responsabilité de la ville ou de la métropole, c’est une responsabilité locale. Je dois insister sur le fait que la Métropole a eu des contacts avec ces familles à plusieurs reprises. Il y a eu des refus de ces familles de bouger, avec des exigences ou des refus d’aller sur d’autres aires qui leur ont été proposées. Il n’y a pas eu d’inaction. Il y a eu plutôt des refus.

Sur les policiers, les choses sont très claires. Nous avons trois zones. Il y avait la question du foyer sur lequel les sapeurs-pompiers intervenaient au milieu du feu, au milieu des hydrocarbures, avec des hydrocarbures jusqu’au genou, etc. Là, il y a un protocole médical dédié. Il y a une deuxième zone à l’opposé, qui est à la limite des 500 mètres, c’est-à-dire les points de contrôle où se situaient les policiers. Là, il n’y a pas de contrôle particulier hormis bien sûr, le suivi traditionnel du médecin de prévention et la présentation des choses en CHSCT. Il y a un troisième cas de figure, celui des fonctionnaires de police ou d’autres fonctionnaires – je pense aux inspecteurs du travail et aux inspecteurs de la DREAL – qui sont entrés dans le périmètre des 500 mètres. Là, même si la chose peut se discuter, il a été décidé de leur appliquer le même régime que les sapeurs-pompiers au cœur du foyer. Il y a eu des inquiétudes, mais nous avons fait en sorte d’afficher une doctrine claire, qui soit la plus avantageuse pour les agents, et surtout très clairement expliquée pour qu’il n’y ait pas ces inquiétudes.

Sur « le PPI était-il adapté ? », j’ai tendance à dire oui, parce qu’il est assez souple. Il nous a donné des hypothèses de travail, des outils que nous avons mobilisés. Le PPI est une boîte à outils. Si je prends l’exemple des fumées, nous avons cette distance de 1 340 mètres dans le sens du vent à 100 mètres de hauteur, à partir de laquelle les effets létaux, irréversibles, etc., ne sont plus en vigueur. Nous avions un foyer qui était très particulier. Nous avons eu l’enchaînement que je vous ai décrit, parce que nous avions fait cette reconnaissance du moment le plus fort et le plus dense. Nous avons mis 22 kilomètres. Nous avons pris une distance qui était hors de toute norme. Je n’ai pas ressenti de gêne là-dessus, si ce n’est la vigilance à avoir sur tout ce qui est mitoyen. Il faut savoir que dans cette zone de Rouen, c’est tout un chapelet d’industrie, c’est à la fois l’histoire, la configuration et puis la zone industrielle, qui a conduit à cette solution.

Mme Perrine Goulet. Il a été indiqué à plusieurs reprises qu’il y avait eu une autorisation d’extension du colisage sur l’entreprise dans les mois précédents. Est-ce que cette extension a eu un effet négatif ou amplificateur sur l’incendie ?

M. Pierre-André Durand. Sur la question de l’arrêté, je rappelle qu’il s’agit d’un arrêté qui a été pris l’été dernier, qui portait sur une extension des capacités de stockage dans une mesure très limitée à la fois sur les produits, dans la nature des produits et dans le volume qui représentait près de 3 % du stockage général. J’applique la loi et la réglementation telle qu’elle est, et nous étions complètement dans ce cadre-là. De par la procédure, il n’y avait pas lieu à avis de l’autorité environnementale. En tout état de cause, nous étions bien sur un dispositif qui n’était pas substantiel, sinon la règle n’aurait pas été respectée. Cet arrêté a été pris.

Il n’a pas été activé, c’est-à-dire que le bâtiment, plus exactement l’aire qui devait être bétonnée pour accueillir ces containers, a fait l’objet d’un permis de construire qui vient d’être refusé par la mairie de Rouen, pour d’autres raisons qui étaient l’arrêté de suspension d’activité que j’avais pris. Cet entreposage était situé à l’opposé du lieu de l’incendie. Il n’a pas été activé et rien n’a été construit. Je vous remercie vraiment pour cette question, car la rumeur selon laquelle cet arrêté aurait aggravé ou même était à l’origine de l’incendie est clairement un tuyau crevé. Là-dessus, il n’y a pas de sujet particulier.

En l’état, le projet d’urbanisme n’est pas remis en cause. C’est un sujet qui relève de la collectivité. Évidemment, Lubrizol doit d’abord se remettre complètement à niveau, assurer sa dépollution, se mettre en sécurité, etc. Par rapport au PPRT, nous imaginons bien qu’il devra se reconfigurer différemment, cela est évident.

M. Patrick Berg. Sur le stockage chez Normandie Logistique, Normandie Logistique était initialement des magasins généraux, enregistrés à ce titre en 1953. Ils sont rentrés dans les textes des installations classées un peu après la loi de 1976. Il s’agit de la loi fondatrice sur les installations classées. Ils sont rentrés en 1986, lorsqu’il y a eu un changement de rubrique. Ils se sont manifestés à cette occasion. Là-dessus, les choses sont claires. Il y a eu un nouveau changement de rubrique en 1992. La direction régionale de l’industrie, de la recherche et l’environnement (DRIRE) de l’époque les a interrogés pour savoir ce qu’il en était. Nous n’avons pas retrouvé leur réponse, mais c’était il y a 27 ans.

Il y a eu un nouveau changement de rubrique en 2010. Là, ils ne se sont pas manifestés. Nous avons des archives complètement à jour. C’est une défaillance dans leurs obligations vis-à-vis de l’administration. Aujourd’hui, ils sont connus chez nous comme installation classée soumise à simple déclaration, qui est le régime le plus simple, tandis qu’ils sont en réalité, une installation classée soumise à enregistrement, qui est le niveau intermédiaire entre déclaration et autorisation. L’effet de cette situation est qu’il y a des recommandations de visites d’une fois par an pour les établissements Seveso « seuil haut », d’une fois tous les trois ans pour les Seveso « seuil bas », puis cela descend jusqu’à une fois tous les sept ans. Pour une ICPE soumise à une simple déclaration, nous y allons lorsqu’il y a un signalement de la part d’un riverain, du maire qui, par exemple, dit : « Il y a du bruit, des odeurs, il y a des choses qui clochent, il faut aller voir… ». Nous y allons bien volontiers et nous faisons quelquefois des procès-verbaux. Là, nous n’y sommes pas allés en visite d’inspection.

En revanche, nous y sommes allés en réunion de travail en 2011, dans le cadre de l’élaboration du PPRT, mais pour regarder avec Lubrizol et Normandie Logistique, les effets initiaux du PPRT chez son voisin. Nous y sommes allés également en 2017, parce que Lubrizol nous avait indiqué qu’ils avaient, c’était à l’automne 2017, un projet d’acquisition de l’emprise. Nous y sommes allés pour leur dire : « Si vous nous saisissez un jour du dossier administratif, voilà tout ce qu’il faudra qu’il y ait dedans, parce que ce n’est pas du tout aux normes Seveso ».

La question « Est-ce que les produits Lubrizol, mais aussi dautres, Total, etc. stockés chez Normandie Logistique étaient conformes ou pas ? » est importante. Ils ont eu du mal à nous donner leurs produits stockés et les produits stockés brûlés. Nous les avons eus en deux fois : d’abord tous les produits stockés, puis les produits stockés ayant brûlé. Avec les éléments que nous avons en main, les visites d’inspection consécutives à l’incendie, nous ne décelons pas d’irrégularité dans la nature des produits stockés chez Normandie Logistique, ni en quantité de produits ni en nature de produits, mis à part le point qui fait l’objet de la mise en demeure qui leur a été adressée le 22 octobre. Dans nos récentes visites d’inspection, lorsque nous avons essayé de recoller leurs déclarations sur ce qui avait brûlé, ce qui était stocké, avec ce que nous voyons, il y avait encore quelques petits ajustements à faire car la situation ne paraît pas complètement impeccable.

Dans la mise en demeure qu’ils ont reçue le 22 octobre, il y a d’une part l’évacuation de tous les produits, cela fait quand même un mois que cet entrepôt est suspendu, il y a encore plusieurs produits dedans et il faut que cela parte ; et d’autre part, il y a le fait que lorsqu’ils vont faire partir dans le mois qui vient, les palettes et les fûts qui restent stockés dans les morceaux de bâtiments restant, pour le morceau de hangar 1 et le morceau du hangar 2, il est prévu un huissier diligenté par l’entreprise pour constater palette par palette, fût par fût, ce qui part pour que nous puissions avoir un récolement complet. Cela étant, à ce stade, dans nos constatations sur site, nous confirmons qu’il n’y a pas d’irrégularité dans la nature des produits et les quantités de produits que Normandie Logistique stockait, ceci demeure sous l’appréciation du juge, bien évidemment.

M. Pierre-André Durand. Pour continuer, il y a bien un PPI de zone.

Sur les relations avec Atmo Normandie, elles sont de bonne qualité. Nous avons un travail assez régulier. Atmo Normandie a eu des moyens supplémentaires en tirant justement les enseignements de 2013. Le 26, ils ont fait le choix d’interrompre leurs analyses, leurs prélèvements. Cela a fait un peu débat, mais je peux témoigner qu’il n’y avait aucune mauvaise intention. Nous avons des échanges avec eux.

Je n’ai pas d’éléments sur les rapports avec l’assureur.

Sur l’accès au site de l’entreprise Paprec à pied ou en véhicule, il y a un sujet de stabilité du bâtiment attenant, celui de passages de camions, ce qui explique ce sujet particulier.

M. le colonel Jean-Yves Lagalle. Sur la question du périmètre, lorsque le premier commandant des opérations de secours est intervenu, il y avait initialement un périmètre de 300 mètres. Par rapport aux flux thermiques et à la suite des différentes explosions, il a été décidé, conformément à nos procédures, de porter ce périmètre à 500 mètres. Dans ces cas-là, nous nous mettons en relation avec les services de police, en relation avec la commune également, pour fixer l’objectif à tenir. Bien évidemment, vous imaginez que pour un périmètre circulaire, sur une carte tout va bien, mais lorsqu’il faut le réaliser sur le terrain, pratiquement, cela est plus compliqué. Cette tâche difficile incombe à nos collègues de la police. Je laisserai peut-être Philippe en reparler, notamment sur la question des véhicules qui étaient bloqués, alors que des piétons pouvaient rentrer.

Sur les remorqueurs, nous avons eu la chance de pouvoir bénéficier de trois remorqueurs : deux du Havre et un de Rouen. Je n’ai pas les heures de demandes, mais j’ai les heures d’arrivée sur site. Le premier remorqueur de Rouen est arrivé à 5 heures 48, le second est arrivé à 12 heures 30 et le troisième à 15 heures. J’en profite pour souligner l’extrême compétence de ces équipages. Nous avons aujourd’hui une convention qui nous lie au port du Havre et qui facilite les choses. En début d’année, nous allons signer avec le port de Rouen, ce qui facilitera les formations.

Pourquoi des remorqueurs ? Ce sont des navires de mer qui viennent avec des puissances de pompage importantes. Avant leur arrivée, nous n’avions plus que 360 mètres cubes par heure disponibles – puisque le réseau à l’intérieur de l’entreprise était tombé – c’est‑à‑dire 6 000 par minute que nous prenions sur le réseau ville. À ce moment-là, il n’était pas question de pomper sur le réseau ville plus que ce qu’il pouvait donner, pour ne pas prendre le risque de dégrader le réseau, avec des incidences fortes sur l’eau potable pour les riverains. Tactiquement, dans ces cas-là, lorsque nous avons besoin de gros débit, il vaut mieux être maître chez soi, c’est-à-dire ne pas être tributaire d’installations fixes. D’ailleurs, nous l’avons bien vu à Lubrizol puisque les installations sont tombées. Cela peut arriver, mais c’est à nous de nous adapter. Nous avons bénéficié de l’apport de ces remorqueurs, qui nous ont permis d’emmener très rapidement plus de 1 440 mètres cubes par heure, pour alimenter notre dispositif d’extinction.

La question des moyens mutualisés est une question importante, puisque ce jour-là, nous avons bénéficié de l’apport de moyens privés. Ils sont venus du Havre, de Rouen. Ce sont des moyens de projection qui ont participé à la lutte. Je tiens à souligner l’extrême compétence de ces moyens privés, parce que les sapeurs-pompiers du service public n’ont pas éteint tout seuls ce feu. Heureusement que ces gens-là sont venus nous compléter. Il y a eu des renforts émulseurs.

Aujourd’hui, avec le recul, se pose la question du cadre juridique de l’engagement de tous ces personnels. Dans la tempête, tout le monde est sur le pont. Il y a des conventions d’assistance entre industriels, il y a aussi la voie de la réquisition. Aujourd’hui, si vous posez la question « Dans quel cadre juridique avez-vous fait la manipulation ? », nous avons appelé au secours et tout le monde est venu nous aider. Le résultat est là. Je pense que la question du cadre juridique et des renforts publics/privés est essentielle. Comme nous avons des entreprises à risque, nous avons la chance d’avoir des gens qui connaissent parfaitement leur métier, dans ces usines qui ont des moyens surpuissants, et qui peuvent nous aider. Il serait dommage de s’en passer au moment où nous en avons besoin.

D’autant que comme le feu était hors-norme, les moyens du service public n’étaient pas suffisants. Le privé est intervenu, ainsi que d’autres moyens en renfort de l’extérieur.

La question des pompiers « en entreprise », elle aussi est importante. Toutes les entreprises Seveso n’ont pas forcément de pompiers en poste. Cependant, il y a des équipes de sécurité, ce sont des gens qui sont formés. Suite à cet événement, je pense qu’il serait important d’inciter les industriels à recruter ou à former dans leur rang plus de sapeurs-pompiers volontaires. Sur Lubrizol, nous en avions cinq, mais si nous pouvions en avoir plus, bien évidemment, nous sommes preneurs : hommes ou femmes, petits ou grands, tout le monde est bienvenu chez nous, chez les sapeurs-pompiers.

M. Pierre-André Durand. Sur la culture du risque, effectivement, il s’agit d’un sujet très français d’avoir un déficit en la matière. Il est vrai que cela est variable selon les territoires. Il y a des territoires qui ont des traditions industrielles, il y a des territoires qui vivent à côté d’équipements depuis très longtemps et qui ont cette culture. Je le dis avec modestie et simplement au regard de quelqu’un qui n’a pas une connaissance aussi fine que certains d’entre vous du département, mais très sincèrement, je pense qu’il y a un contraste assez fort entre la culture du risque en zone havraise, et la culture du risque en zone rouennaise. Pourtant, toutes les deux sont en contact avec des industries depuis fort longtemps.

À la Métropole du Havre et quelles que soient d’ailleurs les municipalités, le sujet est ancien. Il y a toujours eu une culture du risque assez fort. Par exemple, à la Métropole, vous avez une direction dédiée aux risques majeurs. Il y a tout un dispositif très soutenu, y compris de formation, d’exercice, etc., qui est assez développé. Il y a d’autres endroits – nous évoquions la communauté d’agglomération Caux Vallée de Seine, c’est-à-dire autour de Port‑Jérôme – où il y a des initiatives : une semaine de la sécurité ou des actions de promotion.

Sur la Métropole rouennaise, il faut reconnaître que cette culture du risque est plus faible. Il y a évidemment les dispositifs classiques : le dossier départemental sur les risques majeurs (DDRM), le plan départemental, les DICRIM, le plan communal de sauvegarde (PCS). Sauf pour une commune sur les 32 communes du périmètre, toutes ont un PCS. Au-delà des outils réglementaires, il est vrai dans la culture, dans l’exercice, que c’est quelque chose qui est moins présent. Il s’agit sans doute d’un point à travailler. En tout cas, au niveau de l’État, nous avons un fonctionnement vraiment très fluide avec la Métropole. L’idée est qu’ensemble, nous puissions avancer sur ces sujets, forts peut-être de ce que nous avons vécu et de nouveaux outils aussi. Il y a des plaquettes d’information, nous pouvons vous en laisser à titre de documentation. Il y a des exercices, je pense notamment aux exercices du plan particulier de mise en sûreté (PPMS) dans le cadre scolaire. Dans les axes d’amélioration, il faut peut-être aller vers des réunions publiques d’information, si tant est que nos concitoyens fassent aussi l’effort d’y venir. Il y a un travail en tout cas à faire sur ce point.

Le dernier exercice qui a été réalisé à Rouen est assez récent. C’était un exercice autour du site Borealis, Seveso « seuil haut » au Grand-Quevilly, le 1er mars 2019. Nous avions un exercice assez récent, avec la mise en service d’un nouveau dispositif sur l’agglomération rouennaise, le dispositif « Allo Industrie », destiné à donner de l’information. Encore une fois, cette culture du risque est sans doute dans notre culture française, un secteur où nous avons des marges de progrès. Dans le département, mais cela est lié à l’histoire, il peut y avoir un niveau de sensibilisation plus ou moins fort. Le travail que nous avons engagé en termes de retour d’expérience, mais en l’élargissant à des maires, nous allons le faire également avec des maires de l’intérieur. Il s’agit de quelque chose d’intéressant pour essayer d’avoir une culture du risque un peu plus soutenue.

M. le président Christophe Bouillon. Merci d’avoir répondu à l’ensemble des questions. Au cours de l’avancée de notre mission, nous n’hésiterons pas à revenir vers vous et vers vos services.

 

L’audition s’achève à quinze heures cinquante.

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7.   Table ronde, ouverte à la presse, avec M. Éric Herbet, président de la communauté de communes Inter Caux-Vexin, accompagné de M. Patrick Chauvet, premier vice-président, maire de Buchy et vice-président du Département ; M. Éric Picard, président de la communauté de communes des 4 rivières ; M. Nicolas Bertrand, président de la communauté de communes Bray-Eawy, accompagné de M. Xavier Lefrançois, premier vice-président ; M. Denis Merville, président de l’Association départementale des maires de la Seine Maritime (ADM 76), conseiller départemental, maire de Sainneville-sur-Seine, accompagné de M. Michel Lejeune, administrateur de l’ADM76, conseiller départemental, maire de Forges-les-Eaux

(Séance du mercredi 30 octobre 2019)

L’audition débute à seize heures.

M. Christophe Bouillon, président. Dans le cadre d’une mission d’information qui a été décidée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale, et qui vise à faire un retour sur l’incendie de Lubrizol à Rouen, nous nous intéressons à l’événement pour essayer de le comprendre et de tirer toutes les conclusions et toutes les leçons qui peuvent être utiles afin d’améliorer, notamment les dispositifs, et si besoin la législation en cours s’agissant des sites industriels classés. Plus généralement, notre attention se porte sur la culture du risque.

Nous auditionnons cet après-midi, Éric Herbet, président de la communauté de communes inter Caux-Vexin, Éric Picard, président de la communauté de communes des Quatre rivières, Nicolas Bertrand qui est président de la communauté de communes Bray-Eawy, accompagné de Xavier Lefrancois qui en est le premier vice-président. Nous recevons également Denis Merville, qui est le président de l’Association départementale des maires, accompagné de Michel Lejeune qui est administrateur de cette association, mais qui est également maire de Forges-les-Eaux.

D’abord, nous aimerions comprendre la chronologie des évènements de votre point de vue :

– À quel moment avez-vous été informés de cet incendie ?

– Quelles dispositions aviez-vous à prendre comme élus sur votre territoire ?

– La communication vous a-t-elle paru fluide ? Ou bien difficile ?

– Êtes-vous allés à l’information ? Ou l’information est-elle venue à vous ?

– Plus largement, quel est votre sentiment à l’égard de l’information délivrée par ceux qui maîtrisent à la fois la gestion et la communication du risque, et sur la relation que ces derniers doivent établir avec les élus locaux, qu’ils soient des élus communautaires ou des maires ?

– Quel retour d’expérience finalement faites-vous après un évènement de cette nature ?

Au regard des territoires que vous représentez, vous avez été soumis à la question importante du soutien aux agriculteurs, qui ont été sévèrement touchés, puisque leur production a été séquestrée.

De quelle façon les avez-vous accompagnés ? De quelle façon avez-vous, avec les représentants de la profession, essayé d’obtenir gain de cause, notamment sur la question de l’indemnisation ?

Plus généralement, vous savez que deux fonds d’indemnisation ont été mis en œuvre. Un premier concerne les agriculteurs, un deuxième concerne les collectivités locales, mais aussi le secteur économique. Aujourd’hui avez-vous été informés du mode d’emploi de ces fonds qui ont été soumis à des conventions, signées vendredi dernier ?

Plus largement, on nous dit que des particuliers ont subi aussi ce panache. Il y a de la présence de suies pour les agriculteurs certes, mais aussi chez les particuliers. Certains ont dû ou doivent procéder à un nettoyage qu’on pourrait qualifier parfois même d’industriel et qui représente nécessairement un coût. Des habitants, des particuliers ont-ils sollicité vos collectivités pour demander quel type de soutien ils pourraient obtenir ? À cet égard, avez-vous un témoignage ?

Enfin pour terminer, en ce qui me concerne, nous avons entendu, à l’aune de cet évènement majeur, la question du lieu d’implantation de ces usines. Je vous le dis de but en blanc, car vous représentez plutôt des territoires, dits « ruraux » ou « rurbains » : ces entreprises, ces usines, ces sites classés, devraient être installés à la campagne et pas en ville. Comment réagissez-vous vis-à-vis de ceux qui tiennent de telles affirmations ?

Voilà, les questions que je voulais vous poser, mais auxquelles vont s’ajouter d’abord celles de Xavier Batut.

M. Xavier Batut. Quelles sont vos attentes par rapport à ce retour d’expérience ? Avez-vous déjà des préconisations à nous remonter ? En sachant que cette mission et la commission d’enquête ont surtout pour objectif de faire un retour d’expérience et des propositions législatives ou réglementaires au gouvernement pour améliorer la gestion de ce genre de crise.

Avez-vous aussi des attentes qui vous ont remontées par l’ensemble des citoyens du territoire. Je voudrais savoir aussi comment se sont passées vos relations avec les différents services de l’État au moment de la gestion de cette crise.

Monsieur le Préfet, au cours de l’audition précédente, a évoqué l’idée d’étendre le bornage de la téléphonie mobile sur les territoires. Quelle est votre impression par rapport à cela ? Sur les territoires ruraux, où nous savons que la téléphonie ne fonctionne pas toujours, cela aurait-il eu, en particulier dans le Pays de Bray, pu apporter une information à la population, en particulier quand un évènement se produit de nuit ? Ce n’est pas que de la téléphonie mobile, je pense qu’il faut croiser différents types d’informations pour essayer de toucher le maximum de population.

Mme Annie Vidal. Bien évidemment je réitère les questions du Président sur les informations et la manière dont vous avez vous-même reçu les informations.

J’aurais aimé savoir de quelle manière vous avez pu contacter les maires de vos communautés de communes. Et de quelle manière les populations ont pu être informées des conséquences de cet accident qui ont eu un impact sur un vaste territoire.

Je voudrais plus particulièrement m’adresser à la communauté inter Caux-Vexin, puisque dans la commune de Vieux-Manoir se trouve l’entreprise Odièvre, classée SEVESO. Nous accueillons dans notre belle campagne des sites avec un seuil en SEVESO assez haut.

J’ai cherché, je n’ai pas trouvé le document d’information communal sur les risques majeurs. Ce document existe-t-il au niveau de la communauté de Vieux-Manoir ? En tant que Président de communauté de communes, pensez-vous qu’il serait pertinent d’avoir un document d’informations communales sur les risques majeurs (DICRIM) au niveau des intercommunalités, pour établir un processus anticipé, en cas d’accident sur des sites de seuil haut, pour que la population soit informée très rapidement des consignes à suivre ?

M. Hubert Wulfranc. D’abord l’état de catastrophe technologique n’ayant pas été déclaré, nous nous retrouvons face à des conventions qui pour l’instant n’anticipent pas sur le niveau des indemnisations. Disposez-vous, à titre illustratif, de devis de remise en l’état d’équipements ou de sites à caractère public, relevant des différentes collectivités territoriales qui sont les vôtres, voire de communes, qui vous permettent d’apprécier les enjeux financiers auxquels les collectivités, et les communes en particulier, pourraient être confrontées ?

De la même manière, l’état de catastrophe technologique n’ayant pas été déclaré, nous avons nous-mêmes, y compris dans les territoires urbains, des remontées de particuliers qui sont devant des préjudices, certes sanitaires, moraux et bâtis importants. Ils font la déclinaison financière de ces préjudices.

Les devis, par exemple pour remise en état des habitations, à l’intérieur et à l’extérieur, des jardins, commencent à tomber. On nous annonce des chiffres de 1 200 à 1 900 euros le mètre carré pour une dépollution de type industriel, à laquelle des particuliers sont confrontés. Avez-vous ce type de remontées sur vos territoires ? Des problématiques plus d’ordre social et sanitaire ? Des prescriptions médicales faites par des médecins traitants pour des analyses sanguines complémentaires ? Elles impliquent des dépassements d’honoraires de l’ordre de 50 à même 400 euros pour les recherches de molécules que ce soit du plomb, voire même de la dioxine. Êtes-vous confrontés à ce type d’exemples sur vos territoires ?

Et plus largement, parce qu’il nous faut comprendre aussi que le vécu, y compris aujourd’hui, c’est-à-dire en post crise, est encore réel sur les territoires. Quels sont les éléments qui vous interpellent ? Quel est le champ d’interpellation auxquels les maires sur le terrain, les élus locaux sont encore confrontés, de la part de leurs administrés ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo. Les agriculteurs sont plutôt bien accompagnés, parce que les syndicats agricoles sont très présents, il faut le souligner. J’ai une question, et Hubert Wulfranc a commencé à l’évoquer, sur l’accompagnement, pour une éventuelle indemnisation des collectivités, mais aussi des particuliers. Parce qu’il ne faut pas oublier que certains d’entre eux vont devoir faire des travaux. Comment les accompagner ? Sentez-vous le besoin d’avoir une cellule dédiée, une sorte de « guichet unique » pour pouvoir accompagner ces particuliers ?

M. François Jolivet. Je repère au moins deux maires. Je ne sais si les autres présidents ont des fonctions de maire également. Dans les responsabilités intercommunales qui sont les vôtres, où il n’y a sans doute pas la compétence « sécurité », parce que ce n’est pas prévu par les textes, certains d’entre vous instruisent-ils des permis de construire pour le compte des communes qui sont membres de vos communautés respectives ? Et si oui, puisqu’à l’instruction des permis on doit prévenir les pétitionnaires des risques qu’ils peuvent encourir, vous arrive-t-il de porter pour le compte ou mettez-vous à la signature du maire membre de l’intercommunalité les réserves d’usage, c’est-à-dire le dossier d’information des risques majeurs de la commune ?

Selon vous, avec la vision globale qui est la vôtre, quels sont les dispositifs d’alerte de la population qui existent sur votre territoire sur les risques industriels ? Et comment les habitants en ont-ils connaissance ?

Et une question accessoire, mais qui aujourd’hui prend tout son sens : savez-vous si certaines des communes qui sont membres de vos intercommunalités disposent de réserves communales de sécurité ?  C’est-à-dire des gens qui s’engagent et qui deviennent collaborateurs bénévoles du service public. Ainsi, ils sont associés à la mise en place des dossiers ou mobilisables en cas de risques majeurs.

M. Éric Herbet, président de la communauté de communes Inter Caux-Vexin. Je vais essayer de reprendre chronologiquement les évènements. J’ai été appelé à 6 heures 51, le 26 au matin dans le cadre de mes responsabilités au niveau de l’eau et de l’assainissement au niveau de la Métropole. J’étais déjà en situation de crise, car un incendie exceptionnel implique un besoin d’eau exceptionnel. Donc j’étais déjà un peu mobilisé.

Il n’en reste pas moins vrai que j’ai été appelé à 6 heures 51 du matin pour essayer d’organiser la non-arrivée de nos enfants qui étaient attendus à l’école à 7 heures 30 le matin. Nous avons dû informer 250 familles en l’espace de 30 minutes. Cela a été assez complexe. Nous avons réussi, puisqu’aucun enfant ne s’est retrouvé devant les grilles de nos écoles. Nous avons trois écoles ouvertes à sept heures et demie du matin.

Je dois dire que c’est aussi une forme de réseau citoyen qui se met en place le plus le plus vite possible, en règle générale. Au regard de la législation. C’est effectivement le représentant de l’État qui doit activer les systèmes d’alerte à la population, et informer effectivement les maires.

J’ai eu le sentiment que les habitants se rapprochaient bien évidemment des élus, que nous étions, et ils ne pensaient pas à téléphoner au préfet, encore bienheureux, puisqu’il était fort occupé. Dans ce contexte, excusez-moi l’expression, mais nous étions un peu pris entre le marteau et l’enclume. C’est-à-dire que nous avions très peu d’informations nous disant de confiner les espaces publics, les écoles devant rester fermées. Et à la fois, nous avions énormément d’informations qui nous étaient demandées de la part de nos administrés.

J’avais aussi en face de moi les agriculteurs. En « bon père de famille », je leur disais dès six heures et demie du matin : « Laissez vos animaux enfermés, ne sortez rien du tout. Nous allons attendre un tout petit peu. » Puisque nous n’avons eu aucune information.

La seule information que nous avions était qu’il s’agissait d’une crise majeure. Toute la journée, à peu près toutes les heures, nous avons rappelé les services préfectoraux ou nous allions sur les sites pour essayer d’obtenir des informations. Parce que nous n’avions pas d’information émanant réellement des services, c’est nous qui allions en chercher.

La difficulté que nous avons pu vivre aussi, c’est une forme d’incompréhension. C’est-à-dire que les habitants étaient en quête d’informations, et ils commençaient déjà à être dans l’après. C’est-à-dire : « Oui, mais est-ce sérieux ? Est-ce grave ? Puis-je tout de même aller faire quelques courses ? ». Nous avons vécu cela comme étant quelque chose d’assez difficile à gérer parce qu’entre ce qui pouvait ressembler à une forme de psychose pour certains qui étaient calfeutrés, cloîtrés, et qui scotchaient les bouches de ventilation des huisseries, d’autres nous disaient que ce n’était strictement rien. Il fallait gérer ces deux positions assez contradictoires.

Sur le terrain, au-delà du préjudice d’image que nous avons pu subir par cette marée noire atmosphérique, c’est le « préjudice de confiance » de nos consommateurs vis-à-vis de la production locale que j’ai trouvé difficile à gérer. Nous avons la chance d’avoir nombre d’installations maraîchères et d’autres productions agricoles, et on voit que le consommateur a tendance à se détourner. On s’aperçoit, alors qu’avant, c’était un gage de qualité de faire appel à des filières courtes etc. Dans la situation présente, filières courtes et productions locales auraient tendance à détourner le consommateur …

J’ai voulu faire partager auprès de vous, mesdames et messieurs les députés, parce que la situation ne semble pas s’améliorer. D’après les contacts que j’ai pu prendre avec les commerçants locaux sur notre territoire, nous sommes entre -10 %, pour ce qui est le plus acceptable, à -50 % pour d’autres. Cela peut être extrêmement impactant en termes de chiffre d’affaires donc de ressources …

S’agissant des dispositions prises, nous devions là aussi de manière assez contradictoire, gérer une double information. Nous savions que nous n’avions, par exemple, pas le droit d’utiliser des engins de lavage haute pression. C’était assez compliqué de gérer à la fois de grands espaces publics, laver les cours d’école, avec un jet d’eau et un balai et d’arriver à le faire accepter par les parents, qui sont toujours extrêmement mobilisés et aussi par nos propres collaborateurs.

Au final, en fin de journée, j’ai reposé la question aux services préfectoraux. On m’a dit : « Mais faites-le, si vous estimez qu’il est bon de le faire ! » Nous avons quasiment perdu la journée puisqu’on s’acharnait avec des balais, des brosses et de simples jets d’eau, pour créer ce phénomène de nettoyage de surface. En termes de retour d’expérience, cela a été un quelque peu dommage, parce que nous aurions pu vraisemblablement être plus efficaces et plus efficients sur nos interventions.

S’agissant des demandes de particuliers, j’ai eu énormément d’administrés qui sont venus me voir, dès le lendemain le vendredi. À quelques unités près, je les ai bien comptabilisés à partir du samedi. Le samedi, j’en ai eu 38 dans la journée et qui sont venus en mairie, et les jours suivants, j’en avais à peu près une trentaine par jour. Je restais dans le hall de la mairie, et je préférais faire de l’information collective au fur et à mesure, parce que c’était exclusivement pour ces questions. Je les rassurais aussi sur la qualité de l’eau. En effet ; il y a eu énormément de questions sur la potabilité de l’eau et des suspicions sur la transparence de la communication en la matière. Et les publics fragiles tels que les personnes qui sont sujettes à certaines pathologies, les femmes enceintes qui étaient extrêmement inquiètes aussi, nous ont contacté par téléphone. Elles cherchaient à être rassurées.

Monsieur le député Xavier Batut nous demandait quelles étaient les attentes de nos citoyens. Ce que j’ai pu vivre à titre personnel portait plus sur la problématique de l’information. Je vais vous donner une image. Quand nous avons parfois un simple coup de vent, on sait nous trouver en nous envoyant un message Gala. Certes par anticipation, et c’est légitime, puisqu’il s’agit bien de météorologie. Néanmoins, on nous envoie un message Gala pour un coup de vent de 70 ou 80 kilomètres/heure.

Là, ce qui a été assez compliqué à gérer, c’est que les administrés n’arrivaient pas à comprendre qu’avec un phénomène si grave, nous n’ayons pas d’informations très régulières. Franchement, la problématique de l’information du citoyen au quotidien a été compliquée à gérer. Même si nous pouvons nous en féliciter, la parole du maire n’est pas encore trop remise en question. Je n’ai pas eu d’administrés qui venaient nous dire : « Mais vous êtes sûrs ? Vous nous mentez ! Vous nous cachez ! ».  À partir du moment où nous leur disions les choses, cela les rassurait. Mais encore fallait-il que nous disposions de l’information pour pouvoir la communiquer.

Une réponse s’agissant du bornage avec les poteaux et les pylônes de téléphonie. A titre personnel, je pense que cela aurait été efficace. Je ne détiens pas la totalité de la connaissance technique, voire scientifique. Si nous avions pu « arroser » – excusez-moi pour cette expression – nos territoires par des messages vocaux ou SMS appelant à la vigilance, quitte à les relayer sur des médias locaux, cela aurait certainement rassuré la population qui aurait eu le sentiment d’être informée.

Même si techniquement, cela peut aussi être un peu compliqué pour des personnes qui pourraient étant dans les transports ou de passage dans une zone. Il vaut mieux recevoir une information sur la crise qui sévit sur un territoire, plutôt que de ne pas être informé, et de devoir subir les problématiques d’odeurs etc.

En effet, à neuf ou dix heures le matin, certaines personnes n’avaient toujours pas connaissance, parce qu’elles n’avaient pas allumé leur radio. Elles sentaient des odeurs, mais ne savaient pas qu’il y avait l’incident Lubrizol. À neuf heures et demie, dix heures du matin, on nous appelait parfois en mairie pour cela. C’était assez compliqué.

Madame la députée Vidal nous a posé une question concernant le site d’Odièvre à Vieux-Manoir, à savoir s’il existe une information communale réelle dans le document d’urbanisme sur les risques majeurs. Je n’ai pas cette information. J’aurais plutôt tendance à penser que oui, puisque c’est une installation extrêmement récente.

Par contre, quid du DICRIM, comme madame la députée le demandait, au niveau de nos intercommunalités ? Je suis totalement de votre avis, pour gérer l’anticipation, cela aurait été certainement beaucoup plus efficace, ou moins perturbant pour nous. Nous aurions été à l’essentiel.

C’est d’ailleurs la problématique de la gestion de crise, c’est de pouvoir gérer, dans un temps très court, nombre de dossiers ou de demandes. Quand on se réfère à un document comme celui-là, en règle générale, on est un peu plus efficaces.

Monsieur le député Wulfranc a posé la question des devis de remise en état. J’en ai à titre personnel, sur la commune de Quincampoix. Ils portent surtout sur les aires de jeux pour enfants, tous les matériaux, les substrats, etc., et j’en ai déjà pour un peu plus de 20 000 euros de remise en état de nos installations sur une petite commune de 3 500 habitants. C’est effectivement souvent en lien avec les aires de jeux pour enfants, c’est là-dessus que nous sommes mobilisés en premier.

Après, nous avons essayé de gérer en deux temps, mais pour rouvrir très vite, dès le début de la semaine qui suivait, les lundi et mardi, je faisais remplacer la totalité des substrats amortisseurs avec des matériaux spécifiques concernant ces aires de jeux. Nous en avons donc à peu près pour 20 000 euros sur la totalité de la commune.

Pour le reste, c’est en cours d’estimation. Nous avons déjà eu l’occasion en fin d’année dernière de répondre à monsieur le Préfet sur un premier chiffrage. Nous sommes, en cours d’estimation. Cela va de la location de matériel à de la main-d’œuvre, des heures supplémentaires. Faire travailler des gens le samedi et le dimanche, cela a un coût, et nous avons dû avoir recours à ces interventions de nos collaborateurs.

Des remontées de particuliers s’agissant de différents préjudices, ce qui nous semblait le plus onéreux, c’est tout ce qui touche les équipements. Ce n’est certainement pas primordial, mais cela peut être important sur certains territoires, ce sont toutes les piscines individuelles. Nous nous sommes aperçus que tous les systèmes de filtration et de désinfection, au-delà des liners, c’est effectivement très cher. Nous nous retrouvons avec des factures allant sensiblement à plusieurs milliers d’euros pour remettre en état.

Concernant les interpellations de nos habitants, j’y ai répondu tout à l’heure.

Madame la députée Firmin Le Bodo posait une question concernant l’accompagnement et l’indemnisation de nos particuliers. Le plus souvent, pour l’instant ils opèrent au travers de leur compagnie d’assurance. Leur premier réflexe est de se rapprocher des assurances. Je ne dis pas que c’est efficace, mais c’est ce qu’ils nous disent en espérant trouver la petite ligne en bas de la vingt-cinquième page du contrat qui dit qu’effectivement vous pouvez être pris en charge en cas de préjudice ! Je n’ai pas de remontées particulières à ce sujet.

Monsieur le député Jolivet s’est interrogé concernant l’instruction des permis de construire, avec éventuellement des réserves d’usage qui pouvaient potentiellement être indiquées. À ma connaissance, nous n’en avons pas. Sur une intercommunalité comme la nôtre, nous avons 64 communes, à peu près 56 000 habitants. Nous n’avons pas d’informations particulières qui sont à signaler à ce niveau.

Et nos dispositifs d’alerte, comme vous nous le demandiez, monsieur le député, se cantonnent et se résument à nos sirènes au-dessus de nos bâtiments municipaux. Une commune comme la mienne, c’est de 2 200 hectares. La commune de Quincampoix est plus grande, en termes de foncier, que la commune de Rouen, par exemple. Mais nous avons une seule sirène en plein milieu de la commune, et si vous vous trouver à 500 ou 600 mètres, vous n’entendez plus rien.

De toute façon, je ne peux avoir qu’une confiance relative en la réaction de nos habitants, parce que nous ne sommes absolument pas formés, si tant est qu’on entende cela à 2 heures 39 du matin … Et même si, monsieur le préfet l’avait déclenché à 3 ou 4 heures, je suis quasiment persuadé que nous n’aurions strictement rien entendu.

M. François Jolivet. Afin de vérifier la chaîne de distribution d’alerte des populations, je voudrais savoir quel rôle a joué France Bleu dans les messages ? Puisque normalement, elle est inscrite dans cette chaîne de distribution de l’information, et elle est normalement le bras armé opérationnel d’information du préfet.

M. Éric Herbet. Vous avez entièrement raison. Cela a été vraiment « le » média, au-delà des chaînes de télévision en continu. S’agissant de la radio, cela a effectivement été le média principal. Les habitants nous disaient que même dans leurs déplacements, ils étaient continuellement sur France Bleu.

M. François Jolivet. Était-ce un message journalistique ou les communiqués d’alerte des populations venaient de la préfecture ? Normalement, France Bleu doit se mettre en retrait sur la couverture médiatique et ne servir que la communication de l’alerte. Je voulais savoir si elle a pratiqué de cette manière.

M. Éric Herbet. De ce que j’ai pu entendre, il y avait effectivement quelques messages journalistiques, dans des espaces de temps bien spécifiques, en lien avec la fréquence des informations, mais ils commentaient et donnaient un peu d’informations. C’est plus au travers de ce vecteur que de l’information institutionnelle a été diffusée et qu’ils semblaient être bien informés, à ma connaissance.

M. Christophe Bouillon, président. Je signale que France Bleu sera auditionnée prochainement également.

M. Nicolas Bertrand, Président de la communauté de communes Bray-Eawy. Pour ce qui est de l’intercommunalité de Bray-Eawy, nous allons parler à deux voix. J’ai souhaité effectivement que Xavier Lefrançois soit à mes côtés, d’une part parce qu’il a cette délégation santé au niveau de l’intercommunalité, mais il est également président du Pays de Bray qui a été, vous le savez toutes et tous, particulièrement impacté, et de par sa profession d’agriculteur.

Tout d’abord, parce que cela a été évoqué, concernant le système d’alerte je ne peux effectivement que reprendre les propos du président d’Inter Caux-Vexin. J’ai la particularité d’être certes maire, mais la commune dont je suis maire n’était pas concernée par ce couloir selon les autorités préfectorales.

Simplement, je crois me souvenir n’avoir reçu un message sur le système gala que dans l’après-midi. Effectivement, c’est assez paradoxal. Éric Herbet évoquait le cas de la tempête, mais c’est également le cas, dès lors qu’il y a des intempéries, verglas ou autres, c’est donc assez paradoxal.

Pour répondre à la question complémentaire du député Jolivet, nous avions une cession au département, je me levais donc à 5 heures 30. France Bleu Normandie a joué véritablement un rôle important et primordial, parce qu’habituellement les équipes prennent l’antenne qu’à partir de 6 heures, et dès 5 heures 40/45, elles communiquaient sur cette catastrophe.

Par rapport à votre question qui est assez précise, je serai beaucoup plus réservé sur les informations notamment données par la chaîne d’information continue BFM TV.

Ce que je souhaiterais également dire c’est qu’au travers peut-être de cette défaillance du système d’alerte auprès des élus locaux, cela a mis en évidence que sur une bonne partie du territoire, nous n’avons pas encore, malgré des spécificités locales, cette culture du risque. Il y a véritablement aujourd’hui des faiblesses dans nos questions autour de la sécurité civile.

Même si ce n’est pas lié à Lubrizol, j’ai un exemple à vous communiquer. La commune dont je suis maire entre, depuis quelques semaines maintenant, dans le plan particulier d’intervention (PPI) suite à l’élargissement du rayon de 10 à 20 kilomètres. Etant concerné par la centrale nucléaire de Penly, j’ai été convié à une réunion d’information au mois de juin. Les autorités qui étaient présentes nous ont proposé éventuellement la possibilité d’organiser des réunions avec la population. J’ai 2 000 habitants dans ma commune.

Et dès lors que ma directrice générale des services (DGS) a sollicité les services du service interministériel régional des affaires civiles et économiques de défense et de protection civile (SIRACEDPC), on nous a fait comprendre que ce serait bien de se rattacher aux deux grand-messes existantes. J’ai du mal à comprendre. Nous étions quelques jours après la catastrophe du site Lubrizol. Il y a là, véritablement un sujet à traiter.

Il a été évoqué également, mais je sais que le député Batut y est particulièrement attaché, la téléphonie mobile en milieu rural. Nous avons l’exemple, notamment sur Grigneuseville, petite commune où le maire a mis en place tout un système d’alerte de SMS sur les téléphones portables auprès des habitants volontaires. Ce système fonctionne plutôt pas mal sur le territoire.

Nous sommes également des représentants de territoires ruraux, vous l’avez compris. Nous avons beaucoup parlé du confinement de la population. Je regrette que nous n’ayons pas eu d’informations concernant le confinement des animaux, même si la mise en œuvre aurait été peut-être difficile dans le temps, compte tenu de cette période de l’année. Je crois, d’après mon réseau, que des conseils assez proches de monsieur le préfet le lui auraient suggéré. Je m’interroge également par rapport à ces informations.

Quelques éléments également qui ont été évoqués sur l’aspect sanitaire, peut-être par M. le député Jolivet. Des médecins quelques jours après la catastrophe m’ont interpellé, parce que des administrés étaient venus les voir un peu catastrophés. Certains maires n’avaient pas pris le soin d’effectuer le nettoyage nécessaire et demandé dans les cours de l’école. J’ai appelé le sous-préfet d’arrondissement pour lui demander d’envoyer de nouveau un mail, mais je crois que cela a été aussi peut-être un peu léger, en termes de suivi.

Concernant les particuliers. J’ai, notamment dans ma commune, un particulier qui m’a contacté il y a quelques jours, ayant retrouvé, des particules d’hydrocarbures dans sa piscine, cela a été évoqué également par le président de l’intercommunalité voisine. Agnès Firmin Le Bodo évoquait cette possibilité de mettre en œuvre peut-être une cellule d’écoute, ou un numéro, de manière à aiguiller. Je crois que ce serait intéressant, et je vais écrire au préfet Durand dans quelques jours sur ce sujet.

Se posera, à mon sens, la question également des communes pour lesquelles nous avons retrouvé ces particules, mais qui ne figurent pas dans l’annexe de l’arrêté préfectoral. Je prends le cas de ma commune, par exemple, où soi-disant nous n’avons rien eu, alors que nous avons retrouvé ici ou là quelques traces de suie. Des habitants s’interrogent, et nous parlons beaucoup de la crédibilité de la parole publique, pour se dire comment ces communes finalement ont été arrêtées, et assez tôt, me semble-t-il.

Pour ce qui est de la question des permis de construire qui relèvent de l’intercommunalité, M. le député Jolivet l’évoquait, je laisserai le président du pôle d’équilibre territorial du Pays de Bray (PETR) s’exprimer sur le sujet.

Je n’ai pas à ma connaissance de communes qui ont opté pour des réserves communales de sécurité.

M. Xavier Lefrancois. Il a été dit beaucoup de choses, et je confirme qu’il y a des anomalies, il y a des choses qui ne fonctionnent pas dans notre société. Et finalement, je me suis dit que peut-être il suffirait de lire trois témoignages que j’ai reçus. Puisqu’en tant que président du PETR, j’ai écrit à l’ensemble des maires pour leur demander justement de recenser auprès de leurs administrés les difficultés qu’ils ont pu rencontrer.

J’ai reçu plusieurs courriers, et trois que j’ai sélectionnés. Un courrier d’un agriculteur, un courrier d’une élue et un courrier d’une habitante. Si vous me permettez, je vais les lire. Je vais essayer d’être assez rapide, mais c’est important, parce que cela reflète tout ce que nous venons de dire à l’instant.

Le premier est le témoignage d’un agriculteur. Vous savez, monsieur le Président que j’ai participé à une multitude de réunions suite à cette catastrophe. Il est vrai que la Chambre d’agriculture a fait son travail, et même du bon travail, mais il y a encore beaucoup à faire, et notamment sur certains agriculteurs maraîchers entre autres et apiculteurs. Je vais y revenir tout à l’heure.

« Bonjour, monsieur Lefrançois. Suite à votre courrier du 10 octobre 2019 me demandant de vous transmettre les difficultés rencontrées suite à cette catastrophe Lubrizol, notre ferme commercialise nos bons légumes labellisés bio en vente directe aux consommateurs.

Nous nous sommes installés en 2016. Depuis trois ans, nous nous sommes fait une clientèle très intéressante. Comme vous le savez, se créer une clientèle est difficile. Or depuis cet incendie, nous constatons une perte de 47 % de chiffre d’affaires. La clientèle n’est plus là. Va-t-elle revenir, sachant aussi que notre petite exploitation à échelle humaine progresse chaque année de 15 % ? Voici une synthèse en pièce jointe, une perte estimée à 12 000 euros. Vous y trouverez les différentes pertes et dommages ainsi que les préjudices anxiété engendrés.

Nous sommes très touchés moralement par cette pollution. Il est difficile de trouver le sommeil. Nous nous sommes engagés, vu notre éthique, au travail du sol par traction animale, et notre label bio, label que nous payons sans la moindre aide de l’État. Vous comprendrez qu’il va de soi que nous avons besoin d’aide, car notre petite structure étant jeune n’a pas de trésorerie. Nous vivons au mois le mois, ma femme et nos deux enfants à charge.

Nous vous demandons, comme sur votre courrier, de nous défendre et de nous aider rapidement, car nous ne pouvons pas attendre très longtemps, afin que notre petite exploitation maraîchère soit pérennisée. Bon courage à vous pour essayer de nous défendre… »

C’est un habitant de Sommery en Pays de Bray. C’est un cas de figure que je pourrais multiplier par quatre, cinq, dix, parce qu’ils sont très nombreux. Vous savez en Pays de Bray, il y a des petites exploitations, notamment maraîchères, qui essaient de vivre. Certains font des marchés, et c’est leurs seules recettes, et je peux vous dire que la fréquentation des marchés, aujourd’hui, est en berne. C’est un témoignage fort venant d’un petit exploitant en Pays de Bray.

Témoignage d’une élue qui est très intéressant.

« Notre commune a été impactée par cette pollution. Dès le jeudi matin à 8 heures 30, l’odeur était très forte sur notre commune. Les mères et enseignants du regroupement scolaire ont décidé seuls de confiner les enfants à l’intérieur. Hélas, certains enfants ont dû sortir pour se rendre à la cantine scolaire sur le temps du midi, moment du pic de pollution avec une odeur provoquant une irritation de la gorge et une véritable gêne olfactive.

Ne recevant aucune consigne des services de l’État et constatant le commencement d’un dépôt de suite, nous avions décidé de fermer les écoles le vendredi. Mais nous avons changé d’avis devant les propos rassurants du préfet le jeudi soir. Les enfants sont restés néanmoins confinés : pas de récréation le vendredi.

Je ne comprends pas que chaque année, les élèves fassent des exercices plan particulier de mise en sureté des personnes (PPMS), et là, le jour où il faut l’appliquer, aucune décision sensée n’ait été prise. Avoir fermé des écoles jusqu’à Quincampoix, alors que nous sommes juste derrière à vol d’oiseau, comme si le nuage de fumée allait s’arrêter pile à Quincampoix.

Nous avons donc dû nettoyer nos cours et mobiliers hier et ce matin, afin que les enfants ne soient pas en contact avec la suie. Hélas, nous en avons partout. Nous allons faire un pointage ce jour pour les habitants, afin qu’ils nettoient et se protègent également. La suie recouvre tout : menuiseries, barrières, voitures, bancs, école, toboggan.

Nous avons des entreprises agricoles aussi et plusieurs habitants possèdent des poules et des potagers. Nous regrettons de ne recevoir un appel de la cellule de crise que dimanche après-midi. C’est un peu tard.

Je vous remercie de transmettre notre parole à qui de droit, car nous sommes petits et pas forcément entendus. Maire de Neufbosc. »

Et pour finir, un témoignage d’un habitant :

« La commune dans laquelle j’habite, à côté de Buchy, a été impactée par le panache de fumée de Lubrizol. J’ai eu l’information de cet accident vers 8 heures 15, le jeudi, alors que je m’apprêtais à emmener mon fils de quatre ans à pied à l’école maternelle avec mon fils de six semaines. J’ignore alors que le panache de fumée issu de l’incendie s’est déplacé jusqu’en Pays de Bray.

J’apprends à l’école que les voitures sont déjà couvertes de suie. Les enseignantes nous indiquent qu’elles vont garder les enfants à l’intérieur. Ils ne sortiront que pour aller à la cantine. Elles n’ont reçu aucune consigne, puisque seules 12 communes sont concernées par les mesures de confinement. Comment a été décidée cette liste de 12 communes, qui sont proches de la nôtre ? La préfecture pensait-elle que le nuage s’arrêterait juste près de ces communes ?

C’est au cours de la journée que je prends conscience de l’extrême gravité, et de ce qui est en train de se passer. Les odeurs entrent dans la maison, notamment dans la chambre de mon bébé. Le lendemain, les enseignantes, n’ayant toujours reçu aucune consigne, sortent les enfants en récréation à l’extérieur. De chez moi, je les entends. Je décide alors de téléphoner aux enseignants et au maire de mon village, afin de savoir si la cour et les jeux ont été nettoyés pour éviter tout risque d’exposition des enfants aux retombées. La réponse n’a pas été claire du côté du maire. Elle semble être : « non » du côté des enseignants.

Nous avons donc alors été confrontés à un maire n’ayant absolument pas pris conscience de la gravité de la situation, et minimisant les impacts potentiels de notre territoire, à 30 kilomètres de Rouen. Après plusieurs jours d’échanges tendus, et le déplacement de l’inspectrice dans l’école, les jeux de la cour de l’Ecole, les rebords de fenêtre ont normalement été nettoyés. Le doute persiste encore aujourd’hui vu la manière dont cela a été conduit par la municipalité.

Mon fils de quatre ans a donc, comme tous ses camarades de maternelle, été potentiellement exposé aux pollutions, le temps que le nettoyage soit correctement réalisé. Le week-end suivant l’incendie nous procédons au nettoyage des jeux et du mobilier de jardin dans notre propriété, pareil toboggan, balançoire, bac à sable, etc., voiture.

Face à ce constat, nous sommes anéantis. La crainte que nos enfants déclarent dans quelques années une maladie du fait de cette pollution. Allons-nous devoir les regarder grandir avec le cancer au-dessus de la tête ? Je ne peux pas m’empêcher de pleurer en les regardant et en y pensant.

Notre potager que nous n’avons pas récolté, cette perte de légumes ayant nécessité du temps, et qui nous aurait permis aussi de nourrir nos enfants avec des produits de qualité, qu’en est-il des prochaines années ? Pourrons-nous jardiner à nouveau ? Nos arbres sur lesquels nous avons laissé les fruits pourrir ? Nos abeilles qui se sont vues exposées aux suies. La planche d’envol de ruche en était couverte, qu’elle sera l’impact pour la ruche. La cire sera-t-elle polluée ? Les poules, pourrons-nous les manger ? Que faire des œufs ? Pendant combien de temps ne pourront-ils pas être mangés ?

Nous ne pourrons pas consommer en toute confiance les aliments, lait, fromages, fruits et légumes venant du Pays de Bray. Le choix de l’échantillonnage pour les analyses n’ayant nulle part été précisé. Les particuliers habitants ne sont jamais évoqués dans les communications officielles ou les médias. Pourtant, le préjudice est bien réel.

Outre le préjudice sur la santé, qu’il est impossible aujourd’hui d’évaluer, le préjudice est moral depuis l’accident, avec l’inquiétude portant sur la santé et la remise en cause du mode de vie. Les enfants pourront-ils rejouer demain dans la terre sans risque d’intégrer des polluants ? Il y a le préjudice financier, avec la perte des fruits et légumes, et donc la nécessité d’en acheter. Tout comme les essaims des abeilles, qu’en est-il de la perte de la valeur immobilière ?

Toutes ces questions sont partagées avec nos voisins et amis, qui ont été impactés de la même manière. Serons-nous, particuliers, habitants du territoire, reconnus victimes de cet accident industriel ? »

Voilà trois témoignages, monsieur le Président, qui sont poignants. Ils sont bien réels et reflètent tout à fait les questions qui sont posées et les réponses qui ont pu être apportées jusqu’à maintenant.

Sur l’agriculture, il y a eu effectivement un énorme travail qui a été accompli, mais qui n’est pas suffisamment. Effectivement des agriculteurs ont été un peu abandonnés, un peu délaissés, ceux qui produisent différemment, qui ne produisent pas nécessairement du lait. Je pense qu’il faut quantifier un peu tout cela encore. Il est encore temps de se rattraper.

En plus, j’ai l’impression qu’on a beaucoup parlé de Rouen, mais cela s’est arrêté là. Et le nuage de suie : « C’est juste un simple nuage. Il ne faut pas s’inquiéter, il n’est pas dangereux ! » Non, cela ne suffit pas comme réponse. L’accompagnement des particuliers aussi, à mon avis, est très important.

L’analyse sanguine supplémentaire ? Il faut aussi envisager, peut-être, d’être suivi sur le plan médical à long terme.

Concernant le dispositif d’alerte de la commune. Moi aussi j’ai une sonnerie, mais qui ne suffira certainement pas, parce que la ville de 5 000 habitants est assez importante et assez éparpillée. On ne l’entend pas systématiquement, je suis tout à fait d’accord avec toi, mon cher Éric.

On aurait tellement de choses à dire.

L’appel d’urgence téléphonique : il y a des zones blanches encore en Pays de Bray, je le reconnais.

Apprendre les choses par la presse, par France Bleu, j’avoue que là France Bleu a fait un excellent travail et a garanti une bonne communication. Mais cela ne suffit pas, tout le monde n’a pas la radio branchée sur France Bleu.

Je pense qu’encore une fois la ruralité a un peu été laissée pour compte. Le Pays de Bray, c’est une zone de revitalisation rurale (ZRR), elle est déjà très en difficulté. Le monde rural souffre. Nous n’avions pas besoin de cela pour l’image de ce territoire qui est en train de se préparer pour une étude de faisabilité d’un parc interrégional naturel. Ce n’était pas le bon moment.

Nous venons de sortir un Guide du Routard justement pour promouvoir notre région. Or, nous avons tout faux ! Nous sommes en train de déstabiliser un peu toutes les initiatives en faveur de notre territoire qui vaut pourtant le coup d’être visité. Il vaut aussi le coup d’y vivre !

M. Éric Picard, président de la communauté de communes des quatre rivières. Gournay en Braye n’a pas été inscrite dans l’arrêté des communes impactées, et c’est vrai que dans l’immédiat nous n’avons pas été concernés, c’est-à-dire qu’il n’y a pas eu d’effets visibles ni constatés.

La première information que j’ai eue de source officielle vient de l’Education nationale. L’inspectrice de Neuchâtel m’a appelé en me disant : « Nous avons donné la consigne à toutes les écoles de la circonscription de laisser les enfants en confinement jusqu’à nouvel ordre, à cause de l’incendie ». Pour ma part, je l’avais appris par la voie de la télévision, le matin au petit-déjeuner.

Le confinement des élèves, certes, quid de ceux qui ne sont pas demi-pensionnaires ? Ils repartent. Les parents, nous les informons à quel moment ? Pour les communes comme la mienne, c’était assez particulier. Et la réponse qui a été donnée, du côté de l’Ecole Georges Brassens de Gournay, a été : « Nous ne pourrons pas nous déplacer dans les lieux sportifs ou culturels, pour les activités périscolaires et extrascolaires organisées à cause de ce confinement. »

Bizarrement, j’ai vu arriver à la piscine ou encore à la médiathèque de Gournay des gens qui venaient de la proximité de Gisors ou des gens qui venaient de l’Oise, département limitrophe de notre périmètre. Il y a un confinement à opérer, mais le nuage va continuer son chemin. Peut-être avez-vous déjà entendu des représentants des collectivités territoriales de la région voisine, mais il est important aussi d’imaginer que ce nuage va continuer, paraît-il, jusqu’aux Pays-Bas. Nous n’irons pas jusqu’aux Pays-Bas, cela ne nous concerne pas. Néanmoins sur la zone des Hauts-de-France, il faut que nous soyons vigilants.

En termes d’alerte de la population, je rejoins mes collègues. Nos malheureuses sirènes d’alerte, quand bien même elles seraient encore fonctionnelles et efficaces, n’ont plus d’intérêt aujourd’hui, dans la mesure où nous n’éduquons pas nos populations à reconnaître les signaux d’alerte, ni même les pratiques qui devraient en découler, par voie d’expérience ou d’apprentissage.

Je rejoins ce que disait Xavier Lefrançois, puisque j’ai parlé de l’Éducation nationale. À partir du moment où on parle des plans de mise en sécurité des élèves, c’est un exercice que nous faisons fréquemment, que nous nous astreignons à faire, et Dieu sait que cela a provoqué des travaux dans nos écoles publiques, mettons-les en jeu ! Il faut que ce soit opérationnel.

Ensuite, le confinement des animaux a été assez tardif à mettre en place. Nous avons un marché deux fois par semaine à Gournay-en-Bray. Je vous ai dit que la ville de Gournay-en-Bray n’était pas touchée, mais lorsque nous avons des producteurs locaux qui viennent d’un rayon d’action élargi, nous avons logiquement des producteurs qui viennent nous voir. Et nous avons un marché de vifs, où nous vendons des volailles et des lapins, ont-ils été exposés ? Jusque quand ? Fallait-il empêcher cette vente ? Nous étions dans une situation d’information assez pauvre.

Sur la succession et le rythme des informations. Là aussi l’ironie du risque gala, des messages à commande et à validation téléphonique, fait que nous sommes très souvent sollicités par le SIRACEDPC. Malheureusement, dans cette affaire, nous n’avons pas été aussi précis que cela. Cela aurait peut-être été judicieux d’utiliser ce même réseau.

Pour ce qui concerne la fonction de président de communautés de communes, ce n’est pas le premier interlocuteur finalement auquel on fait appel. Le maire, c’est le premier niveau de la démocratie. Mais lorsqu’il s’agit d’un maire d’une petite commune, qui ne possède pas de service permanent dans sa mairie, comment se fait l’accueil des populations sur leur interrogation ? Tout le monde n’a pas forcément le numéro du maire en direct. Et lui n’a peut-être pas forcément la possibilité de se mettre immédiatement en permanence dans sa mairie pour pouvoir répondre à ces questions.

À cet égard, il y a quelque chose à faire aussi du côté des communautés de communes, à qui il est demandé tellement de choses qu’elles finissent par ne plus savoir exactement quel est leur rôle. Avons-nous un rôle d’ensemblier ou avons-nous un rôle simplement sur des stratégies ? Il faudra peut-être travailler sur le niveau d’information.

Sur la question de l’information des pollutions, dans les permis de construire, le Pays de Bray, que Xavier Lefrançois a défendu avec ardeur comme à son habitude, est sous les vents dominants de l’agglomération rouennaise. Tous les vents de secteur ouest, ou sud-ouest, vont nous arriver. Et le potentiel risque de pollution aérienne par effet de catastrophes industrielles du bassin rouennais est forcément récurrent. Il n’avait jamais été inscrit comme étant un risque potentiel, et on n’informait pas forcément les pétitionnaires, ni au moment des PC ni au moment des cessions de propriété.

Aujourd’hui, on nous donne de nombreuses bases de données informatisées, qui ne correspondent plus à rien parce qu’elles relèvent parfois de l’histoire antédiluvienne. Aujourd’hui, nous aurions peut-être besoin de remettre cela à jour, même si nous ne souhaitons pas forcément qu’il y ait un incident industriel aussi important.

L’autre difficulté du côté des particuliers, c’est que les maires de proximité ont été contactés par leur population, quand ils avaient des soucis, lorsqu’ils ont été dans le périmètre de l’arrêté. Mais chacun a pris ses responsabilités. Un grand nombre de particuliers se sont rendus en gendarmerie pour déposer plainte, parfois pour des raisons infondées. Mais les gendarmes ne sont pas formés non plus pour cela. Et un grand nombre de concitoyens que j’ai croisés longtemps après, m’ont expliqué leurs expériences de dépôt de plainte. Cela fait froid dans le dos.

Nous sommes en droit de nous poser la question de savoir si les habitants ont le droit d’aller à un guichet de la force publique, et donc un guichet du parquet pour déposer une plainte à bon droit. Et on leur dit : « Attendez de savoir ce qu’il se passe. Ce n’est pas la peine de vous alarmer ! » Cela n’a pas toujours été le cas, parce que cela a été vite réformé, mais l’expérience des premiers n’a pas forcément été bien vécue.

Mme Annie Vidal. Faut-il comprendre que finalement, les dépôts de plaintes ont été refusés ? Ai-je bien ou mal compris ?

M. Éric Picard. Je ne veux pas du tout dire que les plaintes ont été refusées. Ce n’est pas le cas, mais lorsqu’effectivement un particulier vient en disant : « J’ai de la suie partout chez moi, je tousse. Je voudrais savoir comment je peux faire pour porter plainte et me prémunir, à bon droit, de mes intérêts futurs. » Il s’entend dire : « Vous toussez, ce n’est pas grave. Aujourd’hui, c’est la fumée ». Et comme le message national de la part de l’État était qu’il n’y avait pas de graves difficultés dans un premier temps. Je comprends qu’effectivement les gendarmes soient dans ce fil.

Ensuite, il faut dire simplement : « Nous allons prendre tout en note, et nous verrons après, si vous avez besoin de rajouter quelque chose ou de retrancher. » C’est cela aussi l’évolution du droit. Nous savons que les actions collectives vont être maintenant menées et que des associations se sont aussi constituées. C’est aussi cette difficulté qui ne va pas falloir manquer de regarder.

Xavier Lefrançois a pris cette tangente, nous, dans les communautés de communes, avons une action de développement économique. Nous avons une action de développement touristique. Nous devons veiller à la qualité de l’air, par nos plans climat-air-énergie territorial (PCAET) à venir. Nous devons veiller à la qualité de l’eau par tous nos plans de préservation des points de captage. Aujourd’hui nous allons nous retrouver avec une image détériorée.

C’est ce qui m’a amené à prendre une délibération pour mettre la communauté de communes dans toutes ses dispositions, dans la boucle des ayants droit au regard des difficultés que nous aurions à faire face dans le futur.

À ce stade, nous n’en avons pas eu beaucoup de retombées des prestataires de tourisme. Et nous ne savons pas ce que cela va donner dans le futur. Mais lorsque les réservations chutent de façon drastique, les prestataires de tourisme n’auront pas le profit attendu de leurs établissements ou de leurs activités. Et nous qui percevons une taxe de séjour, nous allons avoir une baisse des recettes.

C’est pourquoi la communauté de communes s’est positionnée, et a déposé une plainte collectivement sur ces sujets.

M. Christophe Bouillon, président. Pour conclure, cela va de soi, l’Association des maires permettra aussi de regrouper sans doute des témoignages que vous avez reçus des maires adhérents à l’association départementale.

M. Denis Merville, président de lADM 76, conseiller départemental, maire de Sainneville-sur-Seine. Je voudrais d’abord vous remercier d’entendre non seulement l’Association des maires, mais mes collègues maires et présidents d’intercommunalités du territoire qui a été vraiment touché. Je suis à l’autre bout du département, et donc forcément moins concerné, mais c’était important que vous ayez les témoignages des collègues. Cela montre une fois de plus combien les maires et les présidents d’intercommunalités sont les interlocuteurs de proximité de nos administrés. Il faut que cela soit bien compris maintenant, mais il ne faut pas que ce soit oublié.

Pour ma part, nous avions effectivement un conseil départemental. Ce n’était pas France Bleu, je crois que c’est par Europe 1 que je l’ai appris le matin. Ensuite, nous avons été alertés par le président actuel et l’ancien du département, qu’il y avait un problème, que la séance était reportée l’après-midi. Ensuite, on nous a demandé de faire demi-tour avec ma « collègue binôme ». Nous avons fait demi-tour pour arriver à Barentin, pour rentrer sur la fin au Havre.

Il se trouve que j’ai deux casquettes. J’ai été informé en premier par Véronique Delmas, qui est ma directrice d’ATMO Normandie, qui a été dans la cellule de crise qui a été associée. Nous l’avons dit hier au Sénat, je le confirme. Nous l’avions été beaucoup moins en 2013 à Lubrizol que cette fois-ci. Nous avons apporté notre concours en tant qu’ATMO Normandie. Et c’est elle qui m’a informé car elle était à la préfecture.

Il n’y a pas eu d’information directement au niveau de l’Association des maires. Par contre, des collègues ont appelé. J’ai au moins deux administrateurs ici, Xavier et Michel. Et nous avions un bureau du département le lundi matin, mais j’avais eu monsieur Cordier le samedi, me disant : « Monsieur le président, monsieur le préfet prend un arrêté pour 112 communes. » Comment la liste a-t-elle été arrêtée ? Aux limites administratives ? Tout cela n’était pas très clair, mais il m’a informé.

Les collègues l’ont dit les uns et les autres : « effectivement le nuage est dans le Pays de Bray, nous sommes l’objet de questions de la part de nos administrés, des agriculteurs, des commerçants. Et en tant que maire, que faisons-nous des parents d’élèves ? » J’ai appelé monsieur le préfet, qui m’a dit : « J’ai prévu une réunion avec les maires de la Métropole, je vais en faire une autre ». Mais je lui ai dit : « Il n’y a pas que cela ! » Michel était demandeur sur Forges-les-Eaux. Il a fait une réunion à Forges et une réunion à Buchy, parce qu’il fallait que les collègues soient informés.

Ensuite, j’ai eu à plusieurs reprises monsieur Cordier et monsieur le préfet, qui m’a confirmé la tenue de ces réunions. Avec l’autre casquette, mais ce n’est pas l’objet de l’entretien de ce jour, nous lui avons proposé de mettre des moyens de contrôle supplémentaires. Puisqu’il se trouve que nous n’avons pas sur Bois-Guillaume et sur Mont‑Saint‑Aignan notamment de capteurs. Dans la cellule de crise, Mme Véronique Delmas l’a proposé, et il a accepté. Ensuite, avec le vice-président, nous lui avons proposé de mettre en œuvre d’autres moyens que le préfet a acceptés.

Ensuite, évidemment la question a porté sur l’indemnisation. Elle a été posée, lorsque nous avons eu le débat au département, mais même avant. Des maires ont téléphoné à l’ADEME pour demander ce qu’il fallait faire. Monsieur Cordier m’avait dit que l’indemnisation sera versée sur remise de factures.  Je lui ai expliqué qu’il n’y a pas que les factures. Quand le personnel, notamment à Mont-Saint-Aignan a travaillé le samedi et le dimanche pour changer l’eau de la piscine, ce sont des coûts supplémentaires. Serons-nous indemnisés ?

Monsieur Cordier m’a rappelé après pour m’indiquer qu’une circulaire serait publiée, et que Lubrizol serait informé.

En ce qui concerne l’association des maires, nous avons été informés par les relais des administrateurs et mes demandes, à la fois sur l’indemnisation. Nous avons envoyé un mail aux maires concernés pour doubler ce qu’avait fait monsieur le préfet, pour appeler au dépôt des demandes d’indemnisation, avant le 28 octobre. Je ne sais pas s’il y aura un délai supplémentaire, parce que ce n’est pas toujours très facile, surtout en cette période.

C’est vrai que l’information et la communication, tout le monde l’a dit, posent problème pour les maires. Je suis forcé de constater, mais vous n’y voyez pas du tout une critique ou une rivalité Rouen - Le Havre, qu’il y a sur la région havraise des organismes de formation. Je le vois avec ATMO Normandie, ou avec l’Observatoire régional des métiers (ORM), par exemple, sans qu’il y ait eu fusion, avec Caux-estuaire des formations par l’ORM pour que tous les maires ou les adjoints soient formés.

J’ai distribué dans ma commune, il y a un an ou deux, une circulaire faite par l’ORM en cas de risque technologique. Et je ne suis pas une commune à proximité de la zone industrielle. Ce sont des outils qui existent. Il y a une certaine culture du risque sur la région du Havre qui n’existe pas tout à fait dans la région rouennaise. Ce n’est pas une critique à l’égard des collègues rouennais, mais incontestablement, nous sommes forcés de constater cela.

Peut-être qu’il y a aujourd’hui, avec les industriels, une synergie des actions qui sont menées. J’avais un adjoint qui était passionné par cela, et qui avait suivi des journées de formation, par l’ORM, par exemple.

Je parle devant des parlementaires, mais je l’ai dit hier au Sénat, et je prends l’autre casquette, mais la loi nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) ne nous a pas simplifié la tâche pour ATMO Normandie, puisqu’à part le département de Seine-Maritime, les autres départements ne participent pas à la mesure de la qualité de l’air. En effet, ils n’y sont pas obligés aujourd’hui par la loi, en dépit de l’Assemblée des départements de France (ADF) qui l’a vivement conseillé. J’ai vu son président, Dominique Bussereau, ils ne participent pas en Normandie. Or il y a des problèmes de santé et des problèmes d’odeurs.

Aujourd’hui je dois avec ma directrice ou des vice-présidents, aller voir les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) dans toute la Normandie pour leur demander, puisque c’est la loi. Effectivement, je ne vais pas parler des collègues du Pays de Bray. Quand on est dans l’Orne, on dit que les risques industriels, ne nous concerne pas. La pollution, ce n’est pas nous.  C’était plus simple pour nous d’avoir des subventions du département aujourd’hui, que d’aller voir EPCI par EPCI.

C’est une leçon à tirer, parce que ce serait plus simple pour nous. Et au moins, peut-être pourrions-nous rediffuser aussi. Parce que nous parlerons des odeurs à un autre moment, avec une autre casquette.

M. Christophe Bouillon, président. La direction d’ATMO sera auditionnée à ce titre.

M. Denis Merville. Je ne suis pas sûr de pouvoir venir, mais Véronique sera présente puisqu’elle elle a été elle-même dans la boucle d’information.

Et merci encore une fois d’avoir associé les collègues du territoire concerné, parce que tout le monde se tourne vers les maires, forcément. Michel qui était au bureau du département, Patrick Chauvet, et tout le monde l’a dit. Ce n’est pas une surprise quand on est maire dans les zones rurales et périurbaines, dans les intercommunalités de petite dimension. C’est vrai que nos administrés connaissent plus encore le maire que le président de l’intercommunalité.

M. Michel Lejeune, administrateur de lADM76, conseiller départemental, maire de Forges-les-Eaux. Sur la communication, j’ai été averti par la radio et par la télévision. Je l’ai entendu à six heures et demie du matin, les télévisions annonçaient l’incendie.

Après, le relais a été pris par Pascal Martin, Président du département qui m’a dit : « Je crois que nous allons annuler, que nous allons retarder ». C’est la seule communication que j’ai eue.

La réaction des habitants a été tout de suite très vive, ce qui a fait que j’ai déposé plainte le premier. Le samedi midi, je déposais plainte suite à une réunion que nous avons eue sur la commune, et qui, dès le vendredi soir, a regroupé 300 personnes inquiètes des retombées, etc. Surtout elles étaient inquiètes pour l’avenir.

Sans être des experts en chimie, les gens comprennent la situation. On se dit que des molécules, même si on les connaît, quand elles sont chauffées à 1 000 ou 1 200 degrés, que deviennent-elles ? Quand plusieurs molécules se rencontrent, qu’est-ce que cela fait ? Ces produits aujourd’hui qui sont apparus, ne seront-ils pas des produits toxiques à long terme ? Le court terme est passé. Le long terme, c’est demain. Aujourd’hui, personne ne peut vous affirmer si ces produits dans quelques années, ne déclencheront pas des cancers, ne déclencheront pas des effets tératogènes, etc. C’est la grande inquiétude de la population. Je peux vous assurer que l’inquiétude est très vive.

Effectivement, nous sommes à 40/45 kilomètres de Rouen, c’est vrai que nous ne sommes pas sous les bons vents, même si souvent le vent du Sud-Ouest amène le beau temps, ou la pluie aussi, parce que nous avons besoin de pluie. Là, ce n’est pas le cas, c’est vraiment dramatique.

Sommes-nous au courant des indemnisations ? Je vous dis non. Les agriculteurs, oui, parce qu’on a défendu quelques-uns pour que la commission nationale du lait prenne le relais, en attendant que nous ayons des aides qui soient débloquées par Lubrizol. Il y a bien sûr les maraîchers qu’il ne faut pas oublier, parce qu’ils ont été un peu oubliés. Il y a les personnes qui produisent des poissons et les personnes qui produisent également du miel. Toutes ces personnes ont été occultées. Il ne faut pas les laisser.

Il y a l’image de la commune. Ma commune de 4 300 habitants est une station classée de tourisme. C’est important, c’est très important. Pour être station classée de tourisme, la loi est très exigeante. Cela suppose beaucoup d’efforts. Aujourd’hui que pouvons-nous dire ? Qu’il y a une belle nature, saine et non polluée, etc. ? Nous ne sommes pas tout à fait crédibles.

Je ne vous en parle pas trop, parce qu’il ne faut pas faire une publicité négative, mais, par exemple, concernant le Village Vacances Familles sur la commune, nous avons eu quelques réservations de groupes qui ont été annulées. C’est un préjudice aussi. Comment sera-t-il estimé ? Je ne sais pas, mais il est là, il est présent.

Hubert Wulfranc évoquait l’état de catastrophe technologique. C’est important qu’on passe en catastrophe technologique. Vous rendez-vous compte de ce qui nous est arrivé ? Il faut absolument vous battre pour que nous soyons classés en catastrophe écologique, technologique. Cela me paraît absolument essentiel.

La plainte, je la maintiens. Un collectif est créé et rassemble pas mal de personnes. Il s’appelle le « Collectif contre Lubrizol ». Au moins nous sommes clairs. On ne dit pas les choses à moitié. Je peux vous assurer qu’il est très actif et qu’il le sera encore.

M. Xavier Lefrancois. Il y a eu 58 communes qui ont été impactées en Pays de Bray. Il faut faire un prélèvement de terre dans chaque commune.

M. Michel Lejeune. Les prélèvements sont en train de se faire aujourd’hui même.

M. Xavier Lefrancois. D’abord j’espère que les maires sont au courant, je l’espère. Il faut le faire aux endroits précisément qui ont été pollués. Cela va apaiser, à mon avis, cette inquiétude. Les gens ont besoin de savoir, de connaître cette vérité, et sur du long terme.

Une autre inquiétude qui doit être connue. Des agriculteurs ont ensilé du maïs le lendemain et le surlendemain du nuage. Les maïs étaient recouverts de suie, c’était interdit. Ils l’ont fait, parce qu’ils n’avaient pas d’autre moyen de nourrir leur bête. Je ne sais pas comment va réagir la fermentation. C’est aussi le rôle de la Chambre d’agriculture de réagir par rapport à cela, de faire des prélèvements réguliers dans les silos de maïs. Évidemment, une vache mange du maïs, produit du lait et du lait et du fromage dans certains secteurs, comme sur Neufchâtel.

Nous avons eu trois semaines d’attente pour commercialiser le fromage. Il se trouve que le fromage de Neuchâtel, il faut trois semaines d’affinement, cela tombait bien, quand il y a eu cette levée. Il y en a même qui ont dit : « C’est bizarre, c’est une coïncidence. Peut-être que ce fromage est pollué », donc c’est bien pour cela que beaucoup de producteurs n’ont pas pu le vendre. C’était deux points qui sont très importants, si on veut apaiser.

M. François Jolivet. Ma question s’adresse au Président Merville. Le Président Picard disait tout à l’heure que les maires, ou la puissance publique n’éduquaient plus les habitants à la sécurité. Je voulais savoir dans vos responsabilités en tant que maire, avez-vous déjà été invité par le préfet, ou par le responsable du bureau du service SIRACEDPC à imaginer des formes de communication en direction des maires, et de savoir comment il est possible de faire diffuser cette variable sécurité auprès des collègues que sont vos élus ?

M. Denis Merville. Non. Nous avons eu des réunions, sur la pointe du Havre. Par contre, en tant qu’association des maires, nous avons sensibilisé nos collègues aux plans communaux de sauvegarde, avec les collègues de l’Eure également. Nous avons fait une réunion commune, Seine-Maritime-Eure, il y a deux ou trois ans avec le SIRACEDPC. C’est l’intérêt aussi de la mise à jour des plans communaux de sauvegarde (PCS), ou éventuellement le concours que peuvent apporter les intercommunalités. Nous avons été un peu aidés par l’intercommunalité.

M. Christophe Bouillon, président. Il nous reste à vous remercier au nom de la mission. L’énergie que vous déployez montre qu’il fait bon vivre au Pays de Bray.

Laudition sachève à dix-sept heures quinze.

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8.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des groupes politiques de la métropole Rouen Normandie, avec la participation de : M. Cyrille Moreau, président du groupe des élu.es écologistes et apparenté.es et vice-président de la MRN en charge de l’environnement, conseiller municipal de Rouen ; M. Jean-Michel Bérégovoy, conseiller communautaire, co-président du groupe des élu.es écologistes de la ville de Rouen, adjoint au maire de Rouen ; M. Noël Levillain, président du groupe Front de Gauche de la métropole Rouen Normandie et maire de Tourville-la-Rivière ; M. Gilbert Renard, président du groupe Union démocratique du Grand Rouen (UDGR), conseiller métropolitain, maire de Bois-Guillaume, accompagné de Mme Catherine Flavigny, maire de Mont-Saint-Aignan ; Mme Françoise Guillotin, vice-présidente de la métropole Rouen Normandie et Mme Christine Rambaud, vice-présidente de la métropole Rouen Normandie

(Séance du mercredi 30 octobre 2019)

L’audition débute à dix-sept heures vingt.

M. le président Christophe Bouillon. Nous allons reprendre nos auditions dans le cadre de la mission d’information qui a été décidée en Conférence des présidents sur l’incendie Lubrizol à Rouen. Cette mission d’information s’intéresse à l’évènement, en cherchant à en avoir la meilleure compréhension possible, aussi bien du point de vue de la gestion de crise que de la communication de crise, et à en tirer tous les enseignements. À partir de ces enseignements et de ce retour d’expérience, il s’agira de faire des propositions, des préconisations. C’est le rôle d’une mission d’information, soit pour faire évoluer la législation, soit pour s’adresser directement aux pouvoirs publics.

Nous recevons aujourd’hui les représentants des différents groupes politiques de la Métropole Rouen Normandie, afin qu’ils puissent chacun à leur tour répondre à nos questions. J’en poserai quelques-unes, avant de céder la parole à mes collègues de la mission.

La première concerne la façon dont vous avez vécu l’évènement en termes d’information dans vos responsabilités respectives. Avez-vous le sentiment d’avoir été informés le plus en amont possible ? Un suivi a-t-il eu lieu ? Quel est votre retour d’expérience par rapport à la diffusion des informations ? Bien évidemment, ce qui m’intéresse est de connaître votre regard sur cet événement, à l’échelle d’un territoire que vous connaissez parfaitement. Quelle connaissance avez-vous aujourd’hui des dispositions qui ont été prises de la part de la préfecture, tant en ce qui concerne l’interprétation environnementale que le suivi médical et épidémiologique, toutes les mesures prises depuis l’évènement ? Avez-vous le sentiment que l’information est d’un bon niveau ? Êtes-vous associés d’une façon ou d’une autre aux différentes démarches qui ont été entreprises ?

Bien évidemment, nous avons beaucoup parlé du préjudice subi à l’échelle du territoire par différents acteurs – je pense bien évidemment aux acteurs économiques, aux acteurs des collectivités locales –, mais les particuliers ont vécu cet évènement avec beaucoup d’émotion. C’est bien légitime, ils ont eu beaucoup d’inquiétudes. Avez-vous eu des remontées de la part de particuliers, notamment concernant l’indemnisation ? Nous avons compris qu’un système d’indemnisation concernait les collectivités et certains acteurs économiques, qu’un autre concernait les agriculteurs. Reste un domaine sur lequel nous n’avons toujours pas de réponse : celui des particuliers. On nous dit que certaines opérations de nettoyage sont coûteuses et compliquées. Avez-vous été sollicités à ce sujet ?

Ensuite, et je terminerai là pour ce qui me concerne, nous voyons bien qu’une question d’urbanisme se pose, surtout en lien avec le plan de prévention des risques technologiques (PPRT), mais plus globalement sur le fait d’être dans un territoire avec une empreinte industrielle et économique ancienne. Comment appréhendez-vous cette question, que ce soit dans le présent ou pour le futur ? Lors de précédentes auditions, nous avons déjà évoqué cette empreinte industrielle, mais je vous pose la question, parce que j’imagine que vous avez un avis sur ce que nous pouvons appeler « la culture du risque ». Même si nous sommes sur un territoire très concerné par l’activité industrielle, économique, pour autant, une véritable culture du risque s’est-elle installée, diffusée ? A-t-elle infusé l’ensemble du territoire et ses acteurs économiques ?

Mme Annie Vidal. Merci, mesdames et messieurs, de votre contribution à notre mission d’information. Bien évidemment, je relaie les mêmes questions que le président sur la chronologie des faits et celle de votre information. Je voulais surtout demander à celles et ceux qui ne sont pas maire comment l’information est arrivée jusqu’à eux. J’aimerais également savoir si entre élus de la métropole, vous avez un système d’information. Comment fonctionne-t-il pour les situations d’urgence ?

J’ai également une question sur le futur plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi) de la Métropole de Rouen qui doit être voté début 2020. Comment prend-il en compte le risque industriel dans l’agglomération rouennaise ? Dans le projet d’aménagement et de développement durable du PLUi de la métropole, la zone à proximité du pont Flaubert se situe dans une zone où – je cite – « Il faut privilégier un développement urbain plus intense. » Pouvez-vous m’expliquer ce choix ? Comment pourrions-nous imaginer différemment le développement de cette zone urbaine ?

M. Hubert Wulfranc. Nos interlocuteurs sont les porte-parole de groupes politiques, et c’est à ce titre que nous les écoutons. En même temps, les questions venant d’être posées se situent à ce niveau. Bien évidemment, c’est leur vision de l’avenir du territoire qui nous intéresse. Il en a d’ores et déjà été question, notamment dans la bouche de Gilbert Renard, lors du comité de transparence et de dialogue. C’est l’avenir de l’aménagement du territoire rouennais, compte tenu de ses empreintes en général et de l’accident que nous avons vécu en particulier. Plus spécifiquement, c’est une vision, à court et moyen terme, sur le vivre ensemble, d’une empreinte industrielle majeure, avec bien nécessairement les emplois et les bassins d’emploi y afférents. Enfin, c’est la légitime préoccupation de la préservation et de l’amélioration de l’environnement dans toutes ses dimensions, qu’il s’agisse de la réserve en eau, de la qualité de l’air, de la qualité de vie en général pour les populations. C’est davantage une vision politique face à l’émergence de cet accident majeur qu’il serait utile d’entendre de votre part.

M. le président Christophe Bouillon. Je vais maintenant vous laisser la parole et si mes collègues souhaitent réagir, ils pourront le faire bien volontiers. Certains sont deux par groupe. Je vous demande d’équilibrer la parole, même si bien évidemment, aucun temps ne vous est attribué. Il faut simplement que ce soit assez dynamique et que nous puissions nous permettre une reprise de questions, si nécessaire. Pour un premier tour de table, vous pouvez prendre cinq minutes par groupe, si vous le souhaitez, mais il faut que ce soit assez rythmé.

Mme Françoise Guillotin, vice-présidente de la métropole Rouen Normandie. Merci, monsieur le président, mesdames et messieurs, de nous accueillir. Vous avez posé un grand nombre de questions et je me propose de répondre dans un premier temps à un certain nombre de points. Comme vous l’avez souligné, cet accident industriel a frappé durement et durablement notre territoire. Très sincèrement, nous pouvons dire qu’aujourd’hui, la métropole et ses habitants sont encore sous le choc. Je crois que c’est vraiment une expression que nous entendons au quotidien. De nombreuses questions et craintes demeurent. C’est également pour cela que nous vous remercions de nous accueillir aujourd’hui. Nous espérons sincèrement que le travail de cette mission d’information pourra contribuer à soulever un certain nombre de points. C’est dans ce cadre que nous nous présentons devant vous aujourd’hui.

Monsieur le président, la première question que vous avez posée concernait les éléments d’information. Le jour même de l’incident, la gestion de la crise a révélé des défaillances significatives dans l’information des communes. Les élus que nous sommes n’ont pas forcément été mis en situation, facilement et dans des temps rapides, de pouvoir accompagner leurs habitants dans les meilleures conditions possibles. Sommes-nous bien préparés à gérer des crises industrielles de ce type aujourd’hui ? La question est vraiment posée. Je crois qu’il faut être honnête et répondre par la négative, si nous nous référons à ce que nous avons pu observer.

Malgré tout, je crois qu’il faut le rappeler, le pire a été évité. Nous avons été nombreux à souligner la grande réactivité des services de secours, mais nous tenons aujourd’hui à le refaire, parce que c’est vraiment un élément extrêmement important. Même si nous sommes sur une catastrophe industrielle forte, le bilan humain n’est pas à déplorer aujourd’hui.

Cela nous impose collectivement de nous interroger également sur l’ensemble des dispositifs de circulation de l’information et de sensibilisation des habitants. Pour moi, il y aura deux volets : la communication vis-à-vis des élus et celle vis-à-vis de nos habitants. Dans le respect des compétences de l’État et des communes, au niveau de la métropole, nous sommes d’ailleurs disposés à mettre à disposition des outils d’information au service d’une plus grande connaissance des risques industriels. Vous parliez également de la culture du risque et je crois qu’elle est insuffisante et doit être développée. Nous devons chacun apporter notre contribution, afin de faire en sorte que cette culture du risque soit beaucoup plus appropriée et que nous puissions nous mettre en ordre de marche derrière les services de l’État, afin d’avoir des procédures claires, précises, facilement compréhensibles et diffusables dans des délais très courts.

Vous avez également évoqué le problème des interrogations et des questions posées par nos habitants. Un gros point soulevé par ceux-ci est l’interrogation sur le suivi médical. Je crois que nous avons de l’inquiétude, voire pour certains de l’angoisse, sur l’impact de cet accident sur la santé dans l’avenir. Lors du comité pour la transparence et le dialogue qui s’est tenu récemment en préfecture, le Gouvernement a présenté son plan de suivi des personnes exposées. À cette occasion, une enquête par échantillonnage a été annoncée. Si mes souvenirs sont bons, elle devrait intervenir au printemps prochain. De notre point de vue, cette disposition est importante, mais pas suffisante. Elle ne doit en aucune façon nous dispenser de la mise en place d’un registre de suivi médical qui permettrait d’enregistrer l’ensemble des constats faits par les habitants, afin de faire en sorte qu’ensuite, ce registre permette de recenser l’ensemble des signalements médicaux et de favoriser une démarche volontaire des habitants qui en éprouvent véritablement le besoin. Je crois que c’est un point important. Il y a une avancée dans cette étude épidémiologique présentée, mais j’insiste, cet élément n’est pas suffisant. Il faut aller au-delà, permettre à chaque habitant qui se sent touché par cette catastrophe industrielle d’être enregistré, écouté, d’avoir probablement un suivi médical particulier et de contribuer peut-être à l’étude qui sera menée de façon beaucoup plus large.

Vous avez évoqué un questionnement sur la réparation des dommages. Effectivement, un certain nombre de mécanismes d’indemnisation a été proposé vendredi dernier, à Rouen, par le Premier ministre. Nous en avons pris note. Il concerne les acteurs économiques directement impactés, comme les agriculteurs, les commerçants, les artisans, les chefs d’entreprise, les collectivités. Une fois de plus, cette dimension psychologique, de préjudice immatériel, n’a pas été prise en compte et l’image de notre territoire est plus qu’altérée, avec un impact difficile à mesurer dans le temps, mais incontestable. Beaucoup d’élus, de décideurs, de simples citoyens ont vraiment eu le sentiment de voir partir en quelques heures le fruit d’années de travail consacrées au développement du territoire. Nous savons que nous allons nous relever. Nous avons la conviction, la force, l’envie et nous le ferons, mais ce travail de redressement doit être particulièrement accompagné par les industriels en premier lieu, mais également pris en compte par l’État dans ses politiques de solidarité nationale. Je crois qu’il faut reconnaître un état de catastrophe industrielle pour notre territoire, afin de permettre de faciliter l’accès à l’information et à un certain nombre d’indemnisations par l’intermédiaire des structures d’assurance qui aujourd’hui répondent à nos concitoyens qu’elles ne peuvent agir.

Nous appelons véritablement de nos vœux un signal fort des pouvoirs publics pour la transition durable de la vallée de la Seine, éventuellement à travers un nouveau contrat de projet interrégional qui serait doté de moyens conséquents. Cela nous semble être un impératif indispensable. Comme vous l’avez dit, au-delà de l’accident de Lubrizol, il y a toute la problématique de notre métropole qui recouvre un grand nombre de sites Seveso, mais de façon beaucoup plus large la vallée de la Seine qui est particulièrement industrielle et mérite aujourd’hui que nous regardions cet accident au regard d’un prisme élargi.

Un autre point, puis nous reviendrons peut-être un peu plus dans le détail. Vous avez fait référence à tout ce qui est urbanisation et soyons plus précis, à une interrogation sur le quartier qui se trouve à proximité de l’usine Lubrizol : le quartier Rouen Flaubert. L’incendie Lubrizol et de Normandie Logistique a mécaniquement amené à s’interroger sur ce projet situé en dehors du périmètre Lubrizol et du PPRT, mais suffisamment proche pour que les questions surviennent. Je voudrais rappeler ce qui a fondé la démarche de ce projet. Nous sommes vraiment en plein cœur d’agglomération rouennaise, sur une friche industrielle en reconversion de 90 hectares où l’objet du projet était vraiment de reconstruire la ville sur elle-même, comme il nous est demandé aujourd’hui de le faire prioritairement, avec une volonté d’avoir une multiplicité des fonctions urbaines. Effectivement, ce projet prévoit des logements, des bureaux, des espaces, un grand nombre d’équipements publics, beaucoup d’espaces verts et de la circulation douce. Ce qui a justifié un tel projet est à la fois la lutte contre la consommation d’espaces agricoles et naturels, contre l’étalement urbain et l’artificialisation des sols. Nous avons fait un petit exercice théorique, mais ce projet équivaudrait ailleurs, sur un secteur périurbain, à une consommation d’au moins 400 hectares. Des projets publics ou privés ont déjà été suspendus, voire remis en cause. Bien évidemment, il va falloir être extrêmement exigeants pour la suite. Il faut que nous puissions garantir à l’ensemble des personnes qui viendraient s’installer dans ce quartier, mais qui globalement vivent autour de ce secteur, de pouvoir y vivre dans des conditions de sécurité industrielle extrêmement fortes. Je crois qu’un travail important sera à mener, afin de garantir cette sécurité.

Globalement, nous pourrons y revenir un peu plus longuement, avec davantage de détails par rapport à ce projet et toutes les garanties qui devront être apportées. Il faut éviter de faire en sorte qu’il y ait une double peine pour ce quartier. Cela correspond à un besoin, une attente d’habitants qui veulent vivre en cœur de ville, à proximité de la Seine, de promenades qui ont été mises à disposition, d’aires de jeux, d’espaces naturels. Tous ces éléments sont vraiment importants.

Un dernier point est que nous souhaiterions qu’au niveau de la métropole, un certain nombre de choses soit engagé le plus rapidement possible. Entre autres avec les communes et les industriels, il faut absolument engager un travail de relecture, de questionnement, voire d’audit sur le sujet du risque. C’est essentiel. Nous devons croiser tous les risques majeurs, qu’ils soient industriels ou concernent les inondations ou les matières dangereuses. Nous devons intégrer les sites PPRT, avec une obligation de transparence sur tous ces travaux qui devront être menés vis-à-vis de l’ensemble de nos concitoyens. C’est une exigence totalement absolue et nous souhaitons la relayer auprès de vous.

À l’échelle de Rouen Flaubert, nous souhaitons également identifier très rapidement des dispositions constructives, que la réglementation n’impose pas aujourd’hui, mais peut-être pouvons-nous les anticiper. N’oublions pas que le quartier Rouen Flaubert a bénéficié de toutes les analyses, comme on peut le faire lors de la création d’une zone d’aménagement concerté (ZAC), mais qu’il n’est pas dans le périmètre PPRT Lubrizol. Nous pourrions également envisager des renforcements, en particulier au niveau de la construction, par exemple des possibilités de coupure centralisée de ventilation mécanique contrôlée (VMC). En tout cas, un travail est à mener, et dans la poursuite de ce projet, en fonction des calendriers et des résultats d’enquêtes qui seront menées, nous aurons probablement des ajustements à opérer.

M. Noël Levillain, président du groupe Front de Gauche de la métropole Rouen Normandie. Nous sommes un mois après le dramatique événement. Je ne reviendrai pas sur les premières heures qui ont dénoté un certain nombre de dysfonctionnements dans la communication. L’immense majorité des maires du territoire métropolitain n’a été informée officiellement par les services de la préfecture qu’en tout début d’après-midi. C’est à travers les médias, le matin, que les maires ont pu découvrir l’ampleur de cet accident technologique de première importance.

Nous sommes sur un territoire sur lequel nous essayons de partager un avenir, qui doit nous être commun. Les communes qui ne sont pas impactées par l’accident et sont plus au sud, notamment les communes ressortissantes du groupe que j’ai le privilège de présider, auraient pu être informées. Les médias nationaux – France Bleu pour ne pas la citer – ont pris le pas sur l’information « réglementaire », ce qui a contribué à semer la panique dans les populations. À l’annonce de la fermeture de toutes les écoles, alors que ce n’était pas le sujet, très vite, la préfecture a fait en sorte que l’information soit plus précise, mais les médias nationaux ont créé une panique, y compris sur les territoires qui n’étaient pas impactés par Lubrizol. À titre personnel, il m’a fallu faire la rentrée des classes, afin de rassurer et de m’assurer que tous les enseignants étaient bien présents pour accueillir les enfants.

Sur les premières urgences, des retours que j’ai pu avoir, l’agence régionale de santé (ARS) a également été défaillante. Les médecins étaient complètement démunis face à une demande de diagnostic de la part de nombreux administrés. C’est l’aspect le plus notable, ce manque de communication, avec cette volonté de rassurer l’opinion publique, alors que dans le même temps, cette même opinion publique constatait que des policiers portaient des masques, que les ministres se dépêchaient en grand nombre. Bien évidemment, ce n’était pas de nature à rassurer. Le doute s’est donc installé. Nous vivons dans une période où la parole publique est mise à mal. Quelque part, on a contribué à alimenter le doute sur : « Ce n’est pas grave, mais tout le monde vient au chevet de la population. » Un ministre ne se déplace pas comme cela. C’est donc un doute qui subsiste encore aujourd’hui.

Nous sommes à un mois de ce triste évènement et les élus que nous sommes sont aujourd’hui invités à réfléchir à l’aménagement du territoire et au développement industriel. L’axe Seine est marqué par la présence de pratiquement toutes les filières que compte notre pays, et c’est une force. De mon point de vue et de celui de mes amis, il faut préserver cette chance que nous avons d’avoir ce bassin d’emploi très important, sur lequel pourront s’adosser de nouveaux métiers. Tout à l’heure, nous avons parlé de tertiaire supérieur, mais à quoi bon, s’il ne peut pas s’adosser sur un développement industriel conquérant et de pointe ? Il faut vraiment veiller à préserver tout cela, mais dans un cadre sécurisé.

C’est là que nous allons évoquer la culture des risques technologiques qui nous entourent. Je crois que la culture du risque n’existe pas. Elle a pu exister durant toute une période où les salariés qui travaillaient dans les usines habitaient aux alentours. Ils savaient ce qui se faisait, comment cela se faisait et quels devaient être les gestes auxquels il fallait avoir recours en cas de pépin. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans ce cas de figure. La culture du risque s’est affaiblie, parce que malgré les efforts de communication des maires et des autorités à l’échelle de l’État, il y a une méconnaissance de ce qu’est le tissu industriel à proximité de nombreuses habitations de nos administrés. Il faut bien dire également que la culture du risque a également reculé au rythme des désengagements de l’État. L’État est moins présent dans la surveillance des sites, les réglementations sont assouplies, ce qui donne un mauvais signal. C’est donner l’impression que finalement, ces entreprises ne sont pas si dangereuses que cela. Il faudra revisiter certaines dispositions, voire revenir en arrière. Par exemple, nous avons appris au bénéfice de cet accident technologique que de nouveaux conteneurs ont été stockés, avec certes une autorisation, mais très simple, peut-être signée sur le coin du bureau du préfet. En tout cas, ce n’était rien qui pouvait alerter les élus que nous sommes. Connaissant particulièrement cette entreprise qui n’est pas complètement innocente en matière d’accidents technologiques et est dans la récidive aujourd’hui, nous aurions peut-être pu peser, afin qu’il en soit autrement.

Concernant les droits des salariés dans l’entreprise, qui mieux que les salariés pour faire jouer le droit d’alerte, lorsqu’ils sentent qu’il y a péril ? Puisque les pompiers ont été remerciés à de nombreuses reprises à juste titre, que nous leur rendons hommage encore aujourd’hui, j’en profite pour rendre hommage aux salariés de l’entreprise qui ont aidé, ont été réactifs dès les premières heures, afin que cet incendie soit le plus minime possible.

Sur le plan de l’urbanisme, il va falloir tirer des enseignements. Nous partageons tous l’idée que l’étalement urbain est un autre temps. Comme l’a dit ma collègue, il faut reconstruire le territoire sur lui-même ou plutôt la ville sur la ville. Il faut à la fois développer et sécuriser les centres de production industrielle, qu’il faut conserver sur nos territoires. C’est notre richesse. Il faut également veiller à ne pas exposer davantage de population. Le quartier Flaubert est un peu le navire amiral des projets métropolitains pour les vingt ans qui viennent. Je ne dis pas qu’il faut remettre en cause tout cela, mais à l’aune de ce qui vient de se passer, il va falloir que nous examinions les choses, de façon à ne pas exposer davantage de population.

Je crois qu’il faut que la solidarité nationale s’applique pour notre territoire, bien évidemment à travers toutes les mesures de compensation financière, en particulier pour les agriculteurs, parce que sur notre territoire, nous avons une agriculture. Je pense à ceux qui sont au-delà du territoire métropolitain, dont vous avez reçu tout à l’heure un échantillon d’élus qui doivent être soutenus. Puisque sur l’axe Seine, nous sommes exposés au risque industriel, il faut peut-être que notre territoire devienne pilote en matière de protection des biens et des personnes. Il faut travailler de façon que l’axe Seine devienne un peu le laboratoire sur le plan national de ce qui doit être une gestion plus vertueuse en matière de risques.

Je m’en tiendrai là pour l’instant, mais aujourd’hui, il est certain que la crainte sur la santé de nos administrés reste la question la plus prégnante. Il faudra un suivi le plus personnalisé possible et dans le temps, afin de voir quels auront été les effets sur la santé de ce nuage toxique qui nous a été annoncé comme étant peu dangereux. Si nous ne le contestons pas, nous doutons de la véracité de tout cela. Il faut prendre la mesure de tout cela et suivre au plus près ce qu’attendent les habitants, afin de leur redonner un peu de confiance.

M. Cyrille Moreau, président du groupe des élu.es écologistes et apparenté.es et vice-président de la MRN en charge de lenvironnement, conseiller municipal de Rouen. D’abord, merci de nous avoir invités et de nous donner l’occasion de nous exprimer. Madame la députée, vous demandiez comment les élus qui n’étaient pas maires avaient vécu ces évènements et avaient eu accès à l’information. Autant vous dire que c’était assez compliqué. Je ne suis pas maire, mais je suis vice-président de la métropole en charge des risques technologiques. Pourtant, je n’ai eu absolument aucune information. J’ai passé tout mon temps à courir après l’information pendant la crise. Je tiens tout de même à le souligner. D’ailleurs, cela a été un révélateur pour nous tous. Nous nous sommes tous rendu compte de cette situation et du fait que la gestion de crise est un binôme entre l’État et les maires. L’échelon intercommunal n’est pas reconnu dans le dispositif de gestion des risques. Cela pose un problème, puisque nous avons des compétences concernées. L’eau a posé polémique, les transports en commun ont posé polémique. Par ailleurs, des maires qui n’étaient pas dans la zone du panache avaient tout de même des populations à gérer, parce que les populations se déplacent, vont travailler dans des communes concernées et avaient besoin d’être informées. Comme cela a été souligné par Noël Levillain, le système de gestion d’alerte locale automatisée (GALA) a informé à 14 heures 20 les maires, sur les portables, qu’il y avait un incendie à Rouen. Les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) ont un rôle à jouer. Il faut revisiter la gestion de crise, en permettant aux EPCI de jouer un rôle de coordination des communes sur le territoire. Si une avancée est à faire, c’est sur ce sujet du rôle des EPCI.

Je souligne tout de même que pour travailler régulièrement avec Yvan Robert qui est à la fois maire de Rouen et président de la métropole, une chose m’a frappé. Lorsqu’Yvan Robert posait une question par écrit à l’État, au préfet, nous n’avions pas toujours les réponses. C’est quelque chose qui me pose un problème. Je comprends bien qu’en cas de gestion de crise, le préfet a un autre rôle à jouer, mais il est tout de même bien de répondre à des questions, comme celle qui vient d’être évoquée, à savoir la mise en place du registre sanitaire.

Je rentre un peu dans la polémique. Je crois que tout cela est lié à l’obsession de l’État de ne pas paniquer les populations, ce que nous comprenons. C’est très important. Dans une gestion de crise, il faut absolument éviter les effets de panique. C’est d’ailleurs pour cela que nous n’avons pas déclenché les sirènes, etc., mais nous n’allons pas rentrer dans la polémique. Du coup, il y a cette obsession de tout contrôler. On donne l’information au millimètre, on agit au millimètre, de peur qu’y compris – et je le dis, c’est là le propos polémique – les maires, qui ne maîtrisent pas le contrôle de l’information, parce qu’ils sont trop proches des populations, contribuent à l’effet de panique. Je projette quelque chose, mais il y a un peu de cela. Il faut vraiment que nous travaillions tous main dans la main. Nous l’avons dit tout à l’heure, dans un contexte où les personnes ont de la défiance, ce sont les maires qui sont les plus proches de population. Ce sont les maires qui sont capables de dire que l’eau du robinet est réellement potable. Ce n’est pas le communiqué de presse sur le site de la préfecture qui rassurera les populations. Il faut que l’État intègre davantage les élus dans sa gestion et réponde à leurs sollicitations. Cela me paraît important.

Nous parlions de l’accès à l’information. Au fil de l’eau, nous avons découvert différents sujets. Je voudrais revenir sur deux d’entre eux qui me mettent personnellement, ainsi que mes collègues, comme Jean-Michel Bérégovoy qui est élu à la ville et est coprésident de notre groupe, en état de saturation. Le premier sujet est l’amiante. Au début de la crise, personne ne nous parle d’amiante, puis nous recevons un lanceur d’alerte qui nous appelle, nous informons la presse de la présence de l’amiante, et cela devient un sujet public. Nous apprenons que le directeur de l’usine déclare qu’il ne savait pas que le toit était en amiante. Les pompiers nous disent dans un premier temps qu’ils ne savaient pas que le toit est en fibrociment. Au conseil de suivi des sites, le 16 octobre, on nous annonce que bien sûr, tous les toits de tous les bâtiments industriels sont en fibrociment. Si tous les toits de tous les bâtiments industriels sont en fibrociment, comment se fait-il que les personnes ne le savaient pas ? Tout cela est à prendre avec des précautions, mais des témoignages de pompiers nous disent qu’au début, ils n’avaient pas leur tenue, que tout le monde n’avait pas de tenue, que les policiers n’avaient pas de protection par rapport à l’amiante. Comment est-il possible d’envoyer des serviteurs du service public sans protection particulière sur des sites où l’on sait que par définition, il y aura de l’amiante, puisque tous les toits sont en fibrociment ? Cette défaillance est tout de même absolument consternante dans l’analyse des risques.

Une deuxième chose est assez stupéfiante. Nous sommes sur un risque Seveso seuil haut, où l’on prend beaucoup de soin à analyser tous les risques. Il faut encore laisser l’enquête aller au bout, afin de déterminer d’où vient le sinistre. Une chose est probable, à savoir que l’incendie ne viendrait pas de l’intérieur des bâtiments, puisque tout était protégé par des systèmes de sprinkler, etc. On nous raconte également que l’on a manqué d’émulseurs et d’eau. On n’avait que deux heures de réserve d’eau. Pourtant, le colonel des pompiers nous a dit que le fait de traiter l’incendie en douze heures était un record. Si c’est un record, comment se fait-il que nous n’ayons que deux heures de réserve d’eau ? Par définition, partons-nous du principe que si un incendie vient de l’extérieur des bâtiments, on ne le traitera pas ? C’est complètement surréaliste. Il y a le soupçon que l’incendie pourrait venir du voisin, mais cela aurait pu être une autre configuration. À Rouen, nous avons déjà vécu cela. Un pont a brûlé, avec un camion-citerne. Que se passe-t-il, si un camion-citerne circule dans la rue à côté, a un accident et provoque un incendie ?

Un autre sujet est que nous avons entendu parler d’attaque. Apparemment, ce ne sont pas des missiles, mais de drones de raffinerie en Arabie saoudite. Que se passe-t-il, si un terroriste envoie un drone, avec des bombes incendiaires, alors que le système n’est pas prévu pour faire face à l’incendie ? Quelque chose ne va pas du tout. Françoise Guillotin l’a rappelé, la métropole va demander à l’État de réinterroger tous les risques industriels à l’aune de ces éléments. Pour le coup, ce n’est absolument pas sérieux. Puisque je parle des drones, nous avons demandé à l’État quelles étaient les mesures prises pour assurer la sécurité des risques industriels par rapport au risque de drones. Ce n’est pas une blague, puisque l’armée est en train de s’organiser pour faire face à ces risques. Nous n’avons absolument aucune réponse. Pourtant, nous protégeons les centrales nucléaires, mais n’étant pas partisan des centrales nucléaires, un drone aura un peu plus de difficultés à pénétrer dans les endroits sensibles d’une centrale nucléaire que dans un entrepôt. Ce sont des choses qu’il faut absolument intégrer dans les PPRT. Pour le moment, ce n’est pas le cas. Il faut que les PPRT intègrent le risque drone.

Un deuxième risque est le risque d’inondation. Je vous informe que, sur la carte du territoire à risques importants d’inondation (TRI) qui analyse les risques, Lubrizol est déjà en risque d’inondation faible. Nous savons tous que même un risque faible peut tout de même survenir. Cette analyse a été faite en 2014. En 2013, nous avions eu l’incident mercaptan. En 2014, l’ensemble des groupes du conseil municipal de Rouen avait rencontré les services de l’État. Il nous avait expliqué qu’il fallait réactualiser la carte, qu’elle ne l’était pas et que c’était sur le bureau du Préfet. La carte n’a pas été réactualisée depuis 2014. Vous avez dû voir qu’aujourd’hui, une communication est faite sur les zones qui seront inondées tous les ans en 2050. Évidemment, Rouen et ses sites en font partie. Lorsque l’on analyse la sécurité des sites, on ne peut pas la dissocier du risque d’inondation, parce que c’est absolument fondamental. Il y a donc une urgence à réactualiser le risque d’inondation. Lorsque nous avons posé la question à l’État, il nous a répondu : « Oui, cest un sujet. Nous le verrons plus tard … »

Non, nous ne le verrons pas plus tard. Il faut définitivement savoir si le risque est plus large en périmètre et plus haut en intensité et ensuite, regarder si les dispositifs de sécurité sont adaptés au risque d’inondation. C’est absolument fondamental. Ce n’est pas la même chose d’intervenir sur un site sec que sur un site inondé. Je ne comprends pas que ces sujets soient dissociés, que l’on prescrive des PPRT, alors que l’on n’a pas actualisé cette question du risque d’inondation, même si cela reste un sujet complexe, avec différents scénarii.

Vous nous avez interrogés sur les indemnisations. Le principe des indemnisations me pose un souci. D’abord, elles sont plafonnées. Ensuite, ce sont des indemnisations de court terme. Un laitier normand est dans une région de réputation mondiale. Quand les Chinois ont eu des problèmes, ils sont venus acheter le lait en Normandie, parce qu’ils étaient sûrs qu’ils n’auraient pas de problème. On va indemniser le laitier pour sa perte journalière de production. Mais qui va indemniser le préjudice de long terme ? Il ne sera pas indemnisé. Pourtant, potentiellement, ces agriculteurs verront leur marché se restreindre, du fait de ce préjudice. Il ne faut pas penser qu’une fois que l’on a fait ces indemnisations qui en plus sont plafonnées, on a réglé le préjudice.

Comme l’a rappelé le président de la mission d’information, il y a également la question des particuliers. Je trouve que sur les questions de dépollution, ils ont été abandonnés à eux-mêmes. On leur disait : « Prenez des lingettes, humidifiez-les ». Pense-t-on vraiment que tout le monde lit attentivement le site de la préfecture, afin de savoir comment faire exactement pour mettre en place les bons systèmes de dépollution ? Ce n’est pas très sérieux.

Lors du même comité, que je cite, parce que c’est la seule réunion à laquelle j’ai été invité, j’ai demandé si quelque chose avait été prévu quant aux systèmes d’aération, aux VMC dans les copropriétés qui étaient sous le panache. Pour les sites médicaux, le jour même, cela a été coupé et ensuite, les entreprises spécialisées sont intervenues pour nettoyer. C’est très bien, mais qu’en est-il des copropriétés ? Tous ici, croyons-nous vraiment que toutes les copropriétés vont nettoyer leur VMC et que ce sera bien fait ? Ce jour-là, le secrétaire général a découvert le problème, a demandé si c’était traité. Il lui a été répondu que non, qu’il fallait s’en occuper. C’était le 16 octobre. Cela signifie que s’il y a de la pollution, pendant vingt jours, les personnes ont été de nouveau contaminées par leur VMC. C’est quand même incroyable. On aurait dû s’occuper de cela et missionner immédiatement une entreprise, de la même façon que l’on a missionné une entreprise pour collecter l’amiante. C’est la base. Les professionnels médicaux ont tout de suite identifié la problématique des VMC.

Sur la question du registre, pourquoi ce qui est proposé par le gouvernement ne nous convient-il pas du tout ? D’abord, parce qu’en mars, mais surtout depuis le début, on a dit aux personnes : « Nencombrez pas les services durgence. » C’est tout à fait légitime, les services d’urgence sont là pour traiter les urgences vitales. Ensuite, Santé Publique France a analysé le risque en fonction des remontées au niveau des services d’urgence, ce qui crée déjà un premier biais. Comme peu de sujets remontent, il n’y a pas de problème. Le préfet a écrit au président de la métropole, en disant : « Il n’est pas nécessaire de mettre en place un suivi médical approfondi au vu des remontées. » Oui, mais qu’en est-il des généralistes ? Dans les mêmes documents de Santé Publique France qui sont en ligne, en page 2, vous verrez qu’il n’y a aujourd’hui aucune remontée des médecins généralistes. Pour autant, une enquête régionale a été menée et indique que 74 % des généralistes ont dit avoir reçu des patients en lien avec Lubrizol. La réaction, normale, de Santé Publique France a été de dire : « Nous sommes passés à côté de quelque chose. Il faut réintégrer les généralistes dans notre base danalyse. » Non, cela n’a pas été fait. La première chose à faire pour le registre de santé est de contacter les généralistes, afin de leur demander de faire remonter cette base de données de patients venus les voir. Il ne s’agit pas d’attendre le mois de mars pour finir des études environnementales et savoir s’il faut faire des suivis. Je vais vous donner les résultats des études environnementales : elles vous diront que les polluants n’ont pas dépassé les effets de seuil. Ce n’est pas le sujet. Le sujet est que nous ne savons pas ce qui se passe, quand ces composants brûlent. C’est « l’effet cocktail ». Ce ne sont pas les études environnementales qui nous diront s’il y a un problème. Ce sont les suivis biologiques des personnes qui nous diront si leurs fondamentaux biologiques se dégradent ou non. Qui mieux que les généralistes qui connaissent leurs patients pour dire : « Je constate que M. Dupont a un problème. Ce n’est pas normal » ? Dans ce type de dispositif, il faut impérativement intégrer les généralistes dès le début. C’est vrai pour Rouen, mais c’est aussi vrai pour plus tard.

Pour terminer sur Flaubert, puisqu’un petit sujet s’est engagé sur le quartier Flaubert, ne nous trompons pas de débat. Dans les PPRT sont analysés deux aléas : l’explosion et l’aléa thermique, mais ce n’est pas ce qui nous inquiète. L’aléa empoisonnement nous inquiète et il n’est pas traité pas dans les PPRT. Les habitants du quartier Flaubert ne seront pas plus ou moins exposés à l’empoisonnement que d’autres habitants. Il est normal que lorsqu’on construit un nouveau quartier, l’on se préoccupe donc de cela, mais il faut également songer à tous les autres habitants de toutes les autres communes qui sont aussi soumis à ces aléas. Comme l’ont justement rappelé les collègues, en plus, il y a des enjeux environnementaux : économiser la consommation de foncier agricole, permettre aux personnes de se déplacer en transports en commun, etc. C’est un peu un faux débat de se concentrer là-dessus, en disant qu’il n’y aurait que les futurs habitants de Flaubert qui seraient exposés. Si j’ai bien compris le périmètre de l’enquête de santé envisagée par l’État, ce sont 300 000 habitants. C’est ce sujet d’analyse des risques à cette échelle.

Comme l’a souligné Noël Levillain, nous ne pouvons pas nous passer de l’industrie et il faut faire monter le niveau de sécurité qui est visiblement un peu léger au vu de ce à côté de quoi nous sommes passés. Le quartier Flaubert n’est pas une menace pour l’industrie. Les deux sont liés. L’industrie utilise de plus en plus de tertiaire et accessoirement, nous savons qu’à Rouen nous avons un déficit d’emplois très important et nous avons besoin de ce type de projets de développement. En dehors de cette enceinte, on a opposé le projet industriel et le projet tertiaire, mais il ne faut pas opposer les deux. Il faut faire le développement du tertiaire, préserver l’industrie, mais à des conditions acceptables. Je le redis, la première condition est qu’il faut impérativement et au plus tôt que l’on nous réponde sur la question des inondations. Cela ne va pas concerner que les risques industriels, cela va aussi concerner le PLUi. Nous sommes en train d’approuver un PLUi, mais nous n’avons pas la version définitive du risque d’inondation. C’est tout de même un sujet. Nous pouvons faire des PLUi modificatifs, etc., mais l’État doit traiter rapidement ces questions d’inondation.

Voilà pour les premiers éléments et je laisserai mon collègue compléter.

M. Gilbert Renard, président du groupe Union démocratique du Grand Rouen. Beaucoup de choses ont déjà été dites. Globalement, nous avons assisté à plusieurs actions, plusieurs attitudes en fonction des mairies. La ville de Bois-Guillaume dont je suis maire était l’une des premières touchées. Sans vouloir faire d’autosatisfaction, à la différence de certaines autres communes, nous avons eu une action, à mon sens, proactive. Il est vrai que certaines communes n’ont pas eu d’appel. Nous, nous avons reçu un appel à 6 heures 45, celui de mon adjointe qui était d’astreinte, puisque nous avons une astreinte 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, comme dans toute commune. J’ai été réveillé juste avant par les explosions, mais je me suis rendormi, en pensant que c’était l’orage. En plein sommeil, on ne réagit pas toujours très bien. Après l’appel, j’ai mis la radio et j’ai appris sur France Bleu que ce sinistre était en cours de développement. Aussitôt, j’ai mis en place notre poste de commandement communal, que nous avions déjà constitué. J’ai noté tout le déroulé de cette cellule de crise. À 7 heures 15, nous étions en réunion à la mairie, avec le directeur général des services, le directeur des services techniques, le responsable de la police, l’adjointe d’astreinte, le directeur des écoles et de la jeunesse.

Je vais intervenir dans l’ordre du déroulé. Au niveau de la crise, nous avons pris nous-mêmes des initiatives. Nous avions eu l’information qu’un sinistre majeur était en cours de déploiement. Sur la table de la cellule, nous écoutions France Bleu en direct. D’ailleurs, je ne l’ai pas refait après, parce que ce n’est pas ma tasse de thé, mais à 7 heures 30 ou 45, BFM passait en direct et j’ai dû parler un peu, en disant ce qu’il se passait.

Nous avons eu la chance que les écoles de Bois-Guillaume n’ouvrent qu’à 9 heures. Dès 8 heures, les deux voitures de police ont tourné autour des groupes scolaires. Sur les 986 enfants, nous n’en avons récupéré qu’un seul qui venait à pied à l’école. Toutes les écoles étaient fermées. Je donne le déroulé, parce qu’il peut peut-être y avoir des sources de solutions pour le futur. Nous avons utilisé le géoportail de tous les parents d’élèves. Aux alentours de 8 heures 30, tous les parents d’élèves étaient informés que les écoles étaient fermées jusqu’à nouvel ordre et que les enfants devaient rester chez eux. Nous avons donc fait vérifier par la police qu’aucun enfant n’était à l’école. Parallèlement, comme nous avons des relations assez courtoises avec les enseignants et les professeurs, chaque professeur a été appelé. Les professeurs étaient en connaissance de cause et savaient que l’école était fermée.

Nous avons pris toutes les mesures à notre initiative. Nous n’avons pas attendu d’en savoir plus, par principe de précaution. Par cette action, j’ai le sentiment qu’à Bois-Guillaume, bien que touchés dans certains quartiers, nous n’avons pas eu trop de réactions de notre population qui était à l’écoute et sur notre site Internet. Chaque fois que nous avions un appel, nous apportions une réponse, en disant qu’il fallait une unicité de parole. Il n’y avait pas 36 personnes qui parlaient, c’était le maire. Ensuite, il s’agissait de suivre les consignes de l’État, puisqu’en temps de crise, le maire devient doublement agent de l’État. Nous avons donc appliqué à la lettre les consignes et l’application de notre dossier de cahier de cellule de crise. Peut-être que j’ai eu la chance d’animer et de gérer des cellules de crise dans une autre vie professionnelle. Elles n’étaient pas de type industriel, mais de type informatique, et cela nous a peut-être aidés à constituer ce document. Un ensemble d’actions nous a donc permis, autant que faire se peut, de maîtriser la situation.

Ensuite, cela a été l’appel à l’ensemble des associations, des parcs et sports fermés. L’ensemble des actions a été suivi, je dirai malheureusement et heureusement. Paradoxalement, le fait que les sirènes n’ont retenti qu’à Rouen et à Petit-Quevilly, pour les communes qui étaient réunies en cellule de crise, cela a pu rendre service. C’est un paradoxe et bien sûr, ce n’est pas une solution. La législation n’est pas prévue pour ce genre de crise, cela a été plus ou moins dit. Aujourd’hui, c’est tout ou rien. Si l’on déclenche les sirènes, vous devez rester chez vous confiné, sans sortir et écouter la radio. Aujourd’hui, si une sirène retentit à 4 heures ou 5 heures du matin, que fait le maire ? Il va prendre sa voiture. J’ai pris mon deux-roues et je suis allé à la mairie. Si les sirènes avaient été déclenchées, je n’aurais pas eu le droit de sortir de chez moi. Comment aurais-je pu constituer la cellule de crise ? Nous n’aurions rien pu faire. J’en déduis que finalement, le non-déclenchement des sirènes a pu nous rendre service. C’est un paradoxe, mais je le note au passage.

Par contre, à travers cette situation, nous avons identifié « des trous dans la raquette » de notre bureau de crise. Lorsqu’il part vérifier un travail à quelques kilomètres, un chef de chantier ou un architecte a toujours son casque et sa paire de bottes dans le coffre. Le maire et les membres de la cellule de crise doivent avoir en permanence chez eux ou dans le coffre de leur voiture des équipements de protection individuelle leur permettant de se déplacer. Nous les avions, mais ils étaient stockés aux services techniques. Nous en tirons des conclusions et aujourd’hui, nous sommes également là pour essayer d’analyser les pistes d’amélioration. Nous avons des marges de progrès sur la façon de réagir et d’avoir un peu un paquetage de crise.

Sur le risque industriel, cela a été dit, nous l’avions fait par une lettre ouverte deux jours après : c’est adopter la culture du risque. Depuis de nombreuses années, peut-être un peu moins dans certains cas, nous avons regardé ailleurs au lieu de regarder l’industrie sans vouloir paraphraser Jacques Chirac quand il disait : « La maison brûle et nous regardons ailleurs. » Nous avons certes fait beaucoup de travail. La métropole a accompli un travail immense pour valoriser l’image de Rouen, pour la reconquête des quais, d’un ensemble sur la métropole de Rouen. C’est positif, mais en même temps, nous avons oublié de regarder grâce à qui nous faisions cela. Il ne faut pas oublier que nous avions le risque industriel et que nous l’avons complètement ignoré. Il faut également assumer ce risque industriel pesant, faisant courir de grands risques à nos populations, mais qui nous a également permis d’avoir des ressources. Je ne parle pas de l’affaire Lubrizol, mais du sinistre de l’incendie. Nous avons déposé une plainte « contre X », dès le 2 octobre. Je crois que Lubrizol est l’un des premiers, sinon le premier contributeur de recettes fiscales de la métropole. Lubrizol, c’est 1,3 million de chiffre d’affaires, dont 85 % à l’export. Le risque industriel est un risque qu’il faut que nous maîtrisions au maximum, afin de le rendre infiniment peu probable, mais nous ne l’éradiquerons pas. Le risque zéro n’existe pas, mais il faut tout de même trouver des solutions pour continuer à accepter une industrie la moins polluante possible, la plus efficiente possible, parce que c’est cette industrie qui fait bien souvent vivre nos collectivités locales en matière de financement. C’est un commentaire peut-être plus personnel, mais cela a été dit, l’axe Seine est très important. Aujourd’hui, dans le début de l’après-crise, c’est le maintien, la reprise des activités de Lubrizol ou non.

Méfions-nous du jeu de dominos. Cela a été dit par mon collègue Cyrille Moreau à l’instant, dans le plan local d’urbanisme (PLU), le risque explosion existe également. Ce sont également des recettes fiscales. Il ne faut pas voir cela que sous le prisme financier, mais tout de même. Il y a l’usine Borealis qui comporte des risques d’explosion énormes, à côté de laquelle la ville s’est développée. Encore une fois, il faut que nous nous appropriions cette culture du risque, que nous la reconnaissions, que nous puissions trouver les bonnes solutions, afin de faire face à un incident majeur.

Sur le risque santé, dans notre démarche de dépôt de plainte contre X et notre lettre ouverte que nous avons mise sur les réseaux sociaux, nous avons demandé un plan de suivi sanitaire pouvant aller au moins jusqu’à dix ans.

Concernant le personnel de la mairie et de certains établissements, avec le centre de gestion qui est à Isneauville, il y a eu un questionnaire d’évaluation à l’exposition du personnel qui a travaillé. Dans la mesure où le personnel a rempli cette fiche, elle sera classée toute la durée de vie de la personne dans le dossier sanitaire de suivi du fonctionnaire ou de l’agent territorial. Des initiatives ont été prises, pas obligatoirement sous la gouverne de l’État. Ce sont des initiatives de bon sens dans le temps de la crise.

Maintenant, nous sommes plutôt dans l’après-crise. Il faut utiliser de nouveaux systèmes de prévention ou de déclenchement d’alarme. Nous n’avons pas encore beaucoup d’abonnés, mais cela progresse, à la suite de l’incident de Lubrizol. Sur le site Internet de la ville et peut-être sur celui de l’État, ce serait éventuellement un système de SMS, que l’on envoie à tous les abonnés. Aujourd’hui, si vous allez sur le site de la ville de Bois-Guillaume, un système vous permet de décliner votre numéro de téléphone. Le jour même de la crise, vous avez des informations. C’était la première fois que nous l’utilisions et il y a eu un petit bug de démarrage, mais le SMS est arrivé sur mon portable à 9 heures du matin. Je peux le retrouver, mais il disait que toutes les écoles étaient fermées, etc. C’était un minimum de mots, en disant aux personnes d’écouter France Bleu, que tous les équipements étaient fermés et de rester chez elles. Nous avons 600 adhérents pour 614 000 habitants. C’est trop peu, mais c’est à faire savoir et je crois que c’est quelque chose qui peut se développer. Ce n’est pas très cher. Je rappelle quand même que le système des sirènes, c’est la politique du tout ou rien. Je n’ai pas la compétence pour savoir si les sirènes auraient dû être déclenchées. Nous avons interrogé la préfecture vers 8 heures 30. Dans le déroulé, j’ai l’heure de l’appel à la préfecture, afin de savoir s’il fallait que nous déclenchions les sirènes manuellement. Nous ne voulions surtout pas prendre une action qui viendrait contrecarrer celle de l’État. L’État avait décidé Rouen et Quevilly. Nous avons deux endroits pour déclencher nos sirènes, comme nous avons deux endroits pour nous réunir en cas de crise. Si nous avions déclenché cette sirène sans que Mont-Saint-Aignan ou Bihorel ne le fassent, c’était accentuer le « n’importe quoi ». Nous nous sommes donc contentés d’appliquer à la lettre. Même si nous avons eu envie de le faire à un moment donné, nous ne l’avons pas fait.

Je reviens un instant sur ce problème des procédures d’alarme. Je doute que pour la sirène, il faille du numérique. Jean-Claude Weiss a dû expliquer ce qu’ils avaient pour le site de Gravenchon. Il y a des marges de progrès énormes sur ce point. Les usines Seveso peuvent nous aider à élaborer ce système. Nous sommes Français et avec une sirène à 16 heures, à une demi-heure de la fermeture des écoles, vous trouverez des parents qui vont s’enfermer chez eux, en disant : « Mon enfant va être enfermé à l’école ». La première réaction du père ou de la mère sera d’essayer d’aller chercher l’enfant à l’école, parce que nous n’avons pas cette culture du risque. Il faut que nous l’ayons, que nous la développions, afin d’appliquer les consignes et que ces consignes soient de forme moins binaire. Aujourd’hui, nous avons un système complètement binaire et c’est un peu dommage. Dans mon propos, je n’ai pas de critique sur la façon dont cela s’est déroulé. C’est comme cela et je crois que c’est national.

Dans les marchés et les boîtes aux lettres, nous avons distribué le système de plaquettes et cela me fait venir aux aspects d’urbanisme et au quartier Flaubert. Pour d’autres raisons, nous avons des oppositions ou certaines choses qui ne nous conviennent pas dans le futur PLUI, mais je n’en parlerai pas. À l’aune de cette crise, j’ai regardé le PLUI en matière de fiches relatives au document d’information communal sur les risques majeurs (DICRIM), puisque le PLU de Bois-Guillaume a une fiche DICRIM sur les quatre risques identifiés sur la commune : le ruissellement avec inondation, le transport de matières dangereuses, le périmètre des PPRT et le risque marnière. Nous sommes sur un plateau, avec des zones de marnières. Dans la planche des risques industriels de la métropole, il reste aujourd’hui deux risques pour notre commune : les marnières et les ruissellements. Le périmètre du PPRT ancien Borealis qui était de huit kilomètres a été réduit. Dont acte. Au début, j’ai cru que c’était une erreur d’imprimerie, mais ce n’était pas le cas. Ensuite, j’ai un doute sur le risque de transport de matières dangereuses. Nous savons tous que sur nos axes routiers transite un certain nombre de matières dangereuses. Un camion peut prendre feu, s’immobiliser au milieu d’un carrefour et générer un risque industriel d’une ampleur moins conséquente, mais grave pour la commune. Nous avons également équipé nos voitures de police de haut-parleurs, un peu de façon publicitaire, comme lorsqu’un cirque s’installe dans une commune, afin d’informer la population. Il faut marcher sur les deux pieds.

Je reviens un instant sur la crise. Il faut du numérique, des moyens modernes, mais les moyens modernes peuvent être défaillants. Il faut également des moyens manuels d’information, comme la sirène ou la voiture de police qui va passer avec son haut-parleur, avec les équipements qui vont bien pour le policier. C’est également voir comment il peut parler dans le micro, s’il est équipé d’un masque à gaz, etc. Je ne rentre pas dans le détail, notre réunion de cet après-midi ne porte pas là-dessus. C’est pour dire que malgré tout, il y a toute une cascade de choses en conséquence, que nous avons identifiées dans notre tenue de crise.

Pour revenir sur le PLU, évidemment, peut-être que certains seraient amenés à penser que je m’engouffre dans une brèche éventuelle, pour dire « moratoire sur le PLU ». S’il le faut, je songe à revoir cette planche des risques industriels à l’aune de cette crise. Je n’y crois pas, parce que les transports de matières dangereuses existent toujours. Ils ont disparu et aujourd’hui, je n’ai pas de réponse. J’ai interpellé le président de la métropole en présence des présidents de groupe, mais je n’ai pas eu de réponse. Ce risque qui a disparu porte un problème au sens de l’enquête publique, fondamentalement.

Sur le quartier Flaubert, je suis d’accord, il faut refaire la ville sur la ville, arrêter de consommer des espaces naturels, etc., mais peut-être avons-nous « mis la charrue avant les bœufs ». Concernant Flaubert, nous l’avions dit et je reprends le propos du président actuel du Conseil constitutionnel qui m’avait dit que je jouais les Cassandres, que l’État avait donné son accord et que c’était l’État qui décidait pour Flaubert. Cela a été repris dans un article de presse de Paris Normandie en 2013, que j’ai eu l’occasion de fournir à quelques-uns. Le maire de Rouen a évoqué un moratoire sur les permis de construire à Flaubert. Comme cela a été dit, des solutions constructives permettraient peut-être d’envisager malgré tout de continuer ce projet, en y réfléchissant, en voyant s’il existe des systèmes de protection plus efficaces que ceux des permis de construire déposés. Peut-être, mais dans l’attente de cela, il faut absolument surseoir à la délivrance des premiers permis de construire, quitte à porter plus longtemps que prévu du foncier qui a été racheté ou est porté par l’établissement public foncier de Normandie (EPFN). Des prochains conseils communautaires prévoient le rachat de certains espaces à Flaubert, et ce dès lundi soir.

Pour la suite, il faut un contrôle sanitaire sur une durée assez longue, dans le cadre du suivi de toutes les personnes fragiles ou fragilisées par cette crise, par cette pollution à la fumée et tout ce qui en découle. Il faut voir si dans quelques années, il n’y a pas d’émergence d’un type de cancer qui pourrait être lié à cela. Là, ce n’est pas simple, mais il faut avoir du discernement malgré tout, par exemple dans les systèmes de nettoyage des propriétés. Des personnes sont venues me voir, en disant : « Monsieur le Maire, ma façade est sale ». Je suis allé voir la façade et le ravalement n’avait pas été fait depuis vingt ans. Peut-être qu’elle était un peu plus sale qu’elle ne devait l’être, mais ce n’est pas que Lubrizol qui l’a salie. Nous connaissons tous des personnes qui profitent parfois de certains mécanismes, mais cela dit, il faut le faire, l’analyser et que Lubrizol, les assurances ou l’origine de ce sinistre puissent en assumer les conséquences.

Sur les mesures du sol, en fin de semaine dernière, lundi et mardi, nous avons eu des prélèvements de sol dans la commune de Beaulieu et des secteurs que j’avais indiqués. Nous n’avons pas les résultats aujourd’hui et sommes impatients de les connaître, en espérant qu’ils seront conformes aux suppositions. Encore une fois, un cocktail peut générer des anomalies chimiques qui ne sont pas connues ou qui sont le résultat de mélanges.

Je voudrais dire un dernier mot sur la cellule de crise. Aujourd’hui, c’est de la responsabilité des maires. En cas de crise, la Métropole peut être utilisée comme un outil. Elle nous a été très utile par rapport à l’eau. J’ai peut-être pris un risque de dire que l’eau était potable et que nous ne mettrions pas de bouteilles d’eau dans les écoles. Plusieurs parents sont venus me voir, en me disant : « Monsieur le Maire, vous n’êtes pas responsable. Vous ne voulez pas que nos enfants aient des bouteilles d’eau. Il n’est pas possible que l’eau soit potable ». J’ai répondu que l’eau était potable, que j’en avais eu la confirmation par les services de la Métropole. De toute façon, la pluie agit comme un percolateur et le temps que la nappe soit bouchée, peut-être occasionnellement, s’il y a une infiltration plus rapide, l’eau n’est pas du tout atteinte. À Rouen, je crois qu’une école ou deux ont mis à disposition des bouteilles d’eau, ce qui a entraîné des mouvements d’insatisfaction d’écoles voisines ou de certains parents. Encore une fois, en cas de crise, il faut une unicité d’action et de parole. Sinon, c’est encore pire.

La métropole est un outil utile, mais l’axe « État et maires » doit rester prioritaire. Si la métropole rentre dans la boucle, elle doit être utilisée pour ce qu’elle a à faire au service des communes, mais elle ne doit pas être utilisée pour les directives auprès des populations.

M. Hubert Wulfranc. À l’écoute des différentes sensibilités, pouvons-nous considérer qu’il y a une revendication, du moins l’expression d’une attente forte, de solidarité nationale, qui se traduirait en premier lieu, quel que soit le caractère dépassé stricto sensu, par la reconnaissance de l’état de catastrophe naturelle et qui ferait autorité auprès de toutes les sensibilités ?

Deuxièmement, d’un point de vue plus réglementaire, la question de l’échelon communal doit être introduite dans la boucle dans les fonctions qui sont les siennes, au niveau des services et de ses compétences auprès de l’ensemble des administrés. Ce sont les compétences eaux, transports en commun et également les compétences à l’échelle des interactions dans le territoire en matière de service public, avec un focus particulier sur sa compétence urbanisme et l’introduction d’une dimension plus étoffée au niveau des PLUi en matière de risques technologiques.

Troisièmement, dans le domaine sanitaire, pouvons-nous considérer aujourd’hui le souhait particulièrement fort de l’établissement d’un registre de suivi médical, sans attendre un débat qui de toute façon continuera de courir sur les dispositions annoncées par Santé Publique France ?

Tous ces éléments rassemblent-ils les sensibilités autour de cette table ? C’est sans compter la question qui n’est pas réglée, mais qui dépend pour partie de la reconnaissance de l’état de catastrophe naturelle, à savoir la question des particuliers, même si quelques précautions sont à prendre. Gilbert Renard en a parlé, et c’est également ce que nous a dit un certain nombre de collègues reçus avant. Les préjudices, y compris d’image et d’anxiété, se traduisent également par de l’argent. Aujourd’hui, au niveau des particuliers, avez-vous un spectre de témoignages sur des dépenses à faire et qui seraient inatteignables par rapport à l’état du budget de nos concitoyens ? J’ai entendu parler de devis de dépollution qui commencent à tomber et atteignent des sommes assez significatives. Or les particuliers sont en difficulté, notamment pour remettre en état les extérieurs des maisons, les assureurs ne couvrant que la remise en état de l’intérieur. En plus, ce sont des dépollutions de type industriel, avec des interventions spécialisées assez lourdes financièrement.

De la même façon, d’un point de vue sanitaire, avez-vous des remontées sur des prescriptions médicales à l’intention de particuliers ? Ce sont par exemple des prises de sang recherchant des molécules, du plomb, etc. qui sont financièrement lourdes. Cela peut aller de 50 euros à 400 euros pour une prise de sang. Lorsque nous parlons de solidarité, il y a certes la solidarité nationale à l’échelle des territoires, mais reste posée la question de la solidarité au quotidien vis-à-vis des administrés.

M. le président Christophe Bouillon. Je voudrais préciser que lorsque l’on évoque la solidarité nationale, elle n’exonère pas l’application stricte et immédiate du principe pollueur-payeur. Je le dis, parce que sinon, on risquerait de mal comprendre.

M. Jean-Luc Fugit. Je suis député du Rhône et membre de la commission développement durable de l’Assemblée nationale. Je suis également l’un des rares chimistes de l’Assemblée nationale. Je le précise, afin que vous sachiez que je suis un peu de la chimie, puisque c’était mon précédent métier.

En vous écoutant et ayant participé à d’autres auditions, je me suis fait une réflexion. Je ne suis pas du tout de votre région et je vois le couloir de la chimie en région lyonnaise, etc. Monsieur Moreau, tout à l’heure, vous avez dit des choses qui m’ont intrigué. Si j’ai bien compris, vous êtes vice-président de la Métropole en charge des questions d’environnement, mais également du risque industriel. Ce n’est pas une critique, mais je voudrais comprendre. Existe-t-il une politique du risque industriel qui s’appuie sur un service dédié ? Avez-vous une démarche politique vraiment bien établie sur la gestion du risque industriel ? Encore une fois, ce n’est pas une critique. Dans une région comme la vôtre, cela pourrait être fort utile. Vous avez tout de même des industries potentiellement à risques.

En début d’après-midi, lors d’une autre audition, notre président de la mission a émis une idée qui a retenu mon attention. C’était l’idée d’avoir une sorte de pilotage de tous les sites Seveso en France. Ce serait un peu une autorité de sécurité. Il a pris une image très claire, avec une comparaison avec l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Cela vaudrait-il le coup d’avoir quelque chose de plus structuré ? Cela existe-t-il aujourd’hui ? Si oui, j’ai l’impression que ce n’est pas si structuré que cela. Ce n’est pas un reproche, c’est tout simplement pour comprendre.

M. Jean-Michel Bérégovoy, conseiller communautaire, co-président du groupe des élu.es écologistes de la ville de Rouen, adjoint au maire de Rouen. Je ne sais pas forcément répondre à cette question. J’ai l’impression que nous avons tous dit quelque chose qui allait dans le sens du manque de culture du risque technologique et industriel dans ce pays. Il faut chaque fois qu’il y ait des catastrophes, pour que nous nous posions cette question. Le législateur agit, fait la loi. Ce qui m’interpelle, ce sont plutôt les assouplissements d’ordre législatif sur ces questions, sur lesquelles nous devrions être beaucoup plus durs.

Je donne un exemple, que je donne souvent, lorsque je rencontre des personnes. Bien sûr qu’il faut « réenchanter » la ville, j’en suis intimement convaincu. Il faut « réenchanter » notre territoire dans son ensemble ! Mais, aujourd’hui, nous sommes passés de la sidération à la colère et cette colère ne retombe pas. Elle s’exprime autrement que dans les premiers jours. Si vous avez un logement, que vous le vendez, on vous demande un diagnostic amiante. S’il y a un problème, il faut le résoudre. Quand je pilotais la reconstruction de la place des Emmurées à Rouen, nous avions trouvé un peu d’amiante dans les joints et il a fallu confiner le site pendant huit mois, avec un coût supplémentaire de plusieurs centaines de milliers d’euros. C’était légitime. Là, nous apprenons que notre appareil industriel stocke, voire enfûte dans des bâtiments obsolètes, avec des toits faits en fibrociment. Cela m’apporte la réflexion que nous sommes dans cette doctrine française, où nous avons l’impression qu’il faut nier tout risque, afin de continuer à développer un plein-emploi tout à fait illusoire. Bien sûr, ces entreprises sont extrêmement utiles. Il vaut mieux produire chez nous qu’à l’autre bout de la planète, c’est une évidence, d’abord, parce que les conditions doivent être malgré tout meilleures et que le dumping social est certainement plus fort ailleurs.

Ecoutons ce que nous disent les syndicats. J’étais à la sortie de l’usine cousine AZF en 2001 et déjà à l’époque, les salariés nous disaient : « Nous avons beaucoup plus de salariés qui ne sont pas formés. » C’était en 2001. Ils disaient : « Nous avons acheté à la SNCF des trains de stockage à simple coque, parce que ce sont des productions en continu. » La loi sort et on l’assouplit encore plus. Ce que nous vous demandons ici - c’est parce que nous vivons dans cette vallée de la Seine, mais c’est vrai dans le Rhône également - c’est que l’on durcisse ces questions, que l’on renforce les CHSCT. La question n’est pas d’opposer la production à la ville. Cela n’aurait pas de sens. Aujourd’hui, la production doit s’adapter à la ville. La ville a progressé, c’est comme cela. Nous n’allons pas revenir en arrière et supprimer des quartiers entiers. Nous sommes tous d’accord pour dire que l’étalement urbain est un véritable problème et qu’il faut essayer de lutter contre.

Vous avez tous eu raison de citer le PLUi, mais dans le PLUi, il y a encore plus de mille hectares d’artificialisation des sols. Si nous devions atteindre 1 400 hectares, cela poserait un vrai sujet pour l’avenir et tous les défis du XXIe siècle. Il faut bien construire la ville sur la ville, mais la question n’est pas de savoir si nous devons retirer un quartier ou faire en sorte de le geler, etc. La question est de savoir de quelle façon nous adaptons l’appareil industriel à cet enjeu fondamental urbain, sur lequel nous devons absolument réagir.

Il n’y a aucun exercice annuel dans notre métropole. J’en discutais avec quelques amis qui vivent ailleurs, dans d’autres lieux chauds de la planète. Ils ont des exercices fréquents. Chez nous, il n’y a aucun exercice. Je suis enseignant et sur les Hauts de Rouen, j’ai dû faire un exercice, pour voir comment réagir s’il y avait une inondation. Je ne veux pas moquer mes supérieurs ou l’État qui demandent cela, mais cela n’a pas de sens. En revanche, le nuage est passé dans ce secteur. Il a vite dévié. Pour les personnes de l’Est, c’était une bonne nouvelle, mais c’est parti vers le nord et nous savons tout ce qui s’est passé derrière. C’est catastrophique. Il n’y a aucun exercice annuel.

J’aurais dû être d’astreinte, ce jour-là. Je n’étais pas d’astreinte, parce que j’ai eu un problème de santé important quelques jours auparavant. J’ai été prévenu par des personnes qui m’ont appelé vers 6 heures 30. Aussitôt, j’ai essayé d’appeler le maire. J’ai eu le cadre d’astreinte qui m’a dit : « On ne nous a pas demandé grand-chose … » Nous nous sommes retrouvés en cellule de crise autour d’Yvon Robert et beaucoup de choses ont été entreprises. Toutes ces personnes qui m’appelaient ou que nous avons pu rencontrer demandaient ce qu’elles devaient faire, parce qu’elles n’étaient pas préparées à cela. J’attends du législateur qu’il inscrive dans le marbre de la loi ces obligations d’exercice. C’est la première chose. Cela éviterait les paniques. Dans ce cas, si les sirènes retentissent, nous saurons exactement quoi faire. Nous devons être préparés à cela. Cela n’a aucunement été fait.

Quand je parlais de colère, je ne suis pas chimiste, mais il s’avère que je connais quelques chimistes qui ont travaillé dans la production, notamment dans la sécurité. L’appareil havrais est également extrêmement conséquent et de mon point de vue relativement sécure, en tout cas plus éloigné de nous. C’est un grand lieu d’habitat et il y a des structures plus grandes faisant que si un incident arrive, il peut parfois être contenu à l’intérieur même de la structure. Ce n’est pas le cas avec Lubrizol, mais nous savons comment fonctionnent ces systèmes de nœud papillon, avec l’évènement redouté central. Cela peut être une perte de confinement, une rupture, un débordement de ce qui est produit. Dans ces cas-là, il y a des barrières de prévention en amont et si cela ne fonctionne pas, il y a des barrières de protection en aval. Visiblement, cela n’a pas extrêmement bien fonctionné.

La question que je me pose est : sommes-nous en droit de demander d’expertiser dans toutes ces entreprises la qualité de ces barrières de prévention et de protection ? Elles sont en cœur de métropole, avec 500 000 habitants. Après l’histoire d’AZF, nous avions rencontré le préfet à l’époque qui nous avait dit que s’il y avait un évènement létal très important, cela concernerait plusieurs centaines de milliers de personnes. Bien sûr, c’est le scénario le plus catastrophique, mais il peut arriver et nous ne savons pas comment fonctionnent les protections. Je ne suis pas dans ces commissions, comme mon collègue Moreau, mais je croyais que nous étions juste dans une zone de stockage, pas d’enfûtage en même temps.

Nous n’en avons pas parlé aujourd’hui, mais sur la pollution de la Seine, quel a été le bassin de rétention ? Quelle est sa taille, etc. ? Je discutais avec un certain nombre de personnes qui travaillent dans ce domaine. L’un de mes collègues m’a dit : « Je l’ai à peine vu sur le site », alors que quand vous allez au Havre, ces bassins sont considérables et énormes. Ils doivent être capables d’intégrer ce genre d’évènement, avec les pompiers qui interviennent fortement.

Ce sont des questions que nous nous posons. Vous l’avez dit, les uns et les autres, c’est l’image de notre territoire communal et intercommunal qui est largement touchée. Ce n’est pas la première fois, c’est la deuxième fois en six ans, de la même manière et venant de la même entreprise. Cela n’a pas été le cas et tant mieux, mais souvent, les premières victimes sont les personnes qui interviennent très vite. Elles ont été d’un grand courage, extrêmement précieux pour éviter le pire. Ce sont également les salariés, parce qu’à l’intérieur, il a fallu intervenir très rapidement, afin de faire sortir un certain nombre de produits encore plus dangereux qui auraient pu entraîner une catastrophe bien supérieure.

Il faut à la fois être prêt, avoir cette culture du risque, parce que c’est notre industrie, qu’elle est là et qu’il faut adapter notre quotidien par rapport à cela et en même temps avoir la clarté sur ce qui nous protège à l’intérieur. Ce n’est pas seulement ce qui protège l’entreprise, mais ce qui nous protège. Si l’entreprise explose et qu’il y a ce phénomène dominos qui peut aller très vite, c’est l’ensemble des populations qui est en danger.

Je voudrais dire un mot sur le quartier Flaubert. Je le répète, nous ne pouvons pas à la fois demander la lutte contre l’étalement urbain, nous battre contre la rarification des sols et ne pas se poser cette question du quartier Flaubert. Je ne l’ai jamais appelé « écoquartier », parce qu’il y avait justement une usine Seveso juste à côté et deux autoroutes urbaines. Il n’y en a plus qu’une, parce que l’autre est aujourd’hui en partie un site propre. C’est très bien comme cela. Un nouveau quartier a du sens. Je le dis ici avec un peu de force, en revanche, ce n’est pas à ce quartier de s’adapter à l’entreprise. C’est l’entreprise qui doit s’adapter à cette question de l’urbanisme. Par la loi, il faut que nous soyons capables d’instaurer des règles permettant de continuer à travailler, afin de donner de l’attractivité à notre territoire, mais dans des conditions de sécurité absolument maximales. C’est le minimum que nous devons à nos habitants.

Sur la question de l’indemnisation, nous n’avons pas parlé d’une chose. Après AZF, j’ai discuté avec des personnes de Toulouse. Cela a mis des années à repartir et c’est une ville qui avait une attractivité naturelle beaucoup plus forte que celle de Rouen, pour des tas de raisons. Des personnes avaient décidé de vendre leur bien, en se disant : « Je suis à la retraite, je vais vendre ma petite maison. Jai travaillé pendant toute ma vie. Je suis enfin à la retraite et jai décidé de partir quelque part. Jai ce pécule qui est ma maison. » Aujourd’hui, comment vendent-ils et à quel prix ? Quel type d’indemnisation par rapport à cela ? S’est-on posé la question ? Pourtant, nous savons que sur un territoire comme le nôtre, en permanence, des personnes s’en vont et d’autres arrivent. C’est normal et naturel, mais aujourd’hui, quelle est la suite de l’histoire pour ces personnes ? Trouveront-elles des personnes qui auront envie de venir ? Quelqu’un qui hésiterait aujourd’hui entre Caen et Rouen choisirait-il naturellement Rouen ? Comment indemnise-t-on cela ? Comment avoir une réflexion approfondie sur cette question ? C’est vraiment une question que je me pose.

Des préjudices sont tout de suite palpables et il était normal d’indemniser les commerçants. Les jours qui ont suivi, c’était vraiment dramatique. Dans notre ville, tout était vide. D’habitude, sur le grand marché de Rouen, les personnes cherchent une place pour boire un verre. Là, nous cherchions les personnes sur le marché. Vous avez parlé de l’agriculture. C’est la filière qui est touchée durablement et pas seulement sur ce qu’elle a produit ces jours-là, qu’elle a dû jeter. Ce sont également tous ces préjudices moraux qui sont aujourd’hui extrêmement forts et auront du mal à s’effacer. Notre territoire doit rebondir, mais cela va mettre du temps. Si j’entends un peu les discussions que nous avons eues autour de cette table, une chose est certaine : nous sommes tous d’accord pour dire qu’il faudra le faire ensemble et pratiquer certainement une réflexion nouvelle sur ce qu’est la ville et ce qu’est également l’appareil industriel au sein de notre ville.

Il y a également une vraie réflexion sur sa conversion et cette conversion ne se fait pas contre les salariés, mais avec eux. Ils ont des savoir-faire, des choses à nous apprendre. Ce sont tous ces chimistes, toutes ces personnes qui travaillent dans ces productions. Des tas de pays ont créé cette chimie verte. Nous devons être capables de maintenir un appareil industriel fort dans nos régions, dans notre pays, tout en ayant des procédés différents qui sécurisent les habitants autour et respectent l’environnement. Ce qui a été touché là, ce ne sont pas seulement les personnes. Les personnes ont été touchées dans leur chair, blessées par ce qui s’est passé et heureusement, il n’y a pas eu de mort, mais l’environnement a été touché durablement.

Je ne reviendrai pas sur la santé, mais sur le registre, c’est déjà trop tard. Il faut absolument que dans la loi, il soit prévu qu’un registre de santé soit tout de suite instauré dans ce cadre. Si ce n’est pas le cas, la mémoire est ainsi faite, nous perdrons le fil de ce qui s’est passé ces dernières semaines. Les symptômes que nous avons pu avoir disparaîtront avec la mémoire. Il est essentiel que dans le marbre de la loi, ce registre de santé soit tout de suite inscrit. C’est votre rôle et c’est ce que nous venons plaider tous ensemble, afin que si une catastrophe se reproduisait ailleurs, nous puissions avoir des outils extrêmement fiables de ce point de vue.

M. le président Christophe Bouillon. Merci d’avoir rappelé la mission qui nous a été confiée, notamment le retour d’expérience et le fait de faire des propositions.

M. Jean-Luc Fugit. Je suis d’accord avec beaucoup de points, notamment sur le fait qu’il ne faille pas montrer bêtement du doigt les industriels de la chimie. L’année dernière, à cette période, j’ai remis les trophées nationaux de la chimie, que l’on appelle les trophées « Chimie responsable ». J’ai vu beaucoup d’industries qui évoluent vraiment et crantent vraiment des évolutions sur une chimie plus économe en termes de solvants, d’énergie, etc. Il y a tout de même une évolution, qu’il faut accompagner. Cela peut faire sourire, mais ce sont mes convictions, je crois que l’avenir se situe aux frontières entre les questions d’écologie et d’économie. Je crois que la chimie a un rôle extrêmement important à jouer. C’est même fondamental. Il faut tirer les enseignements de ce type de drame, mais en même temps, il faut accompagner et forcer un peu l’accompagnement de nos industries chimiques vers encore un peu plus de responsabilités.

M. le président Christophe Bouillon. Nous avons bien compris que nous avons besoin de chimistes, mais aussi d’alchimie, afin d’essayer de mettre tout cela en œuvre.

Mme Christine Rambaud, vice-présidente de la Métropole Rouen Normandie. Je ne reviendrai pas sur tout ce qui a été dit et je partage beaucoup de choses qui ont été dites. Je voudrais insister sur l’absolue nécessité que nous avons tous collectivement de revoir notre dispositif d’information à tous les niveaux de la chaîne. Je constate que toutes les informations existent. Gilbert Renard a rappelé le DICRIM de Bois-Guillaume. À Rouen, nous avons un DICRIM et avons communiqué auprès des populations. Tous les éléments d’information sont disponibles. Lorsqu’il y a une vente ou un contrat de bail, qu’il s’agisse d’un bail commercial ou d’un bail d’habitation, toutes les informations sont communiquées, avec tous les risques, en fonction du zonage de l’immeuble, de la maison ou de l’appartement qui sont loués ou achetés.

Pour autant, collectivement, nous ne vérifions pas tous ces éléments. En tout cas, nous n’en avons pas la connaissance. Nous avons parlé des sirènes. Le préfet a décidé d’actionner une sirène à Rouen et une à Petit-Quevilly, mais aujourd’hui, qui connaît la signification des sirènes ? Tout cela, on le trouve dans tous les documents qui sont sur le site de la préfecture, dans tous les dossiers qui sont transmis par les maires, etc. Nous avons un vrai problème d’éducation, de formation, peut-être d’exercices réguliers qui aillent au-delà des exercices qui existent dans les écoles. Je voudrais insister sur cette cohérence.

Pour terminer, je considère pour ma part que le PPRT a fonctionné. Les salariés de Lubrizol ont eu les bons gestes. Ils ont été formés correctement. Ils ont évacué et créé une sorte de zone tampon, comme lors d’un feu de forêt.

Les pompiers ont agi de manière exemplaire et ont éteint un incendie assez important et exceptionnel, selon leurs propres dires. Pour autant, la mauvaise information qui a suivi a créé cette incompréhension, cette angoisse. Je peux témoigner comme élue de la métropole, mais surtout comme élue normande, que sur les coteaux ouest de Rouen, qui sont face à Lubrizol, il y a eu un traumatisme des populations. À 3 heures, 4 heures, 5 heures du matin, les personnes ont vu des flammes très importantes, un nuage noir impressionnant. Cela a été un choc et un traumatisme. Certains ont dit qu’ils déménageaient, d’autres ont fui, etc. L’absolue nécessité de revoir l’organisation de l’information me paraît indispensable.

Mme Françoise Guillotin. Je crois que la synthèse faite par M. Wulfranc tout à l’heure correspond globalement aux attentes. Nous pourrions les reprendre en détail, mais là n’est pas l’objet. Il me semblait important de valider ces éléments ensemble.

Il y a un point que nous n’avons pas évoqué, sur lequel nous nous sommes interrogés. Nous parlons de revisiter les PPRT, de revisiter tout ce qui est réglementation vis-à-vis de ces sites Seveso. Je voudrais évoquer la situation que j’appellerais de la sous-traitance, parce que c’est un point que ni les uns ni les autres n’ont abordé. Nous parlons beaucoup de Lubrizol, mais l’entreprise d’à côté est concernée par cet incendie. Je la considère un peu comme un sous-traitant de Lubrizol. Il me semble que les contraintes de stockage pour Normandie Logistique ne sont pas les mêmes que celles imposées aujourd’hui à Lubrizol. À partir du moment où nous avons des endroits, avec à la fois de la production et du stockage, - d’ailleurs, c’est une question : faut-il continuer à avoir sur les mêmes sites des stockages importants en même temps que de la production ? - à partir du moment aussi où certaines entreprises sont en situation de sous-traiter ou de déplacer une partie de leur stockage, dans le cadre des analyses de la réglementation et des éventuelles évolutions, nous souhaiterions que ce point puisse être regardé. Il ne faut pas le mettre de côté. Je vous rappelle que sur les plus de 4 000 tonnes stockées chez Normandie Logistique, plus de 1 600 tonnes concernent des fûts de Lubrizol. Il est trop tôt pour savoir si ces fûts étaient du même niveau de dangerosité. Je ne suis pas en capacité de répondre, mais j’aimerais que ce point puisse également être regardé, dans le cadre d’une évolution de la réglementation.

Comme cela a été dit, surtout, n’assouplissons rien. Nous souhaitons tous qu’il puisse y avoir un partage intelligent de l’espace, avec l’activité industrielle qui doit évidemment évoluer et s’adapter à l’extension des zones urbaines, mais faisons en sorte que l’ensemble des points soit regardé, avec un objectif de réconciliation et à l’évidence une culture du risque sur laquelle nous avons tous à progresser.

M. Noël Levillain. Il y aura un après-Lubrizol et les sites Seveso qui tiennent leur nom d’une expérience ô combien douloureuse en Europe sont là pour nous rappeler qu’il faut que nous écrivions une nouvelle page s’agissant de tout ce qui touche à la prévention des risques. Pour répondre à une question qui a été posée, mon avis est que tout ce qui touche la prévention doit être du registre des services de l’État. De mon point de vue, sur ce sujet, il est sur une mission régalienne. Il ne me paraîtrait pas souhaitable que dans le cadre d’une décentralisation, les régions ou les métropoles prennent cette nouvelle responsabilité, l’idée étant qu’il y ait unicité dans le traitement de ce dossier, à l’échelle de la nation tout entière. Il faut une égalité de traitement, quel que soit le lieu d’implantation de l’entreprise, qu’elle soit à Bordeaux, Lyon ou Rouen. C’est la première chose.

En revanche, je crois qu’il faut instruire une nouvelle relation avec la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL). J’écoutais tout à l’heure mon collègue en charge de ces questions à la métropole, il n’est pas normal qu’il ait été « la dernière roue du carrosse ». Il faut instruire une nouvelle relation entre l’intercommunalité et la DREAL.

Plus généralement, de cet évènement tragique et dont nous n’avons pas encore tous les attendus, je souscris à la reformulation des différents points de vue. Je souscris à tout ce que vous avez dit, monsieur le député. Il y a nécessité que l’axe Seine soit un lieu, un espace où tout le monde va concentrer son attention, afin d’imaginer, dans le cadre d’une utilité à l’échelle de la nation tout entière, de quelle façon nous pouvons mieux prévenir. Cela peut être autour de la formation professionnelle, de l’enseignement. C’est la place des écoles dans les périmètres à risques. C’est également sur le plan de la santé, avec les médecins, les modèles qu’il faut imaginer pour faire en sorte qu’il puisse y avoir les bonnes réactions, sans toujours attendre que les choses viennent d’en haut. Nous sommes dans une société de communication et celle-ci peut être plus réactive, sans attendre que tout vienne d’en haut. Tout cela est à imaginer. C’est une nouvelle conception moderne de la prévention des risques et de la gestion de crise. Tout à l’heure, je parlais de solidarité nationale et il faudrait qu’il y ait un geste fort, afin que ce soit sur nos sites, peut-être sous l’égide de la métropole, que nous imaginions cet espace qui permettrait de donner de l’exemplarité pour l’ensemble des régions françaises. On nous doit bien cela.

M. Gilbert Renard. Une précision : le 26 septembre, le premier appel de la préfecture vers la mairie de Bois-Guillaume a eu lieu à 6 heures 05, afin de dire qu’il y avait un incendie, sans précision du lieu du sinistre. Un deuxième appel a eu lieu cinq minutes plus tard, en précisant qu’il y avait un incendie majeur chez Lubrizol. C’est à partir de là que nous avons tout déclenché.

Sur le suivi santé, nous sommes tous d’accord, mais j’ai une petite hypothèse. Il existe déjà des outils en matière de suivi sanitaire. Lorsque nous nous rendons dans certains pays, nous avons un carnet de santé de vaccination. Ce carnet de santé ne pourrait-il pas être un support de suivi pour les habitants ? Il s’agirait d’y inscrire l’incident du 26 septembre. C’est une réflexion, mais je la soumets à vote à votre sagesse.

Il faut effectivement revoir le système d’alerte, parce que c’est un système binaire qui n’est pas satisfaisant. Il faut peut-être mettre en place des préalertes, utiliser le numérique, les nouveaux outils, un système de notre époque.

Les transports de matières dangereuses (TMD) ne figurent pas dans les PLU. Les TMD sont également potentiellement à risques.

Sur la culture du risque, depuis un certain nombre d’années, grâce à la métropole et à d’autres structures comme le syndicat mixte d’élimination des déchets (Smédar) de Rouen, nous avons mis en place des interventions des ambassadeurs de tri, afin d’apprendre aux plus jeunes d’entre nous comment trier. Pour se réapproprier cette culture du risque, nous pourrions imaginer avoir des interventions, peut-être pas dans les écoles élémentaires, mais dans les lycées et les collèges. Ce seraient des intervenants pris en charge par les industriels, mais avec des contrôles de personnes neutres qui expliqueraient un peu leur métier. Nous aurions un double enjeu : expliquer les métiers de l’industrie et les risques que cela peut générer.

Il ne faut pas que nous tournions le dos à notre industrie. Nous en avons besoin et il faut trouver les solutions pour continuer à vivre ensemble en toute sécurité, en sachant que le risque zéro ne sera malheureusement jamais atteint.

M. le président Christophe Bouillon. Merci pour votre contribution, vos réponses, mais également vos questions et les messages que vous avez voulu faire passer, en participant à cette audition. Merci à tous.

L’audition s’achève à dix-neuf heures cinq.

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9.   Audition, ouverte à la presse, de M. Sylvain Schmitt, président de l’entreprise Normandie Logistique, accompagné de M. Christian Boulocher, directeur général

(Séance du mercredi 6 novembre 2019)

L’audition débute à treize heures trente-cinq.

M. Christophe Bouillon, président. Je rappelle que nous sommes ici dans le cadre de la mission d’information qui a été décidée en conférence des présidents, sur l’incendie de Lubrizol à Rouen. L’objectif que nous poursuivons est de comprendre la nature de l’évènement et toutes les questions qui y sont liées en termes de communication et de gestion de crise, d’en tirer toutes les conclusions, de faire un retour d’expérience et de faire des propositions d’amélioration si nécessaire. Nous accueillons cet après-midi Sylvain Schmitt, président de Normandie Logistique, qui est accompagné de Christian Boulocher, directeur général de cette société.

Avant toute chose, j’aimerais que vous puissiez nous parler des activités économiques et du business model de Normandie Logistique. Pour quelles raisons entreposez-vous des produits chimiques particulièrement dangereux ? Sur quelle durée ? À destination de quels clients ? Comment réalisez-vous vos marges sur ce type d’activité ?

Plus d’un mois après ce terrible incendie qui a touché une partie de vos locaux, en savez-vous plus sur les causes de cet accident et sur les raisons de sa propagation ? Une enquête administrative et une enquête judiciaire sont en cours, mais il y a sans doute aussi quelques éléments que vous pourriez apporter à la mission d’information.

Les locaux et les entrepôts de Normandie Logistique sont-ils équipés de dispositifs spécifiques pour lutter contre les feux d’hydrocarbures, mais aussi en termes de détection et d’alerte ? Vous ne disposez sans doute pas de dispositifs comparables aux sprinklers dont sont équipés certains locaux de Lubrizol, mais existe-t-il chez vous d’autres types d’équipements ? Avez-vous le sentiment que de par le type de produits que vous entreposez, cela pourrait nécessiter des équipements de même nature ?

Enfin, les salariés de votre entreprise disposent-ils d’un temps de formation particulier ? Nous savons qu’il existe des obligations, suite à la loi Bachelot de 2003 en ce qui concerne les salariés des sites classés en « SEVESO », mais pour vos salariés, y a-t-il des dispositions qui concernent leur formation, sur la dangerosité des produits chimiques qui sont entreposés et les risques auxquels ils sont eux-mêmes exposés ? Existe-t-il chez vous des éléments de formation sur la sécurité et sur les comportements qu’il faut adopter en cas de départ d’incendie ?

Nous avons auditionné M. Patrick Berg, directeur de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), dans le cadre de notre mission. Il a indiqué qu’il y a selon lui un défaut en ce qui concerne la contrainte qui était la vôtre, avec un changement de la réglementation sur les installations classées pour l’environnement. Par rapport à l’enregistrement, vous étiez sous le régime de déclaration. J’aimerais que vous puissiez nous éclairer à ce sujet. Qu’est-ce qui explique que cela ne se soit pas fait à temps, puisque le registre de déclaration est beaucoup plus permissif et n’impose pas de contrôle obligatoire ? Des visites sont déclenchées ou diligentées uniquement lorsqu’il y a une plainte d’un riverain ou d’autres sites industriels, ce qui n’a pas été le cas. Comment expliquez-vous ce manquement ? Est-ce par négligence ? Aviez-vous été informés des changements de cette législation, de cette réglementation ? Pouvez-vous éclairer l’ensemble de nos collègues et de la mission sur ce point qui me semble important.

Par ailleurs, la DREAL a réalisé deux visites sur Normandie Logistique, la première en 2013 et la seconde en 2017. Ces dernières avaient été effectuées car à l’époque, Lubrizol avait émis le souhait d’acquérir des entrepôts de stockage supplémentaires pour y entreposer ses fûts. À cette occasion, la DREAL avait fait plusieurs observations sur l’état des hangars. J’aimerais savoir quelle était la nature de ces observations de la DREAL. Ensuite, cela a été complété par des propos rapportés de la Direction générale de la prévention des risques (DGPR), qui reconnaît que l’exploitant de ces entrepôts – c’est-à-dire vous-même – « na jamais indiqué clairement à ladministration les quantités stockées ». J’aimerais savoir comment vous expliquez ce fait.

Enfin, la DREAL nous a confié, lorsqu’elle a été auditionnée, le fait qu’elle a relevé un certain nombre d’infractions pénales, qu’elle a ensuite transmises au parquet dans le cadre de l’enquête préliminaire en cours. Pourriez-vous nous en dire plus sur la nature même de ces infractions pénales ? Nous ne les connaissons pas et cela soulève un certain nombre de questionnements et d’inquiétudes. Savoir de quel niveau d’infraction il s’agit permettrait sans doute de nous éclairer.

M. Damien Adam, rapporteur. Je souhaiterais d’abord revenir sur l’incendie en tant que tel. J’aimerais savoir ce que vous pouvez nous dire sur la première alerte du côté de Normandie Logistique. À quelle heure avez-vous été notifié de la présence d’un incendie sur votre terrain ou à proximité de votre terrain ? Quels étaient vos personnels présents sur le site la nuit de l’incendie, y compris ceux d’entreprises sous-traitantes ? J’aimerais aussi que vous nous parliez des types d’éléments de sécurité active et/ou passive contre l’incendie ou les intrusions qui sont présents sur votre site. Votre entreprise avait-elle été préparée au scénario d’un incendie de stockage ? Si oui, a-t-elle fait l’objet d’exercices de préparation ?

Concernant les relations avec Lubrizol, pouvez-vous nous indiquer depuis combien d’années vous entretenez des relations commerciales avec cette usine, et depuis combien de temps vous stockez des produits chez vous ? Par ailleurs, entreposez-vous sur votre site exclusivement des éléments de l’usine voisine de Lubrizol de Rouen, ou également en provenance de celle d’Oudalle, à côté du Havre ?

Vous avez mis dix jours à communiquer la liste des produits stockés et brûlés. J’aimerais que vous puissiez commenter ce délai. S’agissant du contrôle du site, selon vous, l’entreprise Normandie Logistique aurait-elle dû relever d’un régime d’obligation plus contraignant, notamment en matière de sécurité industrielle et de déclaration d’informations ?

Parlons maintenant de la DREAL. Lors de l’audition de M. Berg, nous avons appris que l’entreprise Normandie Logistique aurait commis plusieurs infractions et présenté « une défaillance administrative ». Depuis, la presse fait état de huit contraventions de cinquième classe, punis de 7 500 euros d’amende pour une personne morale, dont six susceptibles d’avoir été commises avant l’incendie. Concernant cette « défaillance administrative », la DREAL indique que l’entreprise est juridiquement une installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE) soumise à enregistrement, mais qu’elle est restée connue comme ICPE soumise à déclaration. Que pouvez-vous nous dire sur ces différentes affirmations ?

Avez-vous été avisés de ce point de droit par la DREAL au titre d’un rappel à l’ordre ? Combien de visites la DREAL a-t-elle effectuées sur votre site au cours des dix dernières années ? Avez-vous désigné au sein de votre personnel un correspondant DREAL ? Pouvez-vous rappeler à la mission les différents points relevés à l’encontre de votre entreprise par la DREAL, à la suite des deux visites qu’elle a effectuées sur votre site après l’incendie, et qui ont été consignés par elle dans un procès-verbal transmis au parquet ?


Enfin, quelles sont les compagnies d’assurances qui couvrent votre site de Rouen ? Vos assureurs avaient-ils effectué des visites régulières de votre site afin de mieux déterminer la nature des risques, et le cas échéant, de vous demander de mettre en place ou d’améliorer certains dispositifs de sécurité ?

Mme Sira Sylla. Je voulais revenir sur les 4 252 produits dont vous êtes propriétaire et qui ont brûlé. Le jour même de cet incendie, les habitants ont souhaité connaître la composition de ces produits. Voyant jour après jour que vous n’aviez pas communiqué cette liste, un doute légitime s’est installé chez eux. La liste des produits n’a été transmise à la préfecture qu’une dizaine de jours après l’incendie. J’aimerais savoir pourquoi ces informations importantes ont été transmises si longtemps après la demande. Avez-vous rencontré des dysfonctionnements ou n’avez-vous pas tenu à jour la liste de vos stocks ?

Mme Annie Vidal. J’aimerais savoir comment vous avez été intégrés à la gestion de la crise par les autorités suite à l’incendie, et comment vous avez communiqué avec vos salariés à ce sujet et sur la conduite à tenir. De manière plus globale, pourriez-vous me décrire la gestion et le management de la démarche « qualité » au sein de votre entreprise ? Avez-vous des process qui sont établis, formalisés, suivis avec des indicateurs spécifiques ? Avez-vous un relevé de dysfonctionnements et d’actions correctives pour la gestion, le management des risques et de la sécurité ?

M. Sébastien Leclerc. C’est un sujet qui est important pour les Normands et il pourra aussi apporter des réponses et des éclaircissements à l’ensemble des Français. Y a-t-il eu surstockage, c’est-à-dire un stockage de trop de produits en trop grande quantité ? Si oui, en aviez-vous l’autorisation, et qui a donné cette autorisation ?

M. Éric Coquerel. Lors d’une audition, il nous a été expliqué qu’à un moment donné, il y avait une volonté de Lubrizol de vous racheter, et qu’il y avait eu des alertes faites par la direction départementale liée au ministère de l’écologie et de la transition énergétique à Lubrizol sur cette question. Cela semblait être des préventions. J’aurais voulu que vous me parliez de cela.

Ensuite, un rapport est paru dans la presse en 2010 émanant d’un Club « maintenance logistique » venant de la Chambre de commerce de Rouen, qui fait état d’une situation assez dramatique en matière de sécurité et de formation chez les sous-traitants des industries SEVESO. Avez-vous été concernés par ce rapport ? En avez-vous eu vent ? Qu’avez-vous à en dire ?

M. Sylvain Schmitt, président de lentreprise Normandie Logistique. Je voudrais commencer par vous présenter l’entreprise et donner quelques éclairages sur notre contexte. Il est important de situer les entrepôts qui ont brûlé dans un contexte plus global. Il faut savoir que notre entreprise est une ETI. C’est un petit groupe d’entreprises de 500 personnes, qui sont présentes principalement sur le triangle Rouen, Caen, Le Havre, et également à Rennes et Angers. Notre métier principal est le transport. Nous sommes transporteurs avant tout. Cela représente environ 80 % de notre chiffre d’affaires.

La partie entreposage, qui a été touchée par ce sinistre, représente environ 15 % de notre activité. Nous sommes par ailleurs transitaires au Havre. Nous sommes dans la supply chain, cela signifie que nous intervenons à la fois dans le transport, l’entreposage, et dans les flux internationaux.

En ce qui me concerne, j’ai racheté une entreprise cannaise en 2010. J’ai repris en 2011 la partie Normandie Logistique qui était historiquement composée des agences haut-normandes.

Le groupe a une clientèle très diversifiée et la chimie ne représente pratiquement qu’un seul client. Il s’agit de Lubrizol, principalement à cause de la proximité et le voisinage. Je tiens également à souligner que l’entreprise qui a été touchée, qui est exploitante du site sinistré, n’est pas la société Normandie Logistique en tant que telle, qui est la holding du groupe, mais c’est la société NL Logistique. C’est une PME de 50 personnes. Il faut remettre cela dans le contexte. L’entité est une PME qui exploite environ 60 000 mètres carrés d’entrepôts sur Caen, Rouen, Le Havre, et sur six sites. C’est l’un de ces six sites qui a été touché. Pour donner un ordre de grandeur, la société NL Logistique, c’est huit millions de chiffre d’affaires. Comparés au milliard de chiffre d’affaires de Lubrizol, nous sommes des « lilliputiens », au voisinage d’une société de grande taille. Il faut aussi comprendre que nous avons pris l’histoire en cours de route. Le site, ce sont les entrepôts portuaires qui datent de 1920. C’est une très ancienne implantation. Ce sont des entrepôts qui servaient au stockage de masse et au stockage de bois à une époque.

Concernant notre mitoyenneté avec Lubrizol, je tiens à préciser que le site fait 300 mètres de long et fait par endroits 40-60 mètres de largeur. C’est vraiment une bande de terrain sur laquelle sont implantés ces bâtiments. Lorsque nous regardons les photos aériennes historiques, nous nous apercevons de l’implantation industrielle des deux sites SEVESO dont nous sommes entourés, Lubrizol qui est seuil haut, et Triadis qui est de l’autre côté. L’urbanisation industrielle s’est faite au fil du temps. L’histoire des entrepôts est liée à l’antériorité. Cela signifie que toutes les lois liées à l’ICPE ont bénéficié d’un régime spécifique, qui est un régime d’antériorité. Il faut savoir qu’aujourd’hui, le site est détruit à 50 %, mais nous savons déjà que de toute façon, nous ne pourrons jamais le reconstruire au même endroit. C’est impossible, de par son étroitesse et sa configuration géographique.

Je veux également rappeler que nous sommes sous un régime d’installations classées, qui relève du régime de l’enregistrement, dans la rubrique 1510. Celle-ci nous permet de stocker des produits combustibles, différents des produits inflammables, produits dangereux et produits toxiques qui étaient stockés chez notre voisin Lubrizol.

Concernant nos rapports avec la DREAL et les deux visites que vous avez évoquées, la première visite date du plan de prévention des risques technologiques (PPRT). Nous avons eu une visite de l’administration qui nous a dit que nous étions dans une zone où notre voisin nous exposait à un danger de destruction. Si vous regardez la carte du PPRT et que vous superposez par rapport au sinistre que nous avons, c’est exactement ce qui était prévu. Il n’y a pas de surprise. Nous avons été détruits exactement comme le prévoyait le PPRT, qui a été réalisé par l’exploitant Lubrizol. Nous ne sommes pas un site classé « SEVESO », nous sommes une ICPE relevant de la rubrique 1510. Nous ne stockions donc que des produits combustibles, des produits qui ne sont pas susceptibles de s’auto-enflammer. Les points d’éclair des produits que nous stockions sont relativement hauts en température.

En ce qui concerne la visite de 2017, lorsque j’ai acheté l’entreprise, nous avons fait un regroupement en 2011 entre l’entreprise que j’avais achetée en 2010 à Caen et celle de 2011 en Haute-Normandie.

Le cédant m’avait expliqué de longue date que Lubrizol était intéressée par le site. C’était une constante. Nous avions identifié que ces bâtiments étaient anciens. Ils ne m’intéressaient pas trop, mais ils étaient dans le « package » de l’entreprise. Lorsqu’il y a eu le PPRT, j’ai compris qu’il était plus facile et que cela correspondait plus aux normes des bâtiments que nous avions, de céder ces bâtiments. Comme Lubrizol était intéressée, nous avons commencé à discuter. C’était relativement long. En 2017, nous nous sommes mis d’accord sur la chose et le prix. L’opération aurait dû se faire. Nous avons même repris un autre bâtiment de l’entreprise Rexel. Sur ce bâtiment, nous avions transféré une partie des stocks et à un moment donné, il ne restait plus que les stocks Lubrizol. Au dernier moment, d’après ce que nous avons compris, tous les achats ont été suspendus, parce qu’ils ont fait une perte colossale aux États-Unis – il me semble de 365 millions de dollars. Le président a été remercié. Il y a un nouveau président– que vous avez rencontré – qui est arrivé. On nous a dit que nous ne pouvions plus acheter. Nous avons essayé de leur louer le bâtiment. Nous nous sommes trouvés face à un problème juridique lié à notre antériorité. Si nous leur louions le bâtiment, nous perdions l’antériorité, au cas où ils n’achetaient pas le bâtiment. Nous avons patienté et nous devions nous revoir en octobre 2019 pour finaliser l’acquisition. C’était quelque chose qui était en discussion et qui est resté très présent dans nos enjeux.

Concernant les visites de la DREAL, que ce soit lors du PPRT ou lors de la visite de 2017, nous n’avons jamais eu aucun retour de leur part sur les prescriptions qui auraient été nécessaires sur notre bâtiment et qui n’auraient pas été présentes. Je tiens également à préciser que l’intention de Lubrizol était d’intégrer nos entrepôts pour y stocker des produits dangereux, ce qui n’était pas le cas des produits que nous stockions et que nous stockons encore aujourd’hui. La DREAL a fait une étude sur les prescriptions nécessaires pour que ces produits dangereux soient stockés dans ses entrepôts. Je pense que ce sont des documents qui sont disponibles à la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), mais que nous n’avons pas et qui n’ont jamais été communiqués. Nous n’avons jamais eu aucune remarque là-dessus.

Comme la presse l’a indiqué, nous stockions environ 8 000 tonnes de produits dans l’ensemble des bâtiments. Comme la moitié des bâtiments ont été détruits, ce sont 4 000 tonnes qui ont été brûlées. Les autres produits que nous stockions comprenaient 2 000 tonnes de gomme arabique, 800 tonnes de bauxite, 600 tonnes de magnésie et divers autres produits. Sur les 4 157 tonnes stockées pour Lubrizol, 1 691 ont été détruites. Je laisserai Christian expliquer pourquoi nous n’avons pas communiqué aussi rapidement que cela aurait été souhaité sur les stocks.

M. Christian Boulocher, directeur général de lentreprise Normandie Logistique. C’est un sujet qui est revenu à plusieurs reprises, pour lequel j’avais déjà eu à répondre lors de la mise en place du premier comité de transparence du 11 octobre à Rouen. Il est important pour que vous compreniez bien de se replacer dans le contexte qui était le nôtre. Le 26 septembre, nous n’avions plus du tout accès à nos locaux. Nous n’avions évidemment pas accès au site qui a été détruit par l’incendie ni aux locaux de proximité qui sont nos sièges administratifs à Rouen, où nous avons toute notre organisation.

La journée du 26, il a fallu dans un premier temps dire à nos salariés de ne pas venir, qu’il s’agisse de ceux de la société de transport ou ceux de l’activité logistique. Nous n’avions plus d’informatique. Nous avons dû nous redéployer sur un site à Grand-Quevilly à 3 ou 4 kilomètres, récupérer du mobilier, de l’informatique, un réseau en 4G. Nous étions dans la difficulté. Les 26, 27, 28 et 29, nous n’étions pas du tout intégrés dans le plan d’intervention d’urgence. Nous n’avons eu l’arrêté préfectoral que le 30. Les 26, 27, 28, nous avons pris des initiatives. Le lundi 30, avec les moyens que nous avions, il nous a été demandé de communiquer les stocks.

Nous avons imprimé des stocks qui étaient donnés manuellement à notre interlocuteur de la DREAL. Le lundi après-midi du 30, nous avons eu la première visite d’inspection du site, et nous avons été intégrés au comité opérationnel départemental. J’étais accompagné de 3 ou 4 personnes pour gérer cela. Nous avions de nombreuses commissions. Quand je sortais de la commission, j’allais sur le chantier, je mettais des bottes, un équipement, et le soir, comme nous étions trois Rouennais, nous prenions les astreintes de nuit. Ce sont les conditions dans lesquelles nous avons travaillé, avec de nombreux questionnements.

Vous avez raison de nous interroger sur la nature des produits, qui ne relève pas au départ de nos compétences premières, en tant qu’entrepositaires.

Nous avons donné ces stocks le mardi 1er octobre lors du centre opérationnel départemental (COD), et l’interlocuteur de la DREAL m’a juste dit que nos stocks étaient faux ! Ce que nous avons donné à la date du 30 est la totalité des stocks que nous avions, sans – je le reconnais – la précision millimétrée que l’on peut être en droit d’attendre des produits qui avaient brûlé. Il a été rappelé que nous faisions historiquement sur ce site du stockage de masse. C’était le cas sur les gommes arabiques, sur les bauxites et les magnésies. Concernant les produits Lubrizol, la mitoyenneté, l’historique et le mode de fonctionnement des relations amenaient à des réunions hebdomadaires le vendredi, au cours desquelles on nous annonçait les mouvements de marchandises qui rentreraient et sortiraient. Nous avions également des informations au quotidien, par email ou par téléphone, pour nous indiquer lorsqu’il fallait nous « retransférer » un fût, etc.

La DREAL nous a dit qu’elle n’avait pas confiance dans le stock que nous lui avions fourni et qu’elle prenait celui de Lubrizol. Je voulais faire un contrôle physique pour apporter la certitude et la garantie qui était attendue. Nous avions bien donné la nature des produits. Nous n’avons pas de produits cachés. Je suis rouennais depuis toujours et cela fait plus de quarante ans que j’exerce à Rouen. J’y ai développé les activités économiques, et je suis intégré dans la communauté économique et portuaire. Je prends ma part sur ce qui est dit sur son attractivité, et je suis un « battant » sur ces sujets-là. Quand vous dites que la population est inquiète, j’ai aussi ce ressenti puisque je vis à Rouen et mes petits-enfants aussi. J’ai été aussi un spectateur inquiet de la situation avec ce fameux panache.

Ma volonté était de donner quelque chose d’exact. Il a fallu reconstituer au fur et à mesure, toujours dans un mode très dégradé, avec des collaborateurs choqués, à en perdre la lucidité et le recul. Nous avons travaillé sous pression, dans la précipitation, et dans ces conditions, nous ne travaillons pas bien. Nous avons reconstitué dans le délai qui était prévu par l’arrêté préfectoral, même si ce n’était pas le délai qui était attendu par la population. C’est très clair. J’ai cru comprendre dans vos propos introductifs, monsieur le président, quelles sont les leçons à en tirer. Nous sommes au milieu d’un évènement inimaginable en tant que PME. Bien évidemment, cela nous interpelle, Sylvain Schmitt et moi-même. Nous nous demandons quelle sera notre contribution pour que cela n’arrive plus. Heureusement, il n’y a pas eu de victimes. Je pense que c’est quelque chose qu’il faut toujours avoir à l’esprit.

Le repérage était difficile à faire à partir d’un stock qui n’était pas nécessairement le nôtre. En octobre, Lubrizol devait reprendre contact avec moi sur le projet d’acquisition, et devait opérer l’inventaire physique la semaine suivant l’incendie, comme ils le faisaient tous les ans. Ils réalisaient bien un inventaire physique comme un stock déporté tous les ans. Tous les mois, ils nous donnaient leur inventaire pour la déclaration d’assurance.

Nous n’avons jamais eu d’informations nous indiquant que nous avions des écarts d’inventaire. Nous sommes donc partis sur des bases compliquées. Nous les avons fournies. Nous avions un outil qui fonctionnait bien pour les stocks de masse, et qui n’était peut-être pas suffisamment adapté à la gestion de Lubrizol, qui gérait fût par fût.

Une autre complexité venait des unités facturables à Lubrizol en termes de surface. Si nous avions des palettes qui dépassaient le normatif, nous facturions différemment. Cela donnait aussi potentiellement un écart. Le point essentiel de départ était la nature des produits stockés globalement. Y avait-il ou non des produits à haute toxicité ? C’est une interrogation qui a été recoupée avec Lubrizol et nous n’avons pu fournir la liste définitive que trop tardivement.

Par ailleurs, il a été constaté l’état des bâtiments lors de la visite de la DREAL en 2017. Il me semble que c’est M. le directeur de la DREAL qui vous l’a dit ici. J’ai accompagné lors de cette visite les gens de chez Lubrizol et de la DREAL pour vérifier physiquement le projet de Lubrizol. Nous étions plutôt accompagnateurs à la réunion de debriefing. Personne ne nous a dit qu’il y avait des éléments sur lesquels nous devrions porter attention. Si cela avait été le cas, nous aurions regardé précisément. Nous répondions bien à des protections, y compris incendie, dans le cadre de la norme. Il n’y avait pas de sprinklers puisque notre classement ICPE ne le nécessitait pas. Il y avait en plus le régime d’antériorité. Nous n’avons été sensibilisés à aucun danger pour nous ou pour l’extérieur.

Les quantités stockées font partie des sept écarts par rapport à la réglementation, qui ont été qualifiés d’infractions pénales. Je ne suis pas sûr que celui qui dresse le rapport ait la qualification pour dire la nature de l’infraction. Je pense que c’est plutôt au juge de le faire. Ce rapport nous a été transmis. Il a été également transmis au Parquet de Paris. Nous avons dans un délai rapide répondu point par point à chacun de ces écarts. Nous avons apporté notre réponse. Elle ne sera peut-être pas retenue, mais c’est notre point de vue. Parmi ces écarts, il y a la non-production d’un stock parfaitement exact et à jour. Nous avons fait part de notre méthode. Concernant l’enregistrement lié à des modifications de 2010, nous avons un point de vue différent de la DREAL, puisque celle-ci connaissait ces activités, avait fait une visite dans le cadre du pré-PPRT, et que nous avions un délai d’un an pour effectuer l’enregistrement si nous avions une modification majeure de nos activités, ce qui n’était pas le cas. Nous avons considéré – peut-être à tort, le juge nous le dira – qu’il n’était pas nécessaire d’aller faire une manifestation supplémentaire, puisque nos activités étaient restées les mêmes, toujours dans du stockage de produits combustibles. C’est l’histoire de ce site. Cette antériorité est très importante, puisque là où nous sommes installés, il y avait la centrale des bois. Sur des photos très anciennes, vous ne verrez que nos seuls bâtiments entourés de stockage de bois. Nous ne sommes pas au milieu de deux sites « SEVESO ». Mais ce sont deux sites « SEVESO » qui sont devenus mitoyens du nôtre. C’est un autre questionnement. Nous avons répondu point par point sur ces sept écarts à la DREAL. Je ne sais pas si ce courrier vous est transmissible. J’ai le courrier qui a été fait et nous avons bien une réponse sur chacun des points.

M. Sylvain Schmitt. Sur les différents écarts qui ont été notés, aucun n’a de lien de causalité avec l’incident. Le juge décidera, mais pour nous, il n’y a aucun rapport entre le sinistre et des écarts réglementaires qui restent à prouver. Pour nous, il n’y a pas de sujet.

M. le président Christophe Bouillon. Avez-vous déjà connu des intrusions ? Vous avez rappelé que vous aviez une inactivité historique de stockage. Il est courant qu’il puisse y avoir des menaces, que des personnes puissent s’intéresser à des lieux de stockage. Quels sont les dispositifs que vous mettez en place pour éviter des intrusions, au regard des produits que vous stockez ?

J’ai bien compris que vous aviez au sein de NL logistique une cinquantaine de collaborateurs, ce qui permet de qualifier l’entreprise de PME. Mais combien de collaborateurs sont sur site ? La nuit même, y avait-il des collaborateurs présents, et y en a-t-il pour exercer des fonctions de surveillance, de gardiennage, ou pour d’autres types d’activités – même si s’agissant de stockage, on n’imagine pas qu’il y ait d’autres types d’activités ?

Vous confirmez qu’il y a eu des visites de la DREAL, en amont du PPRT, puis en 2017 suite à l’éventuel rachat par Lubrizol. Est-ce que ce sont des inspecteurs eux-mêmes dédiés à l’inspection de Lubrizol ? Je demande cela parce que lorsque la DREAL a été auditionnée par notre mission, elle nous a indiqué qu’entre 2013 et 2017, il y avait eu 39 contrôles, et qu’il y avait souvent des inspecteurs dédiés pour ce type d’établissement classé SEVESO seuil haut. Est-ce que ce sont les mêmes inspecteurs ?

Avez-vous une idée sur ce qui a déclenché l’incendie ? Vos bâtiments ont-ils brûlé avant ceux de Lubrizol ? Avez-vous une perception de ces choses, ou est-ce que cela relève encore de l’enquête judiciaire ? Vous avez parlé tout à l’heure de transferts de produits entre votre site et Lubrizol. Par où s’effectue ce transfert ? Existe-t-il une entrée, un lien physique entre le site de Lubrizol et votre site ? Concrètement, qu’y a-t-il entre les bâtiments A4 et A5 de chez Lubrizol et les deux bâtiments qui sont sur votre site ? Peut-on les traverser facilement ? Les flux ressortent-ils de l’extérieur pour rentrer à nouveau ?

M. Damien Adam, rapporteur. Si je comprends bien, vous nous dites que vous êtes propriétaires d’un bâtiment et de terrains, que vous avez une activité d’entreposage, mais que vous n’êtes pas capables de nous informer et de tenir une comptabilité de vos stocks de manière précise, et que c’est celui qui vous livre les produits qui a une meilleure gestion des stocks des produits qui sont chez vous. Je trouve que c’est assez surprenant.

Concernant l’état des bâtiments, nous avons ce que dit la DREAL, mais nous ne savons pas concrètement ce que cela veut dire. Quel était l’état de vos bâtiments ? Quelles étaient les problématiques de vos bâtiments ? Ils sont anciens, mais que cela veut-il dire ? Ensuite, concernant les produits stockés spécifiquement sur ces bâtiments quai de France, y avait-il uniquement des produits de Lubrizol Rouen ou également des produits Lubrizol du Havre ? Par ailleurs, vous n’avez pas répondu concernant le moment où un ou plusieurs salariés de chez Normandie Logistique ont été informés qu’il y avait un incendie sur le site ou à proximité. Était-ce une alerte, ou une constatation visuelle ? L’avez-vous appris seulement plusieurs heures après le début de l’incendie ? Quels ont été les éléments d’alerte internes à l’entreprise ?

M. Hubert Wulfranc. Je me permets de reformuler vos propos. Vous avez indiqué dans un premier temps que Lubrizol était votre seul client chimie. Dans ce cadre-là, vous avez évoqué ce fameux régime d’antériorité de votre entreprise – dont nous n’avions pas eu connaissance auparavant – par rapport à deux entités qui se sont installées postérieurement à votre propre activité. J’en viens à l’année 2017 où se noue un début de relation à vocation commerciale entre Lubrizol et vous-même, échouant au dernier moment, mais donnant lieu à une visite de la DREAL. Vous indiquez n’avoir eu aucun retour là-dessus, en fonction j’imagine de l’état de vos bâtiments, de l’état de vos installations et de ce qu’envisage d’y faire Lubrizol, c’est-à-dire notamment déployer des produits dangereux. Vous dites ensuite que dans les 4 000 tonnes de produits qui ont brûlé, il y a 1 600 tonnes de produits de chez Lubrizol. Vous dites du stockage de ces 1 600 tonnes qu’il n’était pas nécessairement le vôtre. Vous parlez de stocks déportés et facturés. Est-ce sur la base d’une simple relation de bon voisinage ou du fait que vous étiez contigus, que vous stockez des produits qui ne vous appartiennent pas ? Ils sont quand même facturés. Sur quelle base juridique ou commerciale ces produits qui ne vous appartiennent pas et qui relèvent de l’activité de Lubrizol sont-ils présents ?

Depuis quand ce stockage est-il présent dans votre entreprise ? Est-ce aux alentours de 2010, parce que les murs craquaient à Lubrizol, ou est-ce largement antérieur ? La DREAL vous a-t-elle à un moment justifié ce stock et les conditions dans lesquelles il est présent ? Vous a-t-elle donné des consignes particulières vis-à-vis de ce stockage, dans le cadre des consignes qu’elle aurait pu donner sur des stockages ultérieurs qui seraient intervenus lorsque la vente aurait été faite ? C’est un élément important, y compris par rapport aux responsabilités de la DREAL elle-même.

Mme Perrine Goulet. Votre site est-il équipé de vidéosurveillance ? Non. Pourquoi n’avez-vous plus eu accès à votre site à partir de l’incendie ? Pourquoi n’avez-vous rien pu récupérer ? J’aimerais comprendre pourquoi vous n’avez pas pu avoir accès au site, et de ce fait, pas pu réellement faire l’inventaire physique de ce qui avait brûlé. Concernant l’incendie, vous disiez que vos bâtiments n’avaient pas de sprinklers, mais quels étaient les moyens de lutte contre l’incendie ? Quand nous avons des charges calorifiques, comme c’était visiblement le cas dans vos bâtiments, nous devons avoir des moyens de lutte contre l’incendie. J’aimerais savoir quels étaient ces moyens de lutte et s’ils ont fonctionné. Aviez-vous des personnels, une présence humaine, sur le site pour pouvoir les mettre en exécution ? Je souhaiterais également savoir s’il y avait des salariés. Si oui, ont-ils été exposés ? Pour terminer, vous avez indiqué que vous aviez eu deux visites de la DREAL en 2011 et en 2019. Pensez-vous que c’est suffisant pour ce genre de site, ou pensez-vous qu’il faudrait que la DREAL vienne plus souvent pour conseiller et voir les sites plus dans la continuité ?

Mme Annie Vidal. Je n’arrive pas à comprendre comment le fonctionnement s’établit entre les deux entreprises. Vous êtes entre deux sites « SEVESO » et vous vendez une surface de stockage. Cependant, les deux entreprises ne sont pas qualifiées de la même manière et ne sont pas soumises aux mêmes réglementations. Pour autant, les produits sont les mêmes. Les produits de SEVESO sont des produits dangereux. Comment cela se passe-t-il quand Lubrizol vient apporter des produits sur votre zone de stockage ? Êtes-vous prévenus ? Vous indique-t-on quels produits vont arriver ? Est-ce une zone d’entreposage et ils vont et viennent en fonction de leur besoin ? Êtes-vous prévenus des produits qui vont être chez vous par anticipation ou bien plus tard ? Selon la catégorie de produits, il y a des manipulations ad hoc. Vous faites du transport, vous savez que les matières ne se transportent pas toutes de la même manière et dans les mêmes conditions. Quid des consignes de sécurité à transmettre aux salariés s’il y a des manipulations ? Je ne visualise pas comment les échanges se font.

Mme Agnès Firmin Le Bodo. J’ai une question concernant les rapports avec la DREAL. Nous savons tous que lorsque nous avons une visite de la DREAL, il y a ensuite un rapport, des recommandations. Elle ne l’a peut-être pas transmis, mais pourquoi ne l’avez-vous pas demandé en retour ? Quand il y a une visite de la DREAL, on sait très bien qu’il y aura quelque chose derrière, surtout quand on est une entreprise comme la vôtre, qui a une activité avec des produits dangereux.

M. le président Christophe Bouillon. Êtes-vous assuré pour votre activité ? J’imagine que pour un assureur, c’est utile de savoir ce que vous entreposez. Je suppose qu’il connaît la nature et le volume des produits qui sont entreposés, et le niveau de risque. Je pense qu’une police d’assurance est établie en fonction de ces données-là. Quel type de contrat d’assurance avez-vous ?

Vous évoquiez tout à l’heure la nature contractuelle qui vous lie avec Lubrizol. Nous avons bien compris que vous stockez une partie de leurs produits, sans doute avec des fûts. Est-ce que ce sont des produits terminés ? Est-ce les mêmes produits que l’on retrouve dans le commerce, s’agissant d’additifs, de lubrifiants, ou est-ce des produits qui ne sont pas complètement « terminés » ? En quoi peut-on les qualifier de combustibles, plutôt que dangereux ? Ces éléments de compréhension peuvent nous être très précieux.

M. Éric Coquerel. Il y a une question à laquelle vous n’avez pas répondu. Peut-être M. Boulocher pourra-t-il me répondre, puisque vous avez fait part de votre ancienneté dans le tissu économique de Rouen. Cela concerne le rapport du Club Maintenance Logistique, sur l’état des sous-traitants. Cela a un lien évident avec le nombre de visites que vous avez eues de la part de la DREAL. Lorsque nous avons posé cette question à Lubrizol sur le Club Maintenance Logistique, ils nous ont dit qu’ils avaient la même attention vis-à-vis de leurs sous-traitants en termes de sécurité et de formation, que vis-à-vis de leurs propres salariés. Avez-vous cette impression, cette analyse ?


Par ailleurs, vous avez dit qu’il serait impossible de reconstruire votre établissement au même endroit, pour des raisons d’étroitesse géographique. En même temps, vous avez fait état du PPRT, qui s’est traduit comme cela était prévu : votre usine a été détruite. Estimez-vous raisonnable que vos établissements aient été maintenus à côté d’un site « SEVESO », au vu des caractéristiques que vous nous donnez ?

M. Sylvain Schmitt. Je pense qu’il y a un problème de compréhension concernant ce que nous stockons. Vous parlez de produits chimiques, mais tout est chimique. Le problème est que nous stockions des produits combustibles chez Lubrizol. Il y a une définition précise de ces produits-là. Ce sont des produits qui sont, pour la plupart de ceux qui ont été détruits, des matières premières. C’étaient entre autres des polymères inertes qui servaient d’input dans le process de production de Lubrizol. Nous stockions également des fûts. Par chance, très peu ont été détruits, mais finalement, cela n’aurait pas changé grand-chose que ce soient des fûts ou des matières premières. C’est la même nature de produits : des combustibles non-dangereux non-toxiques. Il y a des classifications, tous les produits sont étiquetés. Sur les étiquettes de produits toxiques et dangereux est représentée une tête de mort. Il y avait des consignes, Lubrizol connaissait parfaitement notre rubrique de classification 1510. Ils ne faisaient pas rentrer de produits de ce type. Qu’il s’agisse de produits chimiques ou d’autres types de produits, ce n’est pas le sujet. Il faut bien comprendre cet aspect-là des choses. Nous aurions aussi pu stocker des contenants, des flacons, des cartons. Nous stockions aussi des pièces métalliques pour Lubrizol. Ce ne sont pas uniquement des produits chimiques comme vous l’imaginez. Ce ne sont pas des produits dangereux. Dans notre classement ICPE, nous étions habilités à stocker ce type de produits. Je vois bien que cela pose une difficulté de compréhension, mais je ne peux pas vous dire grand-chose de plus. Nous ne sommes pas des chimistes, nous ne sommes pas habilités à manipuler des produits chimiques avec les normes Registration, Evaluation, Authorization and restriction of Chemicals (REACH). Nous sommes une petite entreprise d’entreposage 1510 qui stockait des produits pour le process de production de son client Lubrizol, mais ces produits rentraient dans la classification. Je voudrais insister là-dessus, parce que c’est central. Autrement, on a l’impression qu’on ne stocke que des produits chimiques. D’ailleurs, la DREAL l’a confirmé. J’ai écouté attentivement ce qu’a déclaré M. Berg. Il a dit que le contrôle avait été fait dans les stocks, qui sont principalement des stocks de fûts dans lesquels il n’y a pas de produits dangereux. Nous pouvons en avoir quelques-uns, mais il y a des seuils. C’est extrêmement encadré sur les quantités. Nous étions habilités à stocker ces produits selon la rubrique 1510.

Mme Annie Vidal. Y a-t-il une traçabilité précise des flux entre les deux entreprises ?

Mme Perrine Goulet. Vous indiquez que vous n’êtes pas chimiste. Je l’entends bien, mais comment faites-vous pour réaliser vos plans d’entreposage pour vérifier les interactions entre les produits. On sait que parfois, deux produits chimiques ne peuvent pas être mis l’un à côté de l’autre. Comment vous organisez-vous pour éviter ce type d’incompatibilités ?

M. Sylvain Schmitt. Ce ne sont pas des produits chimiques, mais des combustibles. Il n’y a pas de volatilité, il n’y a pas d’incompatibilité.

En tout cas, s’il y en avait eu, cela n’aurait pas été de notre responsabilité. Les produits répondent à une classification de dangerosité, et nous n’avons pas capacité à savoir si un produit est incompatible avec un autre.

M. Éric Coquerel. Qui vous donne cette capacité ?

M. Sylvain Schmitt. Si cela avait été un autre entrepôt qui stockait d’autres produits qui ne sont pas liés à Lubrizol, la question serait la même. Si vous stockez du cacao et du café et qu’ils brûlent, ils dégagent aussi de la fumée. Chaque produit répond à une nomenclature qui rentre dans une rubrique. L’étiquetage des produits doit nous permettre de savoir s’il rentre dans notre nomenclature. Je ne suis pas chimiste, mais si l’on met deux produits qui brûlent en même temps – un produit qui vienne de l’industrie textile et un produit qui vienne de l’industrie X ou Y – je ne sais pas ce que cela donne. Il ne faut pas réduire cela à la problématique de la chimie. Le problème est la nature des produits qui rentrent dans une rubrique. Nous ne sommes pas « sachants ». C’est vrai que Lubrizol est le « sachant » sur le sujet, mais il ne nous a jamais dit quoi que ce soit au sujet d’une problématique spécifique concernant ces produits. Chez nous, cela rentrait dans la rubrique des produits que nous étions habilités à stocker.

M. le président Christophe Bouillon. Concernant la protection de votre site, y avait-il de la vidéosurveillance ? Avez-vous déjà connu des épisodes d’intrusion ? Y avait-il des personnes en poste la nuit ? Y avait-il des gardiens au moment de l’incendie ? Quels sont les dispositifs existants ? Un lieu de stockage attire évidemment un certain nombre de convoitises. Comment vous protégez-vous ? Quel était le lien physique entre les bâtiments A4-A5 et les deux entrepôts qui ont brûlé sur votre site ?

M. Christian Boulocher. Nous avons un dispositif de surveillance anti-intrusion. De manière simple, c’est une mise sous alarme. La journée du 25, sur la partie NL logistique de Rouen, il y avait une quinzaine de personnes sur nos 50 collaborateurs et sur les différents sites, dont cinq personnes permanentes sur la partie quai de France. Ces personnels ne travaillent que de jour, nous n’avons aucune activité de nuit. Ce jour-là, ils ont pris le service aux alentours de 7h-7h30, pour finir à 16h30-17h. C’était une journée comme les autres, sans suractivité. Aucune entreprise extérieure n’est venue travailler avec un permis de feu. Il n’y a pas eu de nouveaux produits. C’était une journée ordinaire.

En tant qu’entrepositaires, nous recevons des marchandises dans différents types de conditionnement – sur palettes ou en big bags. Nous les déchargeons des moyens de transport, nous les mettons au sol ou dans des racks de stockage. Nous ne touchons jamais à la marchandise, et nous ressortons la marchandise dans l’état dans lequel nous l’avons rentrée. S’il y a une palette de 30 cartons, nous allons ressortir la palette de 30 cartons, sans faire de mélange de produits. Nous sommes vraiment entrepositaires. Le nom d’origine de la société était d’ailleurs SCMT, c’est-à-dire société commerciale de magasinage et de transports. C’est bien l’activité. Nous ne touchions à rien.

Nous n’avons pas eu d’intrusion ou de tentative d’intrusion au cours des dernières années. Par ailleurs, nous avons des protections incendie RIA. Nous n’avons jamais de personnel de nuit, il n’y a pas de gardien.

Concernant le transfert des marchandises entre Lubrizol et notre entreprise, le chargement des marchandises se fait chez Lubrizol. Nous envoyons des semi-remorques. Il y avait des navettes qui chargeaient des produits chez Lubrizol et qui les amenaient dans nos entrepôts en fonction de leurs besoins pour gérer l’espace. Le recours à nos entrepôts se faisait en fonction du besoin variable de Lubrizol dans le cadre de sa production et de ses ventes. Cela pouvait être assez cyclique. Nous avions parfois des « seuils bas », parfois des « seuils hauts ». Le camion prenait la route pour venir jusqu’à l’entreprise. Il n’y avait pas de lien interne. Cela a pu arriver, parce qu’après l’incendie, nous posions plus de questions pour essayer de comprendre les dysfonctionnements internes. Cela arrive parfois qu’une palette parte avec un chariot élévateur chez nous pour rentrer par le poste de garde de Lubrizol pour la déposer parce que le soir, à 16 heures ou 16 heures 15, un camion part à l’exportation.


Les projets de cession ont été repoussés pour des raisons qui nous dépassent concernant l’organisation des priorités stratégiques de Lubrizol au niveau mondial.

Cela redescend jusqu’à Lubrizol France. Dans l’esprit de tout le monde, la transaction était quasiment faite. Comme le disait Sylvain Schmitt, nous étions d’accord sur la chose et sur le prix. C’était l’organisation juridique sur laquelle nous avions fait une proposition pour faciliter les choses pour Lubrizol en termes d’acquisition, à savoir de la location sur trois ans, avec une promesse unilatérale de vente. Pendant ce temps-là, cela nous posait un certain nombre de difficultés. Le temps que Lubrizol mettait à se décider, nous aurions un site en moins. Nous devions nous repositionner. Les capacités foncières à Rouen sont compliquées. Nous ne pouvons pas être acquéreur sans avoir vendu. Début 2019, nous avons dit à Lubrizol de se décider quant à l’achat de ces stocks, parce que nous n’allions pas continuer à attendre. Le contact devait être repris au mois d’octobre. À un moment, il avait été proposé par Lubrizol de créer une porte sur le mur mitoyen pour y aller facilement et s’affranchir économiquement et techniquement des fameuses « navettes-camions ». Nous nous y sommes opposés. Il y a eu un échange d’emails à ce sujet-là.

Pour la détection d’incendies, nous avons évidemment un système d’alarme de détection de fumée et détection incendie. Nous avons un report des messages qui ont été transmis. Par rapport au point de départ de l’incendie – ce qui est un sujet très important –, nous avons la conviction que cela ne peut pas être parti de chez nous, du fait de notre activité. Nous n’avons pas de produits inflammables, nous n’avons pas d’activité nocturne, nous avons les mêmes produits stockés depuis toujours dans le même type de bâtiment. Tout était en ordre. Il n’y a pas de raison qu’il y ait un point de démarrage aussi important, avec des points d’éclair qui sont élevés par rapport à la zone qualifiée de suspecte. C’est une conviction.

M. le président Christophe Bouillon. Pour étayer cette conviction, y a-t-il eu un déclenchement du dispositif de détection. À partir de quelle heure ? Par ailleurs, pour rebondir sur la question de notre rapporteur concernant la vétusté des bâtiments, avez-vous eu des contrôles récents, par exemple sur les circuits électriques de ces derniers ?

M. Christian Boulocher. Nous avons les contrôles électriques tels qu’ils sont prévus par la réglementation, qui ont été fournis avec les points à corriger. Il n’y avait rien d’anormal. Il peut arriver de mettre les chariots élévateurs électriques en charge la nuit. Il peut y avoir un dégagement d’hydrogène et d’explosion. Il n’y avait pas de chariots en charge.

Concernant le déclenchement des alarmes, nous avons eu l’historique. Il y a un premier détecteur de fumée qui s’est mis en route sur notre bâtiment T3, qui est très long et qui est totalement détruit, à proximité de Lubrizol. Nous avons eu une alerte de fumée.

M. Sylvain Schmitt. Au niveau des alarmes, nous avons eu un déclenchement de fumée, suivi quelques secondes plus tard d’un déclenchement incendie.

Il y a eu une rapidité de déclenchement qui paraît totalement incompatible avec ce que nous stockions. S’il y avait eu un départ de feu chez nous, la combustion aurait commencé à fumer, alors que nous sommes directement passés de la fumée au feu. Cela prouve que quelque chose de violent est arrivé.

Concernant les horaires, il y a un souci de calage d’horloge. Sur les informations que nous avons, les horloges ne coïncident pas.

Apparemment, c’est notre voisin, l’entreprise Triadis, qui a donné l’alerte, avant Lubrizol. Nous ne savons que ce qu’on nous dit, nous ne savons pas ce qui s’est passé ailleurs, chez Lubrizol. Il y a une enquête et plusieurs expertises en cours. Nous espérons que cela va aboutir, mais nous n’avons pas d’autre information à ce sujet.

M. Damien Adam, rapporteur. Quand vous dites qu’il y a un souci de calage d’horloge, cela veut-il dire que vous ne connaissiez pas l’heure exacte ?

M. Sylvain Schmitt. Nous avons compris qu’il y avait une problématique de décalage d’horloge.

Sur les alarmes, vous avez une horloge. L’alarme est calée avec une certaine heure. Il me semble que la nôtre était à environ 2 heures 40, après l’heure de déclenchement. Apparemment, c’est parce qu’il y avait un décalage. Ce sont des aspects techniques, mais il faut avoir l’ensemble des informations pour pouvoir recoller tout cela et voir quel est le scénario le plus plausible. Malheureusement, pour l’instant, rien n’a l’air d’être probant sur l’enchaînement des évènements. Nous préférerions pouvoir nous dire que c’est parti de chez Lubrizol. Nous serions très satisfaits de cette situation-là, mais à ce jour, nous ne savons pas.

M. Pierre Cabaré. Tout le monde se souvient de la catastrophe d’AZF à Toulouse. C’est un mélange de produits qui aurait provoqué cette explosion. Vous nous dites que vous ne connaissez pas vraiment les produits, mais vous nous dites aussi que vous n’avez pas de produits inflammables. J’aimerais savoir si vous connaissez les produits en fonction de leur inflammabilité. Pensez-vous que deux produits puissent se mélanger à cause de fûts percés ? Visiblement, vous ne stockez pas des produits en fonction de leur dangerosité, mais en fonction de leur ordre d’arrivée. J’ai compris que vous ne stockiez pas de produits qui pourraient s’être enflammés en se mélangeant. Est-ce possible, ou pas ? Si vous me dites que ce n’est pas possible, cela veut dire que vous connaissez les produits que vous stockez.

M. Hubert Wulfranc. Jai le sentiment que sur une période de deux ans – 2017‑2019 – vous nous dites que votre puissant voisin Lubrizol pousse les murs, à tel point qu’il stocke des produits chez vous, parce qu’il n’a pas de place. Il essaie même d’ouvrir une porte pour que cela aille plus vite. Finalement, la DREAL se dit que ce ne serait pas forcément une mauvaise solution qu’il pousse les murs. Vous vous dites que de toute façon, il y a l’antériorité et que vous êtes mal placés. Cette affaire commerciale de vente en 2017 apparaît comme une bonne solution pour tout le monde. Pour des raisons diverses et variées, cela ne se règle pas forcément vite. Nous arrivons à 2019, et il y a un problème. Je ne suis pas enquêteur, mais n’avez-vous pas le sentiment que sur ces deux ans, il a pu y avoir une perte de vigilance dans une situation où, de manière contiguë, il y a un SEVESO « seuil haut », une ICPE et un autre « SEVESO » à côté ? La DREAL nous dit qu’il y en a encore. Nous avons l’impression que vous n’êtes plus chez vous. Vous-même, vous cherchez autre chose. N’y a‑t‑il pas là une séquence qui pourrait être préoccupante dans le cadre de la réorganisation de l’espace et des propriétés sur un site très sensible ?

M. Sylvain Schmitt. Concernant l’historique de nos relations commerciales avec Lubrizol, les volumes d’activité que l’on a depuis cinq ans avec eux ont été plus élevés à une époque, ont baissé un peu entre 2016 et 2017, et cela a remonté. 2019 était une année relativement haute, mais pas dans les proportions que vous indiquez.

M. Hubert Wulfranc. Je ne parlais pas en termes quantitatifs, mais en termes qualitatifs.

M. Sylvain Schmitt. Notre projet était de délaisser ce site et nous réimplanter ailleurs. C’était surtout pour une raison que vous n’avez peut-être pas saisie ; nous avions également un autre établissement qui s’appelle « Madagascar », où nous avons une société de transport avec des camions, et avec l’arrivée de l’écoquartier, nous considérions que l’emplacement général de l’installation n’était plus adapté. Nous avions aussi compris que dans le cadre du PPRT, la pratique est d’intégrer les dangers dans le périmètre des industriels. Comme nous étions sur un site où il y avait une possibilité d’« effets domino », parce que l’étude PPRT indiquait que notre site pourrait être impacté par quelque chose venant de chez eux – ce qui s’est apparemment passé – cela nous semblait logique que ce soit Lubrizol qui reprenne. Nous voulions nous réimplanter ailleurs à cause de l’écoquartier, et pas vraiment à cause du fait que nous avions baissé les bras sur la logistique que nous faisions avec eux. Nous savions que si nous leur cédions, nous perdions le client, mais c’était un peu donnant-donnant. Cela nous permettait de nous implanter ailleurs et de retrouver un équilibre.

M. Christian Boulocher. Concernant le niveau d’attente de Lubrizol vis-à-vis de la qualification de ses sous-traitants, nous ne faisons pas partie de ce Club maintenance logistique de la Chambre de commerce de Rouen, tel que vous l’évoquez. Cela doit vraiment être de la maintenance industrielle. Nous sommes un prestataire de services. Nous n’avons pas été intégrés à ce sujet-là. Je pense que ces attentes sont aussi dues au fait que Lubrizol a beaucoup de sous-traitants à l’intérieur de son site. La société qui manutentionne, charge et vide les camions est une société prestataire sous-traitante intégrée dans le site. Elle devait également, dans le cadre du projet Lubrizol, opérer les manutentions sur le site que nous aurions cédé. Nous étions traités comme un prestataire extérieur, et non pas comme un sous-traitant interne. Nous n’étions donc pas contrôlés de la même manière que les sous-traitants internes qui interviennent sur le site.

M. Éric Coquerel. Vous avez dit qu’il aurait été plus logique que cela soit intégré dans le périmètre d’un site dangereux. Pensez-vous que cela aurait été plus raisonnable ?

M. Sylvain Schmitt. Compte tenu de ce qui est arrivé, je dirais que oui, cela en est la preuve. C’est un constat malheureux a posteriori, mais dès que l’on est mitoyen d’un site SEVESO, c’est extrêmement dangereux s’il ne vous prend pas en compte. Nous en sommes l’exemple.

M. le président Christophe Bouillon. Je me permets de revenir sur la question que je vous ai posée sur les assurances. On s’assure par rapport à un aléa, un risque. Quelle est la nature du risque, vous concernant ? Nous avons compris que vous n’étiez pas un site « SEVESO ». Vous avez une rubrique spécifique 1510 dans le cadre de l’enregistrement, mais quelle est l’identification des risques potentiels ? Quand vous allez voir votre assureur, sur quoi vous assurez-vous ?

M. Sylvain Schmitt. Nous avons une couverture assurance qui est relativement large, mais qui correspond aux assurances classiques pour les entreprises comme les nôtres. Nous avons une assurance pour les marchandises que nous stockons. Il y a deux cas de figure. Il y a les marchandises qui sont assurées par nos clients et les marchandises que nous assurons pour leur compte. C’est un premier volet. Le principe est de déclarer les valeurs des marchandises que l’on stocke. Nous connaissons ces valeurs. Nos clients nous les déclarent. Ensuite, nous avons ce qui concerne les dommages. La partie « Bâtiment » est liée aux conséquences de l’incendie. Nous avons également une perte d’exploitation qui concerne la partie logistique. Nous avons par ailleurs une assurance pollution. Dans toutes ces assurances, l’ensemble des assureurs avait parfaitement connaissance des produits que nous stockions dans nos locaux. Ils ont effectué des visites. La problématique ne porte pas tellement sur les assureurs, mais plutôt sur les limites de garantie.

Nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation d’inquiétude face aux conséquences du sinistre, et à la proportionnalité de ce qui nous sera demandé par rapport à notre voisin. Comme vous l’avez compris, nous n’avons pas les mêmes moyens économiques. Pour la partie française, c’est de 1 à 100. Si on nous demande de partager les coûts à 50/50, nous ne pourrons pas. C’est certain.


Les limites de garantie que nous avons sont conséquentes compte tenu de l’ampleur du sinistre. Je ne sais pas jusqu’où notre capacité de couverture pourra tenir. Nous sommes traités depuis le début de cette crise presque à égalité avec Lubrizol, et la DREAL nous demande sous forme d’arrêté exactement les mêmes choses. C’est une situation à laquelle nous faisons face pour l’instant, mais qui est préoccupante sur la durée.

M. Damien Adam, rapporteur. Vous n’avez pas répondu concernant l’état de vos bâtiments. Quel était l’état exact de vos bâtiments, de la vétusté, du toit, etc. ? Avez-vous remis à plus tard les investissements liés à la modernisation de vos bâtiments et à la sécurité, sachant qu’une vente se profilait vers Lubrizol ? Avez-vous de la vidéosurveillance sur votre site ? S’il n’y avait personne et que nous avions juste des alarmes, cela peut être intéressant d’avoir cette information. Ensuite, avez-vous des produits chimiques qui étaient stockés à l’extérieur des bâtiments sur ce site-là ? Quand nous regardons les images satellites, nous ne pouvons pas dire ce qu’il en est. Quelle était la séparation physique entre vous et Lubrizol, qui est un site SEVESO « seuil haut » ?

Mme Perrine Goulet. Pouvez-vous nous apporter une réponse concernant les moyens incendie et l’appui de la DREAL ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo. J’aimerais pour ma part en savoir plus sur vos rapports avec la DREAL.

M. Christian Boulocher. Nous sommes en mitoyenneté. Le bâtiment T3 est dans notre entrepôt et Lubrizol se trouve derrière. C’est tout droit, puis cela part en un « L ». Le bâtiment T2 fait la limite de propriété. Entre T2 et T3, il y a une clôture. Au bout de T2, pour aller sur le quai de France, il y a un bout de clôture. Ces bâtiments sont vraiment mitoyens. Nous n’avons pas de stockage extérieur. Le seul élément extérieur que nous avons est une benne à déchets, mais qui était de l’autre côté du bâtiment T1. Vous avez les plans. Il n’a pas été touché par l’incendie. Nous n’avons strictement rien à l’extérieur.

Concernant le nombre de visites et les rapports avec la DREAL, aujourd’hui, le quantum n’est pas suffisant. Je pense que la DREAL a un double rôle : elle a un rôle de police et un rôle de conseil. Lorsque les visites ont été faites, tant dans le cadre du PPRT que dans le cadre du projet de cession et d’adaptation des travaux envisagés par Lubrizol, personne ne nous a indiqué que les bâtiments étaient en mauvais état. C’est comme si j’étais médecin, qu’on me demandait d’aller visiter une maison pour voir l’état de salubrité, et que lorsque j’y allais, quelqu’un au milieu avait une hémorragie, mais puisque ce n’était pas le but de ma visite, je ne regardais que la salubrité. S’il y avait un état de désordre dans ces bâtiments, j’espère qu’on nous l’aurait dit, et Lubrizol aussi. Par rapport à la maintenance normale, nous avons fait les travaux nécessaires, sans investir des sommes considérables pour supprimer un bâtiment qui n’est plus adapté, installer des quais de chargement. Nous étions en position d’attente.

Je dirais donc que les rapports et le nombre de visites de la DREAL sont insuffisants. Sur cet accompagnement, il faut progresser. Cela existe dans d’autres services de l’État sur la partie accompagnement technique, conseil. Manifestement, le nombre de visites réalisées chez Lubrizol dans le cadre du PPRT, pour du suivi, des projets d’augmentation de stockage, était très faible. Par rapport à l’état psychologique des acteurs, pour la DREAL, le projet de cession était presque abouti. Les choses étant sur le point de se faire, personne ne pouvait envisager ce qui s’est passé le 26 septembre. Que s’est-il passé le 26 septembre ? C’est la vraie question.

M. Sylvain Schmitt. Je ne suis pas non plus mathématicien, mais il y a quand même de fortes probabilités pour que cela ne vienne pas de chez nous, de par la nature des produits et tout ce que nous vous avons expliqué. Je ne sais pas ce que stockait Lubrizol à proximité de nos locaux. Nous savons que le démarrage du feu a eu lieu dans une zone délimitée. Il y avait des stockages extérieurs importants, comme l’indiquent les photos. Des produits étaient même en limite de propriété, mais ce n’était pas chez nous, c’était chez eux. Je ne sais pas si l’enquête aboutira, mais en termes de probabilités, considérant que l’on stocke des produits inflammables avec des points d’éclair relativement bas – certains sont à 60 degrés – la probabilité que cela démarre chez eux est beaucoup plus forte que cela se fasse chez nous. Nous avons la conviction et la certitude que cela ne vient pas de chez nous. Malheureusement, étant donné que la scène est totalement ravagée, il sera très compliqué de le prouver. Tous les experts assureurs que nous avons rencontrés nous le disent. C’est navrant, et si je peux me permettre de délivrer un message auprès de nos confrères logisticiens : si vous êtes près d’un site SEVESO, fuyez !

M. le président Christophe Bouillon. Je suis de formation probabiliste et mathématicien, je me permets donc de vous poser une question. Vous avez dit que vous gériez 60 000 mètres carrés de stocks au niveau du groupe. Combien avez-vous connu d’épisodes incendie sur l’ensemble des stocks ? Quels types d’accidents avez-vous connus au cours des dix dernières années sur l’ensemble des entrepôts que vous gérez ?

M. Christian Boulocher. Aucun.

M. le président Christophe Bouillon. Pouvez-vous répondre à la question de Perrine Goulet sur l’incendie ?

M. Sylvain Schmitt. Nous n’avons pas fait la demande nous-mêmes à la DREAL parce que nous n’imaginions pas que nous étions en défaut, tout simplement. Globalement, nous assurions pour 17 000 euros de marchandises sur le site Quai de France. Les assureurs ont des exigences sur tout cela. Ils en avaient parfaitement connaissance. Nous faisions des déclarations mensuelles sur la valeur des stocks de Lubrizol.

Mme Agnès Firmin Le Bodo. Lorsque la DREAL vient, elle fait un rapport. Ce rapport vous a-t-il été transmis ?

M. Sylvain Schmitt. Nous n’avons jamais eu aucun rapport de la DREAL. Le seul rapport que nous ayons eu est celui qui a été délivré post-accident, que la DREAL s’est empressée de vous communiquer, sans même nous laisser le temps de répondre.

Mme Agnès Firmin Le Bodo. Nous avons bien remarqué cela. Je vais répéter ma question pour la troisième fois. Lorsque la DREAL passe, il y a un rapport. Vous n’avez pas eu production de ce rapport. Pourquoi ne l’avez-vous pas demandé ?

M. Sylvain Schmitt. Excusez-moi, je n’avais pas bien compris le sens de votre question. Nous avons été visités, mais pour le compte de Lubrizol. Le PPRT concerne Lubrizol. Nous sommes un élément extérieur. Finalement, nous n’avons eu qu’une réunion – à laquelle j’ai assisté – pour nous dire que nous aurions dû être délaissés, mais que cela ne serait pas le cas parce que l’État n’a pas d’argent. C’est la réunion que nous avons eue avec le PPRT.

M. le président Christophe Bouillon. Les mots ont un sens. Vous dites que vous avez été « visités », ce qui n’est pas la même chose que « contrôlés ». Il était indiqué tout à l’heure la différence entre déclaration et enregistrement. Dans le cadre du régime de déclaration, il peut y avoir des contrôles à la demande d’un voisin ou d’un riverain, alors que pour l’enregistrement, on peut être soumis à un certain nombre de contrôles. Est-ce d’ailleurs des visites ou des contrôles ? Ce n’est pas exactement la même chose.

M. Sylvain Schmitt. Nous n’avons jamais été contrôlés.


M. le président Christophe Bouillon. Pour résumer, en 2013, ce n’était pas un contrôle, mais c’est simplement dans le cadre de l’élaboration du PPRT et de l’étude du plan de danger que vous avez été visités. En 2017, c’était dans le cadre d’une cession pour juger de l’opportunité ou pour définir des éléments qui peuvent être utiles.

M. Sylvain Schmitt. L’objectif de Lubrizol était d’intégrer notre site dans son site, classé, lui, en « SEVESO ». Les prescriptions que la DREAL demandait à Lubrizol en plus de celles qu’elle nous aurait demandées en tant qu’exploitant d’une installation en rubrique 1510, étaient presque des prescriptions supplémentaires. De plus, ils avaient demandé à stocker des produits dangereux dans ces bâtiments-là. Je vous rappelle que Lubrizol souhaitait avoir une extension de quantité de produits dangereux. Je pense qu’ils avaient prévu dans leur plan de stocker des produits dangereux dans le périmètre de nos bâtiments.

Mme Agnès Firmin Le Bodo. Vous venez de dire quelque chose d’important. Si Lubrizol a fait la demande de vous inclure dans la zone de PPRT, c’est qu’ils avaient bien conscience des produits qu’ils vous demandaient de stocker. Lorsque Lubrizol vous demande de vous intégrer dans la zone PPRT, quelle est votre réponse ?

M. Sylvain Schmitt. Excusez-moi, mais je n’ai pas bien compris votre question.

Mme Agnès Firmin Le Bodo. Vous venez de dire qu’en 2017, Lubrizol a fait la demande de vous intégrer dans la zone PPRT, ce pour quoi vous avez été visités une deuxième fois. Si Lubrizol fait cette demande, c’est qu’il a bien conscience des produits qu’il va vous demander de stocker.

M. Sylvain Schmitt. Ce sont les produits qu’il stockera quand il sera éventuellement propriétaire du site. Tant qu’il n’y a pas de transfert de propriété, il n’y a pas de demande spécifique. C’est une démarche prospective. Le projet de Lubrizol était d’acheter notre site et de l’intégrer dans son périmètre. Ensuite, il aurait fait ce qu’il voulait, mais nous avons su qu’il souhaitait y stocker des produits dangereux. C’est tout ce que je peux dire.

Mme Annie Vidal. Comment assure-t-on le suivi et la traçabilité dans des zones à risque ? Nous avons un accident et nous ne connaissons pas l’origine des flux de produits combustibles dits dangereux. Une traçabilité nous donnerait peut-être une meilleure compréhension de la situation. En tout cas, cela m’interpelle. Nous voyons une situation avec un certain nombre de projets, des produits qui sont stockés d’un site à l’autre et sans traçabilité. Je trouve que c’est vraiment un manquement important. Personne n’est à l’abri d’une erreur, et dans la mesure où nous ne savons pas ce qui part et ce qui arrive, nous ne pouvons pas savoir si un produit non combustible a pu être mis par erreur à côté d’autres produits. Nous voyons bien qu’il y a du stockage, qu’il y a des limites qui sont assez serrées pour les uns et les autres, et une absence de traçabilité sur les produits qui circulent entre les deux entreprises.

M. Sylvain Schmitt. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous. L’ensemble des produits qui rentraient dans notre site avaient la référence et le numéro de lot.

J’ai l’impression que nous ne sommes pas compris sur le fait que quand nous faisons notre métier d’entreposeur, nous ne connaissons pas les produits. Nous ne pouvons pas vous dire exactement ce qu’ils contiennent. Nous savons à quelle rubrique ils appartiennent, mais ce ne sont pas nos produits. Nous ne les fabriquons pas. Nous sommes entreposeurs. Ce ne sont pas les produits que nous fabriquons. Si nous prenons l’exemple d’Amazon, pensez-vous qu’ils connaissent exactement l’ensemble des produits qu’ils stockent ? Cela répond à des rubriques de classement et de compatibilité de produits. Deux produits combustibles sont compatibles pour être stockés ensemble. Si vous stockez un morceau de bois avec un textile qui est dans la bonne rubrique, il n’y a pas de souci. Ce sont principalement des polymères qui ont brûlé chez Lubrizol. C’est une de leurs matières premières. Il s’agit de polymères solides. Je ne sais pas du tout ce qu’ils faisaient avec cela, mais cela rentrait dans notre classification. En tant qu’entrepositaires, nous ne pouvons pas faire beaucoup plus que cela. Chaque produit a une fiche de sécurité. Quand le produit est dangereux, nous devons avoir ces fiches. Quand il ne l’est pas, il n’y a pas de fiche.

M. le président Christophe Bouillon. Qui édite ces fiches ?

M. Sylvain Schmitt. Ce sont les propriétaires des produits. Si vous avez donné un produit dangereux, ils doivent vous donner la fiche de sécurité avec le produit.

M. le président Christophe Bouillon. Qui contrôle l’effectivité de ce rubriquage ? Lorsque quelqu’un vous confie un produit pour le stocker, si j’ai bien compris, c’est lui qui procède à l’étiquetage avec une classification, une nomenclature bien établie. Vous vous fiez à cet étiquetage. Est-ce que quelqu’un contrôle ? Des services de l’État vous ont-ils déjà contrôlés dans vos activités, ou au regard des échanges que vous avez avec des collègues logisticiens comme vous ? Ce type d’entreposage est-il particulièrement contrôlé au vu de la nature de l’exploitant ?

M. Sylvain Schmitt. Il n’y a jamais de contrôle. Sur les différents entrepôts, avec les différents produits que l’on stocke, il n’y a jamais aucun contrôle sur les produits, dans la mesure où ils répondent à une rubrique. Nous avons des installations sous autorisation. Quand la DREAL vient et contrôle ces points-là, elle nous demande les produits et regarde si cela correspond bien aux rubriques.

Mme Agnès Firmin Le Bodo. Je crois que vous avez raison d’insister sur votre activité. J’aimerais visiter un entrepôt logistique pour comprendre. Le système de fiches est important. Il y a un contrôle en amont, plutôt à la sortie des containers. Tout à l’heure, vous avez conseillé à vos collègues logisticiens de ne pas s’installer en zone « SEVESO ». Il y a aussi les moyens de pouvoir se protéger lorsque l’on est en zone PPRT, et les moyens à mettre en œuvre pour qu’on puisse développer ces activités. De plus, vous étiez là bien avant. C’est peut-être cela, le sujet.

M. Sylvain Schmitt. Je me suis mal exprimé. Le problème ne vient pas tellement du fait que nous soyons en zone PPRT, mais que nous soyons mitoyens d’un site « SEVESO » seuil haut. Lorsque l’on est mitoyen, on est plus exposé que dans un PPRT, puisque la mitoyenneté crée une zone de flou. Nous pensons que cela vient de chez eux.

Mme Perrine Goulet. Quels moyens incendie y a-t-il sur le site ? Comment fait-on pour lutter contre cela ? Comment gérez-vous votre plan d’entreposage, si vous ne connaissez pas ce qu’il faut mettre à côté ou pas ? Je cherche à en savoir plus sur la charge calorifique dans vos bâtiments et sur les moyens de lutte.

M. Christian Boulocher. Les entrepôts étaient équipés et cela a été validé lors des visites des sociétés d’assurance. Nous avions des montants de garantie élevés sur les bâtiments au niveau des risques et des marchandises. Ils étaient conformes du point de vue assurantiel. Il y avait dans l’ensemble des bâtiments un réseau incendie armé et un système d’air comprimé, afin qu’il n’y ait pas d’eau à l’intérieur des tuyaux qui puisse geler, notamment en période hivernale. Bien évidemment, nous avions des extincteurs manuels en fonction des types d’incendie, qui répondaient aux normes d’enregistrement ICPE et aux normes de l’assurance. Nous avons d’autres bâtiments où nous avons des systèmes de sprinklage. Nous n’avions pas d’obligation sur ce sujet-là.

Il est possible dans le stockage pour l’industrie pharmaceutique, d’avoir un pharmacien au sein d’une entreprise logistique. Dans l’activité que nous faisions, nous n’avons pas d’éléments techniques. Quand nous reprenons a posteriori tous les points d’éclair, ils sont tous très hauts. Imaginez la puissance calorifique qu’il y a eu. Quand bien même nous aurions fait une étude sur ce que nous stockions avant, je ne suis pas certain que nous aurions fait ce calcul, puisque les autres produits qui étaient à côté et qui ont brûlé sont des gommes arabiques, c’est-à-dire un produit végétal, dont le point d’inflammabilité est également très élevé. De plus, il y a un zonage avec des produits Lubrizol, qui avait toutes nos documentations incendie, électrique, ICPE, pour savoir ce qu’il ne pouvait pas y mettre.

Mme Perrine Goulet. Cela soulève une réflexion. Dans cet entrepôt-là, vous n’avez que des moyens de lutte qui nécessitent une présence humaine. Or, visiblement, vous n’avez pas de présence humaine la nuit. Cela m’interroge. Comment gérez-vous un départ de feu la nuit sur votre site ?

M. Christian Boulocher. Nous sommes dans le respect des règles. Celles-ci ne nous imposent pas une présence. Nous avons les détecteurs incendie et une société qui va immédiatement intervenir en télésurveillance, qui est France Intervention. Nous n’avons personne la nuit. Nous n’avons pas d’activité non plus. Nous n’avons pas de machines qui fonctionnent. C’est complètement inerte. Le risque immédiat est-il intégré en tant que tel pour un site classé en SEVESO « seuil haut » ? S’il est estimé que nous avons des points d’amélioration tels que vous l’indiquez précisant qu’il faut une présence nocturne, pourquoi pas ? Cela pose encore la question de l’antériorité. Nous pouvons nous demander pourquoi nous sommes restés là, et pourquoi on les a laissés venir si près de nous.

Mme Perrine Goulet. Votre télésurveillance a-t-elle été déclenchée ce soir-là ? Qu’en ressort-il ? Tout à l’heure, nous vous demandions si vous étiez sous vidéo protection et vous nous avez répondu que non. Maintenant, vous nous dites que vous avez la télésurveillance. Il y a donc sûrement des vidéos.

M. Christian Boulocher. Ce sont des alarmes.

Mme Perrine Goulet. D’accord. Ont-elles été déclenchées ? Quelqu’un est-il venu ? Que s’est-il passé avec cette télésurveillance ?

M. Christian Boulocher. Ils sont venus, mais comme vous l’aurez compris, le démarrage de l’incendie a été tellement violent que quand l’intervenant de France Intervention est arrivé, il y avait déjà eu beaucoup d’appels des pompiers.

M. le président Christophe Bouillon. Vous parlez depuis tout à l’heure du principe d’antériorité. Nous le comprenons, vous êtes là depuis quelques années. J’imagine que les bâtiments ont subi des rénovations, voire des réhabilitations lourdes. À quand date la dernière réhabilitation des bâtiments T3 et T1 ? Les circuits électriques ont-ils été changés ? Quelle est l’antériorité des bâtiments ?

M. Christian Boulocher. Dès le début des années 2000, le bâtiment T3 a été complètement refait au niveau de sa plateforme, du sol, avec également un doublement de la toiture avec isolation pour intégrer des demandes clients plus précises sur la nature de ces bâtiments. Le suivi électrique était fait en fonction des visites et des correctifs, de même que l’armoire de détection. Il y avait un suivi assez normal sur ces entrepôts. Il n’y avait pas de gros investissements, parce que c’étaient des entrepôts très anciens. Quelle aurait été la phase de travaux à engager pour nous, s’il n’y avait pas eu ce projet du voisin ? Nous n’aurons jamais la réponse.

M. le président Christophe Bouillon. Merci pour toutes ces précisions et nous n’hésiterons pas à faire appel à vous si nous avons besoin de précisions dans le cadre de l’évolution de notre mission.


M. Christian Boulocher. Je voudrais ajouter un dernier mot. Nos collaborateurs ont été très choqués par l’incendie, mais ils ont aussi été très choqués et blessés par les communications qui devaient être faites par le préfet et par le directeur de la DREAL, en nous montrant un peu du doigt. S’agissant des odeurs et du rapport faisant état d’écarts avec la réglementation, nous avons fait tout ce que nous pouvions. Nous sommes une entreprise moyenne qui essaie de ne pas trop faire parler d’elle et d’avancer. Je sais que les salariés de Lubrizol souffrent aussi, mais nous avons été vraiment malmenés en termes d’image et de réputation. C’est aussi l’occasion pour nous de montrer notre solidarité envers nos collaborateurs, mais aussi nos clients et nos fournisseurs qui ne nous ont pas lâchés dans cette tempête. C’est important. Sylvain Schmitt et moi-même nous pouvons nous protéger, mais ce n’est pas le cas de nos collaborateurs, de nos conducteurs qui sont sur le terrain et qui se font chahuter avec cet amalgame de communication qui suggère qu’ils ne seraient pas organisés et pas bons, et que par conséquent, le feu est parti de chez eux. Ils souffrent et les salariés de Lubrizol aussi, je ne l’oublie pas. Je tenais à le dire pour conclure.

 

Laudition sachève à quinze heures trente.

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10.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Christine Gavini Chevet, rectrice de l’académie de Caen, chargée d’administrer l’académie de Rouen, et de Mme Brigitte Lacoste, directrice de cabinet

(Séance du mercredi 6 novembre 2019)

L’audition débute à quinze heures quarante.

M. Christophe Bouillon, président. Nous poursuivons les auditions dans le cadre de la mission d’information sur l’incendie de Lubrizol à Rouen qui a été décidée en conférence des Présidents. Cette mission cherche tout à la fois à comprendre l’évènement en tant que tel, sa gestion, la gestion de crise et la communication de crise, faire un retour d’expérience, en tirer un certain nombre de conclusions et si possible faire des propositions d’amélioration sur tous les aspects qui « s’accrochent » à ces évènements. Nous auditionnons cet après-midi Mme la rectrice de l’académie accompagnée de Mme la directrice de son cabinet.

J’aimerais comprendre la façon dont vous avez été averties – quand je dis « vous », c’est, bien sûr, l’Éducation nationale – et quel rôle vous jouez dans le dispositif à la fois de gestion et de crise et même de communication de crise. Il y a des directives précises par voie de circulaires ou de notes qui émanent de l’administration centrale, de l’Éducation nationale, mais qui permettent sans doute de décrire dans les détails le rôle de chacun. Pouvez-vous les rappeler ?

Pendant l’évènement et après, nous avons vu beaucoup de réactions de la part des maires, à la fois sur le niveau d’information qui était le leur, mais aussi sur la question du confinement des écoles et de la relation avec les directeurs ou les directrices des écoles en termes d’information. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point ? Des maires nous ont dit qu’on leur avait indiqué qu’il fallait qu’ils puissent rentrer en contact avec les directeurs d’écoles et parfois ils ne savaient pas s’ils devaient le faire eux-mêmes ou s’ils devaient d’abord passer par l’inspection. Ils ne disposaient d’ailleurs pas tous des numéros de portable des directeurs et des directrices. Lorsque vous réalisez des exercices comme les plans particuliers de mise en sûreté (PPMS), c’est l’occasion de vérifier si, sur l’ensemble du dispositif, vous avez en main tous les éléments d’information, et de communication qui peuvent permettre d’être opérant face à un évènement de cette nature. Avez-vous eu un retour de la part des directeurs et des directrices des écoles, des enseignants, des syndicats d’enseignants, des représentants des parents d’élèves ? Est-ce que cela fait l’objet d’un retour d’expérience ? Avez-vous sollicité chacune des écoles et des communes qui ont été concernées par les consignes de confinement ? Il y a une question qui est remontée de la part des maires des communes concernées, c’est vrai que c’est très difficile lorsque vous êtes sur un espace avec une continuité urbaine, même si pour définir les villes concernées, il fallait bien se fixer une règle, mais nous avons toujours des effets de frontière. Je pense par exemple à la vallée du Cailly ou aux communes autour de Rouen ou même sur les hauteurs. Par cet effet frontière, vous pouvez être situé à quelques mètres, voire à des centaines mètres. Il y a une incompréhension de la part des parents de savoir que l’école à côté est confinée et pas la leur, ou en tout cas que les enfants ne sont pas accueillis quand d’autres écoles le font. Avez-vous un retour d’expérience qui pourrait améliorer, si possible, le dispositif et tout autant la compréhension qu’on peut en avoir ?

Sur la question du confinement, à travers le retour que vous avez des PPMS, y a-t-il un bon niveau de satisfaction concernant l’information ? Comment intégrez-vous certains moyens de communication qui sont ceux d’aujourd’hui ? Nous voyons bien que l’information va très vite. Comment communiquez-vous au niveau du rectorat ? Comment participez-vous à cette nécessité de répondre le plus vite possible à un certain nombre d’interrogations ?

Dernière question ; elle a aussi son importance, me semble-t-il. Nous savons qu’il y a un dispositif de suivi médical et épidémiologique qui répond à la fois à la demande que l’on a pu exprimer, mais qui répond aussi à la circulaire de 2012 en la matière. De votre côté, je pense notamment à la médecine scolaire, avez-vous un rôle à jouer ? Si vous ne l’avez pas aujourd’hui de par les textes, ne pensez-vous pas que cela serait utile, malgré tout ? Notamment sur des aspects psychologiques, il y a eu quand même beaucoup de questions qui ont été soulevées par les enfants qui fréquentent les écoles. Ils ont pu être choqués par les images, ils entendent beaucoup de choses en la matière mais peuvent, à travers leurs parents, avoir des éléments de compréhension. N’y a-t-il pas un rôle à jouer du côté de l’Éducation nationale pour participer à la compréhension d’un évènement de cette nature ?

M. Damien Adam, rapporteur. Effectivement, comme le disait M. le président, nous avons des questions sur la gestion du point de vue de l’Éducation nationale de cette crise et de l’information de l’ensemble des parties prenantes de l’Éducation nationale concernant cet incendie. Je pense qu’il faut faire une séparation entre les 12 communes qui ont été impactées par l’interdiction d’ouverture des écoles émanant de la préfecture et toutes les autres communes qui ont pris des initiatives de fermeture d’écoles. M. le président citait la vallée du Cailly, c’est effectivement une réalité. Ensuite, il y a une troisième catégorie, ce sont les 112 communes impactées par le panache de fumée et qui ont pu être impactées par les conséquences de ce panache, sans forcément qu’il y ait de fermeture des établissements dès le jeudi matin. J’aimerais savoir déjà quelle a été la structuration de la communication interne à l’Éducation nationale, c’est à dire entre vous, les inspecteurs présents sur le terrain, et derrière eux, les directeurs d’établissement, et aussi savoir comment toute cette machinerie a pu se mettre en branle et comment les choses ont commencé à partir du moment où la cellule de crise se met en place et à quel moment l’Éducation nationale est officiellement informée. J’aimerais que l’on puisse revenir sur cet épisode de SMS qui n’auraient pas été envoyés en temps et en heure et qui, au lieu d’intervenir le matin vers 8 heures, auraient été envoyés vers 10 heures, occasionnant quelques petits soucis … Vous nous direz ce qu’il en est.

Il s’agit de la gestion de la crise en tant que telle le jour même pour être sûr que nous n’ayons pas d’enfants qui soient déposés par leurs parents sans que l’école soit ouverte et qu’ils se trouvent sans personne pour s’occuper d’eux ; est-ce que cela a été le cas sur une des communes impactées par les fermetures d’établissements ?

Revenir également sur l’aspect médecine scolaire. Quelles ont été les consignes particulières reçues par les médecins scolaires ou les infirmières scolaires ? Ont-ils constaté une augmentation du nombre de sollicitations dans les établissements sur des questionnements, sur des problématiques de santé ? Même sujet d’interrogation concernant les psychologues scolaires, ont-ils déjà constaté, dans leur pratique, certains indices qui pourraient être liés à l’incendie et à ses conséquences ?

Une dernière question concerne le nettoyage des différents établissements, un autre sujet qui relève de votre compétence. Il y a la problématique des suies et celle des fibrociments, je pense, à traiter séparément. Pourriez-vous nous indiquer quels ont été les moyens et les préconisations en œuvre pour traiter ces deux points ?

Mme Christine Gavini-Chevet, rectrice de lacadémie de Caen. Je vais concentrer cette première intervention sur les premiers jours de la crise parce que cela correspond déjà aux questions que vous venez de me poser.

Ces premiers jours, c’est du jeudi jusqu’au lundi, c’est-à-dire de la fermeture des écoles jusqu’à la réouverture des écoles le lundi matin. Je vais présenter cette intervention en trois points. Le premier est la chaîne d’alerte, ce fameux jeudi 26 septembre quand nous avons été alertés et comment nous avons pu alerter les écoles, les collèges et les lycées. Ensuite, la gestion de la crise de la fermeture des écoles ce jeudi jusqu’au lundi matin et l’opération de nettoyage. Enfin, comme vous me l’avez demandé, des points forts et des faiblesses et surtout des pistes d’amélioration.

Le 26, la chaîne d’alerte se met en place à partir de 6 heures 45. L’Éducation nationale est présente au centre opérationnel départemental à partir de 6 heures 15 pour être exact, à travers le secrétaire général du rectorat de Rouen. À partir de là, nous avons une excellente connexion entre le COD, le rectorat et la direction des services départementaux de l’éducation nationale (DSDEN), où se trouve l’inspecteur d’académie. Je rappelle, puisque cela a été demandé, que la chaîne de commandement en cas de crise est simple. C’est une chaîne de commandement départementale sous l’autorité du préfet de département, en l’occurrence ici le préfet de région également, et à la manœuvre, l’inspecteur d’académie, des directeurs académiques des services de l’Éducation nationale (DASEN), mais avec une cellule de crise également académique où se trouve la rectrice qui copilote la crise. En général, le recteur a une fonction un peu différente de celle de l’IA-DASEN, qui est dans une fonction plus opérationnelle. Nous avons mis en place cette cellule de crise aux alentours de 8 heures après les premières alertes, les premiers débuts d’action, avec une cellule de crise en trois points pour tenir compte de la particularité de notre académie actuelle qui comporte deux sites : Caen et Rouen, avec DSDEN, un rectorat de Rouen, un rectorat de Caen, sur la journée du jeudi. À partir de la journée du vendredi, il n’y avait plus qu’une seule cellule académique au rectorat de Rouen.

À partir de 6 heures 45, l’Éducation nationale a mis tout en place pour prévenir écoles, collèges, lycées et les établissements d’enseignement supérieur dans le périmètre des 12 communes, le périmètre défini par le préfet comme étant le périmètre sur lequel les écoles doivent fermer. Je rappelle que la consigne du préfet à ce moment-là, c’est la fermeture des écoles et la mise à l’abri. On ne parle pas de confinement. Il s’agit bien d’une mise à l’abri des enfants. Les enfants qui se seraient présentés aux portes des écoles devaient être accueillis et travailler à l’intérieur de l’enceinte de l’école.

Dès 8 heures 30, le préfet avait établi qu’il n’y avait pas de toxicité aiguë pour la population. Il ne s’agissait pas de confiner ou d’évacuer, mais bien de protéger les enfants. Nous avons, à partir de 6 heures 45, appelé les inspecteurs de circonscription. Vous connaissez notre organisation, là c’est la DSDEN qui effectue ce travail. Le rectorat appelle les établissements, c’est-à-dire les collèges, les lycées, ainsi que les établissements d’enseignement supérieur ; la répartition habituelle de notre travail. Le message est transmis d’abord par téléphone et c’est le même message que celui de la préfecture. Nous relayons donc le message de la préfecture. Les établissements sont fermés, les élèves sont mis à l’abri. Les inspecteurs de circonscription relaient cette information aux écoles jusqu’à 8 heures 25 environ. A 8 heures 27, nous faisons envoyer par la DSDEN un courriel pour doubler cette alerte téléphonique. Enfin, à 8 heures 58, nous avons ce fameux SMS qui aurait dû arriver plus tôt. Je vais revenir sur ce point dans les points d’amélioration. Nous envoyons un SMS à l’ensemble des sites scolaires. Nous sommes à ce moment-là à 112 sites scolaires concernés dans 12 communes, et nous leur envoyons un message identique à celui que j’ai indiqué ; assurer l’accueil des élèves, les mettre à l’abri et fermer les établissements. Nous avons communiqué également, à travers la DSDEN, avec les directeurs diocésains pour ce qui concerne l’enseignement privé.

Dans l’après-midi, la DSDEN a demandé aux inspecteurs de faire le relais auprès des maires et c’est peut-être cela qui a pu susciter de l’incompréhension puisque nous sentions bien qu’il fallait trouver des canaux pour communiquer avec la population de parents d’élèves et nous avons demandé aux maires s’ils pouvaient entrer en contact avec les parents pour leur exposer la situation et les mesures qui avaient été prises. Effectivement, certains maires ont pu se trouver dans la difficulté.

Nous avons également fait un lien avec le CROUS pour faire en sorte de vérifier que tous les étudiants étaient bien mis à l’abri, ce qui a été le cas. La directrice du CROUS nous a assuré que dans chaque unité de logement du CROUS, il y avait bien un responsable présent pour s’occuper des étudiants qui étaient non pas confinés, mais mis à l’abri pendant cette période.

Enfin à 8 heures 20, nous commençons à essayer de communiquer avec la population, cette fois, le grand public, via les réseaux sociaux et les sites web académiques et départementaux. Le message que nous relayons, c’est le message de la préfecture. C’est un message très simple, très clair, mais un peu institutionnel.

Ainsi, à la situation à 9 heures, tous les sites scolaires ont été prévenus, les 112 sites. Cette communication a été doublée d’un SMS. Tout de suite après, nous faisons un point. Aucun enfant n’a été mis en danger pendant cette période. Aucun enfant ne s’est trouvé à la porte d’une école ou d’un établissement fermé et c’était cela qui était le plus important. À 9 heures, nous pouvons dire qu’il n’y a pas de mise en danger des élèves. Nous avons pu contrôler la situation.

À partir de là arrive la deuxième phase, qui commence à peu près à 15 heures lorsque nous savons que le feu a été éteint. Le préfet a fait état de cette situation. Il nous expose le fait que le nuage se dilue au-delà des 22 kilomètres qui étaient l’étendue du nuage au départ. Cette dilution est suffisante pour qu’il n’y ait pas de danger pour les populations. Mais par principe de précaution, le préfet émet un message protection des personnes fragiles parmi lesquelles bien sûr les personnes âgées, mais aussi les enfants. Nous sommes donc concernés. Ce message est passé à 14 heures 22. Le préfet a également communiqué aux maires la possibilité, hors des 12 communes, de fermer les écoles s’ils le souhaitent, c’est à l’appréciation des maires. C’est cette question qui s’est posée à certains maires hors des 12 communes.

Par ailleurs, du jeudi 26 au dimanche 29 au soir, les services de l’Éducation nationale, rectorat et DSDEN, engagent une grande opération pour superviser le nettoyage de ses écoles, collèges, lycées, également établissements d’enseignement supérieur. Progressivement, nous allons passer du périmètre de 110 sites au départ à un périmètre de 225 sites scolaires qui vont être nettoyés durant le week-end entre le vendredi et le dimanche soir. Nous avons supervisé ce nettoyage effectué par les collectivités territoriales et, pour les écoles privées, sous la responsabilité du directeur diocésain, par les directeurs d’école eux-mêmes.

Entre-temps, l’Agence régionale de santé (ARS) – c’est très important – émet des recommandations pour le nettoyage des suies dans les logements et leur environnement. L’Éducation nationale s’appuie sur ce protocole pour le nettoyage des sites scolaires. Le protocole, je crois que vous le connaissez. Il indique qu’il faut nettoyer à l’eau, etc. Nous demandons à chacune des collectivités territoriales de respecter ce protocole, de superviser le nettoyage et de nous indiquer où ils en sont. Il va commencer un comptage très long commune par commune, école par commune, pour savoir si le nettoyage a été fait. C’est ce qui se produit. À ce moment-là, l’ARS a quand même insisté, et cela nous a beaucoup rassuré, sur le fait que la pollution qu’il s’agit d’éliminer est visible. Ce sont des suies. Il faut simplement les nettoyer. La recommandation que nous donnons est également que les suies ne soient pas touchées parce qu’elles peuvent produire des irritations, et qu’elles ne soient pas ingérées.

Dans le même temps, les services de l’Éducation nationale ont essayé de continuer à donner le plus d’informations possible et à rassurer l’ensemble des parents, des enseignants, des personnels de direction, et les personnels du rectorat qui ont aussi manifesté, bien sûr, des inquiétudes. Nous avons aussi engagé un début de dialogue social et j’y reviendrai. Nous avons aussi travaillé sur les directeurs et présidents d’établissements d’enseignement supérieur.

À 15 heures, la décision est prise par le préfet et moi-même de fermer à nouveau les établissements, les sites scolaires d’Enseignement supérieur le 27 et le 28, de façon à pouvoir orchestrer cette opération de nettoyage.

Nous avons communiqué aux différents publics à différentes reprises pendant le week-end. Je ne vais peut-être pas égrainer les moments, mais il y a eu au moins une dizaine de moments de communication différents, avec deux moments forts, bien entendu, qui sont la visite du ministre le vendredi après-midi. Le ministre a pris la parole vers 14 heures pour indiquer que le nettoyage des sites scolaires était en cours et qu’ils pourraient rouvrir lundi s’ils avaient été nettoyés. J’ai moi-même fait une conférence de presse le dimanche 29 avec tous les médias locaux et nationaux, où j’ai relayé cette information. J’ai donné l’état d’avancement. Il y a eu beaucoup de questions, portant bien sûr sur la nocivité des suies, sur le droit de retrait pour les enseignants, sur les mesures de nettoyage. J’étais accompagnée, dans cette conférence, par le maire de Rouen, par l’IA-DASEN et par l’ARS, qui pouvait communiquer des informations aux médias sur les questions sanitaires. Dans le même temps, nous avons orchestré un début de dialogue social à travers des appels téléphoniques aux organisations représentatives du premier degré, faits par la DSDEN. De notre côté, au niveau du rectorat, des appels téléphoniques au secrétaire académique du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), toujours dans une répartition classique de nos responsabilités. Nous passons des consignes aux agents du rectorat. Nous leur demandons de consulter un médecin s’ils ont des symptômes, notamment les symptômes bien connus occasionnés par les odeurs incommodantes, et bien sûr de ventiler les bureaux. Nous convoquons un CHSCT départemental et un CHSCT académique le même jour, le lundi 30 septembre, pour pouvoir donner aux organisations représentatives un état des lieux. Le lundi après-midi, nous avons donc tenu deux CHSCT.

Dans le même temps, nous avons mis en place une cellule d’information et d’écoute à destination des parents d’élèves et des personnels. Cette cellule d’information mise en place à partir du 27 septembre sera ouverte jusqu’au 4 octobre et recueillera d’assez nombreux appels. La première journée, 150 appels ont été recensés.

Nous avons également mis en place un protocole médical et un protocole pédagogique. Le protocole médical a été orchestré le dimanche à travers mes conseillères techniques académiques médecins, la conseillère technique médecin de la DSDEN et les conseillères techniques infirmières, qui ont créé un protocole. C’est ce protocole qui va permettre, à partir du lundi, que des infirmières et des médecins scolaires soient positionnés dans toutes les circonscriptions pour qu’à la demande des écoles, des collèges et des lycées, il puisse y avoir une intervention médicale dès qu’un élève a des difficultés, ce qui s’est passé à partir de ce lundi. Dès le mardi matin, nous nous sommes aperçus qu’elles étaient assez peu sollicitées. Nous avons néanmoins souhaité renforcer le dispositif en mettant les infirmières directement dans les écoles. Elles ont fait des rondes en quelque sorte pour vérifier que les élèves n’étaient pas incommodés. Effectivement, il y a eu pas mal de visites concernant des élèves incommodés, de la toux, des vomissements.

Un protocole pédagogique a aussi été mis en place pour le retour des élèves en classe, c’est-à-dire le lundi matin. Nous avons souhaité que les élèves soient accueillis par des professeurs qui puissent parler de ce qui s’était passé. Vous avez évoqué cette question, je crois qu’elle est très importante. Il pouvait y avoir des enfants qui avaient été choqués par les images d’un feu particulièrement impressionnant et par la fermeture de leur école pendant deux jours. Ce n’est pas anodin. Fermer deux jours, c’est assez rare. Le protocole a été mis en place également par des professeurs et pour les professeurs.

L’Enseignement supérieur est une caractéristique particulière puisqu’il s’agit d’étudiants, d’adultes. Nous ne sommes plus autant dans le registre de la protection des populations fragiles. Le jeudi 27 après-midi, le président de l’université de Rouen a demandé au préfet et à moi-même de rouvrir l’Université. Nous en avons parlé avec M. le préfet et nous avons trouvé que c’était possible dans la mesure où il ne s’agissait pas de populations fragiles. L’Université de Rouen a été rouverte le vendredi 28, avec cependant un absentéisme important ce jour-là.

Le dimanche, j’ai organisé une réunion avec tous les chefs d’établissements d’enseignement supérieur pour faire le point sur les fermetures puisque les différents établissements – j’ai pris les établissements du périmètre de la communauté d’universités et établissements (COMUE) – avaient parfois fermé, parfois non, étaient déjà nettoyé ou pas encore. Nous avons fait un point complet pour que tout le monde soit à peu près « calé » pour un retour à la normale le lundi matin et avec un travail concernant les laboratoires de recherche pour savoir s’ils avaient pu être affectés d’une quelconque manière par la pollution, mais ce n’était pas le cas. Il n’y avait pas de problème particulier sur nos labos.

Ce dimanche 29, nous avons pu vérifier que toutes les communes, toutes les écoles, tous les collèges, tous les lycées avaient mis en œuvre le nettoyage. Il restait une dernière école à 18 heures 30, nous avons attendu que le maire puisse nous affirmer que le nettoyage avait bien été fait et nous avons pu indiquer sur les deux sites académiques et notre compte Twitter que les écoles avaient été nettoyées et pourraient ouvrir le lundi matin. 

En réalité, sur les 225 sites scolaires, seulement 33 écoles publiques, 8 écoles privées et 7 collèges présentaient des traces de suie. Ailleurs, il y a eu des vérifications, mais il n’y avait pas de traces. Lundi matin, nous rouvrons. La présence d’infirmières est dans chaque circonscription. Des difficultés sont signalées : des élèves qui sont incommodés dans certains cas, mais aucune hospitalisation d’élèves, des professeurs, des directeurs d’école qui se sentent mal. Les odeurs, l’inquiétude est également très marquée. Je précise aussi que les activités d’éducation physique et sportive (EPS) étaient rendues impraticables. En effet, j’avais donné une instruction ferme de ne pas pratiquer l’EPS en dehors des enceintes des établissements et des écoles puisque je n’avais pas la garantie que les autres installations avaient été nettoyées. Ce que j’avais demandé aux collectivités, et Dieu sait que c’était déjà beaucoup, c’était de nettoyer les écoles, pas forcément les installations sportives hors des écoles. Nous avions des professeurs d’EPS qui devaient garder les élèves dans les cours, les préaux, et c’était assez difficile. Nous avons mis une semaine ensuite pour pouvoir obtenir le nettoyage des autres installations sportives.

Nous avons aussi des statistiques d’absentéisme : 8,5 % des élèves en premier degré et 4,9 % des élèves en second degré étaient absents le lundi. Au cours de la période et jusqu’à la Toussaint, nous avons eu un absentéisme un peu supérieur à la moyenne, qui était dû sans doute à une inquiétude des parents.

J’arrive maintenant à la question des forces et des faiblesses telles que nous pouvons les appréhender dans cette gestion de crise. J’ai repéré quatre enjeux : la gestion de crise proprement dite et l’accompagnement médical pédagogique, la communication avec les populations, le dialogue social et les relations avec les élus et les collectivités territoriales. Au cours de cette vaste opération de nettoyage, nous avons vraiment eu un très bon contact. Nous avons eu des contacts permanents avec les collectivités, communes, départements et régions. Rien n’aurait pu se faire sans les élus qui ont pris à bras-le-corps la question de cette pollution et du nettoyage.

Dans les points forts que j’ai repérés, c’était justement l’excellente relation que nous avons eue avec les élus, ce qui n’empêche pas bien sûr des critiques que je connais de la part de certains élus, mais globalement, nous avons été très heureux de la façon dont ils avaient très vite réagi à nos demandes. Une très bonne coordination de notre point de vue entre la préfecture, l’ARS et nos services via le COD, mais après, en dehors du COD, une fluidité totale de relations entre nous, qui étaient très importantes. Une très bonne articulation entre les deux cellules de crise, rectorat et cellules de crise départementales. Un travail assez complet entre la gestion de crise, la communication, le médical, le pédagogique. Nous avons essayé vraiment de penser à tout. J’ai oublié de citer le cas des internes. Nous avons tout de suite travaillé sur les internes. Nous avons aussi travaillé sur les sorties scolaires tout de suite, en essayant de vérifier que nos élèves n’étaient pas en dehors de leurs écoles.

Les points à améliorer existent, ils sont clairs, vous les avez cités. C’est particulièrement cette chaîne d’alerte. Nous estimons qu’elle n’a pas été assez rapide puisqu’elle s’est déroulée entre 6 heures 45 et 8 heures 30, avec un SMS qui part trop tard. Cela va un petit peu avec ; elle est hétérogène parce que nous passons par le canal des inspecteurs de circonscription qui relayent à des heures différentes et peut-être parfois des messages qui ne sont pas exactement les mêmes puisque c’est un message humain et que chacun interprète la consigne, et c’est tout à fait normal. Nous voyons bien là un point d’amélioration dans la communication rapide, sachant que nous sommes sur une crise d’un type assez différent des exercices que nous menons chaque année, qui sont souvent sur des périmètres plus restreints et où la chaîne d’alerte est plus courte. Là, nous avons pu constater qu’il y avait une difficulté lorsque les périmètres sont non seulement importants, mais changeants. Cela allonge la chaîne d’alerte, il faut donc que nous travaillions sur ce sujet. Je rappelle que la communication a été très rapide et très efficace avec les établissements publics locaux d’enseignement (EPLE), collèges, lycées, et les établissements d’enseignement supérieur, mais plus lente avec les écoles pour des raisons que vous connaissez bien, qui sont liées au fait que les directeurs d’école ne sont pas logés. Un certain nombre d’entre eux ne communiquent pas leur numéro de téléphone parce que ce sont des téléphones personnels. Donc la communication est plus lente. Nous réfléchissons à une façon d’améliorer cette communication. J’ai beaucoup discuté avec certains directeurs d’école que j’ai rencontrés par la suite sur d’autres sujets qui sont venus après. Certains m’ont dit : « J’ai regardé mes mails », alors que ce n’est pas la procédure, parce que la procédure c’est le SMS, le téléphone. On s’aperçoit que l’on aurait pu aussi travailler immédiatement par mail, en tout cas doubler la communication téléphonique avec un mail. Nous pouvons travailler sur cela. Il faut que nous travaillions sur nos exercices. Vous avez cité les PPMS, il y en a un qui est prévu le 19 novembre. Nous avons décalé celui du 15 octobre parce que nous savions que les chefs d’établissement avaient été mis à rude épreuve, ainsi que les collectivités, mais nous l’avons conservé celui du 19. Dans l’Eure, il y aura un PPMS complet. En Seine-Maritime, nous allons faire simplement un test de chaîne d’alerte et nous allons trouver des moyens d’aller plus vite. Il y aura également un PPMS complet, réalisé au niveau de la région académique cette fois en 2020. C’est une décision que nous avons prise avec le préfet.

Nous avons eu aussi une difficulté au niveau du repérage parce que pour envoyer ce fameux SMS, il faut trouver les numéros de téléphone de ces fameux inspecteurs et directeurs d’école. Pour cela, nous avons un outil académique qui s’appelle « Cartocrise », qui permet de lister les numéros de téléphone. À cette occasion, nous nous sommes rendu compte que techniquement, l’outil n’est pas au point. Nous avons décidé d’abandonner cette solution pour aller vers une autre solution technique qui existe dans d’autres académies. Nous allons faire une sorte de parangonnage pour avoir un meilleur outil.

Ensuite, je crois que l’autre question que vous m’avez posée portait sur la communication avec les maires. Effectivement, je crois que le point le plus difficile pour tous les services de l’État a été la question des « effets frontière ». J’ai bien les communes en tête. La question, c’est que la décision qu’a prise le préfet était liée au déploiement de l’incendie au sens des vents, et que les communes qui n’étaient pas sous le nuage, dont il avait fait un calcul très précis, n’ont pas été soumises à une fermeture des écoles. Mais l’après-midi, nous avons dit « libre à vous ». Là, effectivement, pour un maire, je peux comprendre qu’il y ait une difficulté, un choix difficile à opérer. Beaucoup de maires ont fait le choix de fermer ; nous passons ainsi de 110 à 225 dans l’après-midi du jeudi. Il y a sans doute un travail à faire pour mieux communiquer avec les maires sur des périmètres larges, ce qui veut dire que nous avons beaucoup de maires à contacter. Et comment discute-t-on avec eux ? Notre solution qui était de passer par l’inspecteur, qui est la voie classique dans l’Éducation nationale, nous voyons bien qu’elle est perfectible et que peut-être il faut encore travailler cette solution, notamment avec nos inspecteurs de circonscription, pour mieux les préparer à aider les maires dans ce type de décision.

Également, nous avons sans doute communiqué d’une façon institutionnelle. Nous avons cherché à informer et à rassurer. J’ai essayé de rassurer dans ma conférence de presse. Notre communication a été jugée souvent institutionnelle et je crois que nous avons un effort à faire sur la maîtrise des réseaux sociaux, ce qui est extrêmement difficile. On voyait bien que les messages circulaient sur les réseaux étaient en partie de fausses informations. Nous aurions sans doute dû travailler davantage pour savoir comment répondre lorsqu’une fausse information est diffusée. Nous savons que c’est un exercice difficile puisqu’il s’agit toujours d’informer sur des faits avérés. Nous réfléchissons aussi sur ce travail.

Sur le suivi épidémiologique, c’est quelque chose à laquelle nous avons pensé tout de suite. La réponse est venue de l’ARS puisqu’elle fait une enquête en population générale à partir de mars 2020. Dans cette enquête, elle va interroger les conséquences pour les enfants. Nous avions imaginé une convention spécifique pour nos élèves, mais à travers cette enquête, nous allons avoir des données pour nos élèves. Ce suivi épidémiologique sera fait. Ce qui n’empêchera pas, comme vous l’avez suggéré et qui me semble très intéressant, de retravailler avec les médecins scolaires sur ces questions-là.

La question du fibrociment est venue quelques jours après, le jeudi 3 octobre, puisque le préfet et l’ARS se sont rendu compte que des débris d’amiante étaient retombés. À ce moment-là s’est posée la question de leur évacuation des écoles, particulièrement des cours. Il y a eu, en réalité, très peu de fibrociment dans les cours. Un protocole de nettoyage a été mis en place par la préfecture et par l’ARS, que nous avons bien entendu communiqué à l’ensemble des sites scolaires pour que, s’ils repéraient du fibrociment, un nettoyage de l’école en bonne et due forme puisse être fait, qu’il y ait donc un nettoyage spécial. Ce n’est pas un nettoyage, en fait, c’est une récupération du fibrociment dans des conditions particulières par une société spécialisée.

Mme Annie Vidal. On voit la volonté de mettre en place à la fois des mesures pour répondre à la situation et un plan de communication le plus large possible avec un certain nombre de faiblesses, vous l’avez reconnu. C’est là-dessus que je voudrais vous interpeller. Entre toutes les décisions que vous avez prises pendant les premiers jours et le lundi matin, il y a eu le samedi soir, si j’ose dire, avec l’arrêté préfectoral de mise sous séquestre d’un certain nombre de productions agricoles et des communes plus éloignées – je pense à certaines communes du Pays de Bray qui font partie de ma circonscription – qui se sont trouvées en difficulté avec cette mise sous séquestre, une pollution visible sur les territoires agricoles, du nettoyage dans les écoles ! J’ai constaté moi-même des retombées de suie le lundi matin avec une grande humidité ce jour-là. Finalement, malgré la consigne de réouverture et la communication, certaines écoles et certains élus ont été confrontés à des difficultés, puisque le périmètre était assez élargi, pour prendre la bonne décision avec un impact non négligeable pour certains qui se sont fait un point d’honneur à offrir des repas scolaires avec des circuits courts et locaux. De plus, une très grande difficulté est survenue le lundi ; que fait-on quand les extérieurs d’école sont encore sales et pour les repas scolaires ? C’est vraiment la difficulté de gérer à terme alors que les évènements évoluent finalement très vite. C’est sur tout cela que j’aimerais avoir votre regard.

M. Pierre Cabaré. D’abord, bravo, parce que c’est quand même une gestion de crise qui n’est pas facile. Cette gestion finalement vous confère une réelle expertise, à la fois sur ce qu’il faut faire mais aussi sur ce qu’il ne faut pas faire, et je trouve que donner l’alerte n’est pas facile. Donner une alerte qui protège les personnes, ce n’est pas facile non plus. Je voudrais savoir comment vous avez vraiment vécu cela avec certainement des doutes et assez peu de certitudes. Vous avez parlé de la communication entre les personnes. Il y a peu de raisons pour lesquelles cela ne peut pas arriver à nouveau, pas chez vous évidemment, mais ailleurs, c’est certain. Dans ce cas, avez-vous déjà préparé un scénario qui puisse aider les personnes en bénéficiant de l’expertise que vous avez acquise ?

M. Hubert Wulfranc. Vous avez indiqué avoir supervisé le nettoyage des locaux. À ce titre, vous vous êtes félicitée du concours des collectivités territoriales, notamment des communes. Pour connaître un peu, avec certains collègues, le terrain, quel crédit avez-vous pu accorder le dimanche soir à des interventions qui avaient été conduites sous l’autorité des techniciens et des équipes d’entretien des écoles – je pense aux communes – à la fois en termes de nettoyage des locaux intérieurs et de l’extérieur desdits périmètres scolaires ?

Peut-être pas à ce stade, mais j’aimerais éventuellement continuer de vous entendre sur la question de la médecine scolaire. Vous avez répondu avec ces équipes de « rondiers » en quelque sorte à disposition des équipes pédagogiques, des directions dans les établissements, cela dès le lundi. Vous envisagez, si j’ai bien compris, de poursuivre un focus particulier avec la médecine scolaire, dont notamment les enjeux en termes psychologiques. Vous l’avez dit, des écoles fermées deux jours, ce n’est pas rien ! Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce que vous pourriez proposer en la matière ?

Mme Christine Gavini-Chevet. Sur la question du périmètre et des communes qui ont été comprises dans l’arrêté préfectoral lié aux questions agricoles, je pense qu’il y a quand même deux temps à distinguer. Pour nous, le samedi soir, nous étions à 225 sites scolaires. Ceux-là, nous étions sûrs qu’ils étaient nettoyés et la discussion avec les maires avait eu lieu. Ensuite, au-delà du samedi et au-delà de ces 225 sites, il y avait encore d’autres communes qui se sont révélées avoir des suies ou ce genre de choses. Nous avions fait passer un message et cette fois dans tout le département, le DASEN l’avait fait passer pour tout le département, un message de continuité dans l’action de nettoyage. Nous avions dit qu’il fallait que ce soit renouvelé quotidiennement, ne serait-ce que parce que les enfants pouvaient apporter des suies de l’extérieur et ainsi les rentrer dans les classes. Normalement, il devait y avoir une continuité du nettoyage. Ce qu’on nous a répondu la plupart du temps dans les collectivités, c’est que c’est fait tous les jours ! Nous n’étions pas dans quelque chose d’exceptionnel. Pour moi, il y a vraiment ces deux temps et, effectivement, il y avait une semaine plus tard encore des écoles qui retrouvaient des suies le matin et qui ont même pu trouver du fibrociment à un certain moment, créant des situations d’inquiétude.

Mais à chaque fois, nous avions déjà un protocole mis en place soit pour les suies, à travers l’ARS, soit pour le fibrociment. Nous avons essayé de suivre systématiquement le protocole défini par l’ARS et d’être très présents. Notre rôle, puisque ce n’est pas un rôle sanitaire, c’était d’être présents, de redonner les instructions et d’essayer d’aider les maires et les chefs d’établissement à bien mettre en œuvre les opérations.

S’agissant de la gestion de crise et de l’expérience, c’est une expérience humaine très intéressante, mais éprouvante. Il est prévu qu’un RETEX, un retour d’expérience, soit fait au niveau du ministère. Nous allons nous appuyer sur la crise Lubrizol pour former ultérieurement les recteurs, les inspecteurs d’académie. Notre ministère nous forme beaucoup sur la gestion de crise. Nous nous appuyons toujours sur des cas concrets. Nous aurons l’occasion de le faire. Je vais participer à ce RETEX, ainsi que l’inspecteur d’académie, de façon à expliquer à nos collègues les difficultés rencontrées, toutes les solutions possibles, avec l’intelligence collective on progresse. De ce point de vue, le ministère engage, vous le savez, une réflexion en son sein sur la question du métier de directeur d’école. Cela fera notamment partie des questions qui vont être posées. On sent bien, à travers l’expérience Lubrizol, que le directeur d’école a un rôle pivot dans la sécurité, qu’il avait déjà bien sûr, que les PPMS mettent en valeur, mais dont nous avons senti à quel point il était central avec cette question d’alerte, cette difficulté d’alerte. Cela fera partie des questions qui seront posées, au niveau du ministère, dans le cadre de ce RETEX : comment les directeurs d’école peuvent être mieux équipés, mieux préparés à recevoir cette alerte, à aider les maires dans leurs choix de décision ? Et cela concerne évidemment les inspecteurs, parce que ce sont aussi beaucoup les inspecteurs de circonscription qui jouent ce rôle, en principe.

Ensuite, une question que nous nous sommes beaucoup posée, c’est que lorsque nous avons supervisé ce nettoyage, nous avons dû faire confiance aux collectivités, à ce qu’elles nous disaient. Nous avions organisé un petit circuit de questions que nous posions incidemment aux mairies pour savoir comment elles avaient réalisé le nettoyage et par qui. Il y avait vraiment des différences importantes. Le conseil départemental a envoyé une entreprise spécialisée immédiatement. C’est la solution qui a été décidée. Les communes, elles, l’ont fait avec leurs agents habituels et la Région également, mais chaque fois, nous posions quand même un certain nombre de questions afin de nous assurer que cela avait été fait dans le respect du protocole. Après, on est dans le partage des responsabilités et il faut faire confiance à ce que l’on nous dit et au travail de ces agents. De fait, nous n’avons pas eu le lundi matin des directeurs d’école qui nous ont appelés en disant que le nettoyage n’avait pas été fait. Le nettoyage a été fait, ou bien il n’y avait pas de suie. Parfois, le nettoyage n’avait pas été fait, mais c’est parce qu’il n’y avait pas de suie. Je crois que notre confiance était bien placée pour être claire.

S’agissant de la médecine scolaire, c’est vrai que c’est une question très importante. Je pense qu’il y a une question qui est la culture du risque, la culture de l’alerte, que l’on peut travailler avec la médecine scolaire. C’est un programme de formation sur lequel on peut réfléchir, qu’il faudrait réfléchir au niveau ministériel puisque nous ne sommes pas les seuls concernés. Le debriefing que nous avons eu avec les médecins scolaires, avec les conseillers techniques médecins, mais aussi avec les psychologues scolaires, nous l’avons déjà fait. Nous allons réitérer ce RETEX de façon générale à l’intérieur de l’académie pour essayer de savoir si nous pouvons améliorer encore les choses. Pour l’instant, les retours que nous avons eus étaient plutôt rassurants. Comme je vous l’ai dit, il y a eu peu d’enfants en vraie difficulté. Au niveau psychologique, cela a été plutôt traité de manière pédagogique. C’est rarement les psychologues qui sont intervenus, ce sont les professeurs directement qui ont pédagogiquement traité le sujet. Nous avions envoyé des ressources pédagogiques qui avaient été travaillées pendant le week-end sur comment on parle à un enfant de quelque chose qui est choquant, avec des petits livres, des albums jeunesse, qui traitaient ces questions pour les tout-petits. Cela portait sur le rôle de pompier, ce genre de choses.

Je remercie énormément ma conseillère de prévention. Elle n’est pas là, mais elle a fait un énorme travail avec des professeurs qui l’ont aidée à créer des ressources pédagogiques, cela pendant le week-end.

La question des repas et de la pollution des aliments a été posée aux maires. Nous n’avions absolument pas de consignes puisque cela relève vraiment des collectivités territoriales. Ils ont acheté. Ils ont jeté. À l’école Franklin, où nous avions un soupçon qu’il y ait du fibrociment – il n’y en avait pas – alors nous avons été obligés de jeter les repas en application du principe de précaution, car nous ne savions pas exactement s’il y avait de l’amiante dans l’école. Par ailleurs, j’ai appris que l’amiante ne polluait pas les aliments, je l’ignorais. Nous avons tout jeté. Ce sont des choses que nous n’aimons évidemment pas faire !

M. le président Christophe Bouillon. Vous l’avez évoqué s’agissant du dialogue social, une question qui concerne le droit de retrait qu’ont exercé certains enseignants. L’a-t-on mesuré ? Quelles suites ont été données à l’exercice de ce droit de retrait ?

Vous parlez du suivi des élèves, et notamment du suivi psychologique. On nous a fait état, et c’est sans doute une réalité, que suite à ces évènements, il y a aussi le nombre de salariés qui travaillent pour Lubrizol ou pour Normandie Logistique qui ont été choqués. Certains ont fait remonter auprès des élus, auprès d’un certain nombre de personnes, le fait que parfois leurs enfants étaient stigmatisés dans les cours d’école. Est-ce que ces choses-là vous ont été remontées ou pas ? Y a-t-il un point de vigilance sur ces aspects-là ? Parfois, dans une cour d’école, il y a une violence verbale qui peut exister.

Ensuite, vous avez évoqué l’exercice PPMS ou l’exercice d’alerte. Pourriez-vous décrire le PPMS et surtout dire en quoi ce sera un PPMS « après Lubrizol », c’est-à-dire en tirant déjà un certain nombre d’enseignements et en insistant sans doute sur une façon d’être, un comportement, une attitude ?

M. Damien Adam, rapporteur. Vous indiquiez tout à l’heure que vous aviez eu un taux d’absentéisme de 8,5 % dans les premiers jours et jusqu’à 4,5 % et qui s’est maintenu, pas forcément à ce niveau-là, mais néanmoins jusqu’aux vacances scolaires. Aujourd’hui, c’est-à-dire quelques jours après la reprise des cours, avez-vous des chiffres sur cette évolution qui permettrait éventuellement de se rendre compte d’un état psychologique qui n’aurait pas beaucoup changé ?

Au sujet de la communication à destination des parents, avez-vous demandé aux établissements s’étant trouvés dans le périmètre du panache de fumée de faire une communication auprès des parents d’élèves, par un affichage devant les écoles, etc., pour indiquer ce que vous aviez fait en tant qu’Éducation nationale avec les collectivités locales et émettre aussi des messages de santé publique ?

Selon les retours que vous avez des professeurs, des responsables d’établissement, ou simplement selon votre appréciation personnelle, avez-vous le sentiment que les messages diffusés par l’ARS étaient suffisants pour permettre de répondre à l’ensemble des questions qui se posaient dans les écoles et au-delà, pour l’ensemble des concitoyens impactés par cet incident ?

Sur le nettoyage des suies et des fibrociments pour les 12 communes où l’interdiction a été effective et où le nettoyage a été mené et qui sont les plus proches en termes de périmètre, et qui ont donc pu être impactées par les fibrociments, puisque le nettoyage des suies a été réalisé dans le week-end, et que nous n’avons découvert le sujet « fibrociment » que la semaine d’après, on ne peut pas savoir ce qui s’est passé. Il y a, peut-être, potentiellement des fibrociments qui ont été nettoyés en même temps que les suies puisqu’on nettoyait l’ensemble des cours de récréation. Est-ce qu’on sait où sont ces fibrociments aujourd’hui ? Est-ce un sujet que vous avez voulu identifier ? Sur les bacs à sable et les potagers qui peuvent exister dans les écoles, quelles ont été les recommandations que vous avez faites en tant qu’Éducation nationale ?

Mme Christine Gavini-Chevet. Sur les droits de retrait, oui, nous avons eu trois collèges pour lesquels les professeurs ont invoqué le droit de retrait. Nous avons demandé aux inspecteurs de leur réexpliquer ce qu’était le droit de retrait. En l’occurrence, ils n’étaient pas vraiment dans le cadre précis du droit de retrait. Je rappelle que le droit de retrait est un droit individuel et qu’ici, ils l’exerçaient de façon collective, et par ailleurs le danger imminent et grave n’était pas avéré. Nous avons essayé de leur expliquer qu’ils étaient plutôt dans un autre cadre, mais pas dans celui-là. J’ai refait un CHSCT une semaine après, j’ai été beaucoup interrogée sur la question, on m’a demandé si j’allais sanctionner. Il est évident que nous sommes dans une situation de crise. Nous ne sommes pas bornés ! Tout cela va revenir à la normale et nous n’allons pas sanctionner des professeurs qui étaient dans une situation d’inquiétude. Mais je crois qu’il est important qu’on redise ce qu’est le droit de retrait. C’est un droit qui est important à mes yeux, mais qu’il faut utiliser pour ce pour quoi il est fait. C’est un droit qui permet à un certain nombre de salariés de se retirer d’une situation de danger imminent et qui peut jouer un rôle très important si on l’utilise bien. Effectivement, j’ai trouvé important de rappeler cela. Je l’ai donc redit aux membres du CHSCT qui l’ont très bien compris.

Pour les salariés, j’ignorais que certains de leurs enfants avaient pu être pointés du doigt. Cela ne nous a pas été remonté, mais nous allons y faire attention et allons faire passer le message. Effectivement, cela peut être assez douloureux pour des enfants. Nous luttons beaucoup contre le harcèlement moral. Cela fait partie typiquement des choses que nous essayons d’éviter.

S’agissant du PPMS, ce que j’ai choisi de faire en Seine-Maritime, le 19 novembre prochain, il s’agira d’un exercice inspiré complètement de la crise Lubrizol. Mes chefs d’établissement m’ont demandé de ne pas pousser l’exercice jusqu’au bout. Nous le ferons dans l’Eure jusqu’au bout du PPMS avec mise en confinement, etc. En Seine-Maritime, compte tenu de ce que les chefs d’établissement ont déjà vécu à travers cette véritable crise, ils ont souhaité faire une petite pause. Mais je ne veux pas lâcher l’affaire. J’ai dit : « OK, nous n’allons pas aller jusqu’au bout du PPMS, mais nous allons quand même tester cette chaîne d’alerte parce que nous avons vu qu’elle était défaillante et que nous voulons être sûrs qu’au jour d’aujourd’hui elle ne le serait pas ». J’ai prévu un scénario catastrophe, encore pire que Lubrizol. Lorsque nous faisons des PPMS, le principe est que c’est notre équipe mobile de sécurité qui travaille avec la préfecture à un scénario que nous ne connaissons pas puisque nous devons aussi être mis en situation de réagir. J’ai demandé à cette équipe de travailler sur un scénario qui s’étendrait sur un périmètre large, indéfini, mouvant. Je vais me trouver dans une situation de chaîne d’alerte, dans la même situation que Lubrizol et ils vont sûrement me concocter des choses épouvantables. Pour le PPMS en général, nous travaillons par exemple sur un accident routier qui se produit à proximité d’une école avec des produits dangereux, c’est typiquement le type d’exercice que nous faisons. Dans l’organisation académique, Mme la directrice de cabinet est chargée de la question de la sécurité.

Mme Brigitte Lacoste, directrice de cabinet. Dans les scénarios qui sont proposés depuis plusieurs années, nous avons beaucoup travaillé – même si nous n’étions parfaitement pas au point au moment de l’incendie Lubrizol – sur la gestion de crise et sur la culture du risque. Les scénarios qui sont proposés ne sont toutefois pas faits pour provoquer des psychoses. Nous n’avons jamais eu de scénario de type EPR de Flamanville, mais plutôt une tempête qui arrive et donc une mise en confinement très rapide des élèves, un accident routier avec une toxicité de l’air qui en résulte et des périmètres parfois compliqués. Mais cela n’a jamais été aussi compliqué que lors de l’incendie de l’usine Lubrizol.

M. le président Christophe Bouillon. Mme la rectrice, accepteriez-vous d’« embarquer » un membre de la mission d’information dans cet exercice, et sans vous compliquer quelque peu l’exercice par cette présence. Il s’agira de choisir quelqu’un d’invisible et de silencieux. Cela vous semble-t-il faisable ?

Mme Christine Gavini-Chevet. Tout à fait. Cela me semble même intéressant.

Sur l’absentéisme à la rentrée, j’avais demandé à ce que l’inspecteur d’académie regarde précisément. Nous n’avons pas eu un absentéisme supérieur à la normale à la rentrée, ce qui nous laisse penser que les enfants sont bien rentrés. Novembre est toujours une mauvaise période où l’absentéisme est important, mais par rapport aux chiffres saisonniers, nous ne sommes pas au-dessus. Il y a un vrai retour à la normale.

J’ai oublié de citer dans mon intervention le fait que nous communiquons avec la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), qui est la fédération de parents majoritaire dans le département et avec qui nous étions en liaison permanente. Nous pouvons renforcer avec eux ce travail puisque cela n’a pas suffi à diffuser l’information vers les parents. Il faut qu’on travaille encore avec eux sur leurs canaux à eux qui peuvent être très intéressants pour nous.

Ensuite, sur les messages diffusés par l’ARS. Pour nous, c’était un point d’appui absolument important, utile, qui nous a été essentiel. Je n’ai eu aucune difficulté avec ces messages et ils nous ont rendu un service tout à fait colossal, parce que sans ces messages, nous ne pouvions pas engager l’action, et ils sont arrivés vite. Cela nous a permis, à travers ces recommandations, de mettre en place les bonnes mesures. J’ai trouvé au contraire que c’était tout à fait adapté à ce dont nous avions besoin dans les écoles.

Sur le nettoyage du fibrociment, de mon point de vue – mais cela relève vraiment de la compétence de la préfecture et je ne suis pas une experte – il me semble que le fibrociment est un sujet qui est intervenu après. Sur le premier nettoyage, il n’y avait pas de fibrociment. Ce sont des blocs de ciment dans lesquels il y a des fibres. Nous ne pouvons pas les louper. Ce sont des morceaux suffisamment gros pour qu’on ne passe pas à côté. Il est absolument improbable que des écoles aient continué à faire le ménage sans voir ces blocs, en tout cas, c’est ce que l’ARS et la préfecture nous ont confirmé pour nous expliquer comment nous devions traiter. En principe, il n’y a pas à ce jour de fibrociment dans les écoles.

Les bacs à sable, cela fait partie des bonnes relations avec les élus parce que nous n’y avions pas pensé. La mairie de Rouen nous a tout de suite indiqué qu’elle avait fait bâcher les bacs à sable parce qu’ils étaient très difficiles à nettoyer ; la suie rentre dans le sable et c’est beaucoup plus difficile. Après, nous avons communiqué cette bonne pratique aux autres communes. Depuis, les sables ont été changés à Rouen. Je ne l’ai pas vérifié ailleurs.

M. Hubert Wulfranc. Vous venez d’évoquer, Mme la rectrice, la relation avec les parents en précisant que vous aviez une relation spécifique avec la FCPE et c’est tout à votre honneur. Vous allez me dire si je me trompe, mais j’ai le sentiment que le réseau d’interlocuteurs d’associations de parents est ici comme ailleurs assez distendu. La FCPE est certes encore une organisation représentative, mais j’ai vu à l’occasion de cette catastrophe fleurir ici et là quelques petits collectifs de parents qui légitimement s’interrogent. Par rapport à tout cela, c’est-à-dire une situation difficile en termes d’interlocuteurs, ne pensez-vous pas qu’il y a matière à réfléchir sur une territorialisation, une plus grande proximité, de la part de vos services en termes d’information et de communication, non pas permanente, mais régulière et au cours de la période « post-crise », à la fois pour épauler le travail des maires pour qui vous convenez que des questions se posent pour eux-mêmes en même temps qu’elles se posent pour vous. On sait bien comment les maires et les directions des écoles sont confrontés à des sujets convergents. Donc peut-être une meilleure prise attention sur le terrain en cas de catastrophe de cette nature par rapport aux parents parce que là, il y a un sujet extrêmement sensible. Dans le retour d’expérience, peut-être conviendrait-il d’évaluer aussi le temps que l’on perd à répondre à des problématiques qu’une autorité avérée peut contrecarrer. Il y a eu, même si cela ne dépend pas de vous, la question de l’alimentation, de l’eau. L’école, pour les parents, c’est à la fois le maire et c’est vous. Je m’interroge là-dessus.

Mme Christine Gavini-Chevet. Effectivement, vis-à-vis des parents c’est une difficulté. Les canaux de diffusion sont hétérogènes. Comme vous le savez, les délégués de parents sont des élus. Ils sont élus parfois très bien, avec des taux de participation élevés mais parfois moindres. Il y a les fédérations, il y a aussi des parents délégués indépendants qui sont très nombreux dans les écoles, en particulier dans le premier degré. Le tissu n’est pas homogène. En revanche, ils ont tous cette légitimité d’être élus. De ce fait, je pense que nous pouvons tisser une relation entre l’institution scolaire et des élus sur ce thème de la crise qui pourrait être intéressante. Je crois qu’elle n’a pas été vraiment travaillée à ce jour puisque nous avons encore beaucoup de questions. Nous travaillons beaucoup avec les parents d’élèves, mais rarement sur ces questions-là. Cela peut être intéressant, mais toujours avec cette question qui restera qu’il y a une hétérogénéité de représentation sur le terrain. Ils ont des canaux de diffusion et ils peuvent aussi intervenir sur les réseaux sociaux pour véhiculer des informations. Nous pouvons sans doute nous appuyer sur eux. Encore une fois, ils sont élus. À ce titre, ils sont nos interlocuteurs avec lesquels un dialogue est établi. Nous pourrions les associer au RETEX, me dit Mme la directrice de cabinet.

M. le président Christophe Bouillon. Nous vous remercions pour cette audition et la qualité des réponses que vous avez apportées. Nous vous indiquerons quel membre de la mission sera « embarqué », le 19 novembre, dans votre exercice du PPMS.

 

Laudition sachève à seize heures quarante-cinq.

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11.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Véronique Delmas, directrice de l’organisme de surveillance de la qualité de l’air ATMO Normandie, Organisme de surveillance de la qualité de l’air (ATMO Normandie), accompagnée de Mme Catherine Tardif, membre du conseil d’administration d’ATMO Normandie, en qualité de représentante de l’association France nature environnement (FNE) Normandie

(Séance du mercredi 6 novembre 2019)

L’audition débute à dix-sept heures.

M. le président Christophe Bouillon. Mes chers collègues, je vous propose de poursuivre nos auditions dans le cadre de la mission d’information sur l’incendie de Lubrizol à Rouen. La conférence des présidents nous a confié cette mission à la fois pour revenir sur l’évènement en tant que tel, s’intéresser à la gestion de cette crise, à la communication de crise, mais également pour faire un retour d’expérience et, à travers ces auditions, essayer d’en tirer les meilleures conclusions possibles pour faire des propositions d’amélioration si besoin.

Nous avons le plaisir d’accueillir cet après-midi Mme Véronique Delmas qui est la directrice générale de l’ATMO, accompagnée de Mme Catherine Tardif, qui est membre du conseil d’administration et qui représente France nature environnement (FNE) au sein même de ce conseil d’administration.

Madame la directrice, vous avez déclaré, je vous cite, qu’à certains moments vous pouvez décider de ne pas diffuser l’indice ATMO parce que la situation est trop incertaine. Pourriez-vous nous préciser ce que vous entendez par « situation incertaine » ? Aviez-vous eu des consignes particulières de non-diffusion de l’indice ce jeudi 26 septembre. C’est une question que se posent beaucoup d’entre nous et à travers nous aussi, j’imagine, beaucoup d’habitants.

Vous avez déclaré aussi que vous aviez eu l’impression que le choix de ne pas diffuser l’indice était tout à fait compréhensible. Qu’entendez-vous par là ? Sans doute y a-t-il des conditions particulières à ce genre d’évènement qui vous ont conduit ou ont conduit l’ATMO à ne pas diffuser cet indice.

Dans un communiqué du 27 septembre, il avait été indiqué que, pour évaluer l’impact de cet incendie sur la qualité de l’air, ATMO Normandie avait mis en place des mesures complémentaires dont les relevés ont été analysés a posteriori en laboratoire. La liste des mesures et leur résultat devaient être publiés. Qu’en est-il ? Quelle interprétation de la qualité de l’air les résultats publiés vous livrent-ils aujourd’hui ? En la matière, nous savons que le droit qui vous demande de mesurer quatre indices principaux. Ne pensez-vous pas, qu’à l’avenir, il faudrait faire évoluer et compléter ces indicateurs de qualité de l’air ? De quelle façon ? Quelles mesures pourrait-on prendre pour communiquer plus rapidement, précisément et de façon plus large le panel des polluants ? Au-delà même de la publication, ce qui vous souvent est demandé, c’est une interprétation la plus indépendante possible. Une chose est de publier les indicateurs – c’est ce qu’on vous demande de faire – en indiquant les seuils mais la question de l’interprétation me semble essentielle. Je sais que, malgré tout, vous faites un gros effort de pédagogie.

Le 9 octobre dernier, les premiers résultats d’analyse sur la détection de dioxines dans l’air – c’est une question importante – n’étaient pas rassurants, notamment concernant la commune de Préaux – cela a été indiqué à plusieurs reprises – où les taux étaient considérés comme quatre fois supérieurs. Continuez-vous à relever des taux de dioxines présentes dans l’air ? Si oui, quels sont les résultats et les enseignements que vous en tirez ? Sur le cas particulier de Préaux, avez-vous une explication ?

Le comité pour la transparence et le dialogue, installé dans notre département, auquel la plupart d’entre nous participent, a mis en place un suivi sanitaire des conséquences de l’incendie. Comment voyez-vous l’articulation entre les missions qui vous sont confiées et celles de l’Agence régionale de santé (ARS) ? Allez-vous procéder également à des analyses complémentaires ? Allez-vous participer d’une façon ou d’une autre à ce suivi ?

Enfin, il y a des inquiétudes sur les missions qui sont confiées à un organisme tel que le vôtre sur un territoire qui est très concerné par la présence de sites Seveso et plus largement de sites industriels. Y a-t-il une spécificité accordée à vos missions du fait même d’être dans un département qui compte un nombre important de sites industriels ? Pour le dire autrement, faites-vous plus qu’ailleurs ? Quel est ce plus ? Qu’y a-t-il de particulier qui nous distingue d’autres régions qui ne connaissent pas autant de sites industriels ?

M. Damien Adam, rapporteur. Le 26 septembre très tôt le matin, comme beaucoup d’habitants, j’imagine, mon premier réflexe, voyant que c’était un site industriel qui brûlait, a été de me connecter à ATMO Normandie. J’ai regardé la note globale qu’il y avait pour Rouen, c’était vert. J’ai ensuite creusé en essayant de me dire que, peut-être, cette note globale ne prenait pas suffisamment bien en considération la situation. J’ai creusé pour regarder le site le plus proche de Lubrizol, mis à jour heure par heure. Il indiquait que c’était vert. Il était entre 6 heures et 8 heures du matin. Vers 10 heures, vous avez arrêté de publier la note globale et vous avez indiqué a posteriori l’avoir arrêté non pas parce que les données étaient devenues mauvaises, mais parce qu’elles ne traduisaient pas la réalité de la situation. Cela pose la question de savoir, dans le cas de ce type d’incident, comment on peut vraiment analyser la situation, sachant que les polluants qu’il faut regarder ne sont pas forcément les quatre éléments polluants que vous observez régulièrement, à savoir les particules fines PM10, l’ozone, le dioxyde d’azote et le dioxyde de soufre. Jugez-vous votre indice pertinent dans le cadre de Lubrizol ? Faut-il mettre en place des mesures complémentaires ? J’aimerais déjà que vous puissiez faire le point sur toutes celles que vous avez réalisées à partir du 26 septembre qui ne sont pas réalisées en temps normal.

Pourriez-vous nous commenter les mesures spécifiques de long terme qu’il faudrait prendre et les modifications qu’il faudrait éventuellement apporter aux obligations des ATMO et notamment de ATMO Normandie, pour prendre en considération ce type de situation ?

J’aimerais enfin vous demander de commenter les expressions de certaines personnes lors de cette crise, notamment celle du PDG de Lubrizol Monde, qui avait indiqué que l’incendie n’était pas plus polluant qu’un feu de cheminée. Pourriez-vous nous donner votre sentiment par rapport à cette phrase ? J’ai entendu également qu’il n’était pas plus polluant que l’un de ces pics de pollution que l’on vit régulièrement sur l’agglomération rouennaise.

Mme Annie Vidal. Pensez-vous que le spectre des polluants qui sont analysés de manière traditionnelle pour le suivi de la qualité de l’air soit suffisamment étendu pour répondre à une situation exceptionnelle telle que celle que nous avons connue lors de cet incendie ?

À quel moment la liste des produits qui ont brûlé vous a-t-elle été communiquée ? Au regard de cette liste, y aurait-il, selon vous, une surveillance spécifique à mettre en place et des polluants particuliers à rechercher, à court, moyen et long terme ?

Mme Catherine Tardif, ATMO Normandie. Avez-vous besoin que l’on vous présente la structure, son organisation et ses missions, ou bien rentre-t-on tout de suite dans la réponse aux questions ?

M. le président Christophe Bouillon. Dans le cadre d’une mission d’information, je pense que cela peut être utile d’entendre une présentation des missions qui vous sont confiées. Je rappelle que nous sommes diffusés en direct. Cela peut être aussi une mission pédagogique que de dire ce que vous faites.

Mme Catherine Tardif. ATMO Normandie, c’est une AASQA, c’est-à-dire une association agréée de surveillance de la qualité de l’air. Il y en a 19 dans la France entière. Elles sont réunies par l’association ATMO France. La loi, en particulier le Code de l’Environnement, l’a organisée de manière à ce qu’elle soit gérée par quatre collèges. Je fais partie du collège des services de l’État. Quand on se réunit, il y a des représentants de la préfecture, de l’ARS, de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL). Le collège des collectivités territoriales rassemble métropoles, communes, établissements publics de coopération intercommunale (ECPI), celui organismes représente les émetteurs de pollution, ceux qui concourent à l’émission de substances polluantes. On y trouve des industriels, mais aussi les chambres de commerce et d’industrie (CCI) et la chambre de l’agriculture. Un quatrième collège, celui des associations de défense des consommateurs et de l’environnement accueille aussi des personnalités qualifiées, dont des médecins. En termes de participation à la décision, chacun des quatre collèges est à égalité, avec 25 % des voix.

Lorsque les AASQA ont été créées par le ministère de la transition de l’écologie, quatre missions leur ont été attribuées. La première de ces missions, c’est d’être des observatoires, de surveiller et de prévoir la qualité de l’air en faisant des mesures et des modélisations de la pollution de fond, dont on va reparler, par l’indice ATMO. Deuxième mission, informer et sensibiliser la population à la qualité de l’air. Troisième mission, accompagner les décideurs dans le champ du politique, leur proposer une évaluation de leurs actions, qu’elles soient réalisées ou en prévision. Dernière mission, participer à l’amélioration des connaissances, et donc amener des informations sur des projets d’échelle soit locale soit nationale. Les AASQA surveillent la pollution de fond, réglementée par des directives européennes qui désignent les polluants à surveiller au quotidien et le positionnement des capteurs. Pour mémoire, la pollution de fond a des sources chroniques comme le trafic, le chauffage, l’agriculture et l’industrie, hors accidents. La pollution de fond, vous le savez tous, est responsable de décès anticipés. Le calcul épidémiologique évalue à au moins 48 000 le nombre des décès anticipés par an en France. En octobre, la France a été condamnée par l’Europe pour des dépassements dans l’émission des NO2, le dioxyde d’azote dans certains endroits.

Dans le champ réglementaire, les AASQA n’interviennent pas s’il y a un accident. Il se trouve quand même que l’accident Lubrizol de 2013 a été analysé et que l’analyse a permis l’émission, un an plus tard, d’une instruction qui recommande de se mettre à l’écoute de ces risques et à la disposition de l’aide à la prise en charge. C’est ce qui a permis à ATMO Normandie, en se conformant à cette directive, d’être extrêmement réactif le 26 septembre.

Le budget de fonctionnement et d’investissement d’ATMO Normandie est de quatre millions et demi d’euros. Ce sont les trois premiers collèges qui le financent. Le quatrième collège n’est pas sollicité. Les industriels sont redevables auprès d’ATMO Normandie d’une partie de la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP).

Mme Véronique Delmas, directrice ATMO Normandie. Effectivement, suite à l’évènement Lubrizol de 2013, l’instruction du 12 août 2014 nous a fait beaucoup travailler pour voir comment une association agréée de surveillance de la qualité de l’air pouvait contribuer à la gestion des situations accidentelles. ATMO Normandie – à l’époque, Air Normand – était l’une des trois AASQA expérimentatrices de cette instruction, avec ATMO Auvergne-Rhône-Alpes, à l’époque Rhône-Alpes et ATMO PACA. Nous avons remis à un groupe de travail national un rapport dans lequel il y a pas mal de préconisations. Je vous ai apporté un article de la revue Pollution atmosphérique qui les détaille toutes, à la fois au niveau local, mais aussi au niveau de l’organisation nationale.

 Le groupe de travail s’est beaucoup réuni avant et depuis la parution de cette instruction. ATMO Normandie s’est organisée pour répondre aux demandes de cette instruction et réagir en cas d’incident par l’apport d’éléments. C’était utile. Cela nous a permis de mieux connaître les acteurs, de nous intégrer parmi eux. Nous sommes allées au centre opérationnel départemental (COD) dès le premier matin. Nous connaissions l’endroit et les personnes qui étaient là. C’est très important. Je ne suis pas sûre que cela soit le cas partout en France. Nous nous étions formés et organisés en une cellule de crise interne, qui s’est mise à fonctionner dès le matin. C’est elle qui a pris la décision d’arrêter la diffusion de l’indice qui était à trois. Cet indice bon n’était pas compréhensible.

Nous avons mis en place une convention avec le service départemental d’incendie et de secours (SDIS) 76, dont on a parlé, pour la fourniture de canisters. Ce sont des bonbonnes d’air qui permettent d’avoir un échantillon. Cela nous avait manqué en 2013. Nous n’avions pas recueilli d’échantillon. Nous avions vu passer le nuage, nous l’avions senti. 400 appels nous le signalaient cela, mais nous n’avions pas prélevé d’échantillons. C’est une des choses que la convention a permise. Le SDIS est le mieux placé pour utiliser des canisters, dès le premier jour. Ils n’en avaient qu’un. Nous leur en avons fourni d’autres pour qu’ils puissent prélever plusieurs échantillons dès la première journée. À ma connaissance, il y a aujourd’hui, en France, trois conventions entre SDIS et AASQA. Je pense que c’est un point qui pourrait faire l’objet d’accélération.

Nous avons aussi travaillé sur un programme d’équipement plus complet que tout cela. Il est encore en cours de financement. Nous espérons pouvoir le mettre en place assez rapidement. Il nous aidera en particulier pour l’exploitation des données, par un modèle de dispersion qui permet d’analyser la représentativité des échantillons.

Je vais revenir sur ce que nous avons fait en termes de mesure depuis le premier jour et après-incendie, puisque ce dispositif est, en majorité, toujours en place aujourd’hui. Vous qui habitez à Rouen le savez, il y a encore des problématiques d’odeurs et de signalements de symptôme de santé, qui sont encore très présents. Dès les premières heures, les SDIS ont mis en place ces fameuses bonbonnes appelées canisters dans lesquelles on peut faire des prélèvements d’air. Ce sont des prélèvements instantanés que l’on envoie à des laboratoires pour analyse. Nous avons mis en place des jauges. Ce sont des récipients qui permettent de recueillir la pluie. Nous en avons installé deux types : un pour les dioxines furanes et les PCB et un autre pour les métaux, puisque ce ne sont pas les mêmes préleveurs qu’il faut utiliser pour des questions de contamination éventuelle. Nous avons ajouté des tubes à diffusion; qui permettent d’avoir des prélèvements sur une semaine. C’est toujours opérationnel autour du site. Nous avons aujourd’hui neuf sites de prélèvement à moins d’un kilomètre du site pour des mesures de benzène, de toluène, de xylène, de composés organiques volatils (COV) et d’H2S, qui sont les composites que l’on recherche. Nous avons utilisé des moyens mobiles dès le premier après-midi sur Mont-Saint-Aignan, sous le panache. Quand nous nous sommes aperçus que le panache s’était décalé, nous l’avons déplacé sur Bois-Guillaume un après-midi. À partir du lundi, nous l’avons mis sous les vents, à 600 mètres du site, sur un espace que Lubrizol et Normandie Logistique ont mis à notre disposition. Ce sont des choses qui sont encore opérationnelles aujourd’hui. Nous avons aussi l’aide d’autres AASQA pour renforcer un peu notre matériel.

La deuxième chose que nous avons faite, c’est une surveillance renforcée des odeurs. À ATMO Normandie, nous avons des nez qui sont formés à la reconnaissance des odeurs. Cela nous permet de qualifier les odeurs par grandes familles et par notes odorantes. Nous avons fait des tournées olfactives dès le vendredi, avec des gens qui ont été sur le terrain. Ce n’était pas forcément évident d’aller faire des prélèvements. Ils en ont fait par canisters et sacs Tedlar qui ont été envoyés dans des laboratoires. Dès le lundi, nous avons fait appel à une société spécialisée sur les odeurs pour venir nous renforcer. Le même jour, nous avons mis en place un système qui s’appelle ODO et fonctionne très bien. Il permet à chacun de signaler des odeurs sur smartphone ou à partir d’une connexion internet. Ce matin, nous avions 28 signalements émis par des habitants de Rouen. Ils nous ont signalé des odeurs et pour certains, les symptômes associés.

Nous avons mis en ligne ces systèmes de signalement et de traitement des signalements depuis le week-end dernier pour que leur résultat puisse être directement disponible pour les habitants de Rouen. Ce qui est intéressant à dire, c’est que depuis l’instruction du 12 août, nous avons aussi mis en place une fiche que l’on envoie vers la préfecture dès qu’il y a plus de cinq signalements sur un secteur. Ce système fonctionne et continue de fonctionner depuis ce jour-là. En fonction du nombre de signalements, nous avons un suivi des odeurs et nous avons été amenés à signaler à Lubrizol des émergences très importantes d’odeurs certains jours.

Nous avons eu besoin de travailler avec des universités rouennaises pour analyser les données et comprendre le phénomène. Nous avons créé un petit groupe de travail pour exploiter des données qui sont assez nombreuses, pour lesquelles nous n’avons pas, pour la plupart, de seuil ni de référence bibliographique. C’est important que l’on puisse s’associer avec des personnes qui ont d’autres compétences que nous. La carte que je vous ai présentée est créée avec un universitaire rouennais. Elle permet de documenter la situation le jour même de l’incendie. Nous avons fait appel aux personnes qui nous suivent pour qu’elles apportent leurs photos, de façon à construire cette carte.

La dernière diapositive vise à montrer schématiquement où nous intervenons dans le suivi environnemental. Là où nous avons mis la petite loupe, c’est là où ATMO Normandie intervient, c’est-à-dire sur une partie du volet de mesure des gaz et des particules dans l’air et dans les pluies. Vous avez le détail des polluants que nous avons pu mesurer lors de la surveillance renforcée que nous avons mise en place. L’objectif, pour nous, est vraiment de documenter l’évènement et de fournir les informations à des experts qui vont pouvoir analyser l’impact en termes de santé, en termes d’environnement, avec l’ensemble des données qui sont produites par tous les acteurs. Nous sommes une partie du dispositif de surveillance, sur un volet qui est important, mais il y a beaucoup d’autres personnes qui sont intervenues, y compris sur ce volet-là. Pour les mesures d’amiante, il y a eu trois bureaux d’études et nous n’avons pas fait de mesure. Cela permet de voir où on se situe.

Par rapport à l’indice de qualité de l’air, c’est un indice que l’on prévoit la veille pour le lendemain, en fonction de la météo générale. Nous avions prévu un indice trois, de bonne qualité de l’air, le 26 septembre. On s’est bien planté, mais nous n’avions évidemment pas prévu l’incident. Un indice de qualité de l’air à trois alors que le préfet déclenche un plan particulier d’intervention (PPI), c’est une situation qui n’est pas représentative de la normale. Vous avez posé la question de savoir si on nous avait demandé de le faire. Dans l’instruction du 12 août 2014, il est explicitement prévu, dans un paragraphe spécifique, que les AASQA suspendent momentanément ou adaptent, pour la zone concernée, la diffusion des indices de qualité de l’air qui montreraient un bon niveau de qualité de l’air sur les polluants réglementés alors qu’un épisode de pollution atmosphérique est en cours, pour éviter toute confusion possible auprès du public. C’est exactement ce que nous avons appliqué. L’indice ATMO n’était pas représentatif de la situation. Il était incertain que le préfet puisse avoir la possibilité, en fonction de la tournure des évènements, d’intervenir et d’informer le public sur ce qui se passait. Je crois que l’indice ATMO à trois, un indice de qualité de l’air bon, ce n’était pas une information à conserver sur notre site internet et c’est d’ailleurs pour cela que nous l’avons supprimée dès que cela a été décidé par la cellule de crise. Il y a d’autres organismes privés qui donnent des informations sur la qualité de l’air et qui ont continué à indiquer qu’on pouvait aller courir. Il y a des sociétés privées qui font de l’information de façon un peu automatique. Certaines ont dû s’excuser d’avoir diffusé ce type d’information. C’est clair que ce n’était pas le moment d’aller courir sur les quais. Je pense que cette question de l’indice ATMO relevait du bon sens. L’instruction nous demandait de le faire. Sur ce point-là, c’est la cellule de crise interne à ATMO Normandie qui a pris la décision.

Nous publions les analyses et leurs résultats au fur et à mesure de l’exploitation des données. Comme vous l’avez compris, nous continuons à documenter l’environnement. Tous les jours, nous adaptons le dispositif. Aujourd’hui, nous faisons un gros travail sur la question des odeurs qui nous prend pas mal d’énergie puisque, vous l’avez vu, la situation n’est pas encore satisfaisante. Tout ce qu’on arrive à exploiter, on le met au fur et à mesure dans nos communiqués. Je suis d’accord avec vous, cela pourrait être plus rapide, mais aujourd’hui, nous en sommes là. Nous n’avons pas fini et continuons à envoyer des échantillons au laboratoire. Nous récupérons les résultats. Il est compliqué pour nous d’analyser un certain nombre de composés pour lesquels nous n’avons pas vraiment de référence. Cela prend du temps.

L’indice de qualité de l’air va évoluer puisqu’il y a des particules PM2,5 très fines qui vont être intégrées dans son calcul à partir de février prochain. Cela va avoir un impact important sur l’indice de qualité d’air qui va être diffusé puisque c’est un polluant qui va sévériser l’indice.

Vous avez posé la question de l’interprétation. Nous nous sommes associés avec des toxicologues et nous avançons sur cette question-là. Par rapport à la question de la dioxine à Préaux, nous avions fait une conférence de presse pour expliquer pourquoi il fallait prendre des précautions avant d’analyser les résultats. Pourquoi faut-il prendre des précautions ? Parce qu’il faut pouvoir se référer à des références. En l’occurrence, l’échantillon de Préaux était un échantillon de pluie et non pas d’air, donc il y a eu une interprétation qui a été faite après coup par un média normand qui a déclenché toute une réaction en chaîne de médias qui se sont déplacés sur Préaux. Nous n’avons pas fait de mesure de dioxines furanes dans l’air mais dans les pluies à Préaux. Nous en faisons très régulièrement autour des usines d’incinération, en particulier pour surveiller la contamination autour de l’usine. Nous avons une grande base de données des échantillons de deux mois parce que le problème est un problème d’imprégnation sur le long terme. Nous faisons des échantillons sur deux mois. Nous avons pris un échantillon sur un jour. Nous avions décidé de déroger à la règle de prélèvement pour avoir des résultats rapides. Nous ne pouvions pas attendre un mois et dire : « attendez, on attend un mois puis dans un mois, on fait les analyses et on vous donnera le résultat 15 jours après ». Il fallait accélérer le dispositif donc nous avons pris un échantillon sur un jour. Cet échantillon sur un jour, nous l’avons fait analyser au laboratoire de Rouen, qui a fermé depuis. Le résultat, nous l’avons présenté à titre indicatif, au regard des résultats d’échantillon sur deux mois. Quand on regardait ces deux chiffres, on pouvait voir que c’était dans une fourchette élevée, mais étant sur un pas de temps très différent, un jour sur deux mois, ce n’était pas directement comparable. C’était la seule chose que nous avions pour présenter des éléments de comparaison. On voyait que même en regardant un échantillon d’un jour par rapport à un échantillon sur deux mois, on se retrouvait dans une fourchette que nous avions déjà mesurée. C’est peut-être trop, c’est une autre question. Nous avons donc essayé de présenter cette information-là. Elle a été interprétée différemment. L’échantillon d’un jour de pluie est devenu un échantillon dans l’air quatre fois supérieur à la normale, alors qu’à ATMO Normandie – vous pourrez regarder la conférence de presse – nous n’avons jamais indiqué cela. Nous avions juste présenté un résultat avec une médiane. Un calcul a été fait. Il y a eu un emballement médiatique. Pour résumer, par rapport à cet échantillon de pluie, il n’y a pas énormément de dioxines furanes sur cet échantillon, par rapport au fait que nous n’avions pas vraiment de référence sur ce pas de temps. Il y a eu une surinterprétation. Pourquoi Préaux ? Parce que nous avions des mesures à Préaux. Au final, on ne se retrouvait pas très loin des limites de détection sur cet échantillon-là. Les phénomènes sont très compliqués à expliquer et les méthodes de mesure impliquent également une certaine compréhension. Ce n’est cela qui n’est pas forcément évident en termes de présentation des résultats et en termes de compréhension.

Va-t-on participer au comité de transparence et au suivi sanitaire ? Oui, je pense que ce serait une bonne idée, mais je n’ai pas encore compris comment cela s’organisera. Je pense qu’il serait aussi intéressant – je ne sais pas si c’est possible – que l’on puisse avoir une réflexion large, en groupe, sur la communication à froid, à chaud, pour que cela soit vraiment préparé. C’était une chose qui était déjà ressortie de l’épisode de Lubrizol de 2013. On peut dire que cela s’est reproduit de la même façon.

Les missions des trois AASQA expérimentatrices ne présentent pas de spécificités. Elles étaient déjà concernées par les questions de l’industrie. Au niveau d’ATMO Normandie, nous avions intégré dans notre statut, à l’occasion de la fusion d’Air Normand et d’Air Com dans ATMO Normandie, une ligne qui dit que l’association aide les autorités dans le cadre des gestions de crise. Nous avons rajouté : « dans la limite de ses moyens ». Cela commence, mais en termes de moyens, il y a des choses à mettre en place.

 Il serait intéressant d’avoir des bases de référence qui permettent rapidement de dire : « c’est une situation normale ou anormale, habituelle ou inhabituelle » par rapport à un certain nombre de composés que nous n’avons pas forcément. Il serait aussi intéressant d’avoir des travaux préliminaires sur ce type de composés et une organisation des laboratoires qui peuvent les analyser. Si on prend l’exemple des mercaptans que l’on peut sentir en ce moment à Rouen, le laboratoire qui est le plus à même de mesurer cela, c’est l’école des Mines de Douai, avec qui nous travaillons en ce moment.

Est-ce plus polluant qu’un feu de cheminée ? J’ai vu que vous alliez auditer l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS) demain. C’est plutôt eux qui vous diront quels types de polluants on va trouver. Ce sont des questions de quantité et d’exposition. Je préfère les laisser répondre.

Vous avez demandé quand la liste des produits nous avait été communiquée. Au niveau d’ATMO Normandie, nous n’avons pas la compétence pour savoir à partir d’une liste de produits qui ont brûlé ce que l’on va retrouver dans l’atmosphère. C’est vraiment le travail de l’INERIS. C’est à eux de savoir ce qu’il faut mesurer. Nous, nous allons faire des prélèvements pour tenter de mesurer cela. Nous allons faire ce que nous pouvons, mais j’estime que ce n’est pas notre métier. Nous avons fait ce que nous pouvions faire pour documenter l’évènement. Les canisters qui ont été prélevés par les pompiers ont été envoyés à l’INERIS dans l’après-midi. Ce sont eux qui ont analysé les polluants qu’ils pensaient pouvoir trouver dedans. C’est un point important : on ne peut pas tout analyser. Un canister fait un prélèvement, mais ne permet d’analyser que des COV. Tout ce qui est particulaire n’est pas mesurable dans ce type de prélèvement. Ce sont des choses qui sont complexes. Dans les canisters, ils ont pu mesurer ce qu’ils pensaient être intéressant à mesurer.

M. le président Christophe Bouillon. Vous avez rappelé que les textes vous demandent d’avoir des indicateurs des particules fines, d’ozone, de dioxyde d’azote et de soufre. D’où cela vient-il ? Pourquoi ces quatre indicateurs ? Est-ce, comme vous l’avez dit tout à l’heure en présentant aux activités, lié plutôt au trafic en général ou à des types d’activités industrielles, par exemple ? Si vous pouvez donner cet indice dit de qualité d’air ou de pollution, c’est bien parce que vous avez fait des relevés et qu’il y a des seuils. Si on le fait tous les jours régulièrement, c’est bien parce que cela vient de l’activité humaine, en quelque sorte.

Il y a un autre indice qui me semble essentiel, et le témoignage tout à l’heure de notre rapporteur me permet de souligner ce point, c’est une sorte d’indice de confiance. Pour que les habitants continuent à regarder votre site qui fait référence, il faut que vous apportiez la démonstration que vous mesurez les bonnes choses – cela renvoie à la première question – et que les chiffres que vous apportez, les données, sont solides et analysables. Cela me semble aussi important d’ajouter ce point-là.

M. Damien Adam, rapporteur. M. le président aborde un point qui est essentiel. Vous observez quatre éléments qui permettent de calculer une qualité de l’air sauf qu’il peut arriver qu’il puisse y avoir un cinquième élément que vous n’observez pas et qui, à un moment donné, polluerait l’environnement sans que, finalement, personne ne soit au courant. Ce n’est pas forcément quelque chose que l’on avait à l’esprit.

L’instruction de 2014 dont vous parlez, par qui a-t-elle été proposée ? Par l’État ou par l’un des quatre collèges ?

Les canisters mesurent l’air ambiant. Est-ce qu’un canister a été utilisé pour aller chercher l’air du panache de fumée ? Les pompiers en ont au moins un dans le département de la Seine-Maritime, si je vous entends. Vous en avez quelques-uns supplémentaires. Comment sont-ils répartis ? J’imagine qu’il y a une nécessité de réactivité. Un gros incendie qui a duré plusieurs heures laissait du temps de latence pour récupérer les canisters et les emmener là où il faut. Mais si c’est un feu qui dure beaucoup moins longtemps, comment fait-on pour être sûr que les canisters sont à disponibilité ?

Êtes-vous sûres que dans les jauges que vous avez mises en place ont permis de capter la suie retombée avec la pluie ?

Sur Préaux, si je comprends bien la manière dont vous l’expliquez, vous aviez des données qui ont été prises sur une journée. Vous avez fait une conférence de presse pour expliciter les données de cette journée. Comment les journalistes ont-ils eu accès à l’information ? Pour qu’ils aient défini que c’était dans l’air et que c’était quatre fois supérieur aux données, quelqu’un leur a donné l’information qui a créé cette psychose. J’aurais aimé savoir comment les choses se sont opérées pour qu’on en arrive à cette psychose et qu’après vous puissiez dire : « Il ne s’est pas passé cela ». Nous sommes dans le cas d’une fake news et je pense que c’est important d’en retracer le déroulé complet.

Mme Annie Vidal. Ce qui nous est beaucoup dit, et peut-être allez-vous pouvoir nous aider à répondre à cette question, c’est : « comment pouvez-vous nous dire que la qualité de l’air est bonne ou identique à ce qu’elle est habituellement quand on voit le panache de fumée, quand on sent les odeurs ? ». Les arguments sont parfois difficiles à trouver.

Par ailleurs, j’ai une petite inquiétude par rapport à ce que vous avez évoqué tout à l’heure, à savoir un nouveau polluant qui serait recherché d’ici le mois de février, et qui, en faisant une analyse plus fine, pourrait potentiellement dégrader l’indice habituel. D’ici à ce que les gens disent : « l’indice s’est dégradé, c’est à cause de… » en oubliant que l’on comprend un polluant supplémentaire, comment peut-on préparer la population à ce nouvel indice pour qu’il n’y ait pas de comparaison et de raccourci ?

Mme Catherine Tardif. Monsieur le président, vous avez parlé d’un indice de confiance, alors qu’on publie un indice ATMO. Il faut toujours expliquer à la population le plus possible qu’il manque des bases de raisonnement et probablement – ce qui est en projet à ATMO Normandie – expliquer qu’il y a besoin de faire des modélisations des polluants. Cela commence, mais pour ceux qui sont extrêmement curieux, on sait que, par exemple, on peut trouver une modélisation extrêmement spectaculaire du NO2, le dioxyde d’azote, qui montre qu’il suit le tracé de nos routes et de nos rues. Il faut communiquer là-dessus. Et puis il y a l’implication des citoyens. Il y a déjà eu en France certaines expérimentations d’un capteur citoyen et je pense que cela va venir prochainement chez nous. Vous avez tous entendu parler des microcapteurs, alors que, pour des raisons de métrologie, pour que l’on soit assuré de ce que l’on mesure, ATMO Normandie utilise des capteurs qui sont de gros outils lourds. Mais le microcapteur existe aussi. Il y a une expérience à Rennes, il y en a d’autres ailleurs, où un microcapteur accroché à un sac va donner des renseignements partiels, soit le NO2, soit les particules. Si on additionne tous ces renseignements, on arrive à avoir un suivi très imagé et très concret de la pollution. Si les citoyens s’emparent de cet outil-là en relation avec une structure solide comme une AASQA, ce sera extrêmement intéressant. Il faudra aussi leur donner la limite d’interprétation des relevés par microcapteurs. Je pense que dans l’application citoyenne, ce sera quelque chose de très important, pour peu que la communication soit bien faite.

Pour répondre à Mme Vidal sur ce que va devenir l’indice ATMO avec la PM2,5, il faudra qu’il y ait une grosse communication. C’est extrêmement important d’intégrer les PM2,5 dans cet indice, parce que sur le plan de la santé, c’est ce qui va avoir actuellement le plus d’impact. Ce sont les particules ultrafines qui pénètrent au plus loin de nos voies respiratoires et qui pénètrent même la circulation pour aller toucher tous les organes. C’est extrêmement important et je suis très satisfaite que cette mesure rentre maintenant dans l’indice ATMO. Comment cela sera-t-il exprimé ? Je ne sais pas encore.

Mme Véronique Delmas. L’indice ATMO est réglementaire. Le prévoir fait partie de nos obligations réglementaires. Les polluants qui sont pris en compte et les niveaux sont les mêmes, quelle que soit la ville. Ce qui est important, c’est que nous ne mesurons pas que les cinq polluants de l’indice ATMO. Nous avons beaucoup d’autres mesures, dont certaines sont en temps réel sur notre site internet. D’autres, qui nécessitent des analyses, sont intégrées sur notre site internet dans des rapports d’étude. Il y a beaucoup de données qui vont bien au-delà des cinq polluants de l’indice ATMO. On ne se contente pas du tout de faire ces mesures-là.

L’instruction du 12 août est une instruction ministérielle qui avait été signée par deux ministres à l’époque et qui ne s’applique pas qu’aux AASQA. Je ne vous ai parlé que de la partie qui nous intéresse directement, mais il y a des choses qui sont demandées aux industriels et aux services de l’État.

Comment peut-on être sûr que les canisters sont en nombre suffisant ? Là, on est au cœur du sujet d’actualité à ATMO Normandie puisque nous avons proposé un programme d’équipement en juin dernier, pour équiper nos stations fixes de canisters ouvrables à distance. Nous les avons achetés et nous sommes en train de les déployer au Havre. À Rouen, ce projet-là n’a pas encore été discuté avec les industriels et la DREAL. En l’occurrence, nous nous sommes organisés pour en amener un certain nombre. Nous n’avons pas été en rupture de stock.

Est-ce que je suis sûre qu’il y a eu des suies dans les précipitations ? C’est une question intéressante. En fait, non, puisque les pluies ont été recueillies dans l’après-midi. Vous savez comme moi que les pluies noires sont arrivées plus tôt. Le temps d’aller chercher des jauges et de les installer sur le parcours du panache, je suis sûre que ce n’étaient pas les pluies dont les suies concentrées ont été prélevées par des systèmes de lingettes ou par toutes les analyses qui ont été faites sur le sol. C’est cela qu’il faut regarder. Nos mesures peuvent permettre d’apporter à un moment donné une information de modélisation, qui, à elle seule, ne peut absolument pas donner d’informations sur cette question-là. C’est pour cela que je ne m’étais pas forcément méfiée de leur surinterprétation. Ce qui est important, c’est de regarder toutes les données qui sont sorties. Nous en sommes une petite partie. Les pluies ont apporté des informations, mais pas sur la pluie de suies au cœur de l’incendie. C’était intéressant de regarder la suite.

J’avoue ne pas encore avoir tout à fait compris comment un média arrive, 13 jours après l’incendie, à un échantillon d’air prélevé le matin quatre fois supérieur à la normale. Je n’ai pas la réponse, je trouve cela un peu bizarre.

Comment peut-on dire que tout allait bien dans l’air en voyant le panache ? Nous n’avons pas dit cela. C’est justement pour cela que nous avons supprimé l’indice ATMO de notre site internet et ajouté des commentaires ; c’est ce qui était demandé. Lorsque nous avons republié l’indice ATMO, nous avons mis un commentaire pour expliquer que certes, l’indice ATMO était à trois ou quatre – cela dépend des jours – mais que l’on signalait qu’il y avait beaucoup d’odeurs et de symptômes de santé qui nous remontaient des habitants. Très clairement, la qualité de l’air était dégradée, nous l’avons écrit. Nous l’avons dit et redit.

M. Hubert Wulfranc. Sur la base d’un malentendu qui a été explicité, mais qui risque de se retrouver dans d’autres circonstances, n’avons-nous pas à réinterroger cette directive de 2014 qui dit à une association agréée de contribuer, comme il lui est demandé explicitement, à la gestion de crise, à la gestion de l’urgence, selon ses moyens., quand vous dites que sur la couverture des moyens de prélèvement, par exemple, il y a encore des problématiques qui se posent et des bases de référence qui visiblement ne sont pas totalement consolidées ? Ne faut-il pas revisiter cette disposition de 2014 qui vous confère une responsabilité dans l’urgence alors que finalement vous travaillez à juste titre sur le « bruit de fond » et que les enjeux sont considérables et que la communication vous échappe dans le moment de la gestion de crise ?

M. Jean Lassalle. Madame la directrice, je suis impressionnée par vos connaissances et votre capacité à exprimer très simplement ce qui est pourtant très technique à bien des égards, ce que vous avez recueilli, suivi, mis en œuvre, apporté au cours de ces évènements et par la suite. Excusez mon ignorance, mais je ne connaissais pas votre association. Cela existe-t-il uniquement en Normandie ? J’aurais tendance à penser que non. Vous devez vous retrouver dans d’autres régions de France. À ce moment-là, vous êtes-vous mise en relation avec ceux qui font le même travail dans ces autres régions et qui ont pu être confrontés, peut-être pas à des situations aussi graves que celles auxquelles vous êtes exposées aujourd’hui, mais qui en ont connues ? J’imagine que cette catastrophe permettra de nous faire grandir tous ensemble par l’expertise que vous apporterez. Dernier point, j’imagine que compte tenu de votre statut, les citoyens ont confiance en vous. D’ailleurs à d’autres reprises, vous avez fait part des contacts que vous aviez. Avez-vous le sentiment que la peur reste à un niveau très élevé ? Pensez-vous que la population commence à se sentir un peu moins isolée, totalement coupée, livrée à elles-mêmes ? Quelle est votre perception de la situation ?

Mme Véronique Delmas. Nous l’avons dit, les AASQA sont centrées sur la pollution chronique. C’est vraiment notre cœur de métier et de loin. L’indice ATMO représente la pollution chronique. C’est quelque chose qui est bien établi. En même temps, on voit bien que nous avons aussi un rôle important en termes d’information. On ne pourrait pas se dire « on ferme le site internet, on ne fait plus rien ». Nous, AASQA, qui sommes en lien avec des industries, nous sommes obligés de faire tout ce que nous pouvons pour contribuer à cela. Ce travail-là, il faut le continuer. Il y a très clairement des enjeux qui nous échappent. Nous avons besoin aussi d’être accompagnés là-dessus. Le travail de l’INERIS et le travail de l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) sont vraiment essentiels. Aujourd’hui, on avance comme ça, mais il y a sûrement un travail à faire là-dessus. Je pense que les AASQA qui sont les plus concernées travaillent le plus. Il y a une fédération qui s’appelle ATMO France, qui regroupe toutes les AASQA, dont ATMO Occitanie par exemple, ou ATMO Nouvelle-Aquitaine. Il y a des AASQA qui ont gardé des noms plus connus comme Airparif, qui est l’AASQA de l’Ile-de-France. La fédération a un rôle important pour organiser le retour d’expérience. On m’a déjà demandé de faire un retour sur Lubrizol à l’assemblée générale qui va avoir lieu en décembre, de dire comment nous avons vécu l’évènement et ce que nous pouvons apporter aux autres. Il y a eu aussi toute une solidarité des AASQA. Certaines nous ont proposé de l’aide. Cela va nous aider à avancer. L’instruction a été ciblée sur les épisodes odorants, pas sur les incendies alors que 63 % des accidents industriels qui sont des incendies Cela veut dire qu’il faut être en capacité de faire des prélèvements rapides ou en tout cas de fournir des éléments pour le faire, Il y a un gap entre le travail que l’on a fait dans le cadre d’instruction et les statistiques. Il faudrait que la partie incendie qui a manqué au cadre présent soit aussi considérée.

M. le président Christophe Bouillon. Une précision par rapport à ce que vous avez indiqué en répondant à la question des besoins d’équipement. Avez-vous les moyens des missions que vous voulez faire et bien faire ? Vous avez présenté tout à l’heure – et je vous en remercie – ATMO Normandie, ses collèges, mais aussi ses budgets. Quand vous présentez un plan d’équipement, dont on voit l’utilité avec l’épisode qu’on vient de vivre, êtes-vous suivis par ceux qui vous financent ?

Mme Véronique Delmas. Des collectivités nous proposent de participer au financement des budgets d’équipements que nous avons présentés en juin. Jusqu’à présent, les demandes de financement avaient été faites aux industriels. Là, le programme devient, de façon plus évidente, d’intérêt général. Aujourd’hui, nous avons adressé un courrier à toutes nos collectivités adhérentes, mais aussi aux CCI et aux chambres d’agriculture, pour qu’elles contribuent à ce programme.

Nous avions prévu d’avoir un logiciel dont l’objectif est de simuler l’incident et de voir où aller installer des jauges de prélèvement pour interpréter la représentativité des résultats. Cela nous servira. Dans notre projet, nous pensons installer à Gonfreville-l’Orcher ou au Havre un appareil qui serait tout le temps en chauffe et qui permettrait d’apporter directement des canisters et d’avoir une analyse ultra rapide. L’intérêt est qu’étant tout le temps en chauffe, on a un délai de résultat qui est bien réduit par rapport à ce que l’on a pu avoir aujourd’hui.

Dernier point dans notre projet, un véhicule serait équipé d’un petit laboratoire qui serait rapidement sur site. Nous avons dû aller chercher un équipement au Havre, un autre à Port-Jérôme, un à Caen, etc. Je n’ai pas trop décrit l’investissement des équipes qui ont vraiment été sur le terrain chercher tous les appareils, qui ont tout ramené dans la matinée et les ont installés, alors que c’était incertain et un peu compliqué. Oui, on pourrait faire mieux avec plus d’équipement, c’est clair.

Mme Annie Vidal. J’entends à travers tout ce que vous nous expliquez une certaine zone d’incertitude sur la qualité de l’air les jours qui ont suivi l’incendie. Quelles seraient vos préconisations en termes de suivi pulmonaire ? Y a-t-il des choses à faire dans le suivi de la population ? Puisqu’on parle de l’air, je pense aux pathologies pulmonaires, quelles seraient vos préconisations dans ce domaine ?

Mme Véronique Delmas. Catherine Tardif étant pneumologue, elle pourra plus facilement répondre à la question.

Par rapport à la population, je pense que les Rouennais ont envie de ne plus sentir d’odeurs aujourd’hui, c’est sûr. Dès qu’on était dans le panache, on le sentait. Tant qu’il y a ce rappel-là, c’est compliqué de se sentir serein, pour certains d’entre eux, en tout cas. Je pense que tout le monde ne vit pas l’évènement de la même façon. Les odeurs, on sait que c’est quelque chose qui peut être très prégnant, qui peut donner des maux de tête, des nausées et des vomissements, quand c’est très fort. En termes de santé, c’est quelque chose d’important.

Mme Catherine Tardif. Juste un rappel, la population est un ensemble extrêmement hétérogène. Tout le monde n’a pas confiance en ce qu’ATMO Normandie publie, mais c’est toujours comme ça. Des gens ont confiance, d’autres critiquent ; il n’y a pas deux individus identiques. En ce qui concerne le retentissement sur la santé, il y a une première information, c’est que la France a un dispositif de santé extrêmement performant, avec un suivi épidémiologique extrêmement intéressant. Sur les phénomènes de santé aiguë et à moyen terme, puisqu’en ce moment, nous sommes dans la période à moyen terme, Santé publique France publie de façon hebdomadaire les recours à la médecine d’urgence. Cela se trouve extrêmement facilement sur le site de Santé Publique France. Nous voyons exactement ce qui s’est passé grâce à ce recueil des passages aux urgences et des appels aux services de secours et à SOS Médecins, avec un codage de ce qu’ont été les symptômes, l’asthme, la toux, les décompensations respiratoires, les troubles digestifs. Grâce à ce suivi épidémiologique, on sait ce qui s’est passé dans les jours qui ont suivi le 26 septembre et ce qui se passe en ce moment.

Pour le futur, n’étant plus en activité, je n’ai pas forcément les informations, mais j’ai compris, en lisant les médias, qu’une surveillance épidémiologique allait se mettre en place. Je pense qu’il sera très difficile de trouver une population qui a été exposée aux fumées, aux toxiques et de chiffrer, individu par individu, le niveau d’exposition. Le niveau d’exposition, c’est le temps et l’intensité du polluant. Il va falloir aussi définir une population de référence qui n’aura pas été exposée. Il y aura sûrement un suivi à faire, avec des bilans à cinq ans, à dix ans, à quinze ans. Il pourrait être important de proposer aux gens dont on est sûr qu’ils ont été exposés une prospective, c’est-à-dire du dépistage précoce. Il y a des produits qui ont été relargués, qui sont cancérogènes. Peut-être qu’un dépistage précoce du cancer des voies respiratoires dans cette population-là serait utile. Je ne peux pas vous en dire plus.

Mme Natalia Pouzyreff. Je vois qu’ATMO procède à des mesures du taux de particules dans l’air. Si le toit du lieu de stockage qui est fait en amiante avait été pulvérisé sous forme de particules fines, auriez-vous été à même de le mesurer, de caractériser la présence ou non de particules fines d’amiante ?

Mme Véronique Delmas. La problématique que nous avions le jour de l’incendie, c’est que les stations de mesure n’étaient pas directement dans le panache. C’est pour cela d’ailleurs que nous avons considéré que l’indice ATMO n’était pas représentatif, que nous ne pouvions pas le publier. Après, je pense que ce qui a été fait, ce sont des mesures par des laboratoires qui permettent de mesurer la concentration dans l’air. Nous ne faisons pas des mesures d’amiante de façon routinière puisque c’est en général dans les habitations que l’on va chercher l’amiante. Peut-être que c’est quelque chose à faire, mais ce ne sont pas des choses qui sont faites en routine dans l’air extérieur. En général, c’est plutôt en air intérieur que l’on va chercher cela.

M. le président Christophe Bouillon. Nous vous remercions de votre présence et de la qualité des réponses que vous nous avez apportées. Nous nous tenons à votre disposition et nous n’hésiterons pas si besoin en cours d’évolution de notre mission à revenir vers vous.

 

L’audition s’achève à dix-huit heures dix.

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12.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Magali Smets, directrice générale de France Chimie, de M. Philippe Prudhon, directeur des affaires techniques, accompagnés de Mme Marion Bouissou-Thomas, directrice des affaires publiques, et de Mme Gaëlle Dussin, experte en sécurité industrielle

(Séance du jeudi 7 novembre 2019)

L’audition débute à neuf heures.

M. Christophe Bouillon, président. Mes chers collègues, nous allons continuer les auditions qui nous réunissent dans le cadre d’une mission d’information sur l’incendie de Lubrizol, à Rouen. Nous auditionnons ce matin Mme Magali Smets, directrice générale de France Chimie, accompagnée de son équipe.

Je vais commencer par vous poser un certain nombre de questions pour introduire cette audition, suivies des questions de notre rapporteur, Damien Adam et des collègues ici présents. Vous aurez l’occasion de détailler l’ensemble des réponses que vous souhaitez apporter. Nous n’hésiterons pas, en fonction des réponses, à rebondir.

Je voudrais d’abord, de votre part, connaître le poids de l’industrie chimique, en France, d’un point de vue économique et du point de vue des emplois. Je voudrais savoir également si Lubrizol est membre de votre fédération et plus globalement quel type de groupes et entreprises vous fédérez aujourd’hui et quelles sont les missions qui sont les vôtres. On dit souvent, en tout cas nous l’avons entendu, que nous aurions, en France, une réglementation parmi les plus contraignantes au monde. Pouvez-vous confirmer ou infirmer cette assertion ? Quel regard portez-vous sur la loi Bachelot de 2003 qui a fait suite à la fois au rapport parlementaire de Jean-Yves Le Déaut, d’une commission d’enquête qui avait été décidée suite à l’accident AZF, et plus largement, quel regard portez-vous sur des directives européennes, comme les directives Registration, Evaluation, Authorization and restriction of CHemicals (REACh) qui se sont succédé ou les directives Seveso ? Considérez-vous que nous sommes à chaque fois dans une forme de retour d’expérience qui apporte non pas des contraintes, mais des normes et des réglementations nouvelles pour tirer toutes les conséquences d’évènements ou d’accidents industriels qui ont pu se faire ?

AMARIS, que vous connaissez, qui rassemble des collectivités qui sont voisines ou proches de sites industriels ou de sites chimiques notamment, mais pas seulement, considère qu’il y a une mauvaise gestion des risques. C’est ce que l’association dit, elle a publié un livre blanc. Êtes-vous d’accord avec ce constat ? Vous avez d’ailleurs annoncé dans un communiqué du 2 octobre de cette année, que vous souhaitiez, suite à l’accident Lubrizol, apporter un certain nombre d’améliorations dans la gestion des risques. Qu’en est-il ? Pourriez-vous nous indiquer les pistes ou les orientations qui sont d’ores et déjà prêtes ou en tout cas qui correspondent aussi à un retour d’expérience que vous avez auprès de vos adhérents ?

Est-ce que vous pourriez par ailleurs nous indiquer si, lorsqu’il y a eu des assouplissements, notamment dans la réglementation, je pense à la loi Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE), il s’agissait d’une demande de votre part, parce qu’on évoque souvent le fait que nous ayons une réglementation parmi les plus contraignantes d’Europe ou du monde, mais en même temps, semble-t-il, il y a parfois une demande des industriels pour assouplir. Quelle est finalement la dialectique, en la matière, qui peut être utile ?


On nous a dit à plusieurs reprises que 63 % des accidents industriels étaient plutôt des incendies. Est-ce que vous confirmez ce chiffre ? Comment pourriez-vous expliquer cette occurrence de ce type d’accident ? Plus largement, le bureau d’analyse des risques et des pollutions industrielles, qui dépend du ministère de la transition écologique et solidaire a remis en septembre dernier un rapport dans lequel il est indiqué qu’entre 2016 et 2018, il y a eu 34 % d’augmentation d’accidents dits industriels. Comment expliquez-vous cela ? Est-ce un manque de contrôle, un lâcher-prise de la part des industriels, le fait qu’il y ait eu des assouplissements ? J’aimerais que vous puissiez nous éclairer sur ce point.

Par ailleurs, il a souvent été évoqué devant nous l’« effet cocktail ». Je ne sais pas si en cette matière, au sein de votre fédération, vous avez un groupe de travail sur cette notion. J’aimerais vous entendre là-dessus.

Et enfin, pour terminer, j’ai suggéré la création d’une sorte d’autorité de sûreté des sites classés en catégorie « Seveso » qui pourrait disposer d’inspecteurs dédiés à ces sites, avec un budget propre, c’est-à-dire une autorité indépendante du gouvernement, avec un pouvoir de sanction, une publicité des décisions qu’elle prendrait, à l’image de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), dont chacun reconnaît aujourd’hui qu’elle apparaît véritablement comme un de « gendarme du nucléaire » crédible. Ne pourrions-nous pas avoir une forme de « gendarme des sites classés en Seveso ». Il y en a 1 362 à travers notre pays. Je crois que cela mériterait sans doute une attention particulière, dans l’idée de rétablir la confiance entre les citoyens qui ont des attentes et notamment celles et ceux qui vivent à proximité des sites, et bien évidemment l’industrie que vous représentez.

Je cède la parole sans plus tarder à notre rapporteur.

M. Damien Adam, rapporteur. J’ai aussi un petit lot de questions, en commençant tout d’abord évidemment par un retour d’expérience que vous pourriez nous faire sur cet incendie et comment vous analysez les éléments qui ont pu amener à la situation que nous vivons aujourd’hui. J’aimerais bien aussi vous entendre sur le sujet de la culture du risque. Est-ce que vous avez des recommandations pour développer cette culture du risque dans notre pays ? Je sais, par exemple, qu’à ce titre, France Chimie Normandie travaillait avec la Métropole de Rouen pour mettre en place un système de communication sur les incidents industriels, en prenant en considération ce qui s’était passé en 2013 et en estimant qu’il fallait aller plus loin sur la communication. Si vous avez des éléments par rapport à ce qui a été travaillé, n’hésitez pas à nous les fournir.

J’aimerais aussi vous interroger sur les risques incendie des sites industriels chimiques. On voit bien, comme M. le Président l’évoquait, que c’est un sujet de risques qui est très important et sur lequel il faut que l’on puisse se pencher. J’aimerais bien vous entendre sur ce sujet et voir ce qui pourrait être amélioré pour qu’on puisse réduire ce risque incendie ; le déclenchement de l’incendie, mais également la lutte la plus efficace possible pour qu’on atteigne les incendies dès qu’ils interviennent.

Il y a aussi un sujet sur le voisinage de sites classés en « Seveso » avec d’autres activités industrielles ou même avec des riverains. Dans le cas du site Lubrizol, on ne sait pas d’où est parti l’incendie. Mais ce qui est sûr, c’est qu’un voisin a été impacté par cet incendie. Il faut certainement regarder la réglementation que nous avons quand un site industriel Seveso ou à risque plus important qu’un site classique est limitrophe d’autres sites, pour voir s’il n’y a pas des matériaux chimiques qui sont incompatibles les uns avec les autres. J’aimerais bien vous entendre sur ce sujet.

Sur l’antériorité, nous auditionnions hier Normandie Logistique qui nous expliquait que le site de Quai de France à Rouen avait été créé aux environs de 1920 et que les activités de Lubrizol France à Rouen, ont commencé, me semble-t-il, dans les années 50, donc après la présence du site Normandie Logistique, tout comme l’autre site « Seveso », l’entreprise Triadis, qui se trouve à côté. Est-ce que nous devrions interroger la logique d’antériorité des sites qui s’installent et est-ce que nous ne devrions pas notamment avoir une réglementation qui soit peut-être plus améliorée pour traiter ce sujet ?

Au cours de l’audition de Normandie Logistique hier après-midi, on nous a indiqué que la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) avait visité le site à deux reprises, sans qu’à aucun moment, elle ne communique d’informations à Normandie Logistique sur des modifications à faire pour un bon niveau de sécurité de ces sites. Est-ce que c’est quelque chose que l’on peut constater aussi sur les sites industriels chimiques, selon vous ?

Ensuite, j’ai des questions sur les contrôles de site. Beaucoup de citoyens s’interrogent sur le niveau de contrôle des sites Seveso. Il a été révélé que l’entreprise Lubrizol avait été contrôlée à 39 reprises depuis 2013. Que pouvez-vous nous dire sur le contrôle des usines à risque. Ces contrôles peuvent-ils être améliorés ?

J’ai également une question sur la formation des salariés. Est-ce que vous avez des remarques à fournir sur la formation des salariés, notamment pour faire face aux accidents industriels plus précisément au sein des sites classés en « Seveso » ?

Quelle est l’implication des sous-traitants en matière de sécurité industrielle ? Faudrait-il faire des améliorations à ce sujet ?

Il y a évidemment une question qui ressort avec cet incendie, au sujet de la place des usines dans les villes. Dans la plupart des cas, ce sont plutôt les villes qui se sont développées à tel point d’arriver à la limite des usines, mais c’est un sujet qui doit être traité, qui est d’ailleurs traité dans le cadre des plans de prévention des risques technologiques (PPRT), mais faut-il, compte tenu de cette situation que nous vivons depuis le 26 septembre, modifier ces réglementations et les règles qui régissent les sites industriels et les voisinages des villes ?

Mme Annie Vidal. Je voulais compléter la question qui vient d’être posée sur les sous-traitants. Le président de France Chimie a dit dans le quotidien Les Échos du 13 octobre : « Nous labellisons 4 000 sous-traitants qui doivent appliquer les mêmes standards de sécurité que les 3 000 entreprises de chimie ». Nous avons pu constater hier, lors de l’audition du site Normandie Logistique, qu’effectivement, les règles de sécurité qui s’appliquaient aux deux entreprises voisines n’étaient pas identiques. Il y a une question qui me taraude, j’aimerais bien que vous m’expliquiez quelles sont les règles et quelles sont les consignes de sécurité en matière de gestion des flux « entrants » et « sortants » sur un site Seveso. Quels sont les contrôles obligatoires ? Quels sont les process incontournables ? Comment fait-on pour contrôler les produits, notamment quand ils sortent en direction d’un site de stockage voisin comme c’était le cas du site qui nous intéresse ? Comment sont-ils identifiés ?

Cet accident nous interroge sur la possibilité pour les entreprises chimiques Seveso de délocaliser leurs stocks dans des entreprises extérieures qui ne sont pas soumises aux mêmes obligations en termes de gestion des risques et de sécurité.

M. Jean-Luc Fugit. Beaucoup de questions vous ont été posées. J’insisterai notamment sur celle de mon collègue rapporteur, M. Adam, sur la place des usines de chimie, par rapport aux villes et aux métropoles urbaines. Vous savez que je suis un élu du « Couloir de la chimie » au sud du Rhône, on se connaît bien, puisque nous sommes de la grande famille de la chimie. C’est vraiment une question qui me taraude.


J’avais juste une question complémentaire par rapport à Lubrizol. Qu’est-ce que vous pensez des instructions qui ont été menées à l’époque de ce qu’on appelle le post-Lubrizol, en 2013 et est-ce que cela a été utile – je pense notamment à l’instruction d’août 2014 –, et si oui, en quoi ? J’aimerais bien avoir votre retour d’expérience sur ce cas précis.

Mme Agnès Firmin Le Bodo. Je vais essayer de reformuler la question posée par ma collègue Anne Vidal. Clairement, ne faut-il pas interdire que les produits d’une usine Seveso soient stockés chez les voisins ? Faut-il interdire le fait, par la loi, que les fûts qui sont stockés dans une usine Seveso, en l’occurrence chez Lubrizol, dangereux ou pas, puissent être transférés dans une usine dite de logistique ?

M. le président Christophe Bouillon. Vous allez pouvoir prendre le temps de répondre à l’ensemble des questions. Je vous remercie.

Mme Magali Smets, directrice générale de France Chimie. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je souhaite vous remercier de nous accueillir et de nous entendre dans le cadre de cette mission d’information sur l’incendie de Lubrizol, à Rouen. Avant toute chose, je me fais le porte-parole de notre industrie, qui pense évidemment à toutes les personnes qui ont été touchées par l’incendie à Rouen, qui traversent depuis une période difficile : les salariés, les Rouennaises, les Rouennais et l’ensemble des riverains.

Je veux également saluer le travail remarquable des pompiers, des services de secours, des services de l’État et des collectivités territoriales qui se sont mobilisés depuis le premier jour, d’abord pour circonscrire l’incendie puis pour limiter son impact. C’est un évènement très important pour notre secteur industriel ainsi que pour l’ensemble des sites Seveso en France. Nous le suivons depuis le premier jour avec la plus grande attention.

Je vais revenir, comme vous me l’avez demandé, sur le poids économique de la chimie en France et le rôle de notre fédération. Je pense qu’il est important de vous démontrer à quel point la sécurité est une priorité au quotidien, de nos entreprises. Je vais évoquer avec vous la question de la réglementation. Nous considérons notre réglementation comme l’une des plus strictes au monde. Enfin, comme vous l’avez dit, notre président s’est déjà exprimé dans la presse. Il est clair que notre industrie tirera les enseignements de cet évènement, comme nous le faisons à la suite de n’importe quel incident.

Je propose que Philippe Prudhon, directeur des affaires techniques de France Chimie, aborde, dans un deuxième temps, la question plus spécifique de la réglementation et de son application, c’est-à-dire comment la réglementation répond au sujet du voisinage.

Vous nous avez interrogés sur la simplification de la réglementation. Est-ce que cette simplification de la réglementation est quelque chose que nous devons appeler de nos vœux ? Comment interprétons-nous les résultats du bureau d’analyse des risques et pollutions industriels (BARPI) ?

Comment la question des inventaires des produits sur nos sites est-elle gérée à l’intérieur de nos sites et ailleurs ?

Pour ce qui est de la chimie en France, c’est un secteur économique majeur qui regroupe plus de 3 300 entreprises réparties sur l’ensemble du territoire, qui emploie plus de 170 000 salariés et affiche un chiffre d’affaires annuel de plus de 70 milliards d’euros. Au-delà de cela, c’est un tout premier secteur industriel exportateur.

On ne le sait pas assez, c’est un secteur qui exporte énormément et notre contribution à la balance commerciale de la France atteint aujourd’hui un record de plus de 11 milliards d’euros. C’est important parce que ce n’est pas si courant. C’est un secteur à haute valeur ajoutée. Il puise sa réussite dans sa capacité d’innovation. Plus de 8 % de nos effectifs sont dédiés à des activités de recherche et de développement (R&D) et nos innovations permettent le développement de nouveaux principes actifs pour la pharmacie, des matériaux plus légers pour l’industrie automobile ou pour l’aéronautique, de nouvelles solutions pour le véhicule électrique, pour les nouvelles générations de panneaux solaires que l’on souhaite rendre recyclables, pour les nouvelles générations d’éoliennes, pour les matériaux isolants pour le bâtiment ou pour des solutions de traitement de l’eau. Vous voyez, c’est extrêmement varié. Tout cela se diffuse dans l’ensemble des secteurs économiques français. Notre rôle est vraiment au cœur de la transition écologique, que nous appelons tous de nos vœux.

Dernier point, notre industrie est une industrie en croissance continue depuis dix ans. Nous sommes le deuxième producteur au niveau européen derrière l’Allemagne et comme dans d’autres secteurs industriels, nous faisons face aujourd’hui à des métiers en tension. Nous sommes en croissance nette d’emplois et nous avons des métiers en tension. Pour ce qui est de France Chimie, c’est la voix de ce secteur et de toutes les entreprises en France. Notre fédération regroupe 900 adhérents et 1 300 établissements. Pour être plus précise, notre adhérent type, c’est une PME de moins de 250 salariés qui n’a qu’un seul site, souvent en province, et qui se répartit entre autant de process continu ou de process batch, mais là je rentre dans le détail.

En tant que fédération, nous considérons que nous avons un rôle double, c’est-à-dire que nous sommes à la fois le porte-parole de notre secteur auprès des pouvoirs publics, mais nous avons un deuxième rôle tout aussi important qui est que nos experts, dont certains sont ici présents, accompagnent quotidiennement ces établissements dans la bonne mise en œuvre de la réglementation sur leur site et dans l’implémentation des standards de sécurité les plus exigeants, car la sécurité est la première préoccupation des industriels français. C’est une priorité que nous considérons non négociable et c’est un objectif que nous nous fixons au quotidien comme en témoignent les investissements que nous y consacrons chaque année. La chimie, en France, investit chaque année 600 millions d’euros pour la sécurité et l’environnement. Cela représente 20 % de ses investissements. Cette sécurité est au cœur de la culture de nos entreprises, c’est-à-dire que chaque poste de travail fait l’objet d’une évaluation des risques, qui conduit à la mise en place de consignes de sécurité, d’équipements de protection collectifs ou individuels et à la formation du personnel. C’est aussi un sujet qui est assez particulier à notre secteur, trois quarts de nos salariés reçoivent chaque année une formation et un tiers de ces heures de formation est consacré à la sécurité. La formation du personnel, à tous les niveaux de l’entreprise, est un point essentiel de notre politique de sécurité.

Pour revenir à votre question sur la réglementation, nos usines mettent effectivement en œuvre les réglementations les plus strictes au monde. Elle est particulièrement riche et exigeante. Plus le potentiel de danger du site est élevé, plus les exigences réglementaires seront croissantes. La réglementation Seveso est une sécurité de plus pour les Français. Pour illustrer ce propos, il faut bien avoir conscience que nos industriels peuvent parfois étudier jusqu’à 1 000 scénarios de risque et produire des centaines de pages pour leur étude de danger. Ils doivent démontrer qu’ils ont réduit au maximum les risques liés à leurs activités et les conséquences qui pourraient leur être associées.

Cela passe en premier lieu par une action « à la source », par la réduction des quantités de matières dangereuses ou par leur substitution et, à défaut, par la mise en place de barrières de prévention et de protection qui prennent la forme technique, organisationnelle ou encore en matière de formation.


L’autre point qu’il est vraiment essentiel de mettre en avant, c’est qu’il s’agit d’une réglementation de proximité. C’est-à-dire qu’elle est mise en œuvre avec les DREAL, sous la supervision des préfets, ce qui permet d’agir au plus près du terrain. Nous avons l’habitude de dire que la deuxième personne, après l’exploitant, qui connaît le mieux nos installations, c’est la DREAL. À la suite des études qui sont menées par les industriels, c’est le préfet qui délivre une autorisation d’exploiter ainsi qu’une liste d’exigences à respecter.

Dernier point, c’est une réglementation qui évidemment évolue avec son temps. Elle a été fortement renforcée, comme vous l’avez dit, par la loi de 2003, avec la mise en place des PPRT. Pour l’industrie, pour la chimie, cela a eu pour conséquence l’investissement de plus de 500 millions d’euros pour renforcer nos installations et améliorer la prévention des risques technologiques.

Depuis, en 2010, 300 millions d’euros supplémentaires ont été consacrés à la modernisation des sites pour maintenir le niveau de sécurité attendu. Bien sûr, le risque zéro n’existe pas, mais notre rôle est de s’en approcher le plus possible et de limiter son éventuel impact. Nous considérons que c’est bien la philosophie de la réglementation à laquelle nous nous conformons.

Au-delà d’encourager la parfaite application de la réglementation en vigueur, notre secteur a effectivement pris une série d’engagements volontaires, déterminants, qu’il me semble important de vous lister ici. Nous sommes engagés depuis 30 ans dans une démarche de progrès continu mondiale, qui s’appelle Responsible Care. Ce programme tire l’ensemble de la profession vers les meilleures pratiques en les diffusant et en les mettant en valeur. Les industriels, au travers de ce programme, partagent leur performance sur la sécurité et sur l’environnement. Cela leur permet de se comparer à leurs pairs, on sait bien qu’il y a toujours une émulation positive au travers de ce genre de programme.

Vous l’avez évoqué, effectivement, nous certifions également nos entreprises sous-traitantes. Chacune d’entre elles doit suivre un programme obligatoire de formation à nos standards de sécurité, qui s’appliquent aussi bien à nos salariés qu’à ses intervenants extérieurs. À ce jour, ce sont plus de 4 000 sous-traitants qui sont certifiés en France dans le cadre de ce programme.

Par ailleurs, nous avons également lancé des initiatives qui permettent de partager des moyens techniques d’expertise, dans le cadre de la gestion d’un certain nombre d’accidents. Par exemple, pour le transport, nous avons mis en place un programme qui s’appelle « Transaid » et qui a fait l’objet d’une convention avec la Sécurité civile.

S’agissant maintenant du cas de l’incendie intervenu sur le site de Lubrizol, comme vous le savez, une enquête judiciaire est en cours pour déterminer les origines de l’incendie et des analyses sont mises en œuvre pour identifier les conséquences. Nous ne disposons pas des conclusions de l’ensemble de ces procédures, je m’abstiendrai donc de tout commentaire spécifique à cet évènement. En revanche, je peux vous assurer que notre industrie tire les enseignements de chaque incident, de chaque évènement. Nous l’avons toujours fait. Et nous continuerons à le faire aux côtés des pouvoirs publics. Pour tirer les enseignements d’un tel évènement, le processus consiste à faire le recueil des faits, à en analyser les causes, les impacts afin de définir d’éventuelles recommandations. Les éléments de l’enquête seront évidemment essentiels dans ce processus.

En revanche, pour ce qui concerne la gestion de l’accident, je peux d’ores et déjà dire que nous nous associons aux recommandations du Livre blanc de l’association AMARIS sur l’utilisation des nouvelles technologies pour alerter les populations et sur l’importance d’améliorer encore ce qu’ils ont appelé la culture du risque et ce que je qualifierai de communication, en permanence, auprès des riverains.

Enfin, s’agissant des PPRT, il y a un point essentiel à souligner, c’est que le travail réalisé pour leur mise en œuvre a été considérable, tant pour les exploitants que les autorités et les collectivités locales. De notre point de vue, il s’agit aujourd’hui de finaliser ce processus, et notamment de terminer les travaux de renfort de bâti des logements qui sont concernés.

En conclusion de ce propos liminaire, nous souhaitons réaffirmer que la sécurité est une priorité non négociable de notre industrie. Nous estimons que la réglementation actuelle est riche et qu’elle doit permettre de tirer les enseignements de cet incendie. Nous serons aux côtés des pouvoirs publics dans ce processus.

Je laisse la parole à Philippe Prudhon, pour les précisions sur la réglementation et les quelques sujets que vous avez abordés.

M. Philippe Prudhon, directeur des affaires techniques. En complément des informations que vient de vous donner Magali Smets, je vais vous fournir des renseignements plus détaillés sur la partie réglementation, notamment avec les aspects flux de marchandises. La première chose qu’il faut faire sur un site, c’est l’inventaire des produits qui sont présents sur le site, de façon à obtenir son classement. Plus le potentiel de danger est important, plus on va monter haut dans l’échelle de classement, le plus simple étant une simple déclaration, puis l’enregistrement, puis l’autorisation, puis Seveso « seuil bas », puis Seveso « seuil haut ». Donc plus le potentiel est important, plus les exigences associées sont strictes et importantes pour les exploitants.

Vous avez posé la question de la reconnaissance du produit. Dans le cadre d’un règlement européen qui s’appelle Classification et étiquetage, nous devons définir quelle est la classification du produit. Un exemple : « Ce produit est inflammable », ce qui fait que quand il va rentrer sur un site industriel, il va être classé suivant la rubrique inflammable. Si un produit est toxique, quand il va rentrer sur un site industriel, il va être dans la rubrique installations classées pour l’environnement (ICPE) toxiques. Il appartient à l’exploitant de faire l’inventaire de toutes ces familles de produits, en nature et en quantité. Est-ce que j’ai 50 tonnes de produits inflammables ? Est-ce que j’ai 10 tonnes de produits toxiques ? Cela va permettre de définir le classement du site. Par exemple, compte tenu des quantités que j’ai, je suis un établissement Seveso « seuil bas ». C’est absolument indispensable.

Sur cette base-là, on va faire des études de danger, on va donc étudier tous les scénarios possibles et imaginables. C’est un des apports de la loi Bachelot, qui a demandé aux exploitants d’étudier tous les phénomènes dangereux. Magali Smets parlait par exemple d’un millier de cas possibles. Je confirme, puisqu’on doit prendre tous les cas de figure possibles, de façon à voir quel est l’aléa.

Toutes ces informations-là sont adressées à l’inspecteur de la DREAL en toute transparence, de façon à ce qu’il juge la qualité des informations qu’il a reçues. Si besoin, il va nous redemander un certain nombre d’informations voire faire de tierces expertises, parce qu’il aura besoin d’un complément d’information ou d’un avis sur tel ou tel point.

Ceci étant, une fois que les PPRT en termes d’études de danger ont été réalisés, l’inspecteur DREAL va pouvoir délivrer une autorisation, mais pour avoir cette autorisation d’exploiter, il y a un certain nombre d’exigences à respecter. Bien entendu, l’exploitant doit absolument respecter ces exigences. Les PPRT ont une deuxième ambition, c’est de corriger les erreurs du passé en termes d’urbanisme, ce qui permet justement d’informer les voisins, qu’il s’agisse des activités économiques ou des riverains, sur les différents risques et de prendre un certain nombre de mesures appropriées. Il y a des mesures du type de l’expropriation quand le risque est trop important, des mesures du type du délaissement, c’est-à-dire que le riverain peut dire au bout de x mois ou années : « Je ne souhaite plus rester dans cette zone-là, je souhaite que vous me repreniez mon logement » ou, dans les situations pour lesquelles les risques sont plus faibles en termes d’intensité, le renfort sur le bâti. S’il y a un nuage toxique, c’est avoir une pièce de confinement de façon à rester protégé à l’intérieur de son domicile et ne pas prendre la voiture.

Par rapport à ces trois phénomènes dangereux qui sont l’incendie, la partie toxique et la partie explosion, on définit des zones et à partir de ces zones-là, il y a des règles qui sont établies en termes de protection.

Vous avez parlé du Livre blanc d’AMARIS, dont nous partageons l’esprit en termes de conclusion. Je crois qu’il faut parler de « culture de la sécurité ». Les experts peuvent faire des distinctions entre « culture du risque » et « culture de la sécurité », ce qui est important c’est d’avoir une « culture de la sécurité » qui consiste à diminuer le risque « à la source ». L’exploitant diminue ainsi ses risques et doit définir des barrières pour éviter que le phénomène dangereux arrive. Que faut-il faire pour ne pas avoir d’incendie ? Et quand malheureusement, puisque le risque zéro n’existe pas, même si l’on cherche à s’en approcher, on n’a pas pu l’éviter, alors il faut à nouveau des barrières pour en limiter les conséquences. C’est vraiment un phénomène important.

Après, par rapport aux riverains, il faut pouvoir échanger en toute situation, pas seulement en situation de crise, de façon à partager cette culture sécurité que certains appellent parfois résilience du territoire. Je pense que sur ces aspects-là, on a pu répondre sur les différents points.

Sur la partie BARPI. Il s’agit d’une base extrêmement importante pour nous, car quand on fait une étude de danger, la première des choses que l’on doit faire est d’interroger cette base pour récupérer tous les évènements liés à notre type d’activité et démontrer à l’inspecteur de la DREAL qu’on a mis en place un certain nombre de dispositions qui permettent d’éviter l’incident qui est décrit dans la base du BARPI. C’est vraiment important et cela montre bien la boucle de progrès qui doit être faite pour s’assurer d’une bonne gestion des risques. C’est vrai que le BARPI a mentionné un certain nombre d’augmentations des incidents, pas que des accidents, ce qui peut être un signe plutôt positif en termes de culture sécurité, c’est-à-dire faire remonter davantage les incidents. Plus il y aura une liste exhaustive des incidents, plus la base sera riche et plus les exploitants pourront en tirer profit.

Concernant les sites Seveso, je n’ai plus le rapport sous les yeux, mais à ma connaissance, il n’y avait pas cette croissance. Mais peu importe, ce n’est pas l’objet. Ce que je voudrais retenir sur la base du BARPI, c’est qu’il est absolument important de continuer à l’alimenter, c’est une richesse pour nous. Un exemple très concret : les équipements sous pression n’étaient pas enregistrés, il y a quelques années. Il a été décidé d’enregistrer tous ces évènements liés aux équipements sous pression, ce qui pour nous est aussi une richesse, parce que malgré tous les efforts que peut faire la fédération pour rédiger des guides, faire des formations... Cette base-là est partagée par nous tous.

Peut-être un troisième point sur la partie simplification de la réglementation. Premièrement, nous sommes pour la réglementation, nous avons besoin d’un cadre réglementaire de façon à voir comment travailler dans de bonnes conditions. Il faut qu’elle soit proportionnée et efficace. Un exemple pour illustrer les propos. Si vous êtes en Ile-de-France et que vous avez deux phénomènes à étudier, l’inondation et le séisme, il nous paraît plus pertinent de focaliser nos travaux, nos efforts et nos actions sur l’inondation plutôt que sur le séisme, l’Ile-de-France n’étant absolument pas réputée pour être une zone sismique. C’est ce que signifie être proportionné et efficace.

Vous avez également parlé de la loi Pacte, je pense que c’est plutôt la loi pour un État au service d’une société de confiance (ESSOC) et la loi « Énergie ». Peut-être un petit historique, parce qu’en fait, pour nous, ce n’est pas tellement une simplification, c’est plutôt une organisation des services de l’État qu’il ne nous appartient pas de juger, mais il faut avoir en tête qu’au niveau de l’autorité environnementale, il y a deux directives qui avaient été mises en œuvre en 2001 et 2011. La France a traduit ces deux directives en droit français, en 2016. Le deuxième moment, c’est quand le Conseil d’État a annulé en partie cette loi. À partir de décembre 2017, on s’est retrouvé dans un flou juridique qu’il était donc important de corriger. Les lois ESSOC et « Énergie Climat » ont contribué à clarifier ce flou juridique entre, d’une part, l’autorité environnementale qui donne un avis sur la qualité des études qui ont pu être menées et, d’autre part, l’autorité qui examine au cas par cas, pour savoir s’il faut aller sur une évaluation environnementale complète. Mais l’évaluation environnementale complète est la fin, l’aboutissement, en sachant qu’il faut faire une étude d’incidence, donc ce n’est pas l’abandon, c’est au contraire essayer de voir comment être le plus efficace. Sachez qu’en France, il y a quand même 10 000 modifications par an, pour un peu plus de 40 000 installations autorisées. Une fois de plus, il ne nous appartient pas de juger si les effectifs doivent être mis à droite ou à gauche ! Ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas une simplification, c’est une clarification sur le plan juridique, des différentes équipes. Après, quand on parle de la loi ESSOC, c’est vrai qu’avant août 2018, c’était l’autorité environnementale qui faisait systématiquement une analyse au cas par cas. À partir de cette date avec la loi ESSOC, et notamment son article 62, c’est le préfet, avec tous ses services compétents, qui juge ce point-là et qui a autorité pour dire s’il faut y aller ou pas. Ce n’est pas une simplification et nous aimerions en avoir une parce que c’est important pour être efficace et mettre tous nos efforts là où c’est absolument prioritaire.

Vous avez parlé d’un bureau accidents et risques. Aujourd’hui, nous estimons qu’il y a deux aspects. Premièrement, Magali l’a répété, l’inspecteur DREAL est celui qui, après l’exploitant, connaît le mieux le site. Pourquoi ? Parce qu’il est deux à trois fois par an en visite sur nos sites et vous avez compris qu’on lui remet beaucoup d’études donc il analyse tous ces documents qui peuvent représenter des centaines de pages. S’il y a bien quelqu’un qui connaît l’installation qu’il supervise, c’est l’inspecteur. C’est en ce sens-là qu’il nous paraît tout à fait crédible et indépendant pour juger de la qualité de nos propos.

M. le président Christophe Bouillon. Peut-être pour compléter les questions, vous nous dites en effet répertorier et référencer l’ensemble des accidents que vous avez à connaître, comment qualifiez-vous celui de Lubrizol ? Est-ce que c’est le plus gros accident que nous ayons connu en France depuis AZF ? À quel niveau le situez-vous, au regard des effets et des impacts sur la santé et l’environnement ?

Sur la question de l’incendie, on nous a donné ce chiffre de 62 % pour les accidents industriels, est-ce une réalité ? Par rapport à ce type d’accident, vous citez en effet beaucoup de scénarios qui sont identifiés, travaillés au niveau de chaque site, dans le cadre notamment des études de danger, pour avoir la parade en quelque sorte, à travers des barrières ou à travers d’autres aspects de diminution du risque. Mais plus spécifiquement, sur cet aspect incendie, quels sont les outils de mesure précise et particulière ? Est-ce une meilleure formation, une meilleure détection ?

Il y a une question qui me taraude, qui est celle de l’émulseur ou de la présence ou pas d’émulseur. On sait que pour éteindre un feu d’hydrocarbures, il est nécessaire d’utiliser de la mousse plutôt que de l’eau. Est-ce qu’il y a des obligations en la matière, sur chacun des sites ? Si ces obligations existent, est-ce que vous les jugez satisfaisantes et est-ce que tous les sites en disposent ?

Je vous ai tout à l’heure posé la question de savoir si Lubrizol était membre de votre fédération, parce que vous avez cité avec raison le label Responsible Care. Lubrizol est labellisé dans cette démarche, mais en quoi cela consiste ? Vous évoquiez les bonnes pratiques. De quelle façon sont-elles diffusées par la suite ? J’entends bien ce que vous dites par rapport aux inspecteurs de la DREAL, personne ici ne remet en cause leurs compétences, mais on voit bien qu’il faut rétablir de la confiance, à la fois vis-à-vis des citoyens, de celles et ceux qui vivent à proximité des sites. On pourrait tout à fait imaginer une autorité dans le sens où cela introduit une idée d’indépendance aussi. Vous avez rappelé le rôle du DREAL, vous avez rappelé le fait qu’il connaissait parfaitement les sites, soit dit en passant, il dépend malgré tout du préfet, c’est un service de l’État. Vous ne pensez pas que le fait de créer une autorité indépendante permettrait de rétablir une forme de confiance qui paraît nécessaire aujourd’hui. Vous avez rappelé les efforts qui ont été les vôtres, ne serait-ce qu’en termes d’investissement, en termes de bonnes pratiques, sans doute en termes de formation. Or, depuis des années, on voit que l’acceptabilité et la confiance s’érodent. Est-ce que vous pensez que vous auriez à craindre d’avoir une telle autorité ou cela permettrait au contraire de continuer ce travail avec les inspecteurs ? Une autorité serait finalement dotée des inspecteurs aujourd’hui qui font ce travail au niveau des DREAL.

Pour terminer les questions. Notre rapporteur a posé cette question qui me semble toujours essentielle, qui est celle de la culture du risque ou de la culture de la sécurité, pour reprendre vos mots. Au regard des retours d’expérience qui sont les vôtres, pensez-vous que le document d’information communal sur les risques majeurs (DICRIM), qui est un document diffusé par les collectivités auprès de la population. Est-il un document « grand public », utile, qui utilise les bons mots ? Vous avez dit, madame la directrice générale, qu’il fallait une culture permanente. Sauf que l’expérience nous le montre, avec l’ensemble des collègues, à chaque fois que nous avons interrogé différents acteurs, nous avons le sentiment que le DICRIM, c’est une fois pour toutes, c’est très rare qu’il y ait des piqûres de rappel. Est-ce qu’en la matière, vous auriez des propositions pour faire en sorte de rendre ce type de document à la fois plus lisible, entre guillemets, mais surtout imaginer une forme qui permettrait de le diffuser quasiment en permanence ?

M. Damien Adam, rapporteur. Si on se compare par exemple à l’Allemagne, qui est un autre pays européen où la chimie est importante et où on ne peut pas présager que la réglementation ne le soit pas, est-ce qu’il y a plus d’incidents ou d’accidents qu’en France ? En termes de réglementation, est-ce qu’il n’y a pas des bonnes pratiques en Allemagne dont on pourrait s’inspirer si jamais il n’y avait moins d’accidents ou d’incidents que chez nous ?

Je vous ai entendu nous évoquer plein de sujets, mais je ne vous ai pas vraiment entendu faire des propositions. J’ai bien entendu votre processus pour tirer les enseignements d’un incident, avec trois étapes, je comprends que l’on n’ait pas encore totalement la troisième étape, puisque la deuxième n’est pas encore complètement certaine, ne sachant pas comment l’incendie est arrivé, mais je pense que par rapport à la situation que nous vivons, par rapport au stress post-traumatique des citoyens de la Métropole de Rouen quand ils ont vu ce panache de fumée, quand ils ont vu la suie dans leur jardin, quand ils ont vu ces fibrociments, quand ils ont senti ces odeurs, il y a quand même déjà des enseignements à tirer pour que cela ne puisse plus arriver si jamais un autre incident industriel devait intervenir dans notre pays, même si, évidemment, nous ne le souhaitons pas.

Donc j’aimerais bien vous entendre sur ces recommandations par rapport à ça.

Mme Magali Smets. Pour répondre à votre question, Lubrizol est adhérent de France Chimie, il applique le programme Responsible Care. Comme je l’ai évoqué, c’est un engagement volontaire, une démarche de progrès continu où l’on partage les bonnes pratiques entre pairs. Nous organisons chaque année des Trophées pour mettre en valeur les plus belles réussites de nos industriels dans ce domaine. C’est d’ailleurs un programme que nous avons fait évoluer très récemment pour lui donner une connotation plus responsabilité sociale des entreprises (RSE). Nous avons récemment mis à disposition de nos petites et moyennes entreprises (PME) un outil d’auto-évaluation en termes de maturité RSE. C’est une chose importante pour notre fédération, dans laquelle nos industriels se sont engagés.

Pour ce qui est des propositions, effectivement, j’en ai évoqué certaines. L’enquête judiciaire est en cours, cela ne nous permet pas de tirer tous les enseignements, on va attendre. Pour autant, compte tenu de ce qu’on lit dans la presse, je dirais qu’il y a des éléments qui sont peut-être de bon sens et qui font que nous allons, nous, en tant que fédération, engager des réflexions avec nos adhérents. Au-delà de ce qu’AMARIS a mis en lumière sur une meilleure communication concernant notamment les consignes de sécurité aux riverains, au-delà de réfléchir à comment nous pouvons engager un dialogue plus permanent ou à renforcer ces démarches de dialogue permanent avec les riverains et les collectivités, des choses sont déjà faites dans ce domaine. Nos industriels ont une démarche d’ouverture de leur site pour accueillir le public, pour qu’il puisse comprendre ce qu’est un site industriel de la chimie. Je pense qu’effectivement il y a lieu de réfléchir et qu’au-delà d’un document, ce sont vraiment des moments d’échange qui sont à organiser, et sur lesquels nous allons réfléchir.

Au-delà de ça, je crois que c’était effectivement un des éléments qui était évoqué par notre président dans son interview, il y a une réflexion à engager sur l’inventaire des produits, c’est-à-dire comment est-ce qu’on met à disposition, en cas d’accident, un inventaire des produits sur le site ? Il faudra aussi réfléchir à la diffusion des meilleures pratiques en termes de configuration des stockages.

Ce sont des éléments que nous allons explorer, compte tenu de ce que nous pouvons connaître à ce stade, de ce que nous avons lu dans la presse concernant l’incendie.

Je voudrais revenir sur la notion d’autorité indépendante ou pas indépendante. Déjà, premier message, vous n’allez pas être surpris, mais nous sommes en train de parler de l’organisation de l’État et moi, en tant qu’industrielle, c’est un peu compliqué de faire mes propres recommandations, voire assez inopportun.

En revanche, ce qu’on a vraiment voulu mettre en avant, c’est de dire qu’aujourd’hui, la DREAL est la personne qui connaît le mieux notre site, après l’exploitant lui-même. Cette réglementation de terrain qui prend le plus en compte la réalité du terrain nous semble indispensable et comme l’a dit Philippe Prudhon, les contrôles ont lieu sur les sites classés en « Seveso », deux à trois fois par an. Il y a également des autocontrôles qui nous sont demandés mais il y a aussi des contrôles inopinés.

Ensuite, je vais sortir du cas Lubrizol, je vais m’extraire du cas de la réglementation Seveso, pour tenir un commentaire d’ordre plus général, c’est peut-être même la citoyenne qui parle, mais on a quand même souvent bon dos de dire que nos autorités ne sont pas indépendantes ! Je pense que cela devient dangereux. Nos autorités sont censées être indépendantes. Et si vous considérez qu’elles ne le sont pas, vous avez les moyens de vous en assurer. Pardon, mais pourquoi aller demander à constituer, à construire, à définir et à mettre en place une nouvelle autorité indépendante... Vous aurez la même question : est-ce qu’elle sera suffisamment indépendante ?

M. Philippe Prudhon. Vous avez posé la question de l’information, que ce soit pour les collectivités locales ou pour les industriels. J’ai apporté cette petite plaquette qui existe dans le domaine de Rouen. En termes de pédagogie, elle est simple, très lisible sur ce qu’il y a lieu de faire. Cela ne suffit pas. On sait bien que quand ce genre de document arrive, cela peut passer à la poubelle, cela peut être mis dans une pile de documents et on ne le retrouve pas. C’est évident qu’il faut renforcer la partie alerte et le dialogue avec les riverains. Magali Smets l’a dit, c’est une proposition que l’on fera pour intensifier et augmenter le nombre d’échanges avec les riverains et s’assurer que les consignes soient bien prises en compte.

Il faut réaliser aussi qu’à l’ère des réseaux sociaux, il y a de nouveaux outils, ce que l’on pensait être bien il y a dix ans est totalement dépassé aujourd’hui. Nous l’avons bien compris et nous ferons des propositions dans ce sens-là. D’autres l’ont fait et je crois que le président Yves Blein, pour AMARIS, en a parlé aussi.

Il y a aussi des entreprises qui mènent des programmes localement, pour avoir des contacts réguliers avec les riverains et les associations. C’est une bonne pratique. Réglementairement, il y a le comité de suivi de site, mais on nous dit parfois que M. le préfet, avec sa stature, intimide… Il faut donc faire en sorte que ce soit plus facile de communiquer au sein de ces instances. Nous aurons des propositions à faire.

Concernant les émulseurs, la réglementation exige déjà sur cet aspect-là, d’avoir des quantités d’émulseur et d’eau suffisantes pour combattre un incendie. Cela s’appelle l’autonomie et si ce n’est pas suffisant, il y a une convention à signer avec les pompiers, de façon à faire face à une telle situation. Concernant Lubrizol, je n’ai pas les éléments, je ne sais pas quels ont été les calculs. Bien entendu, je pense que les inspecteurs feront le nécessaire pour savoir ce qu’il y avait lieu de faire. En termes de culture sécurité, on a parlé de plus de 5 000 tonnes, la question est de savoir comment on diminue cette quantité. Dans les propositions, nous allons travailler la question par rapport aux configurations d’entrepôts pour voir comment, si par malheur nous n’avons pas pu éviter l’incendie, on diminue la quantité mise en œuvre de façon à diminuer les conséquences.

Vous avez parlé de l’Europe. SEVESO est une directive qui a été traduite en droit national et c’est différent du règlement que l’on applique en l’état. Par exemple, REACH est un règlement donc on n’a pas besoin de le traduire en droit français, puisqu’il s’applique en l’état. La directive a été traduite en droit national et donc tous les pays l’appliquent. De ce côté-là, il n’y a aucun problème. Les PPRT font partie des réglementations les plus exigeantes au monde. On ne le regrette pas, ce n’est pas la question, cela nous a fait faire des efforts considérables avec l’approche probabiliste, comme je l’ai dit tout à l’heure. Il faut corriger les erreurs du passé. Nous n’allons pas regretter d’avoir corrigé ces erreurs et d’avoir une densité de population plus faible. Par contre, nous savons que ce n’est pas fini, nous rejoignons les propos d’AMARIS, il est impératif de terminer les PPRT. Ce n’est pas la peine d’aller réécrire une nouvelle réglementation. La réglementation est riche : « SEVESO», les liquides inflammables, les entrepôts, et j’en passe, mais il faut impérativement terminer les PPRT.

Mme Annie Vidal. J’ai une question au regard de toute cette réglementation très dense et très riche. Au nord de Rouen, nous avons un site Seveso « seuil haut », qui a été autorisé l’année dernière, et pour lequel il y a un certain nombre de recours, sans rentrer dans le détail. Quoi qu’il en soit, il y a un recours qui est revenu positif au motif, tout cela à vérifier par les autorités compétentes, que le plan local d’urbanisme intercommunal (PLUI) de la commune la plus proche n’aurait pas été respecté. Puisque l’on parle de réglementation, comment est-ce possible, avec toutes les réglementations qui existent et toutes les autorités qui se penchent sur ces questions, quand il s’agit d’autoriser l’installation d’un site seuil haut, comment peut-on arriver à ne pas prendre en compte des éléments de base ; le PLUI de la commune la plus proche me semble être un élément de référence et de base. Je ne m’explique pas comment on arrive à des situations comme celle-ci ?

M. le président Christophe Bouillon. Juste une précision. Vous me confirmez qu’il y a 3 300 entreprises en France qui dépendent du secteur chimique ? Vous me confirmez qu’il y a 40 000 sites ? Vous disiez tout à l’heure qu’il y a eu 10 000 modifications sur 40 000 sites ?

M. Philippe Prudhon. Quand on parle d’installations classées, c’est toutes activités confondues. Là-dedans, vous avez même la pêcherie. Cela fait plus de 40 000 installations classées pour l’environnement. En termes de déclaration, vous en avez plus de 400 000 déclarées, un peu plus de 40 000 autorisées et 1 400 Seveso. Ce n’est pas que la chimie, pour les Seveso, la chimie représente à peu près 400 établissements.

M. le président Christophe Bouillon. Vous me confirmez qu’il y a 1 362 sites Seveso en France ? C’est le chiffre qu’on nous a donné. Pour préciser un peu ma pensée, aujourd’hui, vous avez donc des inspecteurs de la DREAL qui inspectent plus que les sites Seveso, qui inspectent d’autres types de sites ?

Le fait d’avoir une autorité indépendante permet de concentrer des moyens spécifiquement sur la question des sites Seveso. Je comprends votre interrogation sur la notion d’indépendance, mais il existe, comme vous le savez, une autorité de sûreté nucléaire, qui est une autorité indépendante, mais qui bénéficie de moyens publics, puisque ce sont des agents publics. Elle est reconnue, et c’est ça l’intérêt d’une autorité indépendante, à la fois par les exploitants et en même temps par les citoyens ou les organisations dites ONG. Il ne s’agit pas bien évidemment de remettre en cause le travail, au contraire, il s’agit peut-être de regrouper celles et ceux qui procèdent à des inspections sous une même autorité, en leur donnant un peu d’indépendance. C’est pour bien distinguer le travail de ces inspecteurs en proximité, sur d’autres types de site. Même si vous avez dit que l’inspecteur DREAL est la deuxième personne, après l’exploitant, à connaître le mieux le site, on peut imaginer qu’il y ait une forme d’inspecteur dédié, il n’en demeure pas moins que la DREAL a beaucoup d’autres missions que celle d’inspecter les sites Seveso.

Nous retenons vos idées et vos propositions en ce qui concerne l’amélioration en termes de culture du risque.

M. Damien Adam, rapporteur. Sur la comparaison avec l’Allemagne, vous ne m’avez pas répondu. Est-ce que vous avez identifié le nombre d’incidents et d’accidents qu’il peut y avoir en Allemagne, comparé à ceux que l’on a en France dans le BARPI, pour voir si éventuellement ils ne sont pas mieux que nous sur ces éléments-là, et donc identifier ensuite quels sont les éléments spécifiques de la réglementation allemande, puisque j’imagine bien qu’effectivement il y a des directives. Je doute que les parlementaires allemands n’aient pas eu l’ambition d’avoir des choses spécifiques pour leur pays. J’imagine qu’il y a peut-être des choses qui pourraient être intéressantes à récupérer, si jamais ils se montraient plus efficaces que nous sur ces sujets.

M. Philippe Prudhon. En termes de chiffres, je ne les ai pas en tête. On peut essayer de vous les apporter en dehors de l’audition. Au niveau de l’Europe, on discute entre professionnels pour savoir ce qu’il y a lieu de faire. Par exemple, PPRT a fait l’objet de nombreux échanges, pas uniquement entre les autorités, mais aussi entre les industriels. Le plan de modernisation, c’est d’ailleurs pour cela que dans Seveso, vous voyez « ageing », c’est la France qui l’a apporté pour indiquer qu’il y avait quelque chose à faire. Nos installations vieillissent. Cela ne veut pas dire que cela va mal, la Tour Eiffel est une belle dame et on n’a aucun problème ! Le tout c’est de bien l’entretenir. Il y a donc eu un plan de modernisation qui a été mis en place pour nos installations, en 2010, avec des inspections, des méthodologies. La profession s’est mobilisée pour rédiger un certain nombre de guides que nous avons proposés à la direction générale et prévention des risques technologiques qui nous a « challengés » et qui a reconnu ces guides en termes de méthodologie à appliquer.

Nous discutons, bien entendu, avec nos collègues allemands ou italiens.


M. le président Christophe Bouillon. Nous vous remercions de votre contribution et des éléments que vous avez bien voulu nous apporter. N’hésitez pas aussi si vous avez un certain nombre de documents ou même si des recommandations finissent par aboutir par rapport à l’incendie Lubrizol, elles seront les bienvenues.

Merci, au nom de la mission.

 

L’audition s’achève à dix heures cinq.

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13.   Audition, ouverte à la presse, de M. Roger Genet, directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), accompagné de M. Gilles Salvat, directeur général délégué du pôle recherche et référence, de M. Matthieu Schuler, directeur de l’évaluation des risques et de Mme Marthe-Louise Boye-Elexhauser, chef de cabinet du directeur général

(Séance du jeudi 7 novembre 2019)

L’audition débute à dix heures dix.

M. Christophe Bouillon, président. Nous allons poursuivre nos auditions dans le cadre de la mission d’information, décidée par la Conférence des présidents, sur l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen. Notre mission a pour vocation de tirer tous les enseignements de cet incendie, de faire un retour d’expérience, de comprendre aussi la nature même de cet évènement et si besoin, par nos propositions, d’améliorer les dispositifs existants. Nous accueillons pour cette audition Roger Genet, directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES).

Pour commencer, je vais poser des questions pour que vous puissiez nous préciser votre rôle à l’ANSES, en particulier lorsque vous êtes confrontés à un accident de cette nature. À quel moment êtes-vous sollicités, sur quel périmètre, pour faire quoi ? De quels moyens particuliers disposez-vous ? Est-ce que vous avez, dans cette urgence, besoin de rapatrier des moyens ? De quelle façon réalisez-vous les analyses, passez-vous par des prestataires pour conforter leurs résultats ? Quelle est votre politique en termes de diffusion de des informations mises à jour par ces analyses ? Est-ce que vous apportez, en plus de la publication de ces analyses, des éléments d’interprétation ?

Vous avez été fortement sollicités en ce qui concerne notamment la consignation des productions agricoles. Dans la procédure qui a conduit à lever les restrictions, bien évidemment, votre avis a été sollicité. Comment, concrètement, avez-vous émis cet avis ? Est-ce que vous avez un collège au sein duquel existerait une forme de confrontation entre différents avis, afin de permettre de consolider, en quelque sorte, l’avis définitif ?

Plus largement, sur la question du suivi de l’état de l’environnement et de la santé, quel rôle particulier avez-vous ou allez-vous jouer ? On a bien compris que l’agence France Santé Publique joue un rôle essentiel en ce qui concerne le suivi médical et épidémiologique, mais vous-même, de quelle façon allez-vous apporter votre contribution.

Sur la question du suivi environnemental, que ce soit sur la question de l’eau ou de l’air, quelle est aussi votre contribution, là encore, à des enjeux essentiels ?

M. Damien Adam, rapporteur. J’ai quelques autres questions à vous poser.

La première sera de savoir si l’ANSES a déjà eu à gérer une situation de cette ampleur et de cette particularité.

Il est intéressant de savoir si c’est déjà quelque chose que vous maîtrisez ou si vous apprenez en même temps.

A posteriori, que pensez-vous de la décision prise par le préfet le 26 septembre au matin, de ne pas évacuer ni même confiner la population, mais simplement d’opter pour une mise à l’abri avec fermeture des écoles dans douze communes ?


Suite à l’incendie de Lubrizol, vous avez été saisi pour évaluer les risques alimentaires potentiels liés aux retombées de suie, notamment. Vous avez été saisi conjointement avec l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS) pour identifier les principales substances susceptibles d’avoir des effets sanitaires en lien avec différentes voies d’exposition. Pouvez-vous nous dresser un bilan complet de vos analyses sur le lait, les eaux, les risques alimentaires ainsi que les substances pertinentes à mesurer ?

Au cours de vos travaux, les experts de l’ANSES ont recommandé la mise en place d’un plan de surveillance adaptée. Pouvez-vous nous préciser ce qu’est ce plan de surveillance adaptée et comment il est mis en place ?

Dans la présentation des mesures de l’impact de l’incendie sur l’environnement et sur la santé telles que communiquées par l’Agence Régionale de Santé (ARS), il est annoncé une évaluation quantitative des risques sanitaires, dont les résultats sont attendus pour le 15 février 2020, avec une tierce expertise de l’ANSES. Que pouvez-vous nous dire sur cette évaluation ? Comment expliquez-vous un délai aussi important entre la date du 26 septembre et celle du 15 février 2020, pour disposer des résultats, puisque c’est un élément qui inquiète quelque peu la population ?

Une autre question est également soulevée régulièrement par la population et par les différentes associations depuis l’incident de Lubrizol : elle concerne le suivi de la santé de la population, notamment sur des prises de sang que certains aimeraient voir réaliser à intervalle régulier, pour suivre l’analyse métabolique des personnes. J’aimerais bien que vous puissiez réagir par rapport à cela, pour nous expliquer pourquoi cela n’a pas été retenu et pourquoi ce ne serait pas forcément une bonne idée pour ce suivi sanitaire.

Mme Annie Vidal. Je voudrais vous interroger sur les questions relatives aux examens qui ont été réalisés, 130 prélèvements, je crois, sur le lait. Ces examens ont été faits sur une période entre trois et onze jours après l’incendie, donc du 29 septembre au 7 octobre et la levée des restrictions est arrivée le 18 octobre. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ces délais qui ont pu paraître très longs pour les personnes concernées ?

Par ailleurs, quelles seraient vos recommandations pour obtenir sur des sujets qui sont un peu techniques et pas toujours accessibles à tous, proposer une communication plus accessible ? Il y a eu beaucoup de fausses informations qui ont circulé, il me semble donc intéressant de connaître vos préconisations pour construire une communication accessible.

Je vais aussi me faire la porte-parole de mon collègue Jean-Luc Fugit, qui demande pourquoi n’avoir répondu que sur les risques par ingestion ? Qu’en est-il des risques par inhalation ?

M. Roger Genet, directeur général de lANSES. Bien entendu, nous allons répondre de façon extrêmement complète. Je vais peut-être, monsieur le président, commencer effectivement par rappeler les enjeux de l’Agence, son fonctionnement, ses missions. Je suis accompagné de Gilles Salvat, directeur général délégué sur la recherche et la référence, de Matthieu Schuler, directeur de l’évaluation des risques et de ma chef de cabinet Marthe-Louise Boye.

Je vais faire une présentation générale et mes collègues répondront de façon plus précise, notamment sur la portée de nos avis, des avis déjà rendus ainsi que des travaux en cours. L’ANSES est une agence d’expertise scientifique. Avant tout, nous mobilisons une expertise qui est constituée par les experts de l’agence et surtout par des panels d’experts externes, 900 experts scientifiques qui viennent pour 80 % d’entre eux de la recherche publique, des organismes de recherche et des universités françaises, et pour 20 % de l’étranger. Les panels d’experts sont mobilisés sur des thématiques particulières, la qualité de l’air, la qualité de l’eau. Ce sont des experts que nous mobilisons bien évidemment en cas de crise Ils sont encadrés par les scientifiques de l’Agence, notamment de la direction d’évaluation des risques, qui est dirigée par Matthieu Schuler.

L’ANSES est une agence d’expertise scientifique. Pour produire une expertise sur une question particulière, il faut que nous ayons connaissance des données scientifiques. C’est pourquoi l’Agence a également en son sein, une capacité de recherche et de production de connaissances. Sur 1 400 personnes, 700 personnes sont dans des laboratoires de recherche, principalement sur des thématiques suivantes : santé animale, sécurité des aliments et santé des végétaux. Nous n’avons pas d’équipe de recherche sur la chimie. Nous pouvons faire appel soit à nos propres équipes de recherche en cas de gestion de crise, c’est le cas quand nous gérons des crises sanitaires, par exemple la grippe aviaire, où nous mobilisons à ce moment-là nos propres laboratoires, nos propres capacités d’analyse. Cela peut être également le cas sur les produits alimentaires où nous avons nos propres laboratoires d’analyses. Mais bien entendu, sur des analyses environnementales ou autres, nous dépendons d’analyses ou de productions de connaissances qui sont faites par d’autres laboratoires, que nous mobilisons au travers de financements dont nous disposons pour des actions de recherche ou des études sur lesquelles s’appuient nos expertises.

L’Agence est aussi en capacité de coordination de réseaux de vigilance car avant tout, il s’agit de prévenir des risques émergents, prévenir des situations d’urgence et prévenir des crises. Ce sont les centres antipoison et de toxicovigilance qui sont aujourd’hui coordonnés par l’Agence. On a vu, avec la crise « Lubrizol », que nous avons très vite réuni les centres antipoison pour recenser les cas qui étaient déclarés et nous avons regardé à la fois l’imputabilité, c’est-à-dire la relation entre l’évènement et les cas déclarés à un centre antipoison, et aussi les indices de gravité de ces cas, pour pouvoir faire le lien.

Nous avons également des réseaux de nutri-vigilance sur les produits alimentaires, des réseaux sur la pharmacovigilance du médicament vétérinaire et des réseaux sur la phyto-pharmacovigilance, c’est-à-dire des signaux faibles qui matérialiseraient l’impact de l’usage du produit pesticide sur l’environnement ou sur l’homme.

Tous ces signaux collectés dans nos systèmes de vigilance vont permettre à l’ANSES, soit de s’autosaisir sur des questions émergentes, soit de compléter la vision que nous avons de l’impact d’un évènement majeur, comme dans le cas de l’incendie de l’usine Lubrizol. Nous animons évidemment ces réseaux de vigilance. Il s’agit de faire une évaluation quantitative du risque, mais pour cela, il faut beaucoup de données statistiques. Dans un premier temps, il convient d’établir une évaluation qualitative du risque. Là, on voit que dans une situation de gestion de crise, nous n’avons pas pu aller jusqu’à faire une évaluation du risque, j’y reviendrai. Dans le cadre des saisines, nous avons fait avec nos comités d’experts une analyse spatio-temporelle des résultats des analyses qui nous ont été transmis, donc une évaluation de risques et la production de valeurs sanitaires de référence.

Sur des sujets donnés, comme les produits chimiques, il y a des valeurs sanitaires qui sont fixées pour protéger la population par inhalation et par ingestion. Mais pour un certain nombre de produits, ces valeurs n’existent pas donc on va les fixer, coordonner les dispositifs de vigilance et enfin, produire des recherches et des données scientifiques.

Nos laboratoires de recherche ont également des mandats de référence analytique, nous avons plus de 100 mandats nationaux, européens ou internationaux concernant notamment, la présence de contaminants chimiques, d’antibiotiques dans les aliments, qui nous permettent à la fois de coordonner les laboratoires au niveau national sur des méthodes de référence standardisées et de nous assurer que ces méthodes sont déployées de la même façon.

Quand on est un laboratoire de référence de l’Union européenne, on coordonne l’ensemble des laboratoires de référence de chaque État membre et on produit la méthodologie de référence qui va être utilisée par tous ces laboratoires, pour qu’on soit bien d’accord sur les méthodes utilisées. En l’occurrence, pour le mandat de référence sur les produits chimiques, c’est le Laboratoire d’étude des résidus et contaminants dans les aliments (LABERCA) qui s’est complètement mobilisé pour produire les analyses.

À la question que vous nous avez posée sur les données dont nous disposons, la façon dont nous produisons les données dans un cas comme celui de la crise « Lubrizol » et de savoir si on a l’habitude de se mobiliser sur des crises. Oui, très régulièrement, par exemple concernant l’incendie de Notre-Dame de Paris, cet été, comme pour l’incendie de l’usine Lubrizol, notre première réaction n’est pas d’aller faire des analyses de terrain car ce sont les services départementaux et des laboratoires départementaux qui les coordonnent. C’est le préfet qui a diligenté un certain nombre d’analyses en urgence. Mais c’est déjà de nous assurer qu’il existe bien des valeurs sanitaires de référence, par rapport aux expositions et donc avant tout de caractériser la source d’exposition, de caractériser les produits qui sont émis, de nous assurer qu’il y a des valeurs sanitaires pour ces produits, le cas échéant, d’en produire, si elles n’existent pas, et surtout de faire des recommandations aux pouvoirs publics sur les plans de surveillance.

Je reviendrai sur les saisines et sur le calendrier des évènements. Dès qu’il y a un évènement majeur comme Lubrizol, le 26 septembre, la première réaction du comité exécutif de l’Agence est de se dire, face à un évènement comme celui-là, quel va être notre rôle, de quoi dispose-t-on ? Quand il s’agit d’un épisode de grippe aviaire, notre laboratoire de Ploufragan, qui est le laboratoire de référence et qui a les analyses de deuxième niveau sur les virus, va se mobiliser, va se mettre en 2x8, va réaliser les analyses de deuxième niveau pour les laboratoires départementaux. La direction d’évaluation des risques va éventuellement constituer un groupe d’experts en urgence, avec des experts qui viennent de nos différents comités spécialisés, pour pouvoir répondre aux saisines émanant des ministères. Je prends l’exemple la crise de la peste porcine africaine, qui n’est pas une crise sanitaire, mais qui était à nos frontières et qui nous a beaucoup mobilisés : entre septembre et février 2019, plus de 13 saisines en urgence nous ont ainsi mobilisés pour apporter des recommandations aux pouvoirs publics sur la gestion de cette crise.

Donc voilà le rôle de l’Agence qui est une agence nationale. Elle peut être saisie par les pouvoirs publics, mais également par l’ensemble des parties prenantes, ONG ou associations de défense de l’environnement ou professionnelles. Quand il s’agit d’une crise, ce sont les pouvoirs publics qui nous saisissent. En l’occurrence, nous avons reçu deux saisines, en date du 2 octobre. Vous voyez donc que nous n’étions pas dans l’immédiateté des mesures qui devaient être prises au niveau du préfet. C’est totalement légitime par rapport à la gravité et à l’estimation que la cellule de crise locale pouvait faire de l’évènement par rapport à sa connaissance des risques encourus par la population, par rapport au niveau de danger. On sépare toujours bien le niveau de danger lié à la qualité des émissions et le type de danger que présente l’évènement. Notre travail est de graduer le risque par rapport aux éléments de danger qu’on peut caractériser.

Ce premier travail de caractérisation du danger et des émissions a fait l’objet d’une première saisine le 2 octobre, que nous avons reçue de la part des trois ministères (santé, environnement et agriculture) conjointement avec l’INERIS.

Cette saisine portait sur la caractérisation des émissions : est-ce que les mesures d’urgence prises par le préfet, au niveau des analyses qui ont été demandées et sur les substances qui étaient visées par les analyses de premier niveau correspondaient bien à l’urgence ? Est-ce que l’agence considérait qu’il y avait des substances sur lesquelles on n’avait pas lancé, dans l’urgence, d’analyses qui justifiaient qu’on en lance ?

Sur cette première question, nous avons travaillé avec l’INERIS qui a caractérisé, par rapport à la connaissance qu’il avait des produits compris dans l’incendie, quelles pouvaient être les retombées. Par rapport à cela, nous avons rendu un avis le 4 octobre, en lissant un certain nombre de produits supplémentaires et complémentaires qui nécessitaient un suivi, tout en disant bien que les analyses qui avaient été lancées par le préfet en urgence sur les dioxines, les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) ; l’ensemble des analyses de premier niveau qui avaient été lancées correspondait parfaitement à l’urgence par rapport aux produits qui avaient brûlé. Néanmoins, il fallait prendre en considération d’autres produits, plutôt sur le moyen terme, afin d’aboutir à une vision complète des émissions.

Dans le cadre de cette saisine, il s’agissait dans un deuxième temps de produire des recommandations à destination des pouvoirs publics sur les plans de surveillance à moyen et long terme.

Et troisième point de cette saisine : nous soulignons que l’exploitant allait devoir produire une évaluation quantitative des risques et que, comme on l’a déjà fait, par exemple, à Mourenx dans le Sud-Ouest, on allait nous demander un avis de contre-expertise sur l’évaluation quantitative des risques produite par l’industriel. Ce travail reste à accomplir plutôt au cours du premier trimestre 2020.

Donc nous sommes vraiment sur le moyen et long terme. Les ministères disent qu’il y a deux phases : une s’inscrit dans l’urgence avec des analyses qui sont lancées et des points toutes les 48 heures, sur lesquels on nous demande uniquement de compléter la liste des analyses déjà lancées et de donner un avis sur ce point, puis un avis ensuite sur le plan de surveillance moyen/long terme. Enfin, on nous sollicite sur l’avis que nous rendrons sur l’évaluation quantitative des risques et qui sera produite par l’exploitant.

La deuxième saisine reçue de la part de la direction générale du ministère de l’agriculture et de l’alimentation, visait particulièrement les produits alimentaires. On reviendra en détail sur cette saisine. Le point sur lequel je veux insister par rapport aux questions que vous m’avez posées, c’est sur le rôle de l’agence.

Encore une fois, depuis la création de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA), en 1998, qui faisait suite à la crise de la vache folle, le législateur a voulu créer une agence sanitaire d’expertise donnant en toute indépendance des avis scientifiques et aussi des recommandations à destination des pouvoirs publics. Le ministère de l’agriculture est très vigilant sur le fait de ne pas confondre l’avis scientifique donné par l’Agence en matière d’évaluation du risque, de graduation du risque, et les décisions de gestion du risque. En somme, lorsque l’on gère une crise sur la grippe aviaire, on peut donner des recommandations sur la gravité, le danger potentiel, les potentialités de transmission du virus, ou encore sur la question des transports, etc., mais le ministère reste totalement décisionnaire sur les mesures d’accompagnement de la crise. Gérer la crise relève de sa responsabilité. Nous n’empiétons pas sur le rôle revenant au gestionnaire de risque.

Dans l’organisation sanitaire en France et en Europe, cette séparation est très importante, entre l’évaluation du risque fondée sur des données scientifiques et la décision publique, qui inclut la gestion du risque et qui peut prendre en compte l’avis scientifique, mais au-delà, d’autres considérations de protection des populations, d’impact bénéfice-risque, socio-économique, pour prendre la décision finale qui appartient aux politiques.


En la matière, les saisines que nous avons reçues, notamment cette deuxième saisine de la direction générale de l’alimentation (DGAL), ne nous demandaient pas de statuer sur les mesures de levée des séquestres, mais d’émettre un avis sur les analyses qui étaient produites, d’intégrer ces analyses et de faire des recommandations. Comme habituellement en termes d’évaluation scientifique, le rôle de l’Agence est aussi de répertorier et de graduer le niveau d’incertitude qui accompagne cette évaluation, comme vous l’avez très bien dit concernant la problématique du lait. Pourquoi et quels sont les délais ? C’est là où l’on perçoit toute la difficulté de la gestion de crise, puisque pour produire un avis « sûr », à partir des données produites par les laboratoires d’analyses, il faut pouvoir disposer de ces analyses. Les analyses et les échantillonnages, par exemple sur le lait, ont effectivement été réalisés entre le 29 septembre et le 7 octobre, donc tout de suite après l’émission, mais leurs résultats sont arrivés avec plusieurs jours de décalage. Pour faire une analyse de dioxines, il faut plus de trois jours, sur un échantillon de lait. La question pour un avis rendu par l’Agence est de disposer de suffisamment de données statistiques pour pouvoir avoir une représentativité de l’évaluation que nous conduisons. Encore une fois, je ne parle pas d’évaluation de risque qui demanderait des données encore beaucoup plus complètes. Nous avons fait toute une analyse des données qui nous ont été transmises via le ministère de l’agriculture, par le LABERCA qui a produit des analyses sur un certain nombre de matrices alimentaire. Ces analyses sont arrivées au fil de l’eau et il fallait qu’à un moment donné, nous disposions de suffisamment d’analyses pour rendre un avis. Compte tenu de l’attente totalement légitime des professionnels directement concernés, le ministère de l’agriculture souhaitait que nous rendions un avis plus spécifique sur le lait. Nous nous sommes rendu compte que sur les analyses qui nous remontaient via le ministère de l’agriculture, environ 350 analyses à la date du 10 octobre c’est-à-dire à, la veille de l’installation du comité de transparence, nous disposions d’environ 80 analyses de lait, sur un total de 350 analyses sur l’ensemble des matrices alimentaires qui avaient été faites sur une douzaine de jours et sur l’ensemble des départements. Vous voyez que c’est en même temps beaucoup, en termes de capacité de production d’analyses par les laboratoires de contrôle, mais peu au niveau de la représentativité géographique de l’ensemble et de la représentativité statistique. Donc, à la demande des ministères et des services du Premier ministre, nous avons été saisis en urgence, le 11 octobre au soir, pour produire le plus vite possible une expertise sur les analyses de lait, de façon à pouvoir appuyer le ministère dans la décision à prendre sur la levée des mesures de restriction.

Nous avons réuni en urgence le comité d’experts qui avait déjà été formé. Nous avons fait un traitement statistique de ces données. Nous avons transmis cela aux huit experts qui sont de différentes origines : chimique, vétérinaire, agronome… Ils ont composé ce groupe d’experts dans l’urgence et nous avons pu, dès le lundi, rendre cet avis. Cela paraît long pour les gens qui attendent, mais nous n’avions les données que depuis le vendredi soir. Nous disposions de 130 données le vendredi soir, 80 le jeudi soir. Vous voyez bien que statistiquement, nous ne disposions que de très peu d’analyses.

C’est aussi la raison pour laquelle on ne pouvait pas rendre un avis plus tôt. Encore une fois, la saisine que nous avons reçue le 2 octobre ne demandait pas un avis sur la levée des mesures de restriction.

Je pense aujourd’hui que toute la difficulté pour le décideur public est effectivement de prendre des décisions de levée de restriction qui s’appuient le plus possible sur des données scientifiques tangibles, sans pour autant attendre que nous disposions de l’ensemble des éléments. L’Agence est parfaitement dans son rôle de graduation du niveau d’incertitude, par rapport à une approche probabiliste et statistique des données à disposition.


Ce que je peux dire aujourd’hui c’est que pour l’avis qui a été préparé pendant le week-end du 10, nous avions besoin a minima des données que nous avons collectées jusqu’au vendredi soir pour rendre cet avis. C’est un avis qui a donc été rendu en 48 heures et non pas en trois semaines, comme on pourrait le supposer, par rapport à la date de l’incendie.

Ensuite, pour d’autres denrées alimentaires, nous disposions d’encore moins de données. Sur le miel, ce sont moins de huit échantillons, sur le poisson, c’est moins d’une dizaine d’échantillons. Il y a aussi moins d’exploitants. Il y a aussi des denrées qui peuvent se conserver et être stockées en attendant d’être mises sur le marché, ce qui n’est pas le cas du lait. Nous avons rendu l’avis le plus complet sur l’ensemble des denrées alimentaires, le 18 octobre.

Nous allons revenir, si vous le souhaitez, sur ces différents avis. Encore une fois, nous n’avons pas fait d’analyses, nous avons purement utilisé les analyses qui nous ont été transmises et nous sommes donc dépendants de ces analyses. Nous avons besoin de points de repère, et aussi de données de contamination environnementale. Quand on travaille sur l’alimentation, cela va de la fourche à la fourchette donc nous avons aussi besoin d’avoir des points sur les retombées et la contamination environnementale, non seulement le fourrage, mais les herbages, pour pouvoir avoir une idée ensuite de l’intégration de ces substances par ingestion.

Pourquoi a-t-on plus parlé d’ingestion que d’inhalation ? Parce que ce sont surtout des suies qui sont retombées et ce sont surtout les retombées atmosphériques qui sont contaminantes. Mise à part la première phase de 24 à 48 heures où l’incendie a été actif et où il y avait des risques par inhalation, pour la suite sur les produits alimentaires, le risque principal bien sûr, c’est l’ingestion. Nous avons donc principalement disposé d’analyses d’eau via les ARS et d’analyses de lait. Nous avons également rendu un avis sur les eaux destinées à la consommation humaine, en date du 16 octobre. Ce sont les trois avis que nous avons rendus jusqu’à présent et nous travaillons sur la suite des saisines pour des avis qui vont venir.

Les avis rendus par l’Agence sont tous publics, c’est la règle. En cas de crise, on peut avoir une communication qui soit conjointe avec le gestionnaire du risque ou laisser ce gestionnaire du risque communiquer sur nos avis. Je pense que le gouvernement souhaitait une transparence totale sur cet évènement « Lubrizol ». Ce n’est pas habituel à l’ANSES, mais nous avons accompagné chacun de nos avis d’un communiqué de presse, d’un point d’actualité et d’une mise en ligne sur notre site. Nous avons également fait une synthèse de l’ensemble des avis que l’agence a rendus, pour essayer d’être le plus explicite possible. Nos avis sont quand même des avis techniques. Leur lecture par le grand public peut être complexe puisque ce sont surtout des recommandations destinées aux gestionnaires de risques. Nous les avons donc accompagnés d’un point d’actualité et surtout, nous travaillons avec les médiateurs que sont les médias, les organisations non gouvernementales et professionnelles, pour traduire nos avis dans une communication qui soit accessible à tous, en tout cas le plus possible.

Je pense que j’ai à peu près traité les différentes questions que vous avez posées, sauf les questions très spécifiques sur les avis pour lesquelles je vous propose de passer la parole à mes deux collègues. Nous avons participé, le 3 octobre, au point presse organisé par le préfet de région. C’est Gilles Salvat qui a accompagné le préfet. À l’époque, la question était plutôt sur les risques pour les femmes enceintes, vis-à-vis du risque sur les dioxines.

Le 9 octobre, Gilles Salvat s’est également rendu à la conférence organisée par le préfet, portant sur l’interprétation des résultats d’analyse concernant notamment le lait. Cela précédait une réunion organisée par le ministre de l’agriculture, le 10 octobre, avec l’ensemble des professionnels des filières et à laquelle Gilles Salvat a également participé pour faire un point d’avancement sur nos travaux. Le 11 octobre, c’était le comité de transparence, auquel j’ai moi-même participé et le 25 octobre. Pour la deuxième réunion du comité de transparence, Matthieu Schuler était présent.

L’ANSES a donc, à chaque fois, accompagné les pouvoirs publics et les gestionnaires de risques pour apporter un appui technique et être en capacité de répondre le plus précisément possible aux questions que se posent fort légitimement les élus et le public.

M. Christophe Bouillon, président. Je voudrais juste vous demander une petite précision. Si j’ai bien compris, vous ne réalisez pas les analyses, mais vous apportez un avis. Mais est-ce que, par ailleurs et habituellement, vous pouvez néanmoins réaliser des analyses ? Et si vous ne réalisez pas les analyses, est-ce que vous participez par contre à l’élaboration de protocoles pour savoir ce que l’on cherche. Et comment on le cherche ?

C’est un point sur lequel j’aimerais que vous puissiez nous éclairer.

M. Gilles Salvat, directeur général délégué du pôle recherche et référence. Je vais me permettre de répondre, monsieur le président.

En fait, le laboratoire national de référence (LNR) sur les promoteurs de croissance, les dioxines, les PCB et les HAP est un des rares LNR dans les aliments qui ne soit pas à l’ANSES. Il est localisé à l’Ecole vétérinaire de Nantes Oniris, au sein du LABERCA. Pourquoi ? Parce que c’était le meilleur laboratoire en France, sur le sujet, il faut le dire très humblement, c’est donc lui qui a été choisi comme LNR et c’est très bien. Même s’ils ne sont pas à l’ANSES, nous avons une très grande coordination avec eux. Bruno Le Bizec, le directeur de ce laboratoire, est un de nos membres de comité d’experts. Il est donc régulièrement sollicité par nous. Au tout début de la crise, nous savions que nous allions être interrogés sur la manière d’interpréter les analyses alimentaires, etc. Matthieu Schuler et moi nous sommes concertés pour consulter Bruno Le Bizec afin de savoir comment il s’organisait dans sa gestion de crise. Il nous a effectivement confirmé qu’il mobilisait l’ensemble de son laboratoire pour répondre au plus vite, mais encore une fois, il y a des délais d’analyse, comme l’a très bien expliqué Roger Genet. Ces délais sont liés à la technique analytique que l’on utilise. D’autre part, nous l’avons sollicité pour savoir s’il envisageait d’avoir des analyses sur les produits bruts, nous pensions notamment aux fruits et légumes, sur les produits lavés, éventuellement les produits pelés, en fonction du type de consommation du produit, pour que nous puissions ensuite faire une évaluation du risque qui soit pertinente. Par exemple, c’est mieux de laver un poireau avant de le mettre dans la soupe, pour des tas d’autres raisons d’ailleurs que ces problèmes-là. Nous avons besoin d’avoir les différents types d’analyses, ce qu’il y a sur le produit brut et éventuellement sur un produit prétraité, pour faire nos analyses quantitatives. Il y a donc une très grande concertation.

D’autre part, le fait que le laboratoire ne soit pas un laboratoire de l’ANSES ne pose pas franchement problème, puisque nous sommes chargés, en tant qu’agence de sécurité sanitaire, de coordonner l’ensemble des laboratoires nationaux de référence. Nous avons une « Journée de la référence », co-organisée avec le ministère de l’agriculture, qui se tient tous les ans et va avoir lieu au début du mois de décembre. Et nous sommes régulièrement en contact avec les quelques LNR que nous n’avons pas au sein des laboratoires propres à l’Agence.

Il y avait un deuxième type d’analyses qui devaient être faites dans ce cadre-là, celles sur les éléments traces métalliques pour lesquels nous sommes laboratoire national de référence, mais nous n’avons pas fait ces analyses, en concertation avec Bruno Le Bizec. Il reçoit l’essentiel des échantillons pour faire les recherches de dioxines, il envoie ses analyses à un laboratoire d’analyses départementales en Vendée, qui est parfaitement compétent pour le faire, de façon à éviter les problèmes de logistique qui nous font perdre les quatre ou cinq heures de transport entre Nantes et Paris. Lui avait besoin de recevoir, pour les dioxines, notamment les HAP, ces échantillons. S’il avait fallu qu’il nous renvoie une partie des échantillons à Paris, parce que notre laboratoire est à Maisons-Alfort pour ce sujet-là, pour faire les analyses, nous aurions perdu beaucoup plus de temps. Ce sont vraiment des questions de logistique. Cela a été organisé pour être le plus efficace possible, avec des laboratoires qui étaient les plus compétents possible pour le faire.

M. Roger Genet. Bien évidemment, nous rendons aussi des avis à la demande des ministères, sur les plans de surveillance. Parce que l’évaluation qui est faite ensuite dépend de la qualité des plans de surveillance. Je vais peut-être passer la parole à Matthieu Schuler pour détailler les avis et les recommandations que nous avons faits.

M. Matthieu Schuler, directeur de lévaluation des risques. Quelques éléments complémentaires par rapport à ce qui a déjà été assez largement décrit.

Je vais commencer par la différence entre risques chroniques et risques aigus parce qu’il y a aussi derrière ça les raisons pour lesquelles nous avons focalisé l’attention, côté agence, sur tout ce qui est ingestion, donc alimentation et eau. C’est notamment là qu’on voit la complémentarité entre l’INERIS et l’ANSES. Avec le premier avis du 4 octobre, suite à la saisine du 2, nos collègues de l’INERIS qui sont des spécialistes de l’incendie, ont effectivement analysé et réfléchi à quels sont les polluants typiques produits dans les combustions de produits stockés, mais aussi de bâtiments. De notre côté, nous avons regardé les choses sous un angle complémentaire qui est de dire : au vu des études que nous menons régulièrement, comme l’étude d’alimentation totale, est-ce qu’il y a des contaminants qui, si la population se met à les recevoir dans la durée, plutôt en situation post-accidentelle, seront susceptibles de poser problème, parce que d’ores et déjà, la population française est relativement exposée par d’autres voies à ces contaminants. Cela peut être le cas du plomb ou du cadmium par exemple.

Donc il y a dualité et complémentarité entre l’action de INERIS et l’action de l’ANSES ; l’INERIS regardant effectivement la dispersion atmosphérique immédiate et nous ce qui est susceptible, non pas dans l’immédiat, mais dans une situation post-accidentelle, de générer une dose par rapport à un risque chronique. Cela a été notre premier regard et c’est également ce que l’on a fait ensuite dans les différents avis, concernant aussi bien l’eau, le lait et d’autres produits alimentaires. Il s’agissait de ne pas identifier uniquement la question de la conformité réglementaire car les acteurs de la gestion, les directions départementales de la protection des populations (DDPP), l’ARS ou les DREAL peuvent tout à fait conseiller le préfet à cet égard. Il nous fallait identifier, dans les prélèvements effectués, s’il y avait des choses inhabituelles au regard de ce qu’on observe dans les prélèvements environnementaux, en France ou dans la région. D’ailleurs le point sur lequel nous avons insisté très tôt, et sur lequel nous avons encore relativement peu de données, c’est de disposer de points de comparaison, notamment en termes de contamination du sol, puisque le sol est par essence un milieu dans lequel les contaminants ou les polluants peuvent se déposer et ensuite resurgir.

Cest effectivement la manière dont nous avons procédé pour nos avis, aussi bien pour le lait que l’alimentation générale, nous avons observé et analysé statistiquement l’ensemble des résultats obtenus par rapport aux plans de surveillance et de contrôle dont on dispose en France et par rapport à des situations dexposition forte dans dautres situations accidentelles. Nous avons effectivement eu loccasion de travailler aux côtés des pouvoirs publics sur des incendies ou des dépôts importants, par le passé.

Ces différents plans de jugements ont été articulés dans nos avis et ont contribué aux conclusions que nous avons apportées, et que nous avons complétées lorsque l’on a pu le faire, ce qui n’était pas forcément toujours le cas en fonction des données disponibles, par une analyse temporelle, c’est-à-dire de voir si l’on avait une évolution des paramètres de cette contamination sur la période de prélèvement durant les quinze premiers jours après l’incendie.

La troisième phase vers laquelle on s’oriente maintenant est d’appuyer ou de conseiller les pouvoirs publics sur la phase post-accidentelle, donc cette fameuse surveillance adaptée. Nous sommes effectivement passés par trois étapes : une première étape qui était l’action immédiate autour du préfet sur les mesures prises, ensuite une deuxième phase de surveillance renforcée pour essayer de caractériser sous quelle forme et de quelle manière se sont déposées les suies et les poussières issues du nuage de l’incendie, puis une troisième phase pour voir dans quelle direction pointaient les capteurs ou les filets de surveillance, pour éviter de se faire surprendre par une contamination chronique qui s’installerait dans le temps. C’est ce travail que nous avons d’ores et déjà fait, en lien avec l’ARS Normandie, s’agissant de l’eau de consommation humaine ; c’était notre avis du 16 octobre, avec la mise en place d’un système sur trois mois, avec des capteurs sentinelles relativement proches et sensibles sur lesquels on conserve une surveillance à très large spectre et une surveillance un peu moins dense, hebdomadaire, sur un ensemble de capteurs sensibles.

Nous n’avons pas encore été au bout du sujet sur ce travail ainsi que pour deux autres champs : appuyer le ministère de l’agriculture et ses acteurs territoriaux pour un plan de surveillance adaptée en matière alimentaire et faire l’équivalent avec l’ARS Hauts-de-France, pour la partie eau de consommation humaine dans cette région. Ce sont deux avis qui sont en cours.

Parmi les points que nous traitons, nous avons jusqu’à présent agrégé l’ensemble des résultats dont nous disposions sur une zone qui est très vaste, le panache s’étant développé sur une très grande distance. En complément des analyses temporelles ou statistiques que nous avons faites, nous sommes en train, avec les éléments confiés par l’INERIS, d’essayer d’identifier, par une corrélation à la fois temporelle et spatiale, s’il y a une signature particulière de ce nuage et s’il a des spécificités en termes de retombées chimiques, par des retombées de traces métalliques ou de polluants organiques, pour ensuite pouvoir faire la différence entre ce qui relève d’un état des sols ou des milieux antérieur à l’incendie et ce qui est associé aux dépôts.

On retrouve cette difficulté dans la surveillance des denrées alimentaires et plus encore, puisque c’était une question du rapporteur, dans la question du suivi des populations. Finalement, qu’est-ce qui, dans l’imprégnation des populations, était préexistant ou pas ? De notre côté, nous le faisons au niveau de la contamination alimentaire, c’est le travail que nous devons encore faire dans les quinze jours qui sont devant nous, pour permettre au ministère de l’agriculture et à ses services territoriaux d’avoir une surveillance adaptée.

Cela a été dit, je pense que les laboratoires de contrôle étaient au taquet des capacités qu’ils pouvaient mettre en œuvre dans ces conditions-là. Il s’agit maintenant de placer les capteurs de manière la plus intelligente possible, sur les familles de production qui sont susceptibles d’accumuler et de « relarguer » doucement une contamination qui serait associée à l’incendie. Typiquement, on peut avoir des effets différés si les sols se sont surimprégnés, ou lorsque l’on a des animaux qui vont ensuite retransmettre, dans la durée, la contamination.

C’est l’objet de la réflexion que nous menons actuellement pour appuyer le ministère de l’agriculture.

M. Roger Genet. Peut-être un dernier point, monsieur le président, sur cette première série de réponses.


On ne se permettra pas de porter une appréciation sur la question de l’évacuation des populations. Je pense que la seule personne qui peut vraiment, en cas de crise, au moment où elle intervient, juger de ce point-là, par rapport aux éléments dont elle dispose à ce moment-là, c’est vraiment le préfet. Ce que l’on peut dire a posteriori, quand on regarde de quels éléments il disposait, c’est que la mobilisation des centres antipoison montrait que finalement, on avait peu d’impact sur les populations. Quand la cellule opérationnelle de toxicovigilance a recensé les appels reçus par les centres antipoison entre le 26 et le 30 septembre, qui ont été classés en lien avec l’accident, nous avons 51 cas d’effets indésirables qui ont été assez bénins. On voit que l’exposition aiguë avait un impact faible. Au-delà, l’impact sur les populations va se juger, comme on l’a dit, sur les risques chroniques, plus que sur les risques aigus, dans cet accident et c’est donc tout l’objectif des recommandations que nous pouvons faire sur les plans de surveillance à moyen et long terme.

Pour cela, il faut que l’on dispose de cartographies très précises des retombées et d’analyses de sol qui permettent de cartographier, puisque l’on a vu que les retombées étaient plutôt en taches de léopard, compte tenu des conditions climatiques. Les mesures doivent être prises par rapport à cette exposition directe par contact ou via l’alimentation, dans les zones qui ont été concernées par ces retombées.

L’autre point que nous avons souligné, c’est que dans un cas comme celui-là, nous avons besoin d’avoir une estimation la plus précise possible du terme source. S’agissant des dioxines, par exemple, on sait très bien qu’un incendie avec les matières qui ont brûlé produit à la fois de l’acide cyanhydrique, des HAP, des hydrocarbures et des dioxines. Mais en fonction de la température, des conditions climatiques, le niveau de dispersion n’est pas le même, le niveau de production de ces sous-produits n’est pas le même. Il faut donc faire des modélisations. Je pense que l’INERIS vous en dira plus que nous, dans la séance d’audition qui suit, mais c’est difficile à modéliser. Pour avoir une idée des retombées et des dispersions, il faut que nous ayons une idée des émissions. Il faut que l’on arrive à recoller les scénarios d’émission et ensuite de dispersion, puis les retombées pour avoir une vision la plus précise possible des contaminations environnementales possibles, et par là même, des transferts via l’alimentation, à l’exposition humaine.

M. Christophe Bouillon, président. Vous avez rappelé l’approche probabiliste, c’est-à-dire à partir d’un modèle, mais qui définit ce modèle et est-ce qu’il évolue par rapport à des retours d’expérience ?

Deuxième question concernant l’avis que vous publiez. Quelle est la nature juridique de cet avis ? Est-ce que c’est un avis en collégialité et si c’est le cas, est-ce qu’il y a une décision, par exemple, à l’unanimité ? Est-ce qu’il y a des formes de contestation possible ? Par exemple, est-ce que vous avez eu des réactions de scientifiques ou d’autres organismes qui ont contesté votre avis, et si c’est le cas, êtes-vous habilités à y répondre ou même, puisque vous avez rappelé la publication sur vos sites de l’ensemble des avis qui sont les vôtres, y a-t-il la possibilité pour des citoyens de réagir directement sur vos médias, votre site de communication ? Et apportez-vous systématiquement des réponses, disposez-vous par exemple, cela existe pour certains organismes, d’une forme de forum qui permet aussi, à partir de la publication de vos avis, d’engager une forme de discussion, de communication avec les habitants ? Malgré tout, même si c’est une matière complexe, comme vous l’avez rappelé, nous sommes quand même dans un haut niveau d’expertise et de moyens dont vous disposez, pensez-vous que ce serait une façon comme une autre d’accompagner, au-delà de la publication, une discussion sur l’impact des avis que vous rendez ?

M. Damien Adam, rapporteur. J’ai aussi une toute petite question qui fait le lien avec une actualité récente où l’on a vu des études sur du lait maternel qui faisaient apparaître des hydrocarbures, mais avec un commentaire qui dit que ce ne peut pas encore être interprétable par rapport à « Lubrizol ». J’aimerais bien que vous puissiez nous donner des éléments très concrets pour expliquer cet avis.

M. Jean Lassalle. Je n’ai pu écouter qu’une toute petite partie de votre exposé, monsieur le président, mesdames et messieurs. Je voulais simplement vous demander si vous aviez été confrontés, vous et votre réseau, à une situation similaire ? Je pose souvent cette question parce que j’ai besoin de me faire une idée sur le niveau d’expérience, d’expertise et d’intelligence auquel nous sommes parvenus.

Au-delà du caractère totalement tragique, extrêmement difficile à vivre, est-ce que vous avez déjà un certain nombre de pistes ? Je rejoins la question du président sur les enseignements que l’on pourra en tirer, aussi pour la prévention.

M. Roger Genet. Sur la communication et de façon générale sur l’opposabilité de nos avis.

Le principe même de fonctionnement de l’agence est celui d’une expertise collégiale et contradictoire. Nos comités sont formés d’experts avec des disciplines très complémentaires, de façon à ce qu’il y ait un débat au sein des comités. On va avoir des comités d’experts spécialisés par grands domaines : qualité de l’eau, qualité de l’air, risques chimiques, mais on va également avoir des groupes de travail que l’on demande de façon spécifique, sur une question donnée. En l’occurrence, quand on a une situation de crise, nous constituons ce que l’on appelle un groupe d’expertise collective d’urgence (GECU). Il est fait rarement appel à un ou deux experts, sauf si on doit rendre un avis en quelques heures, au moment d’une situation de crise, parce qu’évidemment il faut quand même du temps pour animer ces collectifs. Le principe est de monter un groupe d’expertise collective. Il y avait huit experts dans le groupe d’expertise collective, formé en urgence, pour travailler sur l’incendie de l’usine Lubrizol.

Le principe de nos avis, c’est la transparence, c’est-à-dire que nos avis sont rendus publics, ils sont consultables sur le site internet. Ce n’est pas une décision administrative. C’est une recommandation à destination des pouvoirs publics, il n’y a pas d’opposabilité. Quand il y a des avis divergents ou des avis minoritaires, tout est tracé dans nos avis. On ne cherche pas spécifiquement le consensus. Si les experts expriment des positions minoritaires ou divergentes, cela est tracé dans nos avis. L’avis n’est pas, contrairement à d’autres agences en Europe, un avis de nos comités d’experts, c’est un avis de l’Agence. C’est-à-dire que le comité d’experts va donner des conclusions.

Quand nous avons un groupe de travail et que nous avons du temps, ce groupe de travail (GT) présente ses conclusions à nos comités d’experts spécialisés qui sont des comités permanents créés par notre conseil d’administration, il y en a 24. Le comité d’experts spécialisés va faire des recommandations, sur les recommandations du GT, puis l’agence fait une conclusion, que je signe et l’avis de l’agence, c’est l’ensemble.

L’avis de l’agence ou la conclusion peut être simplement : « nous endossons les recommandations de notre comité dexperts spécialisés » ou cela peut être beaucoup plus détaillé. Quand il s’agit d’une expertise complexe, l’Agence reprend dans ses conclusions la synthèse de la conclusion agence, donc c’est bien un avis de l’agence.

Il n’est pas contestable au sens juridique du terme, mais comme tout avis scientifique, il doit être revu en permanence. Nous sommes très humbles, nous n’estimons pas avoir la vérité. Il n’y a pas de vérité scientifique. C’est ce que nous pouvons dire en l’état des connaissances, le jour où l’on signe l’avis.


Les connaissances nouvelles pourront éventuellement amener à des avis révisés. Et nous révisons, chaque fois que cela est nécessaire. Si je prends la téléphonie mobile, nous produisons des avis que nous révisons tous les trois ou quatre ans, sur la base de la littérature scientifique.

Quand ce sont des avis sur des sujets aussi sensibles d’un point de vue sociétal que les radiofréquences, nous avons mis en place des comités de dialogue, qui réunissent toutes les parties prenantes, à la fois les opérateurs de téléphonie mobile, l’agence de régulation des radiofréquences, mais aussi les associations d’électro-hypersensibles comme Robin des Bois. Notre rôle n’est pas de chercher un consensus entre ces parties prenantes de la société, mais de leur rendre compte de nos méthodes, d’être totalement transparents sur la méthodologie d’évaluation, de façon à ce qu’il n’y ait pas de contestation sur la façon dont on opère. Les gens peuvent ne pas être d’accord sur les conclusions. Généralement, ils ne le sont pas. Certains trouvent que nous allons trop loin, d’autres pas assez. Mais ce qu’on veut, c’est être totalement transparent sur la méthodologie scientifique qui est à la base, et aussi avec un poids énorme aujourd’hui sur l’intégrité et la déontologie, c’est-à-dire énormément de travail sur le cadre déontologique et la traçabilité des conflits d’intérêts potentiels, et donc la traçabilité des liens d’intérêt pour écarter les conflits d’intérêts, qui est un point majeur dans l’expertise scientifique aujourd’hui.

C’est la méthode générale. On pourrait aller plus loin avec un forum citoyen qui crée un débat, c’est une bonne idée. Simplement, je vous le dis honnêtement, vu le spectre d’activités d’une agence, qui produit 250 avis par an, nous n’avons pas les moyens d’animer un forum sur ces questions. Animer un forum c’est répondre aux questions, c’est donner du grain à moudre, c’est donner des connaissances pour alimenter. Nous sommes incapables aujourd’hui de le faire, avec les moyens que nous avons, sur l’ensemble des sujets qui sont portés chez nous.

Donc nous n’avons pas organisé de débat citoyen ou de forums au niveau d’internet, parce que nous n’avons pas les moyens. Par contre, nous avons nos instances de dialogue, qui sont à l’agence, qui se réunissent régulièrement. Nous avons un comité de dialogue sur les radiofréquences, sur les nanomatériaux, sur les produits pesticides. Nous avons des comités de dialogue sur notre programmation annuelle donc sur nos priorités.

Nous en sommes là, je pense qu’on pourrait encore faire mieux. Je pense aussi que c’est une question de moyens que l’on met sur la communication, sur le débat citoyen qui est essentiel aujourd’hui pour la crédibilité de l’expertise.

Non, nos avis n’ont pas du tout été remis en cause, nous en avons peu qui sont remis en cause, mais il peut y avoir du débat scientifique, notamment sur la base de publications nouvelles qui arrivent. J’ai été auditionné hier sur les succinate dehydrogenase inhibitors ou SDHI, qui sont des fongicides sur lesquels nous avons eu une alerte de la communauté scientifique il y a deux ans. Nous avons rendu un avis. Un nouvel article est publié aujourd’hui. Il y a donc un débat. On peut aussi avoir un débat portant sur le fait de savoir si l’Agence, quand elle est décisionnaire, comme c’est le cas pour les mises sur le marché de produits vétérinaires ou pesticides, a pris suffisamment de mesures adaptées. Est-ce que le fait d’autoriser ou de retirer un produit est adapté par rapport à l’évaluation des risques ? On peut avoir un débat sur ce thème c’est notre responsabilité. Mais sur l’évaluation, nous sommes dans le cadre du débat scientifique, c’est normal.

Sur les avis que nous avons publiés, nous n’avons pas du tout eu de réactions. Généralement, c’est la presse qui est le vecteur des réactions, y compris quand ce sont des réactions scientifiques. Quand c’est le cas, nous y répondons et, le cas échéant, nous révisons notre avis sur la base des données complémentaires qui pourraient être produites.

Je vais laisser Matthieu répondre sur le modèle probabiliste et sur la question du lait maternel. Pour le lait maternel, nous l’avons appris par la presse hier, nous n’avons pas vu les résultats qui ne nous ont pas été communiqués. On ne sait pas comment ont été sélectionnées les neuf femmes, ni comment les analyses ont été conduites. Nous avons très peu de données à vous fournir aujourd’hui, sachant que bien évidemment, Santé Publique France va avoir un œil sur le côté populationnel, épidémiologique et va travailler sur ce sujet-là. Matthieu a souligné comment nous travaillons avec l’INERIS, sur la partie risques, sur la source, le danger. Avec Santé publique France, l’agence travaille sur la partie exposition et Santé Publique France sur la partie impact populationnel. Nous sommes très complémentaires, nous travaillons ensemble.

Pour répondre à M. le député, je m’étais déjà un peu expliqué avant. Mais je vais le préciser. Depuis 1998, création de l’Association française du syndrome d’Angelman, après la crise de la vache folle, ce n’est malheureusement pas la première fois que l’agence est sollicitée sur un évènement et une crise majeure comme celle-là ; des crises qui sont liées à des évènements industriels et à l’impact d’évènements industriels ou de feux. Nous nous sommes aussi exprimés par exemple, je le citais tout à l’heure, s’agissant de l’usine Sanofi à Mourenx et au sujet de l’exposition liée aux rejets de valproate, notamment sur la qualité de l’évaluation quantitative du risque qui était faite par l’industriel, en termes de protection de la population et au titre de la santé au travail des salariés de l’usine, puisque nous sommes chargés de la santé au travail. Puis nous intervenons, en matière de sécurité des aliments, sur des crises sanitaires qui touchent la santé animale, la grippe aviaire, la peste porcine africaine, les salmonelloses... Le nombre de saisines en urgence ne fait que croître, ce qui montre que l’agence est finalement en capacité de répondre. Concernant la peste porcine africaine, plus de treize avis ont été rendus par nous en urgence et en quatre mois, entre septembre 2018 et février 2019.

Évidemment, cela désorganise beaucoup notre programme de travail qui est un programme à moyen/long terme, sur des saisines importantes, mais nous adaptons ce programme aux saisines demandées, particulièrement en cas de crise. Cela a été le cas pour la crise des œufs contaminés au fipronil, c’était un 7 août, nous avons rendu un avis le 11 août.

Nous sommes en capacité, même au cœur de l’été, de mobiliser nos experts et nos services pour offrir un appui au gouvernement, dans des conditions qui sont, je pense, efficaces et rapides, selon ce que nécessite la crise.

M. Matthieu Schuler. Par rapport à la question de la modélisation de l’évènement, je pense qu’il y a deux choses distinctes. Quand les installations sollicitent l’autorisation d’être créées, il y a très probablement des modélisations ou des scénarios qui sont faits ex ante, qui vont considérer que l’ensemble du terme source ou des matières dangereuses est dispersé par des mécanismes d’incendie ou encore plus énergétiques, de type explosion. On appelle ça « boiling liquid expanding vapor explosion » (BLEVE).

Mais ce qui est important, dans une situation comme celle de l’incendie « Lubrizol », c’est qu’à un moment donné, de toute façon, il faut être capable de faire une modélisation qui va être proche de la situation réelle. Vous n’aviez pas l’ensemble du stock qui a brûlé, c’est un atelier particulier, c’est un mode de dispersion qui est l’incendie et c’est une météorologie qui est spécifique. Pour l’avoir fait dans d’autres contextes, la météo a évidemment un rôle très important sur la dispersion.

Disposer d’une capacité de modélisation comme l’INERIS, sur les incendies ou les accidents d’usines chimiques est très important, parce que quand bien même on le ferait ex ante, ce serait plutôt une question de dimensionnement des moyens de secours ou d’urgence. Sur une situation réelle, il faut pouvoir disposer d’une modélisation ad hoc et ensuite pouvoir faire des allers-retours entre cette modélisation et les mesures, puisque c’est là que l’on va pouvoir faire le recollement.

C’est le travail que j’évoquais tout à l’heure, que l’on doit encore terminer, sur comment on met en perspective la répartition à la fois temporelle, mais aussi spatiale, de la dispersion du panache telle qu’elle a été modélisée avec ce que nous racontent les prélèvements.

Rapidement, sur le lait maternel, nous n’avons effectivement aperçu que très récemment ces éléments, hier, en l’occurrence. Aujourd’hui, trois points nous posent question par rapport à ces prélèvements. D’une part, ce sont des matières qui sont très volatiles. Effectivement, on peut imaginer que des substances de ce type ont été émises dans le panache initial, mais encore une fois, nous ne sommes pas au bout du travail consistant à identifier quelle est la signature des retombées de l’incendie. Je ne peux donc pas encore faire ce lien-là. Ce qui nous a surpris dans les premiers échanges informels que nous avons pu avoir avec Santé Publique France et la DGS, c’est le fait que ces prélèvements aient été faits longtemps après le passage du panache. En termes d’interprétation, nous n’avons pas déployé d’expertise, mais nous avons noté ces points. Du coup, cela renvoie simplement effectivement à un passage de relais qui doit se faire entre l’ANSES et Santé Publique France. Il faut que nous terminions notre analyse de spatialisation des dépôts, pour savoir quels types de contaminants ont été mesurés dans les aliments, dans les fourrages, etc. Je pense que c’est un résultat qui est très attendu, notamment par Santé publique France, pour ensuite savoir si et comment ils mettent en place une étude de type bio surveillance.

M. Christophe Bouillon, président. Nous allons vous remercier de votre contribution et d’avoir participé à cette audition.

M. Roger Genet. Si je peux me permettre un dernier mot puisque la question que vous posiez au départ, c’est : « comment améliorer les choses ? »

Vous avez bien compris que nous avons besoin d’avoir rapidement des données géolocalisées et sur une séquence temporelle suffisante pour que nous puissions porter le plus rapidement possible des appréciations sur le court terme, le moyen terme et le long terme. S’il y a peut-être un point à améliorer, c’est que l’on voit que tous les laboratoires, à la fois le laboratoire de référence, le LABERCA et d’autres laboratoires, compte tenu de l’urgence, ont été mobilisés pour produire des analyses, et c’est peut-être le point de centralisation, le fait de désigner un service unique capable de centraliser l’ensemble de ces données et de les harmoniser, qui serait utile, puisqu’en fait un certain nombre de données sont arrivées via le laboratoire de référence, centralisées à la DGAL, d’autres ont été commanditées par la DREAL, sur les laboratoires et centres de service de contrôle de la direction générale de la concurrence de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).

Chacun était dans son rôle. Je ne le remets pas en cause, mais par contre, il faut réfléchir sur la centralisation des résultats qui à la fin, doivent servir à la fois aux décideurs et à nous, en tant qu’agent d’expertise, pour faire les évaluations et la mise en forme des résultats. Il est arrivé que l’on doive reprendre pendant deux heures et demie des résultats qui étaient inscrits à la main dans des tableaux Excel.

Il y a une professionnalisation et une centralisation de la collecte des analyses, dans un cas comme celui-ci, qu’il serait certainement souhaitable d’organiser mieux.

M. Christophe Bouillon, président. Merci pour cette proposition.

J’imagine qu’une centralisation aux côtés de l’ANSES aurait votre faveur.

M. Roger Genet. Je pense à la DREAL, à la DGAL ou à la direction générale de la prévention des risques (DGPR), du côté ministère de l’environnement, parce que cela va dépendre complètement du cas de crise.

C’est vrai que, par exemple, sur la peste porcine africaine, il n’y a pas ce sujet, parce que la DGAL coordonne l’ensemble des laboratoires et collecte l’ensemble des résultats.

Tandis que dans le cas « Lubrizol », cela touchait un spectre très étendu de polluants, de laboratoires différents et de services différents. Cette centralisation des résultats d’analyses ne s’est pas faite de la même façon. Je pense que c’est aussi à mettre en relation avec la réflexion qui est en cours aujourd’hui sur l’organisation de la sécurité sanitaire au sein des différents services de l’État. Je pense qu’il doit y avoir, en lien avec la réflexion actuelle, une solution à trouver pour gérer la crise.

M. Christophe Bouillon, président. Merci beaucoup. Merci de votre contribution.

L’audition s’achève à onze heures quinze.

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14.   Audition, ouverte à la presse, de M. Raymond Cointe, directeur général de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS), accompagné de M. Bernard Piquette, directeur des risques accidentels

(Séance du jeudi 7 novembre 2019)

L’audition débute à onze heures vingt.

M. Christophe Bouillon, président. Je vous propose de poursuivre nos auditions dans le cadre de la mission d’information qui nous a été confiée par la Conférence des présidents à la suite de l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen. Elle vise à faire toute la lumière sur l’évènement et à en tirer un certain nombre d’enseignements et de conclusions, afin d’améliorer si besoin l’ensemble des dispositifs encadrant ce type d’activités et ses risques.

Nous recevons pour cette audition M. Raymond Cointe, directeur général de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS). Il est accompagné de certains membres de son équipe. Afin d’introduire une première série de questions, je souhaiterais d’abord que vous rappeliez le rôle de l’INERIS et la nature de vos missions. Pourriez-vous nous préciser aussi les saisines qui vous ont conduit à intervenir au moment de cet évènement, leur nature et la façon dont vous avez mobilisé vos moyens pour y répondre ?

Lorsque nous sommes confrontés à un accident de cette nature, qui soulève de façon légitime des inquiétudes et parfois de l’anxiété, nous avons besoin d’être rassurés. Pour cela, des analyses sont demandées. Mais parfois, la façon dont sont présentées ces analyses et les avis publiés amène à la question de la communication de crise. À propos des dioxines, vous avez indiqué qu’elles étaient à un « niveau relativement bas ». Pourriez-vous préciser ce « niveau de seuil bas » ? Pourquoi avoir formulé les choses de cette façon ?

Plus généralement, l’INERIS est connu pour sa contribution à la prévention des risques, notamment industriels. L’incendie est une cause d’accident assez fréquente puisqu’il représente plus de 60 % des accidents industriels. Auriez-vous des éléments sur cet aspect ainsi que sur les manières d’y remédier ? Avez-vous des explications qui permettraient d’éclairer la question de « l’effet cocktail » ? Nous avons entendu des avis parfois contradictoires et différents, ou des appréciations nuancées, sur cette notion même d’« effet cocktail ». Nous souhaiterions savoir quel est votre point de vue à ce sujet.

La France est un pays qui compte plus de 1 300 sites Seveso. C’est beaucoup. Vous intervenez lors d’événements, mais aussi en amont dans vos relations avec les industriels ou leurs représentants. Avez-vous parfois l’occasion d’apporter des conseils ou d’édicter des recommandations à partir du retour d’expérience d’accidents auxquels vous avez été confronté ?

M. Damien Adam, rapporteur. J’ai quelques questions complémentaires. À quel moment avez-vous été sollicité pour la première fois par les services de l’État, afin de participer à la gestion de cette crise de l’entreprise Lubrizol ? Quel a été le rôle concret de votre Cellule d’appui aux situations d’urgence (CASU), sollicitée le jour même de l’incendie ?

Au sujet du retour d’expérience et des leçons à tirer, et peut-être plus encore que pour le sujet des analyses des risques de l’incendie : quel peut être le rôle prospectif de votre institut ? De votre point de vue, considérez-vous que les moyens d’action de l’État en matière de surveillance des sites classés sont suffisants ? Pouvez-vous commenter l’affirmation du rapport récent de l’Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (AMARIS), selon laquelle « la mise en protection des activités riveraines des sites Seveso seuil haut reste une étape à franchir » ? Comment qualifieriez‑vous la culture du risque industriel en France ? Et quel est le rôle de votre institut sur ce sujet ? Certains pays européens vous semblent-ils plus avancés sur ce point ?

Mme Sira Sylla. J’ai quelques questions au sujet de la combustion des molécules chimiques et de « l’effet cocktail ». Selon la formule qui a fait débat, il n’y avait pas de « toxicité aiguë de lair ». Mais la combustion de molécules peut entraîner la formation de nouveaux produits, dont nous ignorons encore la dangerosité. En ce sens, j’ai beaucoup de réserves lorsque nous disons que, à moyen ou à long terme, il n’y a pas de risques pour la santé de la population.

Une brève de Mediapart, datant du 2 octobre, relate la possible présence de dioxines. Les résultats permettent-ils d’écarter celle-ci ou non, et à quel niveau de dangerosité ?

À l’instar de l’Autorité de sûreté nucléaire, existe-t-il une autorité de sûreté industrielle dédiée à la sécurité des usines classées Seveso ?

Concernant l’analyse de la qualité de l’air en temps réel, il serait nécessaire d’installer des bornes de mesure sur toutes les zones Seveso. Est-il possible de le faire ? Tous les produits chimiques et tous les produits dangereux ne sont pas mesurés en temps réel dans les usines Seveso à haut risque. Il serait opportun de le faire, mais peut-être n’est-ce pas réalisable.

M. Jean Lassalle. Votre institut a beaucoup d’expérience. Avez-vous déjà été confronté à un autre événement d’une telle ampleur sur le plan industriel, pour ne considérer que cet aspect ? Et avez-vous le sentiment que nous commençons à y voir plus clair et à avoir davantage la situation en main ?

Mme Annie Vidal. Je souhaiterais vous interroger sur le rapport d’analyse qui a été fait à la suite de la saisine du 2 octobre. Ce document est très complet et très précis. Il permet à une population avertie de se renseigner. Cependant, force est de constater que ce document a été assez anxiogène pour la population. Vous serait-il possible, en complément de tels documents, de faire des documents plus synthétiques et plus vulgarisés pour pouvoir rapidement rassurer la population ?

Je me fais aussi la porte-parole de mon collègue, M. le député Jean-Luc Fugit. Selon vous, avons-nous manqué de mesures, ou pas, pour certains polluants pendant l’incendie et les jours suivants ? Quelles seraient vos préconisations pour la situation actuelle, par rapport aux odeurs signalées ?

M. Raymond Cointe, directeur général de lInstitut national de lenvironnement industriel et des risques (INERIS). L’INERIS a été créé en 1990. Nous sommes un établissement public à caractère industriel et commercial, sous la tutelle unique du ministère de la transition écologique et solidaire. L’appui aux pouvoirs publics pour la maîtrise des risques technologiques fait clairement partie de nos missions, aussi bien dans la durée, afin d’appuyer le Gouvernement et le ministère dans l’élaboration et la mise en œuvre de la réglementation, qu’en situation d’urgence environnementale ou de crise. L’appui en situation de crise et l’intégration des enseignements que l’on peut en tirer sont dans nos gènes.

Nous sommes les héritiers du Centre d’études et recherches des Charbonnages de France (Cerchar). Il capitalisait lui-même une expérience dans le domaine de la sécurité minière depuis la catastrophe de Courrières, qui a fait plus de 1 000 victimes en 1906. C’est la plus importante catastrophe minière en Europe et la deuxième dans le monde. Suite à cette catastrophe, les recherches dans le domaine de la sécurité minière ont été développées en France et nous en sommes les héritiers.

Notre cellule d’appui aux situations d’urgence (CASU) a été mobilisée le jeudi 26 septembre, vers six heures du matin, sur l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen. C’est une cellule opérationnelle 24 heures sur 24. Elle a été mise en place en 2003, à la suite de la catastrophe d’AZF. Elle est composée de trois experts d’astreinte, disponibles jour et nuit, sept jours sur sept. Sa mission est d’apporter aux autorités publiques une aide à la décision immédiate en cas de danger technologique avéré ou imminent pour l’homme ou pour l’environnement.

La CASU a été sollicitée deux fois le jeudi matin :

– la première fois vers six heures du matin, afin de préciser les risques immédiats, c’est-à-dire les risques thermiques et toxiques, voire un potentiel suraccident si un stockage de pentasulfure de phosphore, qui était présent sur le site, avait été pris dans l’incendie ;

– la deuxième fois, afin de préciser les risques de la combustion des produits stockés sur le site.

La CASU a ensuite été sollicitée deux fois le samedi :

– pour évaluer les risques liés à la ruine du toit en fibrociment ;

– pour donner une expertise sur les modalités de traitement des fûts encore présents sur le site.

Afin de préciser les avis rendus le dimanche sur ces deux saisines du samedi, un de nos spécialistes s’est rendu sur le site le lundi matin. Il a remis une expertise sur la ruine du toit en fibrociment afin d’évaluer le risque de dispersion, ou non, de fibres d’amiante dans l’air. Dès le jeudi matin, ces saisines ont conduit nos experts à caractériser ce que nous appelons le « terme source », sur la base des informations communiquées par la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) à propos des produits présents en plus grande quantité dans les bâtiments en feu, et sur la base de l’étude de dangers qui nous a été communiquée. Le terme source vise à :

– caractériser d’abord les produits susceptibles d’avoir été pris dans l’incendie ;

– estimer – et c’est une de nos préoccupations majeures dès les premières heures de ce type de catastrophe - comment ces produits vont se décomposer sous l’effet de l’incendie, c’est-à-dire regarder les polluants émis dans le cadre de la combustion, regarder avec quelle vitesse de combustion ils vont brûler et regarder quelle énergie ils vont libérer.

Nous avons deux objectifs pour ces premières estimations, durant les premières heures de la crise :

– le premier est évidemment d’évaluer, au regard des dangers immédiats, les distances à partir desquelles des risques de dommages irréversibles pour l’homme existent, c’est-à-dire des décès ou des blessures graves. Il s’agit de protéger les équipes d’intervention, que ce soient les pompiers ou les salariés présents sur le site, et les populations avoisinantes en fonction de la distance de danger ;

– le deuxième objectif est « relativement nouveau » au regard de notre expérience depuis 1906, puisqu’il a été développé seulement depuis les années 2010. Dès les premières heures d’un incendie, il s’agit de faire des recommandations en ce qui concerne la « phase post-accidentelle ». L’expérience que nous avons acquise à l’INERIS sur ce type d’accident, avec d’autres intervenants comme le ministère, nous a conduits à procéder le plus rapidement possible à des prélèvements dans l’environnement et à les analyser, pour être en mesure d’évaluer les risques encourus par les populations environnantes, au-delà de la phase de danger immédiat, et les risques en matière d’environnement, selon une méthodologie que nous avons élaborée en 2012.

Cette préparation de la phase post-accidentelle est donc relativement récente. Elle implique deux choses :

– une modélisation du panache de l’incendie, c’est-à-dire l’évaluation de ce panache et l’évaluation de l’endroit où les suies et les résidus liés au panache vont être déposés ;

– la sélection des substances qui vont devoir être recherchées dans l’environnement.

Des prélèvements ont été réalisés durant la matinée du premier jour de l’incendie – le jeudi –, dans cette logique de suivi post-accidentel de l’incendie, par le Service départemental d’incendie et de secours (SDIS) – et donc par les pompiers –, par ATMO Normandie et par le bureau Veritas, qui a été saisi par la DREAL. Ces prélèvements ont été réalisés le jour de l’incendie et dans les jours et les semaines qui ont suivi.

L’objectif de ces prélèvements était d’évaluer les polluants dans l’air, c’est-à-dire les composés organiques volatils, puisqu’ils sont susceptibles d’être émis dans ce type d’incendie, et des prélèvements de surface sur les retombées ou sur les suies. Sur ce type de prélèvement, les métaux lourds, les hydrocarbures aromatiques polycycliques et les dioxines ont été recherchés. Nous savons, compte tenu de notre expérience, que ce sont les polluants susceptibles d’être retrouvés dans ce type d’incendie, étant donné la combustion des produits en cause.

Le siège de l’INERIS est à Verneuil-en-Halatte dans l’Oise. Nous n’avons pas d’implantations territoriales, sauf quelques exceptions. Nous n’avons donc pas de moyens dédiés à une projection sur site en cas d’urgence, afin de faire des prélèvements ou des analyses. C’est un des éléments remarqués lors du retour d’expérience de l’accident précédent de Lubrizol : ces types de prélèvement sont généralement effectués par un réseau de laboratoires identifiés à cet effet, le Réseau des intervenants post-accident (RIPA), qui est opérationnel depuis 2013. Toutefois, en concertation avec les services de l’État, nous avons été en relation avec le SDIS, la DREAL et la Direction générale de la prévention des risques (DGPR) durant le premier jour de l’incendie. Il a été décidé, compte tenu à la fois du caractère assez exceptionnel de cet incendie et du caractère urgent de la situation, que l’INERIS réaliserait les analyses de certains de ces prélèvements dans nos laboratoires, afin de produire les premiers résultats dès le lendemain de l’incendie. Les premiers prélèvements ont été reçus sur notre site à Verneuil-en-Halatte dès le jeudi soir, certains par hélicoptère et les autres par voiture.

Les résultats des analyses de ces premiers prélèvements ont été obtenus et interprétés dans une certaine urgence. J’entends ce qui peut être dit sur la communication des résultats. Ils ont été fournis dès le vendredi soir pour un grand nombre d’entre eux, et dès le mardi pour les dioxines, dont le temps d’analyse est plus long. Ce n’est pas très habituel dans ce type de circonstances que, 38 heures après le début de l’incendie, les premiers résultats d’analyse soient déjà obtenus.

Pour les analyses effectuées dans ce type de situation, nous avons une idée des types de polluants recherchés, mais nous ne savons pas quels produits exactement. Cela demande des techniques d’analyse assez sophistiquées appelées « screening ». Vous avez auditionné ATMO Normandie hier. Nous avons reçu des canisters par ATMO Normandie et des canisters privés par le SDIS. Lorsque nous analysons ces canisters, nous sommes amenés à faire un screening assez large pour rechercher la gamme la plus complète de polluants susceptibles d’avoir été émis. Nous raffinons le niveau de calibration en fonction des résultats que nous trouvons, avec un double souci qui est d’avoir des limites de quantification aussi bonnes que possible, et de comparer les résultats avec des normes sanitaires établies lorsqu’elles existent, et c’est le cas pour certains polluants comme le benzène. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) a dû vous en parler.

En parallèle, certaines de nos équipes spécialisées dans le domaine de la modélisation de la qualité de l’air ont été mises à contribution pour effectuer des modélisations plus sophistiquées que celles réalisées dès le jeudi de la dispersion du panache. Les modèles utilisés en urgence pendant un incendie, c’est-à-dire en quelques heures, permettent de faire une simulation du panache à courte distance, seulement quelques kilomètres. Dans ce cas, il était évident que le panache allait se propager sur une distance plus importante. Il nous fallait donc des modèles nettement plus sophistiqués, que nous utilisons par ailleurs pour faire de la prévision de la qualité de l’air à grande échelle. Ce sont les modèles que nous avons développés avec le CNRS et Météo France. Ils permettent de prendre en compte les conditions météorologiques sur de grandes distances, de manière plus précise que sur les premières modélisations, et la topographie, ce qui n’est pas totalement neutre à rebours, compte tenu de la situation particulière. Ces simulations du panache sur de grandes distances, c’est-à-dire des Hauts-de-France et jusqu’en Belgique, ont été transmises aux autorités dès le mardi 1er octobre.

Nous étions évidemment déjà en contact avec les ministères concernés. Mais nous avons été formellement saisis le mercredi 2 octobre, conjointement avec l’ANSES, par les directeurs de cabinet des trois ministères impliqués dans la gestion de la crise, les ministères des solidarités et de la santé, de l’agriculture et de la transition écologique et solidaire. Cela nous a conduits à mettre à contribution nos experts chimistes, toxicologues et écotoxicologues pour travailler sur la dangerosité des substances chimiques, afin d’enrichir les premiers avis que nous avions fournis durant les premières heures de l’incendie via notre CASU. Il s’agissait d’obtenir une analyse fine des produits impliqués dans l’incendie dont nous avons eu connaissance progressivement. Dès le jour de l’incendie, nous avions connaissance des principaux produits susceptibles d’avoir brûlé dans le dépôt de Lubrizol. Et nous avons eu connaissance progressivement de la liste plus détaillée des produits concernés et des fiches de sécurité fournies par l’exploitant sur les propriétés de danger de ces produits.

C’est un exercice assez compliqué puisque ces produits sont pour l’essentiel des mélanges. Nous avons été donc amenés à regarder des substances en grand nombre et les fiches de sécurité de chacune de ces substances, pour avoir une idée de la nature de ces produits. Je comprends donc la relative complexité des rapports que nous sommes amenés à fournir. Lorsque cette liste de produits a été rendue publique, cela a été noté…

Nous avons remis avec l’ANSES le premier rapport de cette analyse le 4 octobre. Comme cela avait été demandé, nous y avons inclus un certain nombre de recommandations sur la surveillance environnementale à mettre en place durant la phase post-accidentelle. Et nous avons complété cet avis le 10 octobre, sur la base des informations données à propos des produits stockés par Normandie Logistique, puisque la liste des produits a été disponible le 4 octobre.

La saisine que nous avons reçue le 2 octobre par les trois ministères, prévoit la possibilité que nous soyons saisis, avec l’ANSES, afin de procéder à une « tierce expertise », c’est-à-dire un avis critique et indépendant sur l’évaluation quantitative des risques sanitaires (EQRS) établie sous la responsabilité des deux exploitants. L’arrêté préfectoral visant à prescrire cette EQRS devrait être soumis au Conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST) le 12 novembre. L’exercice en cours est une évaluation de l’état des milieux. C’est une étape préalable à l’élaboration de cette EQRS.

Dans le cadre de cette crise, nous avons étendu notre intervention au-delà de notre cellule d’aide aux situations d’urgence et des risques immédiats. Ces risques ont été maîtrisés rapidement grâce à l’intervention des pompiers, sous l’autorité du préfet. Nous avons ensuite mobilisé largement nos moyens, c’est-à-dire nos laboratoires et notre personnel, des ingénieurs, des techniciens et des chercheurs, afin de mettre à disposition des pouvoirs publics notre expertise dans les meilleurs délais.

L’INERIS sera amenée à faire un retour d’expérience pour identifier les points d’intervention et d’amélioration de notre action. J’ai été amené à déclencher la cellule de crise interne de l’Institut le jeudi matin, afin de piloter sa mobilisation sur cet incident et de regarder les moyens, notamment humains, nécessaires pour répondre à certaines de ces améliorations. Je profite de cette audition pour saluer l’engagement des équipes de l’Institut. Il a été très fort ces dernières semaines, dans un contexte un peu particulier.

Cette mobilisation se poursuit. Nous avons remis hier à la préfecture nos dernières analyses effectuées sur des prélèvements de surface, parce qu’un certain nombre de points méritaient une clarification, notamment un prélèvement en particulier concernant les dioxines. Nous avions une valeur considérée comme relativement atypique sur une table de ping-pong dans un centre de sport. Nous avons donc envoyé des personnes de l’INERIS pour refaire des prélèvements sur ce site. De plus, un certain nombre de prélèvements sur les dioxines avait été effectué et traité par le Bureau Veritas, avec des limites assez élevées de quantification, puisqu’elles étaient supérieures d’un facteur 10 à 60 au niveau que nous avions mesuré sur d’autres prélèvements. Nous avons donc été amenés à refaire des prélèvements sur ces sites, dont nous avons produit les résultats hier.

Au sujet des dioxines, j’ai participé à un certain nombre de conférences de presse à Rouen, aux côtés du préfet, pour présenter les analyses conduites par l’INERIS, notamment celles concernant ces premiers prélèvements. Ces prélèvements doivent être faits immédiatement après l’incendie. Il ne s’agit donc pas de faire des mesures précises pour évaluer un éventuel risque sanitaire. Il s’agit de faire des mesures pour voir s’il y a un marquage de pollution susceptible d’être attribué à l’incendie. Dans ce type d’incendie, il est assez probable que des dioxines puissent être émises. Il y a un débat pour savoir si elles peuvent être émises en grande ou en petite quantité.

L’analyse que nous avons effectuée le jour même de l’incendie, et qui a été ensuite confirmée par une analyse plus approfondie des produits brûlés, nous conduit à considérer qu’il y a peu de produits chlorés : 38 tonnes sur un total de 9 000 tonnes de produits brûlés. S’il y avait eu une grande quantité de produits chlorés, il y aurait eu des émissions fortes de dioxines dans l’air... Le fait qu’il y ait eu très peu de produits chlorés pris dans l’incendie, laisse penser qu’il n’y a pas dû y avoir d’émissions de dioxines très fortes liées aux produits. En revanche, dans n’importe quel incendie, puisque des produits mais aussi des bâtiments et des objets brûlent, comme des câbles en plastique, cela émet des dioxines en quantité plus ou moins importante. Des dioxines ont donc pu être émises mais, a priori, en quantité relativement faible.

C’est donc dans une logique de prévention et de précaution que des prélèvements et des mesures sont faits pour regarder s’il y a, ou non, un marquage de dioxines. Les prélèvements ont été effectués dans les retombées du panache, grâce à sa simulation. Un prélèvement témoin est fait en dehors du panache puisqu’il y a de toute façon de la pollution de fond en dioxines, comme pour les autres polluants. Il s’agit donc de savoir si c’est de la pollution de fond ou si le niveau est supérieur. Dans le cadre des bonnes pratiques d’analyses et de laboratoire, une analyse est faite sur un « blanc », c’est-à-dire une lingette simplement ouverte pour regarder quel est le « bruit de fond » lié à la méthode de mesure.

Compte tenu des premières analyses que nous avions, les niveaux mesurés concernant les dioxines étaient « relativement faibles », c’est-à-dire qu’ils étaient du même ordre de grandeur que ce que nous avions prélevé sur le blanc ou sur le témoin. La nature de la mesure n’a pas beaucoup de sens puisque nous utilisons une lingette. Nous ramassons des toxines pour ensuite mesurer la quantité de dioxines sur la lingette. Tout cela est mesuré en nanogrammes de toxicité équivalente. Pour les dioxines, nous avons plusieurs congénères par mètre carré. Les premiers prélèvements que nous avions effectués se situaient entre 0,4 et 2 nanogrammes, pour des témoins de l’ordre de 0,6. L’ordre de grandeur était globalement le même, avec cependant quelques prélèvements sur lesquels il existait un marquage en dioxines.

Les nouveaux résultats obtenus hier, concernant la table de ping-pong, nous conduisent a priori à écarter l’hypothèse selon laquelle la peinture de la table aurait été à l’origine du marquage en dioxines. Mais d’après les témoignages des pompiers qui avaient fait le prélèvement, il est assez probable qu’il y ait eu une surestimation, puisque le protocole de mesure n’a pas été rigoureusement suivi. Suivant le protocole de mesure, le prélèvement doit être effectué sur une surface déterminée. Il semblerait que dans ce cas, le prélèvement a été fait sur une surface plus importante. Par conséquent, si vous prélevez sur une surface plus importante, vous avez des quantités plus importantes, ce qui conduirait à réduire le résultat d’un facteur 4.

Par ailleurs, nous n’avons pas trouvé de niveaux significativement importants pour les nouvelles mesures effectuées sur cette table de ping-pong et sur deux points à côté. Ils sont du même ordre de grandeur que le premier prélèvement et les mesures précédentes en matière de dioxines. En ce qui concerne les analyses faites sur les prélèvements effectués par le Bureau Veritas, nous retrouvons des ordres de grandeur assez similaires à ceux que nous avions obtenus à Rouen et plus loin dans le panache, notamment dans le pays de Bray.

À ce jour, je ne peux que confirmer les analyses que nous avions réalisées dès le mardi :

– des dioxines ont pu avoir été émises dans le cadre de cet incendie ;

– nos prélèvements ne permettent pas d’affirmer, à ce stade, qu’il y a eu une contamination significative à la dioxine. Un certain nombre d’échantillons sont au-dessus du bruit de fond ;

– ces résultats nécessitent des mesures supplémentaires dans une vraie logique d’évaluation des risques sanitaires, c’est-à-dire en faisant des prélèvements de sols et d’autres types de prélèvements que nous avons recommandés pour la surveillance à long terme.

Concernant la communication de crise et la manière de présenter les analyses, la tradition de l’INERIS à travers son appui aux gestionnaires de la crise, est de ne pas communiquer pendant la crise. C’est une politique dont nous pouvons discuter, mais elle est clairement assumée. Nous sommes en situation d’appui, en l’occurrence au préfet qui gère la crise. Nous lui transmettons donc nos résultats et c’est lui qui rend nos analyses publiques sur le site de la préfecture. Bien évidemment, l’INERIS – et donc moi-même – est à la disposition du préfet pour venir présenter les analyses lors des communications qu’il organise.

Un débat devra faire partie du retour d’expérience, parce que nous avons un double souci :

– le souci de ne rien cacher, c’est-à-dire de transmettre les résultats des analyses dès qu’ils sont disponibles ;

– le souci, dans la mesure du possible, de donner des éléments d’interprétation simples de ces analyses.

Cela mobilise dans nos laboratoires des compétences différentes puisque nous avons d’un côté nos experts en matière d’analyses et, de l’autre, nos experts en matière d’évaluation des risques. Chaque fois que nous avons publié des analyses, nous avons essayé de mettre autant que possible des éléments de référence. C’est le cas du benzène sur les prélèvements d’air. Nous avons comparé les valeurs mesurées aux valeurs limites de référence afin d’avoir une évaluation du niveau de risque. Sur les prélèvements d’air, le seul endroit où nous avons trouvé du benzène à un niveau supérieur aux normes sanitaires usuelles, se situe directement sur le site ou à proximité immédiate de l’incendie. Ce n’est pas surprenant, mais nous n’en avons pas trouvé plus loin.

Cela fait donc partie des questions que nous devons nous poser lors du retour d’expérience. Mais je ne suis pas sûr d’avoir une solution miracle à apporter, parce qu’à l’inverse, c’est néfaste de ne pas publier des résultats pendant très longtemps, tant que nous n’avons pas l’explication complète. C’est le cas avec la mesure de dioxines de cette table de ping-pong. Nous avons préféré publier le résultat tout de suite, en mettant en avant les incertitudes qui pèsent sur la mesure, plutôt que de retarder trop longtemps la publication de ces résultats.

Concernant les questions relatives aux incendies, notre démarche n’est pas de regarder uniquement les produits stockés dans l’usine, mais aussi quels sont les produits de combustion. C’est expliqué dans notre rapport, mais c’est peut-être un peu compliqué. Notre priorité est de regarder les dangers immédiats, c’est-à-dire si les produits brûlent de manière « parfaite ». Il s’agit de regarder quels polluants vont être présents et lesquels ont un effet toxique avéré, qui risque de produire des effets irréversibles. C’est l’hypothèse d’une combustion « parfaite » : on prend les produits, on considère qu’ils sont complètement ventilés et que la combustion est parfaite.

Nous avons fait ces analyses dès le jeudi matin : quels polluants vont sortir ? Quel est leur pourcentage ? Cela nous permet de donner un avis sur les distances de sécurité. Mais dans ce type d’incendie, la combustion n’est évidemment pas « parfaite » parce que le feu n’est pas bien ventilé. C’est ce qui va produire d’autres composés présentant une toxicité à long terme, mais en quantité relativement faible par rapport aux quantités émises. Nous étudions ce phénomène aujourd’hui en deux étapes :

– sur la base du retour d’expérience d’incendies similaires, nous connaissons les produits que nous sommes susceptibles d’aller rechercher, comme les hydrocarbures aromatiques polycycliques, les métaux, les dioxines et, dans l’air, les composés organiques volatils ;

– puis nous affinons ces analyses en allant regarder, sur la base des informations à notre disposition sur les produits, si d’autres produits auraient pu être émis.

Ce n’est peut-être pas exprimé très clairement dans notre rapport, mais nous avons noté que les analyses complémentaires conduites ne remettaient pas en cause celles faites dès le jeudi matin, avec quelques points de vigilance mentionnés, comme celui lié au volet « effets sur l’environnement ». Parmi les produits stockés, des produits ont très clairement un impact sur l’environnement, notamment aquatique. Une surveillance particulière devrait être mise en place dans le domaine de l’eau.

Concernant le sujet des odeurs et le sentiment que la pollution persiste à Rouen, nous retenons deux conséquences :

– nos calculs concernent surtout la toxicité avérée aiguë et les risques chroniques à long terme. Aujourd’hui, il y a des progrès à faire sur l’évaluation d’une toxicité plus faible. Nous sommes capables de dire si quelque chose va vous tuer ou va vous blesser sérieusement. Mais il est difficile de savoir ce qui conduit par exemple à des nausées, en fonction des informations que nous avons sur les produits ;

– la deuxième conséquence est liée à la question des « effets cocktail ». Pour l’étude de l’effet cocktail, nous prenons en compte l’ensemble des substances émises pendant la combustion. Mais un autre sujet méritera d’être regardé de plus près dans le cadre du retour d’expérience. Dans ce type d’incendie, des produits imbrûlés vont aussi potentiellement être répandus dans l’atmosphère. Nous avons les données et les fiches de sécurité de ces produits imbrûlés. Mais la plupart des évaluations de risques pour ces produits sont faites pour leur usage normal. Elles ne sont pas faites pour les usages à risques, c’est-à-dire si le produit est vaporisé, inhalé, etc. Il est difficile de dire aujourd’hui si ces produits ont effectivement été répandus dans l’atmosphère, sous diverses formes, en tant qu’imbrûlés. Nous avons peu d’éléments aujourd’hui pour savoir s’ils présentent un risque, non pas de toxicité aiguë, mais qui pourrait expliquer certains des phénomènes observés. Sur ce point, il y aura matière à réflexion pour le retour d’expérience.

Sur le volet « Conseil aux entreprises », nous sommes un établissement public à caractère industriel et commercial. Nous avons une activité d’appui aux pouvoirs publics et, le cas échéant, une activité de conseil aux entreprises. Cela fait partie de nos missions. Nous avons un historique industriel assez fort, puisque nous sommes les héritiers du Centre de recherche des Charbonnages de France. Nous avons donc une action de conseil aux entreprises en matière de prévention des risques. Suivant nos règles de déontologie, nous n’allons évidemment pas travailler sur le même sujet à la fois pour les pouvoirs publics et pour une entreprise privée. En l’occurrence, l’évaluation des risques sanitaires qui va être faite sous la responsabilité des exploitants de l’entreprise Lubrizol, aurait pu nous être confiée en tant que prestataires privés. Nous ne travaillons pas à la fois pour le public et pour le privé. Et nous donnons la priorité aux pouvoirs publics. Dès lors qu’en tant qu’expert public, nous allons être amenés à faire la tierce expertise de cette évaluation, il est évident que nous n’allons pas la faire pour le privé. Notre retour d’expérience n’est pas seulement lié à notre travail pour les entreprises. Il est lié aussi à notre travail pour l’administration et pour l’appui à la gestion de crise, comme nous sommes en train de le montrer dans le cadre de Lubrizol.

Il est un peu tôt pour faire le retour d’expérience général. Mais une chose apparaît clairement : notre dispositif a été bien conçu pour gérer l’urgence immédiate. C’est le principe de la cellule d’appui aux situations d’urgence. Et lorsqu’il s’agit de gérer la situation post-accidentelle à plus long terme – et la préoccupation sociale est de plus en plus forte sur ce point-là – nous avons fait de gros progrès par rapport à ce qui aurait pu se faire il y a 10 ou 20 ans. Mais la question se pose de savoir comment, dans la durée, améliorer le dispositif. Notre réaction sur Lubrizol a été assez rapide, et probablement plus rapide que la moyenne des traitements de ce genre de situations. Nous avons pu avoir des résultats d’analyses, sur des polluants spécifiquement liés à l’incendie, très rapidement après.

Concernant notre rôle prospectif sur nos moyens et ceux de l’État pour gérer ce genre de situations, cela fera partie du retour d’expérience que nous allons être amenés à engager. L’INERIS, comme d’autres opérateurs publics, a des contraintes assez fortes en matière de budget et surtout d’effectifs. Nous sommes dans une ligne de baisse de nos effectifs de 2 % par an. Il est évident que dans ce contexte-là, nous sommes amenés à réfléchir aux activités qui doivent rester notre cœur de métier, et à celles que nous pourrions être amenés à abandonner. Ce volet « appui à la situation d’urgence » fait partie des priorités que nous souhaitons préserver, mais cela mérite très clairement une réflexion un peu approfondie, afin de voir quel est le niveau d’expertise nécessaire pour cela. Ce n’est pas la même chose d’avoir trois ingénieurs d’astreinte, qui s’appuient sur une expertise assez large, ou la mobilisation
– comme pour Lubrizol – d’une gamme d’expertises très large au sein de l’Institut, couvrant des chimistes, des laboratoires d’analyses et des toxicologues. Cela permet de nous interroger sur les moyens dont nous disposons.

Au sujet du « pendant » de l’ASN en matière de sûreté nucléaire, notre organisation est aujourd’hui assez similaire, dans le principe, à celle qui existe dans le domaine nucléaire. Dans ce domaine, il y a l’autorité indépendante – l’ASN – qui est chargée de la mise en œuvre et de l’élaboration de la législation et un expert technique – l’IRSN – qui intervient en appui à l’ASN. Dans le domaine du risque technologique en général, et du risque Seveso notamment, il y a une différence essentielle. C’est la direction d’administration centrale, la DGPR, qui a le rôle régalien. Et nous sommes le pendant de l’IRSN pour le nucléaire, à savoir l’expert technique qui travaille en lien avec cette direction.

Concernant les mesures en temps réel effectuées autour des sites Seveso, la difficulté est que les polluants ne sont pas forcément les mêmes en fonction de la nature de l’accident. Et nous ne savons pas faire aujourd’hui la mesure en temps réel de tous les polluants possibles. La mesure en temps réel permet donc d’apporter des informations sur certains types de polluants. Techniquement, la seule solution est celle que nous avons mise en œuvre, à savoir faire des prélèvements, les analyser le plus rapidement possible ou, le cas échéant, déployer sur place des instruments permettant des mesures de polluants directement liés au type d’accident traité. Il n’est pas envisageable d’avoir en continu des mesures de l’ensemble des polluants susceptibles d’être émis pendant un accident, ou autre. L’incendie est un des accidents les plus fréquents, nous en avons donc une certaine expérience. Nous savons à peu près quels types de polluants vont être émis. Mais sur un site Seveso, il pourrait y avoir des scénarios beaucoup plus problématiques, et pour lesquels les dispositifs de mesure ne sont de toute façon pas là en temps réel.

Pour répondre à la question de M. Jean Lassalle : Avons-nous déjà été confrontés à un évènement d’une telle ampleur ? Cela dépend de la période que nous considérons. Oui, si je remonte jusqu’en 1906. C’était même d’une ampleur beaucoup plus importante. Mais je suis directeur général de l’INERIS depuis presque six ans, et je pense que c’est l’évènement de la plus grande ampleur que nous avons été amenés à traiter. Mais je n’étais pas encore directeur général lorsque l’INERIS a été fortement mobilisée lors du premier épisode de Lubrizol en 2013 et lors de la catastrophe d’AZF.

Commençons-nous à y voir plus clair ? Nous sommes dans la phase où nous avons traité l’ensemble des éléments liés à la gestion immédiate de la crise. Le dispositif est en train de se mettre en place concernant, maintenant, l’évaluation des risques sanitaires à long terme et le suivi épidémiologique. La question des odeurs reste un point à étudier. Nous avons eu quelques discussions avec ATMO Normandie pour voir quels dispositifs pourraient être mis en place pour le suivi des odeurs à Rouen. La solution retenue est de s’appuyer sur le dispositif qu’ATMO Normandie avait déjà mis en place de manière un peu pérenne. Nous avons regardé s’il était possible de faire autre chose, mais objectivement, nous n’avons pas d’autres solutions faciles à mettre en place très rapidement.

Concernant les mesures de certains polluants, notre sentiment est que nous avons a priori effectué les recherches sur les bons polluants. Évidemment, je ne suis pas totalement objectif puisque c’est nous qui avons recommandé la liste des polluants à rechercher. Cette recherche a été mise en place, avec les moyens disponibles, de manière assez efficace. Et les mesures permettent d’avoir les résultats des analyses le plus rapidement possible. Mais la question des odeurs reste à travailler de manière plus pérenne, afin de déterminer la meilleure façon de traiter ce genre de problèmes.

M. Bernard Piquette, directeur des risques accidentels (INERIS). Concernant le livre blanc d’AMARIS, je n’ai pas d’avis personnel. Pour les entreprises riveraines de sites Seveso, dans le cadre des plans de prévention des risques technologiques (PPRT), des obligations de mise en sécurité de leurs installations existent en fonction des évènements qui leur feraient subir une atteinte. Ces évènements peuvent être :

– une explosion. Dans ce cas, il faut s’assurer de la tenue du bâti ;

– une dispersion toxique. Dans ce cas, il faut une salle de confinement ;

– un incendie. Dans ce cas, il faut avoir des protections thermiques.

En collaboration avec AMARIS et le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema), l’INERIS a édité des guides à destination des industriels, afin de satisfaire à cette obligation de mise en sécurité en fonction des risques qu’ils encourent. Avec AMARIS, nous avons aussi créé des outils de communication qui permettent de prendre conscience du risque et des obligations de ces industries riveraines.

M. Christophe Bouillon, président. En France, dans certaines régions plus que d’autres, il existe des sites Seveso, comme dans la vallée de la chimie en PACA, Rhône-Alpes. La Normandie est aussi un territoire très concerné par ces risques et par la présence de sites de cette nature. Vous avez mentionné cette capacité de projection essentielle pour mener à bien l’appui aux pouvoirs publics et le suivi post accidentel, avec les prélèvements, etc. Votre siège est-il bien localisé à Verneuil-en-Halatte ? Ou ne serait-il pas plus opportun que vous soyez fixés là où il y a les risques ? Cela permettrait d’aider à la diffusion d’une culture du risque.

M. Raymond Cointe. Peut-être n’est-ce pas mon rôle de répondre au sujet de la localisation du siège de l’Institut. Mais j’ai deux éléments de réponse. Le premier est historique. L’INERIS est donc l’héritier du Cerchar. Notre siège à Verneuil-en-Halatte est le siège historique du Cerchar. La localisation a été choisie pour être un peu loin de Paris, parce que nous avons des moyens d’essais et des installations expérimentales d’assez grandes dimensions, qui produisent du bruit et de la saleté, voire qui sont potentiellement dangereuses. Mais nous essayons de faire en sorte que ce ne soit pas le cas. Nous sommes donc plutôt bien situés, pas trop près d’une grande agglomération. D’autre part, ce site était à une distance raisonnable des bassins charbonniers de l’époque.

Le deuxième élément relève en fait de notre capacité de projection en cas d’urgence, c’est-à-dire en deux heures. Et effectivement, cela peut être difficile à organiser en étant à Verneuil-en-Halatte. Cela n’a pas été trop compliqué dans le cas de Lubrizol puisque Rouen n’est pas si loin. J’y suis moi-même allé quatre jours de suite pour les conférences de presse du préfet en venant de Verneuil-en-Halatte. Et lorsqu’il s’agit d’une mobilisation dans la durée, pour des problèmes d’ampleur nationale, nous sommes capables d’envoyer des gens sur place.

La distinction que nous sommes amenés à faire est celle de l’utilité d’avoir une expertise au niveau national. J’ai tendance à penser que c’est utile. L’intervention que nous avons été amenés à faire, mobilise des compétences extrêmement variées. Il ne serait pas raisonnable de penser de manière décentralisée, parce qu’il faut être capable d’estimer les produits émis pendant l’incendie, et ensuite de faire une simulation du panache. C’est plus raisonnable de centraliser ces opérations à un niveau national. C’est bien qu’il y ait un expert national sur le sujet, mais sa localisation importe peu. Notre idée est de travailler en appui aux services de l’État, et notamment aux services déconcentrés que sont les DREAL, et le cas échéant en appui aux collectivités locales. Nous travaillons en étroite collaboration avec AMARIS notamment.

M. Damien Adam, rapporteur. J’ai deux questions. La première concerne le retour d’expérience. Selon vous, il est encore un peu trop tôt pour avoir une vision complète de l’événement. Savez-vous à quel horizon vous pourriez l’avoir finalisée ?

Dans les premiers jours, vous avez été mandaté par le préfet à propos du pentasulfure de phosphore. Pourriez-vous nous expliquer ce que cela aurait pu engendrer en termes de conséquences ?

M. Raymond Cointe. Concernant le pentasulfure de phosphore, ce produit a été évacué très rapidement, donc la question ne s’est pas posée. S’il avait été pris dans l’incendie, la question n’aurait pas été celle des dangers liés au pentasulfure de phosphore en lui-même, puisqu’il y en a un certain nombre. Elle aurait concerné les dangers liés à l’incendie. Nous pourrons vous transmettre notre avis sur les distances d’effets irréversibles, mais dans ce cas particulier de l’incendie, elles étaient relativement limitées dans la mesure où le pentasulfure de phosphore aurait brûlé. La distance d’effet létal est de l’ordre de 100 mètres ou quelque chose de cet ordre, de mémoire. Cela aurait posé un problème pour les services d’intervention, mais pas un problème à l’échelle de la métropole de Rouen.

Concernant le retour d’expérience, il sera fait au niveau de l’INERIS. Mais il doit aussi être partagé avec les autres acteurs de la crise. J’imagine qu’il y aura donc un retour d’expérience au niveau national. L’horizon pourrait être de quelques mois ou semaines. Le retour d’expérience ne doit pas être fait immédiatement pendant la crise. Mais en même temps, il faut qu’il soit fait suffisamment rapidement après pour pouvoir en tirer des conclusions.

Annie Vidal. Hier, nous avons posé une question à ATMO Normandie au sujet de la recherche de particules fines d’amiante dues à l’explosion des toitures. Ils nous ont dit qu’ils ne les cherchaient pas et que vous devriez répondre à ce sujet.

M. Raymond Cointe. Nous ne sommes pas un des spécialistes de la mesure de l’amiante. Pour information, nous avons travaillé le jeudi sur la base des éléments que nous avions, c’est-à-dire l’étude des dangers et la liste des produits stockés durant l’incendie. Nous n’avions pas connaissance que le toit était en fibrociment, puisque cela ne figure pas dans l’étude des dangers. Nous avons été saisis le samedi sur la question du toit en fibrociment. Il fallait que nous réalisions la simulation du panache des éventuelles fibres d’amiante, afin de lancer le protocole de mesure, pour savoir où aller mesurer de l’amiante, et de s’assurer qu’il n’y en avait pas.

Pour nos premières simulations, nous avons pris le scénario le plus pessimiste, qui est celui où l’ensemble du toit aurait brûlé. L’ensemble des fibres d’amiante aurait donc pu être relargué dans le panache. Suivant ce scénario, nous étions susceptibles de retrouver des fibres d’amiante à une distance assez importante du site de Lubrizol. Nous avons donc proposé d’envoyer un expert sur place pour regarder de manière plus détaillée quel avait été le mécanisme de ruine du toit en fibrociment. Le lundi, il est allé examiner sur le site les restes du toit en fibrociment. Il a constaté que durant l’incendie, la toiture métallique a commencé à s’effondrer. Cela a conduit à la ruine du toit en fibrociment. En parallèle, les fûts stockés ont explosé. Ce scénario n’est pas plus préoccupant que celui où l’ensemble du toit brûle. Mais il y a eu une rupture mécanique avec la projection de fragments de fibrociment de taille variable qui ont été emportés dans le panache, à cause de l’explosion des fûts.

Notre expert est donc aussi allé en périphérie directe de l’incendie. Il a pu constater qu’effectivement, des morceaux de fibrociment ont été projetés jusqu’à six kilomètres environ, notamment à Mont-Saint-Aignan. Ce scénario est moins inquiétant puisque a priori, les fibres d’amiante sont restées dans les fragments de fibrociment. Mais cela nous a conduits à faire des recommandations à la DREAL et à la préfecture, ce qui a permis d’affiner la stratégie de prélèvement. Des prélèvements de fibres d’amiante ont donc été faits jusqu’à huit kilomètres, dans le sens du panache.

M. Christophe Bouillon, président. Merci beaucoup de votre contribution.

L’audition s’achève à douze heures vingt-cinq.

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15.   Table ronde, ouverte à la presse, avec les journalistes représentant des rédactions locales : M. Ghislain Annetta, rédacteur en chef du Courrier Cauchois ; M. Jean-Baptiste Morel, rédacteur en chef de 76Actu, accompagné de M. Jérôme Morinière, éditeur ; M. Stéphane Siret, rédacteur en chef-adjoint de Paris Normandie ; M. Gilles Lefevre, rédacteur en chef de France 3 Normandie Rouen, accompagné de M. Erik Berg, directeur régional Normandie et de M. Damien Boutillet, chef du département Défense et Gestion de crise à France Télévisions ; M. Pierre Desaint, directeur de France Bleue Normandie (Seine-Maritime, Eure), accompagné de Mme Delphine Garnault, rédactrice en chef et de Mme Catherine Doumid, directrice des relations extérieures du groupe Radio France ; M. Clément Chapusot et Mme Julie Desbois, journalistes de Radio Cristal ; M. Jean-Marc Chevauché, rédacteurs en chef-adjoint du Courrier Picard

(Séance du mercredi 20 novembre 2019)

L’audition débute à quatorze heures trente.

M. le président Christophe Bouillon. Depuis plusieurs semaines, les parlementaires membres de la mission d’information de la Conférence des présidents sur l’incendie de Lubrizol à Rouen, auditionnent des acteurs de cet événement, pour identifier, à partir de leur retour d’expérience, les améliorations législatives et réglementaires possibles. Aujourd’hui, nous accueillons différents médias normands présents sur le territoire.

L’objectif de notre audition est d’appréhender la communication de crise.

Lors des précédentes, nous avons constaté qu’elle posait un certain nombre de questions : quelle est la meilleure façon d’appréhender un événement de cette nature, son déroulé mais aussi les suites à donner ? À quels niveaux d’information pouvons-nous avoir confiance au vu de l’importance des réseaux sociaux aujourd’hui et des fake news qui apparaissent de plus en plus dans l’actualité ?

Vous êtes un vecteur essentiel de cette communication. Nous avons jugé utile de vous recevoir pour que vous puissiez nous décrire la façon dont vous avez suivi l’événement et le rôle qui est le vôtre dans la communication de crise ; pour savoir également si vous avez des pistes d’amélioration de cette communication. Votre contribution est essentielle.

Nous nous sommes beaucoup intéressés à l’émetteur d’informations, notamment aux autorités publiques, c’est-à-dire à toutes celles et tous ceux qui ont géré en direct l’événement. Nous nous sommes aussi intéressés aux récepteurs, c’est-à-dire aux élus, au public, aux différentes professions. Cependant, il est également intéressant de voir comment les médias que vous représentez peuvent intervenir, quel rôle ils peuvent jouer dans cette relation entre un message qu’il faut diffuser, la façon dont il est diffusé et la façon dont il est perçu et reçu.

M. Damien Adam, rapporteur. Cette crise et cet incendie de l’usine Lubrizol sont intervenus dans un contexte très particulier, avec notamment deux éléments qui ont participé au besoin de nous rencontrer aujourd’hui. Cet incendie s’est produit de nuit, vers trois heures du matin, ce qui a nécessairement impacté la capacité des services de l’État à intervenir rapidement et celle de la presse à avoir rapidement accès à des informations.

Cet événement est aussi intervenu quelques heures avant le décès d’une personnalité politique très importante dans ce pays, le Président Jacques Chirac. Cela a eu un impact sur le ressenti de la population et sur le traitement de l’information. En effet, le jeudi 26 septembre à partir de midi, il n’y a quasiment plus aucune presse et aucune télévision en continu qui traitent de manière régulière de l’incendie de Lubrizol, celles-ci se concentrant sur le décès du Président Chirac. C’est notamment cela qui nous amène à vous rencontrer aujourd’hui. Pour vous écouter, pour voir ce que vous avez ressenti face à cette situation, en tant qu’acteurs de terrain, face aux critiques et aux inquiétudes de la population qui ont été nombreuses et qui ont été exprimées sur France Bleu, sur France 3, sur Radio Cristal et également dans la presse écrite.

Un autre sujet porte sur l’articulation entre votre mission d’information et la nécessité qui est la vôtre d’avoir de l’audience. Par exemple, nous avons vu certaines Unes de journaux ou certains titres d’articles avec des informations formulées sous la forme de questions, alors même que nous avions les réponses. Nous pouvons par exemple citer la Une de Paris Normandie d’aujourd’hui, qui mentionne sous une forme interrogative les termes de « sols pollués ? ». Or, dans l’article de presse, il est bien précisé qu’il n’y a pas de pollution particulière, que les pollutions constatées se situent en deçà des seuils et qu’elles n’ont a priori aucun rapport avec Lubrizol. En tant que média, vous avez une responsabilité dans le traitement de l’information et la diffusion d’une information en toute objectivité. Aujourd’hui, est-il possible de mettre cela en rapport avec l’audience ? N’existe-t-il pas parfois des problématiques en lien avec ces sujets ?

Dernier point, le sujet des fake news. Dans le cadre de l’incendie de Lubrizol, il y a eu quelques fake news qui ont pu être véhiculées sur les réseaux sociaux. Comment pouvons-nous lutter contre ces fake news de manière efficace ? Au niveau national, nous savons que certains organes de presse ont mis en place des outils de lutte contre les fake news. Ne serait-il pas intéressant de travailler sur le sujet au niveau local ? Bien évidemment, vous pouvez le faire sur certains sujets spécifiques qui vous sont remontés. Cependant, ne pourrions-nous pas travailler sur ce sujet en particulier ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo. Merci de la façon dont vous avez traité l’incendie, parce qu’il était important de pouvoir vous suivre et de pouvoir suivre l’évolution de cet accident. Si nous sommes réunis dans le cadre de cette mission, c’est aussi pour apporter des améliorations dans le cas où un autre événement se produirait. Comment avez-vous ressenti votre lien avec les différentes institutions qui étaient censées pouvoir vous donner de l’information ?  Plus précisément, comment avez-vous ressenti votre lien, direct ou non, avec la préfecture, le préfet et les différentes instances ?

Mme Annie Vidal. Merci de venir partager avec nous la manière dont vous avez vécu votre rôle d’informer le public dans une telle situation et la manière dont vous avez été associés au processus officiel de diffusion et donc de rediffusion de l’information.

J’ai une question précise qui s’adresse davantage à Paris Normandie.

Nos auditions sont ouvertes à la presse. Lorsque nous avons reçu l’entreprise Normandie Logistique, vous avez titré le lendemain de cette audition, le 7 novembre : « Si vous êtes près dun Seveso, fuyez ! ». Cet article a créé beaucoup de remous sur les réseaux sociaux et il a suscité beaucoup d’inquiétudes auprès de la population. Certes, ce titre, qui se voulait accrocheur, a atteint son objectif. Cependant, il n’était pas tout à fait complet puisque les propos tenus lors de cette audition étaient plus exactement les suivants : « Confrères logisticiens, si vous êtes près dun Seveso, fuyez ! ». Cette précision était ensuite apportée dans le corps de l’article, mais vous le savez mieux que moi, les gens restent souvent focalisés sur le titre d’un article. Cela m’interpelle et je veux bien que vous m’expliquiez ce point qui est à côté de la justesse de l’information selon moi.

Dans le cadre de l’information aux populations lors d’une situation de crise, j’aurais aimé en savoir plus sur le rôle des médias locaux et leur capacité à vérifier l’information et à mettre en place des systèmes dits de fact-checking, notamment pour relayer ou démentir les communications données par les réseaux sociaux, dont certaines peuvent alimenter le doute sur la parole et l’action des pouvoirs publics. Quels sont les systèmes que vous mettez en place pour vérifier les informations ?

Dans le cadre de votre rôle primordial de l’information aux populations, avez-vous pu constater, de la part des administrés, une mise en doute des informations que vous avez pu communiquer ? En effet, cette crise a été très révélatrice de la suspicion qu’ont pu avoir certains administrés vis-à-vis des informations relayées par la préfecture. Avez-vous vécu également une défiance de la part de vos lecteurs et de vos internautes sur les articles traitant de l’incendie Lubrizol ?

M. Jean-Luc Fugit. ATMO Normandie diffuse de l’information sur la qualité de l’air. Je connais bien cette association, puisque je préside le Conseil national de l’air. J’ai d’ailleurs reçu la directrice d’ATMO Normandie au dernier Conseil national de l’air, pour qu’elle nous explique de quelle manière a été traitée l’information. Quelle est la nature des relations que vous avez avec ce type d’organisme en matière de reprise d’informations et généralement de communication ? En effet, cela est extrêmement important. ATMO Normandie est une association agréée de surveillance de la qualité de l’air. Ce ne sont pas des voitures qui se promènent avec des capteurs lambda !

D’une manière générale, dans vos équipes, comment abordez-vous la question du doute et de l’incertitude ? Face à un doute, comment votre démarche se met-elle en œuvre ? Qu’est-ce qui préside votre choix de donner ou non telle ou telle information ?

Dans vos relations avec vos auditeurs et vos lecteurs, avez-vous reçu des courriers particuliers à la suite de l’événement ? Comment cette relation directe avec la population s’exerce-t-elle ? Est-ce qu’il y a une remontée ? J’aimerais avoir votre avis et votre retour d’expérience à ce sujet.

Mme Sira Sylla. La presse, en particulier la presse régionale, a joué un rôle déterminant dans la diffusion des informations sur les risques et les consignes à suivre pour nos concitoyens. Nous avons pu constater, sur le réseau social Twitter, des live tweet émanant des comptes de vos journaux. J’ai eu beaucoup de témoignages de nos concitoyens m’expliquant ne pas s’être rendus sur le site de la préfecture, mais directement sur les comptes de vos rédactions. De ce fait, il est important de savoir si vous avez disposé des informations essentielles dans l’immédiat, ou si vous avez dû enquêter pour évaluer la véracité des informations. J’aimerais aussi savoir si la préfecture a joué le jeu de la transparence notamment avec vous et cela dès le départ de l’incendie, afin de favoriser la diffusion des informations nécessaires à la sécurité aux habitants.

Par ailleurs, un grand nombre de rumeurs et de fake news ont circulé pendant plusieurs semaines après l’incendie. Plusieurs de vos rédactions se sont penchées sur les rumeurs qui ont été ainsi répandues. Comment avez-vous procédé pour vérifier ces fake news visibles un peu partout sur les réseaux sociaux ? Avez-vous fait appel à des experts privés ? Si oui, lesquels ?

M. Xavier Batut. Je voudrais savoir si vous avez obtenu toutes les informations des diverses administrations en temps réel, pour couvrir l’incident. Vous a-t-il été permis de diffuser l’ensemble des informations que vous avez pu avoir ? Votre rôle a été important dans la couverture de cet événement et la transmission des informations à la population. Il faudrait voir ensemble de quelle manière nous pouvons améliorer la diffusion de ces informations. J’ai fait une vingtaine de permanences sur des communes impactées. Aujourd’hui, nous nous rendons compte que des informations qui existent n’arrivent pas jusqu’aux citoyens. Qu’est-ce qu’il serait possible de mettre en place avec l’administration, avec l’État, avec les différents représentants de la presse pour que ces informations arrivent jusqu’aux citoyens ?

Mme Julie Desbois, Radio Cristal. Clément Chapusot et moi représentons Radio Cristal qui est une radio régionale. Elle émet dans l’Eure, la Seine-Maritime et le Calvados. Pour ma part, je suis chargée de présenter les informations. Je suis « matinalière » pour les départements de l’Eure et de la Seine-Maritime. J’ai couvert cet événement avec Clément depuis les premières heures de l’incendie jusqu’à maintenant. J’étais à l’antenne et Clément était sur le terrain. C’est lui qui m’apportait les informations du terrain, en plus des informations que nous pouvions recevoir des autorités et de la préfecture par e-mails.

M. Clément Chapusot, Radio Cristal. Radio Cristal est une petite rédaction. Avec Julie, nous avons vraiment fonctionné en binôme. Je suis sur le terrain. J’habite à Rouen et de ce fait, je me rends assez rapidement sur les lieux. Toute la journée, j’alterne les conférences de presse, les interviews, à partir de l’incendie. Julie est en studio. Nous sommes vraiment un binôme, même si des journalistes d’autres départements viennent nous donner un coup de main le jour même et le suivant. Nous n’étions pas tout seuls, mais au moment de la crise, dans la gestion de l’incendie, pendant les 10 à 15 premiers jours, nous sommes vraiment en binôme : elle en studio et moi sur le terrain.

Par rapport à l’amélioration de la communication de crise, je pense qu’il est difficile, que ce soit pour les politiques ou pour les journalistes, de contrer les fake news, Dans l’affaire Lubrizol, elles occupent la place que n’ont pas les services publics sur les réseaux sociaux. Lorsque l’on tape « Lubrizol Rouen » sur Twitter, ce qui apparaît pendant dix jours, c’est l’eau soi-disant contaminée, les oiseaux et les poissons morts …

À l’heure des réseaux sociaux, où tout le monde a un smartphone, quasiment tout le monde a un compte Facebook ou un compte Twitter ou les deux, la communication a été d’un autre temps. Elle ne prend pas en compte le fait qu’aujourd’hui, tout le monde a un smartphone, tout le monde a accès aux réseaux sociaux. Ce n’est peut-être pas 100 % de la population, mais la grande majorité en tout cas.

Je suis arrivé le matin très tôt sur le site de l’incendie. Dans le périmètre de sécurité ou juste à côté, il y avait des mères de famille, des enfants qui sortaient, des personnes qui allaient travailler. Il y a même une personne qui m’a demandé si les autobus passaient ! Il y avait aussi quelqu’un de France Bleu. Quand ils nous ont vus, ils nous ont demandé : « Que savez-vous ? Avez-vous des informations ? ». Ils n’étaient pas du tout au courant, alors que nous étions au milieu du périmètre de sécurité. Au moment même du déclenchement, les populations qui habitent à 100 mètres ou à 200 mètres de l’usine sont donc moins au courant que nous.

Mme Julie Desbois. Ce que dit Clément s’est vérifié aussi à la radio. Nous étions vraiment le relais de l’information pratique auprès des populations : « Puis-je emmener mon enfant à lécole ? Nous navons pas dinformation. Je vis à côté du site. Puis-je aller au travail ? Est-ce quil y a des consignes de confinement ? ». Pour le confinement, nous n’avions pas encore reçu l’information. Nous avons essayé de répondre tant bien que mal, mais nous n’avions pas les informations essentielles en temps et en heure, dans les premières heures de l’incendie.

Cela rejoint aussi le sujet des fake news qui ont eu le temps de proliférer, parce que nous n’avions pas d’information à communiquer. Nous n’avons pas eu d’interlocuteurs tout de suite, comme ATMO Normandie. Nous les avons rapidement contactés, on nous a vite renvoyés vers la préfecture mais celle-ci ne nous communiquait pas d’information sur la qualité de l’air. La communication officielle d’ATMO Normandie est arrivée plus tard.

M. Jean-Luc Fugit. Vous dites que la communication est venue plus tard. J’aurais simplement voulu savoir quand. Qu’entendez-vous par : « plus tard » ? À quelle heure avez-vous eu les premières informations de la préfecture et des différentes administrations ?

Mme Julie Desbois. Quand j’arrive à la radio, il est à peu près quatre heures trente. Les premières informations que nous avons sont celles de nos collègues. Je commence toujours par faire un tour de l’actualité et je vois en premier un article de Paris Normandie. Dans la foulée, j’ai les auditeurs qui m’appellent très tôt. Nous sommes informés et nous avons les informations comme cela.

M. Clément Chapusot. De mémoire, il y a une conférence de presse de la préfecture par téléphone, à laquelle j’assiste entre cinq heures trente et six heures. Il s’agit de la première. Cependant, sur la page Facebook de notre radio, nous avions déjà reçu énormément de messages, de photos, de témoignages. Je crois que dans ton flash de six heures, le premier de la journée, nous avons déjà quelqu’un qui nous dit ce qu’il voit en direct.

M. Pierre Desaint, France Bleu Normandie. Je suis directeur de France Bleu Normandie à Rouen. Je suis accompagné de Catherine Doumid, directrice des relations extérieures de Radio France. France Bleu est une des marques du groupe Radio France, radio de service public. Je suis également accompagné de Delphine Garnault qui est la rédactrice en chef de la station de Rouen. Notre radio couvre les départements de la Seine-Maritime et de l’Eure. Nous avons plus de 200 000 auditeurs par jour et la radio est leader sur la ville de Rouen.

Nous sommes alertés très vite de l’incendie par les premiers collaborateurs qui rejoignent la radio. Nous sommes aux premières loges, puisque nous sommes géographiquement en face de l’usine : il y a juste la Seine à traverser. Les premiers journalistes qui arrivent sur place voient l’incendie et vont commencer à donner un certain nombre de coups de téléphone, comme nous avons l’habitude de le faire dès trois heures du matin, dans le cadre de ce que nous appelons la tournée : nous appelons les pompiers et la police. Nous mettons en place une série d’actions d’équipe pour intervenir la nuit sur France Info, avant que nous prenions l’antenne et dès cinq heures dans le journal national de France Bleu. Nous décidons de prendre la main à cinq heures et demie au lieu de six heures. Démarre alors toute une série d’émissions spéciales. Nous mobilisons le plus de gens possible autour de l’incendie pour couvrir l’événement.

Mme Delphine Garnault, France Bleu Normandie. La force que nous avons eue est que les journalistes sont arrivés au moment où se déclarait l’incendie. Le journaliste était sur le pont Guillaume à deux heures cinquante a commencé par appeler les pompiers, qui venaient juste d’arriver sur site, puis le commissariat de police et la préfecture. Il a fait cela tout en allant à la radio. Celui qui était sur le pont Flaubert a pris une vidéo très rapidement mise en ligne.

La première réponse aux fake news est d’être présent et de tout mettre sur le web. Nos journalistes ont eu l’excellent réflexe d’appeler France Info en expliquant la situation. L’information était donnée dès quatre heures sur le réseau national, dès cinq heures sur le réseau de France Bleu et lorsque nous prenons l’antenne à cinq heures et demie.

Des auditeurs nous ont appelés. Mon collègue a joint la permanence de Lubrizol et obtenu des informations essentielles, selon lesquelles c’étaient des hydrocarbures entreposés sur une zone de stockage qui brûlaient et qu’il n’y avait pas de victime. Toutes ces informations ont été données dès quatre heures sur France Info et sur les réseaux sociaux, dès cinq heures et demie sur France Bleu Normandie. Plusieurs journalistes de notre antenne et de Paris Normandie ont eu une première conférence téléphonique avec le préfet à six heures cinq – une conf call déjà mise en place lors du mouvement des Gilets jaunes. Le préfet est intervenu en direct sur notre antenne à six heures vingt-quatre. Il a tenu une deuxième conf call à six heures quarante-cinq devant tous les médias.

Je précise que je suis arrivée à la radio à cinq heures. Je n’habite pas très loin. En sortant, j’ai vu l’incendie et je me suis dit que nous allions vivre un événement exceptionnel. Mon réflexe a été d’appeler du renfort. Je me suis référée à ce que nous pouvions faire dans le cas d’événements climatiques. J’ai essayé de me dire que là où cela ne marchait pas, il fallait que nous rectifiions. Il y avait déjà un journaliste sur place à Lubrizol, notre adjoint. Il me fallait quelqu’un en plus. Les informations pratiques, celles sur les écoles, allaient être essentielles. Il fallait aussi quelqu’un sur le web, parce que je ne pouvais pas me permettre de renseigner le web et d’assurer la coordination comme cela nous arrive de le faire. Nous avons appelé tout le monde rapidement. Nous avons tout de suite pris la dimension, l’ampleur, du phénomène.

M. Jérôme Morinière, 76Actu. Je suis le directeur de 76Actu. Jean-Baptiste en est le rédacteur en chef. Il s’agit d’un site affilié au site Normandie Actu et qui couvre la Seine-Maritime. Nous avons à peu près 4 500 000 visites par mois. Ce jour-là, nous avons commencé à travailler sur Lubrizol dès six heures du matin mais nous n’étions pas à la conférence de six heures cinq. En revanche, nous étions à celle de six heures quarante-cinq. En toute transparence, nous avons eu un petit cafouillage au début. Il a fallu que nous prenions la mesure de cette catastrophe. Notre site étant sur Internet, nous avons ouvert un direct et nous l’avons alimenté tout de suite par les informations que nous avions récupérées de la préfecture et de différentes sources.

Nous avons vu très vite des fake news apparaître. Nous avons pu en démentir certaines tout de suite sur Twitter, mais nous avons pris le parti de traiter l’information la plus urgente, notamment tout ce qui concernait la dangerosité de la catastrophe, puisque cela pouvait avoir des conséquences dans la ville. Nous avons vraiment commencé à alerter nos internautes sur ces fake news dans un deuxième temps, dans l’après-midi.

M. Jean-Baptiste Morel, 76Actu. Pour nous, le vrai sujet a été celui des fake news. Les questions à leur propos sont de fait pertinentes. L’un d’entre vous a souhaité savoir comment l’on pouvait démonter une fake news. Il faut déjà comprendre qui en est l’émetteur. Sur un fil Facebook, nous sommes en concurrence directe avec les fake news. Il y a un vrai enjeu à les déconstruire. Nous nous livrons une bataille algorithmique avec leurs auteurs pour être ceux qui vont être affichés en premier sur le fil de nos lecteurs. Quand nous nous y sommes attaqués, nous avons facilement réussi. Sur le web, la tâche est plus difficile.

 Généralement, plusieurs personnes mettent en ligne au même moment une photo fake news, mais il est extrêmement difficile de retrouver l’émetteur parmi elles. Lorsque nous n’y parvenons pas, cela est généralement mauvais signe. Il y avait une fake news avec des oiseaux morts au pied d’un bar. Nous avions beaucoup de mal à nous faire confirmer la véracité de cette photo, parce que nous n’arrivions pas à savoir qui l’avait prise. Nous avons essayé de joindre les personnes concernées, celles qui ont réseauté ce cliché. Nous avons essayé par ailleurs d’appeler la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), les organismes compétents en la matière qui pourraient avoir recensé des oiseaux. Il est beaucoup plus difficile de prouver qu’une information est fausse que d’expliquer une information réelle.

Nous avons eu un interlocuteur légitime à la métropole, qui a pu nous dire qu’il n’y avait pas de problème avec l’eau potable. Nous étions légitimes à le dire sur les réseaux et cela a beaucoup marché, parce que les gens attendent des déconstructions de fake news.

M. Ghislain Annetta, Le Courrier Cauchois. Nous avons une problématique un peu différente, puisque nous ne sommes pas sur le territoire rouennais. Nous sommes aux frontières. Nos lecteurs se sont retrouvés un peu piégés, malgré les bonnes informations de nos confrères. En effet, des gens de Barentin, de Duclair, sont allés travailler à Rouen, parce qu’il n’y avait pas d’information officielle à ce sujet. Ils se sont retrouvés dans des situations très différentes. Quelquefois, leur employeur leur a dit : « Nous ne travaillons pas dans ces conditions, cela peut être dangereux ». D’autres employeurs ont indiqué qu’il n’y avait pas d’information officielle de la préfecture.

Le jeudi matin, nous pouvions donner des informations sur ce qui se passait sur l’incendie mais nous étions incapables de dire : « Ce nest pas dangereux » ou « Ne venez pas, faites attention ». Nous ne pouvions relayer que la parole officielle. Nous ne pouvions pas interpréter cela directement. Le fait que nos élus locaux n’ont pas été informés avant huit heures, neuf heures, voire dix heures a posé un problème supplémentaire. Chacun a eu sa réponse aux questions des administrés qui leur demandaient : « Est-ce que nous pouvons aller à Rouen ? Est-ce que des bus pour Rouen partent de Caudebec, de Duclair ? ». Je parle de l’information officielle, je ne parle pas des informations journalistiques. Nous sommes sur la vallée de Seine, nous ne sommes pas rouennais. Les gens concernés auxquels nous nous adressions étaient, dans un premier temps, ceux qui vivent autour des zones de Port-Jérôme et de Gonfreville puis, dans un second temps, ceux exposés aux retombées des fumées.

M. Stéphane Siret du quotidien Paris Normandie. Je suis rédacteur en chef adjoint de Paris Normandie qui est un quotidien régional qui couvre la Seine-Maritime et l’Eure. Il compte cinq éditions en Seine-Maritime et deux dans l’Eure. Nous disposons d’un site Internet, d’une section vidéo et d’une rédaction d’environ 90 journalistes professionnels.

La nuit de l’incendie, le 26 septembre, Baptiste Laureau, le rédacteur en chef-adjoint chargé des faits divers, a reçu un coup de fil aux alentours de trois heures, trois heures dix du matin. Aussitôt prévenu, il a envoyé une première équipe sur place, composée d’une journaliste « fait-diversière », d’un vidéaste et d’une photographe. Très rapidement, moins d’une heure après le début de l’incendie, nous avons pu mettre en ligne un premier papier. Jusqu’à six heures du matin, heure de la première conférence de presse audio, nous n’avons pas eu besoin de la préfecture. Nous avons fait nous-mêmes nos vérifications en allant sur place. Ensuite, nous avons suivi toutes les conférences de presse de la journée. Deux journalistes de la rédaction web sont restés à la préfecture pour les diffuser en direct, dans un souci de transparence totale par rapport aux lecteurs et aux internautes qui étaient vraiment en recherche d’informations. La fréquentation de notre site Internet a fait un bond ce jour-là, puisque les gens se demandaient ce qu’il se passait.

Vous parliez de fake news. Il nous appartient de les vérifier et d’aller sur le terrain pour apporter l’information la plus juste et c’est ce que nous avons fait. Très rapidement, nous avons expliqué dans un article paru sur le web qu’il fallait se méfier des fake news. Mes collègues ont parlé tout à l’heure des fake news d’oiseaux morts et de poissons morts. Nous les avons toutes vérifiées et contrecarrées. Dès les premières heures du jour, nous avons vu apparaître des vidéos. Vous avez tous vu celle d’une explosion. En fait, il s’agissait d’une explosion en Chine, qui n’avait rien à voir avec Lubrizol. 

Ghislain a souligné la particularité de cette journée, puisqu’à midi, nous apprenons le décès de l’ancien Président de la République. Évidemment pour nous, il s’agit d’une information importante. Nous étions déjà lancés sur Lubrizol avec une mobilisation formidable et exceptionnelle de toute la rédaction. À midi, il a fallu faire des choix. Notre direction a fait le choix de faire deux cahiers ce jour-là – ce qui est techniquement une prouesse. Nous avons délégué une équipe au supplément sur Jacques Chirac.

Il s’est ajouté une autre difficulté, puisque nos bureaux étaient situés dans le périmètre de sécurité, celui des 500 mètres interdits. Il a fallu s’organiser autrement. Nous nous sommes délocalisés à la rédaction de la rue Grand-Pont, c’est-à-dire à la rédaction locale. Certains travaillaient à distance, ce qui a été mon cas. Il a fallu tenir compte de tous ces éléments.

M. Gilles Lefèvre, France 3 Normandie Rouen. France 3 Normandie fait partie du réseau régional de France 3. Deux antennes, une à Rouen et l’autre à Caen couvrent les cinq départements normands. L’antenne de Rouen est suivie dans les départements de la Seine-Maritime et de l’Eure par environ 70 000 téléspectateurs le midi et 115 000 en moyenne le soir. L’audience Internet de France 3 Normandie se développe et elle est suivie par une forte communauté Facebook.

Pour reprendre la chronologie, nous avons été avertis assez rapidement. Le nouveau centre de France 3 était sur la trajectoire du panache de fumée. Notre gardien de nuit a alerté le rédacteur en chef-adjoint de permanence. Au vu du côté hors normes de ce panache, une équipe de reportage a pris la route dès trois heures du matin et s’est rendue sur place assez rapidement. D’ailleurs, nous étions la première télévision. Les images vues sur toutes les chaînes de télévision, et notamment les explosions, venaient de notre équipe. Cette équipe a fait un premier Facebook Live à trois heures trente du matin. Ensuite, une deuxième équipe est partie à six heures trente. Nous faisons partie du groupe France Télévisions. Nous avons alimenté France Info télé et Télématin sur France 2 par des directs télévisés ou par téléphone. Notre site Internet répercutait toutes les informations que nous pouvions avoir. À dix heures quarante-quatre, nous avons pris l’antenne pour faire un Flash info de cinq minutes. En temps normal, à cette heure, nous n’avons pas l’antenne pour de l’information, mais pour une émission de divertissement. Ensuite, nous avons fait deux éditions spéciales : une de 25 minutes à midi et une de 30 minutes le soir. Nous avons consacré 95 % du temps d’antenne de nos éditions spéciales à ce sujet et les 5 % restants à la mort de Jacques Chirac.

S’agissant des relations avec la préfecture, lorsque mon adjointe tente de l’appeler vers trois heures trente, trois heures quarante-cinq, le standard sonne occupé et elle n’arrive à joindre personne. Elle finit par avoir l’adjoint chargé de la communication vers quatre heures quinze. Il lui indique qu’une cellule de crise s’organise avec, dès que possible, un point en audioconférence. Il aura lieu à six heures. Ensuite, il y en a eu d’autres très régulièrement auxquels nous avons participé.

Au départ, la préfecture était en train de gérer une situation de crise. Elle n’avait pas tous les éléments et ne pouvait pas tout communiquer aux journalistes. C’est notre travail d’aller sur le terrain pour voir et pour prendre l’information. Le plus compliqué était le décalage entre un discours un peu édulcoré et apaisant, disant : « Tout va bien, lair nest pas pollué. Il ny a pas de danger ! » et le ressenti de la population. Nous avons tous perçu ce décalage que la population a dénoncé en manifestant. Le personnel de France 3 était directement concerné. Nous étions sous le panache de fumée et au milieu d’odeurs qui provoquaient des migraines et, pour certains, quelques nausées. Nous avons ressenti le décalage entre une odeur forte, une fumée très importante et le discours officiel de la préfecture. Elle nous donnait les informations qu’elle avait, mais son discours avait ce côté « Tout va bien » de celui tenu pour ne pas affoler la population. D’ailleurs, c’est sans doute son rôle. Nous le relayions. Mais nous n’avons pas manqué de montrer les doutes que nous avions et que la population partageait. La suite a démontré que la population mettait vraiment en doute la parole officielle.

M. Erik Berg, directeur de France 3 Normandie. Je suis arrivé en Normandie un tout petit peu après le préfet. Son discours apaisant était en décalage avec les policiers que nous montrions portant des masques de protection, et aussi avec les odeurs que nous sentions. Nous avons essayé de les qualifier et de nous renseigner sur leur provenance.

Nous parlons beaucoup des fake news. La première des défenses est de ne pas les relayer et de commencer à faire son travail de vérification, sans forcément être dans la précipitation. À France Télévisions, en dehors de tout ce que nous mettons en place pour lutter contre les fake news, nous nous attachons beaucoup à donner une information vérifiée, quitte à la retenir lorsque nous n’en sommes pas complètement sûrs. Il faut prendre en compte les attentes de la population. Il est compliqué de ne pas participer à l’amplification des doutes, et en même temps, de s’interroger sur la « véracité » des termes parfois un peu flous des communiqués préfectoraux.

Nous avons eu à commenter l’événement tout en le vivant. Lorsque l’on est envoyé spécial, on arrive et on est un peu vierge de tout. Là, nous avons un personnel qui n’était pas seulement journalistique mais aussi technique, administratif, de paie et de gestion, composé de personnes qui avaient de la famille sur place, qui ont eu pas mal d’interrogations, qui ont reçu des informations des écoles et d’un certain nombre de sources différentes qui nous ont posé pas mal de problèmes. Nous nous organisions pour donner l’information la plus exacte possible, mais nous nous demandions aussi comment protéger les salariés de notre structure.

Comme nous étions directement sur la trajectoire du panache de fumée, nous avons fait le choix de quitter nos locaux et de nous organiser avec une autre station, à Caen, pour que toute l’information soit relayée avec un maximum de sécurité pour les populations. Nous avons demandé aux personnes exerçant des fonctions support d’évacuer et de rentrer chez elles. Cela a généré une petite incompréhension avec les services de la préfecture. Je peux comprendre le point de vue du préfet qui pense qu’en évacuant une station, nous pouvions paraître contradictoires et contribuer à un mouvement de panique ou d’angoisse. Cependant, pour moi, cela allait dans le sens d’une meilleure protection des salariés de France 3.

Nous avons fait le choix de nous délocaliser à Saint-Sever, sur l’autre côté de la rive gauche. Au début, il y a eu un peu de confusion dans les communications, mais sur le long terme, elles se sont plutôt bien déroulées. Nous avons eu un certain nombre d’informations des responsables de l’usine sur les produits qui brûlaient. Nous avons également interrogé un grand nombre de scientifiques sur les conséquences à long terme du panache de fumée. Tout n’est pas résolu pour l’instant. Notre difficulté était d’avoir un personnel qui, parti le matin « la fleur au fusil », s’est exposé. Il nous fallait donner de l’information tout en protégeant la sécurité de nos salariés. Les pistes d’amélioration doivent porter sur comment mieux travailler sur ce genre d’événement en offrant à nos salariés la plus grande sécurité qui soit.

M. Damien Boutillet, Chef du département Défense et Gestion de crise à France Télévisions. L’article 8 de la loi n° 2004-811 du 13 août 2004 de modernisation de la sécurité civile dit qu’en cas : « de risque majeur ou de déclenchement dun plan dOrganisation de la Réponse de Sécurité civile (ORSEC) justifiant dinformer sans délai la population, les services de radiodiffusion sonore et de télévision sont tenus de diffuser à titre gracieux, dans les conditions fixées, les messages dalerte et consignes de sécurité liés à la situation ». En 2006, puis en 2009, France Télévisions a signé des conventions nationales à ce sujet. Ensuite, nous les avons déclinées département par département. Celle de Seine-Maritime a été signée en 2013. Nous ne pouvons pas les décliner régionalement, parce que les préfets de région n’ont pas de compétence en matière de sécurité civile. Il s’agit d’une alerte de la population qui est totalement déconnectée de l’éditorial, c’est-à-dire que nous pouvons recevoir des messages et les diffuser sous forme de bandeaux sur les programmes nationaux en pleine journée. Hasard du calendrier, depuis cet été, nous sommes en train d’actualiser la convention nationale pour prendre en compte les nouvelles technologies et essayer de simplifier les process. Le dispositif qui existe déjà à France Télévisions et à Radio France peut être activé par l’autorité préfectorale, si elle le souhaite.

M. Jean-Marc Chevauché, Le Courrier picard. Je suis rédacteur en chef adjoint au Courrier Picard. Nous sommes présents sur la Picardie, l’Oise, l’Aisne et la Somme essentiellement, et puis sur une petite partie de Seine-Maritime, car nous avons un bureau à Mers-les-Bains, à 200 mètres du Tréport. À ce titre, nous couvrons ce secteur, mais cela est très résiduel. Nous sommes très excentrés par rapport à Rouen. Nous n’avons rien vécu dans les premières heures, si ce n’est le premier envoi d’e-mails de la préfecture de Seine-Maritime à cinq heures ou six heures moins le quart. Ensuite, nous avons été conviés à la conf call de six heures quarante-cinq. Nous avons réagi sur le web.

Je peux surtout vous parler des fumées qui ont atteint le nord de l’Oise et la Somme le jour suivant et de l’inquiétude qu’elles ont suscitée dans la population. Nous avons eu une communication d’ATMO Hauts-de-France le 27, vers treize heures dix sur le phénomène des suies, dont nous avions déjà commencé à parler, puisque nous avions déjà des lecteurs qui nous avaient interpellés à ce sujet. Des journalistes étaient partis constater qu’effectivement, il y avait des suies et que les réserves d’eau de certains particuliers étaient couvertes de suies. Cela inquiétait beaucoup les gens. Dans le communiqué d’ATMO, ces suies très anxiogènes pour la population n’étaient mentionnées ni dans le titre ni dans le corps du communiqué, mais évoquées seulement à la fin.

Nous nous sommes rendu compte qu’il était nécessaire d’éduquer la population au sujet des sites Seveso, parce que peu de personnes, y compris les élus et les maires qui sont en première ligne, savent ce qu’est un site Seveso « seuil haut » ou « seuil bas ». Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait un décalage. Comme d’autres confrères, nous avons publié des cartes des sites de notre région.

En ce qui concerne la préfecture avec laquelle nous avons communiqué, c’est-à-dire celle de la Somme, puisque le siège du journal est à Amiens, nous avons eu des refus que nous aurions préféré ne pas avoir. Nous avons demandé à assister à un prélèvement et cela nous a été refusé. Nous pensons qu’il n’était pas judicieux de le refuser. De plus, nous avons eu essentiellement des e-mails. La communication était donc assez impersonnelle sur cette affaire. Nous avions du mal à avoir des gens. Il y avait quand même un côté administration et parapluie !

Par ailleurs, un téléphone a été mis en place pour que les gens appellent. Nous voulions assister à cela pour savoir comment les gens répondaient, quelles questions les gens se posaient, mais cela n’a pas été possible non plus.

Nous avons surtout fait des papiers après l’événement, sur les problèmes des agriculteurs, parce que nous en avons beaucoup dans la région. Ils avaient le sentiment, à tort ou à raison, d’être un peu délaissés. Cela étant, tout ce qui est mis en place ne suffit jamais dans ce type de situation. Ils se demandaient ce qu’allait devenir leur production. Le temps des études et des analyses leur a semblé long. Christiane Lambert de la FNSEA était en visite dans l’Oise et dans la Somme. C’est elle qui nous a appris, le 14 octobre, que les producteurs de lait allaient pouvoir redémarrer leur activité. Ensuite, ce fut le tour des producteurs de fruits et légumes. Nous avons eu des cas très concrets d’agriculteurs qui se posaient les mêmes questions que nous. Je me souviens d’un monsieur qui était obligé de stocker la production d’un champ partagé entre deux communes dont l’une était dans le périmètre et pas l’autre. Il se demandait comment il allait ensiler et s’il devait séparer le champ en deux. Nous nous posions les mêmes questions que la population.

M. le président Christophe Bouillon. Nous avons beaucoup parlé à la fois dans les questions et dans les réponses des fake news. Au regard de l’expérience qui est la vôtre, avez-vous le sentiment que cela va plutôt en se dégradant, c’est-à-dire qu’il y a de plus en plus de fausses informations ?

Vous avez évoqué la dimension des réseaux sociaux. Vous y êtes présents, sous une forme ou sous une autre. Il existe, sur certains de ces réseaux sociaux, des forums qui sont un vivier de diffusion, de propagation de fausses informations. Vos forums ont-ils des régulateurs ? Avez-vous des personnes dédiées pour répondre aux questions posées ?

Le rôle que joue certains d’entre vous dans les dispositifs d’alerte, je pense notamment à France Bleu, a été rappelé. Des sirènes indiquent qu’il faut rester chez soi et écouter la radio. Quelle est la frontière entre l’acteur et le commentateur d’un événement ? Vous êtes un peu les deux à la fois. Comment voyez-vous cela ? Avez-vous eu des retours de la part de vos lecteurs, de vos auditeurs, des habitants en général, sur votre traitement de l’information ? À partir de ce retour, avez-vous le sentiment d’être un biais de confiance ?

Nous avons évoqué le comportement et les attitudes que chacun doit avoir. Avez-vous déjà été associés à des exercices d’alerte grandeur nature ? Comment cela se passe-t-il concrètement ? Si tel est le cas, avez-vous le sentiment qu’il y a encore des choses à améliorer ? L’approche de l’exercice correspond-elle à l’événement concrètement vécu à ? Pouvons-nous encore mieux faire ?

M. Damien Adam, rapporteur. Les trois principaux organes de presse sont physiquement dans un périmètre de 500 mètres les uns des autres, ce qui, en cas de situation très particulière, peut poser un problème. En effet, s’il arrive un incident dans le cœur de Rouen, cela peut empêcher Paris Normandie, France Bleu et France 3 d’avoir les moyens d’informer la population. Je sais que vous avez des systèmes de redondance pour éviter ce genre de situation, mais c’est quand même un point qui est non négligeable.

De plus, vos salariés ont été victimes de cette situation en même temps qu’ils devaient relayer les informations et la situation. Même si le devoir du journaliste est de se mettre en déport de ses sujets et de garder son objectivité, cela doit quand même avoir un impact et jouer forcément sur l’état des personnes quand elles doivent écrire des articles.

Monsieur Lefèvre, vous avez dit que, selon vous, le préfet avait une communication très rassurante, sur le ton du « Tout va bien, Madame la Marquise ». Je voudrais savoir si ce sentiment est partagé par les autres organes de presse.

Si j’ai bien compris, la préfecture a d’abord communiqué avec la presse par des conférences de presse organisées de manière quotidienne pendant les 15 premiers jours, puis sur un fil plus détendu, quand l’actualité était un peu moins prégnante. Est-ce qu’il y avait une autre manière d’échanger avec la préfecture ? Aviez-vous un interlocuteur privilégié à qui vous pouviez poser des questions, parfois très techniques, et qui vous mettait ensuite en relation avec les bons interlocuteurs dans les services de l’État ? Comment avez-vous relayé l’information transmise par la conférence de presse ?

Nous avons bien vu que vous la communiquiez sur les réseaux sociaux. Mais ensuite, comment la communiquiez-vous dans vos différents organes de presse ? Lorsque l’on a des petites pastilles de trois minutes sur France Bleu ou sur France 3, comment peut-on condenser tout un tas d’informations diffusées, dans les premiers jours, sur l’ensemble des sujets qui sont à traiter ? Comment avez-vous pu mettre en place votre communication, au-delà des réseaux sociaux, pour que l’ensemble de vos auditeurs et lecteurs puissent être informés de ce qui était communiqué dans ces conférences de presse ?

M. Xavier Batut. En cas de situation de crise, vous êtes le relais des pouvoirs publics. J’habite à côté d’une centrale nucléaire, je sais très bien que si les sirènes se mettent à sonner, je dois allumer France Bleu. À ce moment-là, le Service interministériel régional des affaires civiles et économiques de défense et de protection civile (SIRACEDPC) doit transmettre des consignes à la population. Il peut s’agir de consignes de sécurité, de confinement, de déplacement, d’autres consignes relatives au fait de se rendre au travail ou encore d’accompagner ses enfants à l’école. Je voudrais savoir si vous aviez eu des consignes à diffuser, et dans l’affirmative, à quelle heure vous les aviez eues et si elles vous étaient données par audioconférences ou par d’autres canaux de communication.

M. Hubert Wulfranc. Au-delà de cette catastrophe, pouvez-vous nous parler de l’expérience que vous avez et qu’ont vos équipes de la couverture de l’activité industrielle, et notamment de l’activité industrielle à risques ? Leurs problématiques ne relèvent pas forcément de l’exceptionnel. Les dirigeants et les salariés sont, dans ces milieux industriels, assez raides ! Comment, dans ces filières, avez-vous accès à la matière qui vous permet de traiter une question environnementale ou une question sociale ?

Mme Annie Vidal. Dans les jours qui ont suivi l’accident, un certain nombre de résultats d’analyses ont été publiés sur le site de la préfecture, des résultats parfois assez denses et assez techniques. Je voulais vous demander si des experts ont été mis à votre disposition pour vous aider dans leur interprétation ou si, au sein de chacune de vos rédactions, vous avez soit des experts locaux, soit des experts nationaux qui peuvent venir vous aider dans une situation de ce genre où vous pouvez être amenés à faire des lectures de dossiers très techniques, très spécifiques.

M. Stéphane Siret. Nous avons eu accès, comme tout le monde, aux différentes analyses qui sont des dossiers très épais. Aucun d’entre nous, en tout cas à Paris Normandie, n’est ingénieur, chimiste ou toxicologue. Comme vous nous lisez chaque jour, vous avez forcément constaté que nous avons interrogé des experts, M. Picot et M. Poitou notamment. Nous nous entourons d’experts, parce que nous ne savons pas analyser ce genre de résultats. D’ailleurs, c’est ce que nous avons fait pour la première liste de produits de Lubrizol. Nous avons tout fait analyser, nous avons tout décrypté et nous avons tout diffusé pour que les lecteurs et les internautes puissent avoir accès à cette information.

Que les rédactions de France 3, France Bleu et la nôtre soyons situés dans un périmètre de 500 mètres n’est pas un problème. Nos outils informatiques, en tout cas en presse écrite, en web et en vidéo, nous permettent de travailler de n’importe où. Nous en faisons chaque jour la démonstration. Pour nous, cela n’a pas été une difficulté supplémentaire. Les journalistes sont en général des gens habiles et agiles, qui savent s’adapter à toutes les situations. La rédaction de Paris Normandie a su en faire la démonstration sans difficulté.

Mme Delphine Garnault. Entre six heures et six heures et demie, le préfet a indiqué à l’antenne qu’il fallait limiter les déplacements et que les écoles étaient fermées dans 11 communes. D’autres établissements ont décidé de fermer d’eux-mêmes. Dans les appels de personnes et de chefs d’établissement, nous avions du mal à trier les initiatives personnelles et les communes qui étaient dans le périmètre décidé par la préfecture. Nous avons eu énormément d’appels puisque nous avions le préfet en direct. J’ai le souvenir d’une dame qui demandait : « Quest-ce que je fais pour la crèche ? », le préfet lui a répondu directement : « La crèche est fermée aussi ». Nous avons vraiment eu ce discours et cette interactivité entre nos auditeurs et la préfecture.

M. Pierre Desaint. À France Bleu, nous avons un plan de continuité d’activité (PCA). Si nous sommes amenés à ne plus être en capacité d’assurer nos émissions de radio depuis le site au pied du pont Guillaume, nous avons des procédures pour les reprendre depuis Caen ou des relais comme la Maison de la Radio à Paris.

Mme Delphine Garnault. Nous avons travaillé sur les résultats d’analyse avec Radio France, France info et France Inter. Des journalistes dépêchés par Radio France sont passés à la rédaction et nous nous sommes réparti les sujets et les experts. Nous avons beaucoup échangé et cela a permis de rendre un travail de qualité.

M. Damien Boutillet. Nous avons partiellement déclenché notre PCA lorsque nous avons fermé notre site de Rouen. Caen a pris le relais.

Concernant la frontière entre acteurs et commentateurs, les deux rôles sont, chez nous, bien dissociés. L’alerte de la population ne dépend pas de la rédaction. Si nous devions informer les gens, le bandeau serait « sourcé » au nom de la préfecture. Les rédactions pourraient enquêter et continuer à travailler de manière totalement autonome. Cela est un peu comparable à l’« Alerte enlèvement ». Il s’agit d’un message particulier, émis avec une charte graphique que nous sommes justement en train de remettre à jour dans la nouvelle convention qui doit sortir en début d’année prochaine.

Fréquemment, sur le territoire national, nous sommes associés à des exercices de simulation. Le dernier était à Strasbourg. Il s’agit de quelque chose qui fonctionne. Dans le cas présent, nous n’avons pas été activés par la préfecture pour passer des bandeaux d’information, de confinement ou autres.

Nous avons également relancé des formations. Nous avions, pour les journalistes, des formations sur des sites à risque, notamment sur les risques nucléaires ou chimiques concernant des sites classés en « SEVESO ». Nous sommes en train de les réinscrire dans les catalogues.

Nous nous sommes posé des questions sur la manière de protéger les équipes à Rouen. Couvrir ce type d’événement sans se mettre en danger est un travail mené notamment par mes collègues.

M. Gilles Lefèvre. Nous n’avons pas du tout été alertés. Il n’y a pas eu de consigne officielle ou de message officiel donnés par la préfecture en ce qui nous concerne.

Comment faisons-nous si nous sommes impactés ? Grâce à notre site Internet et aux réseaux sociaux, nous pouvons travailler de n’importe où. Par ailleurs, nous avons la chance d’avoir une deuxième antenne en Normandie, celle de Caen. Avec les moyens techniques du direct, nous sommes capables de relayer des directs de n’importe où depuis la régie de Caen.

Les résultats qui ont été donnés un peu tardivement sur le site de la préfecture étaient absolument illisibles pour nous. Nous étions incapables de les expliquer Dans ce type de situation, nous faisons appel à des experts. Nous en avons eu quelques-uns en invités. J’ai même envoyé une équipe au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) pour discuter, sur place, avec des experts. Nous avons fait une longue interview de trois minutes pour qu’ils nous expliquent ce qu’étaient ces produits, mais surtout – parce que cela n’était pas donné dans la communication officielle – ce que pouvaient donner ces produits une fois mélangés et après combustion. Deux spécialistes nous ont donné des informations précises.

Bien évidemment, nous prenions garde aux réseaux sociaux, comme nous le faisons régulièrement. Lorsque nous sommes face à un événement aussi important, qui peut donner lieu à des messages haineux et à des fake news, nous alertons les modérateurs du siège de France Télévisions qui peuvent intervenir à tout moment pour bloquer tout message haineux. Ils sont particulièrement vigilants.

Nous assistions régulièrement aux conférences de presse du préfet, parce que c’était une source d’information. Nous ne nous faisions pas forcément le relais de la parole du préfet, mais nous allions y chercher les informations dont nous avions besoin. Il y a plusieurs façons de les utiliser. Soit nous les utilisions pour gérer les sujets, soit nous en faisions état dans un direct avec un journaliste sur place, soit nous faisions quelques images et un bout d’interview du préfet sur des points précis. Les conférences de presse entre le préfet et le directeur de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) étaient un peu longues et souvent un peu techniques. La présence des équipes sur place permettait de dire : « Il y a telle ou telle information à retenir » ou « Il ny a rien de nouveau ».

Mme Agnès Firmin Le Bodo. Ce jour-là, le département de Seine-Maritime devait siéger. J’étais ici et j’ai appelé mes collègues du Havre à six heures pour leur dire : « Ne partez pas ». Ils m’ont répondu : « Non, nous venons quand même ». À sept heures et quart, le département n’avait toujours pas l’information. Je partage votre avis sur un process alerte enlèvement, sur la culture du risque, sur la gestion de crise que n’ont pas forcément nos concitoyens et le réflexe de se mettre à écouter la radio ad hoc. À la lumière de tout ce qui s’est passé, je ne suis pas sûre que tout le monde écoute France Bleu ou encore Radio Cristal. Nous pensons que c’est notre mode de fonctionnement, mais si nous poussons un peu plus loin, je pense que tous nos concitoyens ne sont pas sur Twitter à longueur de temps. Je crois qu’il faut aussi prendre du recul pour avoir les bonnes informations et réfléchir à des mesures de culture de gestion de crise qu’il conviendrait de prendre. Il faut savoir où et comment aller chercher l’information. Selon vous, quels sont les moyens à mettre en œuvre ? Nous voyons bien que le dispositif de l’« Alerte enlèvement » est quelque chose qui fonctionne assez bien. Il est important d’apprendre à gérer ces phénomènes.

M. Xavier Batut. De ce que j’ai pu entendre, vous n’avez eu aucune information du SIRACEDPC quant aux consignes à diffuser à la population. Les seules consignes diffusées l’ont été directement par le préfet, sur l’antenne de France Bleu, aux alentours de six heures trente, le jeudi matin. En tant que professionnel de la communication, par rapport à un retour d’expérience sur d’autres événements, pensez-vous que le mode de communication choisi directement par le responsable des opérations de secours était le bon ? N’aurait-il été pas été préférable de passer par un mode de communication lié à votre métier de journaliste ?

M. Jean-Baptiste Morel. Les conférences de presse du préfet étaient prévues tous les soirs, puis elles se sont échelonnées un peu plus. De ce fait, lorsque nous avions des questions à poser à la préfecture en journée, ces questions étaient régulièrement notées et traitées le soir. Lorsque nous avions des questions sur des problèmes urgents, typiquement ceux posés par les fake news, la réponse de la préfecture ne nous était pas donnée dans l’instant. Nous devions attendre la réponse de la préfecture le soir pour pouvoir les démonter. Ce petit laps de temps fait que nous subissions la communication. La question du rôle des médias doit être débattue.

M. Damien Adam, rapporteur. N’y avait-il donc pas d’interlocuteurs pour répondre à ces questions un peu plus rapidement ?

M. Jean-Baptiste Morel. Tout à fait. Les questions étaient notées et traitées le soir en conférence de presse.

M. Damien Adam, rapporteur. Ne serait-il pas judicieux de mettre en place un interlocuteur privilégié de la presse locale, qui aurait uniquement pour but de faire des allers-retours avec vous ?

M. Jean-Baptiste Morel. En laissant de l’attente et donc de l’incertitude, nous créons des espaces propices aux fake news. Je pense qu’il faudrait fluidifier le dispositif pour que nous ayons plus rapidement les réponses aux questions formulées et ainsi répondre plus facilement aux internautes, en enlevant ces espaces propices aux fake news. Les fake news sont une conséquence de ces petits laps de temps. Ils ne sont pas énormes, mais ils sont, à mon sens, importants.

M. Ghislain Annetta. D’une façon plus générale, dans les premiers jours, j’ai eu l’impression que la communication de crise s’adressait plus aux secours et à l’industriel qu’aux habitants. Cela s’est vu lorsqu’il a été dit qu’il n’y avait pas de toxicité aiguë et que les sapeurs-pompiers pouvaient intervenir. Je ne sais pas si vous partagez mon ressenti. J’en ai discuté avec des gens travaillant dans la communication de médecine de catastrophe, celle sur la toxicité aiguë ne répondait pas aux questions des populations qui se demandaient : « Quest-ce que jinhale ? Quest-ce que sont ces suies ? ».

 Je comprends le fait de vouloir centraliser la communication de la préfecture. Cela étant, un jour, il y a eu une conférence de presse des sapeurs-pompiers à Yvetot, en même temps que la conférence de presse du préfet, et comme nous sommes à Yvetot, nous sommes allés au plus près. Nous avons envoyé un journaliste qui a attendu deux heures, tout comme les autres journalistes de médias nationaux, pour finalement entendre les sapeurs-pompiers dire : « Nous avons reçu un ordre dau-dessus, nous ne faisons pas de conférence de presse. En effet, le seul qui est habilité à parler est le préfet ! ». Imaginez un peu le ressenti du journaliste qui a attendu deux heures et à qui l’on dit, dès qu’il interviewe une personne sur le terrain : « On nous ment, on nous cache des choses ». Vous ne pouvez pas vous demander pourquoi il ne relativise pas. Un journaliste est aussi un être humain. En presse locale, nous sommes particulièrement des acteurs de notre territoire et nous réagissons aussi par rapport à cela.

Pour terminer, nous avons une zone très large entre Gonfreville, Port-Jérôme et la centrale de Paluel. Effectivement, au quotidien, nous parlons beaucoup avec les industries et surtout la plupart de nos lecteurs sont des gens qui y travaillent directement comme salariés ou comme sous-traitants. Si nous prenons comme exemple une fumée chez Exxon Mobil ou un incident déclaré à Paluel, ce n’est pas toujours simple d’avoir un interlocuteur qui vous réponde rapidement, c’est-à-dire qui ne laisse pas le temps de latence aller jusqu’à l’interrogation. Nous sommes souvent confrontés à des « Tout va très bien, Madame la Marquise… ». C’est la manière dont Paluel a communiqué sur l’incident du générateur qui était tombé. Ils ont dit : « Cela peut arriver. Il sagit dun incident, mais personne na été blessé ». Tant mieux si personne n’a été blessé. Cela étant, je ne sais pas si vous imaginez ce que pensent des gens à qui l’on répète à longueur de journée : « Ne vous inquiétez pas, nous sommes sécurisés. Il ny a pas de souci, continuez à aller à lécole, etc. », mais à qui l’on n’explique pas comment le générateur est tombé. D’un côté, nous disons que cette entreprise nous indique qu’il s’agit d’un incident qui ne remet pas en cause sa rigueur générale, et de l’autre, quand vous parlez aux habitants, on vous dit : « Très bien, vous me racontez cela, mais comment se fait-il quil soit tombé ? ». Nous parlions du rôle des médias, nous sommes entre les deux ; c’est-à-dire que nous vivons sur le territoire et nous parlons du territoire.

M. Stéphane Siret. Il est vrai que le mercredi 16 octobre se tenait la conférence de presse quasi quotidienne du préfet. Toutes affaires cessantes, nous sommes partis au Service départemental d’incendie et de secours (SDIS) à Yvetot pour suivre cette soi-disant conférence de presse des pompiers. Nous n’avons pas d’explications sur l’annulation ou la non-tenue de cette conférence de presse des pompiers. En ce qui nous concerne, il y a également eu une demande de reportage pour lequel nous avons essuyé un refus. En effet, nous avions sollicité le SDIS pour faire un reportage auprès des pompiers qui ont couvert l’incendie. Le colonel Lagalle avait donné son feu vert, mais finalement le reportage n’a pas pu se faire. Nous ne connaissons pas les raisons, même si nous pouvons faire quelques supputations.

Hormis ces deux épisodes, nous n’avons pas eu de difficulté particulière à accéder aux gens qui étaient susceptibles de nous donner de l’information, que ce soit du côté industriel, puisque dès le lundi 30, nous avons publié l’interview du président en France de Lubrizol, ou que ce soit du côté de l’administration, où la préfecture nous a globalement répondu. Bien évidemment, le temps médiatique n’est pas forcément le temps de l’administration ni le temps politique. Nous sommes souvent impatients, parce que nous vivons aussi sur place avec nos familles. Nous sommes les relais des inquiétudes et des impatiences qu’il peut y avoir dans la population. Le temps n’est donc pas forcément le même.

Nous ne savons pas si nous avons eu l’information nécessaire. On nous a donné l’information que l’on a bien voulu nous donner. Chacun d’entre nous est allé chercher ses propres informations. Chacun d’entre nous a son propre réseau, ses propres contacts, ses propres experts pour faire avancer le dossier.

Frédéric Henry, le patron de Lubrizol, signale le lundi que le feu ne vient pas forcément de chez lui, mais de l’entreprise d’à côté et cite Normandie Logistique. Il a fallu attendre plusieurs jours pour qu’enfin, la préfecture cite Normandie logistique. Jusqu’alors, elle n’était pas apparue dans sa communication. Que s’est-il passé précisément ? Nous ne savons pas, c’est un constat que nous avons fait.

M. Jean-Baptiste Morel. Les gens réclamaient, sur les réseaux sociaux, une transparence de l’information. C’étaient les commentaires que nous avions le plus. Les personnes nous disaient : « Soyez transparents, dites-nous tout ; vous nous cachez des choses ». Nous avons choisi de faire des Facebook Live pendant les conférences de presse du préfet, c’est-à-dire que nous filmions le préfet en direct. Le lien était direct entre les gens et le discours préfectoral. Je me pose la question : est-ce que c’est notre rôle de faire cela ou est-ce que c’est le rôle de la préfecture d’être plus transparent sur les réseaux sociaux ? Je me pose vraiment la question de la transparence. L’invisibilité de la préfecture sur les réseaux sociaux m’apparaît comme un problème important.

M. Damien Boutillet. Sur la culture de sécurité civile, notre rôle est l’éducation aux populations. C’est dans l’ADN du service public. Nous sommes beaucoup plus en avance dans les départements et collectivités d’outre-mer (DOM-COM) que sur le territoire métropolitain. Pourquoi ? Parce que depuis plusieurs années, les DOM-COM sont confrontés à des risques de cyclones. Par exemple, si je regarde le site de Guadeloupe 1ère, il y a des conseils et des informations pratiques sur : Que faire en cas de cyclone ? Où dois-je aller ? Comment dois-je me comporter ? Dans les DOM-COM, nous sommes aussi beaucoup associés aux exercices du ministère de l’Intérieur, ce qui permet de faire des reportages et d’expliquer aux gens comment cela se passe en cas d’incident majeur. Cela fait partie de cette culture qu’il faut effectivement développer et nous essayons de le faire.

M. Damien Adam, rapporteur. Sur les bandeaux qui peuvent être diffusés à la télévision, en savez-vous plus techniquement ? Ces choses peuvent-elles être gérées de manière géographique, en fonction des pylônes de la télévision numérique terrestre (TNT) ? Je ne parle que de la TNT, puisque j’imagine qu’il est compliqué d’avoir une donnée géographique lorsqu’il s’agit du câble ou autres.

M. Damien Boutillet. Nous ne pouvons pas le faire par pylônes, nous pouvons le faire uniquement par zone de diffusion. Par exemple, sur la région de Rouen, il s’agit de toute la Normandie. Cela peut être fait aussi au plan national. En cas d’alerte nationale, nous pouvons très bien diffuser sur toute la France, simultanément. Régionalement, nous pouvons diffuser et incruster ce bandeau même s’il y a un programme national. Nous pouvons aussi couper le programme en cours pour faire une émission spéciale ou un flash du type alerte enlèvement sur lequel nous sommes en train de travailler.

Mme Delphine Garnault. Sur les délais, notamment en ce qui concerne Normandie logistique, il s’agit un peu la même problématique que pour l’amiante. En effet, nous n’avons su que le vendredi soir qu’il y avait de l’amiante et nous avons diffusé l’information le samedi matin. Elle est arrivée par des lanceurs d’alerte. Au début, nous ne l’avons pas retenue, car nous souhaitions la vérifier auprès de la préfecture. Nous avons essayé de creuser et la préfecture nous a confirmé l’information. J’ai trouvé que cela arrivait un peu tard. Les toits ont brûlé dans la nuit du mercredi au jeudi et l’information n’a été diffusée que le samedi.

M. Clément Chapusot. J’avais l’impression, notamment lors des conférences de presse de M. le préfet, que c’est une fois qu’un média sortait une information que la conférence de presse avait lieu pour s’expliquer à ce sujet. Nous avions l’impression que la conférence de presse était en réaction aux informations communiquées par les médias. Il est compliqué de parler de transparence lorsque nous ouvrons le fichier PDF de la liste des produits. À Radio Cristal, nous sommes moins nombreux et nous avons eu du mal à trouver un chimiste. Nous avons essayé de passer par l’université de Rouen qui nous a dit de voir avec la préfecture.

Julie Desbois. Tous les organismes indépendants nous ont dit : « La communication officielle se fait via la préfecture ». Comment fait-on quand on est une petite rédaction ? Nous étions frustrés de ne pas arriver à faire notre travail correctement, alors que l’attente des auditeurs était grande. La charge qui pèse sur les journalistes d’une petite radio comme la nôtre est conséquente. Il s’agit là d’une difficulté que nous avons rencontrée.

M. le président Christophe Bouillon. Pouvez-vous me dire qui a déjà participé à un exercice d’alerte ? Vos organes de presse ont-ils participé, sous une forme ou sous une autre, à un exercice d’alerte dans votre région ?

M. Ghislain Annetta. Nous oui, plusieurs fois. Plus particulièrement, le nucléaire nous a associés à un exercice, dans lequel il y avait même une participation à un jeu de rôle journalistique. Nous nous doutons bien que cela ne sera pas pareil en vrai, mais oui, nous l’avons fait. Il y a quelques années, nous avons aussi fait l’exercice d’un plan particulier d’intervention (PPI) à Notre-Dame-de-Gravenchon. Cela fait une dizaine d’années que nous n’y sommes plus conviés, en réalité, depuis la mise en place du plan Vigipirate renforcé. En tant qu’acteurs, nous n’en avons plus fait depuis une période de 5 à 10 ans.

Mme Agnès Firmin Le Bodo. Il est obligatoire pour les municipalités d’organiser ces exercices. J’imagine qu’à Rouen, sous le tunnel de la Grand Mare, cela doit être obligatoire. En tout cas, cela est obligatoire au Havre, sous le tunnel Jenner. Dans ce cas-là, nous sommes dans un jeu de rôles, et bien sûr, la presse est conviée à participer, parce que la relation entre les élus, les forces de sécurité et la presse, dans la transmission de l’information, est importante. La presse est généralement conviée à ce genre d’exercice obligatoire pour certains édifices.

M. Pierre Desaint. Pour France Bleu, je confirme avoir été associé à un certain nombre d’exercices : le tunnel de la Grand Mare avec un accident grave, un accident ferroviaire, des enfants confinés dans une école. Cela arrive assez régulièrement.

 

L’audition s’achève à seize heures.

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16.   Audition, ouverte à la presse, de M. Martial Mettendorff, directeur général adjoint de Santé publique France, accompagné de M. Sébastien Denys, directeur santé environnement et travail

(Séance du mercredi 20 novembre 2019)

L’audition débute à seize heures vingt.

M. Christophe Bouillon, président. Nous poursuivons nos auditions dans le cadre de la mission d’information sur l’incendie de Lubrizol à Rouen, qui a été décidé en Conférence des présidents à l’Assemblée nationale. Nous auditionnons l’opérateur Santé publique France, ici représenté par MM. Martial Mettendorff et Sébastien Denys. Nous voulons, dans un premier temps, connaître le rôle qui vous a été confié, notamment sur la question d’un suivi médical et épidémiologique, mais aussi connaître aussi la méthode qui va être la vôtre, ainsi que le calendrier qui va bien évidemment décliner l’ensemble des missions particulières qui vous ont été confiées.

Hier, en audition au Sénat, Mme la ministre de la Santé a indiqué qu’elle conditionnait en quelque sorte un éventuel suivi épidémiologique, aux résultats de l’évaluation environnementale actuellement diligentée sur les prélèvements des sols et des végétaux. Est-ce que vous pourriez préciser ce point, puisque nous étions un certain nombre à avoir compris que quoiqu’il advienne, il y aura un suivi médical et épidémiologique qu’il reste à lancer ? Vous aviez d’ailleurs eu l’occasion de le présenter lors de la deuxième et de la troisième réunion du comité pour la transparence et le dialogue. Pourriez-vous nous préciser l’organisation des choses ?

Lorsque les premiers examens et les premières analyses ont été publiés, notamment au regard de la nature même des produits qui ont été lâchés dans le nuage de fumée, un certain nombre d’analyses faisaient référence à des seuils, notamment sur la dangerosité d’un certain nombre de molécules nées de l’inflammation des produits. Qui établit ces seuils ? Sont-ils revisités de façon régulière ? Est-ce que ces seuils sont définis à l’échelle de la France ou à une autre échelle ? Au moment où l’ensemble des analyses a été rendu public, nous avons bien vu qu’il y avait un certain nombre de questionnements. Vous comprenez que le fait de dire, par exemple, que nous étions confrontés à des seuils relativement bas n’est pas forcément suffisant pour la population dans la compréhension qu’elle doit avoir de tout cela. J’évoque notamment les seuils concernant le benzène, le toluène et les métaux lourds ou même l’amiante. Vous comprenez que ce sont des produits pour lesquels il y a eu un certain nombre d’interrogations.

Est-ce que vous pourriez, par ailleurs, parce que la question a été posée au regard de la nature même d’un incendie d’hydrocarbures, nous préciser le lien qu’il peut y avoir entre la nature même de ces produits et l’aspect cancérogène, mutagène ou neurotoxique ? Ce sont des expressions que nous avons pu voir apparaître ici ou là, dans des commentaires, mais clairement, lorsque l’on indique que telle ou telle substance est cancérogène, qu’est-ce que cela veut dire ? Quel lien devons-nous faire avec les seuils pour pouvoir indiquer et donner à la population la meilleure information possible ?

Voilà une première série de questions, je céderai la parole à notre rapporteur ainsi qu’aux collègues qui souhaitent intervenir. Vous aurez ensuite l’occasion de répondre à l’ensemble des questions, de présenter encore une fois l’opérateur que vous êtes, les dispositifs...

M. Damien Adam, rapporteur. J’ai aussi quelques questions à vous poser.

Tout d’abord, au cœur de la crise, le gouvernement vous a missionné pour effectuer des relevés réguliers des passages aux urgences hospitalières et des appels à SOS Médecins. Pouvez-vous nous faire une synthèse des résultats constatés et nous indiquer ce qu’ils révèlent ? Avez-vous pu également échanger avec la médecine scolaire à ce sujet, ainsi qu’avec les professionnels libéraux : médecins, infirmiers et pharmaciens ?

L’un de vos cadres a récemment affirmé, devant la commission d’enquête du Sénat, que les analyses chimiques diligentées jusqu’ici seraient insuffisantes. Pouvez-vous développer cette appréciation ?

Vous êtes missionnés par l’État pour mettre en place l’enquête sanitaire afin d’en déterminer l’impact de cet incendie sur la santé à moyen et long terme. Pouvez-vous nous décrire les conditions d’élaboration de son protocole qu’il reste à définir dans ce cadre, et nous dire qui a été ou qui sera associé à cette confection ? Avez-vous déjà travaillé sur un type de processus analogue et comment comptez-vous diffuser les résultats de cette enquête auprès de la population ? Sachant que sur le terrain, la population ne comprend pas exactement ce que vous proposez et ne comprend pas, par exemple, le timing qui est envisagé, avec une étape qui commencerait à devenir concrète à partir de mars 2020.

Vendredi dernier, en comité de transparence et de dialogue, nous avons abordé, en présence du préfet et de Santé Publique France, le sujet de la demande de la population concernant la mise en place des registres, pour que nous puissions avoir des informations sur les conséquences et nuisances physiques mais aussi psychiques ressenties par la population, mais également sur leur mode de vie, leur cadre de vie quotidien. J’ai l’impression que dans l’enquête de population qui est prévue à horizon mars 2020, ce seront des points qui seront abordés, mais uniquement sur un échantillonnage, alors que la population aimerait beaucoup plus largement pouvoir s’exprimer à ce sujet et pouvoir faire remonter, à qui de droit, les différents impacts que cela a eus sur leur vie quotidienne.

Je trouve que ce serait une bonne idée de mettre cela en place et de ne pas attendre. Je sais que le préfet indique qu’il s’agit d’un sujet compliqué puisque d’ordre médical, il y a donc la confidentialité du dossier médical, mais je pense malgré tout qu’il faut trouver les bons interlocuteurs pour tenir compte du secret médical tout en permettant à la population de pouvoir s’exprimer à ce sujet, parce que c’est un sujet de stress et de complexité chez les personnes qui les empêche de pouvoir vraiment tourner la page. Je pense que c’est un élément important de dire que ces registres pourraient avoir un effet cathartique. Nous pourrions enfin nous projeter sur autre chose.

Ensuite, j’ai des questions sur le fameux « effet cocktail » que certains ont abordé avec cette crise Lubrizol. Quand serons-nous en capacité d’analyser les conséquences de l’« effet cocktail » ? Est-il exact qu’il est difficile, voire long et onéreux, de réaliser des modélisations de celui-ci ? La France est-elle en retard dans ce domaine ? Que pouvons-nous dire à ce stade ?

Parmi les retours d’expérience que vous pourriez faire, n’y a-t-il pas un caractère indispensable de modélisation de cet « effet cocktail » en amont d’incidents, en sachant, sur les sites classés en « Seveso », quelles sont les matières chimiques qui sont stockées, quitte à le mettre en tout ou partie à la charge des industriels ? Plus largement, quel retour d’expérience faites-vous sur ce que nous vivons depuis le 26 septembre ?

M. Jean-Luc Fugit. Un certain nombre de questions que je voulais vous poser viennent de l’être par M. le président et M. le rapporteur, je vais simplement les compléter.

Je voudrais insister sur le retour d’expérience, comment peut-on faire pour tirer des conclusions pour la suite ?

Je voudrais compléter le propos avec des questions sur la relation que vous avez eue avec l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS) ou avec ATMO Normandie, autour des analyses des composés chimiques.

Je voudrais savoir aussi si, selon vous, tous les composés ont bien été cherchés. N’y aurait-il pas éventuellement des manques qui auraient pu être identifiés ? La chimie d’atmosphère est déjà complexe en elle-même, mais celle qui apporte d’autres composés l’est d’autant plus. Il peut y avoir des effets de réaction dans l’atmosphère, y compris avec d’autres composés qui sont, entre guillemets, déjà présents naturellement.

Est-ce que vous pensez que nous avons un spectre de suivi suffisamment large pour être vraiment représentatif de ce que nous pouvons potentiellement observer suite à un tel accident ?

Mme Annie Vidal. Messieurs, merci de venir répondre à nos questions. Je voudrais, pour compléter les questions qui viennent d’être posées, vous demander si d’ores et déjà, vous avez envisagé la communication sur l’ensemble des mesures qui vont être prises ?

D’après ce que nous avons entendu, il me semble que c’est un petit peu compliqué pour quelqu’un qui n’est pas averti de comprendre que d’un côté, il y a une enquête de population, et d’un autre côté, une évaluation de l’évolution du milieu, une évaluation des risques sanitaires et qu’il pourra peut-être y avoir de la biosurveillance. Je crains que les personnes qui reçoivent cette information se disent que le risque doit être grand pour que l’on fasse tout cela.

Avez-vous prévu une campagne d’information pédagogique donc simple expliquant la différence entre ces différents plans et leurs calendriers pour que chacun puisse être rassuré ?

Par ailleurs, il m’est arrivé d’entendre, de voir ou encore de lire un certain nombre de scientifiques qui disent qu’il y aura immanquablement des conséquences sur la santé à court, à moyen ou à long terme. Est-ce que vous pouvez apporter des précisions à cela, le confirmer ou l’infirmer ? Toujours dans l’esprit de rassurer la population.

M. le président, Christophe Bouillon. Monsieur le directeur général adjoint, à vous de nous éclairer et de répondre à l’ensemble des questions qui viennent d’être posées.

M. Martial Mettendorff, directeur général adjoint de Santé publique France. Je vais m’efforcer de répondre à toutes vos questions, avec l’assistance de Sébastien Denys, qui est le directeur santé environnement et travail.

Je vais tout d’abord vous rappeler les missions de notre agence. Elle a une mission d’observation épidémiologique et de surveillance de l’état de santé de la population. C’est sa mission principale, avec une vocation d’alerte sanitaire dans les situations où cela paraît nécessaire.

Pour répondre à la question de M. Adam, immédiatement après l’évènement, nous avons utilisé le système « SurSaUD », qui est notre système de surveillance sanitaire dit syndromique. Ce système remonte, toutes les nuits, les informations relatives aux motifs de passage aux urgences et de recours à SOS Médecins. Dès le 26 septembre au matin, nous avons regardé et avons immédiatement alerté les établissements de santé et les médecins qui sont dans le réseau, de manière à faire préciser un certain nombre de syndromes ou de symptômes. C’est bien ce qu’on appelle une surveillance syndromique, on ne connaît pas les maladies, on ne connaît que les motifs de recours des personnes. Cela nous permet de faire une première surveillance. Effectivement, nous avons immédiatement activé cela, de manière à être le plus fin possible sur les hypothèses que l’on pouvait avoir. Nous avons notamment demandé une petite liste de troubles particuliers.

Je vous ai amené une série de nos bulletins, mais vous trouverez tout cela en ligne. Ce travail a été fait à partir du 26, le premier bulletin épidémiologique est sorti le 27. Le 26, nous n’avions qu’un petit tableau de bord. Nous produisons ces bulletins de manière régulière, tous les jours dans les premiers temps, puis de façon hebdomadaire parce qu’objectivement et progressivement, nous avons pu immédiatement observer des effets et des motifs de recours. Puis cela s’est estompé, puisque les causes qui ont été relevées – vomissements, troubles olfactifs, stress, angoisses, douleurs abdominales – se sont progressivement atténuées. Nous suivons cela au long cours, puisque c’est un système qui marche, indépendamment des évènements, et qui nous permet de faire un forage d’information particulier, dès lors qu’il se passe un évènement. Mais cela ne fait pas tout.

Notre organisation, vous la connaissez, c’est d’avoir des cellules régionales d’épidémiologie qui sont des antennes de Santé publique France et qui sont placées au sein de l’Agence régionale santé (ARS) à proximité des équipes de l’ARS. Nous avons donc immédiatement activé le signalement, c’est-à-dire regardé comment les médecins, le cas échéant, pouvaient voir des évènements qu’on ne voyait pas forcément dans le système d’information. Nous avons eu quelques signalements, notamment de motifs de recours d’une maison de santé par exemple, qui était confrontée à des motifs de recours plus importants. Nous avons investigué pour savoir si c’était attribuable ou pas. L’activation du signalement est toujours complémentaire de notre système en routine. Nous investissons les signaux de manière à voir si c’est en lien ou pas.

Le bilan, sur quelques jours, c’est la détection d’un certain nombre d’évènements. Il n’y a pas eu de débordement des services qui ont parfaitement fait face aux évènements qui se sont passés. Le système permet aussi de regarder si les motifs de recours augmentent ou si des déplacements de populations vers d’autres services sont constatés. Le premier enseignement est que nous n’avons pas constaté d’impact sur l’activité globale. Sur les indicateurs surveillés, nous avons eu de deux à cinq passages par jour aux urgences pour intoxication aux fumées et gaz, les premiers jours, c’est-à-dire du 26 septembre au 1er octobre, avec un total, entre le 20 et le 29 octobre, de 18 passages pour intoxication. Nous avons également eu une hausse importante des pathologies respiratoires, les chiffres sont dans les bulletins que je peux vous remettre. De la même manière, nous avons observé, jusqu’à la date du 30, une augmentation très ponctuelle des malaises, céphalées et migraines.

Nous avons ensuite un retour assez rapide à la normale. Ces hausses ont concerné toute la population et pas une population spécifique, il s’agit de toutes les personnes âgées de plus de 15 ans. C’est ce qu’on appelle l’immédiat et l’aigu. Dans ce moment-là, notre organisation est également en lien avec le ministère de la santé, chaque jour, par le biais de réunions. Nous avons assez vite avancé sur la nécessité de mettre au point une surveillance de la population au plus long cours, en considérant que le phénomène aigu était passé, mais que l’expérience et la littérature scientifique montrent qu’il y a des effets à plus long terme qui interviennent dans le cadre de tels évènements.

Notre première étude considère qu’il y a eu un évènement d’importance qui affecte la population et qui, pour elle, entraîne une série de troubles. Vous me demandiez quelle expérience nous avions sur ces enquêtes. Nous avons par exemple mené une grosse enquête concernant AZF. Au-delà du blast et des effets réels, puisqu’il y a eu une déflagration, nous avons constaté des troubles à l’anxiété, des troubles du sommeil, des troubles qui persistaient bien au-delà de l’évènement et sur une période assez longue. C’est ce qui justifie la première enquête. Nous avons observé des choses dans les systèmes de recours aux soins, mais il y en a d’autres que nous n’observerons pas et il faut faire une enquête appropriée pour pouvoir mesurer l’impact de cet évènement sur la santé. C’est ce que nous appelons la « santé déclarée », c’est-à-dire que la population sur laquelle nous enquêtons nous fera part d’évènements de santé qui affectent sa vie et nous aurons une base solide ; c’est pour cela que nous faisons une approche statistique.

Évidemment, cela n’a pas besoin d’être fait immédiatement, même si nous comprenons que la population considère qu’il faut apporter des réponses. Ce sont des troubles que nous constatons dans la durée.

Il nous faut du temps pour la mise au point de cette étude, nous mesurerons les choses dans ces délais-là, que nous avons également pu observer quand nous avons monté l’étude sur AZF.

Il faut que nous travaillions encore un peu sur la question du protocole. Nous avons le souhait de pouvoir intégrer la population dès l’élaboration du protocole. Nous avons évoqué cela en comité de transparence, pour qu’elle-même formule des hypothèses que nous puissions transformer en questionnement que nous insérerons dans la démarche d’enquête. C’est un volet que nous allons mettre en place, mais ce n’est pas le seul.

Le deuxième volet correspond à une surveillance à partir du système national des données de santé, puisque vous savez que nous accédons à toutes les données collectées dans le cadre du programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) d’une part, mais tout le système d’informations collectées dans le système de soins est un système sur lequel nous travaillons en permanence et qui nous permet effectivement de pouvoir regarder, sur une population donnée, les évènements de santé qui peuvent survenir. Nous allons monter une requête informatique systématique qui va pouvoir être mise au point à long terme et qui va pouvoir permettre de surveiller s’il y a des évolutions particulières de santé sur cette population.

Pour le troisième volet, nous souhaitons, dans la mesure du possible, monter une enquête pour les populations au travail, c’est-à-dire celles qui ont été exposées dans cet évènement. J’imagine que vous avez bien identifié que ces personnes évoquaient des problèmes très particuliers. Nous souhaitons, au-delà de ce qui a pu être fait dans l’immédiat par la médecine du travail, sur lequel nous allons nous appuyer, essayer de monter une surveillance à plus long terme.

Enfin, il y a un dernier volet que vous avez évoqué, qui est celui de la biosurveillance. Nous allons revenir sur la mesure des polluants parce que vous avez beaucoup de questions là-dessus. Si cette mesure met en exergue un risque pour la population, nous proposerons effectivement un volet d’études d’imprégnation de la population, qui sont des prélèvements dans les matrices urine, sang, cheveu, en fonction de la nature des polluants, de manière à comparer l’imprégnation de la population au regard de ce que nous connaissons en population générale.

La France est-elle en retard là-dessus ? Non, la France a beaucoup progressé, parce que nous-mêmes avons conduit une grosse étude en population générale, en imprégnation, qui s’appelle Esteban, pour laquelle nous avons rendu les premiers résultats en septembre, sur les polluants que nous appelons les polluants du quotidien, mais je laisserai Sébastien Denys développer cet aspect-là.

Nous produirons de nouveau des résultats sur le niveau d’imprégnation d’une population générale, par rapport à un certain nombre de polluants, sur l’année 2020, pour ce qui concerne les pesticides et les métaux lourds. Donc nous progressons, nous ne disposions pas de cela avant cette étude.

Est-ce que cela se fait dans d’autres pays ? Nous sommes impliqués dans un programme européen sur ces questions et la France est plutôt pas mal placée. Ce sont des études très lourdes. Esteban l’est parce qu’il y a toutes les données d’enquête liées à ce que nous avons besoin de savoir sur la population. Il y avait en plus un volet activité physique, nutrition, qui était assez développé. Il y a aussi un gros volet biologique avec des analyses de laboratoire qui sont assez longues à mener. Nous essayons, pour reprendre votre question sur les seuils, de trouver des laboratoires qui trouvent les meilleurs seuils de détection dans la population. Nous avons challengé les laboratoires pour détecter, dans la population, les seuils les plus bas possible. Nous commençons à être à la tête de ces données-là.

Si nous nous apercevons effectivement que les polluants amènent à s’interroger sur l’exposition de la population, nous déclencherons un volet spécifique qui nous permettra de comparer avec ces données en population générale et de comprendre, le cas échéant, les risques particuliers. Dans tous les cas de figure, quelles que soient les études, les données que nous avons sur les études renverront à la mise en place, si nous n’observons rien, d’accompagnements et de mesures d’accompagnement au plan médical. Si nous détectons des troubles de l’anxiété qui sont très forts quelques mois après l’évènement, il y aura des dispositions spécifiques à prendre en termes de plan d’action dans le champ des soins. Nous ferons des recommandations à l’issue de l’enquête dans ce domaine. De la même manière, si nous menons l’étude d’imprégnation jusqu’au bout, il y aurait des recommandations qui amèneraient à des suivis particuliers.

J’essaie de suivre mon raisonnement en répondant à toutes vos questions. Il y a plusieurs volets à dérouler et vous avez parfaitement raison sur le fait qu’il faut que nous arrivions à améliorer deux choses, dont l’information, c’est sûr, on voit bien que ce n’est pas notre métier premier. La deuxième chose, c’est la médiation, c’est-à-dire la capacité que nous avons à internaliser des questions que peut nous adresser la population. C’est ce que nous allons essayer de faire avec la première enquête, c’est-à-dire internaliser des hypothèses portées par la population sur des inquiétudes ou des questions qu’elle se pose. Il faut aussi que nous réfléchissions à la manière de restituer les résultats. Nous avons proposé, auprès du comité de transparence, de trouver une structure qui soit représentative de la population et de trouver une façon de travailler avec elle. Ce n’est pas encore établi, mais je pense que vous avez également des idées là-dessus. En tout cas pour nous, c’est un élément important de la bonne construction du dispositif.

J’en viens maintenant à la partie des polluants, parce que nous ne sommes pas seuls pour cela. Santé publique France a la surveillance de l’état de santé de la population. Nous travaillons en relation très étroite avec l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) qui est notre agence sœur en ce qui concerne ces problématiques-là, dans la mesure où nous faisons l’état de santé de la population. Nous partons de l’état de santé de la population et nous remontons vers le risque. Dans la situation dans laquelle nous sommes, la question est de confronter le risque à l’état de santé. Celle qui fait l’évaluation des risques en matière de produits chimiques, c’est l’ANSES. Dès le début, Sébastien Denys pourra le dire, nous avons essayé de rester très coordonnés avec l’INERIS et l’ANSES, de manière à partager les informations, à bien connaître ce que chacun faisait.

Nous nous sommes notamment mis assez vite d’accord sur la nécessité de pouvoir cartographier les prélèvements qui, à chaque fois, sont déclenchés en fonction des problématiques. Qu’il s’agisse de la problématique alimentaire ou environnementale, il y a des questionnements spécifiques qui engagent les prélèvements. Nous avons souhaité être structurés là-dessus et pouvoir, avec eux le cas échéant, identifier des prélèvements complémentaires qui seraient nécessaires. Ce travail est en cours, Sébastien pourra compléter cet aspect-là. Mais à ce stade, nous ne sommes pas encore capables de dire que nous avons tout ce qu’il nous faut pour émettre des hypothèses correctes sur les polluants et sur leur rémanence dans l’environnement.

M. Sébastien Denys, directeur santé environnement et travail (Santé publique France). Je vais peut-être effectivement compléter, monsieur le président, quelques propos que Martial Mettendorff vient de repréciser.

Le dispositif qui vient de vous être rappelé porte sur l’ensemble des effets à court terme, moyen terme et long terme, avec des séquences et des indicateurs. Nous parlons beaucoup d’indicateurs en épidémiologie qui sont un peu différents. Il est évidemment plus simple d’aller surveiller, via le dispositif « SurSaUD » ou via une enquête en population, qu’il s’agisse d’une enquête transversale ou du dispositif longitudinal via le système national des données de santé, des indicateurs qui sont des pathologies et qui sont donc la conséquence de l’effet de cet accident industriel sur la santé de la population, versus des effets à beaucoup plus long terme, liés aux limites scientifiques et aux incertitudes auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés. Notamment sur le lien entre une exposition à une substance qui sera persistante et qui aura, le cas échéant, une propriété de toxicité vis-à-vis de la santé humaine et l’apparition d’effets liés à cette exposition dans 30 ans, par exemple. Je dis 30 ans mais cela peut être 20 ans, 30 ans voire 40 ans, nous ne savons pas vraiment.

Dans tous les cas, le fait de modéliser le lien entre cette exposition à un instant T, au moment d’un accident, et l’apparition d’effets sanitaires dans plusieurs années, voire plusieurs décennies, est extrêmement difficile.

Cette démarche de biosurveillance s’inscrit vraiment dans la prévention des surexpositions à des substances qui ont été émises au cours de l’incendie, pour éviter l’apparition de pathologies dans 20 ans ou 30 ans, parce que nous sommes en incapacité, aujourd’hui, de prédire cela sur la base de modélisations mathématiques ou épidémiologiques. C’est pour cela qu’il est important de prendre le temps de la connaissance des investigations environnementales au sens large, qu’il s’agisse de sol, d’eau ou de denrées alimentaires, de manière à connaître la contamination de l’environnement ou des aliments liée à l’incendie. Nous sommes bien là dans la question de la causalité, c’est-à-dire que nous cherchons vraiment à nous intéresser aux expositions en lien avec cet accident.

Les substances mentionnées par M. Adam ou M. Bouillon, benzène, toluène, éthylbenzène, xylène ou d’autres substances que nous pouvons également évoquer ensemble comme les dioxines furanes sont des substances qui sont présentes, d’origine anthropique, mais ailleurs que dans l’environnement du site industriel de Lubrizol. L’important pour nous, puisque nous sommes interrogés sur les conséquences de cet évènement, c’est de connaître la part qui a été amenée par rapport à ce que l’incendie a pu provoquer. Et là, nous sommes face à une difficulté, parce que nous savons très bien que ces polluants sont présents de manière ubiquitaire dans l’environnement, en l’occurrence plutôt d’origine anthropique, mais nous avons d’autres éléments qui ont été également soulignés par l’INERIS comme des métaux qui sont également présents, mais d’origine naturelle. Nous parlions de seuils, nous n’avons pas d’information vraiment exhaustive sur ce que l’on peut retrouver de manière usuelle dans l’environnement rouennais ou sous le panache de l’incendie Lubrizol, pour pouvoir évaluer le niveau d’exposition auquel les populations étaient confrontées au moment de l’incendie ou quelques jours après.

Ce que l’INERIS et l’ANSES sont en train de mettre en place concernant les prélèvements environnementaux et alimentaires nous sert de critère pour évaluer l’imprégnation de l’environnement lié à cet incendie, au regard de seuils. C’est le travail d’interprétation des travaux de l’ANSES et de l’INERIS. On peut soit les retrouver de manière usuelle dans l’environnement, soit de manière réglementaire, puisqu’il existe également dans l’alimentation des seuils réglementaires pour certaines des molécules que nous évoquions.

Il faut comparer ce que l’on trouve sous le panache par rapport à ces seuils.

Très rapidement après l’incendie, l’INERIS a modélisé un panache que vous avez dû voir, qui est extrêmement important. Ils ont essayé de caler ce panache sur la base de quelques prélèvements, qui sont des prélèvements sur lingettes ou sur canisters qui ne sont pas représentatifs d’une exposition humaine, or c’est ce que nous cherchons. Ce plan d’investigation, assez exhaustif et unique, qui comporte, je crois, 200 prélèvements, va nous permettre de bien nous approprier la zone d’impact réel de l’incendie parce qu’il est probable que l’incendie a eu beaucoup plus d’impact dans un champ proche de l’usine Lubrizol que jusque dans les Ardennes ou jusqu’en Belgique. Pour nous, cela est particulièrement important parce qu’il nous faut préciser le contour du panache et les populations qui ont été exposées. Ensuite, dans ces populations, nous mettons en place un plan d’échantillonnage qui nous permettra d’être représentatifs de l’ensemble de la population, et il est peut-être là aussi difficile par rapport à de la pédagogie, de faire comprendre que nous ne prenons qu’un échantillon, mais qu’il représente en fait, grâce à des méthodes statistiques, toute la population. Notre souhait est vraiment de donner une information qui concerne l’ensemble de la population, à des fins de prévention des expositions des populations pour les protéger d’éventuels effets à long terme, en plus du système « SurSaUD » qui, lui, porte plutôt sur des effets court terme et du dispositif épidémiologique sur la santé perçue ou ce qui a été vécu en termes de syndromes post-traumatiques au lendemain de l’incendie.

Nous parlions des seuils. Vous avez évoqué le benzène et le toluène, c’est peut-être par rapport aux analyses de lait maternel et d’urine qui ont été réalisées. Effectivement, nous avons été interpellés sur ces questions, on nous a transmis ces résultats. Ce qui nous a surpris, c’est que les analyses ont porté sur des molécules dont l’INERIS disait qu’elles n’avaient pas été émises pendant l’incendie. Nous sommes donc très interrogatifs sur le choix de ces molécules, nous avons d’ailleurs posé des questions sur lesquelles on ne nous a pas répondu. Pourquoi les prescriptions médicales portaient-elles sur ces molécules ? L’INERIS a fait des analyses de BTEX (benzène toluène éthylbenzène xylènes) qui ont montré que le jour de l’incendie, ces molécules avaient été émises au droit du site, par contre, les mesures au-delà n’avaient pas montré la présence de ces molécules.

Nous sommes vraiment interrogatifs sur le fait que les mesures qui ont été rapportées sont plutôt des mesures représentatives de ce que nous appelons le « bruit de fond industriel », c’est ce que nous a dit le professeur Lamoureux, en charge de ces analyses au CHU de Rouen.

Ce n’était pas notre démarche puisque nous sommes vraiment dans une démarche d’identifier, en premier lieu, les molécules qui pourront être un traceur de l’évènement.

Martial Mettendorff l’a dit, mais je tiens à insister sur le fait qu’il existe très peu de seuils biologiques, sur la question des substances chimiques, en tout cas, des seuils qui aient une signification sanitaire, c’est-à-dire des seuils qui permettent de prédire l’apparition d’effets sanitaires à partir d’une concentration dans un fluide biologique ou dans une matrice biologique. Nous avons l’exemple bien connu du plomb. Nous savons qu’au-delà de 50 microgrammes/litre de plomb dans le sang, on développe une maladie qui s’appelle le saturnisme, notamment préoccupante chez les enfants. Par contre, sur des molécules de type BTEX, il n’existe pas du tout de seuils comparables.

Par le biais du Programme national de biosurveillance, avec l’enquête Esteban que Martial a évoquée, dans la population générale française, ce n’est donc plus une population locale, mais une population qui se veut représentative, nous faisons un échantillonnage et nous prenons une population représentative de la population française, adultes et enfants. En ce sens, nous sommes assez en avance en France sur ce type d’étude. Pour Esteban, nous avons échantillonné 2 000 adultes et 1 000 enfants à partir de six ans, chez lesquels nous avons mesuré une centaine de substances pour lesquelles, pour la première fois, nous allons avoir des informations sur l’imprégnation de la population générale à ces substances. Martial évoquait le bisphénol A, par exemple, qui est une molécule qui a fait l’actualité récente. L’an prochain, nous allons publier des résultats sur les pesticides, en particulier sur le glyphosate. Pour la première fois, nous allons avoir des données en population générale française sur l’imprégnation au glyphosate. De manière plus rapprochée dans le temps par rapport aux pesticides, nous allons publier des résultats sur les dioxines, furanes, polychlorobiphényles (PCB) qui sont des molécules potentiellement émises par l’incendie, comme l’INERIS l’a rappelé. Ce n’est pas la première mesure que nous faisons pour ces molécules, puisque nous avions eu il y a une dizaine d’années le Programme étude nationale nutrition santé (ENNS) qui était un peu une étude pilote de cette enquête Esteban. Nous disposons quand même de premières informations qui nous permettent d’avoir un niveau de comparaison pour pouvoir nous dire que cette population a effectivement été surexposée. Mais nous aurons des résultats Esteban très récents qui seront bien sûr meilleurs en termes de seuils de comparaison. À partir de ces valeurs, qui ne sont que des valeurs d’exposition par rapport aux difficultés que j’ai abordées pour avoir des valeurs qui permettent de prédire un risque sanitaire, nous sommes en capacité d’établir des références en matière d’exposition de la population générale.

Quand nous sommes confrontés à des situations locales, nous parlons de l’incendie de Lubrizol et Normandie logistique, mais nous intervenons aussi sur d’autres situations de sites pollués, par exemple des anciennes activités minières dans le sud de la France. Nous pouvons nous comparer, lorsque nous faisons des études de biosurveillance, à ces valeurs de référence d’exposition en population générale, qui sont quand même des référentiels très robustes.

Je vais dire deux mots sur les « effets cocktails ». C’est une question qui revient extrêmement souvent. J’ai quelques éléments à apporter en matière de retour d’expérience, d’information, etc. Je pense que c’est extrêmement important qu’on puisse effectivement discuter de cela. La question des « effets cocktail » est éminemment complexe, puisque caractériser l’effet d’une substance ou d’un mélange de substances relève de la toxicologie, ce ne sont donc pas les missions propres de Santé Publique France, ce sont plutôt les missions de l’ANSES.

Lorsque l’on s’intéresse à la toxicologie ou à la toxicité d’une substance, c’est déjà très compliqué. Des débats existent, par exemple, sur les effets non dose monotones du bisphénol A, c’est-à-dire que le bisphénol A est suspecté d’avoir des effets plus importants à de faibles doses qu’à des doses importantes est controversé dans la littérature. Sur ces « effets cocktail », par rapport au nombre de substances que l’on peut retrouver qui ont des effets potentiellement ni synergiques ou antagonistes, les instituts qui s’occupent de cela n’ont pas été en capacité de produire des données suffisamment robustes sur des modélisations, comme vous l’évoquiez, donc qui permettraient de prédire un « effet cocktail » à partir d’un nombre donné de substances.

Lorsque nous regardons les littératures, je ne suis pas spécialiste, mais nous voyons que, par rapport aux conditions de laboratoire, si l’on fait varier les concentrations, lorsque l’on a deux molécules, une molécule A et une molécule B, si la molécule A est plus concentrée que la molécule B, nous n’allons pas avoir le même effet que si la molécule B est plus concentrée que la molécule A. C’est extrêmement compliqué, mais la France est active. Je ne sais pas si vous avez interrogé l’ANSES, mais elle pourrait vous dire qu’elle est fortement impliquée dans des projets de recherche européens et internationaux sur ces questions éminemment complexes. Ces questions sont adressées à la communauté scientifique depuis quinze ou vingt années, au moins.

Mme Annie Vidal. Une demande de précision.

J’ai cru comprendre, monsieur Mettendorff, que vous manquiez d’informations relatives aux polluants pour pouvoir construire les hypothèses qui vous permettront de faire cette évaluation des risques. Je voulais vous demander ce que vous aviez entrepris comme démarche pour avoir plus d’informations sur ces polluants, si ma compréhension de vos propos est la bonne. Quand aurez-vous les réponses, puisque sans la connaissance parfaite des polluants, nous n’aurons pas de résultat consolidé de l’évaluation des risques ?

J’ai une autre demande de précision concernant la méthodologie pour définir la population qui devrait avoir besoin de mesures de prévention, puisque vous allez partir d’un échantillon représentatif de la population. C’est une méthode statistique rigoureuse qui a déjà fait ses preuves. Comment construisez-vous ensuite le panel de personnes qui, si cela s’avérait nécessaire, devrait bénéficier de mesures de précaution ou de prévention ?

Et en troisième point, j’ai compris qu’il s’agissait d’études de données générales de la population et qu’il s’agissait d’analyser les évolutions en population générale. Pour autant, nous sommes confrontés aujourd’hui à une inquiétude individuelle. Est-ce qu’à partir de tous ces travaux qui vont être faits et qui devraient apporter des réponses pour documenter l’évènement, vous pensez qu’il sera possible, à terme, de croiser des informations pour que, dans le cas où une personne développerait un cancer dans cinq, dix ou quinze ans, on puisse croiser des données et identifier que ce cancer ou cette pathologie est probablement la conséquence de cet incendie ?

M. le président, Christophe Bouillon. Je vais me permettre une autre question. Vous voudrez bien excuser mon côté béotien en la matière, mais j’aimerais comprendre. J’ai compris le calendrier, le fait que pour bâtir un protocole il faille aller jusqu’au mois de mars. Vous avez indiqué que rien n’empêche, depuis l’évènement, qu’un habitant qui relève un certain nombre de symptômes se fasse connaître soit auprès des services d’urgence soit auprès de son médecin traitant. Il s’agit de symptômes de type nausées, vomissements, irritations... Mais si l’inhalation de ce type de substance n’entraîne pas d’irritations, de nausées... comment la population peut-elle savoir ? Pour le dire autrement, si vous avez été soumis à ce nuage, que vous avez inhalé un certain nombre de substances avec un seuil, si j’ai bien compris, qui n’est pas complètement bien établi, mais que cela ne provoque aucun symptôme, comment vous pouvez le savoir ?

Toujours pour comprendre, est-ce qu’il faut attendre que se mette en place l’échantillonnage, que vous procédiez à un certain nombre d’analyses et de suivis au long cours pour déterminer qu’il y a eu une surexposition ?

Mais que se passe-t-il pour celui qui a vécu cette surexposition entre le moment de l’incendie et le celui du début du protocole et qui par ailleurs n’est pas dans l’échantillonnage ?

Je me permets de prolonger la question de notre rapporteur. Autant je comprends bien la remontée de données à travers le dispositif « SurSaUD » ou à travers le suivi et le système de données nationales, mais si je comprends bien, ce sont des symptômes qui vous amènent à aller voir votre médecin ou les urgences. Malgré tout, vous pouvez avoir des substances dans votre corps qui n’entraînent pas le fait de consulter. J’aimerais vraiment comprendre les choses, parce que ce sont des questions qui se posent.

Nous avons eu l’occasion avec un certain nombre de parlementaires ici, notamment ceux qui assistent au comité de transparence et de dialogue, de poser cette question de la tenue d’un registre. Nous avons envie de savoir comment nous pouvons dire aux habitants de façon sûre, parce que c’est la question qui compte : « Nayez crainte, si jamais vous aviez inhalé un niveau de substances qui peuvent devenir cancérigènes, nous avons la possibilité de tracer », pour reprendre l’expression que vous avez eue tout à l’heure. J’aimerais que vous nous expliquiez tout cela de façon bien précise.

M. Martial Mettendorff. Nous faisons trois types d’enquête parce que nous ne sommes pas du tout dans la même nature de problématique. Quand on déclenche les effets aigus, c’est un motif pour aller voir le médecin et là-dessus on se comprend assez vite. Nous savons de la littérature scientifique qu’il y a des effets qui ne sont justement pas adressés aux médecins, qui sont plutôt des effets de santé ressentie, d’anxiété, de troubles du sommeil. Cela a été observé dans tous les évènements de type traumatique, il faut donc mesurer cela, parce qu’effectivement il y a des dispositions à prendre en termes de mise en place de système de santé adapté à cela. Nous avons besoin de mesurer cela et c’est la première enquête que nous avons faite pour en mesurer l’ampleur. Pourquoi le faisons-nous de manière statistique ? Parce que c’est intéressant de le faire de manière à pouvoir identifier scientifiquement le poids de cela. Ça, c’est le deuxième compartiment.

Le troisième compartiment, Sébastien le détaillera, mais au fond, nous sommes exposés à un polluant qui a un temps de vie dans l’organisme. Ce dont nous sommes sûrs aujourd’hui, pour certains polluants, c’est la nécessité de ne pas faire perdurer l’exposition. C’est l’enjeu. Si les données que nous allons avoir sur le panache et la connaissance des prélèvements environnementaux mettent en évidence des substances en excès, il y aura nécessité de mesurer l’imprégnation qui ne dira rien des maladies des gens puisque nous sommes aujourd’hui assez peu armés scientifiquement, sauf pour quelques cas où nous savons relier un produit toxique à une maladie. Sébastien en a évoqué un, on pourrait en évoquer un ou deux de plus, mais nous en avons très peu.

Nous ne saurons jamais dire aux gens : « Vous avez été sous le panache, il y a eu ces produits-là et vous risquez cette maladie ». Nous pouvons juste dire : « Nous avons mesuré sous le panache, ces substances ; nous avons une population qui est imprégnée à ces substances ». Cela a du poids, parce que nous l’avons mesuré statistiquement, ce n’est pas que « déclaré », nous avons fait un travail. Le débat sur la façon de monter l’échantillon et un débat entre scientifiques qui n’est pas simple du tout et cela fait partie de la difficulté du protocole.

Mais nous aurons cette donnée et nous serons en capacité de prendre des mesures. Il faut évidemment dépolluer parce qu’il y en a dans l’environnement et parce que cela expose la population et après, le cas échéant, il faudra prendre des mesures de protection de la population pour la soustraire de l’exposition. Cela peut aussi amener à des suivis médicaux particuliers liés à ces substances. Nous le connaissons parfaitement pour le plomb où nous avons des suivis médicaux « protocolés ». Si nous découvrions des choses, il faudrait peut-être établir des protocoles adaptés à cela.

Mais aujourd’hui, nous ne savons pas faire le lien entre les substances et la déclaration de maladie. Nous avons très peu de situations pour lesquelles on sait le faire.

M. Sébastien Denys. Je me permets de faire un complément sur les substances.

J’ai oublié de dire que parmi toutes les substances qui sont supposées être liées à l’incendie, nous avons évoqué ces fameux BETEX, les dioxines furanes n’ont pas la même demi-vie ni dans l’environnement ni dans l’organisme. Par rapport à votre question sur une exposition à des substances sur des effets aigus, de type effectivement benzène toluène éthylbenzène xylène, ces substances sont très volatiles, elles vont très vite se disperser dans l’environnement et elles ont une demi-vie biologique très courte, de l’ordre de quelques heures. Sur ces substances, la vraie population dont il faut se préoccuper, c’est la population des primo intervenants, type pompiers, qui interviennent sur le site et qui sont en principe protégés par des équipements de protection individuelle. Pour ces populations-là, un suivi médical se met en place.

Martial l’a rappelé, la difficulté de compréhension tient aussi au fait que nous cherchons des éléments de population de manière à avoir une puissance statistique suffisante, mais qui n’apportent pas toutes les réponses en termes de suivi individuel des individus parce que nous sommes effectivement sur la recherche d’indicateurs statistiques valables pour la population, pour caractériser un impact. Nous caractérisons l’impact de l’incendie.

Je pense qu’il faut effectivement informer la population de manière la plus pédagogique qui soit. Peut-être que dans ces impacts-là, d’autres impacts ressentis ne seront pas captés par les travaux que nous menons, et je comprends que cela soit difficile à comprendre pour la population.

L’articulation entre ce que nous faisons et les conduites à tenir en termes de prise en charge médicale est un point clé, à mon avis, sur ce dossier-là. À partir d’études que nous menons en population et qui ont un sens populationnel parce que nous cherchons l’exhaustivité, la représentativité et la mesure de l’impact, si nous trouvons quelque chose, comment faisons-nous le lien avec de la prise en charge médicale ?

Très récemment, nous avons été saisis sur la vallée de l’Orbiel, pour ce qui concerne l’arsenic. On voit toute l’articulation entre des études en population et le fait que la haute autorité de santé par exemple ait dû produire une conduite à tenir vis-à-vis de la prise en charge du risque arsenic, pour les populations. C’est effectivement très difficile à comprendre pour les populations.

M. Hubert Wulfranc. Vous êtes un observatoire et vous avez devant vous un champ expérimental (je suis peut-être un peu cynique, mais c’est un peu ça), qui ne peut absolument pas donner de rassurance à court voire moyen terme, à la population, dans une traduction médicale de prise en charge.

Et cela me fait aller plus loin par rapport à la question que posait Mme Vidal. C’est vrai que là, vous l’avez dit, il y a une espèce d’aporie entre la voie que vous suivez et la voie que suit la population, dans une attente qui est tout autre. En termes de communication, cela risque de poser un vrai problème. Je vous donne mon sentiment, je ne sais pas si je me fais bien comprendre.

M. Damien Adam, rapporteur. Juste une petite précision. Vous évoquiez le fait que sur certains produits chimiques très volatils, les seuls publics sur lesquels cela pourrait avoir un impact étaient finalement celles et ceux qui ont été les plus proches du terrain : les sapeurs-pompiers, éventuellement quelques salariés et pourquoi pas aussi quelques riverains qui n’ont pas bougé de la zone.

Avez-vous prévu un suivi épidémiologique spécifique pour les sapeurs-pompiers ? Parce que c’est un public très particulier, plus à risque que la population générale.

M. Martial Mettendorff. C’est un élément qui est prévu. Je n’ai pas développé ce point-là, mais la population des travailleurs + pompiers + riverains correspond au premier cercle. Un dispositif un peu particulier en lien avec la santé au travail est en train de se mettre en place. Je ne vous cache pas que cela fait beaucoup de choses à faire au même moment pour Santé publique France, nous essayons d’organiser le travail. Cela fait partie du plan que nous avons proposé au ministère, d’avoir une couverture également spécifique de cette population, plutôt sous la forme de ce qu’on appelle une cohorte, c’est-à-dire que ce sont des gens que nous connaissons et que nous allons suivre. Il y a donc une modalité différente des études que j’ai présentées par ailleurs, qui sont prévues en population générale, sur les bases statistiques.

M. Sébastien Denys. Effectivement, nous allons essayer de nous intéresser aux pompiers et aux salariés de Lubrizol et Normandie Logistique, dans la mise en place de ce dispositif longitudinal. Il est important d’avoir à l’esprit que, pour ce faire, nous avons un dispositif spécifique régional, le Groupe d’alerte en santé travail (GAST), qui est déployé dès lors que nous avons une alerte en santé-travail. Il associe aussi d’autres acteurs, qu’il s’agisse de la direction régionale, des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) ou d’autres professionnels de santé locaux. Ces personnes ont d’ores et déjà été approchées pour contribuer à nos travaux sur ce sujet de la santé des travailleurs.

Peut-être une réaction à la question de monsieur. Il est vrai qu’en termes de communication, ce n’est pas évident de faire comprendre ces articulations et nous avons de vrais enjeux de pédagogie. Néanmoins, les études que nous menons en population permettent d’orienter l’action. Je vais prendre un exemple, le volet Esteban nous montre que les enfants sont plus exposés que les adultes à des composés chimiques. Dans nos préconisations, nous allons donc plutôt orienter des conduites à tenir sur des populations particulières et en l’occurrence sur des populations vulnérables, type enfants ou femmes enceintes, par exemple. Il y a effectivement une articulation à trouver, mais qui ne relève pas, pour nos missions, de la prise en charge individuelle.

M. Hubert Wulfranc. Vous nous indiquez que vous fournissez des préconisations. Est-ce que vous pouvez un peu expliciter la chaîne que suivent les préconisations en question ? Cela va vers qui, comment et pour quoi faire ? Excusez-moi de la simplicité de l’expression de ma question.

M. Martial Mettendorff. Oui, évidemment, il y a une chaîne que nous respectons tout le temps, qui est de produire de la donnée scientifique, c’est le métier de l’agence ; cette donnée a vocation à permettre l’action derrière. Nous avons une manière de présenter la donnée scientifique pour qu’elle puisse engager des actions derrière. De nombreux rapports de l’agence préconisent des mesures. Notre rapport est un rapport scientifique public, les mesures sont adressées aux pouvoirs publics, au ministère de la santé, aux ARS et, le cas échéant, à d’autres agences, dans une problématique de prise en charge des recommandations que nous pouvons faire. Parfois, nous ne sommes pas suivis parce que c’est discutable sur certains points ou la mise en œuvre pose des problèmes particuliers. En tout cas, à l’agence, la manière de produire la science l’est à des fins d’action.

Si nous prenons l’exemple de l’arsenic et du site de la vallée de l’Orbiel, nous avons fait une vingtaine de recommandations sur ce qu’il fallait faire dans ce mouvement d’études que nous avons pu faire. Après, cela dépasse le cadre de l’agence et parfois cela revient dans le cadre de l’agence. Nous avons évoqué Esteban et la population des enfants qui est plus imprégnée à des polluants du quotidien.

Nous avons, dans nos missions, la promotion et la prévention et nous avons ainsi mis en place un site qui s’appelle Agir pour bébé, pour les parents, à des fins de sobriété chimique et de comportement adapté, lors de l’évènement qui est l’arrivée d’un enfant afin d’adapter son environnement et de prendre des mesures dans son environnement, avec des recommandations, des manières de se comporter. Il y a un site accessible à la population qui permet de comprendre les expositions, les produits et qui leur permet un cheminement personnel dans ce cadre. Parfois, nous portons notre action sur la base des recommandations scientifiques que nous pouvons faire.

M. le président, Christophe Bouillon. Dernière question, monsieur le directeur général adjoint.

Aujourd’hui, si un habitant a fait procéder lui-même à une analyse, que peut-il en faire ? Peut-il vous l’apporter ? Doit-il aller voir son médecin traitant ? Doit-il aller consulter à l’hôpital ou aux urgences ? Est-ce que cela sera pris en compte d’une façon ou d’une autre ?

M. Martial Mettendorff. Sur le plan individuel, les gens peuvent faire des démarches. Nous avons vu que cela se produisait. Il faut pouvoir orienter ces démarches vers les médecins, ce sont eux qui sont les plus à même de traiter cela. Après, c’est extrêmement compliqué de traiter ces questions pour toutes les raisons que nous venons d’évoquer. Nous ne savons pas relier l’exposition chimique qu’on va trouver dans les cheveux, les urines ou le sang. Est-ce que ce sont des polluants qui ont existé dans le cadre de l’évènement ? Est-ce que cela engage la santé à long terme des gens ? Nous ne sommes pas documentés pour la plupart des substances. C’est un élément compliqué. Nous nous apercevons que ce n’est pas si simple de faire les dosages. Sébastien a évoqué le choix des dosages, pourquoi ceux-là et pas d’autres et la manière de le faire, parce qu’il y a la qualité des dosages, la comparabilité des dosages. Il y a presque une question éthique qui se pose. C’est-à-dire, doser dans les cheveux et dans le sang des substances pour lesquelles nous ne savons rien dire aux gens et leur dire que c’est un problème éthique à discuter, parce qu’au fond, à quoi cela sert de savoir cela, alors que nous ne savons absolument pas le relier à des questions de santé ?

M. le président, Christophe Bouillon. Si nous ne pouvons pas relier cela, pour reprendre ce que vous dites, comment peut-on dire à quelqu’un : « Il ny aura aucune conséquence sanitaire » ?

M. Martial Mettendorff. Nous ne dirons pas cela non plus. D’ailleurs, nous pensons qu’il y a des conséquences sanitaires. Nous faisons des hypothèses quant aux conséquences sanitaires sur le volet « anxiété », sur le volet « atteinte à la qualité de vie ». Nous disons que s’il y a des expositions qui persistent et qu’il y a des polluants avec des expositions qui persistent, il peut y avoir des évènements de santé. Ce sont sur ces hypothèses-là que nous travaillons, mais après, effectivement, au plan individuel, il y a des symptômes et il y a des questions qui peuvent être adressées aux médecins car liées à des symptômes. Mais si les symptômes ne se déclenchent pas, nous ne pouvons faire que des hypothèses au long cours.

M. Sébastien Denys. Juste pour confirmer que sur la biosurveillance, nous sommes vraiment sur une démarche de prévention des expositions. Nous nous intéressons à ces molécules parce qu’elles ont ainsi un effet toxique. Par contre, nous sommes dans l’incapacité de dire que tel individu est exposé à telle concentration de molécules et de dire que cet individu pourra développer un cancer dans quelques années.

Un point important, peut-être, parce que nous parlions un peu de retour d’expérience. Nous l’avons déjà dit, mais je pense qu’il faut vraiment insister sur la nécessité de faire converger l’ensemble des mesures qui sont faites face à la crise, dans une optique de santé publique.

Nous voyons le travail que Martial a évoqué avec l’INERIS et l’ANSES, que nous avons essayé de mettre en place pour capitaliser l’ensemble de l’information parce que chaque service produit de l’information par rapport à ces missions de surveillance. Toutes les mesures qui sont faites peuvent servir à mieux connaître l’imprégnation de l’environnement ou des denrées alimentaires et, derrière, évidemment, les populations qui ont été exposées. C’est un travail extrêmement important auquel nous nous sommes attelés, mais qui nécessite un vrai travail « de digestion » inter agences. C’est ce que nous faisons avec l’INERIS et l’ANSES. Il est pour moi nécessaire et il devrait certainement être mieux formalisé pour l’avenir.

M. le président, Christophe Bouillon. Je vous remercie de votre contribution à la mission d’information et pour la qualité de vos réponses.

 

L’audition s’achève à dix-sept heures trente.

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17.   Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe Castaner, ministre de l’intérieur

(Séance du jeudi 21 novembre 2019)

Laudition débute à huit heures trente.

M. le président Christophe Bouillon. Mes chers collègues, nous reprenons ce matin le cours des auditions conduites dans le cadre de la mission d’information sur l’incendie de Lubrizol à Rouen pour entendre M. Christophe Castaner, ministre de l’intérieur, que je remercie pour sa présence.

Plusieurs questions viennent tout naturellement à l’esprit, puisque le ministre de l’intérieur est à la fois le ministre des pompiers, le ministre des policiers … et aussi le ministre des préfets.

Je voudrais tout d’abord saluer, une fois de plus, le formidable courage, le professionnalisme et la bravoure des très nombreux sapeurs-pompiers qui sont intervenus sur place. Dotés de matériels conséquents, ils sont parvenus à maîtriser l’incendie. Vous vous êtes d’ailleurs, monsieur le ministre, rendu à Rouen très rapidement afin de constater par vous-même l’état des lieux.

Deux questions, l’une relative aux hommes eux-mêmes, l’autre au matériel. Tout d’abord, les pompiers qui sont intervenus sur le site ont subi un certain nombre d’examens de santé, et plusieurs informations concernant leurs résultats ont circulé.

Que pouvez-vous nous en dire au jour d’aujourd’hui ? Existe-t-il un lien de cause à effet entre la présence de ces soldats du feu sur le site et les résultats de ces analyses, qui ont parfois soulevé des inquiétudes chez un certain nombre d’entre eux ?

J’en viens au matériel : pour faire face à un incendie d’hydrocarbures, les émulseurs, dont les exploitants disposent, constituent un équipement essentiel. Les pompiers en sont-ils également dotés ? Pour faire face à un incendie de cette ampleur, pour reprendre l’expression du colonel Jean-Yves Lagalle, il a fallu faire intervenir des moyens qui dépassaient ceux du Service départemental d’incendie et de secours (SDIS) de la Seine-Maritime. En effet, plusieurs autres départements ont été sollicités.

La Seine-Maritime est un département à très forte empreinte industrielle qui compte de nombreux sites classés en « Seveso ». Il n’est bien sûr pas le seul dans ce cas : je pense au « Couloir de la chimie » ou à d’autres régions que des membres de la mission représentent. Ces départements disposent-ils de moyens à la hauteur de leur spécificité industrielle, autrement dit de moyens plus importants que d’autres ?

Vous êtes également, comme je l’ai indiqué, le ministre des policiers. Eux-mêmes sont évidemment intervenus sur le site, notamment pour définir le périmètre de sécurité et le faire respecter.

Des questions, là aussi, se posent sur les hommes, sur la sécurité ainsi que sur la sûreté sur ces sites. Le plan particulier d’intervention (PPI) a été déclenché à cinq heures du matin, en raison notamment du risque induit par la nature des produits en combustion. Des mesures particulières ont-elles été prises pour les policiers présents sur place ? On a parlé de masques, de tenues et de protections spécifiques. Qu’en a-t-il été exactement ?

Plus largement, même si nous savons que l’enquête suit son cours et que personne ne connaît encore ni les causes ni la nature exacte de l’incendie, les sites dits « Seveso » font-ils l’objet des mesures particulières de surveillance, comme c’est le cas pour les installations nucléaires de base ? Dans le cas présent, l’usine Lubrizol est située en zone « police ». Des rondes sont-elles organisées autour de ces sites ? Font-ils l’objet d’une surveillance accrue en considérant la nature de leurs activités et du danger qu’elles peuvent représenter ?

Vous êtes également le ministre des préfets. Quelles instructions leur avez-vous donné lorsque vous avez très tôt été informé de cet incendie d’une ampleur inhabituelle, puis lors de votre visite sur place ?

Que pensez-vous par ailleurs des dispositifs d’alerte qui relèvent de la Sécurité civile ? Les jugez-vous adaptés aujourd’hui à la nature des événements ? La célérité de la circulation de l’information oblige à répondre quasiment en temps réels à des demandes légitimes des citoyens. L’approche des préfectures dans ce domaine doit-elle être améliorée afin de leur permettre de mieux comprendre ces événements ? Le fameux document d’information communal sur les risques majeurs (DICRIM), qui répertorie la nature des risques naturels et technologiques à l’échelle des communes, vous paraît-il aujourd’hui adapté et suffisant ? Ne pourrait-on pas l’améliorer ? Doit-on se contenter de le distribuer une fois, sachant que la situation spécifique de certaines communes rend nécessaire le renouvellement de l’information ou de la connaissance de ce document ?

Au niveau européen enfin, une directive en particulier pourrait améliorer les dispositifs d’alerte. Votre ministère a-t-il déjà entamé sa transposition ? À quel moment pourrons-nous disposer en France du meilleur dispositif d’alerte possible ? On sait que les technologies dites de diffusion cellulaire (Cell broadcast) pourraient être utilisées dans de telles circonstances. Notre rapporteur Damien Adam en avait fait état et cela a été confirmé par le préfet que nous avons auditionné. Où en est votre réflexion sur ces nouveaux outils ?

M. Damien Adam, rapporteur. Je vous remercie pour votre présence, monsieur le ministre, car votre audition est évidemment très attendue. Comme vous le savez, la mission d’information n’a pas l’intention de mettre en cause l’efficacité et la réactivité des secours face à cet incendie d’une exceptionnelle intensité, à commencer par l’action des pompiers et des policiers à propos de laquelle de nombreuses personnes que nous avons auditionnées n’ont pas tari d’éloges. En revanche, le temps d’une réflexion plus générale sur la gestion des accidents industriels est venu : c’est tout l’objet de cette mission ainsi que du rapport que j’aurai à rédiger à l’issue de ses travaux.

L’alerte et l’information de la population sont essentielles. On a beaucoup parlé des sirènes, qui ont fait débat tant au niveau local que national : on peut estimer qu’aujourd’hui ce système est à tout le moins obsolète, ou en tout cas insuffisant pour informer convenablement la population en cas de risque majeur. Selon vous, que convient-il de faire sur ce sujet ? Je sais par ailleurs que l’État met en œuvre un plan assez conséquent de renouvellement et de rénovation de ces sirènes : un tel investissement est-il le plus judicieux ? Ne vaudrait-il pas mieux s’orienter vers d’autres systèmes, comme le Cell broadcast que le président a évoqué, et qui permet d’envoyer un SMS à toute personne équipée d’un téléphone mobile dans une zone géographique donnée ? Rien n’empêche de coupler cette technologie avec les sirènes en vue d’informer la population, et elle fonctionne en toutes circonstances et en tous lieux. Et contrairement aux sirènes, elle peut être également déclenchée en pleine nuit sans réveiller des personnes qui n’ont pas forcément besoin de l’être. Ce système doit-il selon vous être déployé en France ? Dans l’affirmative, peut-on imaginer un délai de déploiement ?

Je suis par ailleurs aujourd’hui tout à fait convaincu que nous devons travailler sur la culture du risque au sein de la population, particulièrement celle qui est exposée aux risques industriels. Si les choses sont plutôt bien organisées dans notre pays pour ce qui est du risque nucléaire – la population vivant à proximité des centrales est relativement bien informée –, c’est un peu moins le cas pour les sites industriels « Seveso », qu’ils soient classés en « seuil bas » ou « seuil haut ». Nous l’avons vu lors de l’incendie : les populations se sont parfois trouvées démunies face aux événements. Votre ministère a-t-il à ce stade entamé une réflexion à ce sujet ? Avez-vous des propositions dans vos cartons ?

J’en viens à la réglementation applicable aux sites « Seveso » : ne conviendrait-il pas d’accélérer la réflexion sur les établissements industriels classés dans cette catégorie, et plus particulièrement sur ceux qui produisent et stockent des produits dangereux en zone urbanisée ?

Ne pourrait-on pas également imaginer que les sites « non Seveso », mais néanmoins à risque, soient régulièrement inspectés par les services de l’État, et notamment par les directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) ? Pour l’heure, ces inspections ne sont pas systématiques.

Par ailleurs, un travail d’actualisation des procédures dans un cadre interministériel est-il en cours notamment avec la direction générale de la santé (DGS) ou avec la Direction générale de la prévention des risques (DGPR) du ministère de la Transition écologique et solidaire ?

Autre point important : le document d’information communal sur les risques majeurs, que notre président a évoqué. Ne conviendrait-il pas tout d’abord que le ministère rappelle aux collectivités locales, y compris les grandes villes et les agglomérations, leur obligation d’actualiser et de réactiver ces documents ? Leur création remonte en effet aux années quatre-vingt-dix, leur objet étant de recenser les risques naturels et technologiques d’un territoire et d’exposer les principaux moyens d’alerte et de sauvegarde des personnes et des biens.

Si les DICRIM sont obligatoires, tout comme leur communication à la population, les voies par lesquelles les collectivités locales doivent les communiquer ne sont pas précisées. Il me semble important d’agir sur ce point afin d’être certain qu’un minimum d’informations est garanti sur l’ensemble du territoire.

Ne conviendrait-il pas non plus de tirer un bilan des commissions de suivi de sites (CSS), qui se sont substituées aux comités locaux d’information et de concertation (CLIC) ? Si elles sont réglementairement tenues de se réunir au moins une fois par an, elles ne fonctionnent cependant pas partout correctement pour informer les populations sur les mesures de maîtrise du risque industriel et des nuisances. Comment s’assurer d’ailleurs d’une meilleure participation des habitants – au-delà des associations qui peuvent les représenter – vivant à proximité de sites industriels potentiellement dangereux ?

Enfin, les maires doivent-ils être, selon vous, davantage associés à l’élaboration des PPI, comme certains le réclament, dans le but de planifier des réponses supposées adaptées aux risques particuliers à chacun des sites industriels concernés ?

Mme Annie Vidal, vice-présidente. Je vous remercie, monsieur le ministre, d’être avec nous ce matin. Dans la nuit du 25 au 26 septembre, les services de secours et les forces de l’ordre ont été mobilisés par l’incendie de l’usine Lubrizol. Une centaine d’agents de police ont sécurisé un périmètre de 500 mètres autour de l’usine.

Le plan particulier d’intervention a été déclenché par la préfecture à cinq heures du matin en raison d’un risque chimique. Il semble cependant que certains équipements de protection individuels, comme les masques filtrants de type FFP1 ou FFP2, n’étaient pas disponibles en nombre suffisant. Certains policiers ont manifesté les symptômes classiques que nous avons déjà observés : maux de tête, maux de gorge, étourdissements, nausées. Pouvez-vous nous indiquer si la mise à disposition d’équipements adaptés aux forces de l’ordre au cours de leurs interventions autour de l’usine Lubrizol a été suffisante ? De quelles données disposez-vous à cet égard ?

Les équipes mobilisées n’étaient par ailleurs pas équipées de masques : ne devrions-nous pas rendre systématiques de tels équipements dans les véhicules qui patrouillent régulièrement à proximité des sites industriels ?

On a également entendu que seulement trente combinaisons de protection NRBC (nucléaire, radiologique, biologique et chimique) étaient disponibles à Rouen : pouvez-vous nous confirmer ce chiffre ? S’il est juste, comment peut-on expliquer un si faible nombre dans un territoire caractérisé par un tissu industriel très dense ?

Je me fais à présent, monsieur le ministre, la porte-parole de ma collègue Stéphanie Kerbarh, qui souhaitait vous interroger sur la culture de la sécurité et la culture du risque. Le Comité pour le dialogue et la transparence a été installé en vue de répondre aux exigences d’une transparence totale telle que voulue par le Premier ministre. Mais pour que cette culture du risque puisse se développer en France, encore faut-il que l’information soit diffusée. Dans cette optique, quelles ont été les effets de l’instruction du Gouvernement en date du 6 novembre 2017 relative à la mise à disposition et aux conditions d’accès des informations potentiellement sensibles pouvant faciliter la commission d’actes de malveillance dans les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) ? Cette instruction s’applique aux établissements « Seveso » comme aux autres ICPE soumises à simple autorisation.

Pouvez-vous nous indiquer si, dans le cas de Lubrizol, cette instruction a eu pour effet de priver les acteurs institutionnels, les élus locaux et les citoyens des données relatives à la quantité de matière stockée ainsi qu’aux dispositifs de surveillance du site avant l’incendie ?

Plus largement, pouvons-nous aujourd’hui considérer que la culture sécuritaire qui impose une confidentialité ou une restriction dans la transmission de l’information va à l’encontre de la culture du risque qui nécessite que l’information soit portée à la connaissance de l’ensemble des acteurs publics et des citoyens ?

M. Hubert Wulfranc. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour votre présence. Au vu des premières conclusions que l’on peut tirer de cet événement et des témoignages que nous avons recueillis, notamment dans le périmètre habité de la ville du Petit-Quevilly, ne pensez-vous pas qu’il y aurait eu matière à déployer dans le périmètre rapproché un dispositif permettant d’informer les populations, voire de les évacuer ?

Auriez-vous des éléments à nous communiquer quant aux mesures de sécurité civile prises face à un possible effet domino par les entreprises voisines dans le périmètre, dont certaines relèvent de la nomenclature ICPE et des sites « Seveso » ?

N’y aurait-il selon vous pas matière à revisiter le régime des ICPE en rendant systématique le régime d’autorisation accompagné de contrôles périodiques réglementaires, compte tenu de ce que nous avons appris au sujet de l’entreprise Normandie Logistique ?

N’y a-t-il pas lieu également de réformer le régime de l’antériorité, dans la mesure où il s’appliquait à Normandie Logistique et où nous avons pu en constater les conséquences ?

Ne pensez-vous pas qu’il faudrait également réfléchir à la formation d’unités de défense contre l’incendie permanentes dans les usines « Seveso » ? L’idée d’arrêts techniques visant à conduire des contrôles obligatoires au sein des unités « Seveso », qu’elles soient classées en « seuil bas » ou « seuil haut », ne devrait-elle pas être étudiée, comme cela se pratique dans les centrales nucléaires ? De telles procédures pourraient accélérer la mise à jour des dispositifs de sécurité internes aux entreprises, et aider les intéressés à se les approprier.

La périodicité de la réévaluation des risques présentés par les entreprises Seveso, actuellement de cinq ans, me semble-t-il, ne pourrait-elle être écourtée ?

Enfin, ne pensez-vous pas qu’il y aurait lieu de réglementer l’information et la production des comptes rendus des réunions des comités de suivi, qui retracent la gestion courante de ces sites, afin qu’ils soient portés à la connaissance des populations concernées ?

M. Pierre Cabaré. Nous avons tous, bien entendu, souligné le dévouement des policiers comme des pompiers qui sont arrivés et restés sur place, sans se poser de questions, au péril de leur vie.

Comme tous les Toulousains, j’ai une certaine connaissance des sites « Seveso », pour en avoir vécu une dramatique expérience. Je me suis moi-même rendu sur un site d’Esso qui se trouve au nord de ma circonscription de Haute-Garonne, ce qui m’a permis de dresser plusieurs constats.

Comment peut-on, à chaque incident, améliorer l’information des pompiers et des policiers concernant des méthodes d’action qui se renouvellent sans cesse et qui font appel à des moyens techniques de plus en plus sophistiqués ? Comment les informer des bonnes pratiques en cas d’incendie ?

J’ai par ailleurs été très étonné que l’entreprise Normandie Logistique ne soit pas informée de la dangerosité des produits qu’elle stockait dans son entrepôt. Les pompiers ou la police sont-ils informés des produits stockés dans ces lieux ou à leurs abords ?

J’ai arpenté ceux du site d’Esso que je viens d’évoquer : or j’ai constaté qu’il s’agissait d’une friche, avec des locaux désaffectés. Si l’entreprise est bien protégée par un grillage de 2,50 mètres de hauteur environ, à peu près en bon état, j’ai été stupéfait de voir que ses abords immédiats étaient en fait des lieux de squats présentant un réel danger pour les populations avoisinantes. Comment faire ? Ne pourrait-on recourir à la vidéoprotection ? J’ai été surpris que l’entreprise Normandie Logistique n’ait ni dispositif de vidéosurveillance ni personnel de garde de nuit. Ne peut-on pas améliorer tout cela en fonction de ce que les Rouennais et nous-même avons vécu ? Chaque incident de ce genre est l’occasion d’en tirer des leçons. La première d’entre elle, s’agissant de Lubrizol, est que le risque zéro n’existant pas, il faut informer les populations.

M. le président Christophe Bouillon. Je n’ignore pas, monsieur le ministre, que certaines des questions qui vous ont été posées dépassent largement le périmètre de votre département ministériel.

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Je vais tenter de répondre d’abord de façon globale, puis par un propos plus affiné, à l’ensemble de vos questions, tout en veillant à ne pas sortir du champ de compétence de mon ministère. Bon nombre de vos questions relèvent effectivement d’autres ministères, et notamment de celui qui chapeaute les DREAL, pour lesquelles je suis donc formellement incompétent. Et mon opinion personnelle n’a que peu d’intérêt au regard de l’enjeu que représente la gestion de ce dossier et des conclusions que vous souhaiterez en tirer.

Il est en effet essentiel – c’est aussi important que ce qui s’est passé à Rouen dans la nuit du 25 au 26 septembre – de tirer des enseignements et de profiter de ce retour d’expérience pour formuler des propositions : c’est ce que nous faisons, de façon systématique et en lien avec le ministère de la transition écologique et solidaire, afin d’avancer sur ces sujets.

Cet incendie spectaculaire a notamment dégagé un très épais panache de fumée noire et provoqué des inquiétudes légitimes parmi la population. Il faut distinguer le temps de l’intervention, sur lequel vous êtes revenus, et celui de la gestion, et notamment de son volet communication.

Mon propos liminaire vise à vous donner un compte rendu précis et rigoureux des événements et sur la manière dont la crise a été gérée tant par les sapeurs-pompiers – je commencerai par eux – que par les services de l’État.

Trois cents sapeurs-pompiers se sont mobilisés pendant douze heures dans des conditions difficiles. Ils ont réussi à maîtriser les flammes et à empêcher qu’un suraccident ne se produise. Grâce un travail sans relâche de leur part, des faits beaucoup plus graves ont été évités : cela fournit d’ores et déjà une partie de la réponse, car c’est en raison de leur bonne connaissance du site, appuyée sur les dispositifs de sécurité, sur les pompiers privés de la société Lubrizol ainsi que sur ses salariés qui ont collaboré avec eux et effectué eux aussi un travail remarquable au cours de cette nuit afin de préserver l’essentiel, qu’ils ont pu définir un plan d’attaque de l’incendie et de gestion de la crise.

Ils ont ainsi, mais j’y reviendrai, pu préserver l’essentiel. Leur mobilisation exemplaire, que je tiens, après vous, à souligner de nouveau, a permis d’éviter un événement de bien plus grande ampleur.

Il est également important d’insister sur l’engagement des salariés de l’usine Lubrizol qui eux aussi ont eu un comportement héroïque pendant la nuit de l’incendie.

Rappelons, même si chacun l’a bien en tête, qu’il n’y a eu ni mort, ni blessé, ce dont nous ne pouvons, monsieur le député Pierre Cabaré, que nous féliciter. Vous avez évoqué des faits survenus à Toulouse et qui ont marqué notre mémoire ; de nombreux incidents de ce type se sont produits, qui auraient pu entraîner des dommages autrement plus importants si des évolutions législatives n’avaient été apportées au fil des ans,

 Il arrive que l’on se livre à des comparaisons hasardeuses : or il me paraît primordial de tirer tous les enseignements de ce qui s’est passé à Rouen cette nuit et ce jour-là et d’avoir en tête que l’essentiel a été préservé. Nous avons eu affaire à un incendie de très grande ampleur et non à une catastrophe ayant provoqué des morts, comme cela fut le cas à Toulouse. Ce sinistre pose naturellement des questions : vous en avez posé certaines, et les habitants de Rouen et de ses environs, mais également de plus loin, jusque dans les Hauts-de-France, en ont posé d’autres, auxquelles il faut évidemment répondre.

Étant donné la nature de la crise, je souhaite vous rappeler comment les services et nous-mêmes intervenons habituellement dans ce type de circonstances.

À deux heures quarante-deux du matin, un incendie s’est déclaré dans l’usine Lubrizol. À trois heures quarante-cinq, un centre opérationnel départemental (COD) a été ouvert : il s’agit, comme vous le savez, d’un outil de gestion de crise à la disposition du préfet en cas d’événement majeur. Et le préfet a évidemment considéré que nous nous trouvions face à un événement majeur.

À cinq heures vingt-cinq, le préfet a décidé – j’y reviendrai – d’activer le plan particulier d’intervention (PPI). Ce dispositif est adapté et permet de définir l’organisation des secours face à un incident sur un site présentant une dangerosité particulière pour l’environnement et les populations, ce qui était précisément le cas.

Ce PPI présente pour le préfet l’intérêt de connaître les risques ainsi que la nature des produits susceptibles d’être présents sur le site : il s’agit d’informations précieuses et indispensables pour organiser l’intervention.

Je reviens en quelques mots sur celle des sapeurs-pompiers, qui s’est déroulée sans discontinuer pendant douze heures. À dix heures cinquante-cinq, le feu était circonscrit ; à treize heures, le feu était maîtrisé ; à quinze heures, il était éteint.

Par ailleurs, au-delà du SDIS de la zone, la réaction de l’ensemble du ministère a été immédiate, sous la responsabilité du directeur général de la Sécurité civile et de la Gestion des crises : le Centre opérationnel de gestion et d’information des crises (COGIC) a coordonné l’envoi de renforts nationaux, notamment deux hélicoptères de la Sécurité civile et les moyens en émulseurs de cinq départements voisins.

Un certain nombre d’informations ont circulé, concernant notamment des ruptures d’eau dont auraient été victimes les sapeurs-pompiers pendant leur intervention. Une rupture a effectivement eu lieu chez l’exploitant ; une enquête administrative est en cours pour en comprendre les raisons. Cependant, grâce au pompage de l’eau de la Seine, aucune rupture n’a été à déplorer dans le traitement de l’incendie. Il est important de le préciser car il a beaucoup été dit et écrit à ce sujet – mais pas dans le cadre des travaux de votre commission ou de celle du Sénat.

J’ajoute qu’il n’y a jamais eu aucun manque de solutions moussantes. En outre, des barrages flottants installés dans le cadre du plan POLMAR ont permis, dès la fin de matinée, d’empêcher une pollution de la Seine – ils ne l’étaient pas au moment où nous sommes arrivés sur place et nous avons expressément demandé qu’il soit remédié à cette situation dans les meilleurs délais, ce qui a été fait.

Au total, 11 000 mètres carrés du site ont été détruits sur un total de 140 000. Les bâtiments administratifs et les outils de production ont été préservés, ce qui mérite d’être salué compte tenu de la gravité du sinistre. La mobilisation des femmes et des hommes a été remarquable. Surtout, un suraccident par l’effet domino lié à la présence d’autres sites industriels à proximité, comme l’a indiqué M. Wulfranc, a été évité. Là encore, je précise que sous l’autorité du directeur des opérations des sapeurs-pompiers, tout a été organisé pour prendre ce risque en compte et éviter tout « effet domino ».

Tout au long de l’incendie, un épais nuage de fumée noire s’est formé et propagé. Il nous est apparu immédiatement que nous devions connaître la nature des particules qu’il contenait et leur éventuelle dangerosité pour les populations. Un réseau de mesures a donc été immédiatement mis en place par les sapeurs-pompiers sur vingt-six points, dans l’axe de propagation du panache de fumée.

Dès quatre heures deux du matin, le SDIS a indiqué qu’il était nécessaire de veiller au confinement des personnes fragiles et notamment de fermer certains établissements scolaires. Leurs directeurs ont donc été contactés.

Un des premiers enseignements que nous devons tirer est la nécessité d’une définition précise et de l’utilisation du bon mot : un confinement n’est pas une mise à l’abri. Des mots différents ont été utilisés, qui n’ont pas forcément le même sens. Peut-être en tirerez-vous certaines préconisations. Le vocabulaire est en effet essentiel dans la mesure où, au-delà même de l’information, il doit déterminer des comportements.

À cinq heures cinquante-cinq du matin, il a été décidé d’envoyer un laboratoire mobile de la Sécurité civile, basé à Nogent-le-Rotrou. Ensuite, preuve de l’engagement et de la mobilisation complète du ministère, un autre appareil du Laboratoire central de la Préfecture de police a été envoyé sur place. Ces laboratoires mobiles ont procédé à l’analyse des prélèvements réalisés par les sapeurs-pompiers pendant les opérations, et ce jusqu’au vendredi.

Leurs résultats ont mis en évidence la présence dans les fumées d’hydrocarbures aromatiques polycycliques, de composés organiques volatils et soufrés. Les concentrations de ces composés, présents généralement dans les émissions de gaz d’échappement automobiles, ne dépassaient pas les seuils d’un pic de pollution urbain.

Notre vigilance s’est maintenue et le préfet a pu compter sur le soutien permanent de tout le ministère. Le COGIC en particulier a renforcé son organisation dans la nuit.

Compte tenu de la localisation du site et du panache de fumée, les zones de défense et de sécurité nord et ouest ont également été sollicitées afin d’évaluer les impacts possibles de l’incendie sur leurs territoires respectifs dans le souci commun de protection des populations. Enfin, le COGIC a permis d’assurer la bonne circulation de l’information sur le plan interministériel.

Je tiens également à signaler que les sapeurs-pompiers disposaient de moyens de protection adaptés lors de leur intervention et qu’ils bénéficient aujourd’hui encore d’un suivi sanitaire très rigoureux ; j’y reviendrai à la fin de mon intervention. Tel est également le cas des fonctionnaires de police qui sont intervenus dans un rayon de 500 mètres autour du sinistre.

J’en viens maintenant à la question de l’information des habitants et des élus.

Le code de la sécurité intérieure (CSI) n’impose pas de média précis pour la diffusion des informations, ce qui est une bonne chose. Vous aurez certainement l’occasion d’y réfléchir, mais il me semble qu’écrire depuis Paris, depuis l’Assemblée nationale et le Sénat, ce que le préfet doit faire en termes de communication est toujours une gageure, et donc un risque ! Il est nécessaire de laisser à son appréciation, tout en l’accompagnant, le bon médium à utiliser. Le préfet a choisi une information par la radio dès cinq heures quarante-cinq du matin et a décidé de ne pas actionner immédiatement les trente et une sirènes rouennaises.

Cette décision a pu susciter un débat, mais elle se fonde sur un diagnostic pragmatique de la situation. Pendant les heures qui ont suivi le début de l’incendie, il importait que les populations restent confinées au maximum. Étant donné l’heure nocturne, le plus simple était de les maintenir chez elles plutôt que de risquer de créer des mouvements de panique dans toute la ville. Cela répond à l’une de vos questions, monsieur le député Wulfranc : une évacuation n’était pas nécessaire pour protéger les populations directement concernées ; pire, elle aurait pu créer un mouvement de panique qui aurait nui à l’intervention de nos sapeurs-pompiers.

L’appréciation du préfet, sur la base des informations dont il dispose, n’en demeure pas moins toujours délicate : faire un « RETEX » (retour dexpérience) est toujours confortable, mais gérer la situation en temps réel ne l’est pas. Les faits ont montré qu’il a pris la bonne décision. Quoi qu’il en soit, la question de l’information, de la communication et des meilleurs moyens à utiliser doit être posée et je ne doute pas que nous y reviendrons. En l’occurrence, le préfet a fait le bon choix. C’est donc un peu plus tard, un peu avant huit heures, que les deux sirènes les plus proches du site ont été actionnées, afin de mettre en garde les populations voisines et de confirmer les messages radio transmis précédemment.

S’agissant des élus, les maires des douze communes concernées par le panache de fumée de vingt-deux kilomètres – non ceux de l’ensemble du département - ont été prévenus dès trois heures trente du matin. Ce signalement a été fait directement par téléphone aux communes à proximité immédiate, puis à celles de la cuvette rouennaise en fonction de l’orientation du vent – nord-est à ce moment-là.

Un peu plus tard, à quatorze heures vingt-deux, Météo France n’étant pas en mesure d’assurer avec certitude la trajectoire du panache de fumée, le préfet a choisi de prévenir la totalité des maires du département par une seconde alerte, plus large, à travers le dispositif d’envoi de messages GALA, mais peut-être un peu tard, ce qui explique une partie des questionnements légitimes des élus.

En outre, dès la première journée, le préfet a réalisé cinq conférences de presse, assurant ainsi une information complète et continue des populations.

De mon côté, je me suis rendu sur place, entre onze heures quinze et quatorze heures trente. J’ai pu assurer les forces de la Sécurité civile mobilisées et les populations de notre soutien. J’ai fait part des premiers résultats d’analyses dont nous disposions – la première fois vers huit heures, puis en fin de matinée – et ils étaient rassurants. Il importait de communiquer sur ce point afin de ne pas accroître l’inquiétude et que la panique ne gagne pas en laissant croire que l’on taisait un certain nombre de risques.

Je souhaite également souligner combien cet événement a montré l’importance prise par les rumeurs et les fausses informations qui se répandent sur les réseaux sociaux. Une partie conséquente des informations relayées sur cet événement était erronée, voire, inventée et propice à effrayer les populations. Je pense, par exemple, à cette vidéo montrant de l’eau noire sort d’un robinet, qui a été visionnée plus d’un 1,5 million de fois : elle n’avait en réalité aucun lien avec l’événement. Je pense également à cette rumeur selon laquelle le préfet avait mis son fils à l’abri au Havre, alors qu’il n’a pas d’enfant… Ce qui n’a pas empêchée la rumeur de continuer à circuler, laissant entendre que nous avions bien quelque chose à cacher !

Tout cela est extrêmement instructif sur la manière dont nous allons devoir gérer à l’avenir la communication de crise. Et objectivement, cela complique l’exercice. Quand la parole publique d’un préfet, d’une autorité médicale ou autre, est systématiquement mise en cause et qu’elle n’a pas plus de poids que celle du réseau social dans lequel nous baignons - vous savez que les algorithmes vous amènent à n’avoir qu’une seule vision, liée à vos pratiques –, on comprend à quel point il devient difficile de gérer ce genre de situation. Nous devons en tirer des enseignements.

Deux choses expliquent que les dégâts aient été limités et qu’il n’y ait pas eu de victimes.

D’abord, le fait que nous ayons réagi et adapté nos méthodes en fonction des enseignements du passé. Les crises de Sandoz à Bâle en 1987, de Rhône-Poulenc-Roussillon en 1985, de Protex en 1986 et, bien entendu, d’AZF en 2001, ont eu des conséquences majeures, mais nous ont permis d’apprendre et de nous améliorer. C’est sans doute cette capacité à tirer des enseignements du passé qui nous a permis d’éviter le pire. Nous devrons à nouveau procéder ainsi après Lubrizol ; c’est d’ailleurs ce que nous faisons systématiquement en organisant une mission d’analyse avec l’Inspection générale de l’administration du ministère de l’intérieur et le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), mais en procédant la plupart du temps à froid, pas tout de suite. Vos travaux nous y aideront.

Ensuite, c’est parce que nous avons agi vite, dans les règles et collectivement, que la situation a pu être maîtrisée. Mais cela ne saurait nous exonérer, comme à chaque fois, comme pour chaque crise, d’un retour d’expérience rigoureux. J’attends de vos travaux et des conclusions de la mission d’inter-inspection un certain nombre d’orientations. En l’état, j’en vois d’ores et déjà deux.

L’usage de GALA, qui permet d’informer les maires, doit être plus encadré, plus systématisé, amélioré. Nous devons également chercher des solutions d’alerte plus efficaces et plus adaptées à la société et aux usages actuels ainsi que des alternatives aux sirènes – c’était votre question, monsieur le président. Celles-ci sont nécessaires en raison de leur impact sur notre conscience collective, mais elles ne suffisent pas. Notre réflexion sur le Cell broadcast s’inscrit dans ce sens.

Voilà en quelques mots, la description de la situation. Je vais maintenant tenter de répondre précisément aux questions que vous m’avez posées.

L’ensemble des sapeurs-pompiers ayant participé aux opérations était pourvu dès le début de l’incendie des équipements réglementaires de protection. Il ne m’a pas été fait cas de quelque carence que ce soit due au nombre d’équipements disponibles : tous étaient donc protégés. L’ensemble des personnels qui se sont relayés sur le site depuis le jeudi 26 avril, des premières interventions à l’heure actuelle, fait l’objet d’un suivi médical individualisé. Un protocole spécifique a été établi par le service de santé du Service départemental d’incendie et de secours. Ce sont ainsi 800 ordonnances de soin qui ont été délivrées.

Un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) s’est tenu en session extraordinaire le 1er octobre et trois réunions avec les sapeurs-pompiers ont été organisées dans le cadre d’un comité consultatif. Les analyses, évidemment, se poursuivent : 357 comptes rendus d’examen interprétés et retournés aux agents montrent qu’il n’y a aucun problème pour 245 d’entre eux, pour 106, des variations minimes à modérées par rapport aux valeurs de référence définies par les laboratoires, ces variations pouvant être d’ailleurs liées à l’état de santé préexistant, même si on ne peut l’établir ; il faudra surveiller les évolutions, d’où les contrôles à un mois et d’autres par la suite. Pour six agents enfin, des variations importantes par rapport à la normale ont été constatées, lesquelles, là encore, peuvent être liées à l’état de santé préexistant. Quoi qu’il en soit, un suivi s’impose.

Les premiers fonctionnaires de la police nationale qui sont intervenus sur site dès deux heures quarante-trois ne portaient pas de masque ; ils ont assuré la sécurité d’un périmètre de 300 mètres élargi ensuite à 500 mètres. Je précise qu’ils n’étaient pas sous le vent ni exposés directement aux fumées, contrairement aux sapeurs-pompiers.

Progressivement, nous avons défini dix-sept points de barrage, dont trois sur la rive droite. Compte tenu des odeurs d’hydrocarbure, les policiers présents ont été équipés dès huit heures trente de masques papier de type FFP2. Ils n’en étaient pas équipés préalablement et – c’est le sens de votre question, madame la députée Vidal – nous devons en tirer les enseignements afin qu’ils le soient désormais plus rapidement. Même s’ils n’ont pas été exposés au risque « fumée », la forte odeur persistante aurait justifié un équipement plus précoce. Cette mesure de prévention aurait été bien venue et nous en tirerons donc les enseignements.

Tous les policiers qui sont intervenus ont pu consulter le médecin de la prévention : 303 fonctionnaires de police sur les 667 présents intervenant à des proximités et des degrés divers ont vu un médecin ; 228 bilans biologiques ont été prescrits ; 150 résultats nous sont parvenus sur lesquels seuls trois montrent des résultats non conformes aux moyennes, sans que l’on sache si cela est lié ou non à l’incendie de Lubrizol.

Néanmoins, à notre connaissance et dans les limites du secret médical, aucun fonctionnaire n’a eu un arrêt maladie en lien direct avec cet événement. À ce jour, on ne compte aucune déclaration de maladie professionnelle qui lui soit liée. Je précise que six fonctionnaires de police ont porté plainte contre X ou contre Lubrizol pour mise en danger ou blessures involontaires, mais dans le cadre d’une autre procédure.

J’en viens à la nature des moyens mobilisés et, en particulier, la complémentarité entre le local, les départements voisins, le national et le privé. Trois sapeurs-pompiers ont été mobilisés, dont 188 du SDIS 76 – ce qui représentait 101 véhicules – et 112 des SDIS voisins. Tous les SDIS n’ont pas un même niveau d’équipement, lequel monte néanmoins en puissance en fonction du risque de leur zone d’intervention. En appui, nous avons disposé de moyens zonaux, interzonaux ou nationaux de la Préfecture de police de Paris ou de la Direction générale de la prévention des risques – j’ai évoqué les deux véhicules d’analyses chimiques. Un véhicule de détection et d’identification de prélèvements des unités militaires de la sécurité civile, en l’occurrence celui de la Direction générale, a également été mobilisé.

Pour conforter les moyens d’analyse, nous avons envoyé assez rapidement dans la matinée le binôme du Laboratoire central de la Préfecture de police, deux hélicoptères de la sécurité civile, des berces à émulseur et trois bateaux remorqueurs incendie dont deux de la société maritime Vicente Boluda.

Cela m’amène à évoquer les moyens privés. Chaque entreprise doit évidemment mettre en place son propre système de défense et d’intervention dans le cadre de son PPI. En l’occurrence, l’ensemble des entreprises à proximité, par solidarité et non en raison du risque d’être touché, s’est mobilisé. Ce fut le cas de Total, Borealis, Exxon Mobil, Rubis International, CIM Le Havre, Carré, DRPC – Dépôt Rouen Petite Couronne – du groupe Bolloré, avec cinq engins de lutte contre les incendies.

Au total, près de 900 sapeurs-pompiers ont été mobilisés. Sans oublier l’appui national du COGIC, tant sur le plan des matériels que de la gestion de la crise – vingt-six kilomètres de tuyaux ont été mis à disposition pour gérer les pompages depuis la Seine.

Je n’entrerai pas dans le détail de la planification. Des questions m’ont été posées sur les PPI des entreprises voisines, qui n’entrent pas dans le champ de mes compétences ; mais, dans ses grandes lignes, elle repose sur trois outils complémentaires : d’abord, les plans d’opération interne à la charge des exploitants qui organisent la réponse interne de l’établissement en cas d’accident. Ensuite, les plans particuliers d’intervention qui, sous l’autorité du préfet, organisent quant à eux la mobilisation et la coordination de tous les acteurs indispensables à la gestion de la crise lorsqu’elle est importante et qu’elle risque d’avoir un impact sur les populations ou de présenter un risque de pollution environnante important ; enfin, les plans communaux de sauvegarde (PCS), qui organisent la réponse de proximité.

Les PPI ont vocation à préparer les directeurs des opérations à répondre à toutes ces situations de crise et sont suivis très attentivement par d’autres services que ceux du ministère de l’intérieur. Je ne me prononcerai donc pas.

Les PCS sont globalement bien suivis, mais 23 % des communes n’en ont pas encore élaboré. Je demanderai aux préfets non de mettre la pression, car je ne crois pas que ce soit la bonne façon de faire, mais de veiller à encourager les maires ou les EPCI à les déployer. Cet outil, créé par la loi de modernisation de la Sécurité civile de 2004, a une utilité opérationnelle est manifeste tant en matière d’information que de gestion des populations – lorsqu’elles doivent être déplacées, par exemple.

La question a été posée des conditions d’application de la directive européenne du 11 décembre 2018 relative à la gestion et à l’information des populations dans les zones de danger. Certains pays, je l’ai dit, ont opté pour la diffusion cellulaire de type Cell broadcast sans pour autant abandonner d’autres moyens, comme les sirènes. Nous devons nous inspirer de ce dispositif pour renforcer nos moyens d’information mais, j’y insiste, sans qu’il soit besoin d’en faire une préconisation législative, car les critères sont nombreux. Nous devons promouvoir une gestion d’alerte « multicanal » associant sirènes, diffusion cellulaire téléphonique, médias TV et radios, réseaux sociaux.

Nous savons par ailleurs que, dans la matinée, c’est le décès de l’ancien Président de la République Jacques Chirac qui a très rapidement capté toute l’attention des médias nationaux, ce qui a contribué au sentiment de profond abandon de la population rouennaise qui, d’un coup, a eu l’impression d’être rayée de la carte médiatique, et donc de la carte tout court… Nous devons donc utiliser tous les médias possibles, au sens le plus large du terme.

J’ai répondu à vos questions sur la santé des pompiers, monsieur le président, ainsi que sur les policiers et le matériel.

S’agissant des sites classés « Seveso », les mesures particulières de surveillance ne relèvent pas de mon champ d’intervention.

J’en viens aux instructions que nous avons pu donner au préfet. Mes recommandations ont été assez simples : information et transparence. Il a donc réalisé cinq points presse dans la journée, tant il est vrai que l’emballement est toujours plus fort que la réalité. Je lui ai posé un certain nombre de questions sur place, mais il ne m’avait pas attendu. Ainsi, lorsque je me suis rendu sur la darse, où il y avait un risque que l’eau utilisée pour éteindre l’incendie se déverse dans la Seine et la pollue, je lui ai demandé ce qu’il en était du déploiement du plan POLMAR : il n’était pas encore déclenché mais le matériel était déjà en train d’arriver, de même qu’un premier bateau-pompe, suivi d’un second, au moment précis où je lui demandais ce qu’il se passerait si le premier tombait en panne… Il avait donc déjà la réponse. Cela en dit long de la modestie de la fonction ministérielle, mais surtout de la qualité de ces femmes et de ces hommes tous des opérationnels sur le terrain, qui souvent n’ont pas besoin d’instructions ! En l’occurrence, le préfet avait besoin d’un accompagnement, ce que nous avons essayé de lui apporter.

Nous devons toutefois aider les préfets, qui sont un peu nos officiers généraux, en leur fournissant un cadre méthodologique qui les protège afin qu’ils n’oublient rien. Cela fait partie des éléments de « RETEX » que nous devons mettre en œuvre.

Nous avons abordé la question des sirènes et de la complémentarité, monsieur le rapporteur Adam. Je lirai bien sûr attentivement vos conclusions en la matière. À l’évidence, les sirènes ne suffisent pas. Nous avons remis en état le Réseau national des sirènes, qui doivent avoir une fonction opérationnelle exceptionnelle, mais reconnaissons que nous sommes assez peu nombreux à savoir correctement interpréter leurs signaux.

Cela signifie que le préfet a raison de ne pas se déresponsabiliser en jugeant que, parce qu’il a appuyé sur un bouton, l’information est passée. Nous connaissons les effets contre-intuitifs que cela peut générer, notamment s’agissant des mesures de confinement ou de mise à l’abri que j’ai évoquées. Tout cela doit donc être précisé.

Globalement, je vous rejoins sur la culture du risque, peut-être même en ce qui concerne les sites nucléaires. J’ai coprésidé une commission locale d’information (CLI) sur un site nucléaire pendant quelques années. Je crois que, même sur cette question-là, la prise de conscience n’est pas la même. Plus globalement, la culture des risques naturels est inexistante, la mémoire du risque absente. Je pense aux inondations ou aux épisodes cévenols. : nous ne réfléchissons même plus à mémoire d’homme face à ces phénomènes pourtant récurrents, qui risquent d’ailleurs de l’être encore plus. Il est donc essentiel de travailler à cette culture du risque.

Du coup, les DICRIM et les PCS sont des outils qui doivent nous permettre d’avancer. Une sorte de guide méthodologique existe mais, surtout, les sociétés privées qui travaillent pour les communes ou les établissements qui les sollicitent disposent d’un vrai savoir-faire.

L’information des maires, dans la gestion globale, n’a pas été adaptée ni suffisante. En fait, il n’était pas nécessaire d’aller au-delà ; mais sur le plan psychologique, elle aurait été bienvenue. Mais l’ensemble des services était mobilisé, ce qui explique que tout n’ait pas été parfait, puisque nous avons suscité l’inquiétude des maires alors qu’ils auraient dû être les premiers à pouvoir rassurer la population. Vous m’avez posé la question de leur place dans l’élaboration du PPI : nous devons de toute façon les associer, c’est la volonté constante du ministère, y compris dans l’élaboration des plans et le déroulement des exercices de gestion de crises. Je rappellerai aux préfets la nécessité d’en organiser le plus souvent possible et de s’assurer de la réelle mobilisation des maires, de leurs équipes municipales et services techniques.

Je crois avoir répondu à Mme Vidal sur les mesures de protection des policiers et des pompiers ? Vous m’avez également interrogé, madame la députée, au nom de votre collègue, sur la culture de la sécurité. Je crois là aussi à la transparence totale. Vous avez posé une question précise sur la circulaire de septembre 2017 du ministère du ministère de l’intérieur et du ministère de la transition écologique et solidaire visant à gérer le risque terroriste : s’il peut être dangereux d’indiquer à de potentiels terroristes où sont situés les lieux contenant des matières dont ils pourraient se servir pour provoquer d’importants dégâts, nous n’en devons pas moins jouer le jeu de la transparence. En l’occurrence, la circulaire s’appliquait, mais le préfet a choisi de communiquer la totalité des informations dont nous disposions sur le type de matériels présents et c’était nécessaire. Les pompiers, pour faire simple, savent, eux, ce qu’il en est et ne se voient pas opposer quelque secret que ce soit. Le but n’est pas de cacher quoi que ce soit aux citoyens, aux riverains et aux élus, mais de protéger notre pays du risque terroriste.

Monsieur Wulfranc, je vous ai répondu sur l’ « effet domino ». Sur le régime de l’intériorité et les arrêts techniques de contrôle obligatoire, je pourrais émettre un avis, mais cela ne relève pas de mon champ de compétence, pas plus que les procédures de contrôle et du comité de suivi. Vos questions n’en demeurent pas moins légitimes.

Pour ce qui est de l’information et de la formation, nous avons, je l’ai dit, beaucoup appris des sinistres précédents, en particulier de celui d’AZF. Nous avons aussi accru le nombre d’obligations : les entreprises doivent être les premières à investir massivement – cela peut d’ailleurs faire partie de vos préconisations – dès lors qu’elles présentent un risque potentiel.

Nous avons tous en tête AZF, mais, aussi Bhopal, car certaines grandes entreprises, et donc les puissances occidentales, ont fait en sorte d’exporter les risques. Nous devons avoir conscience que si notre société a besoin d’un certain nombre de produits, notamment pétroliers, elle doit aussi assumer leur production et les risques qui y sont liés. Se pose dès lors la question de la localisation : en l’occurrence, Lubrizol existait bien avant l’urbanisation qui s’est développée tout autour. Nous devons donc aussi accepter de vivre avec le risque industriel ; mais il faut le prévenir, et non chercher à le renvoyer ailleurs, en particulier à l’étranger – c’est en tout cas un point de vue personnel.

En matière d’information et de formation, les « RETEX » et la formation permanente de nos pompiers permettent vraiment d’améliorer les choses, de même que la Direction générale de la prévention des risques, les centres de formation territoriaux ou, sur le plan national, l’ENSOP, l’École nationale supérieure des officiers de police.

J’ai répondu à la question du stockage des produits et de l’information qui y est liée. La protection des abords sera bien évidemment prise en compte : l’enquête, je l’espère, permettra d’expliquer comment s’est propagé l’incendie sur le site de Lubrizol, mais je ne dispose pas d’éléments permettant de me prononcer aujourd’hui. La question de la protection du premier cercle et du second cercle de proximité doit être posée même s’il y a toujours une limite, celle du champ lui-même.

M. Éric Coquerel. Monsieur le ministre, comme nous tous, vous avez salué la qualité de l’intervention des pompiers. C’est bien, mais ce serait encore mieux de les écouter quand ils demandent une augmentation de leur prime de feu et de leurs effectifs, afin de garantir cette qualité d’intervention dans la durée.

Dans la nuit de l’incendie, on a finalement jugé préférable de ne pas informer la population pour éviter la panique, ce qui laisse à penser que le premier réflexe des gens serait d’engorger les routes plutôt que de rester confinés. J’avoue que cette philosophie me pose question. Quel est votre sentiment ?

Je suis également très étonné que le 27 septembre au matin, soit vingt-quatre heures après l’incendie, le préfet de Seine-Maritime ait expliqué sur France Bleu qu’il n’y avait pas de risque de « toxicité aiguë » – encore aurait-il peut-être fallu expliquer ce qu’il entendait par « toxicité aiguë » – et donc pas lieu de s’équiper de masques. Or, au même moment, France Bleu montrait des policiers équipés de masques, à côté d’une population qui n’en avait pas ! Vous comprendrez la perplexité et les interrogations, d’autant que les études fines de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS) n’ont pas été rendues publiques avant le lundi 30 septembre. En l’espèce, n’a-t-on pas ignoré le principe de précaution ? À force de ne pas vouloir entraîner de panique, n’a-t-on pas créé pour le moins un problème de communication ? Il ne s’agit pas de pointer du doigt le préfet de Seine-Maritime, mais de tirer des enseignements pour le futur.

D’autant plus que, le lundi 30 septembre, le préfet de l’Oise expliquait qu’on ne sait pas ce qu’il y a dans les produits, qu’il peut s’agir de métaux lourds, de dioxines, de plomb, de polychlorobiphényles (PCB), etc. Il semblait beaucoup plus précautionneux, voire alarmiste. Ces discours dissonants de ces deux préfets interpellent. Les gens se demandent inévitablement lequel est dans la vérité. J’aimerais avoir votre avis là-dessus : il n’y a là ni vidéos mensongères ni fake news, de deux préfets de deux départements limitrophes qui tiennent deux discours différents. Cela amène à tout le moins à se poser des questions…

Vous avez également reconnu des difficultés dans la communication vis-à-vis des maires, tout en ajoutant que, si elle était psychologiquement nécessaire, elle ne l’était pas pour le bon fonctionnement du dispositif. Cette phrase également m’étonne : il me semble au contraire que l’on doit s’appuyer sur les maires. Nous en avons reçu, dont celui du Petit-Quevilly : s’ils avaient été informés plus rapidement et plus en détail, cette affaire aurait été mieux gérée.

Vous nous avez indiqué que votre périmètre de compétences ne comprenait pas les interventions de la DREAL, mais je souhaite malgré tout vous interroger sur la « préfectorisation » du système en cas de crise. Ce point nous a été remonté dans le cadre d’une autre mission par tous les syndicats du ministère de la transition écologique et solidaire. En gestion de crise, le préfet prend la main et exerce des pressions de nature différente sur les services déconcentrés. Quel est votre sentiment ?

M. Damien Adam, rapporteur. Monsieur le ministre, je voudrais revenir sur le plan POLMAR. Notre collègue Xavier Batut vous aurait probablement posé la question s’il avait pu être présent ce matin. Il y a de nombreuses semaines, bien avant l’incendie de Lubrizol, il avait alerté le ministère de l’intérieur sur le transfert du plan POLMAR de Normandie en Bretagne. Or l’incendie de Lubrizol nous a ouvert les yeux sur l’importance de sa présence en Normandie pour garantir son déploiement rapide et éviter une pollution de la Seine.

Lorsque nous avons interrogé les sapeurs-pompiers, ils nous ont fait part de la nécessité de disposer d’un nombre important d’émulseurs sur ce type d’incendie : leur déclenchement simultané permet de l’éteindre rapidement. Les émulseurs sont-ils bien répartis sur le territoire et en nombre suffisant pour gérer ce type de sinistre ?

Je souhaitais également vous interroger sur le Cell broadcast. Une directive européenne oblige la France à mettre en place des éléments de communication et d’information de la population d’ici à 2022. Parmi les différents outils envisageables figure le Cell broadcast. En vous écoutant, j’ai l’impression que le choix n’a pas encore été arrêté. Pouvez-vous le confirmer ? Si tel est le cas, à quel moment l’effectuerez-vous ?

Hier, nous avons auditionné des journalistes. Ils estiment que le fait que l’État soit peu présent sur les réseaux sociaux participe à la prééminence des fausses informations sur les vraies. Qu’en pensez-vous ?

Les journalistes semblent également favorables à la désignation d’un interlocuteur privilégié au sein de la préfecture, qui assurerait un lien constant avec eux et pourrait répondre à leurs questions avec une plus grande réactivité. En effet, la logique des conférences de presse les oblige parfois à attendre plusieurs heures pour obtenir des réponses à certaines questions. Si la préfecture et le préfet sont efficaces pour gérer une crise, leur communication en situation de crise peut parfois être mal interprétée par la population dans la mesure où elle fait appel à des termes techniques, parfois mal compris. Ne devrait-on pas mieux former les préfets, voire déléguer la gestion de la communication à des experts lors d’une crise, comme c’est le cas dans d’autres pays – aux États-Unis par exemple ?

Vous avez été élu local avant d’être député, puis ministre. Pensez-vous que les communes sont le bon niveau pour gérer les DICRIM ? Ne faudrait-il pas en transférer la gestion aux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) ?

Enfin, menez-vous des exercices de simulation d’évacuation de grandes agglomérations ? La Métropole de Rouen compte près de 500 000 habitants. Quelles sont les procédures pour évacuer une telle métropole en quelques heures ?

M. Jean Lassalle. Monsieur le ministre, avez-vous trace dans vos archives d’un drame semblable dans sa complexité, avec autant de produits différents, son importance et sa situation, en plein centre-ville ? Quels enseignements pouvons-nous en tirer ? D’autres usines sont dans la même situation que celle de Rouen – diminution des effectifs et du coup de la surveillance, vétusté des équipements ? Cet événement sera-t-il l’occasion d’actualiser notre mode de préparation et d’intervention ?

M. le président Christophe Bouillon. Je voudrais revenir et préciser la question que j’avais posée dans mon propos liminaire : les sites « Seveso » font-ils l’objet d’une surveillance spécifique de la police nationale ? Vous avez rappelé les termes de la circulaire pour ce qui est des risques terroristes. Au regard des risques d’explosion et de l’existence de lieux de stockage qui, par nature, ne relèvent pas du régime de surveillance « Seveso », existe-t-il un dispositif spécifique face aux risques d’intrusion ?

De quels moyens disposons-nous pour lutter, ou au moins répondre, aux fausses informations ? Dans le domaine des risques naturels, des sanctions sont prévues contre ceux qui diffusent des rumeurs visant à faire croire à l’existence de cavités souterraines alors qu’elles n’existent pas. Nous disposons d’ores et déjà d’un arsenal juridique propre à dissuader celles et ceux qui chercheraient à diffuser de fausses informations dont on mesure parfaitement les conséquences sur l’opinion publique, mais aussi pour l’organisation des secours et la bonne compréhension d’un événement. Le jugez-vous suffisant dans le cas qui nous occupe ?

M. Hubert Wulfranc. Le lundi soir, lors de sa visite à Rouen, le Premier ministre a semblé – j’utilise le terme à dessein – envisager une déclaration de catastrophe technologique. Il a indiqué vouloir d’abord vous consulter, ainsi que d’autres acteurs. Cette déclaration n’a jamais été publiée. Compte tenu de la dimension et des conséquences de cette catastrophe, heureusement non mortelles, ne devrait-on pas revoir les conditions de déclaration de catastrophe technologique ?

Certains maires nous ont fait part de la difficulté des particuliers à déposer plainte dans les bureaux de la police et de la gendarmerie – démarche pourtant assez naturelle en de telles circonstances. Ne conviendrait-il pas de « protocoliser » le dépôt de plaintes ou de mains courantes dans de telles situations, tant auprès de la police que de la gendarmerie ?

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Monsieur Coquerel, nous avons reçu quatre fois en un mois les représentants des sapeurs-pompiers, mais il se trouve que je ne suis pas homme à dépenser l’argent des autres : ce sont les SDIS, et donc les départements et les communes, qui paient la prime de feu ! J’ai exposé une règle claire aux pompiers et aux financeurs : il est possible d’augmenter la prime de feu, mais je laisse le soin à ceux qui paient, autrement dit aux employeurs, de décider. On peut toujours rêver d’un Grand soir où le ministre de l’intérieur engagera les dépenses des collectivités, mais ce n’est pas ma culture ! Je suis attentif à respecter leur autonomie. Je nous y invite d’ailleurs tous… Il est important de rappeler que ce que l’on déclare a des conséquences sur les autres.

Je fais la différence entre informer et demander l’évacuation. Je ne soupçonne pas les Français d’être totalement couillons… L’information fournie précisait qu’il n’y avait pas de risque sanitaire établi, donc qu’il n’était pas nécessaire d’évacuer en urgence et de partir en courant – ce que nos concitoyens n’ont d’ailleurs pas fait.

Le préfet a effectivement indiqué qu’il n’était pas nécessaire de porter un masque pour sortir dans Rouen, tout en invitant les Rouennais, autant que possible, à ne pas sortir. Mais de l’autre côté, les policiers en faction qui ont dû rester immobiles dans le périmètre de trois cents ou cinq cents mètres, ont été exposés pendant des heures au risque. Il faut faire la différence entre ceux qui sont sortis ponctuellement dans Rouen, auxquels s’adressait le message du préfet, et ceux qui sont restés durant des heures en faction à proximité du site, et qui avaient besoin d’être protégés : cette distinction a également été comprise par les Rouennais.

Concernant les maires, j’ai précisé que je faisais la différence entre les instructions à caractère opérationnel qui leur ont bien été transmises et les informations dont ils avaient besoin pour jouer leur rôle de relais d’opinion. Ce sont ces dernières qui ont fait défaut.

C’est tout le problème de la communication, monsieur le rapporteur : les journalistes que vous rencontrez veulent de l’information en flux continu pour leur direct. Mais il faut savoir dire « On ne sait pas », et les journalistes doivent l’accepter. Quand les préfets ont une information, ils la donnent ; ils sont formés pour cela et ils ont leurs équipes de communication. Dans le cas d’événements de ce type, ils peuvent aussi compter sur l’appui technique de l’administration centrale. Mais je sais l’impatience des médias qui veulent de l’information en flux continu et leur talent à débattre ensuite d’un mot pendant des heures et à multiplier les tables rondes sur le sujet… Je mesure aussi la nécessité pour le préfet, quand il parle cinq fois, de ne parler que cinq fois – cela fait déjà beaucoup. Cet équilibre n’est pas forcément simple à gérer, notamment avec les journalistes, mais il ne faut surtout pas céder à la dictature de l’information permanente.

En revanche, et c’était le sens de votre question, il faut aussi savoir utiliser les outils de communication que constituent les réseaux sociaux. Je crois vraiment que tous les préfets doivent par exemple avoir un compte Twitter. Les journalistes les consultent beaucoup. Ces comptes permettent de diffuser toutes les informations dont on dispose au fur et à mesure. Jouer la transparence, alimenter le Moloch médiatique est une bonne chose, mais vous devez aussi nous aider à faire comprendre que trop d’informations tuent l’information. Les journalistes doivent être capables d’attendre quelques heures avant de disposer d’informations nouvelles, à moins de vouloir produire de l’information nouvelle en soi, ce qui est une « connerie » – pardon, une bêtise !

Un seul exemple pour illustrer mon propos. Le lendemain de l’incendie, j’étais invité de la matinale sur RTL où je déclare : « Au moment où je vous parle, la situation est maîtrisée. Le panache de fumée fait vingt-deux kilomètres de long sur six kilomètres de large » – je suis le premier à donner cette information. Je poursuis : « Comme tout panache de fumée, il porte en soi un certain nombre de particules, un certain nombre de produits qui peuvent être dangereux pour la santé. Mais, selon les premières analyses qui ont été réalisées dès cette nuit, et qui se sont poursuivies ce matin, il ny a pas de dangerosité particulière même si, nous le savons, linhalation des fumées présente en soi sa part de dangerosité. Un véhicule spécial a été déplacé depuis la plaque parisienne et des études complémentaires sur les particules sont en cours dexamen. Nous aurons les résultats dans les heures qui viennent » Lors de mon propos liminaire, j’ai indiqué que les analyses étaient toujours en cours.

Deux heures plus tard, sur LCI, un débat est organisé sur le thème : « Peut-on dire, comme Christophe Castaner, quil ny a aucun risque ? » En l’espèce, c’est bel et bien une fake news, une fausse information, que LCI a relayée, et qui a donné lieu à un débat de plusieurs heures avec de nombreux spécialistes ! Cela rend l’exercice complexe et doit nous interroger sur la réponse opérationnelle à apporter…

Monsieur Coquerel, vous m’interrogez sur la place de la DREAL et des partenaires sociaux et, au fond, sur la « préfectoralisation » de la gestion de la crise. Je peux comprendre les réserves exprimées, mais l’unité de commandement est nécessaire et c’est le préfet qui l’incarne. Il doit le faire en s’appuyant sur l’ensemble des services ; c’est pourquoi on arme un centre opérationnel départemental (COD) à ses côtés, qui inclut évidemment la DREAL, mais également, entre autres, les services de l’Education nationale.

Un préfet qui n’écouterait pas le COD se fragiliserait. Le préfet a l’intelligence de la situation et une formation pour gérer la crise, mais il n’a pas forcément une compétence sur tous les sujets. À Rouen, le COD a été armé immédiatement et tous les services mobilisés sur site – dont ceux de la justice et le procureur, mais également la DREAL, les services de l’Education nationale, l’ensemble des forces de sécurité intérieure et les collectivités locales. Il ne s’agit donc pas d’une reprise en main par les préfets pour forcer les autres administrations au silence, mais d’une unité de commandement nécessaire pour gérer des situations de crise exceptionnelles.

Monsieur Lassalle, votre question souligne toute la difficulté d’utiliser les bons mots. Vous souhaitez savoir si j’ai connaissance de « drames » semblables. Qu’est-ce qu’un drame ? C’est un événement tragique, violent. Doit-on qualifier de drame cet incendie et ce panache de fumée, sans blessés ni morts ? Certes, c’est un drame environnemental, un drame pour des agriculteurs à qui l’on a demandé pendant des jours de ne pas récolter et vendre le fruit de leur travail – et aucune indemnisation ne compense cela.

Vous avez raison, nous devons tirer des enseignements de cet incendie. Tous les événements importants de ce type font systématiquement l’objet d’un « RETEX » qui nous permet de nous adapter. Ces sites ont pris d’importantes mesures de mise en sécurité depuis vingt ans, ce qui ne correspond pas à la description que vous en faites. Cela suffit-il ? Vous y travaillerez et vous ferez des préconisations.

Monsieur le président, vous m’avez interrogé sur la surveillance du site. Elle est d’abord de la responsabilité interne de l’exploitant. Cette nuit-là, chez Lubrizol, les personnels étaient mobilisés et, avec beaucoup de courage et de détermination, ils ont pris des risques importants. Ils se sont vraiment comportés héroïquement afin de faire en sorte que les produits les plus dangereux soient déplacés. Ils ont évacué tous les conteneurs sensibles alors que l’incendie montait en puissance et ont sûrement évité une catastrophe industrielle majeure.

S’agissant d’éventuelles intrusions sur les sites « Seveso », les services de police ou de gendarmerie nationale et l’entreprise, ainsi que les autorités de tutelle, travaillent main dans la main pour coordonner les modalités de surveillance. Mais nous ne dédions pas de moyens particuliers de surveillance sur des sites privés – et nous ne le ferons pas. En revanche, nous pouvons imposer des moyens de surveillance et cela aux frais de l’entreprise.

De quels outils disposons-nous face aux fausses informations ? C’est compliqué… Une fausse information a toutes les chances d’être beaucoup plus vue que celle diffusée par une autorité, quelle qu’elle soit. Ainsi, la vidéo montrant de l’eau noire coulant d’un robinet, dont je parlais tout à l’heure, a été vue 1,5 million de fois, sans parler des commentaires, des dénonciations – notamment celles qui me visaient personnellement, mais cela devient habituel. Le préfet, les autorités, voire des médias spécialisés – comme l’Agence France Presse (AFP) qui dispose d’un compte Twitter pour démonter ces fausses informations – ont eu beau dire et répéter que c’était faux, leur information, vraie, n’a été vue que 20 000 fois, contre 1,5 million de fois pour cette vidéo mensongère ! C’est pourquoi vous avez raison, monsieur le rapporteur, il faut savoir alimenter le Moloch médiatique d’informations factuelles précises.

Quant à la directive européenne, elle n’impose rien à la France – cela pourrait laisser penser que nous sommes en retard. Elle fixe simplement des objectifs ambitieux, de meilleure communication, et le Cell broadcast est une option parmi d’autres. Le secrétaire général du ministère a lancé une étude. J’aurai les résultats en début d’année prochaine. Nous souhaitons ensuite prendre une décision au cours du premier semestre pour développer cette solution. Mais c’est seulement une des solutions. Bien sûr, il y a beaucoup plus de gens qui possèdent un portable que de personnes qui savent interpréter les sirènes. Mais certains de nos concitoyens n’en ont pas et on ne peut donc s’en contenter. Le réseau France Bleu ou celui des radios locales est beaucoup plus opérationnel en la matière qu’un média national. Nous pourrions imaginer un dispositif sur le modèle de l’alerte enlèvement qui a montré son efficacité, avec un niveau de gradation spécifique.

Les conclusions de vos travaux nous éclaireront, tout comme celles de la commission d’enquête du Sénat qui m’a entendu hier. Peut-être serait-il opportun, même si aucun texte ne le prévoit, que vous échangiez de manière informelle sur ces thématiques.

M. Damien Adam, rapporteur. Monsieur le ministre, vous ne m’avez pas répondu sur POLMAR, le rôle des EPCI dans les DICRIM et les simulations d’évacuation d’une grande agglomération.

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Des simulations d’évacuation sont réalisées, mais de façon virtuelle. Il serait difficile d’organiser des exercices. Mais, pour développer la culture du risque, nous pourrions imaginer des journées « à la japonaise ». En effet, les risques technologiques et naturels que nous connaissons sont peut-être amenés à se développer. En outre, l’acceptabilité de nos concitoyens face aux risques baisse, c’est un fait. Il ne s’agit pas de dénoncer des couillons, mais de prendre en compte cette donnée. Nous devons donc nous adapter et nous préparer.

C’est toute la difficulté du principe de précaution. La décision, quelle qu’elle soit, fait toujours débat : j’ai en mémoire des évacuations liées à un risque d’éruption volcanique il y a quelques années. Elles avaient donné lieu à un procès car l’éruption ne s’était finalement pas produite… On pourrait également prendre l’exemple du plan de vaccination contre la grippe H1N1.

Faut-il que les DICRIM soient communaux ou intercommunaux ? La police est une responsabilité communale. On peut imaginer que la communauté de communes porte pour le collectif, passe le marché – ce qui permet généralement de dégager des économies – et qu’ensuite, les DICRIM soient élaborés commune par commune. Je l’ai expérimenté comme président d’une communauté de communes. Mais sitôt que c’est la communauté de communes qui gère, les maires s’en foutent… Je suis un peu brutal, mais je l’ai vécu. À plusieurs reprises en conseil communautaire, j’ai dû rappeler aux maires qu’ils engageaient leur responsabilité si le DICRIM n’était pas opérationnel. Il faut donc trouver un point d’équilibre. Transférer la compétence à l’intercommunalité est une autre affaire, d’autant que les communautés de communes ou les communautés d’agglomération sont de plus en plus grandes et que les maires portent la connaissance de leur territoire et doivent s’approprier le document.

S’agissant de POLMAR, je n’ai aucune information sur le déplacement des moyens. Comme pour les émulseurs, il faut monter en gamme, mais on ne peut suréquiper tout le monde pour un risque infinitésimal. Il faut donc prendre des décisions selon la théorie des risques calculés, comme le font tous les acteurs, et tous nos concitoyens. Cela ne veut pas dire ne rien faire, au contraire. Ainsi les SDIS sont montés en puissance de façon significative au cours des dernières années, avec des outils adaptés, et disposent d’une intelligence territoriale qui leur permet de se former. Dans votre département, confronté à un niveau de risque industriel parmi les plus élevés de France, la culture du risque n’est pas la même au Havre et à Rouen par exemple – je parle sous votre contrôle car vous connaissez évidemment bien ces territoires. Il faut donc un bon niveau d’équipement, mais aussi des moyens centralisés et des moyens de projection. Lors de l’incendie, les deux véhicules que nous avons utilisés pour réaliser les premières analyses chimiques des particules venaient de Nogent-le-Rotrou et Paris, à deux heures de route. Mais il n’est pas nécessaire d’en, avoir un partout. Il nous faut donc trouver un équilibre.

M. le président Christophe Bouillon. Monsieur le ministre, je vous remercie pour votre présence et les réponses que vous nous avez apportées.

Laudition sachève à dix heures cinq.

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18.   Table ronde, ouverte à la presse, avec des toxicologues et experts de la chimie : M. Frédéric Poitou, expert judiciaire européen ; M. Didier Pennequin, directeur régional (Normandie) du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) ; Docteur Thomas Bourdel, médecin radiologue, fondateur du collectif « Strasbourg respire », Mme la professeure Isabella Annesi-Maesano, directrice de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) et M. Jean Baptiste Renard, directeur de recherche au CNRS, membres du collectif « Air Santé Climat » ; M. Simon Choumer, docteur ingénieur en génie chimique et expert judiciaire M. André Picot, toxicologue chimiste et M. Bruno van Peteghem de l’association « Toxicologie-Chimie » (ATC)

(Séance du 21 novembre 2019)

L’audition débute à dix heures dix

M. le président Christophe Bouillon. Je vous propose de continuer nos auditions dans le cadre de la mission d’information sur l’incendie de Lubrizol à Rouen, qui a été décidée en conférence des présidents à l’Assemblée nationale. Depuis plusieurs semaines, avec nos collègues au sein de cette mission d’information, nous auditionnons un certain nombre d’acteurs qui peuvent nous accompagner dans notre démarche qui est la compréhension de l’évènement, le retour d’expérience et aussi la capacité qui doit être la nôtre de faire des propositions pour l’avenir. Nous auditionnons ainsi, ce matin, un certain nombre d’experts scientifiques. Je leur demanderai d’ailleurs de se présenter, ainsi que la structure qu’ils représentent.

Vous êtes ici dans une salle où il y a un certain nombre de cartes, mais je m’aperçois qu’il manque le tableau de Mendeleïev et je le regrette. Vous allez sans doute, en tout cas ceux qui sont experts en matière de toxicologie ou de chimie, nous rendre plus « sachants ». Depuis le début de cette catastrophe, un certain nombre de questions sont venues sur la table concernant la connaissance précise et la nature même des substances présentes dans ce fameux nuage de fumée, mais aussi la compréhension de ce type d’incendie d’hydrocarbures. Nous avons vu ici ou là apparaître des acronymes qui vous sont sans doute familiers, mais qui ne l’étaient pas pour nombre de décideurs ou pour la population en général. Je pense aux fameux HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques), au PTEX (Process Technology Exam) et à un certain nombre d’autres substances. Nous nous sommes aussi interrogés – et je crois que c’est parfaitement légitime – sur le fameux « effet cocktail » ou encore sur d’autres aspects.

Nous cherchons à travers cette audition à mieux comprendre et nous souhaitons avoir votre appréciation sur la question non seulement des analyses, mais aussi de leur publication. Nous avons vu qu’il y avait une demande, au nom de la transparence, de disposer dans les meilleurs délais de l’ensemble des résultats des analyses demandées à des organismes comme l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS), l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), ou d’autres. Nous voyons bien que lorsque la publication de l’ensemble de ces analyses a été réalisée, il y avait la difficulté de l’interprétation des citoyens : lorsqu’ils se sont livrés à l’exercice de regarder l’ensemble des fiches et des données, ils étaient pour le moins perdus ! Que pensez-vous de cette question de l’interprétation ?

Le premier réflexe qu’ont souvent les citoyens est d’effectuer des recherches sur le site de la préfecture ou sur les sites dédiés à cette publication d’informations. Par la suite, ils sont allés faire des recherches de leur propre chef. Cela les a plutôt inquiétés qu’autre chose … J’aimerais vous entendre sur cette question d’interprétation. Que vous nous disiez comment nous pouvons accompagner les citoyens dans une meilleure compréhension de l’ensemble de ces données, au-delà de l’exigence de transparence et de publication des analyses.

Si nous avons souhaité avoir une table ronde, c’est que nous n’ignorons pas que des débats existent dans la communauté scientifique notamment par rapport à la notion de seuil. J’ai évoqué la présence de polluants et d’un certain nombre de substances dans ce nuage de fumée. Nous voyons bien qu’il y a parfois des interprétations liées à la question des seuils.

Je terminerai ma première série de questions sur les mots choisis. Nous avons entendu le directeur de l’INERIS indiquer que le niveau des dioxines s’avérait relativement faible. Nous avons entendu aussi, dès les premières heures de l’évènement, le préfet évoquer la toxicité aiguë … Comment réagissez-vous par rapport à l’utilisation de ces mots ? Ils peuvent, d’un point de vue scientifique, apparaître comme valables, mais d’un point de vue de la compréhension d’un évènement de cette nature, être difficilement interprétables pour l’ensemble de la population.

M. Damien Adam, rapporteur. Cela nous semblait important de pouvoir vous rencontrer pour échanger sur ce qui a été mis en place par les services de l’État, pour l’ensemble des sujets qui concernent la santé des citoyens : l’amiante dans l’air, les fibrociments, les odeurs, les suies, les eaux, les sols et l’« effet cocktail ». Il est important que vous puissiez nous faire un état des lieux et nous donner votre sentiment sur ce qui est mis en place. Cela est-il de nature à permettre d’avoir une vision assez large de l’ensemble des risques de santé qui sont apparus ? Nous vivons un évènement qui est exceptionnel et qui pose des questions sur des combustions qu’aujourd’hui, aucune personne n’a pu tester en laboratoire avant cela. De plus, le monde moderne fait que la population est très concernée par tous les sujets de santé. Je pense que si cet incendie avait eu lieu il y a 70 ans, nous ne nous serions pas posé toutes les questions que nous nous posons aujourd’hui sur les dioxines, sur l’amiante, etc. Nous sommes dans une société où le risque est assez peu présent. Par conséquent, dès que nous avons des situations à risque, nous sommes très vigilants sur tout ce qui peut être présenté, pour être sûrs que nous n’ayons pas de soucis de santé à long terme. Maintenant, nous pouvons analyser les choses beaucoup plus finement sur le corps humain et permettre d’étendre l’espérance de vie des personnes très longtemps. Cela inquiète beaucoup nos citoyens de savoir si, en étant habitants de Rouen ou simplement en ayant été présents dans l’agglomération le 26 septembre, ils ont pris un risque pour leur santé. Si je suis bien ce qui est dit par les services de l’État, à court terme, il n’y a pas de risque, et à long terme, nous avons des questionnements. Nous n’avons pas de certitudes à ce stade. Il est donc intéressant de pouvoir vous entendre sur les outils qui ont été mis à disposition par les services de l’État pour analyser tout cela, savoir si cela vous semble à la hauteur de la situation et s’il y a des choses à améliorer.

Mme Annie Vidal. Dans un article de Paris Normandie du 30 septembre, M. Picot avait jugé les analyses de l’époque insuffisantes. J’aimerais savoir, un mois et demi plus tard, quel regard vous portez, les uns et les autres, sur les analyses qui ont été réalisées. Il avait également jugé les analyses livrées par la préfecture comme étant hors de propos. J’aimerais aussi avoir votre regard sur cet axe-là. Ma seconde question s’adresse à M. Pennequin. Le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) a été associé aux investigations menées sur les points de captage situés sous le panache de fumée.

À long terme, pouvez-vous nous dire s’il existe un risque de contamination des points de captage en cas de pollution des sols ? Je souhaite également que vous me disiez ce que vous pensez de l’implantation de l’usine Lubrizol. Comment jugez-vous cette implantation ? Existe-t-il un risque particulier lié à la localisation du site ? J’ai également une question de ma collègue, Mme Sira Sylla, qui s’adresse à Mme Annesi-Maesano, de l’INSERM. Même si nous avons été rassurés concernant les risques liés à l’amiante et que les produits brûlés ne sont pas dangereux pour la santé, nous savons qu’ils se trouvent parmi les dix produits présents en plus grande quantité pouvant nuire gravement à la fertilité. L’« effet cocktail » entre le benzène et les hydrocarbures pendant cet incendie peut-il être cancérogène ? Sur quels éléments reposent les avis émis par l’INSERM ? Peut-on prévoir aujourd’hui les effets à plus long terme sur la santé (cancer, troubles respiratoires, etc.) ?

M. Éric Coquerel. La question de l’implantation d’usines classées « Seveso » en plein centre de métropoles peut être posée, mais nous nous apercevons qu’au fur et à mesure des auditions, c’est aussi l’implantation d’autres sites à côté de ces usines qui pose question, comme des sites du type Normandie Logistique, des lieux d’habitation, des équipements publics, ou encore d’autres endroits où vivent des gens. Je pense notamment à la prison. Cela m’intéresserait d’avoir votre analyse sur cette question.

J’ai une autre question sur votre appréciation sur la gestion en termes d’information. Je me demande si le principe de précaution n’a pas été en partie sacrifié par rapport au principe du « pas de panique » ! Le matin du 27 septembre, sur France Bleu, le préfet de la Seine-Maritime déclare qu’il n’y a pas de toxicité aiguë et qu’il n’y a pas lieu de s’équiper de masques, avec une interview qui est très rassurante par rapport aux populations. Nous savons qu’au même moment, du côté de l’INERIS, il y avait eu des premières études rapidement sorties dès le 26. Elles consistaient à voir s’il y avait danger de mort immédiate en respirant les produits. Ce n’étaient pas des études qui permettaient de préjuger s’il y avait danger à long terme. Cela n’a pas été connu avant la semaine suivante. Estimez-vous que là, il n’y a pas eu de problème ? Cela aurait pu s’avérer extrêmement périlleux. De plus, le 30 septembre, le préfet de l’Oise, M. Louis Le Franc, déclare que nous ne savons pas ce qu’il y a dans les produits. Il a un discours dans les médias beaucoup plus inquiétant. Je voudrais avoir votre réflexion globale là-dessus. En connaissant la dangerosité de la toxicité du nuage, le principe de précaution n’a-t-il pas été sacrifié pour ce que j’appelle le principe du « pas de panique » ?

M. Hubert Wulfranc. Il y a un certain nombre de prescriptions médicales qui auraient été données par des médecins généralistes dans les jours qui ont suivi. À la question posée à l’Ordre des médecins au comité de transparence et de dialogue, le responsable de l’Ordre des médecins indiquait que les médecins généralistes ayant délivré les ordonnances pour la recherche de plomb et de dioxine avaient été fort peu nombreux et que ces dispositions n’étaient d’aucun intérêt.

Ensuite, il y a la revendication persistante d’un registre médical, d’un registre sanitaire ouvert auprès de la population durant les heures et les jours qui ont suivi, et qui fait débat encore aujourd’hui. On s’interroge en effet sur la nécessité d’ouvrir ce registre médical auprès de la population. Quel est votre sentiment ?

Par ailleurs, nous faisons partie d’un bassin de vie historiquement pollué, où les populations sont imprégnées depuis longtemps par l’activité chimique, entre autres. J’ai le sentiment, au vu des premières audiences que nous avons eues, que nous n’avons pas véritablement d’études de recherche sur le long terme, par rapport à nos populations. L’Agence régionale de santé (ARS) nous dit que nous avons des bilans de santé moins bons que là où il n’y a pas d’usines. Nous savons que c’est plus dur pour les poumons et pour le système cardiovasculaire de nos populations. Quand arrive un problème de ce genre, nous disons qu’il n’y a rien dans notre portefeuille. Hier, nous avons entendu dire qu’il y avait bientôt une étude de population. Concrètement, nous avons l’impression que nous n’avons rien dans le portefeuille. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

M. Jean-Baptiste Renard, directeur de recherche au CNRS. Je suis directeur de recherche au CNRS à Orléans et spécialiste de la détection et de la mesure des particules fines et des aérosols. C’est très bien que l’on commence par moi, parce que je pense que c’est le problème qui est en amont. Nous manquons de mesures. Il faut vraiment insister là-dessus. Vous avez certes les réseaux de qualité de l’air qui font des mesures tout à fait honorables et normatives, mais il y a très peu de stations. À partir du moment où le panache était en altitude, même à quelques dizaines ou centaines de mètres, et n’était pas sur le trajet d’une station, les stations n’ont rien vu. Cela veut dire que lors d’un incident comme cela, si nous voulons comprendre les conséquences sanitaires, il nous faut des mesures. Il s’agit de la composition chimique, mais aussi de la taille des particules. En fonction de leur taille, leur pénétration dans l’organisme est tout à fait différente. Nous n’avons eu aucune mesure pour cela. Nous allons parler d’un phénomène sur lequel nous n’avons pas vraiment d’éléments sur lesquels se baser car nous ne connaissons pas la concentration, la taille et la nature de ces particules. Or nous savons maintenant qu’il existe des techniques mobiles pour les mesurer, que ce soit avec des véhicules automatiques ou conduits, avec des drones, voire dans certains cas des ballons. Nous avons tout un lot d’appareils de comptage ou de mesure chimique d’aérosols qui pourraient être déployés juste après une telle catastrophe sur site, par des institutionnels comme le CNRS, l’INERIS ou autres, mais aussi par des sociétés privées. Il commence à y avoir beaucoup de sociétés, de startups qui se montent et qui sont capables de réagir en moins de 24 heures pour envoyer sur place des appareils et commencer à faire des mesures. J’insiste là-dessus. Il faut des mesures mobiles. Avec quelque chose de fixe, vous ne pourrez pas suivre le panache, vous ne pourrez pas suivre son évolution. Tant que nous n’avons pas ces mesures, nous ne savons absolument pas ce qu’il y avait dans le nuage et ce qui a pu rester après.

M. Thomas Bourdel, médecin radiologue, fondateur du collectif Strasbourg respire. Je suis médecin, j’ai créé le collectif « Strasbourg respire ». Je suis également dans le collectif « Air Santé Climat », avec mes deux voisins. J’ai publié des études scientifiques médicales, notamment sur les effets cardiovasculaires de la pollution de l’air. Comme Jean-Baptiste Renard, je vais insister sur un problème qui n’est pas spécifique à Lubrizol. Il s’agit du fait qu’en France et en Europe, nous ne dosons pas forcément les bons polluants, notamment sur les particules fines. Nous dosons en routine les grosses particules, les PM10, un peu les PM2.5, mais pas du tout les particules ultrafines, qui sont des très petites tailles inférieures à 0,1 micromètre. Nous savons que ce qui sort d’une voiture, d’une cheminée ou d’une usine, notamment lorsqu’il y a un incendie, ce sont essentiellement ces particules ultrafines qui sont dangereuses, parce qu’elles sont de très petite taille. Elles ne s’arrêtent plus aux poumons, elles passent dans le sang. Elles touchent tous les organes, le cerveau. Elles vont pouvoir toucher la femme enceinte. Elles ne sont plus filtrées par le placenta. Elles donnent des maladies cardiovasculaires et des cancers. À la surface de ces particules ultrafines, nous trouvons vraiment les composés dangereux, notamment les fameuses HAP. Il y en a plus d’une centaine, et nous les retrouvons essentiellement à la surface des particules ultrafines. À côté de ces HAP, à la surface des particules ultrafines, nous allons trouver des dioxines et des métaux. Tout ce qui concentre les composés toxiques, ce sont les particules ultrafines. Ce sont celles que nous n’avons pas dosées. J’ai lu que les laboratoires qui avaient dosé les particules s’étaient concentrés sur les PM10, les grosses particules, en disant que c’était suffisant, mais de ce fait, nous sommes probablement passés à côté de nombreux polluants. De plus, nous avons dosé les HAP via des lingettes. Je ne remets pas en cause le procédé, mais nous avons passé des lingettes sur les meubles.

Nous sommes partis du principe que comme il a plu, une grande partie des particules fines sont passées de l’air au sol, ce qui est relativement logique, la pluie étant le meilleur allié de la pollution de l’air. Les particules fines sont retombées sur le sol, nous avons dosé les HAP via des lingettes passées sur certaines surfaces.

Or, quand nous utilisons ce procédé, nous dosons essentiellement les HAP de grosse taille, notamment ceux qui sont présents à la surface des grosses particules, et nous ratons les HAP qui sont à la surface des particules ultrafines. Par ailleurs, nous n’avons pas dosé les HAP gazeux. Les HAP peuvent être à la surface des particules, mais également sous forme de gaz. Nous n’avons pas du tout dosé les HAP qui sont sous forme de gaz. Nous avons dosé quelques hydrocarbures de type benzène, toluène, pyrène, mais nous n’avons pas dosé les HAP sous forme gazeuse. Là aussi, en termes de mesure, il y a probablement des insuffisances. J’ai lu qu’il avait plu peu de temps après cet accident, ce qui a permis qu’une grande partie du nuage et des particules retombe dans le sol, et a transformé une bonne partie de la pollution qui aurait dû être essentiellement dans l’air, en pollution des sols, de l’eau et des aliments. Cela a mené aux restrictions que nous avons connues concernant le lait, etc.

Ensuite, vous parlez d’un évènement exceptionnel. C’est faux. C’est un évènement qui n’est pas du tout exceptionnel. Les incendies dans les installations classées sont nombreux à Strasbourg, qui est une des villes en France qui concentre le plus d’installations classées, peut-être autant, voire plus que Rouen. Nous avons eu ces deux dernières années cinq incendies d’installations classées, avec des photos de nuages, qui ressemblent étrangement à celui de Lubrizol. Heureusement, ces incendies ont été rapidement maîtrisés. Nous n’avons pas eu de telles retombées, mais les incendies dans les installations classées ne sont pas des évènements rares. Cela arrive malheureusement très souvent.

Nous avons beaucoup insisté sur la toxicité aiguë. Nous avons signé une tribune dans le journal Le Monde, avec notre collectif « Air Santé Climat », pour dire que ce qui nous semble le plus dangereux pour ces installations classées, ce ne sont pas tellement les toxicités aiguës, même s’il y a une dangerosité temporaire de ces explosions. Nous avons surtout insisté dans cette tribune pour dire que ces installations classées polluent de façon chronique, tous les jours, d’année en année, sans que les gens ne s’en rendent compte et soient alertés. Certes, quand il y a une explosion, les gens se rendent compte qu’ils vivent à côté d’une installation classée, mais ils n’y pensent pas le reste de l’année. Pourtant, ce sont des installations qui polluent beaucoup. Elles bénéficient de beaucoup de dérogations. Toutes les installations classées bénéficient ainsi du système de l’auto surveillance, ce qu’on appelle l’« auto-déclaration ». Elles déclarent elles-mêmes leurs émissions. Il est incroyable de demander à un pollueur de déclarer de lui-même ses polluants. C’est comme si avant de payer votre vignette CritAir, on vous demandait d’auto déclarer la pollution de votre véhicule pour payer moins. Plus une industrie pollue, plus on lui donne de dérogations. Ce sont les entreprises de type Lubrizol. Toutes les installations classées bénéficient de ce régime de l’auto surveillance et elles ont des contrôles indépendants des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), au mieux une fois tous les cinq ans.

Mme Isabella Annesi-Maesano, directeur de recherche à lINSERM. Je dirige une équipe mixte à l’INSERM et Sorbonne Université. Nous travaillons dans le domaine de l’épidémiologie et de la santé publique. J’ai quelques commentaires à faire, essentiellement sur la méthode. Effectivement, nous ne trouvons pas si nous ne cherchons pas.

Nous avons mesuré des choses à côté des vrais problèmes, notamment ces particules ultrafines. Pour mémoire, ces particules ne sont pas surveillées de façon générale. C’est un gros problème, l’Europe ne demande pas de les surveiller. Nous ne les mesurons donc pas. Ce sont ces particules qui sont vraiment très mauvaises pour la santé.

La composition de ces particules est très importante, car nous avons des effets toxicologiques et épidémiologiques qui en dépendent. J’ai aussi regardé la liste des composés, il y en a plein pour lesquels nous ne connaissons pas les effets.

C’est bien triste à dire et cela nous amène à parler un peu de façon générale de ce site en pleine ville qui a des produits qui peuvent dégager des produits encore plus dangereux, et qui en plus sous-traitent pour ne pas les garder. Il y avait des choses à Lubrizol qui étaient à côté. Cela pose vraiment de gros problèmes.

Je suis dans le milieu médical et pour les médicaments, il y a une autorisation de mise sur le marché qui est bien claire et bien définie. Pour des choses qui sont très dangereuses, il n’y a rien, il n’y a que la parole de l’industriel qui nous dit qu’il respecte les règles parce qu’il met les produits à côté, même si c’était peut-être momentané. Ce qui a été fait est très grave. Il nous dit qu’il n’y a pas de problème. Je pense qu’il faut vraiment remercier les ouvriers et le personnel qui ont déplacé des matériaux très dangereux. Permettez-moi de faire le parallèle avec Tchernobyl, où les gens se sont voués à mettre du ciment sur le réacteur. C’est très important que nous allions au-delà.

Pour répondre de façon anticipée à M. Coquerel concernant le principe de précaution, nous ne faisons rien et nous n’avons pas les données. Nous n’avons pas les bonnes mesures, et nous n’avons pas fait des choses très simples. Vous avez parlé d’une antenne pour surveiller les effets aigus. Cela se fait pour les sargasses aux Antilles. C’est très simple, cela se fait sur les téléphones. Les gens peuvent dire s’ils ont des problèmes. Le réseau Sentinelles de l’INSERM a des méthodes qui peuvent se déployer en quelques secondes pour pouvoir surveiller l’aigu, qui est certainement très important. Encore une fois, nous avons là des produits très dangereux qui sont très mauvais sur le long terme. D’ailleurs, nous savons maintenant que cette pollution, même à des doses qui sont faibles, donne des effets à long terme. Les maladies comme le cancer, qui ont une latence longue, comme nous le disons en médecine, nécessitent des années. Le long terme est vraiment très important. Il faut surveiller et nous savons surveiller.

M. Didier Pennequin, directeur régional (Normandie) du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). Aujourd’hui, le BRGM travaille beaucoup dans le domaine de l’environnement, de l’eau, des pollutions, etc. Cela représente environ 70 % de notre activité actuelle. Nous sommes aussi un établissement public de recherche appliquée avec une mission d’appui aux politiques publiques, et c’est dans ce cadre-là que nous avons été sollicités pour travailler sur Lubrizol, notamment par la Direction générale de la prévention des risques (DGPR), le ministère de l’environnement, et l’ARS. On nous avait demandé de voir si nous pouvions caractériser cette pollution, pour pouvoir dimensionner le suivi. Ensuite, on nous avait demandé de l’aide pour voir ce qu’il fallait mettre en œuvre pour sécuriser l’approvisionnement en eau potable.

Pour caractériser, nous avons rencontré beaucoup de difficultés, notamment parce qu’il y avait des incohérences entre les données fournies, entre les fiches de sécurité des produits et les fichiers de stockage. Il manquait des produits, avec quelques incohérences. Autre difficulté : les fiches de sécurité n’étaient pas très exhaustives. Nous ne connaissions pas tous les éléments présents dans les produits. Il y avait beaucoup de mélanges. De plus, c’était un incendie, c’est-à-dire une combustion incontrôlée. Tout n’a pas brûlé. Qu’est-ce qui est parti ? C’est un peu compliqué. Par ailleurs, des réactions s’opèrent dans le nuage et nous savons que les suies sont retombées. Elles ont sans doute changé de caractéristiques au fil du temps, en fonction de la distance. D’ailleurs, les personnes qui étaient à Rouen ont bien réalisé que la consistance des suies n’était sans doute pas la même dans la vallée de la Seine et sur les plateaux. Nous avons préconisé de recourir beaucoup au screening dans un premier temps. C’est un balayage très large pour repérer des pics qui correspondraient à des polluants, et ensuite recibler sur les polluants éventuels. Nous avons conseillé de faire ces screenings sur les suies dans la vallée et sur les plateaux, sur les sols, là où des suies seraient retombées, dans les eaux de ruissellement et dans les eaux souterraines, dans les eaux de la nappe.

Concernant la protection des captages, dans l’agglomération de Rouen, nous sommes sur de la craie. C’est une roche, un aquifère. Cela permet de véhiculer l’eau souterraine. C’est très compliqué, parce qu’il y a différents types d’écoulements, des écoulements classiques. Nous pouvons avoir des milieux poreux classiques comme le sable, mais nous avons également à l’autre bout des écoulements très rapides, que nous appelons des écoulements karstiques. Cela peut couler aussi vite que dans une rivière. Au fil du temps, l’eau a dissous la craie et généré des conduits, qui peuvent aller de quelques décimètres de diamètre à plusieurs mètres.

Ce système est très compliqué. Il faut réagir très vite. Notre travail consistait à établir les ouvrages qui étaient les plus vulnérables à ce type d’écoulement, sachant que nous avions une connaissance générale des choses, mais pas vraiment très précise ni très détaillée. Nous avons fait avec ce que nous avons pu, dans le temps imparti. Nous avons été conservateurs dans nos recommandations pour suivre un grand nombre de forages dans lesquels il fallait faire des screening. Tout récemment, nous avons eu une nouvelle demande de la Direction départementale des territoires et de la mer (DDTM 76) pour analyser la pollution dans la nappe sur la boucle de Rouen, au droit du site et en aval. Cette nappe a souffert d’un passé industriel très important. Elle est déjà bien polluée à certains endroits. C’est quelque chose qui vient de nous être demandé. Nous allons émettre un rapport à ce niveau-là.

Concernant le risque à long terme pour les points de captage, pour l’instant, je pense que nous ne pouvons pas vraiment répondre à cette question. Les opérations de screening sont en cours. Le plus grand risque était à mon sens ce qui pouvait venir dans les jours qui ont suivi la catastrophe, si cette pollution s’infiltrait directement dans les karsts, par le biais de bétoires, qui sont des conduits verticaux reliés aux karsts. Ce sont des karsts aussi. Cela fait partie des réseaux karstiques. Comme il a beaucoup plu durant cet épisode, les eaux de ruissellement pouvaient entraîner des polluants vers les captages d’eau. C’est à ce moment que les risques étaient les plus importants. Nous pouvons avoir des infiltrations beaucoup plus lentes et qui percoleront des polluants plus tard. Je pense que le risque est moins important mais réel. Il existe et il faudra faire un suivi sur le plus long terme. À mon sens, les risques les plus aigus étaient vraiment dans les premières heures. Nous n’avons pas pu tout voir. Effectivement, il faut le temps de faire les screening et les analyses, ce n’est pas évident. Nous ne pouvons pas savoir ce qui est passé.

La question suivante est plutôt philosophique. Rouen a toujours été une ville industrielle, avec des pollutions qui restent. Idéalement, les sites Seveso avec un gros stockage ne devraient pas être placés à proximité des habitations ou des lieux de travail, mais plutôt quelque part où l’impact pourrait être moindre. En tout cas, il ne faut surtout pas mettre cela dans les endroits qui peuvent mettre en péril à la fois les populations et l’eau potable.

M. Frédéric Poitou, expert judiciaire européen. Je suis inscrit et assermenté dans trois pays : en France, en Belgique et au Luxembourg. Je suis généralement désigné sur des dossiers de pollution marine, des sols mais aussi atmosphérique et d’accidents industriels. J’interviens ici en tant qu’expert de partie, pour les parties civiles qui se sont constituées et qui sont défendues par le cabinet Huglo Lepage. Il se trouve aussi que j’habite à Aix-en-Provence, mais que je suis né à Rouen. Je suis né dans une banlieue « compliquée » qui est Petit-Couronne, particulièrement exposée à ces risques-là. Mon papa travaillait chez Shell. J’ai donc une culture du risque industriel et j’ai fait toutes mes études de chimie dans cette filière. J’habite maintenant à côté d’une autre usine, celle de Berre à côté d’Aix-en-Provence, qui est elle aussi exposée. Il m’avait été opposé dans une émission de télévision que je ne connaissais pas bien le site. Je crois que je le connais plutôt bien.

Pour répondre à M. le rapporteur qui indique que la composition de ce genre d’incendie ne serait pas très bien connue, ce n’est pas tout à fait vrai. L’INERIS a fait un certain nombre de modélisations, d’analyses, et nous connaissons plutôt bien la constitution globale de telles fumées. Cela dépend aussi de la composition de ce qui a brûlé, mais globalement, nous le savons, d’autant que cela a été énormément étudié dans le cadre des fumées issues des incinérateurs.

Ensuite, vous avez utilisé le terme de communication – de crise ou non. Je pense que la population est en recherche d’informations, pas nécessairement de communication. La communication est la vectorisation d’une information pour la faire ressortir. L’information, c’est autre chose. C’est donner la réalité des chiffres. Je pense que cette différence est une notion importante à relever pour les mécanismes d’information de la population, à la suite de ce genre de risque.

Aussi, on a dit que les analyses qui avaient été conduites étaient hors de propos. C’est peut-être un peu fort. Disons qu’en tant que chimiste – et c’est mon métier – je pense qu’elles n’ont pas été conduites d’une manière qui est très simple à interpréter, parce que nous avons surtout fait des analyses surfaciques, en épongeant avec des lingettes les sols et les rebords de fenêtres pour que ce soit rapide. Les seules normes auxquelles nous pouvons nous rattacher, pour toutes les études qui sont menées, y compris au niveau de la Commission européenne, sont indiquées en volumique. C’est peut-être un détail pour vous, mais c’est très important parce que cela permet de comparer ce qui est comparable. Nous ne pouvons pas rapporter des mesures surfaciques à des volumes. C’est une autre chose.

Ensuite, il se trouve que j’ai participé à la définition de l’équipement que contient l’un des camions de pompiers, équipé pour les risques Nucléaires, Radiologiques, Biologiques, Chimiques (NRBC), des Marins pompiers de Marseille. C’est plus proche de chez moi. Ce camion – comme celui de Lyon – est équipé pour identifier environ 150 000 composés en très peu de temps. Celui de Marseille intervient sur le pourtour méditerranéen – Montpellier, Béziers, etc. – et il est régulièrement appelé à Béziers. C’est très récent, cela date du mois d’août. Le risque est à peu près identique à celui de Lubrizol, puisque c’était un feu de décharge. En l’espace de trois heures, ce camion se déplace de Marseille à Béziers, et en l’espace de deux heures supplémentaires, il identifie les toxiques. Cela permet de prendre les mesures nécessaires. Je ne suis pas sûr que le camion qui est intervenu à Rouen, qui vient du Bataillon de Nogent-le-Rotrou, soit équipé pour ce type d’analyses. Je ne suis pas sûr qu’il était prêt pour cela. J’ai quelques informations en ce sens. Il était plus proche de Rouen, puisqu’il est situé en région parisienne et il fallait deux heures pour le déplacer, mais je me demande si nous n’aurions pas mieux fait de déplacer l’un des deux camions compétents – celui de Lyon ou celui de Marseille. Le trajet aurait peut-être pris 12 heures, mais cela aurait permis d’avoir des informations précises sur ce que contenaient ces fumées, alors que le camion de Nogent-le-Rotrou qui était plus proche n’a pas permis de mesurer les bonnes informations.

Je vous rappelle que nous ne savons toujours pas aujourd’hui quelle est la nature des mauvaises odeurs que nous ressentons à Rouen. J’y suis allé dans le cadre de la commission d’enquête, dans le cadre d’une réunion d’expertise, et l’odeur est épouvantable sur le site. Nous ne savons toujours pas de quoi elle est constituée, alors qu’un bon laboratoire de chimie est capable de l’identifier.

Enfin, dans le cadre d’une réunion d’expertise qui a eu lieu sur le site de Lubrizol, je voulais faire part d’une petite expérience personnelle sur la manière dont nous avons été accueillis à Lubrizol. Nous avons reçu un bon accueil, mais avec des conditions de sécurité presque amusantes. Par erreur, je n’avais pas été inscrit sur les registres qui avaient été transmis par le préfet. Finalement, je suis rentré quand même très facilement. Nous avons visité le site et nous avons pu constater un comportement un peu léger des ouvriers. Ils font bien leur travail, ils ne font que ce qu’on leur demande, mais on a l’impression d’une espèce de légèreté générale.

M. Simon Choumer, docteur ingénieur en génie chimique et expert judiciaire. Je suis expert judiciaire depuis 1973, en particulier en génie chimique, pollutions et nuisances. Je suis ingénieur chimiste et docteur ingénieur en génie chimique. Je voudrais tout d’abord vous dire que nous avons la possibilité de savoir ce qu’il y avait dans ces nuages. Il suffit d’un peu de réflexion. Nous allons faire un peu de science. Il y a eu un certain nombre de produits. Il y a eu exactement 5 253 tonnes de produits chez Lubrizol. Qu’y avait-il dans ces 5 253 tonnes ? Il y avait une majorité d’huiles minérales. Ensuite, il y avait un certain nombre de produits divers et variés, les uns contenant des produits phosphorés et d’autres types de produits. Les huiles minérales contiennent des additifs. En fonction de ces additifs, nous allons pouvoir faire une simulation et vous dire ce qu’il y avait comme type de fumée.

Nous allons maintenant parler de la dioxine. Théoriquement, c’est un produit chloré, qui ne peut se former que s’il y a des atomes de chlore quelque part dans les produits de Lubrizol. Il n’y en avait pas, ou très peu. Il y en avait uniquement dans les additifs des huiles, sachant qu’il existe différents types de dioxines. La plus nocive est la dioxine tétrachlorée. Elle est très toxique. Il y a d’autres types de dioxines. Vous avez des dioxines qui sont beaucoup moins nocives que d’autres. Certes, il y a eu des analyses. Ces analyses ont été faites en picogrammes. Je ne sais pas si vous vous représentez, cela fait 10-12 grammes. La majorité des analyses qui ont été faites, qui étaient des analyses de fond, étaient de l’ordre de trois à quatre picogrammes, ce qui n’est pas grand-chose. Ensuite, des analyses ont été faites, il y a eu 12 picogrammes et tout le monde a hurlé en disant que cela faisait quatre fois plus, mais personne ne connaît le seuil de toxicité. Il n’y a aucune législation qui vous donne le seuil de toxicité de la dioxine. Je parle de la dioxine bichlorée ou tétrachlorée. Celle-ci est dangereuse. Pour conclure, il y avait un peu de dioxine, des traces.

Quant à l’huile minérale ou naturelle, si elle chauffe très fort, cela va donner de l’acroléine. C’est un aldéhyde acrylique. Elle a des seuils de toxicité. Elle est très irritante pour la peau, pour le foie et les yeux. Personne ne parle de l’acroléine. Il faut bien l’analyser.

Par ailleurs, dans les différents produits que vous avez, il y a énormément de soufre, en particulier dans les différents fûts, outre les huiles minérales qui représentent 40 % des 5 000 tonnes, ce qui est énorme. Les produits soufrés donnent tout d’abord des mercaptans. C’est un produit volatil extrêmement odorant, comme l’hydrogène sulfuré. Il a une odeur très forte. Théoriquement, nous pouvons l’analyser, mais le nez humain est beaucoup plus fin que n’importe quel type d’analyse. Un nez humain est capable de détecter 0,0005 partie par million de mercaptans. Cela peut sentir très fort, mais sans aucun seuil de danger, et les appareils ne peuvent pas le détecter.

D’autre part, vous pouvez avoir de l’hydrogène sulfuré, mais le soufre va s’oxyder et former des oxydes de soufre qui vont peu à peu se transformer – éventuellement quand il pleut – en acide sulfurique. L’azote peut également se transformer en acide nitrique. Par conséquent, il va y avoir une acidification des sols.

Il reste les fumées, c’est-à-dire les suies. Il y a des grosses et des petites particules, c’est exact. Les grosses particules, très poreuses, vont se gorger de produits toxiques, de type benzénique, qui sont théoriquement cancérigènes, en particulier les benzopyrènes. C’est sur l’analyse de ces fameuses particules qu’il faut porter notre attention. Je ne parle pas des petites particules fines, qui sont également très dangereuses. Elles pénètrent par les voies respiratoires à l’intérieur du corps.

M. le président Christophe Bouillon. Vous avez parlé de Lubrizol, mais vous n’avez pas parlé de Normandie Logistique. Il y avait aussi des produits qui ont été stockés et qui ont contribué à la composition du nuage.

M. Simon Choumer. Je n’ai pas la composition de l’autre société. J’ai celle de Lubrizol en détail, mais pas l’autre.

M. Franck Prouhet, médecin à Canteleu. Je n’ai pas le niveau d’expertise de certains de mes collègues sur la nature du nuage, mais j’ai une certaine expérience de la manière dont le nuage passe de ce qu’il y a dans l’air, à ce qu’il y a dans les bronches, à ce qu’il y a dans les sols et à ce qu’il y a dans l’eau puisque je suis médecin à Canteleu, juste en face de Lubrizol du côté de la Seine.

Concernant l’attitude du préfet, je dois dire que j’ai été frappé de voir dans ma patientèle que les deux populations qui ont été les plus touchées étaient les pompiers. On peut comprendre, ils sont allés au feu avec des masques FFP2, donc non filtrants. Ils avaient des appareils respiratoires isolants (ARI), mais pas suffisamment. À la limite, c’est leur travail d’aller au feu et nous les remercions. Par contre, si le préfet avait déclenché les sirènes et qu’il avait souhaité faire un cantonnement, les salariés de la TCAR – les transports urbains de l’agglomération – n’auraient pas roulé pendant toute la journée, à l’intérieur d’une ville envahie par les fumées. Je ne sais pas quel est le responsable des symptômes des salariés de la TCAR. Il semblerait qu’il n’y ait quasiment rien dans ce nuage. En tout cas, dans la seule journée de l’incendie sur le registre d’infirmerie de la TCAR, 440 personnes ont été notées. Un mois plus tard, il y avait encore 45 personnes qui étaient en arrêt de travail. J’ai pu voir un syndrome de Brooks débutant. Les nuages vous détruisent l’épithélium bronchique. 20 à 25 % des personnes vont développer une sorte d’asthme induit par cette pollution chronique, et environ 50 % vont heureusement régresser. Cela dure plus de trois mois. C’est notamment parmi les salariés de la TCAR que j’ai rencontré les premières personnes qui au bout d’un mois, un mois et demi, continuaient à « siffler », alors qu’elles n’avaient pas d’antécédents, qu’elles étaient jeunes et non tabagiques. Elles sifflaient d’autant plus qu’elles refusaient de se mettre en arrêt de travail, souvent sous la pression de leur entreprise. Cela était surtout le cas avec les contrats précaires. Les médiateurs avaient du mal, avec des contrats qui se renouvelaient, et ils demandaient qu’on ne les arrête pas.

Il s’agit clairement de la part de la préfecture d’un refus de mettre en alerte la population rouennaise et de la confiner. Il s’agit d’une surmise en danger, d’un suraccident. Il est clair que pour les salariés de la TCAR, il y a là quelque chose qui est très important et qui est de l’ordre d’une mise en danger, pour eux comme pour les gens du voyage qui étaient à côté, pour ceux qui étaient dans la prison, les SDF ou encore les entreprises et les sociétés. Je parle du 106 et de la métropole qui ont des systèmes d’intraction de l’air. Il y a un pourcentage extrêmement important de gens qui sont malades. Je prends par exemple les documents de l’ARS qui ne peut se baser que sur le centre antipoison, SOS médecins et les urgences, qui donnaient des éléments très rassurants à court terme. L’expérience des médecins généralistes et celle des salariés de la TCAR, qui ont essayé de respirer et qui y ont été obligés, montrent qu’il en est totalement autrement. Là, c’est l’aigu, mais j’ai tendance à dire que le risque n’est pas pour aujourd’hui. Le sulfate de phosphore qui a été extrait du site et qui aurait pu avoir un effet incendiaire et un effet blast beaucoup plus important aurait pu entraîner un suraccident. Le problème m’apparaît essentiellement à moyen et long terme, avec toute une série de risques. Je suis surpris que l’on puisse minimiser le risque dioxine. Avec Seveso, nous avons malheureusement eu une vision grandeur nature de ce qu’est une pollution à la dioxine. Sur la fiche centre antipoison de la dioxine, il est noté, notamment à partir de la cohorte Seveso : augmentation des cancers broncho-pulmonaires, lymphomes, cancers des lignées sanguines, atteintes hépatiques, atteintes cutanées, chloracné, hypercholestérolémie et hypertriglycéridémies, augmentation des décès cardiovasculaires, neurotoxicité, perturbateurs endocriniens, atteinte de la thyroïde, augmentation du diabète, des troubles de la fertilité – par exemple, pour Seveso, à la deuxième génération, il y avait une modification du ratio du sexe hommes-femmes – et tératogénèse discutée. Au-delà des débats des experts, il y a une expérience grandeur nature qui a fondé une série de préconisations et qui nous dit que les dioxines sont bien des produits dangereux.

Sur les normes amiante, le préfet nous a dit avant même d’avoir les résultats qu’il n’y avait pas de problème avec l’amiante. Il l’a dit pour l’extérieur mais le pire, c’est qu’il en est peut-être persuadé. Dans la saisine des ministères et du préfet de l’ANSES, il n’a pas été fait mention du fait qu’il y avait une partie du toit amianté – les 120 tonnes de fibres d’amiante qui se trouvaient au-dessus des bâtiments qui ont brûlé – qui avait pu être dispersée à 800 degrés. Les fibres d’amiante sont séparées du ciment et partent dans les nuages. À Canteleu, des gens ont des petits fragments d’amiante sur leurs fenêtres. Il y a eu une non prise en compte de ce risque, et à première saisine de l’ANSES, ils ne signalaient pas le risque amiante. Sur la première recommandation de l’ANSES, le mot amiante n’existe pas. Dès le départ, il y a une sous-estimation. Quand il a été avéré grâce au collectif Lubrizol, à la CGT, aux environnementalistes, aux écologistes et aux associatifs, qu’il y avait bien de l’amiante, il a tout de suite été dit qu’il n’y avait pas de problème car nous étions en dessous des trois fibres par litre. Les normes sont aujourd’hui à cinq fibres par litre. Le problème est que ces normes ne sont pas des normes sanitaires. Ce sont des normes décidées sur la pollution de fond dans les années 70. Nous avions alors ce type de pollution amiante dans l’air, les pouvoirs publics mettaient une norme qui était celle-là ou un peu au-dessus. Le souci est qu’il y a eu deux campagnes de tests des fibres amiante qui ont été faites en 1993 et en 2011. Je vous parle de normes à cinq, de résultats à Rouen qui sont à trois, mais à Préaux, à 20 kilomètres au nord-est, à 4,8. En 1993, le bruit de fond – celui qu’on nous dit être aujourd’hui celui de Rouen – était à 0,47 fibre par litre. En 2011, le bruit de fond était à 0,08 fibre par litre. Pourquoi les normes n’ont-elles pas été changées ? Tout simplement parce que l’État et les gouvernements n’ont pas respecté les recommandations de leurs agences sanitaires. Par exemple, l’action 10 du Plan national santé environnement proposait de redescendre la norme à 0,47. D’une certaine manière, les normes ne sont pas des normes sanitaires. Ce sont des normes qui tiennent compte d’un taux de pollution moyen et qui sont ensuite abaissées. Nous pourrions donc faire la même chose sur les normes pour les dioxines.

Nous avons cette idée d’un nuage qui enfume, qui pollue et qui donnera à terme des cancers. En même temps, la pollution de fond nous renseigne déjà un peu sur ce que c’est, parce qu’elle n’est pas très différente, même si elle l’est par l’effet cocktail et l’effet massif. Or, nous savons aujourd’hui quel est l’effet de la pollution de fond sur une ville comme Rouen. France Santé Publique nous dit que la pollution de l’air entraîne 46 000 décès annuels prématurés. C’est autant que l’alcool. Les pouvoirs publics peuvent dire que l’alcool et le tabac peuvent donner des cancers, mais nous entendons rarement dire que les dioxines, les particules fines et les HAP donnent des cancers. En Normandie, il y a 2 500 morts prématurées. Pour une ville comme Rouen, on observe 15 mois d’espérance de vie en moins, et deux ans pour une ville comme Grenoble. Nous pouvons considérer que la pollution normale ou anormale va être aggravée. Cela veut dire qu’il nous faut mieux comprendre ce qui s’est passé. Nous avons parlé de prélèvements de surface – et non en volumétrie. J’ajouterai qu’il n’y a pas eu véritablement de prélèvements de biomarqueurs, c’est-à-dire sur le corps humain des personnes, des femmes allaitantes, des femmes enceintes, des personnes les plus fragiles. Au-delà des prélèvements et au-delà de l’épidémiologie, il nous faudrait avoir des biomarqueurs, en s’appuyant sur la cartographie avec différentes couches selon les différents niveaux polluants. Vous parliez du plomb et d’une série de choses, mais il n’y a eu absolument aucune demande pour faire des prélèvements de biomarqueurs sur les différentes personnes, dans les endroits où la pollution est la plus importante.

À ma connaissance, la pollution qui est la plus importante est à 20 kilomètres de Rouen, au nord-est, où il y a le plus de dioxines et le plus d’amiante. La première chose à faire serait donc des biomarqueurs sur une cartographie, et dans la mesure où les services de l’État ne semblent pas le faire, des citoyens et des citoyennes ont commencé à le faire, comme des associations de femmes allaitantes.

Par ailleurs, la réduction de la pollution chronique me paraît extrêmement importante. Selon le principe des vases communicants, si nous arrivons à baisser la pollution chronique, nous baisserons aussi les conséquences de ce nuage toxique.

Mme Annie Thebaud-Mony, directrice de recherche honoraire à lINSERM. Je suis toujours impliquée dans deux équipes qui mènent des enquêtes permanentes dans des services hospitaliers, sur les cancers professionnels et un peu sur les cancers environnementaux. C’est à travers cette expérience que je voudrais insister sur le fait que nous savons quelles vont être les conséquences.

L’amiante représente encore aujourd’hui 3 000 décès par an. Il ne faut pas recommencer à dire que nous allons faire de l’épidémiologie pour essayer de trouver quelque chose. Nous savons qu’il va y avoir des cancers, et nous savons lesquels. Le centre international de recherche sur le cancer classe année après année et reprend ces monographies pour les affiner. Les cancers liés à l’amiante sont les cancers broncho-pulmonaires ; les mésothéliomes pleuraux, péritonéaux et du péricarde ; le cancer des ovaires ; le cancer du larynx et le cancer digestif. Il faut arrêter de continuer indéfiniment à faire comme si nous ne savions pas. Cela me choque énormément. Cela fait 30 ans que je travaille sur les cancers professionnels et que nous produisons des données sur l’activité de travail avec exposition à des cancérogènes.

Dans le cas de Lubrizol, nous avons au moins quatre classes de cancérogènes connus, dont nous connaissons parfaitement les effets. Pour les hydrocarbures polycycliques aromatiques, nous avons plusieurs tableaux de maladies professionnelles, qui remontent pour certains à des décennies. Le benzène et le toluène sont sur le tableau de maladies professionnelles numéro quatre. Cela a été l’un des premiers tableaux de maladies professionnelles. C’était dans les années 30. Il faut surveiller. Nous avons les métaux lourds, le plomb, le chrome, le cadmium. Il y a des tableaux de maladies professionnelles.

Je ne vais pas reprendre tous les produits de Lubrizol. Mes collègues toxicologues et chimistes en parleront bien mieux que moi. Toutefois, je veux dire qu’au fil des jours, dans mes deux enquêtes – l’une en Seine-Saint-Denis, l’autre dans le Vaucluse – nous avons 85 % de patients atteints soit de cancers respiratoires, soit de cancers urinaires, soit de cancers hématologiques, qui ont été soumis à des poly-expositions aux cancérogènes. Les cancers se déclenchent de façon précoce, avant 65 ans pour une partie de la population, et ils arrivent souvent au diagnostic métastasés. Cela veut dire que ce sont des cancers agressifs, parce que le processus de cancérogénèse, qui commence à la première rencontre entre un organisme humain et un cancérogène, s’enrichit de toutes les rencontres avec d’autres polluants. Si un travailleur commence à l’âge de 20 ans dans une industrie chimique comme Lubrizol, il va rencontrer du benzène, des HAP, des métaux lourds et éventuellement de l’amiante, puisque nous savons bien que cette toiture a brûlé et qu’elle n’était pas forcément en bon état. Ce processus de cancérogénèse arrive à un moment où les symptômes de cancer arrivent. Nous ne pouvons pas dire que nous ne savons pas et que nous ignorons ce que sont ces fameux « effets cocktail ». Nous le savons. Ce sont tous les cancers que nous voyons arriver aujourd’hui.

Je vais reprendre mes commentaires par rapport aux propos de Mme Buzyn, pendant son audition au Sénat. Je laisse mes collègues parler du fait qu’elle considère qu’il n’y a pas de toxicité des suies, ce qui est pour le moins étonnant quand nous savons que le premier cancer professionnel identifié en 1775 par le chirurgien britannique Perceval Pott est le cancer des ramoneurs, à cause des résidus dans les suies. Les registres de cancers dont parle Mme Buzyn ne couvrent que 20 % de la population française. Ils ne comportent aucune donnée se rapportant à une contamination professionnelle ou environnementale. Il s’agit d’un comptage – que je désignerai comme hors-sol – des quatre cancers, puis d’extrapolation statistique ne tenant aucun compte de l’hétérogénéité des contextes professionnels et environnementaux, ni des inégalités sociales d’exposition aux risques, qui elles-mêmes induisent des inégalités selon la profession et les lieux de vie qui ne cessent de s’aggraver.

Il y a un refus de la part des autorités – que ce soit au niveau des ARS ou de Mme Buzyn – de mettre en place dès à présent un suivi des personnes exposées. Pour moi, cela constitue une forme de non-assistance à personne en danger. Nous avons les outils nécessaires pour mettre en place ces suivis. Par exemple, pour Seveso, dès le lendemain de la catastrophe, des médecins et des biologistes ont mis en place une prise de sang systématique qui a permis d’avoir une sorte de bibliothèque. Ces échantillons de sang ont été conservés et ont permis des analyses avec les biologistes et chimistes qui connaissent ce que nous pouvons rechercher en termes de biomarqueurs pour faire le lien avec des pathologies.

Mme Buzyn indique aussi que pour le World Trade Center, il n’y a pas eu d’incendie. C’est hallucinant d’entendre cela. Il y a évidemment eu un incendie et combustion. Qu’ont fait mes collègues de l’hôpital Mount Sinaï à New York ? Ils ont mis en place un centre de suivi, en prenant d’abord les pompiers, les intervenants, mais en l’ouvrant aux riverains, ce qui fait que nous avons aujourd’hui des bilans circonstanciés des conséquences sanitaires, avec au départ des effets plutôt aigus, puis des effets chroniques – respiratoires ou autres – et des effets cancéreux, qui apparaissent maintenant puisque cela prend plusieurs décennies. Nous considérons, avec un certain nombre de collègues et les associations avec lesquelles nous travaillons, qu’il est absolument indispensable de mettre en place à Rouen, un centre de suivi avec des antennes locales pour que les gens aient une proximité, mais qu’il y ait un véritable travail de suivi clinique, psychologique et biologique qui permette d’assurer au fil du temps, une assistance à ces personnes qui ont été contaminées et qui sont inquiètes.

J’ai reçu de nombreux messages de familles inquiètes pour leurs enfants, de femmes inquiètes. Il y a des interruptions de grossesse qui coïncident avec la survenue du nuage, suite à l’incendie. Il est donc extrêmement important que ce suivi soit mis en place. C’est la seule chose qui nous renseignera et qui pourra à terme donner aux personnes la confiance dans les informations qui leur sont données. Là-dessus, je suis parfaitement d’accord avec ce qui a été exprimé tout à l’heure.

M. Bruno van Peteghem, trésorier de lAssociation Toxicologie Chimie (ATC). L’ATC existe depuis plus de 35 ans et a été fondée dans le cadre du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Nous avons trois missions : une mission d’information, une mission de formation et une mission d’expertise.

Nous avions été sollicités lors du premier accident en 2013 et nous avions fait des premières remarques. La ministre de l’environnement, Mme Delphine Batho, avait infligé à Lubrizol une amende « colossale » de 4 000 euros pour ce premier accident ! Nous avions également proposé la formation dans le cadre du Conseil national de la protection civile (CNPC), puisqu’en situation de crise, nous nous devons de transmettre les connaissances. Nous avions proposé aux pompiers de suivre les formations. Aujourd’hui, nous n’avons eu aucune demande de formation par ces institutions.

Je m’interroge sur la méthode décisionnaire de l’administration et des exécutifs. Cela répond un peu au principe de précaution. Aujourd’hui, nous en sommes toujours au même point.

M. André Picot, toxicologue-chimiste (CNRS). Je suis un chimiste qui a un double diplôme de biochimie et de chimie au CNAM. Lorsque je travaillais dans l’industrie pharmaceutique, il a été inventé un nouveau nom pour une sous-discipline de la toxicologie qu’on a appelée toxico-chimie, passée totalement inaperçue en France, mais tout de suite récupérée par les Américains. Il se trouve que tout ce que vient de dire Bruno correspond un peu à nos objectifs. À chaque fois qu’il y a un problème avec des produits chimiques, que ce soit en France ou ailleurs, nous sommes sollicités parce que lorsque l’on cherche des spécialistes sur les produits chimiques, soit ils sont très forts sur la partie chimique, soit ils le sont sur la partie santé s’ils sont du côté médical, mais nous trouvons très peu de médecins qui ont une approche chimique des intoxications et contaminations.

C’est dû à notre système de formation qui est loin d’être pluridisciplinaire, même pour les médecins, et c’est très regrettable. Même des petits pays comme la Hollande ou le Danemark ont beaucoup plus de personnes formées à ces approches qu’en France. À mon sens, c’est vraiment très regrettable et cela explique beaucoup de choses.

Tout à l’heure, quelqu’un a dit que j’avais jugé que le premier communiqué du préfet était hors de propos. Je n’ai jamais dit cela à la journaliste de Paris-Normandie. Je lui ai dit que les propos du préfet étaient imprécis, ce qui n’est pas du tout la même chose. Je lui ai même donné un exemple. Je lui ai dit que le préfet disait dans son premier communiqué que ce qui avait brûlé était des hydrocarbures – il a parfaitement raison, cela représente 40 % de l’ensemble – et des huiles. J’ai tout de suite demandé à cette journaliste s’il s’agissait d’huile de colza ou d’olive. Nous ne savons pas. Il y a là un gros problème, parce que j’ai regardé tous les communiqués et on ne précise jamais de quel type d’huile il s’agit. Or, si on raisonne en tant que chimiste, il est très facile de connaître les types d’huiles qui sont utilisées dans des technologies de haute précision, par exemple dans les moteurs à réaction. Il y a quatre types d’huiles. Il y a des huiles qui ne contiennent que du carbone d’hydrogène, voire parfois de l’oxygène. Lorsqu’elles brûlent, nous savons que le carbone donne du gaz carbonique, l’hydrogène donne de l’eau. Ensuite, il se forme des suies. Selon ce qui brûle, ces suies auront des compositions variables, en particulier les HAP.

J’ai regardé les premières analyses de l’INERIS, et j’ai été surpris de constater qu’ils ne trouvaient pas de benzo(a)pyrène. J’ai eu l’occasion de faire le seul ouvrage en France sur les hydrocarbures, chez Lavoisier. Jusqu’à maintenant, je n’ai jamais entendu dire qu’il y avait des suies là où il n’y a pas de benzo(a)pyrène, même si c’est un composé minoritaire et que ce n’est sûrement pas le meilleur témoin que nous devrions avoir, parce que c’est un produit instable à l’oxydation.

La composition de ces suies est extrêmement importante. J’ai peut-être mal fait le suivi de tout ce qui a été publié, mais je n’ai pas trouvé d’informations intéressantes, à part l’INERIS qui avait détecté qu’il y avait des quantités non négligeables d’un produit que personne ne connaît, qui s’appelle le fluoranthène. Il est classé par les commissions américaines comme cancérogène chez la souris. C’est donc un cancérogène possible.

Si des analyses sont faites, il serait intéressant que nous soyons beaucoup plus précis sur les différentes natures de la composition de ces suies. À côté de cela, il y a sûrement eu beaucoup de benzène qui s’est échappé et qui n’a pas brûlé. Tout le monde sait que c’est un produit éminemment cancérogène, qui amène des leucémies graves chez l’homme, et surtout chez les petits enfants, qui sont très sensibles.

Le deuxième type d’huile, qui est perfectionnée, contient de l’azote. Cela va brûler et donner toujours les mêmes choses que les produits carbonés, mais l’azote va en plus donner des oxydes d’azote. Cela augmentera le taux de ceux qui sont apportés par les diesels, par exemple. Il aurait été très intéressant de faire des témoins de ce qu’il y a dans la pollution dans les zones très polluées, où il y a beaucoup de circulation automobile à Rouen, et dans des zones moins polluées. Cela aurait été intéressant de regarder si, comme le disait le préfet, il y avait une légère élévation du taux de dioxyde d’azote, qui est un produit quand même assez embêtant, parce qu’en plus des pluies acides, il peut générer de gros dégâts de santé. Personne n’en parle, mais l’azote peut être inclus dans les fumées lors de ces foyers et être incorporé dans le benzo(a)pyrène. Cela donne ce qu’on appelle des azabenzo(a)pyrènes. D’après le centre international de recherche sur le cancer (CIRC), ce sont des produits qui sont beaucoup plus mutagènes et cancérogènes que le benzo(a)pyrène lui-même.

Par ailleurs, il y a des produits qui sont proches du benzo(a)pyrène et qui ont une toxicité à peu près identique, au moins chez l’animal.

Le troisième type d’huiles renvoie à celles qui contiennent du soufre. Elles sont très abondantes, d’après ce que j’ai lu. Lorsqu’elles sont dans des flammes, elles sont décomposées en donnant le fameux hydrogène sulfurique H2S, qui va tout de suite s’oxyder en donnant dans le premier temps du SO2.

Par ailleurs, il n’y a souvent aucune relation entre l’odeur et la toxicité. À l’heure actuelle, pour le détecter, nous mettons dans le gaz un produit qui s’appelle le tétrahydrofurane. Il n’a aucune toxicité mais a une très forte odeur. En revanche, je ne fais pas de commentaire sur le monoxyde de carbone. Beaucoup de choses qui se disent sont amusantes pour quelqu’un qui a fait un peu de chimie.

La quatrième catégorie qui nous préoccupe concerne les produits phosphoriques, très souvent avec du soufre, de l’azote, etc. Ce sont les produits de base les plus performants que fait Lubrizol. Ces huiles de haute toxicité sont utilisées en particulier dans l’aviation. Ces huiles servent à refroidir les compresseurs qui prennent environ 50 % de l’air utilisé pour alimenter les cabines, qu’elles soient de pilotage ou pour les passagers. Ces huiles sont portées à environ 500 degrés dans ces réacteurs. Cela ressemble un peu au feu.

Par ailleurs, il y a eu au moins un pilote britannique qui est décédé à cause à ces produits de pyrolyse, ces organophosphorés. Tout le monde parle de particules ultrafines, cela veut dire qu’il y a là-dedans beaucoup de nanoparticules. Le nanomètre est le milliardième du mètre. Cela traverse toutes les membranes, que ce soient les alvéoles pulmonaires, les méninges, ou le placenta. Nous les retrouvons en particulier dans le cerveau. Ce n’est pas très bon, d’après ce que nous savons.

Concernant l’amiante, ma préoccupation porte sur les pompiers et les services d’intervention de police qui sont intervenus quelque temps après, avec du matériel qui était totalement inadapté. Les camions de pompiers qui ont essayé de travailler au plus près de l’incendie ont été obligés de reculer à trois reprises. Il faut leur rendre hommage car ils ont été vraiment extraordinaires, comme toujours. Ce sont des personnes sur lesquelles il faudrait porter plus d’attention, car ils ont eu à respirer des fibres d’amiante avec du matériel qui n’était pas très adapté pour la majorité. J’ai préparé pour M. le président un certain nombre de documents que fait notre association. Vous verrez que l’un de nos médecins qui est spécialisé dans l’amiante a fait deux documents très intéressants. L’un montre comment des toits en fibres d’amiante dispersent l’amiante dans un feu d’incendie. Dans l’autre document, il a fait le calcul de la quantité de fibres qui sont émises. Je crois que c’est fondamental. Il faudrait absolument commencer par ces populations à haut risque. Il s’agit des premiers acteurs qui sont intervenus – comme les pompiers – qui ont été les plus exposés et qui devraient être suivis. Or pratiquement rien n’a été fait. J’ai été un peu abasourdi de voir que le seul dosage qu’ils ont fait un mois plus tard est celui des transaminases.

Ce sont des indicateurs biologiques intéressants qui montrent toutes sortes de souffrances hépatiques. Ce dosage est par exemple utilisé pour les personnes qui consomment trop d’alcool. Un certain nombre de pompiers avaient des taux de transaminases légèrement supérieurs à la normale. Ce n’est pas ce qu’il aurait fallu faire. Il fallait s’empresser de regarder l’état de leurs poumons. Je ne dis pas qu’il fallait faire des fibroscopies, mais il fallait faire des témoins, comme nous avons fait à Seveso.

Les autorités sanitaires italiennes ont vraiment été à la hauteur. J’étais l’un des deux Français qui étaient à Luxembourg à la commission sur les produits chimiques. J’avais comme collègue le professeur Bertazzi, qui a suivi de très près tout ce qui s’est passé à Seveso. Ils ont fait des travaux tout à fait remarquables qui leur ont permis de faire une analyse très précise et de déterminer que dix ans plus tard, l’élévation du taux de cancers du sein chez les femmes qui étaient le plus près de l’accident était bien liée au taux de dioxine. De même, les femmes qui sont tombées enceintes un an plus tard avaient plus de filles que de garçons, ce qui est caractéristique de la dioxine.

M. le président Christophe Bouillon. On dit que le début de la philosophie est de savoir qu’on ne peut pas tout savoir. Je suis un peu partagé. J’ai entendu certains d’entre vous dire que nous ne pouvions pas savoir ce qu’il y avait exactement dans le nuage de fumée. D’autres disent qu’ils vont caractériser avec précision ce qui s’y trouve en fonction des produits qui ont été brûlés. J’aimerais comprendre la nature de ce débat.

On a dit la même chose sur les odeurs. J’ai entendu l’un d’entre vous dire qu’on ne pouvait pas savoir d’où proviennent les odeurs, et d’autres citer les produits qui les ont provoquées. Je souhaite avoir des précisions là-dessus. Je comprends bien qu’on trouve ce qu’on cherche, d’où la question des mesures. Il me semble que nous avons commencé par là et je crois que nous avons eu raison.

J’entends l’ensemble des préconisations que vous formulez, elles sont légitimes, à la fois sur la qualité des mesures, sur la précision et sur la recherche d’un certain nombre de substances, de polluants ou de produits. Est-il trop tard pour faire ces mesures ? Des habitants sur ce territoire se posent légitimement la question. Ils s’inquiètent de ne pas avoir fait d’analyses. D’ailleurs, il faut pour cela savoir ce qu’on analyse. C’est une question qui me semble importante.

Nous voyons bien qu’il y a un décalage entre les différentes analyses émises par des organismes, dont on ne peut pas douter du sérieux, comme l’INERIS et l’ANSES. D’ailleurs, vous avez suivi les mêmes formations et vous avez les mêmes parcours. J’imagine qu’il y a aussi des débats entre vous. Nous n’avons aucune raison de douter de la façon dont procèdent ces scientifiques, toxicologues, chimistes qui travaillent dans ces organismes. J’aimerais que vous nous apportiez des précisions sur ces éléments.

M. Éric Coquerel. C’est une audition qui contredit un peu l’atmosphère rassurante que nous avons eue jusqu’à maintenant du côté de la voie officielle. Cela me renforce dans l’idée que sur le long terme, les pathologies peuvent être plus ou moins aggravées à cause du contact avec le nuage, les suies, etc. Le principe de précaution n’a pas été appliqué.

J’ai des questions qui s’adressent à M. Bourdel et son association. Vous faites part des dérogations, des auto-déclarations au niveau de sites dangereux. Je suis rapporteur de la mission pour la commission des finances qui s’occupe de cette partie-là au ministère de l’écologie. J’ai donc ma propre opinion sur la baisse des contrôles, mais j’aimerais connaître la vôtre. Votre association a-t-elle fait une analyse dans le temps sur la dégradation des contrôles de ce genre de suivi, ou avez-vous juste une image à l’instant T ? Je pense que l’instant T n’est pas suffisant, au vu des effectifs qui ont diminué, de mon rapport et des auditions de la direction générale des prévisions des risques. J’aimerais connaître votre position là-dessus.

Monsieur Poitou, l’histoire des camions dont vous avez parlé m’a intéressé. Si j’ai bien compris, vous parlez de camions compétents. Vous avez l’air de dire qu’il n’y a que deux camions compétents en France : un à Marseille et un Lyon. C’est quelque chose qui m’inquiète particulièrement. Je voudrais que vous me donniez des précisions à ce sujet.

Le dernier élément sur lequel j’aimerais être éclairé concerne la contradiction entre ceux qui disent que nous ne savons pas ce qu’il y a dans le nuage et ceux qui affirment que nous le savons précisément.

M. Damien Adam, rapporteur. J’ai une question qui s’adresse à Mme Annesi-Maesano sur les particules très fines. Cela correspond-il à ce que le Premier ministre a demandé aux ATMOS régionaux de prendre en compte à partir de l’année prochaine ? On observe aujourd’hui dans les pollutions classiques les PM10 et nous aurons l’année prochaine les 2,5. Sommes-nous sur des particules ultrafines et nanoparticules ?

Ce qui compte est de savoir si la pollution que nous avons subie avec ce panache de fumée et cet incendie est plus dangereuse qu’un jour classique de pic de pollution. C’est la vraie question. De ce que vous avez dit, j’ai l’impression que nous ne le savons pas. Mme Thebaud-Mony dit que l’on n’évoque jamais assez le fait que la vie classique – l’activité économique, les risques naturels – génère déjà des surmortalités liées aux hydrocarbures ou à la pollution atmosphérique. Il faut savoir si cette mortalité –qui est déjà importante du fait des risques courant qu’on a dans ce pays – va être augmentée par ce risque exceptionnel qu’est l’incendie de Lubrizol.

Monsieur Poitou, j’aimerais connaître les éléments que nous trouvons dans les camions NRBC à Marseille, qui ne sont pas présents dans les camions qui peuvent être à proximité de la zone de Rouen. Vous dites que cela aurait été plus intéressant de le faire venir de Marseille jusqu’à Rouen, mais le temps qu’il fasse le trajet, il serait arrivé une fois que le panache de fumée aurait été éteint. Aurions-nous vraiment pu analyser les éléments de ce panache de fumée ?

Monsieur Prouhet, vous évoquiez le fait qu’il faut regarder particulièrement la situation à Préaux, à 20 kilomètres de Rouen. D’après les experts qui ont analysé la situation à Préaux, ce n’est pas forcément lié à Lubrizol. C’est peut-être lié à des pollutions qui sont d’autre nature. Quelqu’un a dit qu’il y avait très peu de dioxine, et cela a été confirmé par les différents experts qui se sont exprimés sur le sujet de Lubrizol en région Normandie. Remettez-vous en cause ces données ? Si oui, sur quelles bases ?

Par ailleurs, on nous a dit que jusqu’à maintenant, les fibrociments étaient inertes et ne posaient pas de problématiques particulières pour la santé, à condition qu’ils ne soient pas ingérés ou qu’on ne soit pas sur une exposition longue. Partagez-vous ce point de vue ?

Enfin, Monsieur Picot, vous abordez le sujet des huiles, en indiquant que le préfet n’a pas communiqué sur le détail de ces huiles. Rassurez-moi, cela était bien précisé dans les différents éléments diffusés par le site Lubrizol, n’est-ce pas ? Confirmez-vous que même si le préfet ne l’a pas communiqué dans le cadre de ses conférences de presse, nous avons bien l’information sur le détail de ces huiles ?

M. Jean-Baptiste Renard. Ce n’est plus la peine de faire des mesures dans l’air ambiant. C’est trop tard, nous mesurerons juste la pollution locale. Nous n’aurons bien sûr plus l’effet de la pollution. En revanche, dans l’organisme humain, je laisserai mes collègues médecins répondre, mais il semble évident que oui.

Ensuite, les organismes officiels mesurent des paramètres officiels, que ce soit l’INERIS, les réseaux ATMOS ou autres. N’oublions pas les chercheurs qui peuvent aller mesurer des choses qui ne sont pas normatives, notamment les concentrations en particules fines ou ultrafines. Actuellement, les réseaux officiels n’ont pas les moyens de le faire. Ce n’est pas inscrit dans leurs missions. C’est donc la mission de la recherche, voire dans certains cas d’industriels qui commencent à se lancer là-dedans. C’est extrêmement important. Nous ne pouvons pas tout baser sur les résultats des ATMOS et de l’INERIS, qui n’a ni les moyens ni les compétences d’aller faire des travaux de recherche sur tout ceci.

M. Thomas Bourdel. Il serait intéressant de suivre les personnes exposées, notamment les pompiers. Nous avons des biomarqueurs. On m’avait sollicité pour savoir ce que nous pourrions doser tout de suite après cet accident. J’avais déjà répondu. Les médecins du travail connaissent les biomarqueurs pour les personnes exposées professionnellement aux HAP, par exemple. Nous avons des biomarqueurs dans le sang ou dans les urines. Nous pouvons maintenant décider de suivre des populations à Rouen, doser les biomarqueurs des HAP, mais également des dioxines dans le sang ou dans les urines. À mon avis, cela ne sert plus à grand-chose de les doser dans l’air, mais nous pouvons suivre les marqueurs de stress oxydatif. En général, tous les effets des polluants sont médiés par ce que l’on appelle un stress oxydatif. Nous pouvons le doser, mais nous pouvons également retrouver les métabolites – les produits de dégradation des HAP et des dioxines – dans le sang ou dans les urines, encore maintenant. Je pense que cela vaut le coup de s’intéresser aux biomarqueurs.

Concernant les installations classées, c’est vrai que nous avons plutôt insisté sur leur pollution chronique. J’avais lu un rapport indiquant que les contrôles ont baissé de 35 % en cinq ans. La DREAL, qui est le bras armé de la préfecture, manque de moyens. Même à Strasbourg, il y a un agent pour contrôler la vingtaine d’installations classées présentes dans la ville. Eux-mêmes reconnaissent qu’ils n’ont pas assez d’effectifs.

On nous a aussi alertés sur le fait qu’il y a des accords passés entre les gros pollueurs et les préfets. Beaucoup de dérogations sont octroyées. À Strasbourg, nous avons un incinérateur qui a multiplié par dix ses émissions pendant un certain temps. Pour cela, les amendes sont ridicules. En général, il n’y a pas de procédure pénale qui suit. Cela incite les industries à prendre le risque de frauder ou de tricher, parce qu’elles savent que les infractions vont être minimes. Nous avons même à Strasbourg un incinérateur, pour lequel le préfet lui-même a saisi la justice pour fraude, parce qu’il y avait eu de nombreuses tricheries lors des émissions. Les exploitants sont toujours aux commandes de cet incinérateur. Ils ont été renfloués par l’argent du contribuable. Malgré le fait que le préfet ait saisi la justice, cela n’a pas eu d’effet.

Par ailleurs, nous avons beaucoup parlé des dioxines chlorées. Elles font partie des dioxines qui sont contrôlées de façon chronique. Par contre, ce qui pose le plus de problèmes en santé publique actuellement, ce sont les dioxines bromées, parce qu’il y a des retardateurs de flammes. D’ailleurs, l’ANSES a dit qu’il fallait maintenant absolument doser les dioxines bromées, notamment suite à Lubrizol. Les retardateurs de flamme contiennent du brome qui va se fixer sur les molécules de dioxine. Ces dioxines ne sont pas du tout surveillées, ni dans le cadre d’un incendie – donc, d’un accident aigu – et encore moins dans le cadre des émissions chroniques.

Mme Isabella Annesi-Maesano. Il ne faut pas représenter l’épidémiologie comme une histoire de statistiques. Nous faisons vraiment l’étude des liens avec l’environnement et nous essayons de bien le mesurer. J’ai sur mon portable un outil qui me permet de savoir à quoi je suis exposée. Mon laboratoire mesure ainsi en temps réel l’exposition aux particules fines de 2,5 microns. Nous faisons des cartographies et nous mettons cela en relation.

 Évidemment, nous sommes très intéressés par les effets chez l’individu. Nous savons doser des marqueurs. Nous pouvons aller chercher des signaux au niveau de l’organisme avant de voir la pathologie déclarée, ce qui peut être précurseur.

Le World Trade Centre est un bon exemple. Je travaille avec ces gens. Nous faisons la même chose. Ils ont trouvé que dix ans plus tard, ils ont une cohorte de malades avec une pathologie rare, qui s’appelle la sarcoïdose. Il ne faut pas caricaturer la discipline. Nous ne faisons pas que des statistiques. Nous savons aller sur le terrain.

Par ailleurs, je différencie bien les populations à risque, qui sont les pompiers, les ouvriers, les populations exposées. Je fais la distinction entre les populations vulnérables et les personnes biologiquement sensibles. D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les populations vulnérables sont les plus proches en raison de facteurs sociaux. Elles habitent à proximité du site. Les personnes biologiquement sensibles sont déjà malades. Ces gens-là vont davantage subir les effets de la pollution. Je pense évidemment que cet évènement va empirer la situation, par rapport à des pics de pollution ou une pollution chronique. Ce sont les effets chroniques. Je suis tout à fait disponible pour donner des indications sur la surveillance. Nous pouvons travailler ensemble.

Les particules ultrafines font moins de 0,1 micron. Concernant les 2,5, nous les connaissons et elles sont très agressives aussi, entre autres parce qu’elles contiennent les toutes petites particules et les nanoparticules dont nous avons parlé. Nous n’avons pas l’obligation de les mesurer. À Paris, sur 22 stations de mesurage de la qualité de l’air, il n’y en a que deux qui mesurent les 2,5. Les autres mesures sont obtenues par estimation, par modélisation. C’est insuffisant. Je vais vous donner une information choquante : il n’y a plus de station de mesurage de la qualité de l’air à la Porte de Bagnolet. Nous procédons seulement par estimation. À Paris - autoroute, boulevard extérieur, périphériques – il n’y a pas de mesure parce qu’on fait un modèle et on estime que cela convient. J’ai des cas d’asthme chez des enfants et des gens qui sont venus de province. Nous savons que la pollution donne de l’asthme. Pour les particules ultrafines, nous sommes encore très loin du compte. Ce n’est pas une question de masse. Si vous ne pouvez pas les peser, il faut les dénombrer. J’ai un tableau que je vous adresserai pour que vous voyiez. Quand elles sont à masse égale, avec le diamètre qui change, la surface d’occupation des particules est différente. Les ultrafines forment une souche qui va se mettre sur les organes. C’est très mauvais. Cela passe même par les méninges, par le biais du bulbe olfactif, et cela passe par la peau.

M. le président Christophe Bouillon. N’hésitez pas à nous transmettre des informations sur le fameux effet-cocktail

M. Didier Pennequin. Concernant la caractérisation de la pollution, c’est un peu plus compliqué que cela. Nous avons une idée générale de ce qu’il y a dans le nuage, mais nous ne savons pas – pour les raisons que j’ai exprimées – ce qui est retombé sur le sol, en aval de ce nuage et au cours de son parcours. Pour pouvoir dimensionner un suivi des eaux souterraines dans un cadre de sécurisation d’alimentation en eau potable, nous sommes obligés d’avoir plus de précisions que cela. Économiquement, nous pouvons tout analyser mais nous n’aurons pas plus de données. Les screening, c’est bien dans un premier temps, mais on peut difficilement quantifier les choses. C’est une première opération. Après, il faut dimensionner ce suivi de manière beaucoup plus précise. Or, pour pouvoir le faire, il faut mettre en place toutes les préconisations que nous avons pu émettre à l’époque

M. Frédéric Poitou. Nous avons cinq ou six camions en France répartis sur le territoire, qui sont théoriquement équipés d’un certain nombre d’appareillages pour faire des analyses sur site et des prélèvements. Je crois savoir qu’ils ne sont pas tous opérationnels sur l’ensemble des quatre risques NRBC.

Peut-être que je me trompe, mais cela mériterait peut-être de demander à la Direction générale de la sécurité civile les états de service du camion de Nogent-le-Rotrou, pour savoir si, comme celui de Marseille, il intervient régulièrement pour identifier les toxiques des incidents industriels.

Quant aux identifications des odeurs, nous pouvons très bien analyser et identifier celles qui persistent à Rouen. C’est mon métier ainsi que celui de mes collègues. Il suffit de le souhaiter. Si vous allez sur le site de Lubrizol, il y a une odeur âcre épouvantable. Elle y est encore aujourd’hui. À l’odeur d’hydrocarbures s’ajoute un produit que nous n’avons même pas encore identifié, qui est dispersé pour couvrir les odeurs de telle manière que les gens ne les sentent plus, ce qui est encore pire, parce que quand nous les sentons, nous nous en protégeons.

M. Simon Choumer. Nous connaissons parfaitement la quantité des produits de Lubrizol, puisque cela a été édité. Il y a 62,88 % d’additifs multi-usage et 0,3 % d’additifs anticorrosion. Nous l’avons d’une manière précise.

Ensuite, nous avons affaire à des dioxines tétrachlorées. Nous ne savons pas quel type de dioxine il a pu y avoir chez Lubrizol, étant donné que les quantités analysées étaient extrêmement faibles. 12 picogrammes, ce n’est rien du tout. Nous ne savons pas s’il s’agissait de dioxines très chlorées ou pas.

M. Franck Prouhet. Est-il trop tard pour des prélèvements ? Pour certains, oui, mais pour toutes les substances qui vont se concentrer dans les graisses animales et humaines, le lait maternel est un bon marqueur. Certaines femmes avaient gardé leur lait avant l’épisode de Lubrizol et l’ont fait tester après. Pour une série de marqueurs, ce sera une manière d’avoir une réponse. C’est ce que fait l’association des femmes allaitantes et enceintes.

Sur la dioxine, je vais simplement vous lire deux mots d’un document de l’ANSES de novembre 2005, qui dit un peu comment sont organisées les doses journalières admissibles. Le règlement prévoit une révision au plus tard en décembre 2006 des teneurs maximums dans les aliments, qui tiennent compte de l’abaissement des émissions de dioxine. Ils expliquent bien que ce n’est pas un élément sanitaire. Cela correspond à la pollution moyenne en dioxine en France, et au fur et à mesure que cette pollution baisse, nous avons continué à la baisser. Dans les années 90, 50 % de la population française était au-dessus de ce taux réglementaire. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus bas. Les taux – je l’ai dit sur l’amiante – ne sont pas des éléments qui indiquent qu’il n’y a pas de danger, comme le dit le préfet. Ce sont des taux qui tiennent compte de l’abaissement général et qui permettent de savoir quand il y a un pic.

Concernant Préaux, quand il y a une montée de l’amiante et des dioxines, puis une descente au moment où le nuage passe, nous pouvons considérer qu’il y a peut-être quelque chose de plus, mais soyons raisonnables, cette variation ne peut s’expliquer que par ce nuage. S’agissant du fibrociment ingéré et non inhalé – le mélange de fibres d’amiante et de ciment – au-dessus de 800 degrés, les fibres se dissocient. 8 000 mètres carrés équivalent à environ 120 tonnes. Dans 120 tonnes, il y a 10 % de fibres d’amiante. Cela fait environ 12 tonnes d’amiante. Admettons qu’il y ait 1 %, cela fait 120 kg d’amiante qui sont partis. Ce sont des chiffres extrêmement importants.

Mme Annie Thebaud-Mony. Pour poursuivre sur l’amiante, nous savons qu’à très faible dose, nous avons des mésothéliomes. Évidemment, ce ne sera pas demain. J’ai un ami historien Australien qui a fait des études sur l’histoire de l’amiante en Afrique du Sud. Il y est allé trois semaines. Il a été sur des mines qui étaient abandonnées. Il a développé un mésothéliome quarante ans plus tard. Le mésothéliome de la plèvre est spécifique de l’amiante. J’ai un autre ami qui était biologiste en Grande Bretagne, qui a été à l’origine d’un travail remarquable sur la santé au travail. Avant de lancer ce projet, il avait voulu travailler pendant un an dans le bâtiment. Il n’était pas dans la fabrication du fibrociment. Il était seulement dans de la rénovation. Quarante ans plus tard, il a développé un mésothéliome. Il faut arrêter de dire que les fibres d’amiante sont inertes. Henri Pézerat a consacré 20 ans de son expérience scientifique à travailler sur les mécanismes de cancérogénèse pour montrer qu’il n’y a pas d’effet de seuil.

Par ailleurs, il faut des examens de sang et d’urine. Il faut un scanner de référence pour la population qui a été exposée, en particulier les pompiers, les travailleurs, les populations les plus proches. J’insiste sur la nécessité que ce ne soient pas des examens de dépistage, mais des examens qui prennent sens dans le cadre d’un suivi.

Enfin, concernant l’épidémie de cancers, nous sommes passés de 150 000 nouveaux cas en 1985 à 400 000 actuellement. C’est une estimation, parce que malheureusement, nous n’avons pas un véritable regard sur l’incidence réelle. Je citerai les chiffres de l’Union Européenne, de l’Institut syndical européen, qui a fait faire des études sur la situation actuelle à partir de ce que font les pays où il y a des registres. Nous sommes entre 100 000 et 150 000 décès par an causés par des cancers liés à des expositions professionnelles. Le coût de ces cancers a également fait l’objet d’une estimation : entre 260 et 600 milliards d’euros par an au niveau de l’Union européenne. Nous n’avons pas ces chiffres en France, parce que malheureusement, nous n’avons pas les registres qui nous permettent de le faire.

M. André Picot. Ce que je voulais dire à la journaliste quand je disais que le préfet était imprécis, c’est qu’il avait tous les chiffres. Le préfet dispose, en effet, de toutes les données des inspecteurs du travail, des inspecteurs des installations classées. Il connaît cela parfaitement. Je parle de Lubrizol, et non de la « petite boîte » à côté. Je maintiens qu’il aurait pu être plus précis.

Quand on est chimiste, on sait que quand il y a ces odeurs âcres, il y a un produit chimique qui entraîne cela au niveau de la gorge. C’est l’anhydride phosphorique. C’est un produit minéral qui vient de ce que l’on appelle la perte d’eau. Les chimistes parlent de déshydratation de l’acide phosphorique. Or, tous les lubrifiants à base de phosphore donnent de l’acide phosphorique quand ils crament. À 500 degrés, cela donne de l’anhydride phosphorique. La première chose que m’a dite la journaliste qui m’a réveillé à 7 heures du matin pour me signaler qu’il y avait de la fumée à Lubrizol ainsi qu’une odeur âcre. Si on connaît un peu la chimie, on sait que ce n’est pas l’H2S.

Je voudrais insister sur les problèmes de l’amiante. Notre association est vraiment inquiète pour toutes les personnes qui sont intervenues sur le site immédiatement. En début d’année, une publication faite par une grande équipe d’épidémiologistes américains est parue. Pour la première fois, ils enquêtaient sur les pompiers. Ils montrent qu’en plus de tous les cancers – pulmonaires, hématopoïétiques, etc. – les pompiers présentent un haut risque d’avoir un mésothéliome. C’est la première fois. Je crois que c’est fondamental, parce que comme l’a dit Annie Thebaud-Mony, il faut 20, 30, 40 ans pour qu’un mésothéliome se déclenche. Je crois que c’est un véritable problème.

M. le président Christophe Bouillon. Mesdames, Messieurs, n’hésitez surtout pas à nous transmettre des documents complémentaires pour nourrir notre réflexion et le rapport qui sera issu de nos travaux. Merci, encore une fois, au nom de notre mission d’information.

 

Laudition sachève à douze heures.

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19.   Audition, ouverte à la presse, de M. Yves Blein, député du Rhône et président de l’Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (AMARIS)

(Séance du jeudi 28 novembre 2019)

L’audition débute à dix heures cinq.

M. Christophe Bouillon, président. Je vous propose, ce matin, d’accueillir Monsieur Yves Blein, président d’AMARIS, l’Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs. Il s’agit d’une association reconnue. Elle fait référence en matière de risques industriels et fédère des collectivités confrontées à l’implantation de sites SEVESO ou d’autres sites dans le domaine industriel, notamment chimique mais aussi dans un certain nombre d’autres secteurs.

M. Yves Blein est par ailleurs député du Rhône et conseiller municipal à Feyzin. C’est un lieu qui parle à tous ceux qui ont eu à traiter de la question des risques industriels ou à travailler sur ce sujet. Récemment, sous l’égide d’Yves Blein, AMARIS a publié et rendu public un Livre blanc comportant un certain nombre de recommandations sur la question du suivi des plans de prévention des risques technologiques (PPRT) et de la culture du risque. Ces recommandations peuvent inspirer les pouvoirs publics et notre travail dans le cadre d’un retour d’expérience sur cet accident majeur et afin de construire un certain nombre de propositions visant à l’amélioration de la gestion mais aussi de la communication de crise, puisque l’ensemble des acteurs a été confronté à ce que l’on peut aisément qualifier une « crise ».

Monsieur Yves Blein, pourriez-vous nous préciser la nature de ces recommandations ? Pourquoi arrivent-elles maintenant ? Cela est-il lié directement à l’évènement de Lubrizol ? Ou étaient-elles déjà en préparation par rapport au retour d’expérience que vous pouvez avoir à partir des collectivités ? Parmi vos recommandations, vous évoquez le fait d’avoir des bonnes pratiques - pour les collectivités - et une meilleure mobilisation de la part des acteurs. La préconisation de ces recommandations était-elle déjà en cours ? Ou sont-elles sorties uniquement du fait de l’événement Lubrizol ?

En septembre, le Bureau d’analyse des risques et des pollutions industrielles (BARPI), qui dépend du ministère de la transition écologique et solidaire, a publié un certain nombre de chiffres qui nous interrogent sur l’augmentation des accidents industriels et sur la question des inspections. Cela vous inspire-t-il des commentaires ? Cela correspond-il à une réalité vécue ? Avez-vous envie de commenter ces chiffres ?

Quoi qu’il en soit, nous sommes interpellés sur les questions touchant à la prévention comme à la gestion de ces risques et de ces pollutions industrielles. Il s’agit de ne pas « baisser la garde ». La mobilisation doit être permanente. Et ce discours est présent à travers l’ensemble des recommandations.

M. Damien Adam, rapporteur. Dans plusieurs déclarations récentes, vous avez considéré que les entreprises et les équipements riverains d’un site classé SEVESO constituaient « des angles morts de la réglementation ».

L’incendie de l’usine Lubrizol vous donne raison, avec la continuité du sinistre dans un entrepôt mitoyen de ce site, à savoir celui de l’entreprise Normandie Logistique. Selon vous, quels principes ou dispositions faudrait-il inscrire dans les textes afin de combler ce vide juridique ?

Avec les plans de prévention des risques technologiques (PPRT), dispose-t-on d’un dispositif législatif solide qui appellerait de simples compléments, voire aucune modification ? Ou faudrait-il réviser ces PPRT pour leur ajouter des éléments ?

Concernant les directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), vous avez une connaissance assez fine du travail des inspecteurs des installations classées qui contrôlent les sites SEVESO. Quels sont les commentaires à leur sujet ?

Je voudrais aussi revenir sur l’augmentation des accidents industriels. Le BARPI a donné des chiffres qui montrent une augmentation des accidents dans les établissements SEVESO, hors centrales nucléaires : +25 % en 2018, +22 % en 2017 et +15 % en 2016, avec des impacts environnementaux de plus en plus fréquents. Quel commentaire pouvez-vous faire par rapport à cette augmentation constatée sur ces cinq dernières années ?

En outre, concernant les systèmes d’alerte de la population, quelles suggestions d’amélioration auriez-vous à nous proposer ?

J’aimerais aussi revenir sur les documents d’information communaux sur les risques majeurs (DICRIM). Ils existent, mais cela ne veut pas dire pour autant que la population a connaissance de leur contenu. Dans la réglementation, nous ne sommes pas suffisamment clairs sur les obligations des communes pour diffuser ces DICRIM à destination de la population. Quel bilan faites-vous de ces DICRIM en tant qu’élu local et en tant que président de l’association AMARIS ?

Nous savons aussi que les comités de suivi de sites sont très hétérogènes entre les départements et les différents sites. Quelles sont vos suggestions à ce sujet, comme sur la culture du risque plus globalement ? Quelles seraient les bonnes pratiques que nous pourrions implémenter dans notre pays, qui pourraient s’inspirer de celles des pays étrangers ou des bonnes idées qui pourraient fleurir dans les « bonnes têtes » de notre pays ?

Mme Annie Vidal. Au mois de novembre 2019, AMARIS a fait paraître le Livre blanc Mise en protection des activités riveraines des sites SEVESO seuil haut. Vous y avez étudié six territoires, dont deux en Normandie. Avez-vous prévu de réaliser une étude similaire dans la Métropole Rouen-Normandie, qui est adhérente à AMARIS ?

Dans ce Livre blanc, vous mettez en avant la communication et la synergie entre les différents acteurs, c’est-à-dire les services de l’État, les entreprises et les collectivités. Que pensez-vous de ces interactions au moment de l’incendie du 26 septembre ?

Vous préconisez également d’engager un travail d’évaluation de la mise en œuvre des PPRT. Estimez-vous qu’à l’heure actuelle, le suivi de la mise en œuvre des PPRT est insuffisant ?

M. Yves Blein. Vos nombreuses questions sont au cœur des préoccupations d’AMARIS qui a été créée en 1990, après la directive SEVESO, par des élus locaux en partie de Normandie et de la vallée du Rhône. Certains sites de ces régions sont directement concernés par ce sujet. J’en ai été moi-même un des animateurs, en tant que maire de Feyzin, puis aujourd’hui en tant que conseiller municipal, parmi d’autres élus locaux.

Notre association a été créée pour accompagner la mise en œuvre des directives SEVESO. Il y a eu trois grands accidents industriels dans l’histoire moderne :

-         Feyzin, qui a été malheureusement le premier ;

-         Bhopal ;

-         et Seveso.

Ces trois accidents ont fait date, avant celui d’AZF, à cause des dégâts humains qu’ils ont causés. À la suite de la catastrophe d’AZF, la loi Bachelot a instauré les PPRT en 2003. Et lorsque se produit un accident comme celui de l’usine Lubrizol, les élus locaux ont plutôt tendance à dire : « Mon Dieu, pourvu quil ny ait pas de nouvelles réglementations ».

Nous arrivons aujourd’hui à mettre en œuvre la loi Bachelot, 16 ans après son adoption. Par exemple, les mesures d’urbanisation, et particulièrement celles qui contraignent ou incitent les riverains à faire des travaux de protection de leur logement, concernent 16 000 logements au terme de la mise en œuvre des plans de prévention des risques technologiques. Et seulement 600 ont fait, aujourd’hui, l’objet de travaux. La marge de progrès est donc importante. Comme la loi donne sept ans aux riverains pour bénéficier d’aides parmi lesquelles les crédits d’impôt, etc., la mise en œuvre définitive des recommandations ou des prescriptions contenues dans les PPRT viendra à échéance en 2026, puisque les derniers PPRT significatifs ont été signés en 2018.

Sur cet aspect, la loi Bachelot a complètement refondé la doctrine de la France sur la question de l’appréciation des risques. Nous sommes passés d’une méthode déterministe à une méthode probabiliste. Cela a conduit les industriels à devoir refaire toutes les études de danger, et à étudier tous les scénarios de danger. Par exemple, pour la raffinerie de Feyzin, plusieurs centaines d’études de danger ont été conduites afin de prendre en compte toutes les situations susceptibles de provoquer un accident. Elles sont étudiées une par une, pour connaître toutes les barrières aux risques possibles et imaginables. Et c’est seulement lorsque l’ensemble de ces scénarios et de ces barrières a été étudié que nous arrivons au dispositif final dans lequel nous considérons que le risque ne peut plus être maîtrisé. S’il existe des incidents à l’extérieur, nous prenons des mesures d’urbanisation, comme l’expropriation, le délaissement, les travaux ou les recommandations. Cette méthode est intéressante parce qu’elle est beaucoup plus nuancée. Mais elle a pris beaucoup de temps, parce que les études doivent être ensuite expertisées par les inspecteurs des installations classées et les DREAL.

Nous rentrons ensuite dans la mise en œuvre des mesures d’urbanisme qui imposent une révision des programmes locaux d’urbanisme et de l’habitat (PLU-H). Tout cela prend énormément de temps, malgré le fait qu’en 2003, le législateur avait jugé bon d’accorder 15 % de crédit d’impôt pour financer les travaux chez les riverains. 15 %, ce n’est pas très incitatif, d’autant que lorsque vous êtes riverain d’une installation à risques, c’est rare que vous payiez l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ou maintenant l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) ! Ce dispositif ne permettait pas d’inciter les habitants à le faire. C’est seulement en 2012 que le crédit d’impôt a été stabilisé à 40 %, et que la loi a conduit les industriels et les collectivités locales à compléter ce concours pour atteindre 90 %. Ces mesures sont donc encore assez récentes. Elles rentrent progressivement dans les pratiques.

Au sujet de la question de la prévention des risques, les dispositifs sont suffisamment aboutis concernant les riverains. Le Livre blanc que nous avons produit concerne les activités économiques environnant les sites industriels. Vous pouvez avoir toutes sortes d’activités. Ces sites se trouvent souvent dans des zones industrielles où les activités n’ont pas forcément de rapport avec l’industriel à l’origine du risque lui-même. Et initialement dans la loi Bachelot, ces activités étaient soumises à la même obligation que les riverains, c’est-à-dire celle de faire des travaux de protection, sans aucune aide.

À terme, cela aurait amené beaucoup d’entreprises à cesser leur activité, parce qu’elles étaient dans l’obligation de faire des travaux pour se protéger. Souvent, des hangars industriels nécessitent des travaux lourds et ils ne font l’objet d’aucune aide. Les entreprises n’ont donc pas tellement d’autre choix que de partir ou de cesser leur activité.

En 2014, une ordonnance a permis de sortir de cette situation. Les activités économiques, comme les collectivités locales, ont aujourd’hui l’obligation par le code du travail ou par le droit public, d’assurer la sécurité de leurs salariés. Au terme des plans de prévention des risques technologiques, elles n’ont plus l’obligation de faire des travaux. Nous sommes dans une situation totalement distincte, parce que lue à partir du droit du travail : « Je suis chef dentreprise, jai une menuiserie. Jai des compagnons. Je suis à côté de Lubrizol et je dois prendre des mesures. Jen suis informé par le préfet. Ces mesures doivent faire que mes salariés bénéficient des protections nécessaires en cas daccident. Cest ma responsabilité de chef dentreprise. »

Le Livre blanc que nous avons produit a paru au moment de l’accident de Lubrizol. C’est tout à fait fortuit. Il attire l’attention des pouvoirs publics sur cet aspect, parce que très peu de chefs d’entreprise sont conscients de leur responsabilité. Ils reçoivent un courrier du préfet qui leur dit : « Je porte à votre connaissance le fait que vous êtes dans une situation ou dans une zone où vous êtes exposés à tel ou tel risque. Je vous rappelle vos obligations ». Mais un courrier du préfet n’est pas toujours suffisant.

Nous recommandons notamment que les industriels à l’origine du risque soient contributeurs et apportent des conseils à ces entreprises. Ce sont souvent des conseils de bon sens, comme la préconisation d’une pièce de confinement dans l’entreprise, ou le fait d’éliminer les parois en verre entre les bureaux à l’intérieur d’un bâtiment. Nous savons ce qui peut être source de dangers et de blessures. Sur le parking de l’entreprise, cela peut être de veiller à ce que les salariés se garent dans le sens du départ pour éviter les effets d’un embouteillage interne en cas d’évacuation. Cela peut être le balisage des itinéraires d’évacuation, ou la mise à disposition de masques à gaz si nous sommes exposés à un risque toxique. Ce sont des choses de bon sens qui montrent que le chef d’entreprise est conscient du risque et qu’il prend des initiatives. De plus, il n’encourt pas une recherche de responsabilité en cas d’accident causé par un tiers, puisque même s’il n’est pas le vecteur de l’accident, il est tenu d’assurer la sécurité de ses personnels.

C’est un sujet d’animation et de mise en valeur de cette responsabilité, pour lequel les Directions du travail pourraient être plus mises à contribution par les inspecteurs du travail. Les industriels à l’origine du risque, qui maîtrisent leurs produits et en connaissent les risques pour leur environnement, pourraient aussi intervenir en conseil auprès de ces entreprises pour leur dire : « Mon activité vous expose à ce risque. Je vous conseille une pièce de confinement ; ou, si vous refaites vos façades, je vous conseille denlever peut-être des planches ou autres qui peuvent produire des effets-missiles ; ou dutiliser des peintures avec des effets ralentisseurs si ma source de problème est un incendie éventuel, parce quelles font partie des dispositions que nous utilisons pour protéger les logements ». Il faut un accompagnement des chefs d’entreprise de ces activités, afin de mieux les aider à assumer leur responsabilité.

Le même problème se pose pour les collectivités. Nous avons étudié des situations de collectivités qui ont des équipements publics dans les périmètres d’entreprises classées SEVESO. C’est un double problème : par nature, comme ce sont des établissements publics, ils ne peuvent pas être expropriés. J’ai en mémoire une aire de gens du voyage. Si la collectivité ne décide pas de la déplacer, elle peut rester puisque l’État ne peut pas l’interdire ou décider de son expropriation parce qu’il s’agit d’un bien public. Les collectivités ne sont pas non plus accompagnées sur ces questions.

La responsabilité des maires est pleine et entière, y compris dans sa dimension pénale, si un accident se produit et met en cause un groupe dans des équipements publics.


La Métropole de Rouen est adhérente à AMARIS. Il y a des services et il s’agit d’une grande collectivité. Ces sujets y sont traités et accompagnés. Mais en matière de risques majeurs, nous avons aussi des petites collectivités qui sont concernées. Par exemple, Céré-la-Ronde (Indre-et-Loire) est une petite collectivité de 2 000 ou 3 000 habitants. Elle est installée sur quelques milliards de mètres cubes de gaz, puisque ce sont en partie les réserves stratégiques de stockage de la France. À l’évidence, le maire n’a pas les moyens matériels d’ingénierie pour assurer, dans de bonnes conditions, la question de traitement de sa responsabilité vis-à-vis des équipements publics et de la sûreté de ses concitoyens.

L’accompagnement des collectivités est un sujet important, sachant que le ministère de l’intérieur renvoie généralement les maires, sur cette question, aux services départementaux d’incendie et de secours (SDIS) et aux services de la Sécurité civile. Lorsque vous contactez le capitaine ou le commandant du SDIS, il vous dit : « Je nai pas le temps pour vous aider à expertiser votre plan communal de sauvegarde. Jai dautres chats à fouetter ! ». C’est donc un double sujet : celui des activités économiques et celui des collectivités locales, qui sont dans les périmètres des entreprises SEVESO. D’une certaine façon, ils sont un peu dans une impasse produite actuellement par la loi.

Concernant le registre de la prévention, depuis l’accident d’AZF, les plans de prévention des risques technologiques règlent ce point. La France est un des pays les plus exigeants sur ces questions, incluant celle de la réglementation de l’usage des produits et des dispositifs de prévention attenants.

L’accident de Lubrizol a mis en valeur un deuxième sujet : c’est la question de la désuétude des outils d’alerte en France. Sur les bandes vidéo de l’accident d’AZF, qui avait une autre dimension même si les choses ne sont jamais tout à fait comparables, les réactions des riverains sont les mêmes. La qualité et de la fiabilité de l’information ne sont pas adaptées. Les sirènes ne sont pas décodées ni comprises par la population. Depuis plusieurs années, nous savons qu’il existe d’autres méthodes d’information beaucoup plus modernes et pertinentes.

Pourquoi se pose la question de l’alerte ? L’accident de Lubrizol l’a parfaitement démontré. Si on est riverain d’un site industriel et qu’il se produit un accident, nous avons une perception qui n’est pas du tout la même que celle du préfet qui pilote la cellule de commandement des opérations. Pourquoi ? Parce que le préfet a des informations objectives qu’il est tenu de communiquer. Sa responsabilité peut être aussi engagée sur les recommandations qu’il donne. Il est bien normal qu’il doive se tenir à « une vérité exacte ».

Mais la perception des riverains n’est pas du tout la même. J’ai été témoin, durant mon mandat de maire, d’un feu de bac à la raffinerie de Feyzin. Ce n’est rien pour l’industriel. C’est une pellicule de produits pétroliers en surface d’un bac rempli d’eau qui s’enflamme parce qu’il y a eu un éclair. Il y a un mur de flammes de 15 mètres de haut qui dure dix minutes, et c’est tout à fait maîtrisé. Cela ne fait même pas l’objet d’une saisine de la cellule de la préfecture. Mais lorsque vous êtes devant 15 à 20 mètres de flammes, vous n’avez pas conscience que c’est un incident mineur.

Le cas de Lubrizol est exactement pareil. Du point de vue des dirigeants de l’entreprise qui connaissent le produit et qui savent en apprécier la réalité du danger, et du point de vue du préfet qui a pris, avec le commandant des sapeurs-pompiers, l’ensemble des mesures pour protéger les installations attenantes et pour mettre en place les barrières de risques, etc. : le sujet est maîtrisé. Au demeurant, il l’a bien été et en peu de temps, puisque deux ou trois heures après le début du sinistre, la situation était maîtrisée.


Ce n’est donc pas un sujet important. Mais du point de vue du riverain qui voit des flammes monumentales et un panache de fumée colossal, la perception n’est pas du tout la même. D’une certaine façon, ce décalage disqualifie la parole des autorités, parce qu’elle n’est pas en phase. Elle n’est pas crédible par rapport à ce que les personnes ont sous les yeux et constatent.

Par exemple, la parole des pompiers semble beaucoup plus crédible. Peut-être faut-il se poser la question de qui doit parler à la population ? Le préfet délivre une information scientifiquement juste. Ce n’est pas critiquable. Mais peut-être faut-il concevoir que d’autres personnes, auxquelles la population accorde plus de crédit, s’expriment pour expliquer ce qu’il se passe. Peut-être que les termes employés seront administrativement et juridiquement moins justes, mais pédagogiquement, ils auront plus d’effet sur l’opinion. Concernant cette méthode, il existe en Belgique une plateforme nationale qui décrypte ce qui se dit sur les réseaux sociaux et qui réunit des experts qui réagissent aux remarques ou aux sollicitations de la population.

Au sujet de la prévention, il existe déjà des systèmes sur les zones susceptibles d’être l’objet d’un tsunami ou de catastrophes naturelles, notamment le système de Cell broadcast qui a été inventé en France, à Sophia Antipolis, et dont la création remonte à 1997. Cela fait une vingtaine d’années que nous savons que cela peut se faire et que cela marche. Nous avons les technologies. Ce système permet, par contrainte des opérateurs de téléphonie et toute autre forme d’opérateurs intervenant sur les réseaux sociaux, de définir une zone dans laquelle on peut dire ceci ou cela. Cela fait partie des outils qui sont techniquement tout à fait possibles.

À un moment donné, le ministère de l’intérieur se posait la question d’une application qu’il aurait lui-même imaginée. Il en a finalement abandonné la réalisation, puisqu’il faut avant tout la télécharger. Lorsque vous résidez sur un site à risques, vous pouvez télécharger l’application. Mais il faut être familier de la méthode. Sont aussi concernées les personnes qui passent, et nous n’allons pas demander à un automobiliste, lorsqu’il traverse un site SEVESO, de s’arrêter pour télécharger l’application. Il y a un problème de méthode.

Les outils existent pour prévenir les populations dans nos départements et nos territoires d’outre-mer, lorsqu’il y a des risques de cyclones, de tsunamis, etc. Il suffirait de les appliquer en territoire métropolitain pour que ce problème soit réglé. Parce qu’actuellement, le travail sur la façon de prévenir intelligemment le grand public n’est pas à la hauteur de ce qu’il devrait être.

Je porte un regard un peu plus critique sur les questions relatives aux DICRIM et aux comités de suivi de site. J’étais hier soir à Rouen, à l’initiative du Conseil de développement de l’agglomération. Le directeur de cabinet du préfet disait : « Nous publions régulièrement un DICRIM. Nous ne demandons que cela. Des initiatives sont prises, mais il ny a jamais personne. Vous pouvez contribuer. Saisissez-vous des plaquettes et des brochures ».

Mais ce n’est pas le problème. La contribution à la culture du risque industriel et sa connaissance par les riverains ne se satisfait pas de plaquettes, pas plus que de comités de suivi de site. Ce sont des réunions utiles, une fois par an, convoquées et présidées par le préfet, avec la Sécurité civile, la police, la gendarmerie, les élus locaux et les associations environnementales. Mais cela ne permet pas de partager la culture du risque avec des habitants. Ce n’est pas à ces niveaux que cela se fait. Ce n’est toutefois pas inutile. Cela permet au moins de se parler et c’est une bonne chose. « Je vis à côté dune installation industrielle classée, qui présente un certain nombre de risques. Je la connais, cest un sujet qui mest familier. Je nen ai donc pas forcément peur et je ne vais pas cultiver une angoisse à ce sujet ». C’est du moyen terme, voire du long terme. C’est un travail d’animation du sujet qui devrait être confié davantage aux élus locaux.

Je voudrais parler de mon expérience. Vous parlez de la « Conférence riveraine ». C’est un outil que j’ai mis en place à Feyzin. Lorsque j’ai été élu maire en 2001, la raffinerie était évoquée à chaque conseil de quartier.

Mais nous ne parlions que de la raffinerie. Il fallait donc sortir ce sujet des conseils de quartier pour que nous puissions parler de la vie des quartiers. Avec les élus du Conseil municipal et le directeur de la raffinerie, nous avons créé un outil spécial, dédié à la concertation sur ce sujet, en se disant : « Cest un sujet compliqué, il faut du temps. Les habitants vont y siéger pour trois ans. Il faut quils soient suffisamment nombreux et représentatifs ». Le quartier qui borde la raffinerie comprend 3 000 habitants. Parmi les habitants de chaque îlot, quarante volontaires siègent à la conférence riveraine. Il faut que les gens aient en face d’eux des décideurs. Par son règlement intérieur, la conférence riveraine inclut le maire et le directeur de la raffinerie.

Il faut aussi des moyens. Notre budget est alimenté de moitié par la commune, et de l’autre par l’industriel. Il est de l’ordre de 50 000 euros, ce qui permet de payer un animateur qui pilote les travaux. Cela évite les conflits de pouvoir. Il prépare les ordres du jour avec les habitants. Ces moyens permettent d’avoir un support de communication, la « Conférence riveraine » qui se réunit trois fois par an. À chaque fois, elle édite un petit bulletin à destination des riverains du quartier pour faire part de ses travaux, et elle s’intéresse à tous les sujets qui concernent la relation entre les habitants et l’entreprise. Ce sont le bruit, les odeurs, les nuisances comme celles produites par la torchère qui, tout d’un coup, peut envoyer des fumées particulièrement détestables dans l’atmosphère, les accidents du travail ou d’exploitation, les modifications du périmètre d’exploitation, les produits nouveaux, et d’autres sujets qui concernent l’environnement.

Comme nous en avons été témoins avec l’accident de Tchernobyl, les grandes industries devraient être protectrices de leur environnement immédiat. Autour de la plate-forme de la raffinerie de Feyzin, nous avons vu revenir certaines espèces, parce que ce sont des zones peu fréquentées par les habitants. Nous avons mis en place, avec la raffinerie, un observatoire de la biodiversité qui permet d’étudier la situation sur la plateforme de raffinage. Les personnes en profitent aussi. C’est un grand industriel, donc cela aide.

Mais il faut poser à l’industriel des questions sur sa stratégie. Va-t-il fermer ? Va-t-il durer ? Lubrizol est-il amené à rester ou pas ? À Feyzin, c’est l’entreprise Total. À la demande des habitants de La Mède, il y a eu par exemple une séquence consacrée à l’huile de palme. La reconversion d’une raffinerie, c’est un vrai sujet. Cela permet d’intégrer la question de la culture du risque et de démystifier la relation avec l’entreprise parce que les habitants connaissent le directeur et parlent avec lui. Et cela permet aussi de s’intéresser au sujet de l’industrie. Il s’agit d’avoir une appréciation différente de l’industrie elle-même, et de poser régulièrement la question de la sécurité. Cela fait partie des sujets qui sont évidemment très régulièrement abordés. À tel point qu’une réserve de Sécurité civile est née de cette initiative à Feyzin. Nous en avions parlé en Conférence riveraine, comme du plan communal de sauvegarde et de la question de l’évacuation. Tous ces sujets concernent les habitants.

La culture du risque n’est pas un sujet accidentel. Cela doit être une méthode et une question de permanence. Cela nécessite un travail de moyen et long termes. Et c’est pour cela qu’hier, le directeur de cabinet du Préfet était touchant avec ses plaquettes. Mais nous recevons des tonnes de plaquettes par an dans notre boîte aux lettres ! Le DICRIM est une plaquette de plus.


Cela ne fabrique pas la culture du risque, parce que c’est évidemment un sujet beaucoup plus important.

L’agglomération de Rouen gagnerait à travailler sur un dispositif similaire. Il y a une vingtaine de sites SEVESO. Une conférence permanente permettrait de réunir toutes les personnes qui souhaitent réfléchir à ce sujet : les acteurs de la vie économique, les habitants, les représentants du conseil de quartier et le conseil de développement.

Une conférence permanente, qui se réunirait régulièrement sur ce sujet avec les industriels et les élus, permettrait de faire progresser sûrement plus la question de la culture du risque que des plaquettes.

M. le président Christophe Bouillon. Merci pour ces propositions qui paraissent relever du bon sens, de l’expérience et des bonnes pratiques menées sur le territoire dans lequel vous agissez. Je souhaiterais insister sur vos réactions par rapport aux BARPI. Finalement, pour la mise en œuvre des PPRT, il n’y a pas besoin de réglementation en plus. Nous sommes dans un dispositif plutôt abouti. Maintenant, il faut aller jusqu’au bout de la mise en œuvre effective.

Pour ce qui relève des logements, je suis assez surpris du ratio. 16 600 est un ratio assez impressionnant. Indépendamment de cela, nous pouvons comprendre que les exploitants ont une bonne compréhension de ce qu’il faut faire pour limiter la nature même des risques, à partir des études de danger.

Quoi qu’il en soit, nous constatons une augmentation, c’est indéniable. Le rapporteur a rappelé les chiffres du nombre d’accidents industriels, qui sont majoritairement des incendies. Comment percevez-vous cela ? Y a-t-il un relâchement ? Est-ce parce que les process sont plus compliqués ? Est-ce parce qu’il y a moins de sites ? Je souhaiterais avoir votre analyse par rapport à ces données.

De la même façon, nous avons beaucoup parlé des sites. Il y a les sites de production. Il y a aussi la question des stockages. Vous avez parlé de l’objet même de votre Livre blanc, à savoir les sites à proximité des sites SEVESO. Mais à l’intérieur des sites SEVESO, il y a aussi des zones de stockage qui, comme dans le cas de Lubrizol, soulèvent un certain nombre d’interrogations.

Concernant la culture du risque, sans doute faut-il améliorer une sorte de démarche participative. Il faut entraîner les citoyens à avoir une culture partagée. Nous vous rejoignons parfaitement sur ce sujet. Il ne s’agit pas de documents, même si nous voyons aussi qu’il y a parfois des expériences réussies pour faire en sorte que ce ne soit pas simplement des documents de papier. Lors de l’audition du maire de Bois-Guillaume, M. Gilbert Renard, il nous a indiqué l’existence de magnets à coller sur les meubles. C’est un moyen de conserver l’information, parce que c’est vrai que lorsque nous recevons un magazine municipal ou une plaquette, même très bien faite, personne ne la conserve dans un classeur et dans un tiroir chez soi… Il existe des retours d’expérience en la matière.

Vous avez pointé du doigt la question des comportements et des attitudes à avoir lorsque nous sommes confrontés à une crise. Que pensez-vous des exercices réalisés ? Est-ce un exercice qui mobilise les moyens de l’État, de manière classique, ou les moyens de l’exploitant ?

Et qu’en est-il des habitants ? Sommes-nous prêts, ou pas, en France à faire des exercices « à la japonaise », c’est-à-dire qui mobilisent l’ensemble de la population sur des scénarios bien adaptés ? Vous avez su créer une sorte de « réserve citoyenne » à Feyzin. C’est intéressant, parce que c’est une façon comme une autre d’habituer les habitants à éviter cet « effet décalage » entre la perception qu’ils peuvent avoir d’un évènement et le discours des autorités et de l’exploitant qui sont habitués à une autre forme de certitude scientifique. Pensez-vous que nous devrions franchir, à un moment ou à un autre, ce cap ?

Lors d’une précédente audition, nous avions déjà évoqué avec Damien Adam la possibilité d’avoir une culture « à la japonaise » sur ce sujet. Sommes-nous prêts à franchir ce cap qui est important ?

Vous dites aussi qu’il ne faut pas rajouter de la législation à la législation. Il faut déjà bien appliquer la réglementation telle qu’elle existe aujourd’hui. Mais M. Damien Adam vous a posé une question au sujet de votre perception du travail des inspecteurs. Sans modifier la réglementation, pouvons-nous organiser les choses différemment ? Autrement dit, dans le domaine du nucléaire, il existe un écosystème particulier avec l’Autorité de sûreté (ASN) d’un côté, et l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) de l’autre. Les DREAL font aussi leur travail, avec des missions assez étendues. Mais pourrions-nous changer l’écosystème, en regroupant par exemple les inspecteurs dans une autorité dédiée, sans ajouter une strate de réglementation ? Il s’agit donc d’appliquer la même réglementation, mais de le faire par un biais de confiance et en créant un peu d’indépendance. Étant donné ces décalages d’information, nous constatons aujourd’hui la nécessité d’avoir un biais de confiance par une autorité indépendante.

M. Jean Lassalle. Monsieur Yves Blein, vos derniers propos au sujet de votre expérience m’ont beaucoup intéressé. Nous mettons trop rarement en commun notre expertise et nos expériences, parce que nous n’avons pas la possibilité de le faire. Vous disiez que ce serait certainement mieux de procéder ainsi, plutôt que de prendre des directives précises. Effectivement, même si des directives sont adressées par une commune, nous ne pensons pas à les ranger dans un classeur, en nous disant : « Elles me serviront un jour. Si je ne les ai pas, je serai bien embêté ». Mais si nous avions la capacité de mettre en application ne serait-ce qu’une infime partie de tout ce qui existe, nous serions déjà capables de nous protéger.

Avez-vous déjà été confronté à une catastrophe d’une telle ampleur ? Pas forcément au niveau des flammes, ni de la hauteur du rideau de fumée, mais au niveau de l’inquiétude, de l’angoisse et du sentiment de ne pas savoir, qui se sont emparés, non seulement de cette région, mais de notre pays et peut-être même un peu au-delà ? Avez-vous en mémoire quelque chose qui ressemble à cette catastrophe ?

Si c’est le cas, comment cela a-t-il fait progresser votre association ? Comment allez-vous le répercuter ? Et comment pouvons-nous trouver des solutions ?

À partir de cette expertise que chacun d’entre nous détient, que nous utilisons souvent mal parce que nous ne la mettons jamais en commun, et en valorisant peut-être nos retraités qui s’ennuient la plupart du temps, y aurait-il la possibilité de créer une instance « patrimoniale » ? Non pas dans le sens de posséder un compte en Suisse, mais de posséder du « patrimoine », c’est-à-dire en quelque sorte un bien commun de la patrie. Il pourrait être mis à disposition pour que nous puissions y consulter des retours d’expériences au sujet de l’animation grandeur nature de la population dans des situations extrêmes, ainsi que des réponses faites à partir de réflexions conduites dans cet esprit.

Mme Annie Vidal. Monsieur Yves Blein, vous avez indiqué la difficulté que pouvaient rencontrer certaines collectivités, notamment en termes de moyens, pour assurer la sécurité de l’environnement d’un site, lorsqu’il présente un certain nombre de risques. Je mets en lien cet aspect avec toutes les explications données au sujet de la nécessité d’avoir une communication précise et transparente, à destination de l’ensemble de la population. Mais pour pouvoir avoir cette communication sereine, il faut être à l’aise avec la sécurité et les moyens pour la garantir. Sinon, il est difficile d’avoir une communication transparente et porteuse.

Selon vos propos, rien ne permettrait aujourd’hui dans la loi de trouver les moyens d’accompagner les élus et les collectivités territoriales de petite taille, afin de les aider à mettre en place les mesures de sécurité et d’environnement d’un site.

J’ai quelques sites à l’esprit. Ainsi, dans ma circonscription, j’ai un site SEVESO classé en « seuil haut » qui concerne cinq communes de moins de 1 000 habitants. Et ces communes n’ont pas les capacités financières d’engager des moyens nécessaires pour sécuriser, si besoin, le périmètre du site.

Quelles seraient vos préconisations ? Une collectivité plus large pourrait-elle les prendre en charge ? Une contribution devrait-elle être imposée aux sites ? Avez-vous d’autres idées sur cette question ?

M. le président Christophe Bouillon. Pour prolonger ces questions, dans le cadre de l’incendie de Lubrizol, nous avons un panache de fumée qui a dépassé le périmètre directement concerné par le PPRT. Au sujet de la culture du risque et de l’image que vous indiquiez à propos des riverains, il peut y avoir une pollution atmosphérique qui fait que le riverain se trouvant à 100 kilomètres du site est, en fait, concerné. Nous avons raison d’améliorer les dispositifs concernant la culture du risque à l’échelle des sites et à leur proximité immédiate. Mais il faut aussi imaginer des dispositifs permettant d’avoir une culture partagée et plus large.

M. Yves Blein. Je ne sais pas s’il existe une réponse à cette question. Beaucoup de variables rentrent en compte pour estimer le panache de fumée, selon la direction du vent, selon l’horaire, etc. Le principe des PPRT sur cette question est de définir le temps nécessaire de dilution dans l’atmosphère d’une pollution. Les recommandations de confinement sont fondées sur ces évaluations. Et dans une situation comme celle de Lubrizol, c’est plus compliqué à prendre en compte.

La question de la place des élus est importante. Nous ne pouvons pas transférer à une collectivité de niveau supérieur ce sujet. Pourquoi ? Parce que le maire est juridiquement responsable de la sécurité de ses concitoyens. La loi sur la sécurité civile le dit, c’est à lui de mettre en place un plan communal de sauvegarde. Ce n’est pas au président de l’établissement public de coopération intercommunale (EPCI), même si les moyens sont là. Le président de l’EPCI peut aider le maire à assumer sa responsabilité. Mais il est impossible de déléguer cette responsabilité. C’est bien le maire, quelle que soit la taille de sa commune, qui doit l’assumer.

Il faut aider les communes, quelle que soit leur taille. Il y a autant de petites communes que de grandes, qui ont des installations classées SEVESO sur leur territoire, et pour lesquelles il faut que les maires ne soient pas seuls face à cette responsabilité et qu’ils puissent prendre les mesures de mise en sécurité de leur population en cas d’accident.

Mme Annie Vidal. Je comprends bien cette question de responsabilité et l’impossibilité de la déléguer. Mais lorsqu’il y a une autorisation pour installer un site, la voix du maire ne compte pas plus qu’une autre. Il y a une discordance, parce que leur voix est une parmi d’autres, alors que la responsabilité est portée seulement par eux. Et nous savons par avance qu’il n’a pas les moyens de la porter. Existe-t-il des possibilités pour corriger cela ?

M. Yves Blein. Une chose est sûre sur cette question précise : la loi ne prévoit pas de chaîne logique entre le plan particulier d’intervention (PPI), qui est à la main du préfet, et le plan communal de sauvegarde (PCS), qui est à la main du maire, alors que c’est une nécessité absolue. Dans le cahier des charges de son plan de protection, il faut que le préfet ait comme interlocuteur premier le maire, y compris parce que c’est le réflexe de la population. Si vous êtes témoin d’un accident et que vous êtes riverain d’une installation, vous appelez la mairie et non la préfecture. C’est normal. Le préfet a souvent « d’autres chats à fouetter » dans des cas comme cela, plutôt que de répondre aux habitants ! Ils s’adressent donc logiquement au maire. C’est le maire qui déclenche le plan communal de sauvegarde, c’est-à-dire les dispositions susceptibles d’organiser l’évacuation et la situation de la population.

Des dispositions existent aujourd’hui pour permettre au maire de le faire. Mais il faut déjà un certain niveau d’équipements. En tant que maire, j’ai équipé ma ville d’un standard automatique d’appels qui me permettait d’envoyer un message téléphonique.

Mais encore faut-il que les habitants soient inscrits. Cela reste malgré tout aléatoire. La ville de Gonfreville-l’Orcher, dans la banlieue du Havre, a mis en place un dispositif fixe installé chez tous les habitants. Il permet même d’interrompre la télévision si elle est en marche, pour signaler un accident en cours et indiquer quel comportement adopter. Les dispositifs existent.

Les exercices existent aussi. Certains ne sont pas suffisamment fréquents, mais ils sont initiés par les préfets et les SDIS. Ils mettent parfois à contribution les habitants, mais c’est rare. À Feyzin, nous avons simulé un accident sur la raffinerie, et les habitants étaient évacués. C’est très intéressant, avec une anecdote assez drôle : les habitants ne voulaient pas croire que la raffinerie n’avait pas été arrêtée, parce que tout d’un coup, il n’y a plus eu de bruit. L’autoroute avait été coupée pour les nécessités de l’accident. Ils vérifiaient en même temps leur capacité à couper la circulation, à évacuer une autoroute et le temps nécessaire à l’opération. À Feyzin, l’autoroute passe au pied de la raffinerie. C’est aussi le cas à Donges, en Loire Atlantique, où le train passe au milieu de la raffinerie. Il faut donc pouvoir arrêter les moyens de transport, etc. L’arrêt du trafic sur l’autoroute a provoqué un tel silence que les habitants étaient persuadés que la raffinerie avait été arrêtée. L’exercice a eu pour vertu de démontrer que tout le bruit qu’ils attribuent à l’industriel ne provient pas de la seule raffinerie. L’industriel était très content : « Vous voyez, ce nest pas moi qui fais du bruit ! ». C’est très intéressant parce que cela permet de vérifier notre capacité à évacuer des personnes handicapées et à gérer les voies de circulation. Ces exercices gagnent beaucoup à être faits.

Concernant l’analyse du BARPI, je vous ferai une note parce que je n’ai pas suffisamment d’éléments. Beaucoup d’installations sont classées, y compris les pressings. Il faut vraiment regarder en détail les documents pour voir ce qu’il y est écrit en matière d’accidentologie. Je ne voudrais pas me risquer à une analyse sans avoir suffisamment d’éléments à vous donner.

Vous posez la question d’une autorité distincte pour l’inspection des installations classées. Je suis assez réservé sur ce sujet, pour une simple et bonne raison : attention à ne pas rajouter des obstacles au développement de notre industrie. Je ne suis pas sûr que la question d’une autorité indépendante ne soit pas un obstacle supplémentaire. Nous avons déjà une réglementation très élaborée. Notre corps d’inspecteurs des installations classées est de très bonne qualité. Il est peut-être nécessaire de le renforcer, mais je n’ai cependant pas d’avis précis sur le sujet. Une bonne coopération existe entre les industriels et l’inspection des installations classées. C’est une relation assez exigeante, mais les industriels l’apprécient en France.

J’ai en tête une autorité environnementale indépendante. C’est sûrement une bonne chose, mais cela rajoute de la complexité. Nous nous rendons compte ensuite, lors de l’instruction des demandes d’autorisation relatives aux installations classées, que plus nous rajoutons de la complexité, plus nous rajoutons des délais de procédure, et plus certains industriels nous disent : « Écoutez, on va aller ailleurs, parce que ce nest vraiment pas possible… ». Il faut apprécier cet aspect avec précaution.


M. le président Christophe Bouillon. Merci d’avoir accepté cet exercice, qui était aussi celui de la prospective, et de nous avoir fait quelques propositions à partir de votre expérience et de celle de l’association que vous présidez. Cela a permis de nous éclairer.

 

L’audition s’achève à onze heures cinq.

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20.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Yves Le Déaut, ancien président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST)

(Séance du jeudi 28 novembre)

L’audition débute à onze heures onze.

M. le président Christophe Bouillon. Nous poursuivons les auditions de notre mission d’information sur l’incendie de Lubrizol à Rouen. Nous auditionnons, à présent, M. Jean-Yves Le Déaut, qui est la personne idoine pour contribuer à la mission qui nous a été confiée, c’est-à-dire offrir une meilleure compréhension de l’évènement et en tirer tous les enseignements en réalisant un retour d’expérience qui permettra d’améliorer un certain nombre de dispositifs et de porter des recommandations, dans le domaine réglementaire.

Jean-Yves Le Déaut est en effet député honoraire, biochimiste. Il a été président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Il a lui-même été rapporteur lors de la commission d’enquête décidée dans notre assemblée suite à l’accident d’AZF. Il avait alors formulé 90 recommandations dont certaines ont notamment inspiré la loi dite « Bachelot » de 2003. J’aimerais d’abord qu’il nous dise, parmi les 90 propositions qu’il a formulées, combien ont été suivies, reprises, soit dans le domaine législatif, soit dans le domaine réglementaire. Puis quel regard porte-t-il aujourd’hui, seize ans après la loi dite « Bachelot », sur son efficience et la façon dont elle est appliquée ? Y a-t-il encore des pistes d’amélioration ?

Je citais la responsabilité de Jean-Yves Le Déaut au sein de l’OPECST. J’imagine que la culture du risque est un sujet permanent dans de nombreux domaines et non seulement en ce qui concerne les sites Seveso. Quel regard porte-t-il, en tant que biochimiste, donc en tant que scientifique, mais aussi en tant qu’acteur public et élu, sur la diffusion de la culture du risque aujourd’hui en France ? Pouvons-nous mieux faire ? Si oui, comment ? Est-ce qu’il a des éléments de comparaison ? Je sais que l’OPECST s’est parfois tourné vers d’autres pays, d’autres continents. Quel regard porte-t-il en la matière ?

M. Damien Adam, rapporteur. Merci monsieur Le Déaut d’être parmi nous ce matin. J’aurais plusieurs questions. Qui était le président de la commission d’enquête sur AZF dont vous avez été le rapporteur ? À l’époque de votre mission de rapporteur sur la suite d’AZF, quelles difficultés aviez-vous rencontrées ? Vous aviez, à l’époque, fait 90 propositions. Nous aimerions vous entendre sur la culture du risque. Pensez-vous qu’elle a vraiment progressé depuis 2001 ? Votre rapport avait été également une source d’inspiration pour la loi dite « Bachelot » et notamment les plans de prévention des risques technologiques (PPRT). Selon vous, ces PPRT prennent-ils en considération l’ensemble des éléments qui vous semblaient importants ? Ou bien, au contraire, certaines insuffisances demeurent selon vous ?

Concernant la communication et l’information à la population, dans vos recommandations sur la gestion des crises par l’État, une chose frappe. Vous dites qu’il faut réaliser des exercices réguliers, associer les populations aux exercices, moderniser et compléter le Réseau national d’alerte. Comment expliquez-vous que plus de 15 ans après, ces sujets ne semblent pas avoir évolué ?

Par ailleurs, sur les effectifs des installations classées, il apparaît très difficile d’avoir des chiffres stables, exclusifs et complets. Avez-vous été confronté à cette même difficulté à l’époque ? Et diriez-vous qu’un enjeu persiste en la matière ?

M. Pierre Cabaré. Cher collègue, lors de cette mission AZF que j’ai suivie à l’époque, puisque je suis toulousain, vous avez fait 90 propositions. Certaines n’ont sans doute pas été reprises. Je voudrais savoir, parmi celles qui vous paraissaient indispensables et qui n’ont pas été reprises, lesquelles vous pourriez encore nous conseiller aujourd’hui.

Mme Annie Vidal. Monsieur Le Déaut, l’OPECST conduit des travaux notamment sur les expertises des risques sanitaires et environnementaux. L’incendie de l’usine Lubrizol, le 26 septembre dernier, a mis en lumière le risque sanitaire lié à un accident dans une usine chimique. La proximité entre le centre-ville de Rouen et ce site industriel nous force à réfléchir sur la cohabitation entre la population et cette industrie nécessaire à la vie économique de notre territoire. Comment pourrions-nous améliorer, dans le futur, l’intégration de ce risque dans le développement de notre territoire ?

Au sujet du risque sanitaire, nous avons pu voir que l’étendue de la zone concernée par les conséquences de cet accident n’a pas été suffisamment anticipée et que des territoires plus lointains n’étaient pas intégrés dans les réflexions de protection de la population. J’aimerais avoir votre avis sur la manière dont nous pourrions améliorer cette prévention, dans un territoire plus large, autour d’un site Seveso.

M. Jean-Yves Le Déaut, député honoraire, ancien président de lOPECST. Tout d’abord, le président de la commission d’enquête de l’époque était François Loos, qui a été ministre de l’industrie et avec lequel nous avons, me semble-t-il, bien travaillé.

J’en viens plus spécifiquement au fond. Au cours de la mission, je ne peux pas dire avoir connu des freins. Nous avons eu les renseignements, y compris ceux des effectifs des inspecteurs, sur lesquels je reviendrai plus tard.

D’abord, je voudrais dire que c’est une chance d’avoir un organisme comme l’OPECST dans un Parlement. Beaucoup d’autres Parlements en sont dotés. Nous avions pris ce modèle sur les Américains, sur l’Office of Technology Assessment (OTA). Ils l’ont supprimé pour des raisons budgétaires, sous la présidence Bush, mais ils ont installé un nouvel organisme au niveau de la Présidence de la République. Il existe maintenant des offices au Parlement européen et dans de nombreux États. Nous avons d’ailleurs un réseau européen qui s’appelle l’European Parlementary Technology Assessment (EPTA), et qui joue ce rôle. Nous avons sans doute l’un des offices le plus intégrés au Parlement français. Ce sont des parlementaires qui mènent les études. Le fait de travailler en amont d’un problème et non pas sous la pression d’une crise est, à mon avis, un des avantages de ces structures. Je vous ferai d’ailleurs une proposition en ce sens. Ce sujet m’apparaît important. Je l’avais déjà pointé à l’époque et à mon avis, il n’a pas évolué. Nous n’avons pas eu de catastrophe dans ce domaine. Gouverner, c’est anticiper.

L’OPECST a réalisé plusieurs études sur les risques industriels et naturels. Au cours des trois dernières législatures, il a publié trois rapports sur l’évaluation du risque du tsunami sur les côtes françaises, dont un récent de 2019. Les parlementaires Roland Courteau et Claude Birraux ont travaillé sur ce sujet. Un quatrième rapport a été publié également sur la sécurité des barrages et des ouvrages hydrauliques, un sujet aussi important. Une cinquième étude a été réalisée pour voir si nous étions bien préparés à un tremblement de terre. Un tremblement de terre vient par exemple de se produire au Portugal, d’une intensité de 6,4 sur l’échelle de Richter ; un autre est survenu en France, d’une intensité moindre. Une étude a également été réalisée sur l’éruption du volcan Eyjafjöll, en Islande, puis précédemment une autre sur la sécurité des tunnels. Nous avons donc abordé certains de ces risques, mais la majorité de nos travaux ont été consacrés à la sûreté nucléaire.

Je ferai donc un parallèle entre la sûreté nucléaire, un risque qui est perçu et qui existe, et parfois, une banalisation du risque, dans des domaines que l’on considère plus naturels, comme le chimique. J’ai moi-même rendu au Premier ministre, en 1998, un rapport qui s’appelle « La longue marche vers la transparence dans le domaine du nucléaire » et qui est à la base de la loi actuelle sur la sécurité nucléaire et la radioprotection. J’y préconisais la fusion entre les directions de sûreté nucléaire et les directions de la radioprotection, ce qui est fait depuis 1999. Puis, cette préconisation a été reprise en 2006, avec la création de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et la création des commissions locales d’information qui concernent le domaine du nucléaire et qui sont importantes également dans les domaines qui vous préoccupent.

Nous pourrions citer beaucoup d’autres rapports, récents, sur l’avenir de la filière nucléaire en France, sur les drones qui survolaient les centrales il y a quelques années, sur les cuves du réacteur EPR en Normandie, sur les fissures dans les réacteurs. Nous avons donc travaillé sur ces sujets, parmi les 250 rapports réalisés par l’Office depuis sa création, en 1983.

Le plus souvent, un accident résulte d’un enchaînement de causes et notamment de négligences ou de coïncidences, dont la séquence est difficile à anticiper. D’où l’importance majeure du retour d’expérience, c’est-à-dire de l’analyse des incidents et des accidents passés, de la transmission des enseignements pouvant en être tirés. Nous avons été très durs sur ce point, au moment d’AZF. Je pense qu’une progression peut être constatée dans ce domaine. La prise en compte, non seulement des accidents, mais aussi des incidents et des quasi-accidents, est majeure pour la culture de sûreté.

Après l’accident d’AZF, nous préconisions de nous focaliser sur la réduction du risque à la source, en prévoyant une expertise pluraliste des risques, une meilleure implication des salariés dans la prévention des accidents, ce qui n’a peut-être pas suffisamment évolué, mais aussi un contrôle plus régulier par les inspecteurs des installations classées et une plus grande transparence en direction des autorités locales et des riverains. Des progrès sont peut-être encore à faire en la matière. Les acteurs locaux doivent être informés et pouvoir proposer des améliorations. Nous préconisions également une meilleure gestion de crise en cas d’accident et des améliorations restent peut-être à faire également. Ces propositions qui avaient été faites n’ont pas, à mon avis, atteint leur niveau optimal.

En analysant l’accident de Rouen et sans rechercher les responsabilités, puisque la justice est saisie, nous constatons que les leçons de la catastrophe de Toulouse n’ont pas été totalement tirées. Certes, des progrès ont été faits – vous avez cité la loi dite « Bachelot » de 2003 et la directive Seveso de 2012 –, mais ils restent des insuffisances sur cinq points.

Sur la réduction du risque à la source, le théorème de la protection contre le danger maximum semble être une réalité en France. Plus il y a de dangers potentiels, comme dans le nucléaire, l’aéronautique ou le spatial, plus les règles de sûreté sont respectées, alors que les risques ne sont pas perçus dans les stockages de produits dangereux notamment.

Il existe une banalisation et une sous-estimation du risque, bien que des progrès aient été faits. J’ai réussi à obtenir une note de la DREAL, du 16 novembre 2018, qui traite de ces questions et qui pointe les actions à mener. Si ce n’est pas fait, il faut donc chercher les raisons ailleurs. La DREAL pointe bien les points qui devraient être améliorés. Cela est tellement vrai que dans une circulaire du 2 octobre 2019, juste après l’accident, la ministre de la transition écologique et solidaire, Élisabeth Borne, demande à connaître la nature et la quantité des produits présents sur les différents emplacements d’un site. Sa demande signifie que cet inventaire n’était peut-être pas totalement fait. La difficulté, dans l’accident de Rouen, a été de connaître précisément ce qui se trouvait sur les sites, ce qui a brûlé et ce qui se retrouvait donc sous forme de produits de combustion dans l’atmosphère. Cette nécessité d’inventaire était indiquée dans les notes précédentes.

J’ai pu constater combien est fragile la frontière qui sépare l’improbable du probable en matière de risques industriels. L’accident de l’usine Lubrizol a une nouvelle fois montré qu’une perte de mémoire du risque potentiel conduit à sa banalisation. Les pertes de mémoire, mais aussi les erreurs de perspective dans la perception des risques ou la banalisation des dangers sont des phénomènes fréquents dans des industries dangereuses. Ils doivent être combattus sans relâche. Les piqûres de rappel étaient demandées dans les notes de l’administration qui avait conscience de cette nécessité.

En tout état de cause, il semble indispensable de progresser rapidement dans la méthodologie des études de danger. J’écrivais, en 2002, que différentes voies de progrès doivent être empruntées : l’amélioration du recensement des scénarios, notamment grâce à une pluralité d’intervenants dans la conduite de l’étude ; l’association, sous certaines conditions, de la méthode probabiliste et de la méthode déterministe ; l’élargissement du champ des études de danger.

Sur la distinction entre méthode probabiliste et méthode déterministe : il existe deux types d’études des conceptions des dangers, dans notre système industriel français. Je crois que vous l’avez déjà vu largement, je ne vais donc pas vous le redémontrer. Dans le nucléaire, la prévention des incidents s’effectue sur des dispositifs appropriés, par exemple l’interposition de barrières entre les produits radioactifs et l’environnement, au moyen de trois barrières de confinement, que sont la gaine du combustible, le circuit primaire et l’enceinte de confinement. On applique la redondance de certains matériels. En cas de risque, on met deux matériels, même s’il y a eu des erreurs.

Je me souviens de la crise de Blayais de 1999, dans le nucléaire, avec la tempête. Nous ne sommes pas passés loin d’un accident. Les générateurs, qui sont nécessaires en cas de coupures d’électricité, avaient été installés aux endroits de l’inondation. Heureusement, il y avait plusieurs lignes électriques. Les redondances sont critiques pour la sûreté.

La surveillance et la détection sont réalisées par une instrumentation très développée, utilisée tant pour la surveillance des systèmes que pour le contrôle d’intégrité des barrières de confinement. Les moyens d’action sont constitués de systèmes de protection, dont le plus important est l’arrêt automatique du réacteur. Des systèmes de sauvegarde sont également prévus, afin de prendre en charge des fonctions de sûreté essentielles en cas d’accident. Les procédures ultimes sont prévues en cas d’accident grave. Une gestion du risque est prévue, et ce sous le contrôle de l’ASN.

J’ai vu votre proposition, qui me semble intéressante, d’avoir une gestion équivalente sur les sites Seveso. J’avais contribué à la création de l’ASN. Elle est importante. Elle n’est pas seulement une administration, elle est une autorité à laquelle l’État a confié une partie de ses responsabilités, ce qui est majeur.

Le deuxième sujet concerne l’augmentation des contrôles par les inspecteurs des installations classées. La situation de sous-effectif de l’inspection des installations classées a déjà été dénoncée depuis très longtemps, dans un rapport de la Cour des comptes de 1996. En 2002, j’écrivais, à propos du site de la Mède, qu’un seul et même inspecteur à temps partiel était en charge de cette raffinerie d’une importance majeure, qui se caractérise, à elle seule, par 24 études de danger. Cette situation, loin d’être une exception, était la règle. Une charge de travail écrasante et des responsabilités accablantes pèsent sur chacun des inspecteurs des installations classées.

En France, nous réagissons après un accident, mais il faudrait peut-être réagir avant. Après AZF, nous avons connu une augmentation forte du nombre d’inspecteurs des installations classées. Dans le budget de 2002, ils étaient 1 020. Aujourd’hui, ils sont, d’après les chiffres que j’ai obtenus, 1 290 équivalents temps plein, affectés à l’inspection des installations classées, pour un effectif de 1 707 agents techniques au sein de différents services déconcentrés. Après AZF, les effectifs ont continué d’augmenter pendant deux ou trois ans. Nous demandions à l’époque de les doubler et un consensus s’était exprimé en ce sens. En réalité, ils n’ont pas été doublés, ils ont augmenté et ils ont stagné depuis, avec même une très légère décroissance au cours des deux dernières années.

Les effectifs de la Direction régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement (DRIRE) à l’époque, de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) aujourd’hui, sont donc surchargés. J’ai lu que l’objectif était d’atteindre 50 % du nombre de contrôles annuels, d’ici 2022, via la déclinaison de plusieurs leviers que sont la poursuite de la simplification et la transformation numérique des organisations. Nous pouvons en douter, car nombre de nouvelles charges ont été affectées à ces inspecteurs des installations classées. Je les cite : la biodiversité, l’économie circulaire, les nanomatériaux, la réduction des gaz à effet de serre. À mon avis, même avec la numérisation, nous ne parviendrons pas à cet objectif des 50 % de contrôles supplémentaires.

Dans son avis budgétaire au nom de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire sur le programme budgétaire 181, votre collègue Madame la députée Danielle Brulebois dit la même chose. Elle relève un sous-effectif total et souligne que le temps passé par les inspecteurs en contrôle ne représente que 20 % de leur temps de travail, sous l’effet de nouvelles tâches qu’ils doivent accomplir. Les DREAL, dans certaines régions, soulignent que leur présence sur le terrain a fortement régressé au cours des dernières années. Elles ont des objectifs d’environ 21 contrôles par agent, elles sont en réalité à 14. Le chiffre budgétaire de votre collègue de l’Assemblée est légèrement différent, mais presque identique.

Ils sont obligés d’appliquer deux principes : le principe de hiérarchisation et la fréquence minimale de contrôle. Nous ne sommes donc pas dans une situation optimale. Je prends en compte les inspecteurs de l’agriculture qui ont d’ailleurs été importants dans la crise de Lubrizol. Lorsqu’il leur est demandé de contrôler les risques pour la santé et pour l’environnement des OGM, nous pouvons nous interroger sur la réelle priorisation. J’ai aussi travaillé sur les OGM. Aucune étude mondiale ne montre un risque pour la santé, mais on fait travailler des inspecteurs sur ce sujet pour répondre à une demande globale de la société civile. Il n’y a donc pas vraiment une hiérarchisation des risques.

Une mission d’information comme la vôtre devrait sans doute réfléchir aux relations de partenariat entre la DREAL et la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE), puisqu’il existe un corps des inspecteurs des installations classées et un corps de l’inspection du travail. Bien qu’ils travaillent en binôme dans certains cas, que des conventions de partenariat existent et sont signées par l’administration, les collaborations sont trop ponctuelles.

J’ai eu deux sujets à traiter concernant les risques : concernant AZF, mais aussi celui du chlordécone aux Antilles, un sujet dont il a été encore récemment question. J’étais le rapporteur de la commission d’enquête. La période de crise passée, parfois, les promesses politiques s’envolent et l’administration est confrontée à ces vrais problèmes d’effectifs et de priorisation.

Concernant la transparence et la gestion de crise, les conditions de fonctionnement des comités locaux d’information et de concertation doivent être revues, à mon sens, afin qu’un véritable dialogue s’installe en matière de sûreté. C’est, me semble-t-il, mieux réalisé dans le domaine du nucléaire. Je pense qu’il convient d’observer ce qui est fait dans ce domaine. Le département de Seine-Maritime comprend les deux. Vous pouvez donc les comparer. La commission d’enquête doit se saisir, à mon sens, de cette question.

L’accident de Lubrizol a montré les carences, pourtant pointées dans le rapport de 2003, sur la gestion de crise et la communication de crise. J’ai lu les déclarations du préfet de région. Avec les moyens qu’ils ont, ils ont fait, bien sûr, le maximum. Nous demandions de renforcer les moyens de la Sécurité civile en dotant les préfectures d’une salle opérationnelle adaptée à la gestion de crise. Est-ce le cas dans tous les endroits où une crise peut survenir ? Il vous reviendra de répondre à cette question. La mission d’information devrait se pencher sur ces suites données à cette proposition.

Nous demandions également la création d’une cellule de crise nationale, pour mieux réagir aux catastrophes. Toulouse avait montré l’insuffisance des moyens de gestion de crise ; Rouen l’a confirmé. Cette évaluation paraît avérée dans toutes les préfectures qui peinent à faire face, dans des conditions satisfaisantes, à des catastrophes de grande ampleur. Il n’est pas au demeurant surprenant que ces moyens, à peine dimensionnés pour des conditions normales, se révèlent insuffisants dans des conditions exceptionnelles.

L’administration fait son travail, mais les moyens sont sans doute insuffisants. Je réitère donc la proposition de création d’une cellule nationale de crise, animée par des spécialistes de gestion de crise, qui soit susceptible de renforcer, en cas de catastrophe exceptionnelle, les moyens des préfectures ou des départements concernés. Cette cellule serait placée sous l’autorité du ministre de l’Intérieur. On vous dira qu’elle existe déjà.

M. Damien Adam, rapporteur. Si nous demandons une cellule de crise nationale, je pense que l’on nous répondra assez facilement que des choses existent déjà parce que des remontées régulières sont déjà faites à Paris. Il convient de savoir précisément comment doit être constituée cette cellule de crise nationale pour qu’elle soit efficace.

M. Jean-Yves Le Déaut. Je suis tout à fait d’accord avec vous. On vous dira qu’elle existe déjà. Comme nous l’avons constaté à Toulouse et à Rouen, il est difficile d’être spécialiste lorsqu’on a à œuvrer le moins souvent possible. Néanmoins, cette cellule pourrait organiser, sur le plan national, un retour d’expérience sur les exercices de crise, sur tous les accidents, les quasi-accidents et les incidents. Elle pourrait être associée aux formations sur ce sujet. Elle pourrait apporter des moyens spécifiques en ce qui concerne l’aide aux victimes, etc. Il faut la définir. En tout état de cause, il faut, à mon sens, progresser en la matière.

Le quatrième point est une proposition sur le transport des matières dangereuses. Même si ce sujet n’est pas directement le vôtre, je pense qu’il faut aborder cette question avant qu’un accident grave ne survienne. Plusieurs gares françaises sont, de fait, des sites « Seveso ». Je préconise d’urgence la création d’une commission d’enquête sur ces questions, liées au transport de matières dangereuses et à la sûreté des infrastructures de transport, notamment des ports, des aéroports et surtout des gares. De très nombreux wagons transitent dans les grandes gares, à Paris, à Lyon, à Marseille, tous les jours.

Concernant les outils réglementaires, j’ai également été frappé par l’abondance de règles en vigueur pour éviter les accidents industriels. La loi de 1976 sur les risques technologiques et les directives Seveso successives de 1986, de 1987 et de 2012, paraissent pour l’essentiel satisfaisantes, mais la France est le pays de la « géologie politique ». Chaque crise conduit à la création d’une nouvelle agence ou d’une nouvelle loi.

La législation française sur les installations classées, qui la transpose ou la complète le cas échéant, n’a pas à être bouleversée. Elle peut être précisée. C’est le rôle d’une commission d’enquête de le déterminer. Il n’est pas, à mon sens, nécessaire de faire de la sédimentation juridique en ajoutant de nouvelles strates réglementaires. La réglementation permet d’améliorer considérablement la sûreté des installations, en rendant plus contraignantes les dispositions s’appliquant aux exploitants.

La directive de la DREAL, dont j’ai déjà fait état, est bonne, mais j’ai pu constater un certain décalage entre le discours des organisations professionnelles et de certaines entreprises, qui présentent la sécurité comme une nécessité absolue, et la réalité des pratiques encore trop souvent dictée par une pression des impératifs de rentabilité et par la déresponsabilisation des salariés. Tout accident peut être évité. Tout doit être fait en ce sens.

Tout doit être fait pour que des accidents soient évités. C’est le rôle même de l’État qui est garant de la sécurité des personnes. C’est, pour l’industrie, un impératif de responsabilité sociale, mais également un impératif économique. Dans la quasi-totalité des cas, l’approche coût/avantage montre, en intégrant la totalité des coûts directs et indirects des accidents, que les investissements de sûreté ont, dans des pays développés, un coût d’opportunité inférieur à celui de tout autre investissement. Ces investissements matériels, mais aussi humains, doivent être réalisés en priorité. Je voulais souligner ce message important.

Je terminerai en disant que le président de la région Grand Est m’a confié un rapport de préfiguration de l’élaboration du Schéma régional de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Je viens de le lui rendre le 15 octobre. Dans ce rapport, je préconise le développement de l’intelligence artificielle au service des technologies et notamment au service de l’industrie, pour passer à l’industrie 4.0. Nous ferons des progrès dans ce domaine si nous sommes capables, plus fortement, de faire de la maintenance prédictive par exemple, d’intégrer dans l’industrie un certain nombre de risques et de mettre des clignotants à chaque fois qu’il peut y avoir une détérioration dans le procédé ou dans le process industriel. Je regrette que les quatre instituts d’intelligence artificielle qui ont été créés n’aient pas montré l’importance sur l’industrie. Nous éviterons des risques en mettant l’informatique au service de l’industrie et en passant à des procédés et des process industriels 4.0 sur du contrôle de qualité en ligne, sur de la maintenance prédictive, sur le changement des process, sur le contrôle de la défense en profondeur, des thèmes qui ont été abordés en matière de sûreté.

Monsieur le Président, Monsieur le rapporteur, je suis prêt à répondre à des questions.

M. le président Christophe Bouillon. Merci Jean-Yves Le Déaut pour ces propos éclairants qui répondent en partie aux questions que nous avons pu vous poser en préambule de votre intervention. Je me permets d’ajouter trois questions, notamment pour réagir à vos propos.

La première concerne la fameuse loi dite « Bachelot » de 2003. Pour éviter de « faire de la géologie politique », pour reprendre votre expression, une question me semble essentielle, celle de l’évaluation. Il en existe maintenant le principe. À chaque fois qu’une loi est votée au Parlement, elle est évaluée. Je ne sais pas si cette disposition existait en 2003, mais savez-vous si une évaluation de la loi a été faite pour permettre d’en mesurer son application et son effectivité ? Des textes de loi appellent ensuite des décrets d’application et il est souvent difficile d’en voir la publication dans un délai bref. Est-ce qu’il y a eu un suivi de ce texte dont vous avez inspiré, avec les propositions de la commission d’enquête, la plupart des dispositifs ?

La deuxième question concerne l’évènement connu à Lubrizol de 2013. Vous étiez à l’époque président de l’OPECST. Avez-vous eu une expression à cette époque ? Bien que vous n’ayez pas été saisi, au regard de votre expérience et de la commission d’enquête dont vous avez été le rapporteur, aviez-vous souhaité vous exprimer, à l’époque, sur ce précédent ?

Enfin, pour rebondir sur vos propos, que je trouve intéressants, sur l’analyse prédictive à partir de l’intelligence artificielle, nous savons qu’elle existe notamment pour la météo et les risques naturels. Vous semblez nous dire qu’elle n’existe pas aujourd’hui pour les risques industriels. De quelle façon pourrions-nous la mettre au service des études de danger qui sont nécessaires, notamment pour la mise à jour ou la réalisation des PPRT ? Comment pourrions-nous utiliser cette analyse prédictive pour améliorer tous les scénarios possibles, en ce qui concerne les dangers ? Nous pourrions notamment y inclure, à proximité des sites Seveso, d’autres sites industriels. Nous partons souvent du site Seveso pour voir quels dangers il fait encourir à son environnement de proximité, mais nous ne voyons pas toujours les risques qui peuvent naître des sites qui se situent à proximité et qui ne relèvent pas du régime Seveso. Classiquement, un incendie peut se déclencher dans un site à proximité qui n’est pas soumis à un certain nombre de contraintes, mais qui peut avoir des effets sur ce site Seveso. Vous évoquiez tout à l’heure des inondations ou d’autres types de risques qui peuvent exister.

M. Damien Adam. Je souhaiterais préciser quatre points avec vous. Le premier concerne les PPRT. Selon vous, peu d’évolutions sont à apporter sur les PPRT.

Le deuxième point concerne l’information de la population et les exercices réguliers. Parmi les 90 propositions que vous aviez faites à l’époque ou celles qui ont pu mûrir depuis, avez-vous des suggestions à faire sur ce sujet ?

Dans votre rapport, vous prôniez aussi une réflexion sur la mise en place d’un crédit d’impôt sûreté, inspiré du crédit d’impôt recherche. Pourriez-vous nous apporter des précisions sur ce sujet ?

Enfin, vous évoquiez l’évolution du nombre d’inspecteurs des DREAL. Il faudrait regarder si le nombre de sites Seveso, depuis les années 2000, n’a pas non plus baissé. Eu égard à la désindustrialisation de notre pays depuis 20 ans, il n’est pas impossible que leur nombre ait diminué grandement. Pour parler spécifiquement du cas de Lubrizol, 38 contrôles ont été effectués. Autant le sujet peut être soulevé au niveau national, bien que je ne dispose pas encore d’élément pour le vérifier, autant sur le site spécifique de Lubrizol je n’ai pas l’impression qu’il y ait eu un défaut de contrôle. Il y a peut-être eu un non-respect des éléments établis lors des contrôles, mais le nombre de contrôles laisse penser que le site était grandement surveillé.

M. Pierre Cabaré. Vous avez parlé des gares et ce sujet est en effet préoccupant. Est-il exact que les wagons, qui transportent ces matières dangereuses, ne sont pas suffisamment contrôlés ? Est-il exact aussi qu’en ce qui concerne le transport routier, ces citernes sont découpées tous les 18 ou 20 ans ? Il resterait encore des wagons qui ont une quarantaine d’années et qui traversent ardemment nos villes. 

M. Jean-Yves Le Déaut. La loi dite « Bachelot », comme certaines autres lois, a commencé sous une législature et s’est terminée sous une autre, ce qui montre le consensus pour traiter de la question. À l’époque, l’Office faisait la remarque récurrente que faire la loi sans contrôler son application ne correspondait pas à un bon travail législatif. J’avais d’ailleurs fait un rapport pour la commission du développement économique sur la loi « après-mine » de 1998, où je disais que l’esprit de la loi n’avait pas été respecté. Il faut contrôler que le réglementaire corresponde à ce qui est écrit dans la loi.

Est-ce que la loi dite « Bachelot » a rempli globalement ses objectifs ? Je pense plutôt que oui, à la fois par les décrets, non évalués à cette époque, mais aussi par la dernière directive Seveso, en 2012. Il a fallu du temps, ce qui est une constante. On ne peut pas dire que la loi dite « Bachelot » n’ait pas permis de progresser, d’autant plus qu’il ne faut pas, à mon sens, faire trop de lois. Trop de lois conduisent à ce que la totalité des choses à faire soit indiquée. C’est le paradoxe entre une note qui dit tout ce qu’il faut faire et la réalité.

Que le nombre de contrôles ait été suffisant à Lubrizol, certes, mais il n’empêche que le répertoire des produits chimiques a été demandé après-coup.

Un incendie peut venir d’un site voisin. J’ai cru comprendre que la directrice de l’usine ne s’exprimait pas, à un moment donné, parce que les responsabilités pouvaient être croisées. Il reviendra à la justice de revenir sur ce sujet et non pas à la commission d’enquête.

L’évaluation des lois doit être un exercice majeur. Elle est difficile lorsque l’application des décrets se fait six à huit ans plus tard. J’ai l’exemple du décret sur le diagnostic préimplantatoire qui a été pris cinq ou six ans après la loi de bioéthique. La législature n’est plus la même. Il faut réfléchir, dans l’organisation du Parlement, à un portefeuille de contrôle, dans une commission, afin qu’un député prenne la suite d’un autre qui n’est plus là et soit nommé directement. Il y a sûrement des progrès à faire.

Par ailleurs, nous avons voté un projet de résolution, en février 2017, qui s’appelle « Science et progrès dans la République » et qui a été voté à l’unanimité. Il dit que lorsqu’une loi a un caractère scientifique et technologique, il faut que l’étude d’impact soit réalisée soit par l’Office d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, soit par une commission. Il faut prendre le temps de réfléchir aux impacts avant de voter la loi et s’appuyer sur une étude préalable. Le rapporteur n’a souvent pas le temps de le faire. Il est souvent pris dans la pression de son rapport. Il faut peut-être donner à une autre personne, en lien avec le rapporteur, la possibilité de le faire.

J’ai bien sûr été informé de la crise de 2013 sur le mercaptan, mais je n’ai pas été saisi. Je reviens ici sur le Parlement. Lorsqu’on dispose, dans un Parlement, d’un office d’évaluation, il faut le saisir en amont sur de nombreux sujets. Personnellement, je ne pense pas avoir été saisi de cette question. À partir d’un incident ou d’un quasi-accident, il aurait été intéressant de faire un rapport plutôt à froid. Vous pointez une bonne question sur l’organisation du travail du Parlement. À côté du travail législatif, qui est souvent réalisé sous la pression et avec célérité, il faut que le parlementaire réserve une partie de son temps à des études amont. C’est vraiment un dispositif auquel je crois. En trouvant cette organisation, nous ferons, à mon avis, de meilleures lois.

L’analyse prédictive me semble majeure. La question n’est pas de savoir si elle existe déjà. Chaque proposition conduit untel ou untel à dire qu’elle existe déjà. Pourtant, celui qui fait la proposition n’a pas la perception que ce qu’il propose existe. Soit la chose n’existe donc pas, soit nous ne sommes pas arrivés au niveau de maturité suffisant. Je pense qu’il faut avancer dans ce domaine. Les investissements d’avenir travaillent sur des sujets de prospective. L’un des moyens d’avancer est de créer un centre IA dédié aux problèmes industriels et d’étudier comment le prédictif peut améliorer la situation de l’industrie, sa productivité, mais aussi la sûreté. Je suis persuadé qu’il existe des marges dans ce domaine.

Dans le nucléaire, nous avons une culture du risque qui est forte, et heureusement. Nous ne sommes jamais à l’abri d’un accident. C’est une industrie dangereuse, mais tout comme le spatial, l’aéronautique ou le rail. Je vous invite d’ailleurs à relire un tableau sur les risques que j’avais inséré dans le rapport. Le Professeur Amalberti classait les risques en fonction de l’activité. Il classait des systèmes amateurs, des systèmes réglés et des systèmes ultra réglés, en fonction du nombre de catastrophes par nombre de mises en œuvre. L’alpinisme par exemple est un système amateur, avec des morts perlés, certains ne respectant pas toujours les règles de sûreté. Les systèmes réglés concernaient la médecine, les accidents de la route, l’artisanat, les industries de transformation, avec une catastrophe pour 10 000 à 100 000 mises en œuvre. Enfin, dans les systèmes ultra-réglés, comme le nucléaire, la catastrophe n’est pas permise. Malheureusement, il y en a eu, Tchernobyl, Fukushima.

Il est évident qu’il faut réussir à organiser la sûreté des systèmes d’industrie de transformation, selon les meilleures conditions de sûreté possible.

Est-ce que les PPRT qui ont été mis en place sont suffisants ? Ils sont suffisants dans l’esprit sans doute, mais il conviendrait d’associer beaucoup mieux les témoins de l’activité industrielle, ceux qui y travaillent, ainsi que les riverains, qui perçoivent un risque, et de mieux appréhender la globalité du site et la globalité des incidents sur un lieu voisin du site. C’était d’ailleurs le cas d’AZF où se trouvait à proximité l’usine des poudres. Quand deux unités industrielles sont voisines, il est évident qu’il faut travailler sur les incidences possibles d’une activité sur l’autre.

Le PPRT ne doit pas être élaboré uniquement par l’industriel avec un bureau d’études et contrôlé par l’administration. L’élaboration doit être davantage pluridisciplinaire et mieux intégrer tous ceux qui souhaitent s’exprimer. Cela ne signifie pas que la position de celui qui souhaite s’exprimer doit être retenue, mais au moins, il l’aura dit. L’élaboration d’un texte aura ainsi été réfléchie de manière publique, collective, contradictoire. Je crois au public collectif contradictoire. Une expertise collective est mieux réalisée qu’une expertise individuelle. L’INSERM le fait d’ailleurs en matière de santé.

L’information de la population est majeure. Par rapport aux préconisations de la commission, en 2003, nous n’avons pas suffisamment progressé dans ce domaine, bien que des progrès aient été faits. La maille n’est peut-être pas encore suffisante. Il reste des points sur lesquels il convient de progresser.

Concernant le crédit d’impôt sûreté, il existe le crédit impôt recherche. La recherche est majeure, mais la sûreté aussi. Pourquoi ne pas avoir un avantage à faire plus d’efforts en matière de sûreté ? Le vote du budget comprend de très nombreux avantages fiscaux. La sûreté pourrait le mériter. C’est une piste à creuser et je la mets à la discussion.

S’agissant des 38 contrôles sur Lubrizol, je crois avoir répondu, mais en moyenne, sur les 21 contrôles qui devraient être faits sur les unités Seveso, 14 ont été réalisés. Votre collègue, dans son avis précité sur le programme 181, dit la même chose que moi. J’ai repris sa phrase et nous sommes arrivés à la même conclusion. Elle demande une augmentation de 50 % du nombre d’inspecteurs des installations classées qui sont 1 300. Je demandais quant à moi de doubler le nombre de 1 020, ce qui représentait 2 040. Les chiffres sont quasiment identiques. Alors que des notes, avant l’accident, faisaient état qu’il leur était difficile de remplir de nouvelles tâches, je ne crois pas à l’atteinte de l’objectif grâce notamment à l’informatisation. L’informatisation va peut-être améliorer la sûreté, mais ne va pas régler tous les problèmes de contrôle.

Est-ce que le contrôle est effectif dans les gares ? Je ne sais pas si ce sujet est dans le champ de votre mission. Il n’était pas dans le champ de notre mission, mais nous l’avions inscrit parce que plusieurs personnes nous l’avaient dit. Au moins, si jamais un accident survenait dans une gare un jour, nous l’aurions dit.

Il faut revoir la législation. Certains wagons sont des « unités mobiles Seveso » et personne ne le sait. La transparence est inexistante. L’attentat de Madrid, il y a quelques années, dans une gare, avait fait 200 morts. Un accident dans une gare, à Toulouse, à Marseille ou à Lyon, pourrait être une catastrophe. Il faudrait aborder le contrôle du transport routier de la même manière. Je n’ai pas étudié cette question, mais il est évident qu’il faut le faire.

D’ailleurs, nous sommes soumis à un dilemme. L’incendie de produits chimiques était une préoccupation qui apparaissait peu. On parlait beaucoup d’explosion ; on parlait moins d’incendie de produits chimiques.

Nous disions qu’il fallait scinder les stocks. C’est une bonne idée. Nous disions également qu’il fallait faire une défense en profondeur, afin qu’en cas d’incendie, ces produits ne soient pas touchés. Ce sont des pistes.

Une autre piste est d’essayer d’avoir des process industriels qui utilisent moins de produits chimiques et d’avoir moins de stocks dans l’usine. Si les stocks sont moins importants dans l’usine, il faut veiller à ce qu’ils ne soient pas plus importants sur les camions. Dans l’industrie, nous arrivons au stock zéro parce que le stock est sur le camion qui arrive vers l’outil industriel. Avec des produits dangereux, je ne suis pas sûr que ce soit un progrès. Il faut sans doute scinder les stocks, comme dans les explosifs. Dans la mission que j’avais faite, j’avais vu une législation légèrement différente sur les explosifs. Les stocks sont davantage scindés. Il faut peut-être les scinder pour certains produits chimiques.

En chimie, dans l’analyse déterministe des dangers, il faut essayer de déterminer les conséquences d’un incendie et d’une explosion. Tous les produits chimiques ne sont pas dangereux, mais l’isocyanate de méthyle par exemple est un produit qui se fixe, de manière covalente, à nos systèmes, qui, dans nos synapses, permettent les transmissions de l’influx nerveux. Sans influx et sans capacité de faire des transmissions au cerveau, on meurt d’asphyxie, les muscles ne répondent plus. Que je sache, il n’y a pas de l’isocyanate de méthyle dans nos sites industriels, mais il y a des composés très dangereux. Il faut donc disposer de cet inventaire. Surtout, l’inventaire ne suffit pas, il faut des spécialistes de l’aide à la crise. Une mission d’information ou une commission d’enquête a un rôle majeur. Elle est capable de faire la synthèse et de faire des propositions.

M. le président Christophe Bouillon. Il faut en effet que nous puissions faire la synthèse. Nous allons poursuivre nos auditions. Merci de ces réponses. Merci de cet éclairage et de cette contribution, au nom de l’ensemble des membres de la mission d’information.

Laudition sachève à douze heures dix.

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21.   Audition, ouverte à la presse, de Maître Corinne Lepage, ancienne ministre, avocate, co‑fondatrice du cabinet Huglo‑Lepage

(Séance du mercredi 4 décembre 2019)

Laudition débute à onze heures trente-cinq.

M. le président Christophe Bouillon. Mes chers collègues, je vous propose de débuter cette nouvelle audition, dans le cadre de la mission d’information sur l’incendie de Lubrizol à Rouen décidée en Conférence des présidents. Elle doit nous permettre de tirer toutes les conclusions et de procéder à un retour d’expérience de cet événement majeur, en évoquant à la fois la gestion et la communication de crise. Elle nous permettra aussi, car tel est l’objectif d’une mission de cette nature, de formuler des propositions visant à améliorer les dispositifs, si nécessaire, que ces améliorations soient de nature réglementaire ou législative. Pour ce faire, nous avons besoin, au fil du temps, de recevoir l’ensemble des acteurs.

Nous recevons ce matin Madame Corinne Lepage, ancienne ministre, reconnue depuis de nombreuses années comme une avocate très présente dans les cas de catastrophes environnementales. À ce titre, elle a fait progresser le droit et la défense des victimes. Elle est une militante infatigable du droit de l’environnement, mais aussi une ancienne ministre de l’environnement de 1995 à 1997. Compte tenu de ses différentes responsabilités, il était important d’entendre son point de vue, d’autant que Madame Lepage est désormais l’avocate de l’association « Rouen Respire » qui s’est constituée suite à cet événement. Cette association rassemble des citoyens habitant le territoire et souhaitant, à travers différentes procédures, défendre ce qu’ils considèrent comme étant leurs droits et obtenir un bon niveau d’information.

Dans un premier temps, je voudrais vous entendre, Madame Lepage, au sujet de la qualification même de cet événement : selon vous, s’agit-il d’un accident industriel ou technologique, d’une catastrophe environnementale ou d’un accident sanitaire majeur ? Il me semble important en effet de partir d’une qualification en rapport de ce que nous avons vécu à l’échelle de ce territoire. Par ailleurs, durant votre expérience ministérielle, avez-vous connu un événement de cette nature ou que vous considérez comparable ?

Vous avez publié, avec Patrick Lions, une tribune dans le quotidien Le Monde, dans laquelle vous évoquez des « couacs préfectoraux » : pourriez-vous y revenir ? Par ailleurs, vous parlez dans ce texte des plans de prévention des risques technologiques (PPRT) et vous portez un jugement sur la loi dite « Bachelot » de 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages. Vous considérez qu’il s’agit d’une forme de lâcher-prise sur la question. J’aimerais que vous précisiez votre pensée en la matière.

Plus largement, en tant qu’avocate très impliquée dans le droit de l’environnement, de quelle façon pensez-vous qu’il soit possible d’améliorer les dispositifs, les contrôles et les inspections ?

Le site concerné par l’incendie avait été inspecté à trente-neuf reprises au cours des dernières années. Qu’est-ce que cela vous inspire ? Êtes-vous favorable à un renforcement des moyens consacrés à l’inspection des sites Seveso et plus largement, à celle des sites classés ? Quel regard portez-vous sur ce sujet ?

Enfin, la réouverture du site est désormais sérieusement demandée. Cette réouverture est qualifiée de « partielle » selon l’exploitant ; elle interviendra incessamment, puisqu’il est question d’une discussion en Conseil de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST) le 10 décembre 2019. Qu’en pensez-vous ? Y êtes-vous favorable ou non, et pourquoi ? Selon vous, quelles sont les conditions qui pourraient permettre une réouverture, même partielle, du site de Lubrizol à Rouen ?

M. le rapporteur Damien Adam. Nous vous remercions, Madame Lepage, de votre présence aujourd’hui. Nous vous avons entendue à plusieurs reprises au sujet de cet incendie, mais dans des formats relativement courts ; il est donc particulièrement intéressant de vous entendre plus longuement et d’entrer dans les détails.

Je souscris à la question qui vous a été posée par le président au sujet de votre expression « couacs préfectoraux ». En outre, quelles seraient vos préconisations de rectification des pratiques relatives à l’information sanitaire destinée aux populations ?

Considérez-vous que les prélèvements effectués sur l’air, les sols, les produits agricoles et l’eau, le jour de l’incendie puis ultérieurement, ont été bien réalisés, d’après les informations que vous avez pu consulter ou entendre de manière moins officielle ? Les organismes tels que l’Agence régionale de santé (ARS), l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS), Santé publique France, etc., vous paraissent-ils suffisamment indépendants pour traiter tel ou tel prélèvement, puis le cas échéant, diligenter ou participer à des enquêtes épidémiologiques à plus long terme, afin de suivre les populations exposées ?

Au sujet des PPRT, je ne reviendrai pas sur ce que vous avez indiqué dans votre tribune dans Le Monde ; j’ajouterai cependant une question : quelles sont selon vous les absences de prise en compte les plus criantes, voire scandaleuses, dans les textes actuellement en vigueur ? Quelles sont les principales critiques que vous formulez à l’égard du PPRT qui incluait l’usine Lubrizol ? Vous avez en effet qualifié certains points de ridicules.

Je souhaite aborder votre activité d’avocate en relation avec l’association « Rouen Respire ». Bien évidemment, notre mission d’information n’a ni la légitimité ni l’intention de s’immiscer dans les procédures judiciaires en cours. Mais quels sont les arguments, de fait et de droit, qu’il vous est possible de faire valoir dans le cadre de plaintes contre X pour mise en danger de la vie d’autrui ? Existe-t-il en France des jurisprudences particulièrement parlantes concernant des incidents industriels majeurs, sinon identiques, au moins comparables à l’incendie du site de Lubrizol ?

Enfin, une dernière question : cette activité d’avocate pour l’association « Rouen Respire » est-elle bénévole ou fait-elle l’objet d’une rémunération ?

Maître Corinne Lepage. En premier lieu, je me suis permis de vous apporter les trois documents que j’ai remis au Sénat, car j’ai pensé qu’ils pouvaient vous intéresser : les réponses écrites aux questions qui m’ont été posées, la tribune rédigée avec Patrick Lions dans sa version intégrale, qui détaille les raisons pour lesquelles nous nous trouvons aujourd’hui face à de telles difficultés. Point par point, ce texte explique l’évolution de la législation. Le troisième document est une compilation effectuée par « Rouen Respire » des questions posées par le public ; il vous permettra de prendre la température, si je puis dire.

Comment qualifier ce qui s’est passé ? Heureusement, il ne s’agit pas d’un accident majeur, mais nous n’en sommes pas passés loin. Nous l’avons évité grâce aux pompiers et aux policiers, auxquels on ne rendra jamais suffisamment hommage, d’autant qu’ils sont intervenus dans des conditions sanitaires extrêmement discutables. À cet égard, on m’a rapporté qu’il avait initialement été demandé aux pompiers de ne pas s’équiper de tout leur arsenal, afin de ne pas inquiéter les gens ! J’ignore si cela est vrai, mais il serait intéressant que votre mission enquête à ce sujet. Les protections individuelles légères qu’ils ont utilisées n’étaient pas vraiment adaptées. Une première série d’analyses a été effectuée auprès des pompiers ; j’ai réclamé les résultats de la seconde, qui devait avoir lieu un mois plus tard, en vain à ce jour.

Nous n’avons pas connu d’accident majeur, c’est-à-dire entraînant un effet domino, se propageant dans plusieurs installations de la zone. Je ne sais si vous vous êtes rendus sur place, mais certains d’entre vous connaissent bien les lieux : cette zone accueille des silos à grain, des stocks de pétrole, etc. Nous avons eu beaucoup de chance en définitive dans le malheur qui a frappé les Rouennais : cela aurait pu être bien pire. Néanmoins, il s’agit bien d’une catastrophe industrielle. Sera-t-elle sanitaire ? À l’heure qu’il est, je l’ignore.

Vous m’avez demandé si j’avais vécu une expérience similaire : non, heureusement. Pour être tout à fait honnête, je me dois d’ajouter que j’ai vécu deux ans avec cette angoisse chevillée au corps tous les matins et tous les soirs ; je m’endormais en me demandant si j’allais être réveillée par un gros pépin. En effet, le ministre de l’Environnement n’est pas uniquement le ministre des petits oiseaux : il est également celui des risques industriels. J’ai connu un accident, qui n’était pas de même nature : le drame du Drac. En raison d’une grève à EDF, le lâcher d’eau dans le Drac a été effectué par des cadres qui n’en avaient pas l’habitude et qui n’ont pas prévenu. Nous étions au mois de février et les enseignants ont emmené les enfants au bord du Drac, comme ils le faisaient très régulièrement. Et ça a été le drame ; finalement, la seule personne poursuivie a été l’institutrice, dont la responsabilité est discutable, mais c’est un autre sujet. J’ai vécu ce drame – les bonnets, les moufles et les bottes des gosses ramassés – et j’en garde un souvenir abominable.

Les PPRT et les Plans particuliers d’intervention (PPI) sont un sujet extrêmement important. La version longue de la tribune rédigée avec Patrick Lions vous apportera de nombreuses informations notables. Ce sujet rejoint la question des couacs, qui sont des couacs sans en être. Nous en sommes arrivés à une situation un peu absurde, dans laquelle, lorsqu’il y a un problème de cet ordre, le seul sujet est la criticité. Sommes-nous dans une situation de toxicité critique ou non ? Ce qui signifie : est-ce que vous mourrez si vous mettez le nez dehors ? Avez-vous une chance sur cent, cinq chances sur cent ou cinquante chances sur cent de mourir ? Cette question est bien évidemment très importante pour les pompiers et pour tous ceux qui interviennent immédiatement. Nous pouvons donc tout à fait comprendre que le critère de criticité soit le critère immédiat pour ces derniers, et éventuellement pour décider du confinement ou de l’évacuation de la population. Le problème, c’est qu’on en est resté à cela. Or le sujet n’est pas que celui de la criticité.

En remontant l’échelle des risques d’un cran, pour ne retenir que la criticité, on néglige les effets irréversibles. En outre, les effets non irréversibles ou les effets concernant les populations fragiles sont passés à la trappe. Dans la tribune du Monde que nous avons co-signés, nous détaillons l’évolution législative à l’origine de cette situation, qui s’accompagne d’une évolution dans les critères pris en considération. Les grandes lois de 1976 relatives aux installations classées succédaient à la loi sur les immeubles incommodes et insalubres de 1919, qui elle-même succédait au décret-loi napoléonien de 1810 sur les immeubles insalubres. En 1976, dans le cadre de l’élaboration de ces lois, les critères de dangerosité retenus étaient calqués sur le système américain. En 1982, celui-ci a décidé de remonter singulièrement ses exigences ; le gouvernement français, à la demande des industriels je suppose, a rejeté ces exigences considérées comme trop sévères. Nous avons alors commencé à élaborer nos propres systèmes, dans lesquels nous avons fait sauter les effets réversibles, pour ne garder que les effets irréversibles et la criticité, et pour ne pas faire de différenciation entre les types de populations. Ainsi, plutôt que de placer le curseur au niveau des bébés et des malades, ce qui serait logique, nous l’avons placé au niveau d’hommes de vingt-cinq ans en parfaite santé.

De plus, une dissociation croissante s’est établie entre la position du ministère de l’intérieur (les PPI) et celle du ministère de l’écologie (les PPRT), le premier étant beaucoup plus protecteur, en raison de la protection civile, que le second. J’ai le regret de le dire en tant qu’ancien ministre de l’environnement, mais telle est la vérité, même si elle est contre-intuitive. Les PPRT se sont autorisés à faire sauter les scénarios peu probables, ce qui aboutit à l’imbécillité figurant dans le PPRT de Lubrizol : le risque est d’un accident… tous les 10 000 ans. Nous en avons connu deux en six ans : il est absurde d’en arriver à des PPRT contenant de telles bêtises. Il n’est pas admissible d’écrire des crétineries pareilles à destination du grand public ! Par parenthèse, en France dans les années 1970 dans le secteur nucléaire, il était beaucoup question du rapport Rasmussen, qui prévoyait un risque d’accident planétaire tous les 22 000 ans. Je vous laisse apprécier…

Les PPRT ont ainsi éliminé tous les scénarios peu probables, c’est-à-dire les scénarios pénalisants. Les PPI n’ont pas nécessairement procédé de même, car le ministère de l’intérieur a la responsabilité des pompiers et des policiers ; en outre, il est responsable de la protection civile. Ce ministère a donc développé une vision beaucoup plus protectrice, sauf que les documents sont conservés au ministère de l’écologie et non pas au ministère de l’intérieur. Par conséquent, l’élaboration des PPI ne se fait pas avec tous les documents nécessaires. Cela est d’autant plus embêtant que les élus locaux, je le rappelle, ont l’obligation d’avoir des plans communaux de sauvegarde (PCS), qui sont élaborés sur la base des PPI. Par conséquent, une élaboration déficiente des PPI a un impact sur toute une chaîne de documents. S’agissant de la sécurité juridique des acteurs de terrain, cette situation est extrêmement importante. S’y ajoute un dernier aspect, contre lequel je suis vent debout : la circulaire Collomb-Hulot de septembre 2017, qui n’a aucune valeur réglementaire, prévoit que pour lutter contre le terrorisme, un certain nombre d’informations ne doivent pas rester dans le domaine public. On peut comprendre la logique d’une telle mesure, d’autant que la lutte contre le terrorisme fait consensus. Cette circulaire est assez raisonnable et prévoit, en théorie, que les élus locaux, les riverains et les pompiers disposent de ces informations. Cependant, en pratique, personne n’a plus rien ; ni les pompiers ni les maires ne disposent des informations. Les riverains, qui sont censés participer de la culture du risque, n’en disposent pas non plus.

Vous m’avez posé la question de savoir s’il faut laisser l’industrie en ville : je pense qu’elle ne se pose pas réellement, car je ne vois pas comment faire autrement en l’état actuel des choses. Nous sommes un vieux pays, dont le tissu industriel est très imbriqué. Les plans d’occupation des sols (POS), plans locaux d’urbanisme (PLU), plans locaux d’urbanisme intercommunaux (PLUI), etc., ont autorisé l’urbanisation à proximité des industries. Ce n’est pas ce qu’on a fait de mieux, mais il faut faire avec. Cela n’est viable et acceptable sur le plan sociétal que pour autant que les gens soient parfaitement informés, ce qui implique un partage de la culture du risque et un partage d’une information minimale. Dans le cas de l’incendie de Lubrizol, nous nous retrouvons avec un État qui ignore ce qui a brûlé. Lors de la première réunion d’expertise, le 8 octobre 2019, l’État ne savait toujours pas ce qu’abritait le site de Normandie Logistique ! Lorsque les pompiers sont allés éteindre l’incendie, ils ne savaient pas ce qui brûlait, ce qui est tout de même incroyable !

Depuis le mois de septembre, je réclame à l’État des arrêtés préfectoraux concernant Lubrizol, qui ne sont pas vraiment des documents classés « secret défense ». J’ai reçu la plupart d’entre eux hier : ils sont « caviardés ». Des noms de services ou de personnes ont été retirés, le nombre de tonnes de produits a été effacé, etc. Je rappelle que nous sommes dans le cadre d’une procédure et que ces arrêtés datent de 2010 ou de 2011 et ne sont plus d’actualité. Il me semble que nous atteignons les limites de la circulaire. Je souhaitais simplement retracer un historique et examiner le comportement de l’État dans la gestion de cette entreprise ; je ne comprends pas l’intérêt de me « caviarder » des documents datant de 2011.

Le préfet a communiqué en indiquant qu’il n’existait pas de toxicité critique. C’était vrai : personne n’est mort en sortant de chez lui. Cependant, cette annonce a été interprétée, notamment par les médias, comme signifiant que cela n’était pas toxique. Par la suite, le préfet a indiqué que la qualité de l’air était bonne, ce qui n’était pas vrai. D’ailleurs, ATMO, la fédération des associations de surveillance de la qualité de l’air, a refusé de publier sur son site internet cette information. Elle était exacte concernant certains polluants suivis quotidiennement tels que le CO2, mais elle ne l’était pas s’agissant des odeurs épouvantables et de plusieurs produits toxiques tels que les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP). Dans ces conditions – si la qualité de l’air est bonne lorsque l’on est sous un nuage noir et sous lequel on ne peut pas respirer, je n’aimerais pas vivre à Rouen. Quoi qu’il en soit, une telle situation découle de ce que j’ai expliqué précédemment.

S’agissant d’une éventuelle réouverture, la population concernée est vent debout. Elle a le sentiment que l’on ne s’est pas bien comporté vis-à-vis d’elle. La défiance est colossale, à raison pour certains points, à tort pour d’autres. Une réouverture serait très mal perçue si elle ne s’accompagne pas d’un effort non pas d’apaisement, mais de transparence. L’État a fait des efforts en matière d’information. Toutefois, l’information a été partielle, ce qui est problématique ; pour de nombreux points, l’État ne pouvait pas mieux faire. Nous avons rencontré d’importants problèmes avec les prélèvements et les analyses. Tout d’abord, j’évoquerais ce qui me semble être un dysfonctionnement du camion NRBC (nucléaire, radiologique, biologique et chimique), doté d’appareils de mesures et d’analyses extrêmement sophistiqués. En France, nous disposons de deux ou trois camions de ce type. Ces camions présentent l’avantage de réaliser des analyses quasiment en temps réel, au-delà des vérifications quotidiennement effectuées par des organismes comme les ATMO ou Airparif – particules fines, dioxyde d’azote ou dioxyde de soufre. Ils servent à analyser les dioxines, les HAP, les métaux lourds, etc. Or il semble que le camion NRBC de Nogent-le-Rotrou n’a pas fonctionné s’agissant du volet chimique. Un camion similaire est basé à Aix-en-Provence ; il aurait été judicieux de le faire venir à Rouen, si celui de Nogent-le-Rotrou ne fonctionnait pas. Le temps de route est de cinq heures environ, alors que douze heures ont été nécessaires pour éteindre l’incendie. Par conséquent, nous avons fait avec les moyens du bord : ATMO Normandie a été en mesure de fournir des canisters dès le lendemain ; le Service départemental d’incendie et de secours (SDIS) a immédiatement procédé à des prélèvements à l’aide de lingettes. Cependant, le rôle du SDIS ne consiste pas à assurer une protection sanitaire, mais à s’assurer que ses personnels sont en mesure de travailler et à déterminer s’ils risquent leur vie ou non. Les lingettes donnent des résultats surfaciques, exprimés en mètres carrés, alors que les normes des produits sont volumiques et exprimées en mètres cubes. Les mesures ne sont pas transposables l’une à l’autre. Par conséquent, lorsque le préfet a déclaré qu’il n’y avait pas de normes, c’était vrai, compte tenu de la manière dont les mesures ont été faites, mais ça ne l’était pas dans l’absolu.

Il existe une circonstance aggravante : nous ne disposons plus d’aucun prélèvement témoin. Si je le souhaitais, je ne pourrais pas faire analyser de nouveau ce qui l’a été, car nous n’avons pas conservé de témoins. Dans le cadre de la procédure d’expertise de référé constat que j’ai menée immédiatement pour l’association « Rouen Respire », qui arrive à son terme – le pré-rapport est attendu le 6 décembre 2019 –, l’expert procède à des constats plutôt qu’à des expertises.

Les populations concernées ont bien compris qu’il ne s’agissait que de constats et n’ont pas confiance. Pourtant, je pense que nous ne pouvions faire autrement dans ce contexte. J’entends la pression exercée par Lubrizol pour rouvrir le site. Cependant, les victimes que je représente ont le sentiment qu’il existe une entente entre Lubrizol, Normandie Logistique et la préfecture pour essayer d’arranger les choses. Dans le cadre de l’expertise menée, j’ai senti que ces différents acteurs prenaient soin de ne pas se gêner et d’adopter des positions assez proches.

Les procédures sont extrêmement coûteuses en temps. J’ai dû passer environ 150 heures sur ce dossier, très chronophage, qui m’a beaucoup occupée depuis trois mois. La question problématique est celle du financement des analyses nécessaires. L’expert proposera des prélèvements supplémentaires ; les victimes estiment qu’il ne leur appartient pas de les payer. L’État et Lubrizol leur rétorquent que si elles souhaitent des prélèvements, elles doivent les financer. Il n’est pas question de ne pas les réaliser : je souhaite notamment que des prélèvements soient effectués sur les sites de Lubrizol et de Normandie Logistique, car c’est la seule manière désormais de retrouver ce qui s’est passé, en l’absence de témoins. Un laboratoire de Strasbourg, saisi par l’INERIS, a relevé plus de quarante substances différentes dans ce qui a brûlé. J’ai donc besoin de savoir ce qu’il y avait au départ ; pour ce faire, des prélèvements sur place sont indispensables, mais mes clients n’ont pas les moyens de les payer.

À la question de savoir si je suis bénévole, la réponse est à la fois positive et négative. Je ne peux m’engager bénévolement dans une procédure qui durera entre sept et dix ans ; je mettrais mon cabinet en péril, ce qui n’est pas envisageable. Concrètement, la réponse est positive, puisque je n’ai pas perçu d’argent depuis le début de la procédure. Le moyen le plus simple pour obtenir des fonds consiste à recourir aux assurances des victimes. En effet, l’assurance relative à la protection juridique peut faire en sorte de minimiser leurs coûts. Cependant, tout le monde ne bénéficie pas de la même protection juridique et certains en sont dépourvus. Or, il ne m’est pas possible de faire de différence entre les victimes qui en bénéficient et les autres. L’intendance autour de ce dossier est aussi compliquée que le dossier lui-même, d’autant que rien n’est fait pour faciliter la vie des victimes. Ainsi, l’association « Rouen Respire » a demandé, le 4 octobre 2019, le statut d’association de victimes, qui simplifie les procédures. Au pénal notamment, au lieu d’être obligé de signifier à 300 personnes, le juge d’instruction peut signifier à une seule et les victimes se constituent à l’audience. Nous avons reçu l’accusé de réception le 25 octobre, soit trois semaines plus tard. Malgré une récente relance, la réponse ne devrait pas nous être donnée avant le 25 décembre 2019, soit presque trois mois après la demande. Il me semble qu’une telle demande pourrait être instruite plus rapidement.

S’agissant des préconisations relatives aux questions d’information, je distingue deux problèmes de base : d’une part, l’évaluation des risques et la mauvaise perception de la différence entre dangers et risques ; d’autre part, le fait de rester au seuil de l’irréversibilité, alors que finalement, on n’en sait rien. Que trouverons-nous dans les sols des zones ayant connu de fortes pluies, telles que Bois-Guillaume ? Nul ne le sait. L’ANSES vient de demander la prolongation pour une durée d’un mois de l’analyse des produits, ce qui me semble tout à fait raisonnable. Les gens en concluent que rien n’est très sûr, alors que dans le même temps, il leur est dit que tout va bien et qu’il n’existe plus de problème.

Les habitants de l’agglomération ont constaté depuis quelque temps que les odeurs avaient disparu. Et pour cause, des produits ont été appliqués pour ce faire. Huit vaporisateurs ont été installés : quatre sur le site de Lubrizol et quatre sur le site de Normandie Logistique. J’ai demandé, par le biais de l’expert, la composition de ces produits ; à ce jour, je n’ai toujours pas de réponse. Pourquoi pas masquer les odeurs, mais à condition de ne pas ajouter d’autres produits toxiques. Certaines victimes continuent à être irritées, notamment au niveau des yeux et des voies respiratoires.

À titre personnel, j’ai été très incommodée par ces produits en me rendant sur le site de Normandie Logistique. Le fait que je sois asthmatique explique sans doute une partie de cette gêne, mais j’avais également envie de vomir. En tout état de cause, il serait intéressant, compte tenu de la défiance actuelle des populations, de communiquer sur la composition de ces produits … plutôt que de maintenir le non-dit actuel.

Vous m’avez interrogée au sujet des organismes indépendants. L’ANSES en est un, sans conteste, tout comme l’agence santé publique France. En revanche, la situation de l’INERIS est plus ambiguë : en effet, il travaille pour l’État et pour des entreprises privées. Logiquement, il est dans l’obligation de déclarer ses conflits d’intérêts potentiels. L’INERIS a-t-il travaillé pour Lubrizol ? Je ne connais pas la réponse à cette question. De plus, quasiment tous les prélèvements ont été effectués par Lubrizol ; l’État n’en a pas fait beaucoup. Là encore, les professionnels de la santé et les juristes de Rouen s’interrogent, à juste titre.

S’agissant de l’enquête épidémiologique, de nombreuses interrogations ont été exprimées. Tout d’abord, elle ne démarre qu’au mois de mars ; en outre, il ne s’agit pas véritablement d’une enquête épidémiologique. Certaines personnes ont demandé des prises de sang, qui ont été refusées par la plupart des médecins. Bien entendu, cela suscite des inquiétudes, en raison notamment de la présence de métaux lourds et de plomb ; en revanche, il n’y a pas trop de dioxines d’après ce que j’ai vu, en raison d’une faible présence de chlore sur le site. Pourtant, l’autorisation relative à ce site donne droit à des dépôts de chlore. Quoi qu’il en soit, les populations s’attendent à une vraie enquête épidémiologique, en particulier concernant les enfants et les personnes exposées directement au panache de fumée.

Monsieur le rapporteur, vous m’avez interrogée au sujet des absences les plus criantes : s’agissait-il du PPRT ?

M. le rapporteur Damien Adam. Oui. Quelles sont les principales critiques que vous formulez à l’égard du PPRT qui incluait l’usine Lubrizol ? Vous en avez en effet qualifié certains aspects de ridicules.

Maître Corinne Lepage. Vous avez rappelé, Monsieur le président, les dizaines de visites qui avaient été effectuées sur le site. L’incendie s’est déclaré le 26 septembre 2019 ; trois jours plus tard, on apprend que ce ne sont pas 5 000 tonnes qui ont brûlé, mais 9 000, ce qui modifie le panache. Il me semble que les calculs dont nous disposons ont été faits immédiatement, afin d’identifier les 124 communes concernées. Le nuage faisait vingt-deux kilomètres de long et six kilomètres de large. Cependant, cela a été calculé sur une base de 4 900 tonnes et non de 9 000 tonnes. J’ignore si le panache a été à nouveau modélisé après la communication de cette information, je n’arrive pas à obtenir la réponse à cette question. Parmi ces 9 000 tonnes, 4 500 relèvent de Normandie Logistique, dont le site jouxte celui de Lubrizol. Et sur ces 4 500 tonnes, 2 000 appartiennent à Lubrizol. S’agissant de la nature des produits, j’ai examiné toutes les fiches de sécurité ; j’ai dénombré cinq produits mortels. L’INERIS lui-même a indiqué que les produits de Lubrizol stockés sur le site de Normandie Logistique étaient de même nature que ceux qui étaient stockés sur le site de Lubrizol.

En 2009, une étude de danger, dont je ne dispose toujours pas, permet d’envisager un PPRT réduit. J’ai qualifié le périmètre de ce PPRT de ridicule en effet, car il ne couvre que le site de Lubrizol et quatorze maisons situées à proximité. Dans cette étude, il est indiqué que le stockage est réduit et que le vrac est supprimé ; il en résulte un PPRT réduit. En 2019, deux autorisations préfectorales, l’une au mois de mars et l’autre au mois de juillet, autorisent respectivement une extension très importante du stockage de produits dangereux et du stockage de conteneurs ISO (Organisation internationale de normalisation) qui étaient jusque-là stockés dans le port du Havre et dont l’intendance et l’entretien coûtaient trop cher. Ils doivent encore être rapatriés, car ils ne l’avaient pas été au moment de l’incendie.

Puisque Lubrizol avait déjà l’autorisation de quasiment doubler son stockage sur son site, comment peut-on expliquer qu’il a stocké 2 000 tonnes à côté, sans aucune autorisation ?

La situation de l’entreprise Normandie Logistique est invraisemblable car son entrepôt a été ouvert en 1953 pour le stockage de produits non-dangereux. À la suite de droits acquis en 1976, l’État se réveille en 1984 et demande une déclaration. Celle-ci n’est vraisemblablement pas faite, puisqu’une lettre ultérieure du préfet la réclame à nouveau. Compte tenu de la nature des produits stockés, il semblerait que l’État ait précisé : « Vous êtes au moins soumis à agrément » ; or il n’existe aucun agrément. Ce site stocke, sans aucune règle de sécurité particulière et sans des sprinklers, des produits dont certains sont mortels en cas d’élévation de la température – et nous pouvons considérer qu’elle a été élevée lors de cet incident. Dans le même temps, trente-neuf visites de site sont effectuées et ne voient rien. Je ne dis pas que la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) n’a pas fait son travail, mais je trouve cette situation vraiment inconcevable.

Apparemment, Lubrizol a connu beaucoup de rappels à l’ordre, avant et après 2013, date de la fuite de mercaptan. Je ne suis pas certaine qu’ils aient été exécutés. En novembre, le préfet a pris deux arrêtés de mise en demeure assez solides, mais c’est la première fois. Le délai d’un mois prend fin le 10 décembre prochain ; il sera intéressant de voir s’ils ont déféré ou non aux mises en demeure. J’imagine mal que la réouverture du site soit autorisée si les mises en demeure n’ont pas été parfaitement respectées. En particulier, j’appelle votre attention sur le fait que l’une des critiques faites par la DREAL, datant de 2019, portait précisément sur les règles de sécurité et d’incendie. Nous ne pouvons pas dire que la DREAL a manqué de moyens : elle a effectué trente-neuf visites. Quoi qu’il en soit, je n’ai moi-même pas les réponses aux questions que je pose.

Quant aux arguments de fait et de droit à valoir sur la mise en danger, il s’agit d’un sujet très difficile. Pour que le délit de mise en danger délibérée d’autrui puisse s’appliquer, trois conditions sont nécessaires : premièrement, la violation d’une disposition particulière de sécurité ou de prudence ; cela signifie que vous vous êtes assis sur une loi ou un règlement fixant une règle particulière en la matière. Deuxièmement, le caractère délibéré doit être établi ; cela signifie que vous avez vraiment voulu ne pas respecter cette loi ou ce règlement. Troisièmement, la vie d’autrui a été mise en danger ; cela signifie que vous avez exposé quelqu’un à un risque de mort ou de blessure très grave.

Ce n’est pas facile d’établir ce délit. Je l’ai fait juger deux fois : une première fois à La Faute-sur-Mer concernant M. René Marratier – heureusement que nous n’avons pas beaucoup de maires comme lui en France. Ce qu’il a fait est inadmissible et m’a beaucoup choqué. Le jour de l’alerte rouge, il n’est pas allé chercher son télex, il n’a pas téléphoné à la préfecture, il est parti s’occuper de son garage…. Il est rentré chez lui, au bord de l’eau, à onze heures du soir. À la barre, à la question de savoir s’il avait allumé la télévision ou s’il était allé voir le niveau de l’eau, il a répondu : « On avait entendu parler de ça toute la journée, je nallais pas continuer ! ». Le délit de mise en danger délibérée d’autrui a été jugé en raison de la dissimulation du risque. Il existait une obligation particulière, concernant notamment le Plan communal de sauvegarde (PCS).

Le second jugement est plus intéressant et très novateur par rapport à l’accident qui nous occupe aujourd’hui. Il concerne le dossier de l’incinérateur de Vaux-le-Pénil, qui arrosait la commune de Maincy, si je puis dire. Cet incinérateur a très gravement dysfonctionné entre 1999 et 2002. Le taux de dioxines était égal à 1 000 fois la dose autorisée. La maire et l’ensemble des élus de la commune ont été formidables et se sont battus. Nous avons déposé plainte en 2003 ; l’arrêt de cour d’appel date de 2019.

Lorsque je parle de dix ans de procédure, je suis optimiste. La cour d’appel de Paris, par un arrêt définitif, a jugé qu’il y avait eu mise en danger délibéré d’autrui de la part de la Communauté d’agglomération Melun Val de Seine (CAMVS), l’exploitant de l’incinérateur. La violation d’une mesure particulière de sécurité était avérée, à la fois par une infraction à la législation des installations classées et par des mises en demeure non respectées. Le caractère délibéré était établi, car la CAMVS savait. S’agissant de la troisième condition, la cour a jugé que les gens qui avaient été sous le panache avaient été exposés à un risque de lymphomes non-hodgkiniens – le type de cancer correspondant aux dioxines – augmenté de 20 %. Le fait d’avoir été exposé à ce risque de lymphome constituait donc un critère de mise en danger délibérée d’autrui. Dans les affaires sanitaires, sur le plan du droit, la grande difficulté consiste à établir le lien de causalité ; à cet égard, ce jugement est très intéressant. Comment prouver que mon cancer ou mon lymphome est dû à cette exposition ? On me dira que je fume, que je mange trop, etc. Là, nous n’avons pas prouvé de lien de causalité ; nous avons perdu concernant l’homicide. Nous avions essayé d’attribuer à l’incinérateur les décès des gens morts d’un cancer ; nous avons perdu. En revanche, l’exposition au risque, avérée, était prouvée ; cela permet d’établir le délit de mise en danger délibérée. Il ne s’agit pas d’homicide ou de blessure grave, mais de l’exposition à un risque. Cela n’avait jamais été jugé, cet arrêt du 22 octobre 2019 est une première. Pourrait-il servir concernant l’incendie de Lubrizol ? Je n’en sais rien. Les plaintes que j’ai déposées sont peu nombreuses pour l’instant, afin de ne pas encombrer inutilement le tribunal.

J’ouvre une parenthèse : j’ai déposé une plainte il y a un mois, je n’en ai toujours pas reçu l’accusé de réception et je n’ai pas accès au dossier. C’est vous dire l’acharnement qui est mis à ce que ça avance vite ! Par conséquent, je n’ai pas pu faire de note au juge d’instruction.

Dans le cas de l’incinérateur de Vaux-le-Pénil, je disposais d’éléments précis : 1 000 fois la dose de dioxines, une nourriture immangeable – les œufs et le lait sont interdits à la consommation depuis vingt ans. Dans le cas de l’incendie de Lubrizol, nous ne savons rien et c’est pour cela que le suivi sera très important : celui des eaux, des sols en profondeur, des végétaux et de la santé des gens. Des analyses de sang régulières devront être faites pour les gens les plus exposés, afin de voir comment tout cela évolue.

M. Hubert Wulfranc. Je vous remercie de vos propos, qui sont à la fois vulgarisateurs et éclairants. Ils nous permettent de saisir un certain nombre de problématiques récurrentes dans nos auditions.

Beaucoup de nos concitoyens ont attendu la reconnaissance de l’état de catastrophe technologique, qui n’est pas possible. Compte tenu de votre expérience, notamment de ministre de l’environnement, quels sont les éléments qui pourraient vous permettre de revoir ce dispositif, qui est d’une importance majeure pour les victimes ?

M. Jean Lassalle. Madame Lepage, avant d’agir directement en justice, vous avez participé à la mise au clair d’un grand nombre de dossiers parmi les plus redoutables que nous ayons eu à connaître au cours des dernières années. Je pense notamment à l’accident de l’usine AZF à Toulouse, qui pourrait quelque peu ressembler à l’incendie de Lubrizol, mais qui n’avait pas, je crois, un tel niveau de complexité. Avez-vous connu un cas de figure qui pourrait ressembler à ce dernier et dont nous pourrions éventuellement tirer des enseignements, tant pour les suites que pour les prescriptions que nous pourrions formuler ?

Par ailleurs, compte tenu de votre connaissance de l’implantation d’usines de ce type dans le cœur des villes – celle de Lubrizol ne l’étant d’ailleurs pas à l’origine – pensez-vous, dans l’état actuel des choses, qu’il existe un risque qu’une telle catastrophe se reproduise ?

M. le rapporteur Damien Adam. Lors d’une précédente audition, nous avions eu l’information selon laquelle la qualité du camion NRBC de Nogent-le-Rotrou ne serait pas aussi bonne que celle du camion basé à Aix-en-Provence. Vous allez plus loin et vous dites que s’agissant du volet chimique, le camion était non-opérant. D’où proviennent les informations qui vous permettent de dire cela ?

Par ailleurs, pourquoi les analyses complémentaires que votre expert demandera ne sont-elles pas directement demandées par les organismes qui seront diligentés pour analyser la situation ?

Au sujet de la plainte que vous avez déposée, d’après ce que j’ai compris, le préfet a déterminé, dans les heures qui ont suivi l’incendie et sur la base des analyses réalisées par les sapeurs-pompiers, que la situation était celle d’une mise à l’abri et non d’une évacuation ou d’un confinement. Concernant cet incendie, la politique suivie reposait sur des analyses objectives effectuées par des services qui sont censés être experts. Par conséquent, le préfet a pris ses décisions de manière éclairée en fonction des informations dont il disposait. Remettez-vous en cause ces informations ? Estimez-vous, à l’inverse, que ces informations l’ont amené à prendre les bonnes décisions ?

Maître Corinne Lepage. Cet incendie ne remplit pas les critères permettant une reconnaissance de l’état de catastrophe technologique. Parmi ces critères figurent des morts et un certain nombre d’habitations soufflées. Toutefois, nous pourrions raisonner par analogie avec l’état de catastrophe naturelle, qui ne suppose pas de morts. Les gens ont été totalement perdus ; ils ont eu très peur. Le préjudice d’angoisse est indéniable. Ils étaient perdus et ne savaient pas ce qu’ils devaient faire, ni comment ils devaient le faire ; comment nettoyer, selon quel protocole ? En outre, Lubrizol est passé pour tout ramasser ! Il ne reste donc plus aucune preuve. Vous êtes les législateurs : à vous de voir s’il ne faut pas changer les critères de reconnaissance de l’état de catastrophe technologique. La difficulté en la matière est la même que pour les PPRT : le manque d’argent. Pourquoi les PPRT n’ont-ils pas marché ? Parce qu’il fallait beaucoup d’argent pour exproprier et pour payer les travaux des riverains – ce n’est d’ailleurs pas normal de leur demander de payer 50 % de leurs travaux, surtout s’ils étaient là avant. Je trouve cela très choquant.

L’explosion de l’usine AZF est un autre exemple, quoiqu’un peu différent. Heureusement, je n’en vois pas d’autre. En revanche, il existe d’autres risques. Je suis peut-être excessive, mais j’ai très peur d’un accident nucléaire en France. Vous avez sans doute eu connaissance de ce qui s’est passé à la centrale de Golfech il y a deux jours : des fuites sans gravité sont survenues, sans causer de dommages à l’environnement. Néanmoins, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a classé cet incident en niveau deux sur l’échelle de l’Institut national de l’énergie solaire (INES), à cause de la détérioration très grave des conditions de sécurité et de gouvernance de la centrale nucléaire. Je suis très inquiète, car EDF n’a plus assez d’argent pour effectuer les travaux indispensables. Le bras de fer permanent entre EDF et l’ASN aboutit au report des travaux. La centrale de Cruas est fermée depuis le récent tremblement de terre ; celle de Tricastin n’était pas loin. Je vous le dis très clairement : j’ai peur d’un accident nucléaire. Il y a vingt ans, lorsque j’étais ministre, je n’ai jamais eu cette peur, parce qu’à l’époque, les personnels étaient beaucoup mieux formés qu’aujourd’hui. De plus, les centrales étaient encore relativement neuves. Je ne me suis pas posé une seule fois la question de savoir si cela allait se produire quelque part ! Je suis franchement inquiète de la détérioration des matériaux et de la qualité de la formation des gens qui veillent sur la sûreté. Je pense qu’il y a là un vrai risque.

J’ai deux types d’informations au sujet du camion NRBC.

Tout d’abord, des informations officieuses émanant de personnes qui connaissent les gestionnaires de ces camions. Elles savent que le camion de Nogent-le-Rotrou n’a pas les homologations pour faire les analyses nécessaires. Plus officiellement, ces analyses n’ont pas été effectuées. Les pompiers ont fait leur travail, avec les lingettes, et ce qui pouvait être analysé de manière très simple l’a été. Toutefois, ce qui demandait du travail – les HAP, les métaux lourds et les dioxines –, n’a pas été analysé. C’est bien la preuve qu’on n’a pas pu faire ces analyses. Je n’ai rien d’autre à vous dire que cela.

De nombreuses analyses ont été faites, mais les lingettes dont je parlais précédemment ne servent quasiment à rien. Ce qui est intéressant, c’est de comparer avec les normes, c’est-à-dire d’avoir des analyses dont les résultats sont exprimés en mètres cubes. Cela demande des analyses complémentaires. L’IRES a demandé que des recherches soient faites un peu plus à l’aveugle, c’est-à-dire sans préciser quelles substances sont recherchées. Rendez-vous compte : 9 000 tonnes de produits très dangereux, voire mortels pour quatre ou cinq d’entre eux, ont brûlé. Dans de telles circonstances, on recherche des substances classiques : des métaux lourds, des HAP, etc.

Toutefois, beaucoup d’autres substances ont brûlé et il est intéressant de savoir si elles sont présentes ou non dans l’environnement ; or nous ne le savons pas, puisque nous ne l’avons pas cherché. Des interrogations géographiques sont soulevées, notamment par ceux qui se trouvaient un peu plus loin sous le panache, là où il n’y a pas eu d’analyse. Des interrogations plus techniques sur ce que l’on recherche ont également été soulevées.

Compte tenu de la doctrine actuelle, le préfet était obsédé par la criticité : ce n’était pas critique, donc c’était bon ; le reste comptait finalement peu. À mon sens, la représentation nationale doit s’interroger à ce sujet. Nos concitoyens attendent bien sûr de ne pas mourir lorsqu’ils sortent dans la rue, mais ils attendent également autre chose, que la doctrine actuelle, très clairement, ne leur donne pas.

Quoi qu’il en soit, tous ces éléments seront examinés par l’instruction qui est ouverte. Beaucoup ont critiqué le fait qu’il ait fallu attendre cinq heures pour que les sirènes se déclenchent. Je rappelle en outre que le préfet avait déclaré qu’il était préférable de ne pas sortir si cela n’était pas nécessaire, alors que le patron du SDIS déclarait : « Je rappelle que toute fumée de cette nature est par essence toxique ». S’il a contredit ainsi le préfet, c’est sans doute qu’il ne trouvait pas la communication suffisante. La question de savoir si les gens devaient être évacués ou non était judicieuse ; si la décision a été prise de ne pas les évacuer, il fallait les confiner et ne pas se contenter de leur dire d’éviter de sortir. En outre, à ce moment-là un grand nombre d’interrogations n’étaient pas du tout levées : ce n’était pas critique, mais pour autant cela n’était pas nécessairement réversible. Le préfet a voulu éviter un effet de départs massifs, qui auraient bloqué les gens sur les routes et sous le panache ; on peut tout à fait le comprendre. Néanmoins, beaucoup de gens sont partis, et comme d’habitude, ce sont ceux qui sont les mieux informés et qui ont le plus de moyens financiers ; les autres sont restés. C’est un phénomène classique, qui a été constaté à la Nouvelle-Orléans lors du passage de l’ouragan Katrina : ceux qui le pouvaient sont partis ; ceux qui sont morts n’avaient pas pu partir ! En tout état de cause, je ne suis pas certaine qu’il y ait toujours eu une très bonne utilisation des informations données. Mme Delmas de l’ATMO Normandie a refusé de publier sur son site internet la qualité de l’air, car elle trouvait indécent d’annoncer une bonne qualité de l’air en raison d’un niveau normal de dioxyde d’azote ou de CO2. Le préfet n’en a pas tenu compte et a dit que la qualité de l’air était bonne.

M. le président Christophe Bouillon. Au nom de la mission d’information, je vous remercie pour cette audition et pour l’ensemble des réponses que vous avez bien voulu apporter.

Laudition sachève à douze heures quarante-cinq.

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22.   Audition, ouverte à la presse, de M. Cédric Bourillet, directeur général de la prévention des risques (DGPR)

(Séance du mercredi 4 décembre 2019)

Laudition débute à quatorze heures cinq.

M. le président Christophe Bouillon. Nous auditionnons, à présent, Monsieur Cédric Bourillet, directeur général de la prévention des risques (DGPR). Nous l’invitons dans un premier temps à nous préciser quels sont les missions et le rôle même de cette direction et comment sont répartis les missions et les responsabilités des services, notamment celui des risques technologiques avec la sous-direction des risques accidentels ou encore la sous-direction des risques chroniques et du pilotage.

Concernant plus spécifiquement les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), nous avons bien vu qu’un profond changement s’était opéré lorsque les anciennes directions régionales de l’industrie, de la recherche et de l’environnement, plus connues pour beaucoup d’exploitants et d’élus comme étant les DRIRE, ont été absorbées dans les directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL). Cette transformation majeure a-t-elle entraîné des conséquences dans l’organisation et dans les missions de votre direction ? Plus concrètement, sur le terrain, y a-t-il eu des évaluations ?

Nous constatons qu’il existe une question générale autour des sites classés, notamment les sites SEVESO et concernant également les entreprises qui peuvent avoir un impact en termes de danger ou de risque sur des sites SEVESO. Ne serait-il pas temps de considérer non pas le site en tant que tel, mais plutôt la plateforme industrielle dans laquelle il s’inscrit ? Avez-vous mené une réflexion sur ce sujet ?

Pouvez-vous transmettre à la mission un état précis et actualisé des postes DREAL par DREAL, et si vous ne pouvez le faire aujourd’hui, nous le transmettre dans le cadre de notre mission ? Il s’agit de connaître à la fois les postes d’inspecteurs chargés des installations classées qui sont en fonction et nous permettre d’avoir une vision statique voire dynamique, si vous avez ces informations pour plusieurs années. Un certain nombre de nos collègues qui suivent plus particulièrement l’évolution des emplois se posent la question. Je citerai Éric Coquerel qui est rapporteur pour avis de la commission des finances et membre de notre mission d’information. Je citerai aussi Danielle Brulebois qui est rapporteure pour avis à la commission du développement durable. Lorsque je lis les rapports qu’ils ont publiés, l’un et l’autre y soulignent une baisse continue du nombre de contrôles. Mme Brulebois considère, dans son avis émis pour le projet de loi de finances (PLF) 2020, que le nombre de contrôles serait tombé en dix ans de 25 000 à environ 18 500. Cela est-il la résultante d’un nombre de contrôleurs en diminution, ou y aurait-il d’autres explications ? J’ajoute à cela les conclusions et les informations qui ont pu être données récemment par le Bureau d’analyse des risques et des pollutions industrielles (BARPI). Celui-ci signale une recrudescence, une nette augmentation du nombre d’accidents industriels. D’ailleurs, dans la plupart des cas, il s’agissait d’incendies. Comment expliquez-vous cette augmentation dans le même temps où le nombre de contrôles est en diminution ?

En outre, il existait un Conseil supérieur des installations classées qui a été transformé en Conseil supérieur de la prévention des risques technologiques. Ce changement traduit-il un changement d’approche, ou est-ce un simple changement d’appellation ?


Comme vous le savez, l’exploitant Lubrizol a déposé à nouveau une demande de réouverture auprès de la préfecture le 22 novembre. Une décision doit être prise, qui relève du conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST) le 10 décembre. Que l’on soit favorable ou pas à une telle ouverture, quels sont les critères et l’exigence qui sont les vôtres ? Qu’allez-vous regarder concrètement ? Qu’est-ce qui va être regardé par les services de la DREAL pour autoriser ou pas la réouverture, même partielle, du site de Lubrizol ?

M. Damien Adam, rapporteur. J’aimerais vous interroger sur un des éléments sur lequel nous avons déjà eu l’occasion d’échanger avec beaucoup de personnes que nous avons auditionnées. Les incendies sur les sites SEVESO ont augmenté de plus de 10 % par an sur les trois dernières années. Comment analysez-vous, en tant que DGPR, cette situation ? Est-ce par défaillance de la culture du risque ? Est-ce par développement de l’incompétence ? Est-ce par réduction des contrôles ? Comme l’indiquait M. le président, il est régulièrement fait mention de baisse de moyens sur les DREAL, même si cela a été infirmé par le responsable de la DREAL Normandie pour son périmètre à lui. Le nombre de contrôles qui ont été effectués chez Lubrizol laisse apparaître que sur les sites SEVESO, au moins seuil haut, la réglementation est respectée.

Ceci me permet d’aborder le sujet des sites ICPE « non SEVESO ». Dans les conclusions que j’aurai à donner de cette mission, ce sujet devra être pris en compte. On contrôle énormément les sites SEVESO jusqu’à plusieurs fois par année, mais les sites ICPE ne le sont pas forcément de manière régulière, voire pas du tout dans certains cas. Je pense que cela pose un problème, d’autant plus quand il y a une logique d’imbrication entre un site classé en catégorie SEVESO et un site qui ne l’est pas. La création de la notion de plateforme industrielle était un amendement que j’avais porté dans la loi PACTE. Effectivement, il pourrait être très intéressant d’analyser cela quand on regarde un plan de prévention des risques technologiques (PPRT) ou les contrôles des DREAL sur cet aspect.

Que pensez-vous, à cette étape, de l’outil PPRT qui a été mis en place à la suite de la loi Bachelot et qui arrive en fin de période d’établissement ? Avez-vous vous aussi analysé le PPRT plus spécifiquement de Lubrizol pour voir si cela correspondait aux attendus et si la situation que nous avons constatée correspondait bien à ce qui avait été anticipé dans ce document ?

M. Éric Coquerel. Une inspection a eu lieu trois semaines avant l’incident d’après M. Soulé, directeur adjoint sur Lubrizol. Plus globalement, nous voyons aussi qu’il y a des problématiques, au moins sur les entreprises qui entouraient Lubrizol, et notamment Normandie Logistique, qui se sont exprimées à travers des courriers envoyés au moment où Lubrizol comptait acquérir éventuellement ces entrepôts, etc. Comment analysez-vous les inspections de vos services sur les entreprises qui sont dans l’environnement immédiat de Lubrizol, qu’elles travaillent ou pas avec, et qui peuvent se retrouver impactées manifestement dès lors qu’il y a un accident sur un site SEVESO comme celui de Lubrizol ? J’ai en souvenir l’audition que j’ai pu faire de vos services au titre de mon rapport, où il y a très clairement une adaptation du nombre d’inspections en fonction du risque ; on essaie ainsi de préserver suffisamment les inspections concernant les sites SEVESO et de diminuer les autres. Ces diminutions ont-elles pu, selon vous, avoir des impacts sur les entreprises situées dans l’environnement immédiat de Lubrizol ?

M. Cédric Bourillet, directeur général de la DGPR. La DGPR est avant tout l’administration centrale pilote d’une inspection des installations classées dans les DREAL et les directions départementales de la protection des populations (DDPP).

Nous allons beaucoup parler des DREAL, parce que les sites SEVESO sont inspectés par les inspecteurs qui sont classés en DREAL, mais il y a bien sûr les DDPP qui s’occupent notamment des installations classées agricoles et de la première transformation des produits agricoles ou animaux ; ce sont des enjeux importants également. Si nous nous concentrons sur les DREAL, notre rôle est un rôle de pilotage. En quoi consistent la mission d’inspection des installations classées et son pilotage ?

Le premier objectif est la réduction du risque à la source. Pour ce faire, nous pouvons prendre des arrêtés ministériels, des réglementations nationales, pour imposer un certain nombre de règles. C’est un cas plutôt isolé en Europe, l’habitude est plutôt que ce soit directement au niveau local qu’il y ait un échange. En France, nous avons l’habitude de commencer par une première couche qui est, pour les secteurs qui le justifient, un premier acte. Notre administration est chargée d’élaborer ces arrêtés ministériels. Vous l’avez dit, certains portent sur les risques accidentels, d’autres portent sur les émissions chroniques, les émissions dans l’eau, les émissions dans l’air, les substances dangereuses, les pollutions éventuelles des sols ... L’ensemble de ces champs est pris en compte.

Ensuite, notamment pour les sites SEVESO, mais de manière générale pour toutes les installations classées soumises à autorisation, il y a l’obligation pour l’exploitant d’établir une étude de danger. Cette étude va permettre d’évaluer les risques, c’est-à-dire d’identifier l’ensemble des accidents possibles. Nous pensons très vite et très souvent aux effets sur l’homme et aux accidents qui peuvent mettre en danger de façon immédiate la santé humaine. Il y a aussi des accidents qui sont couverts par la directive, par notre réglementation, qui sont de graves pollutions environnementales. Par exemple, le stockage des bidons d’eau de javel non loin d’une rivière. En cas de rupture du bidon, cela va à la rivière, cela a des impacts écologiques majeurs. Ceci est bien couvert par les études de danger, donc ce sont vraiment les dangers au sens large.

Cette étude de danger va servir à alimenter une démarche de réduction des risques à la source complémentaire, cette fois-ci qui est menée au niveau local par le préfet avec l’appui de la DREAL, ou par la DREAL pour le compte du préfet. En tout cas, la DREAL est le service technique sur laquelle le préfet s’appuie. Cela va servir à élaborer des plans d’urgence. Il y a le plan d’urgence de l’exploitant lui-même pour les établissements SEVESO « seuil haut » qui s’appelle le plan d’opération interne (POI) et il y a le plan d’urgence que le préfet peut mettre en place, le plan particulier d’intervention (PPI) pour tout ce qui va sortir des limites du site et qui nécessite l’engagement de moyens complémentaires aux moyens de l’exploitant. Nous avons des outils de maîtrise de l’urbanisation.

Vous avez mentionné les PPRT, c’est une nouveauté. Là aussi, c’est une spécificité française. Aucun autre pays européen ne fait cela. Cela visait à gérer la question de l’existant. Depuis très longtemps, et bien avant les PPRT, lorsqu’il y a une nouvelle installation qui s’implante ou lorsqu’il y a un nouvel investissement et de nouveaux équipements mis en place et qu’il y a éventuellement des risques qui dépassent les limites du site, nous avons l’habitude – et nous avons l’outil pour ça – de prendre en compte des servitudes d’utilité publique pour faire en sorte que là où il n’y a personne, personne ne vienne s’installer.

Le PPRT AZF a fait le constat qu’à un certain nombre d’endroits, certes, on sait gérer le futur, mais il y a quand même de l’existant qui s’est construit, notamment des villes qui sont venues se rapprocher des usines. Il fallait mettre en place des outils en matière d’expropriation ou de délaissement, donc des mesures foncières pour faire vraiment partir les gens ou pour les bâtiments qui sont moins exposés, des travaux de renforcement des bâtiments pour protéger les occupants, que ce soient des particuliers ou des entreprises et donc des salariés.

Cette étude de danger va nous servir aussi pour élaborer l’information à destination public, qui est absolument essentielle, sur internet et par papier.

Nous allons permettre également d’enrichir les débats et les échanges au sein des commissions de suivi de site, qui sont désormais pour nous une partie essentielle du travail.

Pour mettre en œuvre ces actions, au-delà de tous ces outils réglementaires dont je vous ai parlé, nous nous appuyons sur des hommes et des femmes extraordinaires. J’ai beaucoup de chance car ce sont des gens remarquables par leurs compétences, par leur dévouement, par leurs valeurs. Je pense que vous avez eu le récit par le directeur de la DREAL de tout ce que les équipes ont fait, jour et nuit, le soir et les week-ends, et tout cela dans des valeurs personnelles et professionnelles qui sont absolument remarquables.

Notre métier, à la DGPR est d’assurer la compétence et la bonne organisation de ces personnes. Cela passe par une formation initiale qui prend généralement environ un an, avec des formations théoriques et du compagnonnage avec des personnes plus expérimentées. Ensuite, nous avons un processus de formation continue et nous avons ce qui est extrêmement important pour nous, un dispositif de retour d’expérience. Vous avez mentionné le BARPI. C’est une partie de la DGPR qui entretient une des plus grandes, si ce n’est la plus grande base de données au monde de retour d’expérience accident. 46 000 accidents sont aujourd’hui rentrés dans les bases du BARPI. À partir de ces données, nous extrayons d’abord des tendances et cela nous permet de mieux cibler nos politiques. Cela permet aussi de faire de la pédagogie vis-à-vis des exploitants, des fédérations professionnelles ou vis-à-vis de nos équipes pour dire : « Attention, regardez, telle chose sest passée à tel endroit, pensez-y bien lorsque vous concevez un site ou lorsque vous allez faire une inspection ! ». Nous avons ce dispositif continu. Nous réunissons tous les deux ans nos inspecteurs qui sont en charge des sites à risque pour leur présenter les bilans des deux années précédentes par le BARPI. Nous avons des lettres mensuelles, etc. En tout cas, ce retour d’expérience est quelque chose d’extrêmement important. Tout cela est piloté depuis la DGPR.

En termes d’organisation, la brique de base est l’unité départementale, qui va être au plus près des sites, mais nous avons des équipes au niveau régional qui vont avoir deux missions. La principale mission est d’avoir des pôles d’expertise plus détaillés qui vont venir en appui aux équipes départementales lorsqu’il y a des sujets très pointus à aller voir sur un site. Il n’est pas rare d’avoir des inspections à deux personnes avec un spécialiste par rapport au thème de l’inspection. Mais pour certaines missions qui sont peu volumineuses, c’est-à-dire qu’il n’y a pas la possibilité de former beaucoup de gens – cela n’arrive pas très souvent et c’est très pointu – des fois, nous reprenons directement au niveau régional. Nous avons la même chose avec un niveau interrégional, notamment pour les équipements sous pression ou pour les canalisations. Nous avons même – c’est très ponctuel et pas beaucoup en risque accidentel – parfois des choses qui sont pilotées depuis le niveau national. Notre métier consiste aussi à organiser le fonctionnement entre le départemental, le régional, l’interrégional, avec l’appui du national.

Un système bien piloté doit faire l’objet d’orientations stratégiques et de priorités annuelles. Nous avons des orientations stratégiques pluriannuelles qui ont été adoptées au mois de juillet dernier. Tous les ans, les ministres fixent une dizaine de priorités nationales d’actions. Évidemment, suite à Lubrizol, l’an prochain, il y aura des choses qui y seront dédiées.

Nous avons enregistré de très fortes augmentations des effectifs à la suite de l’accident d’AZF. Nous avions un peu plus de 800 inspecteurs en DRIRE en 2001, l’année d’AZF. Dix ans plus tard, en 2011, nous étions à un peu plus de 1 200. Peu ou prou, les effectifs n’ont pas sensiblement évolué depuis. Nous avons donc été plutôt préservés. Quand on regarde très finement, il y a eu des années avec un peu plus, des années avec un peu moins. Effectivement, ces deux dernières années, les postes budgétaires qui ont été ouverts ont été réduits de quelques unités, mais nous étions 1 246 en 2011 et 1 290 au 1er janvier 2019. Nous sommes sensiblement à des niveaux équivalents.

Pour répondre à votre question, monsieur le président sur le fait d’être passé de DRIRE à DREAL aurait-il modifié considérablement les choses ? Pas dans notre façon de fonctionner, au sens où cette « chaîne de l’inspection », comme on l’appelle, que je vous ai décrit, avec un niveau départemental et des unités départementales, un niveau régional qui porte un appui, des pôles interrégionaux et un niveau national dans une chaîne très solidaire et très fonctionnelle, a été totalement préservée au sein des DREAL qui ont leur unité départementale, qui ont leur service risque. Être au sein des DREAL, cela fait entrer dans une direction plus grande, puisque ce sont des directions qui ont de nombreux sujets dont il faut s’occuper, donc cela nécessite un exercice de management plus particulier pour les directeurs de DREAL par rapport à ce qu’étaient avant les petites DRIRE. Cela a été aussi un facteur d’enrichissement parce que la volonté qui nous a été donnée, est d’aller vers des autorisations environnementales uniques intégrées, qui permettent d’avoir une approche complète vis-à-vis des exploitants, avec à la fois des questions de risques accidentels et d’émissions chroniques dont je vous parlais, et d’impact, mais aussi des aspects biodiversité et d’autres aspects qui précédemment faisaient l’objet de différentes autorisations en parallèle avec des interlocuteurs différents qui étaient apportés par les industriels. Aujourd’hui, c’est un interlocuteur unique qui met en œuvre une autorisation unique et il y a une direction régionale complète qui dispose de tout le spectre des compétences, ce qui permet de faire une « équipe projet » et d’avoir un interlocuteur unique pour les porteurs de projets. De ce côté-là, cela a été un fort enrichissement et une capacité non plus d’avoir un État qui fonctionnait en silos par rapport à plusieurs problématiques environnementales, mais d’avoir une approche intégrée. Évidemment, c’est une structure plus large, donc un tout petit peu moins « familiale » mais porteuse de sens pour une approche intégrée et par rapport aux porteurs de projets.

Effectivement, le nombre de contrôles menés par l’État a baissé. Plusieurs facteurs l’expliquent ou ils y concourent. Le premier, c’est qu’en parallèle, on a fait monter le principe de contrôle périodique par des organismes tiers, quelque chose qui a été mis en place ces dernières années. Pour vous donner un ordre de grandeur, l’an dernier, 7 000 contrôles ont été menés par ces organismes tiers. Vous me disiez que nous étions passés de 25 000 à 18 000. Quand on rajoute les 7 000 par les organismes tiers, on voit comment cela s’est recentré.

M. le président Christophe Bouillon. Pouvez-vous donner un exemple d’organisme tiers ?

M. Cédric Bourillet. Ce sont des entreprises qui sont agréées. Par exemple, dans les stations-service, qui sont des installations classées, il y a un certain nombre d’obligations : des distances d’éloignement, la présence d’extincteurs, la présence de détecteurs, la présence de sable pour récupérer les éventuels épandages accidentels. L’organisme va venir avec une grille définie par nos arrêtés ministériels pour vérifier la distance en question, la présence de l’extincteur, etc. Ils vont pouvoir mener toute une série de contrôles par rapport aux obligations de nos arrêtés ministériels et, ensuite, pouvoir amener l’exploitant à se mettre en conformité. Il y a tout un dispositif qui est pensé. S’il n’y avait pas de mise en conformité, que cela pose des difficultés, l’État est alerté. Ce dernier peut prendre la relève, notamment pour aboutir à des sanctions le cas échéant. Il y a eu ce choix de recentrer les inspections. Ce n’est pas la seule raison, il faut bien le dire avec honnêteté, il y a eu aussi pas mal de perturbations avec les modifications successives que les organisations ont subies, c’est-à-dire le passage des DRIRE aux DREAL.

Après, il y a eu la fusion entre les régions et la création des grandes régions avec la fusion des DREAL, qui fait que nous passons du temps à nous réorganiser, à nous habituer. La création de cette autorisation environnementale unique, dont je vous ai parlé, fait qu’avant, un inspecteur ne s’occupait que des installations classées et qu’aujourd’hui, il a une palette très large et il y a toute une coordination à faire avec d’autres services, une information à mettre en place. Le coût du changement, c’est toujours de l’énergie qui est dépensée et pendant ce temps, nous ne faisons pas de contrôle.

Nous avons eu des chantiers importants, lourds, nobles. Le premier qui me vient à l’esprit, c’est évidemment les PPRT dont nous avons parlé. Suite à la catastrophe d’AZF, il a fallu mettre cela en place, le temps que les textes d’application soient pris, que des expérimentations soient menées en pratique. Le gros des PPRT a été mené au long des années 2010 à 2019. Sur 388 PPRT, 381 sont aujourd’hui approuvés. Cela ne veut pas dire qu’ils sont mis en œuvre, mais que nous avons fait tout le travail d’élaboration et de décision en concertation. C’est un travail qui est extrêmement lourd, qui s’est traduit d’abord par une nouvelle salve de réduction des risques à la source en plusieurs centaines de millions d’euros. L’exemple qui a beaucoup été donné dans le cadre de Lubrizol, ce sont ces fameuses sphères de gaz de pétrole liquéfié (GPL) qui étaient entre les bâtiments qui ont brûlé. Si nous n’avions pas fait ce travail, les conséquences auraient été autrement plus dramatiques. Il y a eu une vraie plus-value à avoir mené ces PPRT ; ce n’est pas l’inspection sur site en parallèle. Il y a eu tout le travail pour se concerter avec les parties prenantes et prendre des décisions pour éventuellement faire partir certains bâtiments, comme je le disais, ou en tout cas en faire consolider d’autres. Cette action prend du temps, mais elle est utile parce que les gens qui étaient très exposés, demain, s’il devait y avoir un accident, ne subiront pas de conséquences. C’est aussi un travail qui sauve des vies ou qui évite des blessures à plus ou moins long terme. Pendant que ce travail a été mené, c’était au détriment des missions d’inspection.

Je voudrais mentionner les efforts qui ont été faits en matière de concertation. Aujourd’hui, nous avons des commissions de suivi de site, que nous n’avions pas avant, sur lesquelles nous passons beaucoup de temps d’échanges. Il a été confié à l’inspection des installations classées la mission relative aux éoliennes. Ce n’est pas un sujet catégorisé « SEVESO ». Pour autant, nous savons que ce sont des dossiers sur lesquels il y a énormément besoin que l’État puisse répondre aux questions et interagir, avec beaucoup de phases de concertation. Tout ce travail de concertation est une mission, honnêtement, plutôt nouvelle. En tout cas, nous avons plus d’occasions d’engager des échanges et une concertation avec des élus ou des riverains aujourd’hui qu’il y a 15 ou 20 ans. Ce sont des actions qui prennent du temps également. L’ensemble de ces ingrédients, c’est-à-dire : la montée en puissance des contrôles périodiques qui ont permis de se recentrer sur les choses importantes, les efforts de réorganisation et les différents changements sur lesquels nous avons eu à nous adapter et à mettre en œuvre, les missions importantes comme les PPRT, les missions d’informations et concertations, ont causé cette baisse.

Nous avons eu deux réactions par rapport à cela. Première chose, c’est de dire : « Évidemment, nous restons proportionnés aux enjeux et donc nous ne baissons pas la garde sur les choses importantes ». Je vous confirme que sur les sites SEVESO, le nombre d’inspections est resté constant. Ce sont à peu près 1 500 inspections par an que nous menons. Ce chiffre est constant ces quatre ou cinq dernières années. Il a même connu un pic il y a deux ou trois ans suite aux questions de malveillance et à un certain nombre d’interventions qui avaient pu être identifiées. Il a été choisi de mener des inspections coups de poing conjointes avec les services de police nationale. Là, il y a eu plus d’inspections qui ont été menées, des inspections très ciblées sur cette question-là. La deuxième chose, c’est qu’aujourd’hui, la phase d’élaboration des PPRT s’achève.

Cela va nous permettre de redéployer du temps et des moyens pour aller vers l’inspection. Notre souhait est de pouvoir ré-augmenter significativement le nombre d’inspections dans les années qui viennent.

Sur le bilan des PPRT, je pense qu’il y a des phases qui ont été très réussies et il y a des phases qui sont encore en devenir. Ce qui a été très réussi, c’est la réduction préalable du risque à la source.

Nous avons essayé de bien faire documenter à tout le monde dans les démarches qui ont été menées les réductions préalables des risques à la source qui ont été faites parce que c’est autant de bâtiments de moins impactés, mais c’est aussi beaucoup d’accidents en moins ou en tout cas des conséquences beaucoup plus faibles. Ce qui a été plutôt réussi aussi, c’est la capacité d’appropriation par les collectivités concernées, par certains des riverains concernés, de ce qui était en jeu. Avant les PPRT, il y avait une connaissance et une conscience plus faibles, y compris par les mêmes élus qui étaient au plus près du terrain d’usine, de ce en quoi consistait l’usine, quels étaient les risques, etc. Ce n’était pas l’objectif premier des PPRT, mais cela a permis une appropriation collective bien supérieure.

Par contre, il y a effectivement des choses qui sont encore en devenir. D’abord, la mise en œuvre des mesures foncières, celles qui sont les plus importantes et les plus urgentes : expropriation, délaissement… Ce n’est encore qu’en cours. C’est un travail très lourd parce qu’il y a les services du domaine qui doivent procéder aux évaluations. Ensuite il faut trouver un point de chute pour les personnes qui sont expropriées, qui sont parfois dans des situations sociales compliquées. Les gens qui habitent accolés à des usines ne sont pas forcément dans les quartiers les plus bourgeois et ne sont pas ceux qui sont le plus en capacité à se projeter dans des projets comme cela et à habiter ailleurs dans un endroit moins exposé, mais potentiellement un peu plus coûteux. Il y a beaucoup d’accompagnement à faire, c’est quelque chose qui prend du temps si nous voulons le mener de façon très humaine.

Il y a les travaux chez les riverains. C’est la consolidation des bâtiments dont on pense qu’avec des travaux raisonnables, ils peuvent protéger leurs occupants, que ce n’est pas la peine de demander à tout le monde de partir. Pour ces travaux-là, les situations de solutions de financement ont mis longtemps à se dessiner. Il a fallu plusieurs lois de finances consécutives pour trouver des solutions de financement. Nous avons encore des sujets d’accompagnement des riverains. Ce n’est pas tout de leur dire : « Vous pouvez être impactés par une onde de surpression de 50 millimètres, donc il vous faut mener des travaux pour protéger votre bâtiment ». Le niveau de 50 millibars n’est pas forcément évocateur, quand bien même pour une personne ayant des notions en sciences et en physique. De là à savoir comment protéger son appartement ou sa maison, c’est autre chose. Tout un accompagnement a été progressivement mis en place. L’association AMARIS que vous avez sans doute auditionnée ou que vous allez auditionner met l’accent sur d’autres interrogations, notamment sur les biens publics puisque la loi aujourd’hui n’apporte pas de soutien financier ou technique aux biens publics qui seraient dans la même situation ni même d’ailleurs aux biens des entreprises qui peuvent être impactées. Le choix n’a pas été fait d’apporter des solutions financières. Ce sont des questions qui restent en suspens.

Par rapport à la question que vous avez posée, Monsieur le président, sur l’augmentation des accidents repérés par le BARPI, si nous avons mis en place le BARPI et cette base de données, c’est justement pour essayer de repérer les choses. C’est une base de données qui progresse encore, qui fait que nous déclarons et ajoutons de plus en plus de choses que précédemment, où nous ne faisions pas remonter et nous ne répertoriions pas. Ce n’est pas facile de tirer des conclusions d’une année sur l’autre parce que nous ne sommes pas sur la même assiette.

En revanche, il y a des indicateurs que nous suivons avec une grande attention pour savoir où nous en sommes. Le principal indicateur pour les sites SEVESO est très simple : la directive européenne SEVESO oblige tous les États membres, à partir d’un certain nombre de critères sur le degré de gravité des accidents et leurs conséquences, à rapporter les accidents sur des sites SEVESO. Ce sont des critères stables et nous avons donc une assiette de comparaison qui est stable depuis plusieurs années.

Ce que nous constatons, en chiffrant les trois dernières années, c’est que nous sommes tout à fait stables ; ce sont six à sept accidents par an que nous notifions à la Commission européenne.

À titre de comparaison, l’Allemagne, c’est deux à quatre fois plus tous les ans. L’Allemagne est l’autre grand pays qui a, certes, beaucoup d’établissements SEVESO, c’est donc toujours un peu notre étalon. Ce sont deux à quatre fois plus d’accidents alors qu’il n’y a pas quatre fois plus d’établissements SEVESO en Allemagne qu’en France. Il y en a sensiblement plus, mais pas dans ces proportions. En résumé, il y a une stabilité des accidents que nous notifions à la Commission européenne par rapport à ces critères. Quand nous nous comparons à nos voisins allemands, nous ne sommes pas dans un taux d’accidentologie plus inquiétant. Aucun accident n’est satisfaisant, mais en soi, nous n’avons pas une tendance par rapport à cet indicateur-là et ce critère-là sur les établissements SEVESO qui montrent une évolution extrêmement significative sur 2016, 2017 et 2018.

Sur l’état des postes DREAL par DREAL, nous pourrons vous communiquer cela. Cela prend un peu de temps à faire puisque dans la méthodologie budgétaire – vous la connaissez – nous notifions sur un programme complet. Le programme n’est pas spécifiquement « ICPE », mais nous pouvons leur demander de nous le remonter. Par contre, vous donner au niveau national la chronique, toutes régions confondues, des postes qui ont été budgétairement pourvus, nous savons le faire, c’est suivi. Il n’y a aucune difficulté pour vous transmettre cela. Je le note pour vous l’envoyer ce soir ou dans les tout prochains jours.

Sur les plateformes et le fait qu’il y ait plusieurs sites industriels sur une plateforme, effectivement, nous avons la volonté autant que possible d’avoir une approche intégrée sur l’ensemble des plateformes. À la suite de l’adoption d’un amendement à la loi PACTE et au décret qui a été publié il y a quelques semaines tout juste, il y a la possibilité d’avoir des approches de plus en plus approfondies en matière de plateformes. Sans attendre ces approches-là, nous avions déjà mis en place dans les grands bassins industriels, pour les grandes plateformes, un système de coordination des exercices, des plans d’urgence. Lorsque les PPRT se croisent entre établissements, nous n’avons pas fait des PPRT distincts, mais conjoints, cumulatifs. Il y a historiquement déjà des habitudes, avec les outils juridiques qui sont les nôtres, d’avoir cette approche coordonnée par plateforme.

Une des difficultés que nous pouvons avoir par rapport à des questions que vous avez posées, c’est que lorsqu’un exploitant est une installation classée, et a fortiori un site SEVESO, l’État peut aller mener une inspection et lui demander de rendre compte régulièrement des quantités qu’il stocke et des effets potentiels. Lorsque le bâtiment n’est pas une installation classée ou n’est pas une installation classée soumise à obligation d’étude de danger, le pouvoir d’entrer sur le site n’appartient pas à nos équipes. Théoriquement, ces sites, nous n’avons pas le droit d’y entrer et ils ne sont pas censés avoir des quantités extraordinaires de matières dangereuses susceptibles de provoquer des suraccidents. Fondamentalement, il y a quand même cette différence entre des sites qui sont des installations classées, qui sont soumis à autorisation, à des études de danger et, à l’autre bout du spectre, des sites qui ne sont pas du tout des installations classées, s’agissant de notre capacité à y pénétrer pour savoir ce qu’il y a et à en modéliser les effets en cas d’accident.

M. le président Christophe Bouillon. Une précision pour apporter une bonne compréhension : vous avez décrit l’ensemble des missions qui sont notamment celles des DREAL. S’agissant des sites SEVESO, les inspecteurs qui exercent une mission de contrôle sont-ils dédiés à ces missions de contrôle ? Dans le large éventail, que vous avez rappelé, des missions, un inspecteur peut-il être amené à agir sur une éolienne et sur une station essence ? S’agit-il de compétences qui sont dédiées ?

Je vous dis cela parce que lorsque nous avons auditionné l’organisation France Chimie, une formule a été utilisée par nos interlocuteurs pour dire que l’inspecteur est la deuxième personne après l’exploitant à connaître parfaitement le site. Nous savons bien que pour exercer un contrôle, il faut tout à la fois avoir le niveau de compétences que vous avez rappelé, la bonne connaissance des sites, sans doute, mais le meilleur contrôle c’est aussi celui avec une certaine distanciation. Le fait de bien connaître peut rassurer, mais à force de bien connaître, a-t-on les distances suffisantes pour exercer le contrôle voulu ?

Nous avons lu récemment l’envie de la part des inspecteurs – je parle de ceux qui exercent leur mission principalement sur les sites SEVESO – de se situer un peu à l’image de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), d’être dans une même autorité qui soit spécifiquement dédiée aux sites SEVESO, dont on mesure bien que cela n’a rien à voir avec les autres sites classés qui sont assez nombreux et qui vous occupent grandement.

M. Éric Coquerel. De ce que j’ai compris, il n’y a quasiment plus de baisse d’inspecteurs depuis plusieurs années. Le tableau que vous nous présentez est finalement assez rassurant sur l’état des inspections. Le problème est que cela contredit dans mon rapport ce qu’a dit votre adjoint, Monsieur Patrick Soulé, à deux reprises. Il l’a dit en 2018 et me l’a confirmé en 2019 dans un rapport officiel de l’Assemblée nationale, en raison du nombre d’augmentations de sites à contrôler, puisqu’il y a une augmentation importante de ces sites depuis plusieurs années. Mais ce que l’on pouvait constater, c’est moitié moins de contrôles depuis 15 ans, et 200 ETP qui seraient nécessaires pour assurer le minimum nécessaire en termes d’effectifs de l’inspection. Je précise bien que je l’ai interrogé là-dessus en 2018 et que, hasard de l’actualité, je l’ai à nouveau auditionné le jour de l’accident Lubrizol ; il m’a reconfirmé ces chiffres. Enfin, il dit que pour s’adapter pour les années à venir avec le fait qu’il y a de plus en plus de sites à visiter, on allait passer à un contrôle par an pour les sites les plus dangereux, un tous les trois ans s’ils le sont moins, moins d’un tous les sept ans pour les moins dangereux, comme les stations-service. Je trouve, s’agissant y compris de l’inquiétude que je vous ai indiquée tout à l’heure sur les entreprises sous-traitantes dans l’environnement de sites SEVESO, que c’est un peu contradictoire avec ce que vous nous avez expliqué. Où est le curseur dans ces explications ?

M. Hubert Wulfranc. Vous avez indiqué rapidement que vous assuriez l’examen des comités de suivi au niveau des sites. Ces comités de suivi sont en quelque sorte l’interface de terrain entre les directions d’entreprises et les collectivités des habitants. Pourriez-vous nous préciser le cadre de l’examen dont vous faites preuve vis-à-vis de ces comités de suivi, et notamment des conclusions que vous pourriez tirer sur la qualité, au sens large du terme, de la vie concrète de ces comités ?

Par ailleurs, vous avez indiqué que le choix avait été fait d’une délégation à des opérateurs privés sur les contrôles. Comment pouvez-vous expliquer plus avant le choix de cette délégation des opérateurs agréés ? Qu’est-ce qui a conduit à ce déport vers des tiers ?

M. Damien Adam, rapporteur. Avez-vous analysé a posteriori le PPRT de Lubrizol pour voir s’il y avait des choses qui nécessitaient de se dire qu’il fallait faire une mise à jour ?

Sur l’accès aux sites ICPE mais hors SEVESO afin d’y effectuer des contrôles de la part des DREAL, appelez-vous de vos vœux une modification législative ou réglementaire pour que ce soit accessible plus facilement au titre de la sécurité nationale et des dangers technologiques ?

M. Cédric Bourillet. Des inspecteurs sont-ils dédiés au contrôle des sites SEVESO et quelle distanciation existe-t-il ? La situation est assez variable. Pour être très précis, nos inspecteurs font à la fois du contrôle et de la réglementation, arrêtés complémentaires, etc. Ce sont parfois des questions qui se posent.

Nous avons même fait des expérimentations pour voir si nous affections des inspecteurs dédiés au contrôle d’un côté et des inspecteurs dédiés au dossier, c’est-à-dire aux autorisations, de l’autre. C’est un modèle qui ne fonctionne pas. Ces expérimentations ont été des échecs. Il est très important d’avoir quelqu’un qui est instruit, qui a lu les études de danger, qui a demandé telle et telle amélioration de sécurité parce qu’il jugeait que c’était prioritaire, qui va contrôler sur site, qui s’exprime en fonction de ce qu’il a constaté. Il y a une continuité du contrôle, de l’instruction et de la proposition de sanctions au préfet lorsque nous constatons des écarts.

Dans un département où il y a de grandes plateformes industrielles ou un nombre significatif de sites SEVESO, nous avons des équipes qui sont dédiées. Cela ne veut pas dire qu’elles ne s’occupent que des aspects « risques ». Comme je vous l’ai dit, la réglementation est intégrée. Il y a aussi les aspects chroniques et il y a une vraie synergie entre les deux. Pour vous donner un exemple, nous avons eu un accident récemment dans la station d’épuration d’Achères, une très grande station d’Ile-de-France qui est par ailleurs SEVESO. Pourquoi ce site est-il classé SEVESO ? Parce que son métier premier est de traiter de l’eau, mais pour traiter au mieux l’eau et l’épurer, il y a besoin d’utilisation de produits chimiques. Les produits chimiques qui sont stockés participent à certains classements. Par ailleurs, il est question de gaz et de biogaz, mais je vais me concentrer sur un certain nombre de produits chimiques. C’est aussi un arbitrage permanent par un inspecteur qui a une vision intégrée sur un site que de dire : « … par rapport à ce que vous rejetez, je veux que vous traitiez, mais par contre, vu comme vous avez stocké vos produits, où vous les stockez… », etc. C’est important pour nous d’avoir toujours la même personne qui a ce regard transversal, à la fois sur les risques et sur les impacts, les rejets, les pollutions potentielles. Ils sont « dédiés SEVESO » et ils ont évidemment une formation encore supérieure par rapport aux autres dans notre formation continue, mais ils ont aussi leur regard critique. C’est important que nous ayons pour cela, au niveau de nos équipes régionales, la capacité à venir les appuyer sur des points très pointus, par exemple, lorsqu’ils sont très « dédiés SEVESO » et qu’il y aura un sujet d’émissions très sensible, que le niveau régional puisse venir donner un appoint.

Nous avons en revanche des départements où nous avons très peu de sites Seveso, un ou deux. Mais il y a « SEVESO » et « SEVESO ». Un site où il y a beaucoup de process, où on manipule la matière, on la chauffe, on la refroidit, il y a des détecteurs, des niveaux, etc., nécessite un gros travail intellectuel d’analyse, un gros travail technique. Après, nous avons des sites qui sont de simples stockages, par exemple, les dépôts d’artifices ou d’explosifs utilisés pour les carrières ou pour d’autres activités. Ce sont des sortes de maisonnettes dans lesquelles il y a un camion qui vient apporter des colis. Les colis ne sont pas démontés et ils vont repartir après. Là, on sent bien qu’en termes d’analyse et de process, c’est quelque chose de beaucoup plus simple. C’est à la fois parce que matériellement, nous n’avons pas beaucoup de sites SEVESO que nous ne pourrions pas dédier des personnes pour suivre un ou deux sites et parce que le niveau technique d’approfondissement est plus faible que pour d’autres sites SEVESO que ces inspecteurs vont s’occuper à la fois des sites SEVESO et d’autres sites ; une configuration complètement différente.

Si dans un département – il y a des cas comme cela, par exemple dans l’Est de la France – il y a un ou deux sites SEVESO ou une plateforme, mais avec un vrai niveau de complexité, c’est là où notre organisation régionale qui vient appuyer le niveau départemental donne à plein pour aboutir à la meilleure efficience possible.

Sur la distanciation, d’abord, nous n’avons pas les moyens humains et ce serait très malheureux d’être co-exploitant. Il y a évidemment une posture qui est très importante et qui est rappelée dans nos référentiels professionnels, une posture qui dit que nous ne sommes pas en train d’écrire les dossiers avec des exploitants ou de choisir avec eux telle ou telle technique. Nous sommes bien sur une évaluation des risques par l’exploitant des demandes de progrès de l’État et une posture de contrôle. Il y a clairement de la distanciation.

De toute façon, y compris en termes de doctrine de maîtrise des risques, il est essentiel que nous ayons cette distanciation parce que trop de proximité serait de la déresponsabilisation des exploitants. S’ils sentent que quoiqu’il arrive, l’État va tout relire et corriger s’il y a des erreurs, que quel que soit le choix qu’ils fassent l’État va les conforter dans celui-ci ou va leur dire : « Mais non, tu te trompes, tu dois faire autre chose », ils vont perdre leurs réflexes de responsabilité, ils ne vont plus agir en responsabilité. C’est le début des problèmes de manière générale en matière de risques. Il faut absolument maintenir cette distanciation et la responsabilité est avant tout celle de l’exploitant à l’origine du risque. L’État est là pour faire des contrôles sur certains aspects en fonction du temps qu’il veut y consacrer et de la façon d’approfondir tel ou tel point. La vision d’ensemble reste de la responsabilité de l’exploitant.

Sur l’autorité indépendante, on mesure évidemment certains intérêts. Cela soulève beaucoup de questions dans notre métier. Je vous l’ai dit, les risques technologiques ne se limitent pas aux sites SEVESO, à la fois parce qu’il suffit d’être un gramme ou un kilo en dessous du seuil SEVESO pour ne plus être SEVESO. Pour autant, nous considérons – nos équipes sont formées pour cela – qu’il faut apporter la même attention à des établissements qui seraient juste en dessous des quantités de substances dangereuses qui qualifient pour l’appellation « SEVESO ». Beaucoup de sites font cela, pas forcément pour échapper au contrôle de l’État – la meilleure preuve, c’est que nous essayons de les rattraper – mais parce que l’appellation « SEVESO », y compris en termes de bon voisinage, peut être lourde de conséquences. Beaucoup de sites ajustent leur organisation, leur logistique et leur configuration pour passer juste en dessous du seuil et ne pas avoir cette appellation « SEVESO », tout en étant parfaitement prêts à être transparents et sous le contrôle de l’État.

Il y a aussi des choses qui ne sont pas couvertes par des directives Seveso qui pour nous, représentent des enjeux en termes de risques. Je pense aux silos qui peuvent exploser et faire des morts, aux entrepôts, aux canalisations qui vont relier deux sites industriels avec les mêmes produits que dans les deux sites industriels, que nous faisons traiter par nos mêmes équipes. Faire un pointillé sur les sites SEVESO et nous obliger à nous séparer en deux, alors que nous avons mis en place toute une organisation que nous voulons la plus intelligente possible au niveau départemental, régional et interrégional, serait une perte de compétences donc de qualité de service.

La deuxième raison – je vous l’ai dit – c’est qu’aujourd’hui, il y a une approche intégrée entre les chroniques et les risques, à la fois par l’exemple que je vous donnais sur un site très concret, mais de façon générale – cela a été pensé ainsi depuis la création des ICPE en 1976 – d’avoir une approche intégrée sur les rejets et les risques. C’est quelque chose qui est plutôt unique en Europe, à deux ou trois exceptions près, et qui est plutôt salué à mon avis par les industriels et par l’ensemble des parties prenantes dans le fait de savoir qu’il y a un interlocuteur unique qui a la vision globale et une vision intégrée.

Depuis le choix, il y a deux ans, de faire ce que j’ai appelé cette fameuse autorisation environnementale unique intégrée qui inclut en plus des aspects de biodiversité, s’il y a des choses à défricher et autres, l’ensemble des autorisations, avec le regard vigilant de l’autorité environnementale, nous sommes vraiment dans une équipe projet au sein de la DREAL. Découper cela, soit en évoquant les « SEVESO », soit en évoquant les « hauts risques », soit en disant : « Oui, mais pas la biodiversité », alors qu’à l’arrivée, c’est la même autorisation, le même permis, la même « équipe projet » et un projet global de DREAL. Cela crée de fortes perturbations au dispositif.

Dernière chose qui me vient à l’esprit par rapport aux autorités « indépendantes » ou « pas indépendantes », c’est qu’aujourd’hui, le système est prévu pour que le préfet ait dans sa main toute la chaîne de l’évaluation des risques, des mesures de prévention, dans ce qu’il impose et dans la gestion de crise, et notamment dans le choix qu’il fait, avec l’aide de la DREAL bien sûr, de dire : « Je veux plus de réserves deau, moins de réserves deau parce que je sais que les pompiers (…), vu le réseau public, vu la façon dont cest organisé, vu mon plan particulier dintervention (PPI), on fera comme ci et comme ça … ».

Le fait qu’il puisse avoir complètement la main sur une vision très logique de la prévention et de la préparation en gestion de crise, des mesures de sécurité jusqu’à la gestion de crise elle-même, est quelque chose qui a une vraie valeur. Si on commence à dire « Je découpe entre deux autorités », une autorité indépendante d’un côté et le préfet, le jour où il y a l’accident, tout le monde se retrouve dans la salle à dire : « Au fait, vous aviez demandé quoi ? ». Je ne suis pas du tout en train de critiquer le modèle de l’ASN. C’est un modèle qui marche très bien. Mais il a des spécificités qui ne se retrouvent pas complètement chez nous. L’une des principales spécificités, si je laisse de côté le nucléaire de proximité, c’est que les exploitants dont on parle sont majoritairement, ou en tout cas très en lien avec l’État : EDF, Orano, le Commissariat à l’Énergie Atomique et aux Énergies Alternatives (CEA). Évidemment, c’est une configuration qui appelle des mesures particulières, ce que nous n’avons pas avec des Lubrizol, des Total, Arkema et que sais-je encore. Nous voyons bien qu’avec les entreprises privées, nous n’avons pas du tout la même configuration. Nous n’avons pas un contexte qui amène à se poser des questions dans les mêmes termes.

Pour répondre à M. Coquerel, je ne sais pas si j’utiliserais le terme de « rassurant » sur les contrôles. Comme je le disais, le nombre de contrôles a trop baissé au cours de ces dernières années. Dans les orientations stratégiques que nous avions adoptées l’été dernier, il y a bien l’idée et le besoin de remonter ces contrôles. Mes remarques étaient pour expliquer la baisse des contrôles en disant qu’il y a une partie qui est désormais menée par des organismes privés. J’ai expliqué un certain nombre de projets qui ont été mis en place, en plus de certaines désorganisations que nous avons eues à connaître et de réorganisations qui ont pris du temps. Je ne pense pas que l’on puisse se satisfaire de la baisse des contrôles qui a été menée. Vous avez parlé de 200 effectifs, 200 effectifs en plus seraient tout à fait les bienvenus.

Comme vous l’aurez compris, si des renforts nous étaient accordés, nous en mettrions sans doute en partie sur les sites SEVESO, mais aussi beaucoup sur les autres installations classées. Nous avons bien choisi, par rapport aux biens qui nous ont été donnés, de mettre les priorités là où elles méritent de l’être. Je l’ai dit, 1 500 inspections par an pour la Seveso, cela n’a pas baissé ces dernières années. C’est un très haut standard par rapport aux autres pays européens. Là encore, je compare à l’Allemagne : nous menons beaucoup plus de contrôles dans les sites SEVESO en comparaison avec ce que font nos voisins allemands. En revanche, il y a beaucoup d’autres missions. Si des renforts nous étaient accordés, une bonne partie serait dédiée à ces autres missions.

Les fréquences que vous avez mentionnées : une fois tous les ans, une fois tous les trois ans, une fois tous les sept ans, c’est effectivement un système de pondération que nous avons dans nos systèmes d’inspection. Ce sont des fréquences minimales. Quand nous menons ces contrôles-là, nous sommes très en dessous des 18 000 constatés. Dans la méthodologie de contrôle que nous avons mise en place, nous avons une couche minimale qui est une fois tous les ans, une fois tous les trois ans, une fois tous les sept ans, en fonction du type. À cette couche minimale dont on ne peut pas entendre parler de quelconque diminution, on rajoute – c’est à la main des DREAL qui choisissent où elles amènent le contrôle – par exemple de faire plus de contrôles dans les mêmes sites, parce qu’ils sont plus complexes. Comme je le disais, il y a « SEVESO » et « SEVESO » : un dépôt d’explosifs n’a rien à voir avec une usine comme celle de Lubrizol. Nous allons faire plus de contrôles dans le même établissement SEVESO. Effectivement, chez Lubrizol, le chiffre a beaucoup circulé : 39 inspections.

Nous avons aussi des systèmes d’attention. Par rapport au voisinage qui est plus sensible qu’à tel endroit où on est dans une zone avec très peu d’enjeux autour, nous allons avoir tendance à retourner plus souvent là où il y a des enjeux autour. Si jamais il y a eu des antécédents qui n’inspirent pas confiance de la part de l’exploitant dont nous savons qu’il est sensible à une pression de contrôle et que cela accentue sa capacité à être en conformité de lui-même, nous avons tendance à vouloir donner cette capacité accrue.

Évidemment, en cas d’accident, nous faisons une inspection réactive. Lorsqu’il y a des plaintes, nous faisons des inspections réactives. Nous avons tout un système. Le « un an, trois ans, sept ans », si on fait le calcul mathématique, nous sommes plutôt à 7 000, 8 000, 9 000 inspections par an. Il faudrait vérifier, mais je crois que c’est à peu près cela. C’est un nombre très supérieur d’inspections que nous visons, mais pas par système de planchers automatiques, par appréciation des enjeux et de l’intérêt des inspections que nous y menons.

Sur les commissions de suivi des sites, nous n’en faisons pas un suivi très direct depuis le niveau national, notre administration centrale est assez réduite par rapport aux effectifs qui sont dans les DREAL, et c’est très bien. Nous ne pouvons pas faire des suivis très exhaustifs de ce qui se fait. En revanche, cela fait partie des enseignements ou des envies de changement qui m’animent suite à l’accident de Lubrizol. Je suis interpellé à la fois sur le nombre de structures, d’outils et de temps qui a été consacré à essayer de créer une culture de sécurité ou une culture du risque – certains voient une différence entre les deux et un côté plus positif et le fait que nous pouvons progresser avec l’appellation « culture de sécurité » – en tout cas, une appropriation des enjeux, de ce que chacun peut faire collectivement. Ces commissions de suivi de site sont systématiquement établies autour des établissements SEVESO « seuil haut » sauf s’il n’y a vraiment aucun risque qui ressort des sites. Nous avons des secrétariats permanents pour la prévention des pollutions et des risques industriels (S3PI) dans les principales zones industrielles. Lorsqu’un PPI est mis en place, il y a une enquête publique sur l’ensemble du rayon qui explique les choses. Nous avons les préfectures et les directions départementales des territoires qui élaborent les dossiers départementaux des risques majeurs et qui notifient à chaque commune les risques majeurs, y compris technologiques. Ces communes doivent elles-mêmes élaborer des documents communaux sur le risque majeur, qui doivent inclure des choses. Nous avons énormément de choses qui sont mises en place.

Pour autant, peut-on considérer que, d’une part, tout cela vit de façon très active, très dynamique et efficace ? D’autre part, les gens, notamment ceux qui étaient à Rouen à 500 mètres à un kilomètre, deux kilomètres, trois kilomètres de Lubrizol – le centre-ville est à trois kilomètres de Lubrizol – ont-ils vraiment conscience, s’approprient-ils les choses, savent-ils quoi faire au cas où, ont-ils le sentiment d’avoir pu participer d’une façon ou d’une autre aux choix qui sont faits par l’État ou ses administrations ? J’ai le sentiment que non. C’est quelque chose qui m’interpelle et sur quoi j’ai envie que nous puissions travailler dans les mois qui viennent. Ce n’est d’ailleurs pas propre aux risques technologiques. En réalité, il y a un sujet plus général : comment les populations vivent au jour d’aujourd’hui avec des communautés qui ne sont peut-être pas aussi structurées qu’elles pouvaient l’être autrefois. ? J’ai le sentiment que beaucoup d’énergie est déployée – cela prend beaucoup de temps à nos équipes – que beaucoup d’outils existent sur le papier mais que les situations sont hétérogènes. Il y a des endroits où les choses marchent bien. J’ai le sentiment qu’un des principaux facteurs, c’est l’implication des collectivités en termes de temps, d’énergie et leur capacité à mettre leurs réseaux à disposition pour relayer l’information auprès de la population. L’implication des collectivités fait qu’à outil constant, l’efficacité va être plus ou moins grande, mais pas seulement.

Mon sentiment, c’est aussi que là où les débats ne sont pas très riches, c’est souvent parce qu’il y a surtout l’État ou l’exploitant qui parle et que dans ces commissions ou comités, cela ressemble soit à un dialogue technique entre l’État et l’exploitant, dont les autres personnes sont prises à témoin, soit à une espèce de récit de tout ce que l’exploitant a fait, tout ce que l’État a imposé, tous les projets qui ont été faits, éventuellement dans des termes un peu techniques. Les gens absorbent tout cela et en prennent connaissance, mais finalement, c’est de l’information très descendante.

Honnêtement, ce n’est pas une faute quelconque, notamment de mes équipes, car elles mettent à disposition tout ce qu’elles peuvent et cherchent à raconter et à expliquer. Mais il y a quelque chose qui serait utile, si on y arrivait, à améliorer dans cette capacité d’appropriation par l’ensemble des acteurs et des populations. Les réactions de surprise des Rouennais que nous avons tous entendues étaient très sincères. Dans leur majorité, beaucoup des gens qui ont été marqués et qui avaient l’impression de découvrir les choses avaient une impression sincère.

Sur les délégations aux acteurs privés, d’abord, ce n’est pas une délégation complète. C’est un contrôle qui est mené et l’État garde complètement la possibilité de faire des contrôles complémentaires ; ce que nous faisons. L’État garde la seule possibilité de prescrire des sanctions, ce que nous faisons si nécessaire. C’est plutôt un appui sur lequel nous pouvons compter. Comment le choix a-t-il été fait ? Nous avons choisi les installations qui présentent le moins d’enjeux pour bien garder le contrôle physique de l’État dans les installations qui comptent le plus d’enjeux ; ce sont surtout des installations soumises à déclaration, le plus bas des régimes en installations classées. Nous choisissons aussi des types de prescriptions de sécurité et des types de rubriques où les règles sont plutôt techniques, mais claires et faciles à contrôler. Je donnais un exemple très concret sur les stations-service. Dès lors qu’il faut une appréciation un peu jugée et dire si c’est suffisamment bien fait, si le détecteur est placé au bon endroit, nous préférons que l’État continue à faire le contrôle, ne serait-ce que dans le cas où il y a un débat avec l’exploitant ensuite. C’est comme cela que nous ciblons les endroits où nous utilisons cette nouvelle capacité.

Nous n’avons pas expertisé en détail ce qu’a donné le PPRT de Lubrizol et le retour d’expérience pro-activement. Deux choses néanmoins : d’une part, Mme la ministre Élisabeth Borne a lancé une mission d’Inspection générale où elle a mandaté le Conseil général de l’économie (CGE) et le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), deux grands corps du ministère de l’Industrie, du ministère de l’Économie et des Finances et du ministère de la Transition écologique et solidaire, qui vont notamment pouvoir regarder l’ensemble des éléments de prévention des risques, de gestion de la crise. Le PPRT fait évidemment partie du mandat qui leur a été soumis ; ce sera regardé de façon très indépendante, ce qui est très sain.

Ma deuxième remarque, c’est que l’appellation PPRT peut être trompeuse pour beaucoup de gens, parce qu’on dit que ce sont des plans de prévention des risques technologiques. Cette appellation peut amener certaines personnes à penser que ces plans sont élaborés dans une approche de prévention des accidents. En réalité, ce sont avant tout des plans d’urbanisme destinés à étudier la pertinence géographique des constructions. Ce n’est qu’une toute petite partie de la prévention des risques technologiques, mais le nom ne le reflète pas. Il y a eu beaucoup d’attentes ou beaucoup d’idées sur son contenu et sur ses insuffisances. Or ce sont d’autres outils qui sont censés y répondre.

Pour ce qui est de votre question sur les contrôles en dehors des ICPE, je ne sais pas si c’est juridiquement très facile, sur le plan, y compris constitutionnel, du droit de propriété d’ouvrir l’accès à des bâtiments qui ne soulèvent pas de soupçons particuliers.

Par ailleurs, ce ne serait pas forcément très simple pour nous de dire : « Je délaisse les sites dont je sais que les installations sont classées et je vais inspecter un peu au hasard des bâtiments ». C’est une dispersion de contrôle. Pour autant, faut-il ne pas le faire du tout ? Je n’en suis pas certain. Parmi les questions qui pourraient légitimement se poser à proximité immédiate des sites présentant les plus grands enjeux, c’est de se doter d’outils complémentaires. La capacité généralisée pour un inspecteur d’installations classées de rentrer dans tout bâtiment du territoire me semble être une idée très engageante.

M. le président Christophe Bouillon. Merci, monsieur le directeur général, d’avoir répondu avec précision aux questions qui vous étaient posées. Nous attendons de recevoir de votre part la chronique des effectifs DREAL par DREAL.

Laudition sachève à quinze heures cinq.

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23.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. Patrice Liogier, secrétaire général du Syndicat national des ingénieurs de l’industrie et des mines (SNIIM) affilié à Force ouvrière (FO) et M. Julien Jacquet-Francillon, secrétaire général adjoint ; M. Bertrand Brulin, délégué fédéral CFDT, branche chimie énergie ; M. Romuald Fontaine, secrétaire général du Syndicat CFDT chimie Haute-Normandie ; M. Pascal Tailleux, référent de la Fédération nationale des industries chimiques CGT (FNIC-CGT) en Normandie et membre de la direction fédérale ; M. Gérald Le Corre, inspecteur du travail et responsable « santé travail » à l’UD CGT de Seine-Maritime, représentant de la CGT au comité régional d’orientation des conditions de travail de Normandie.

(Séance du mercredi 4 décembre 2019)

Laudition débute à quinze heures.

M. le président Christophe Bouillon. Nous allons commencer notre audition dans le cadre de la mission d’information de l’incendie de Lubrizol à Rouen. Nous avons été missionnés sur cet accident majeur pour, à la fois, faire la lumière sur cet accident, établir un retour d’expérience sur la gestion et la communication de crise, également sur l’après-crise et, enfin, faire des propositions d’amélioration des dispositifs.

Nous auditionnons les représentants des syndicats de salariés. Le message que je voudrais d’abord adresser à travers vous, c’est bien évidemment la reconnaissance de l’action qui a été menée par les salariés du site de Lubrizol qui ont eu à intervenir au moment de l’événement. Ils l’ont fait avec beaucoup de sang-froid et de compétence. Je crois qu’il est important de le dire, car on a entendu beaucoup de choses et je pense très utile de rétablir le rôle indispensable et essentiel des salariés des sites industriels.

D’abord, j’aimerais, bien évidemment, vous entendre sur l’évènement lui-même, sur la crise, sur la façon dont vous l’avez perçue dans vos responsabilités et à partir des témoignages que vous avez pu recueillir auprès des salariés qui relèvent de vos organisations syndicales. Je voudrais connaître votre appréciation sur la gestion de crise, sur la communication de crise, sur l’après-crise et vous entendre aussi sur ce que l’on appelle la culture du risque. C’est un sujet qui est présent depuis le début. J’aimerais que vous puissiez nous indiquer ce qui explique les difficultés rencontrées aujourd’hui pour « infuser » en quelque sorte cette culture du risque, dans ce département en Seine-Maritime et plus largement dans la région Normandie. C’est un territoire avec une empreinte industrielle forte, avec des salariés qui travaillent dans des entreprises et dans une industrie encore florissante à l’échelle de ce territoire. En effet, au cours de nos auditions, on nous a souvent fait remarquer la différence qui peut exister, par exemple, entre le territoire havrais et le territoire rouennais. Connaissez-vous d’autres différences entre d’autres territoires en France ? Comment expliquez-vous cette plus ou moins forte imprégnation de la culture du risque selon les zones géographiques ?

Vous savez que, depuis la loi Bachelot, votée suite au rapport Le Déaut après l’accident de l’usine AZF, un certain nombre de recommandations avaient été faites, notamment sur le rôle essentiel des salariés, avec un objectif à la fois de formation et d’implication des salariés dans la gestion du risque. J’aimerais vous entendre sur le rôle qui était celui des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et savoir ce que change la transformation des CHSCT en comité social et économique (CSE). Y a-t-il un changement de pied ? Comment percevez-vous aujourd’hui le rôle qui doit être celui des salariés ?

J’ai une question plus spécifique pour le Syndicat national des ingénieurs de l’industrie des mines (SNIIM), sur la question des contrôles. Avec un certain nombre de collègues, nous posons de façon récurrente la question des effectifs dont vous disposez pour exercer vos missions de contrôle. Nous avons toujours quelques difficultés à avoir en détail, direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) par DREAL, l’état des lieux du nombre d’inspecteurs, notamment de ceux dédiés au contrôle des sites SEVESO. Nous venons de le demander officiellement. Avez-vous ou non les moyens d’exercer vos missions ? Quelles pistes d’améliorations proposez-vous ? Je crois que vous vous êtes notamment exprimés sur l’idée d’une autorité indépendante de contrôle qui pourrait être une idée séduisante, intéressante. En tout cas, je l’accueille comme telle, mais pourriez-vous préciser cette idée ? Enfin, auriez-vous des pistes d’amélioration sur la question du contrôle des sites industriels ? J’ai entendu des propositions, qui émanaient, je crois, de la CFDT, sur un bureau d’études des accidents spécifique. Je ne sais pas s’il y a d’autres propositions. Toutefois, au regard de l’émotion forte – qui est encore vive – de la population, dont font, bien sûr, partie les salariés, nous devons avoir une exigence sans doute encore plus forte en matière de sûreté et de sécurité des sites industriels aujourd’hui.

Pour terminer cette salve de questions, on parle aujourd’hui de réouverture, au moins partielle, du site. Avez-vous le sentiment que c’est le bon moment ? Si vous êtes favorables à cette ouverture partielle, dans quelles conditions, selon vous, peut-elle être rendue possible ?

M. Damien Adam, rapporteur. Je ne vais pas revenir sur l’ensemble des questions qu’a posées M. le président, puisque globalement j’avais les mêmes. Je commence évidemment par remercier pour leur action les salariés de Lubrizol qui, alors que l’incendie commençait à trois heures du matin, se sont mobilisés pour déplacer les fûts et ainsi réduire le potentiel suraccident. Nous ne pourrons jamais suffisamment les remercier d’être ainsi intervenus.

Je pense qu’il est important que nous puissions revenir sur les questions suivantes :

  1. Quel est votre sentiment sur la sécurité des sites industriels, particulièrement des sites classés SEVESO ?
  2. Voyez-vous, du fait de votre expérience ou des expériences de vos organisations, une évolution, qu’elle soit positive ou négative, dans la culture du risque ? Quelles sont les différences qui peuvent exister entre les territoires ?

Comme le président a bien détaillé les différents points, je ne vais pas aller plus loin. J’ajoute juste, pour le SNIIM : à propos de votre idée de ce qu’on appelle communément « lASN du milieu chimique et des sites SEVESO », pouvez-vous nous expliquer concrètement quelle est votre philosophie et comment vous en êtes venus à avoir cette idée ?

M. Gérald Le Corre, Union départementale CGT de Seine-Maritime. Nous avons donné comme titre à notre diaporama : « Accidents Lubrizol et ailleurs : ils auraient été évités si lÉtat nous avait écoutés ». Nous aurions pu l’appeler autrement, comme la dernière diapositive de ce diaporama : « Si les 90 propositions de la mission denquête parlementaire à lissue dAZF avaient été appliquées, on nen serait pas là ! »

La CGT a beaucoup d’expérience sur les incendies et les accidents industriels qui, depuis AZF, se multiplient. Nous voudrions surtout insister, y compris par rapport à votre première question, sur le fait qu’il y a un double socle réglementaire et que les premiers qui sont soumis au risque industriel sont les travailleurs. Les travailleurs doivent être protégés des risques d’incendie, d’explosion, du risque chimique, etc. par un code du travail. Ce code du travail a toujours quelques défauts, bien évidemment, comme la suppression des CHSCT, mais globalement, il comporte des milliers d’articles réglementaires précis sur la question des explosions, du stockage des produits chimiques, sur la question de la sous-traitance, sur les questions de formation dont vous avez parlé il y a quelques instants avec la loi Bachelot. Ce que nous mettons en évidence, c’est que ces dispositions aujourd’hui sont d’ordre public. Peut-être cela ne sera-t-il plus le cas demain, puisqu’une députée, Charlotte Lecocq, a rendu un rapport demandé par Édouard Philippe qui propose que ces règles d’ordre public soient remplacées par des décrets dont les dispositions soient supplétives. J’attire aussi votre attention sur les dangers de demain. Au-delà du code du travail, nous avons en quelque sorte une deuxième ceinture de sécurité avec le code de l’environnement.

Je résume rapidement nos constats, en vous renvoyant à un dossier de huit pages que nous avons publié en 2014, très précis, avec des situations tirées de la Seine-Maritime. Nous constatons une extension de la sous-traitance extrêmement importante, mais sans inspection préalable commune. Nous constatons des défauts d’évaluation du risque incendie-explosion. Nous avons parlé de la loi Bachelot. Les industriels ont remplacé l’obligation de formation par de… l’information. Nous constatons également, c’est peut-être un peu moins réglementaire, mais c’est une vraie problématique, des contraintes de production qui obligent de fait les salariés, notamment ceux relevant de la sous-traitance, à mentir sur leur activité réelle. On leur demande de faire des tournées de contrôle, de respecter les procédures, mais ces procédures sont contradictoires avec les effectifs et les contraintes de temps. C’est cela le problème majeur, avec une sous-traitance qui s’accélère et des contrats qui sont revus afin d’être de plus en plus courts. C’est-à-dire que, même si on a une majorité de salariés de la sous-traitance qui sont en CDI et qui sont donc considérés comme des non précaires, le risque de perdre le contrat tous les ans crée une précarité qui fait que les salariés n’osent pas dire ce qui se passe vraiment en termes de conditions de travail.

Une fois n’est pas coutume, rappelons-le car c’est extrêmement important, le patronat est d’accord avec nous. Peut-être que le MEDEF ne viendrait pas vous le dire, mais nous avons publié – et je vais vous la transmettre – l’enquête qui a été faite par le Club Maintenance de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) de Normandie, qui est pour nous une représentation du patronat. Selon cette enquête, 88 % des donneurs d’ordre reconnaissent que les situations ne sont pas satisfaisantes en termes de santé et de sécurité. C’est extrêmement important et l’enquête va plus loin, parce que les deux enquêteurs ont auditionné quelque 1 400 salariés de la sous-traitance. D’après leurs chiffres, parmi les salariés qui travaillent avec des permis de feu, donc dans des zones où le risque incendie est établi, 92 % ne sont pas formés à l’utilisation d’un extincteur, 75 % ne connaissent pas la réglementation sur les zones d’explosion. Quant au document central du code du travail en termes d’évaluation des risques, le fameux document unique d’évaluation des risques, 92 % ne savent pas ce que c’est !

Avant de parler de la gestion de crise, parlons d’avant la crise. L’un des problèmes de l’incendie de Lubrizol est que nous avons prévenu, mais nous avons l’impression que cela ne sert à rien. On parle beaucoup du CODERST et de la question de l’environnement, mais il y a une instance qui est une instance centrale sur les conditions de travail des travailleurs, c’est le comité régional d’orientation des conditions de travail (CROCT), présidé par le préfet, qui en Normandie ne vient jamais. C’est un sujet qui a priori ne l’intéresse pas. Nous avons alerté à plusieurs reprises. Je vous ai mis des extraits de courriers, mais, évidemment, nous pourrons donner à la mission les originaux écrits au préfet et au ministère du Travail pour dire : « Nous avons des constats en Seine-Maritime, il va y avoir un accident comme à AZF ». Nous l’avons dit en 2012. Nous l’avons dit en 2015 - 2016, nous l’avons redit juste avant l’accident en 2018. Pire que cela, après l’accident, lors d’une réunion de ce fameux CROCT, le 15 novembre, on n’annonce aucune action particulière en termes de contrôle, alors que nous démontrons des anomalies et que le patronat est d’accord avec nous.

Moins on écrit, moins on prend de risques. Le ministère du Travail et le préfet ne nous répondent jamais par écrit. Seuls les différentes directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE), les représentants dans les services déconcentrés du ministère du Travail nous répondent en tenant grosso modo le discours suivant : « On est assez daccord avec vous sur les constats, notamment les situations de risques et de violations manifestes de la réglementation, mais nous navons pas les moyens de mener une action ».

Cela fait plusieurs fois que des catastrophes de type AZF sont évitées. Nous avons mis des exemples extrêmement précis et documentés, notamment par voie de presse. Le 17 octobre 2015, c’est au Havre, donc ce n’est pas la culture de sécurité au Havre qui nous protège, nous ne sommes pas d’accord avec cela. Il s’agit de 8 000 mètres cubes d’éthylène à Gonfreville, on passe à côté d’une explosion sûrement quatre ou cinq fois plus forte qu’AZF. On est sur une chute de générateur de vapeur à Paluel, avec une expertise qui met en évidence les questions de sous-traitance. On est sur une explosion dont on parle moins, qui a fait la une de France 3 et de Paris-Normandie, bien sûr, pendant deux jours, deux morts à la société agro-industrielle de patrimoine oléagineux (SAIPOL) qui n’est pas une entreprise classée SEVESO, je tiens à le préciser. Le classement SEVESO ne fait pas tout du point de vue du risque incendie explosion. Selon le dossier pénal, à quelques minutes près, nous aurions eu 11 morts et nous avons eu accès, puisque nous sommes partie civile dans le dossier, à l’ensemble de la procédure pénale, ainsi qu’à l’expertise judiciaire. Nous pourrons la transmettre à votre mission d’information parce que nous ne sommes pas soumis en tant que partie civile au secret de l’instruction. Cette expertise met en évidence des violations manifestes et nombreuses des obligations en termes d’évaluation des risques de sous-traitance pour une entreprise qui intervenait pour la première fois. Et les choses se répètent, parfois cela ne fait pas la « Une » des journaux. En 2019, nous vous avons mentionné au moins trois accidents mortels liés à des questions de sous-traitance, avec des défauts d’évaluation des risques, et dont le dernier concerne de nouveau la raffinerie Total. J’insiste sur ce dernier cas parce que, à l’issue de cet accident mortel qui a mis en évidence une absence d’évaluation des risques, la caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (CARSAT) a émis une injonction pour essayer de pousser Total à respecter la réglementation. Total a saisi la juridiction administrative et dit à la juge des référés du tribunal administratif de Rouen, en résumant : « Vous comprenez, madame la juge, la réglementation est trop compliquée et, si on applique la réglementation, nous allons donc pratiquement fermer lentreprise ». C’est ce comportement. On a quand même des industriels qui assument, et nous pouvons bien évidemment vous transmettre les conclusions de la société Total pour confirmer nos dires. Je passe rapidement puisque Francis complétera sur la partie relative à la DREAL.

Nous avons toute une série de propositions. La première est celle du rapport parlementaire sur l’interdiction de la sous-traitance. La deuxième concerne, bien évidemment, des CHSCT avec des pouvoirs renforcés. Si vous prenez par exemple le site Total, sept CHSCT ont été remplacés par un seul. Il vous est interdit, à vous, de cumuler les mandats parce que les parlementaires ne sont pas des surhommes et des surfemmes. Mais nous, ouvriers de l’industrie, ouvrières, techniciens, serions des surhommes. Nous pouvons cumuler les mandats de délégués du personnel portant sur les revendications individuelles et collectives, les mandats des ex-comités d’entreprise donc des mandats sur les questions économiques et sur l’ensemble des activités sociales et culturelles et les mandats de CHSCT avec les risques immédiats et les risques différés. Non, nous ne sommes pas des surhommes ! Nous avons aussi un électorat qui vote pour nous et – il ne faut pas se mentir – dans les entreprises, on vote d’abord sur la question de l’emploi et sur la question du bulletin de salaire. Ce que l’on constate depuis la suppression des CHSCT, c’est que les mandats qui sont menés en priorité sont les mandats emplois et activités sociales. En effet, si les gens n’ont pas de chèques vacances, ils ne vont pas voter pour vous aux prochaines élections et votre organisation syndicale va perdre des représentants du personnel. Ainsi, même si des missions en termes d’enquête et d’expertise sont encore prévues dans la réglementation, cela devient le parent pauvre. Nos représentants du personnel CGT font en réalité de moins en moins de missions d’enquête dans le cadre du CHSCT et sur la santé des travailleurs.

Je répondrai au reste des questions postérieurement si c’est nécessaire.

M. Pascal Tailleux, Fédération nationale des industries chimiques CGT. Je vais faire un peu d’histoire. Vous parliez de culture du risque ; je représente la Fédération nationale des industries chimiques - CGT, mais, en 2001, j’étais déjà responsable CGT à AZF. Je travaille à Grand-Quevilly, sur un site qui s’appelle Borealis, mais cela s’appelait avant AZF. C’est l’usine jumelle de celle qui a explosé à Toulouse. Nous sommes devant vous aujourd’hui, mesdames et messieurs les députés ; en 2012, la commission parlementaire est venue sur mon site et a auditionné deux camarades du CHSCT de l’époque ; Yves Cochet, ministre de l’Écologie à l’époque, est aussi venu rencontrer les organisations syndicales.

J’étais dans la délégation de ma fédération lors de la dernière réunion spécifique à France Chimie avec les patrons de la chimie et les autres syndicats. J’ai présenté les choses à ma manière, comme je vous le dis là, et à la fin, j’ai dit : « Quand allez-vous arrêter de nous tuer ? »

Vous parliez de culture du risque ; personnellement, je dis que les patrons, par exemple le groupe Total, cultivent super bien le risque. AZF, notre groupe, appartenait à Total à l’époque. Ils s’en sont débarrassés juste après le procès en appel de la catastrophe. En 2019, il y a eu cinq morts sur les sites de Total en France. C’est juste magnifique ! Cela signifie que, malheureusement, quoi qu’on dise, cela ne change rien. La question est : quand allons-nous arrêter de perdre notre vie en allant la gagner ?

Vous avez remercié les salariés de Lubrizol mais on peut remercier tous les salariés qui sont intervenus, y compris les pompiers. Les pompiers de mon site professionnel sont allés à Lubrizol, ainsi que ceux de la SIM, ceux de la Raffinerie de Normandie, ceux d’Exxon. Que serait-il arrivé s’il n’y avait pas eu de pompier professionnel sur nos sites ? Aujourd’hui, sur le site d’Arkema à Saint-Auban – Arkema est une des « grosses boîtes » de la chimie –, sur le site d’Adisseo à Commentry dans l’Allier, ils veulent supprimer les pompiers professionnels. On marche sur la tête. Il y a des salariés qui sont en grève pour sauver ces postes. S’ils ne sont pas sauvés, c’est la sécurité des salariés et des populations qui va être mise en jeu.

M. Pascal Morel, secrétaire général CGT de Seine-Maritime. J’aurais une question à poser concernant l’indemnisation, sur le coût réel et le coût total. La commission régionale des comptes a-t-elle commencé à chiffrer, en termes d’intervention de tous les services de l’État, qu’il s’agisse des collectivités locales, des mairies, des salariés qui ont été forcés de se mettre en arrêt de travail ou en congé, de ceux qui ont été licenciés, les sous-traitants, mais aussi les employés des commerces à proximité de la zone de Lubrizol ? Tout cela se chiffre et Lubrizol en a la responsabilité. La CGT pose la question du coût. Ce n’est pas à l’État de payer la facture. Par le biais de nos impôts, ce serait, une fois de plus, l’ensemble des citoyens paierait la note, malgré tout ce qui a été dit en amont sur la responsabilité des employeurs qui ont été alertés en temps et en heure. Pour la CGT, sur tous les risques et toutes les suppressions de postes, de contrôles, les CHSCT remis en cause, il n’est pas question que les pouvoirs publics et en particulier les citoyens paient la facture de toutes ces insuffisances de la responsabilité de l’employeur.

M. le président Christophe Bouillon. Une petite précision : la mission d’information pose aussi des questions. Elle est là pour auditionner l’ensemble des acteurs, quels qu’ils soient, et cela fait déjà plusieurs dizaines d’heures que nous faisons comme nous le faisons avec vous cet après-midi. Les membres de cette mission représentent tous les groupes politiques à l’Assemblée nationale. Ils n’hésitent pas à interpeller directement pour essayer de comprendre. Nous avons déjà eu l’occasion de poser directement aux exploitants la question que vous venez de poser et qui est parfaitement légitime. Nous aurons sans doute encore l’occasion de le faire, puisque nous auditionnerons à nouveau, dans quelques jours, les dirigeants de Lubrizol France. Ce sont des questions parfaitement légitimes et vous avez eu raison de les rappeler. Nous avons reçu aussi d’autres acteurs. Nous recevrons, pas plus tard que la semaine prochaine, les représentants des citoyens, des habitants qui se sont regroupés en collectif. De la même façon, nous recevrons ultérieurement les représentants des activités agricoles. Croyez-moi, la question de l’indemnisation est une question qui figure en bonne place dans l’ensemble des questions que nous pouvons nous poser.

M. Francis Combrouze (CGT), Conseil national de la transition écologique. Comme je ne dispose que d’un temps très limité, ce que je vais dire là vous sera transmis par écrit, sous forme d’une note de 14 pages. Je représente la CGT au Conseil national de la transition écologique (CNTE), mais je suis également de la Fédération de l’équipement et de l’environnement. Nous sommes l’organisation majoritaire au sein du ministère de l’Écologie.

Une première leçon au sujet des effectifs : je vous donne les effectifs, « réels » et « théoriques », du programme « risques » de la DREAL en Normandie. En 2019, il y a 116 équivalents temps plein (ETP) contre 136 ETP théoriques, donc un écart de 20. Comme vous voulez de la chronique, voici les chiffres 2016 : 143 théoriques, 122 réels. Je constate que l’écart se maintient et les effectifs n’ont, en gros, pas baissé. Mais dans le programme « risques », et certains autour de cette table connaissent bien le programme 181 « Prévention des risques » puisqu’ils en sont les rapporteurs à l’Assemblée nationale, notamment pour la commission des finances, il y a une baisse d’effectifs de 50 personnes encore cette année, essentiellement au détriment du risque naturel (RN).

Les effectifs de l’inspection se maintiennent globalement, mais les indicateurs sont en baisse. Vous avez déjà entendu parler du bilan national 2018. Sur une longue période, on constate une baisse de 39 % des visites d’inspection. Ce que nous préconisons essentiellement, c’est de mettre fin à l’espèce d’austérité budgétaire aveugle qui fait que nous n’avons pas des effectifs suffisants. Nous avons entendu que le directeur général de la prévention des risques souhaitait 50 % de visites en plus dans les installations, mais en même temps, l’indicateur de résultat du programme 181 casse l’outil des visites approfondies en disant qu’on va compter toutes les visites. C’est un projet pour 2020 qui est sur la table du Parlement, c’est l’indicateur de résultat de performance du budget opérationnel de programme (BOP) 181. Nous nous en étonnons. Nous tenons beaucoup à avoir des visites approfondies. Tous les sujets ne se valent pas.

Notre proposition est d’augmenter les effectifs. Nous avons donné un chiffrage annuel, environ 150 par an sur plusieurs années.

Il y a actuellement environ 1 300 équivalents temps plein, dont je vous rappelle que 300 environ sont dédiés aux installations agricoles, notamment d’élevage intensif. Nous ne les compterons pas et, en s’intéressant uniquement à l’industrie, il faudrait augmenter nos effectifs. Pourquoi ? Parce que les sujets sont plus complexes. Il y a des enjeux d’efficacité énergétique, des enjeux de biodiversité, des enjeux de pollution chronique, en tenant compte des milieux. Il faut connaître les sites. Les interactions sont nombreuses. Sans parler des produits chimiques et d’autres sujets qui font que nous avons besoin de tutorat, de formation, d’une mobilisation beaucoup plus grande. Enfin, nous ne comprenons pas que le gouvernement s’acharne à amputer l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS), qui perd encore 13 emplois dans le projet de loi de finances (PLF) 2020. En 12 ans, je constate une perte de 70 emplois à l’INERIS sans aucune espèce de raison. Je rappelle que l’INERIS a été la cellule d’appui pour modéliser le panache et ses conséquences dans la prévention sanitaire à Rouen.

La CGT propose qu’Inspection du travail et Inspection des installations classées s’échangent directement, travaillent, fassent des contrôles inopinés, sans les filtres du préfet. Mes camarades de la chimie et mes camarades de l’Union départementale de Seine-Maritime ont bien mis en lumière les occurrences de la sous-traitance, les occurrences du facteur humain, les écarts entre le prescrit et le réel … C’est la situation sur le terrain. Puisque les facteurs humains sont capitaux, nous suggérons de faire des contrôles inopinés avec les deux inspections et que les inspecteurs des installations classées puissent répondre aux sollicitations des élus des personnels qui ont beaucoup à dire sur la réalité du site et de ce qui s’y passe.

Enfin, nous pourrions également imaginer des contrôles conjoints des services des douanes et des services de la concurrence et de la répression des fraudes sur tout ce qui est produit, sur le trafic des déchets, sur les gaz frigorigènes, sur les substances qui appauvrissent la couche d’ozone, sur tout un tas de trafics en matière de produits ou de transport, qui peuvent être légitimes – les deux sont vrais – mais qui posent au quotidien des problèmes et qui appellent des « co-inspections », si je puis dire. C’est la même chose pour le sanitaire où nous pensons que les cohortes de suivi des populations et l’état de santé des salariés ont beaucoup à voir. Je pense notamment au site de Fos où il est indispensable que les travaux des autorités en charge de la santé publique, de l’inspection des installations classées et d’autres types d’expertise sanitaire, par exemple la CARSAT pour le suivi de la santé des salariés, donnent lieu à des données publiques, à des suivis. Il faut qu’en matière de communication, les inspecteurs aient beaucoup plus de droits pour s’exprimer sur la réalité de ce qu’ils rencontrent.

Pour gérer le décalage entre les moyens humains et la gravité des problèmes, les pouvoirs publics à notre connaissance ont répondu de trois manières. La première consiste à déréglementer. Concrètement, nous vous mettons en garde à propos du site de Normandie Logistique qui, de notre point de vue, relève au moins de l’enregistrement. Observez que nous en sommes à 17 000 installations soumises à enregistrement depuis 2010, date de création de cette rubrique dans la nomenclature avec un seuil à 300 000 mètres cubes. Je rappelle que le seuil était à 50 000 mètres cubes dans l’autorisation, avant la réforme de la nomenclature et la création de la rubrique enregistrement. Or le Premier ministre, le 16 septembre, dix jours avant l’incendie, annonce au nom de l’intérêt des chaînes logistiques vouloir passer ce seuil à 900 000 mètres cubes ! De 50 000 mètres cubes à 300 000 en 2010 puis à 900 000 mètres cubes en 2019, avec le projet du gouvernement qui allait être mis par le décret de nomenclature à consultation du public quelques jours avant l’incendie de Rouen, cela fait un facteur de l’ordre de 20 en relèvement des seuils. Nous voulons la mise à plat du système d’enregistrement avec un bilan de ses avantages et des inconvénients. Je rappelle qu’il n’y a plus de consultation du CODERST, pas d’enquête publique, pas d’avis, pas d’information de la population sur toute une partie de ces enjeux essentiels.

L’autre réponse a consisté à essayer de « préfectoraliser » une partie de nos activités d’inspection, par le fait que les procès-verbaux (PV) sont, au pénal, transmis directement au procureur ou pas, ou que les mises en demeure sont relues par le préfet, que des délais supplémentaires sont accordés. Faites-vous transmettre les PV pris par nos collègues de l’unité Rouen. Voyez ce qu’a fait l’inspection. Voyez ce qui a été transmis par le préfet. Tracez bien ces éléments. Il n’est pas normal, au titre de la Charte de l’environnement intégrée au bloc de constitutionnalité, que ni la population ni les salariés n’aient accès aux données brutes qui ressortent d’un contrôle, a fortiori quand il s’agit d’une mise en demeure administrative avec des délais, ainsi que de sanctions pénales.

Enfin, s’agissant du retour d’expérience que nous pouvons avoir, bien sûr, nous saluons comme tous nos camarades, outre les salariés de Lubrizol, ce qu’ont pu faire dans la nuit et dans la matinée les salariés de Triadis, d’autres sites SEVESO mobilisés, les services départementaux d’incendie et de secours (SDIS), les services de secours, mais également des agents de la direction interdépartementale des routes (DIR) par exemple, qui ont été mobilisés pour interrompre la circulation.

La gestion de la crise a été de notre point de vue relativement désordonnée. Je ne parle pas là de ce qui concerne la communication du préfet, mais par exemple du fait que le réseau de transport de Rouen a été interrompu à 13 heures et que les gens sont rentrés à pied sous le panache. Je rappelle quand même la modélisation en termes de risques, avec une situation sur le périmètre du panache estimé à 100 mètres de hauteur en dose létale et avec des effets irréversibles à 20 mètres du sol. Si la climatologie ou l’aérologie locales avaient été un peu modifiées, nous aurions pu avoir des ennuis extrêmement sévères et des effets redoutables pour la population.

On peut parler bien sûr de dysfonctionnements de communication, mais il n’y a pas que cela. De notre point de vue, il y a dans la conception du plan de prévention des risques technologiques (PPRT) qui a été mis en œuvre une faute majeure : la coexistence de Normandie Logistique, qui relevait de l’enregistrement, sinon de l’autorisation, et dont les produits ont brûlé. La modélisation du PPRT aurait dû consister à agréger les deux données en ayant l’hypothèse d’un incendie Normandie Logistique qui allait vers les installations de Lubrizol. Or toute une partie de l’entrepôt ne relevait pas de sprinklers, c’est-à-dire de réseau d’extinction de mousse. Une partie des eaux et les mousses d’extinction d’incendie a d’ailleurs été épuisée très rapidement.

Enfin, dernière leçon : le fait que la pollution majeure de la Seine a pu être évitée grâce à un bassin – une darse – du Grand port maritime dans lequel les eaux se sont déversées. Pourquoi ? Parce que des remorqueurs de Rouen ont pu faire un contre-courant et surtout des moyens de rétention des hydrocarbures et produits chimiques qui pouvaient être largués à la Seine ont été retenus avec des barrages et des dispersants venus du Havre. Nous vous faisons observer que le plan Polmar Terre en projet au ministère prévoit d’avoir un seul centre Polmar Terre pour toutes nos façades maritimes, un centre situé à Brest. Calculez, Brest-Rouen, ce n’est pas Le Havre-Rouen, par la voie terrestre. Il est très probable que nous aurions eu une pollution majeure de la Seine.

Dans l’histoire de ce site, il y a le gaz mercaptan en 2013 comme vous l’avez vu, mais également, en 2015, une fuite de plusieurs centaines de tonnes d’hydrocarbures qui sont parties dans la Seine. Tous ces éléments montrent que nous avons la possibilité de mieux faire, en nous dotant d’effectifs, en travaillant mieux avec plusieurs types d’inspection.

En ce qui concerne la piste de l’autorité indépendante, c’est à notre avis un problème pour le Statut général de la fonction publique. Si les fonctionnaires de contrôle et d’inspection doivent être systématiquement dans une autorité indépendante pour bien faire librement leur travail avec une bonne technicité, nous mettons le doigt dans un engrenage dangereux. Certes, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) est devenue une autorité indépendante et c’est très bien. Ses effectifs sont à peu près maintenus et augmentent légèrement, ce qui est une très bonne chose, mais nous pensons aussi que les services d’inspection, en travaillant ensemble directement, en s’échangeant les données, peuvent s’améliorer.

Pour les installations soumises à déclaration, nous posons une question importante de notre point de vue qui est celle des suites données aux cas de non-conformité grave, car dans le décalage missions-moyens a également été inventée par les pouvoirs publics la notion de contrôle périodique. Pour une partie des installations soumises à déclaration, les entreprises privées sous-traitantes, qui contrôlent périodiquement les installations soumises à déclaration dès lors qu’elles appartiennent à certaines rubriques de la nomenclature, doivent réagir quand le contrôle délégué privé leur signale des non-conformités. L’inspection est avertie de ces cas de non-conformité grave, mais nous ne voyons ni de bilan ni de suite.

Enfin, nous redoutons que des suites soient données à des préconisations du rapport consistant à augmenter les pouvoirs des préfets pour, de manière discrétionnaire, ne pas consulter les CODERST quand ils doivent l’être, ne plus informer les populations, simplifier et déréglementer. Tout cela est extrêmement inquiétant de notre point de vue. Il est temps d’y mettre un coup d’arrêt.

Bertrand Brulin, CFDT chimie énergie. Je vais essayer d’apporter quelques éléments de réponse sur les sujets que vous avez abordés en préambule.

Pour ce qui relève de la gestion de crise, effectivement, on ne peut pas dire que cela ait été de notre point de vue géré en l’état de l’art. Quelques jours après l’accident sur cette usine, nous avons vu se déplacer sur le terrain trois ministres, un Premier ministre et, encore quelques jours plus tard, un Président de la République. Je ne suis pas sûr que ce soit de nature à conforter la parole du préfet. Deux jours après, le ministre de l’Intérieur est certes dans son périmètre, tout comme le ministre de l’Environnement et celui de la Santé. Malgré tout, il a fallu qu’ils soient présents sur le site, pour dire ni plus ni moins que ce que le préfet disait. Cela sous-entend que le préfet n’était pas audible. En termes d’organisation et de communication au plus haut niveau, il semble que ce soit quelque chose de perfectible, disons-le comme cela.

Il s’agit aussi de savoir comment on prévient la population. Alerter et faire en sorte que la population soit au courant font partie des fonctions du préfet. Cela pose aussi la question des outils dont nous disposons pour faire cela. Aujourd’hui, nous avons un outil qui date de 1930, qui s’appelle la sirène. Vous avez tous des smartphones. Je ne vous fais pas de cours là-dessus. Il existe d’autres solutions dans des pays différents du nôtre, notamment, on l’a déjà dit, en Belgique. Le système de Bureau d’enquête et risques technologiques (BE-RT), qui est en lien avec les opérateurs téléphoniques, prévient toutes les personnes qui sont dans la zone concernée, y compris si vous êtes de passage. Ce système est en mesure de vous donner des informations précises sur les conduites à tenir. Je signale que dans la région, notamment à Gonfreville, un travail a été fait par le maire de la commune qui va beaucoup plus loin que ce qui existe ailleurs.

Outre cette problématique, ce besoin d’informer la population sur ce qui se passe et sur les conduites à tenir, ce qui a amplifié le drame, ce qui a rajouté du dramatique au dramatique, c’est que la population n’était pas du tout préparée. Cela nous pose une question claire : comment travailler sur la communication des risques ? Je vais donner un exemple très précis. Ce matin, j’étais avec des collègues de la société allemande Bayer. Ils me disaient qu’ils organisaient ce que nous pourrions appeler des comités de site comme nos différentes commissions locales, ces commissions qui ne fonctionnent pas ou fonctionnent mal, il ne faut pas s’illusionner.

En Allemagne, l’industriel, les services de l’État, les organisations syndicales, les salariés rencontrent les populations environnantes et parlent de ces sujets. Il y a aussi les salariés dans la boucle. Ce n’est pas un industriel qui vient et qui – sans lui faire de procès d’intention – prêche la bonne parole. Les salariés et leurs représentants sont associés et les représentants des salariés sont associés. Je ne sais pas s’il faut copier ce modèle, mais il y a quelque chose à travailler.

Sur la crise encore, comme j’ai eu l’occasion de le dire à vos collègues du Sénat, il se trouve que ma fille est dans un lycée du périmètre. Le matin, on nous a dit : « Venez la chercher, venez la chercher ! » Nous avons protesté en demandant s’ils n’étaient pas en confinement et le lycée a insisté pour que nous venions la chercher. Une heure après, nous avions des mails et des coups de fil du même établissement qui nous disaient de ne surtout pas venir puisqu’ils étaient en confinement. Quand j’en ai rediscuté avec ma fille, elle m’a dit qu’ils n’avaient même pas de scotch pour se confiner. Pourtant nos enfants sont formés dans le cadre de l’Éducation nationale, alors qu’ils sont tout petits, mais quand ils se retrouvent dans des situations réelles, cela part dans tous les sens. Il y a vraiment du travail à faire sur ce sujet.

L’idée du bureau enquêtes accidents est une proposition que nous avons faite après le deuxième procès AZF. Nous partons du constat que la procédure judiciaire concernant AZF se termine en Cour de cassation et que la décision va être rendue le 17 décembre prochain, soit 18 ans après. On peut comparer avec, par exemple, l’accident de la raffinerie de Texas City aux États-Unis en 2005. Le Chemical Safety Board s’était emparé de la question et, 24 mois plus tard, il rendait ses conclusions. La conséquence est que, 24 mois après, on peut faire un premier retour d’expérience. Nous n’avons pas le temps de nous caler sur le temps judiciaire pour attendre des retours d’expérience. Nous voyons bien la différence, 24 mois ou 18 ans. Il existe déjà en France dans le domaine du transport des bureaux d’enquêtes et d’analyses (BEA). Il en existe aussi à la Direction générale de l’aviation civile (DGAC). Les conclusions ou les travaux de ces BEA sont très rarement remis en cause. L’idée qui guide notre démarche est celle d’une autorité indépendante, sous forme d’un BEA. Il faut réfléchir à son rôle, compte tenu de ce qui a été dit précédemment.

À propos des CHSCT : nous passons de CHSCT qui avaient des prérogatives à ce que l’on a appelé des commissions santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT), quand elles existent parce qu’elles ne sont pas obligatoires. Ces commissions sont sous l’égide du CSE et, comme cela a été dit, les représentants du personnel qui y siègent sont appelés à gérer à la fois des problématiques économiques, des problématiques sociales, la vie de l’entreprise et on leur demande aussi de s’intéresser aux conditions de travail, à la sécurité et à l’hygiène, tout en leur retirant des prérogatives. La personnalité morale qu’avait le CHSCT auparavant n’existe plus. Dans certaines sociétés, lorsque c’était fait correctement, les représentants du personnel étaient consultés sur les études de danger et, de façon plus large, sur les demandes d’autorisation d’exploiter. C’est dans la tendance générale qui pose un vrai problème aujourd’hui : il faut réduire partout. On ne sait pas trop pourquoi, parce que finalement les arguments restent quand même assez vagues. Mais la tendance est qu’il faut réduire. J’ai fait un petit post-it sur les diminutions d’effectifs dont nous avons parlé tout à l’heure dans les DREAL. L’INERIS, dont il a déjà été question, voit ses effectifs diminuer de 20 % pendant la période 2013-2023. C’est à un point tel que le conseil d’orientation et de recherche de l’INERIS a déclenché une expertise. Cela réinterroge fortement leurs missions et la capacité qu’ils ont à les remplir. On assiste dans les services de l’État qui sont affectés sur ces sujets à un désengagement qui se traduit très clairement par la diminution d’effectifs. Vu les enjeux, il y a une vraie et grosse question. Nous souhaitons évidemment une revue complète de ce qu’on appelle maintenant les CSSCT, au moins sur les sites classés. Mais la question de la sécurité ne se pose pas uniquement sur les sites classés. On a un vrai sujet autour des modifications qu’ont introduites les ordonnances.

S’agissant des logiques de contrôle, il ne s’agit pas pour nous de dire ou de faire croire que nous sommes contre ; nous sommes bien évidemment pour. Je voudrais simplement attirer votre attention sur un élément : depuis 2013, la société Lubrizol de Rouen a eu 39 contrôles, soit un tous les deux mois en moyenne. Je ne suis pas en train de dire que les contrôles n’ont pas été faits correctement, ce n’est pas mon sujet. Ces contrôles ont conduit à des mises en demeure dont je n’ose pas imaginer que l’industriel ne les ait pas respectées, sinon je pense que son usine aurait été arrêtée. Pourtant, nous voyons bien que, malgré 39 contrôles, tous les deux mois pendant six ans, nous ne sommes pas capables d’éviter l’accident. Certes, il n’y a pas de risque zéro. Mais, par exemple dans les études de danger, il y a la notion de probabilité qui apparaît. Le stockage qui a brûlé chez Lubrizol a été identifié dans l’étude de danger, sauf erreur de ma part, et la probabilité qu’il y ait un problème, voire un incendie, a été estimée à une fois tous les 10 000 ans. Je pense que la méthode de l’approche probabiliste a probablement ses vertus, mais aussi ses défauts, et qu’à un moment donné, il faut l’utiliser comme un outil pour se caler, mais que la conclusion ne doit pas être : « Si cela arrive une fois tous les 10 000 ans, cest bon ! ». Il faut aller un peu plus loin. Les spécialistes de la question vous en diront probablement plus sur ce sujet.

Nous faisons également un parallèle avec AZF, car ce sont des stockages qui ont brûlé. Pour les études de danger ou les logiques de contrôle notamment, nous posons la question de savoir si on ne s’intéresse pas plus aux unités de production en tant que telles tandis que, consciemment ou inconsciemment, on délaisse un peu les stockages. Des militants CFDT de Lubrizol nous disent : « Nous avons des moyens mobiles, ils sont ce quils sont. » Le sujet des pompiers professionnels dans les sites a déjà été abordé et c’est une vraie question. Ce sont quand même les opérateurs qui viennent en renfort des brigades de pompiers sur les sites. Nous sommes à la fois opérateurs et pompiers. Cela signifie que, lorsque nous sommes appelés sur une intervention, nous quittons les unités et ces unités tournent avec moins d’effectifs.

Concernant les PPRT, puisque vous avez abordé le sujet, il y a effectivement un problème d’organisation, mais il y a aussi un problème d’application des PPRT. Comme cela a été dit, l’entreprise Normandie Logistique est juste à côté. Les effets domino étaient finalement potentiellement identifiés dans les études, mais la Métropole de Rouen construit un « éco quartier » qui vient, sans exagérer je pense, mourir à quelques dizaines de mètres de l’usine Lubrizol. Il faut savoir, en l’occurrence, que ce type de site était probablement déjà installé et que l’urbanisation s’est mise en place autour. C’est le fruit de l’histoire. La réglementation à l’époque était forcément différente, mais nous sommes en train d’en payer la facture. Ce n’est pas vrai partout. Au Havre, la zone est concentrée un peu à l’extérieur de la ville. Pour tout vous dire, quand j’étais enfant, j’habitais au Havre et je me souviens qu’il y avait à l’époque des sphères de gaz, pas loin de la gare du Havre. Cela remonte à plus de quarante ans. Elles ont été déplacées. Il y a un vrai problème d’urbanisation et de respect des PPRT.

À propos de la sous-traitance, tant que nous serons dans des renégociations quasi permanentes des contrats en tirant vers le bas, et comme je l’ai dit aussi à vos collègues du Sénat, je pense que nous ne pouvons pas avoir le beurre et l’argent du beurre. C’est un peu une réflexion de Normand. On a un vrai problème avec la sous-traitance, mais ce n’est pas la sous-traitance qui pose problème, c’est la façon dont les donneurs d’ordres fonctionnent avec la sous-traitance. Comment voulez-vous construire une culture commune avec les entreprises qui interviennent sur votre site si, en exagérant à peine, cela change toutes les cinq minutes ? J’ai toujours travaillé sur ces sites-là. Lorsqu’une entreprise avait le contrat et était renouvelée, nous avions toujours les mêmes gens sur le terrain ce qui fait que nous prenions l’habitude de travailler ensemble. Il y avait des gestes et des réflexes, en termes de suivi des procédures, de ce que l’on fait et de ce que l’on ne fait pas, des réflexes professionnels qui étaient mis en place, y compris avec les sous-traitants.

Dès lors qu’ils sont pleinement associés et présents sur le site de façon pérenne, on arrive à construire des choses. Mais si vous changez tous les cinq minutes, cela ne peut pas fonctionner, c’est clair. Cela renvoie à l’idée de culture commune. Nous ne découvrons pas ces sujets à la CFDT, puisque nous y travaillons depuis 10 ou 15 ans. Dernièrement, nous avons travaillé plus précisément avec un institut qui s’appelle l’Institut pour la culture de la sécurité industrielle (ICSI), qui est basé à Toulouse et qui a été financé par la région Midi-Pyrénées après l’accident d’AZF. Il regroupe des universitaires, des chercheurs, les organisations syndicales représentatives au niveau national et les industriels, évidemment. L’idée est de regarder comment on se met en ordre de marche sur des sujets précis. Cela se traduit sous différentes formes ; l’institut produit entre autres de la littérature. C’est en open source sur leur site, tout est gratuit. Il y a également des groupes d’échange et de concertation, dont un qui a débuté au mois d’octobre et qui s’appelle « Culture sécurité et dialogue social ». Nous ne faisons pas des réunions pour le plaisir, il y a un réel enjeu autour de cette notion de culture sécurité et de dialogue social. Nous travaillons beaucoup avec eux et nous avons aussi abordé la question de ce qui relève du prescrit et du réel. Personnellement, je préfère parler de ce qui est réglé et de ce qui est géré. Pour faire court et essayer d’être synthétique, le réglé est ce qui relève des procédures à mettre en œuvre pour réaliser tel type d’intervention, tandis que le géré correspond à ce qui ne rentre dans aucune procédure parce que c’est le moment où vous rencontrez un problème et qu’il faut que vous agissiez. Cela fait appel à des réflexes et ces réflexes se construisent à partir des cultures communes, des cultures partagées. Cela se construit et cela signifie aussi que les effectifs sont stables. On ne les change pas toutes les cinq minutes, y compris pour les sous-traitants.

Comme je le disais au tout début, la question est de savoir comment on construit ces cultures communes, y compris avec les populations. On pourrait se faire plaisir en disant : « Oui, mais on travaille bien, on fait de la culture commune sur le site. On est bon. » Mais a-t-on réglé le problème de l’interface avec la population ? C’est d’autant plus important dans un contexte où l’urbanisation est venue grignoter autour des sites. Il y a une acculturation qui est incontournable, mais il faut que tout le monde y mette du sien. Je ne fais pas de procès d’intention aux industriels, mais moins on les embête, mieux c’est ou la réglementation est toujours trop importante. Ces réactions du genre « Pour vivre heureux, vivons cachés… » sont beaucoup plus accentuées pour certains que pour d’autres et il y a quelque chose à travailler avec les industriels, les organisations syndicales, des représentants de la société civile locale. Des essais ont émergé ici ou là, comme la mise en place des comités de site, des comités locaux d’information et de concertation (CLIC), des secrétariats permanents pour la prévention des pollutions et des risques industriels (S3PI) et consorts. Mais nous constatons que c’est de la défense d’intérêts particuliers de chacun des acteurs ce qui rend le dialogue très difficile. La défiance prend une autre dimension. On est complètement à côté de l’objectif. Il faut réinterroger la façon dont on travaille cela avec la population.

M. Romuald Fontaine, CFDT chimie Haute-Normandie. On peut toujours critiquer la communication qui a été faite, mais je pense qu’il faut critiquer pour l’améliorer. On peut mieux faire. Il faut qu’on fasse un retour d’expérience sur la gestion de la communication de la crise de l’incendie de Lubrizol et, comme il a été dit, les téléphones sont un moyen de communication qui est rapide et qu’aujourd’hui tout le monde a sur soi. Il faut peut-être réfléchir à ces nouveaux modes de communication vers les populations.

La culture du risque est une question que vous avez évoquée. Il faut construire une culture commune avec les populations : informer des usines, des risques qu’il peut y avoir, travailler avec les populations, faire des exercices à l’échelle régionale ou à l’échelle locale, faire des exercices réels. Il faut vraiment construire une culture commune du risque, en tout cas, parce que le risque zéro n’existe pas.

Concernant le rôle des CHSCT, nous ne pouvons que regretter le rôle qu’avait le CHSCT comparé à la commission CSSCT qui est aujourd’hui dans le CSE. La personnalité morale n’existe plus. Nous n’avons plus le rapport de force, à part les élus du CSE qui sont aussi porteurs de casquettes différentes. Aujourd’hui, puisque le CSE se met en place, il faut avancer et construire avec le CSE. Nous n’allons pas faire un retour en arrière, mais construire en avant : comment peut-on améliorer cette commission CSSCT ? Par quels moyens ? Je pense qu’il faut avancer et ne pas faire marche arrière.

S’agissant de la sécurité des sites industriels, je pense que nos sites industriels en France ont une culture sécurité. Certes, la culture du risque n’est pas partagée avec la population. Quelles sont les pistes d’amélioration ? Faut-il parler de pistes d’amélioration ou changer la réglementation ? En particulier, nous parlions des quantités d’eau qui n’avaient pas été suffisantes et des moyens mobiles sur l’extinction incendie qui n’étaient pas suffisants. Je pense qu’il faut revoir la réglementation. Comme l’ont dit nos camarades précédents, tout n’a pas été retenu de la catastrophe AZF et on ne peut que le regretter aujourd’hui.

M. Patrice Liogier, Syndicat national des ingénieurs de lindustrie et des mines (SNIIM), affilié à Force ouvrière. Nous représentons, moi en tant que secrétaire général et Julien Jacquet-Francillon en tant que secrétaire général adjoint, le SNIIM qui est un corps de 1 900 ingénieurs qui travaillent à la fois sur des missions régaliennes à l’autorité de sûreté nucléaire, au ministère de la transition écologique, sur des missions de régulation économique et sur des missions économiques au ministère de l’Économie. En termes de représentativité, nous avons eu 90 % des voix aux dernières élections. Je pense que nous sommes représentatifs car notre syndicat doit regrouper les deux tiers des inspecteurs des installations classées. Nous sommes donc représentatifs des inspecteurs des installations classées.

Je voudrais quand même saluer les collègues inspecteurs qui sont intervenus dès quatre heures du matin sur le site de Lubrizol, puisque nous avions une collègue qui était sur le site, ceux qui étaient en arrière, qui étaient à la DGPR et qui sont encore mobilisés. Certains, durant la première semaine, ont été mobilisés jour et nuit. Comme les salariés, je pense que leur mobilisation a permis que la catastrophe ne puisse pas s’accentuer. Je voulais au moins les saluer au début de cette intervention.

Je ne crois pas que cela a été dit : la réduction du risque à la source a été quelque chose d’important dans la mise en œuvre des PPRT. Sur le site de Lubrizol, il y avait une cuve de gaz. Si elle n’avait pas été déplacée, je pense que l’accident aurait été plus important. Il y a quand même des effets positifs des PPRT puisqu’il y a eu des réductions du risque à la source et cela permet de réduire les rayons de risques autour des sites SEVESO. Pour la partie expropriation, c’est plus difficile, mais c’est le financement qui manque à mon sens.

On parle de culture commune, mais je pense qu’il est aussi important de redonner confiance aux citoyens dans leur industrie. Les effectifs sont également importants. Ils sont stables depuis quelques années, ils ont augmenté après AZF. Les constats ont été faits aussi qu’il y a moins de contrôles, mais nous allons vous expliquer pourquoi. La culture commune est importante. Nous étions autrefois dans des services déconcentrés de l’État qui s’appelaient les directions régionales de l’industrie, de la recherche et de l’environnement (DRIRE). Nous avions tous une culture commune, mais les DRIRE ont été découpées et nous avons été mis dans différents services ; cela a quand même compliqué beaucoup les choses d’être avec des gens qui n’ont pas la même culture. Chacun respecte sa culture, ce n’est pas là le problème, mais cela complique parfois un peu le fonctionnement.

M. Julien Jacquet-Francillon, Syndicat national des ingénieurs de lindustrie et des mines affilié à Force ouvrière. Je voudrais parler des forces et faiblesses de la politique de prévention des risques, des principales forces et faiblesses parce que nous n’allons pas toutes les lister. Selon nous, il y a trois forces aujourd’hui dans la prévention des risques. La première est la structuration de l’Inspection dans une chaîne à trois niveaux : un niveau départemental ou territorial, un niveau régional et un niveau national. C’est ce qui permet de faire le lien entre les instances européennes ou nationales jusqu’au plus près des industries et c’est très important. Une deuxième force est le regroupement des missions de réglementation et de contrôle. C’est important pour pouvoir bien contrôler d’élaborer la réglementation et de la rédiger de telle sorte qu’elle soit contrôlable. Enfin, la troisième force est la culture, dont nous avons parlé, une culture industrielle et une culture du risque. Les deux sont indissociables : pour contrôler une industrie et contrôler les risques qu’elle présente, il faut connaître bien entendu les risques, donc on parle là de culture de sécurité, mais il faut aussi connaître le fonctionnement de l’entreprise et il faut donc avoir la culture de l’entreprise, la culture industrielle. Voilà selon nous les trois forces qu’il faut absolument maintenir.

Passons maintenant aux faiblesses. Une des premières faiblesses est le manque de communication. On voit qu’aujourd’hui la communication repose essentiellement sur l’autorité préfectorale. Elle est embarquée dans une communication sur différentes politiques publiques et il manque une communication à l’échelle nationale sur la prévention des risques technologiques et une communication homogène sur l’ensemble du territoire. Ensuite, il y a un manque de transparence et d’information des citoyens. Il suffit de prendre par exemple ce qui existe pour le nucléaire pour voir qu’il y a un fossé entre les dispositions législatives du nucléaire en matière de transparence et d’information et celles applicables aux installations SEVESO. L’État doit être le garant de cette information et de cette transparence. Il faut résorber cette faiblesse. Une autre faiblesse que nous avons constatée avec Lubrizol est la gestion de crise. C’est principalement le préfet qui est à la manœuvre là encore et nous pensons que le préfet ne peut pas tout porter, qu’il faudrait mieux définir les rôles. Par exemple, l’Inspection des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) pourrait être chargée de contrôler à elle seule le bien-fondé des actions de l’exploitant. Elle pourrait informer nationalement sur l’évolution de la situation accidentelle. Elle pourrait gérer les relations avec l’INERIS par exemple, tout cela pour décharger le préfet et recentrer le rôle du préfet, en période de gestion de crise, sur la protection des populations et la déclinaison du plan particulier d’intervention (PPI). Le manque de crédit accordé à la parole politique sur des sujets techniques comme les risques industriels est une autre faiblesse. Nous pensons qu’il faut plus d’indépendance, une meilleure répartition des rôles, avec d’un côté le préfet et de l’autre côté l’Inspection des ICPE, en nous inspirant de différents exemples français comme l’ASN ou d’autres organisations similaires en Europe. Une autre faiblesse est liée à la culture industrielle et de sécurité dont nous avons parlé tout à l’heure que détiennent les inspecteurs, mais qui est maintenant dissimulée dans les DREAL. À l’époque des DRIRE, cette culture était prédominante, elle était visible aux yeux de l’industrie et aux yeux du public. Elle est désormais relayée au second plan dans les DREAL et, à notre sens, elle n’est pas assez visible.

M. Patrice Liogier. Les effectifs DRIRE constituent à peu près 20 % des DREAL.

M. Julien Jacquet-Francillon. J’ai deux dernières faiblesses. Tout d’abord, l’articulation avec le processus d’évaluation environnementale nous impacte beaucoup dans nos missions d’inspecteurs, pour un bénéfice d’information du public qui n’est pas vraiment si visible que ça. Nous pensons qu’il y a des améliorations à mener en matière de transposition du droit européen sur ce sujet. Enfin, la dernière faiblesse, ce sont tous les dégâts causés par les réformes de l’État sur l’Inspection des ICPE ou plutôt sur les missions de cette Inspection : tout le temps qui est passé à décliner ces réformes de l’État est du temps qui n’est pas passé sur le terrain. Durant la dernière décennie, quatre réformes de l’État ont lourdement impacté ces missions. Nous ne sommes pas contre les réformes de l’État, mais nous pensons que faire se succéder des réformes n’est pas bon.

Pour conclure sur ces forces et ces faiblesses, nous jugeons important de redonner confiance aux Français en leur industrie. Pour cela, il faut leur donner des garanties. Pour nous, le sujet n’est pas dans les effectifs, en tout cas pas uniquement, à la marge, mais c’est plutôt dans la structure dans laquelle évolue l’Inspection ICPE. Nous pensons qu’il faudrait une structure dédiée à l’Inspection des ICPE qui soit pérenne dans le temps et donc peu exposée aux réformes de l’État. Cette structure permettrait de résorber toutes les faiblesses que nous avons citées en matière de gestion de crise, en matière de communication, d’action de l’État sur la transparence et l’information du public. Nous ne sommes pas uniquement sur la mission d’inspection ICPE mais sur une mission beaucoup plus large de prévention des risques.

M. Patrice Liogier. À propos de la question qui a été posée d’un BEA à la manière de l’aérien, nous ne sommes pas du tout dans la même échelle. Il existe quand même au sein de la direction générale de la prévention des risques (DGPR) un service qui s’appelle le Bureau d’analyse des risques et pollutions industriels (BARPI). Il faudrait peut-être le renforcer et lui donner des missions complémentaires, plus importantes, mais il existe déjà un bureau qui gère les retours d’analyse d’accident.

M. Éric Coquerel. Je suis rapporteur spécial pour la commission des finances du budget Écologie, développement et mobilités durables et notamment de la question des prévisions des risques. Je suis assez content d’avoir entendu M. Le Corre citer le rapport Club Maintenance Normandie. Je dis assez content parce que j’ai interpellé au cours des auditions plusieurs des acteurs, soit de l’entreprise, soit même de la DREAL à propos de ce rapport et de ses conséquences sans avoir vraiment été très satisfait des réponses. J’ai eu l’impression que je révélais presque quelque chose. Je voudrais vous demander si vous avez l’impression qu’il y a eu des réactions, des aspects qui ont été modifiés dans la formation et dans le suivi, après le rapport datant déjà de quelques années que vous avez signalé. Ce rapport était très inquiétant notamment sur la question de la sous-traitance des entreprises SEVESO, quand on sait l’importance qu’a manifestement eue Normandie Logistique dans l’incendie et le risque de propagation. À votre avis, pourrait-on mettre en relation la situation catastrophique de ces entreprises sous-traitantes avec le fait, admis par tout le monde y compris tout à l’heure par le directeur général de la DGPR, qu’il y a une baisse des inspections, non pas dans les sites SEVESO, mais en tout cas dans les sites de sous-traitants ou sur l’environnement ?

Deuxième question : Francis Combrouze a parlé tout à l’heure de « préfectoralisation » de la gestion des risques. J’ai entendu plusieurs personnes évoquer un peu la même chose. Je voudrais savoir, à votre avis, concrètement sur le cas Lubrizol, ce que cela a pu provoquer. Au-delà du danger théorique, sur le terrain, dans le cadre de cet événement, quelles ont été les conséquences ?

Troisième question : dans le cas de Lubrizol, diriez-vous que le principe de précaution, en termes de communication et d’action, a été priorisé ?

Enfin, j’ai une dernière question qui s’adresse à Patrice Liogier, dont j’ai lu avec attention l’entretien dans Libération, notamment sur les manques de moyens accordés aux inspections. Vous disiez qu’il était trop tôt pour pouvoir se prononcer, dans le cas de Lubrizol, sur les conséquences de la baisse d’effectifs et de la priorisation des sites dangereux. Pourriez-vous en dire plus aujourd’hui ? Aujourd’hui, faites-vous un lien entre cet accident et les manques de moyens que vous dénoncez ?

Mme Perrine Goulet. J’ai bien entendu toutes vos remarques sur les CHSCT, mais je ne vois pas bien l’impact que la réforme des CHSCT a eu sur l’incendie. J’aimerais que vous soyez un peu plus clair, parce que j’aimerais bien qu’on soit vraiment tourné vers cet incendie. Quand vous parliez tout à l’heure d’une structure dédiée pour contrôler les ICPE, préconisez-vous une structure type ASN ? C’est pour que ce que vous proposez soit bien clair.

Vous parliez de l’interdiction de la sous-traitance. Pour avoir moi-même été dans les industries, je sais bien que, sur certains points particuliers, la sous-traitance est parfois quand même une solution très intéressante parce qu’ils sont spécialisés sur une thématique. Parfois, nous en avons besoin. Je voudrais voir quel est l’impact de la sous-traitance sur l’incendie. Est-ce qu’il y en a eu ou pas ? Pour le moment, nous n’avons pas détecté des erreurs de sous-traitants qui auraient conduit à ce feu. J’aimerais bien savoir, pour vous, s’il y a réellement un problème de sous-traitance. Surtout, lorsqu’il y a la sous-traitance, normalement il y a de la surveillance. J’aimerais savoir si, dans ce cas-là, il y avait des dysfonctionnements dans la surveillance par les agents de Lubrizol vis-à-vis de cette sous-traitance, si réellement la sous-traitance a eu un impact sur cet incendie ?

Enfin, je crois qu’une reprise est envisagée. Qu’en pensez-vous ?

M. Damien Adam, rapporteur. J’ai une question tout d’abord pour le SNIIM. Je voudrais revenir sur un point sur lequel j’ai du mal à être sûr de ce qu’il en est réellement, parce que la réponse n’est pas toujours la même en fonction de la personne à laquelle on demande. Il s’agit de la circulaire Hulot-Collomb qui empêche de faire connaître les produits chimiques qui sont présents sur les sites SEVESO au grand public. L’information était autrefois largement disponible. Elle ne l’est plus pour éviter le risque terroriste et que des hurluberlus aient l’idée d’aller mettre le feu dans un site Seveso avec des conséquences dramatiques pour des centaines de personnes. La question s’est posée sur le site Lubrizol puisque, du fait de cette réglementation, la préfecture n’a pas pu diffuser la nature des produits chimiques présents sur le site – pas forcément ceux qui ont brûlé, ceux qui sont présents sur le site – aussi rapidement que ce qu’auraient souhaité certains citoyens. De ce que j’ai compris, ce n’est pas parce que l’information n’a pas été diffusée que la préfecture, la DREAL et les sapeurs-pompiers n’avaient pas accès à l’information. Pouvez-vous me confirmer que les DREAL ont bien accès à l’ensemble des informations sur les produits chimiques qui sont stockés sur les sites ?

J’ai ensuite une question pour monsieur Brulin. Je crois que c’est vous qui avez abordé la notion de comité de site. Vous dites que cela fonctionne mal. Pourquoi cela fonctionne-t-il mal ? Est-ce le cas partout ou est-ce lié après à la manière de s’approprier cet outil en fonction des territoires et des structures ?

M. le président Christophe Bouillon. Je voudrais repréciser une question que j’ai posée tout à l’heure, qui concerne le projet de réouverture, même partielle. Selon vous, en tenant compte des propositions que vous avez pu formuler en termes d’amélioration et de renforcement des contrôles, pensez-vous que c’est le bon moment ? Si ce n’est pas le cas, quelles sont les conditions que vous fixez aujourd’hui pour une réouverture ? Je crois que c’est une question importante et je pense que vous avez une intime conviction parce que, vous l’avez dit, je crois que vous défendez aussi – et c’est normal – l’existence d’une industrie dans notre pays, mais pas à n’importe quelle condition, c’est-à-dire une industrie qui préserve à la fois les salariés et la population environnante. J’aimerais vous entendre là-dessus parce que notre travail s’intéresse certes à l’évènement en tant que tel, pour en tirer toutes les conclusions, faire un retour d’expérience comme on le fait fréquemment dans l’industrie, mais le retour d’expérience ne vaut que s’il permet d’améliorer la situation. Je crois que vous avez eu raison de rappeler les travaux qui avaient déjà été réalisés, notamment les recommandations au moment d’AZF. Vous l’avez rappelé avec beaucoup de force et je comprends pourquoi. C’est vrai que certaines recommandations ont eu une traduction en termes de loi avec la loi Bachelot, mais pas complètement. Il faut effectivement toujours pousser un peu plus loin pour garantir bien évidemment le niveau le plus élevé de sécurité. Un point intéressant et important dans vos différents témoignages, c’est que vous avez dit combien votre métier premier, pour vous-même et pour ceux que vous représentez, est d’abord de produire dans des conditions de sûreté et de sécurité.

M. Patrice Liogier. J’ai noté la première question sur le moment où j’ai fait l’interview à Libération. À l’époque, nous n’avions pas connaissance des causes de l’accident et actuellement, nous n’avons toujours pas connaissance des causes de l’accident. C’était un des sujets et je faisais aussi référence dans cet article à une journée de grève que nous avions fait un an auparavant pour alerter de l’importance de préserver cette chaîne de l’inspection, qui était à l’époque menacée par une réforme de l’État. Nous continuons à défendre cette chaîne de l’inspection et nous aimerions bien connaître les causes de l’accident. Cela reste quand même une énigme.

Il y avait une question sur le manque d’effectifs. Nous ne sommes pas forcément assez nombreux pour faire l’ensemble des inspections, l’ensemble des instructions de dossiers qui sont devenus plus complexes avec l’autorité environnementale. Pourra-t-on augmenter les effectifs ? Si c’est possible, tant mieux et sinon, il faut au moins fixer des priorités sur ce qui est le plus important. Notre message est que si l’on ne peut pas augmenter les effectifs, il faut travailler différemment, il faut mettre une structure qui soit plus efficiente et qui permette, avec le même nombre de personnes, de faire plus d’inspections et fixer des priorités.

M. Julien Jacquet-Francillon. Je voulais apporter des réponses sur la « préfectoralisation ». Le préfet ne peut pas tout porter, et il y a un sujet par exemple que nous n’avons pas évoqué : si le fameux nuage avait passé les frontières, le préfet aurait peut-être eu à gérer aussi les aspects diplomatiques. Ce sont des choses qu’il faut que nous ayons en tête. Tout ne peut pas reposer sur le préfet.

Sur la question de savoir si nous préconisons une autorité indépendante (AI) ou pas : c’est une question très délicate parce que, pour savoir si on utilise le schéma d’AI, il faut savoir déjà ce qu’on veut y mettre. Nous proposons comme objectif, avant tout, une structure dédiée pour l’inspection, avec un certain nombre de missions sur la communication, dotée de pouvoirs de contrôle, avec des missions sur la gestion de crise également. Après, il faut voir si le schéma AI est adapté. Nous avons bien sûr en tête l’ASN qui fonctionne. Il faut voir si c’est quelque chose qui peut être reconduit sur les ICPE.

Enfin, il y avait une dernière question sur la diffusion des informations. Oui, la DREAL détient les informations des exploitants et peut y avoir accès. C’est même un délit de faire obstruction aux inspecteurs pour accéder à ce type d’informations.

M. le président Christophe Bouillon. Malgré la circulaire Hulot-Collomb de 2017 ?

M. Julien Jacquet-Francillon. La circulaire restreint l’accès aux informations pour le grand public. Il y a même un certain nombre d’informations qui sont accessibles, sous réserve de se présenter en préfecture avec une carte d’identité. Il y a une hiérarchisation des informations.

M. le président Christophe Bouillon. Comment expliquez-vous dans ce cas que nous ayons eu une telle difficulté à avoir la liste des produits stockés chez Lubrizol et Normandie Logistique ?

M. Julien Jacquet-Francillon. Je pense que le problème est l’inventaire en temps réel. Nous savons que telle usine détient tel produit, certes. Mais en quelle quantité et où exactement dans l’installation, c’est quelque chose qui évolue en permanence et avoir l’accès à l’information en temps réel était peut-être une difficulté.

M. le président Christophe Bouillon. Ne pensez-vous pas qu’il faille justement améliorer la gestion des stocks en termes d’information ? Est-ce que cela vous semble possible ? J’imagine que vous connaissez ces métiers. C’est le principe même d’un logisticien : une gestion à flux continu des stocks. Pensez-vous que vous puissiez procéder par exemple à des contrôles inopinés ou avoir une connaissance un peu plus fine des stocks ? Parce que, quand vous dites connaître les stocks, cela signifie si j’ai bien compris que vous connaissez la nature des produits qui servent à la production à un temps « t ». Mais avec quelle chronique, avec quelle fréquence de mise à jour les connaissez-vous ?

M. Julien Jacquet-Francillon. Nous connaissons les capacités maximales pour chaque produit. Par contre, en inspection, nous pouvons vérifier la tenue à jour de cet inventaire. Nous récupérons l’inventaire à l’instant T et, par sondage, nous vérifions qu’il y a bien la quantité précisément. C’est quelque chose que nous faisons aujourd’hui.

M. le président Christophe Bouillon. Contrôlez-vous les fiches de données de sécurité ?

M. Julien Jacquet-Francillon. Nous contrôlons leur détention et leur présence auprès de l’exploitant.

M. Damien Adam, rapporteur. Chez Normandie Logistique par exemple, peut-être aussi chez Lubrizol, on a des fûts avec une fiche qui dit « dans ce fût, c’est telle matière », mais, dans les faits, nous ne savons pas si c’est vrai. Va-t-on jusqu’à faire des analyses par échantillonnage pour savoir si ce qui est inscrit est exact ?

M. Julien Jacquet-Francillon. Nous pouvons le faire, mais je ne sais pas si nous le faisons beaucoup. Personnellement, je n’ai jamais eu à le faire, mais nous le faisons par sondage aussi.

M. Romuald Fontaine. J’aimerais essayer de répondre à la question de l’impact de la sous-traitance sur l’incendie. Je ne pense pas qu’aujourd’hui on puisse déterminer que les sous-traitants sont responsables de l’incendie. En tout cas, ce que nous savons actuellement, c’est que dans le bâtiment qui a brûlé travaillait une équipe de sous-traitance, Netman. Mais nous ne pouvons pas faire de lien entre l’incendie et la société de sous-traitance Netman.

Mme Perrine Goulet. Je n’ai pas dit que tous les sous-traitants étaient des spécialistes, mais parfois, on a besoin d’un sous-traitant spécialisé et quand je vois écrit « plus du tout de sous-traitant dans les industries », cela peut être compliqué…

M. Romuald Fontaine. L’entreprise Netman est spécialisée dans la logistique. Elle n’est pas spécialisée sur le risque chimique, même s’ils ont des formations. Juste pour vous donner un exemple, dans cette unité de stockage, quand un fût tombe, Netman appelle les salariés de Lubrizol pour traiter la gestion du fût qui est tombé parce qu’ils ne sont pas spécialistes dans les risques. Ils sont spécialistes en logistique. La logistique, ils savent très bien faire. On parle de culture commune, y compris avec les sous-traitants, mais ils ne connaissent pas ce qu’il y a dans les bidons. Ils les remplissent, ils les stockent, ils font de la logistique, mais quand ça tombe, quand il y a un évènement, ils ne savent peut-être pas réagir. Ils sont formés, mais sont-ils suffisamment formés ou sont-ils formés comme les équipes de Lubrizol ? À la même culture du risque, à toutes les formations Lubrizol ? Je ne pense pas, ils ne sont pas formés pareil. Toutefois, on ne peut pas lier l’incendie et les sous-traitants. Il n’y a aucun lien.

M. Bertrand Brulin. Pour revenir rapidement sur le BEA, j’ai oublié de préciser que tous les services existants, DREAL, services de l’État sont forcément légitimes pour intégrer ce type de structure. Il ne s’agit pas de créer un truc hors-sol, de rajouter encore une couche au millefeuille. Ce n’est pas l’objet en tout cas.

S’agissant de la reprise d’activité, notre position est relativement claire : oui, il faut que cette usine puisse redémarrer, d’abord progressivement sur ce qu’on appelle le blending, c’est-à-dire le mélange.

C’est clair. Sinon, on décrète que chaque site qui a un accident ferme, comme ça c’est plus simple. Cela nous évitera, à vous et à nous, de parler de ces sujets. Donc oui, notre position est relativement claire, nous sommes pour une reprise d’activité partielle, mais pas n’importe quel prix et pas dans n’importe quelles conditions.

M. le président Christophe Bouillon. Pouvez-vous préciser ces conditions ?

M. Bertrand Brulin. Bien évidemment que les services de contrôle de l’État valident cette reprise partielle d’activité, mais je n’ai même pas besoin de le préciser parce que de toute façon ils seront forcément sollicités. C’est plutôt aux services de l’État et aux services de contrôle de définir les conditions techniques.

Qu’on le veuille ou non, il y a quand même une dimension économique et des emplois en jeu. Il y a 400 salariés et 1 200 emplois induits. Alors je veux bien qu’on condamne Lubrizol, mais on condamne aussi une bonne partie de l’emploi. On est en vallée de Seine, on sait de quoi on parle. Il faut aussi avoir à l’esprit que les deux sites du Havre et de Rouen sont intimement liés dans la stratégie de cette entreprise. Qu’est-ce que cela veut dire ? Si on condamne Rouen, on pose aussi la question de la pérennité du Havre. Dans ce cas, alors que je parlais à l’instant de 400 salariés et 1 200 emplois induits, on est sur encore une autre dimension. Cela ne veut pas dire qu’il faut mettre dans la balance l’emploi face à la sécurité et aux risques industriels. Ce n’est pas mon propos. Il faut trouver un équilibre. Pour être très clair, la CFDT est pour le redémarrage partiel des activités de Lubrizol. Je le répète, pas à n’importe quel prix, pas à n’importe quelles conditions, avec une reprise d’activité partielle.

La question posée concernant la sous-traitance a été : les agents de Lubrizol surveillent-ils les entreprises sous-traitantes ? Ce que je peux vous dire, c’est que, quand il y a de la sous-traitance dans les sites classés, il y a de toute façon des interfaces, des passages réguliers, d’une certaine façon de la surveillance. Il y a des interactions entre les deux, ne serait-ce que parce que, en début de quart, il y a un certain nombre d’éléments ou de missions à effectuer et qu’en fin de quart, il y a un point qui est fait là-dessus. Certes, ce n’est pas suffisant de le faire en début et en fin de quart, mais il y a forcément des interactions. Pour essayer d’être précis par rapport à votre question, en ce qui concerne plus précisément les agents de Lubrizol, je ne suis pas dans l’entreprise, mais je pourrai poser la question à nos militants sur place, puisque le premier à intervenir sur le feu du stockage était un militant CFDT.

Vous demandez aussi ce qui aurait changé si on était resté sur le modèle des CHSCT. On peut toujours se poser la question après un accident : si nous avions entrepris telle action en amont, cela aurait-il eu un impact ? Il est délicat de répondre, mais je vais vous donner un exemple très précis. Je connais un militant qui était secrétaire d’un CHSCT et il travaillait sur un site classé. L’entreprise voulait redémarrer son unité, après des travaux. Il se trouve qu’il y avait un tuyau – on appelle cela une ligne – pour lequel la réglementation impose une épaisseur minimale, en fonction des produits qui y passent et des pressions auxquelles ils sont soumis. Il se trouve que la société avait ses propres standards qui étaient au-dessus de la réglementation. Ils étaient en train de redémarrer cette unité alors qu’ils étaient au-dessus de la réglementation, mais en dessous des standards de la société. Le militant a pu leur expliquer que cela ne sert à rien de mettre des standards si on ne les respecte pas, que si les standards ont été mis en place c’est qu’il y avait des raisons, que ces raisons s’expliquaient du point de vue de la sécurité industrielle et que donc, déroger à ces approches, c’était déroger finalement à toute la politique industrielle de cette entreprise. Il a réussi à faire stopper le redémarrage de cette entreprise et à faire faire les travaux qu’il fallait faire pour pouvoir redémarrer. Personnellement – ce n’est pas de la science-fiction, ce n’est pas du fantasme, c’est juste de la réalité, j’ai fait 30 ans sur ces sites-là – je vous parie qu’aujourd’hui avec les CSSCT, c’est terminé.

Pour le coup, c’est devenu de la science-fiction aujourd’hui parce que, avec les moyens qui sont donnés au CSSCT et les missions qui parfois sont confiées directement au CSE, ce n’est plus possible.

Cela a été dit, les militants en CHSCT étaient des militants, ou des militantes d’ailleurs, qui avaient de l’appétence sur ces sujets, qui étaient spécialisés sur ces questions et, pour certains ou certaines, pour la plupart, de façon assez pointue. Aujourd’hui, vous allez demander à des gens qui gèrent les activités sociales, le comité des fêtes du comité d’entreprise, les missions du CSE à la fois économiques et sociales de gérer cela en plus. Comme il a été dit, nous ne sommes pas des surhommes ou des « surfemmes ». À un moment donné, la charge de travail, y compris pour les représentants du personnel, a ses limites, comme pour chaque individu dans son milieu professionnel. On ne peut pas tout faire. Il faut dire aussi que, dans le même temps, on a réduit le nombre d’élus ; on est passé d’un CHSCT à un CSSCT en réduisant le nombre d’élus ce qui induit un problème d’effectifs. On a diminué les prérogatives et vous me demandez si ça n’aurait rien changé. Je ne peux pas le dire comme ça. Se placer en amont et demander ce que cela aurait pu changer, c’est une question à laquelle on ne peut pas répondre. Par contre, on peut dire que les effets concrets des ordonnances sur ce sujet sont dévastateurs. Je suis désolé, mais c’est aussi la réalité.

Nous ne sommes pas allés voir dans les boîtes ce que produit aussi la réforme de la formation professionnelle qui a été faite maintenant. Il y a des « ordonnances coquilles » qui sortent pour rectifier le tir, parce que cela n’a pas été fait correctement. Si c’est pour s’apercevoir dans un an ou deux qu’on a peut-être été un peu vite, ou qu’on n’a pas pris en compte tout ce qu’il fallait, à un moment donné, il faut se donner les moyens de ses ambitions. Si le pouvoir politique en place a l’ambition d’assurer la sécurité des populations avoisinantes de sites classés, encore une fois, qu’il se donne les moyens de ses ambitions. Les premières sentinelles, ce sont les salariés. Les premières victimes, ce sont les salariés.

Parlons des comités de site. Je n’ai pas la prétention de pouvoir vous donner un état des lieux du fonctionnement de tous les comités de sites en France. Pour autant, ce que nous pouvons dire sur ceux que nous connaissons, c’est que cela fonctionne mal. Il faudrait peut-être redéfinir les participants, imaginer un cadre non pas plus strict ou plus restreint, mais mieux identifié. Un comité de site est-il le meilleur endroit pour acculturer les populations environnantes ? Personnellement, je n’en suis pas certain. Quand je dis que cela ne fonctionne pas, je sous-entends qu’il faut réinterroger ce type de structure, mais ce qui nous importe le plus aujourd’hui, le déficit que nous avons identifié et que chacun d’entre nous ici a identifié, c’est le manque de culture des populations avoisinantes alors que, qui plus est, certains sites sont, en exagérant à peine, quasiment en plein centre-ville. Chacun a sa responsabilité là-dedans : les services de l’État et les industriels. Je veux souligner que nous sommes rarement associés à ce genre de choses. Par exemple, quand il y a un contrôle de la DREAL dans une entreprise, les représentants du personnel sont-ils prévenus ? Ont-ils le retour du contrôle ? Lorsque c’est l’inspection du travail se déplace, les représentants du personnel sont prévenus, mais pas quand c’est la DREAL.

M. Francis Combrouze. Pour reprendre les derniers propos tenus à l’instant, pour cet aspect-là, nous pouvons marquer un accord et nous avons préconisé que toutes les activités d’inspection, que ce soit l’Inspection du travail ou l’Inspection des installations classées, donnent lieu, quand il y a des contrôles inopinés ou tout simplement dans la vie courante, au fait que l’inspection des installations classées puisse, dans son travail, dialoguer tranquillement avec les salariés et leurs représentants, leurs délégués. Ce n’est pas la pratique, nous le voulons. Nous pourrions aussi programmer des « co-inspections » à certains moments de la vie de l’entreprise, de ses activités et de ses extensions.

Sur la question de la « préfectoralisation », je relève les délais sur les mises en demeure. Dans le passé de Lubrizol, sur des mises en demeure pour notamment ce que l’on appelle techniquement la complétude, c’est-à-dire la satisfaction des points demandés par l’inspection pour les mises en conformité dans les années précédentes, les délais se sont écoulés. Des délais sont donnés, il faut des délais pour travailler, mais qu’en est-il, pour reprendre les derniers mois, de la succession d’arrêtés, de recommandations ou de procès-verbaux. Nous voulons qu’il y ait une communication beaucoup plus fluide. Je vous rappelle que notre Constitution, avec l’incorporation dans le bloc de constitutionnalité de la charte, impose à la fois la consultation des populations sur les décisions prises en matière d’environnement et le fait qu’il y ait un accès à l’information. Cet accès à l’information n’a pas de rapport avec la circulaire Hulot-Collomb pour savoir quels produits sont présents. Mais il y a des activités qui sont menées dans l’entreprise en permanence et l’ensemble de la population doit le savoir.

Sur la sous-traitance, mes camarades compléteront. Je remarque simplement qu’il y avait en permanence une sous-traitance massive dans l’activité dite d’enfûtage. Mais il y avait également, de manière chronique et structurelle, de la sous-traitance de stockage par Normandie Logistique sur des produits structurellement, si je puis dire, dans le temps Lubrizol avec une absence totale dans l’étude de l’effet domino de l’addition des deux, pour voir ce que cela donnait. Ce n’est pas normal. Enfin, je rappelle également qu’il y a eu des allers-retours entre la préfecture et Normandie Logistique dans les années très antérieures. Normandie Logistique ne répond pas, mais qu’est-ce qui se passe ?

Sur la question du principe de précaution, nous pensons que, dans cette affaire, il est certain que si l’on entend par principe de précaution sa définition technique, c’est-à-dire en cas d’incertitude on continue, on pousse des recherches et on prend des mesures de prévention, il n’y avait pas d’incertitude sur la question de l’activité permanente de Lubrizol. Elle était, je crois, assez bien connue et calibrée. La question clé, et cela concerne aussi la reprise de Lubrizol, est qu’il y a actuellement une mise en demeure qui est faite pour compléter des points techniques de prévention à la fois de l’accident, mais surtout des points de prévention pour mieux modéliser les conséquences possibles d’un accident. Le fait par exemple qu’il y ait eu en 2015 un rejet en Seine de centaines de tonnes d’huile n’est pas très logique dans une installation Seveso seuil haut. Le fait qu’au moment où il y a des ruptures et des problèmes graves, il faille prévenir grâce au grand port maritime des fuites en Seine pose un problème de capacité de rétention. On peut développer d’autres points, mais dans les conditions de la reprise, il y a le fait de s’améliorer techniquement et d’être plus robuste en permanence sur les activités de ce site, qui est bien évidemment nécessaire, là où il est. Pour nous, ce n’est pas un débat de distance, vu la distance qu’a parcourue le panache. Il ne s’agit pas d’imaginer que si les usines sont dans les déserts, les choses iront mieux. Il s’agit surtout précisément de s’améliorer et de compléter les connaissances.

Sur la suggestion du bureau enquêtes accidents : nous avons un BARPI qui est un bureau de la DGPR, qui dans la chaîne d’inspection fait des choses annuellement avec des retours d’expérience. Mais je voudrais compléter cela avec ce que font les contrôleurs des transports terrestres (CTT) des DREAL sur la question du transport des matières dangereuses (TMD), puisqu’une partie du risque roule sur les routes. Entre l’entrée et la sortie des usines, il y a question très sensible. Les retours d’expérience du BARPI montrent que l’accidentologie et sa contamination possible à des évènements plus graves dans ce qui sort et dans ce qui rentre dans les usines est un point très sensible, de même que, dans les installations déchets, on a vu la montée en puissance des risques d’incendie ou des risques électriques avec la filière recyclage. On voit ces paramètres-là qui montent donc il faut en tirer des retours d’expérience pour que ce qui semble une activité classique, c’est-à-dire mettre en fût, stocker et transporter, soit une activité qui soit bien mieux maîtrisée par l’industriel qui est responsable de son site.

M. Pascal Morel. Concernant l’emploi sur la zone et l’impact : Lubrizol représente effectivement 400 salariés et 1200 emplois induits. On a déjà évoqué les conséquences tout à l’heure et il y a eu déjà des décisions prises en termes d’emploi. Il y a un impact sur la vallée de Seine et au-delà avec le secteur automobile puisque Lubrizol est fournisseur de l’huile automobile. Cela arrive au moment où l’automobile est fortement attaquée alors que, dans notre département et dans la région Normandie, l’automobile pèse énormément dans les emplois industriels. Il est donc évident que la CGT regarde cela avec beaucoup d’attention.

Un deuxième constat, c’est qu’on a toute une zone industrielle avec des industries multiples et diverses. Il ne faut pas occulter non plus les questions d’environnement et la face inversée de cet incendie est ce qui se passe à la papeterie Chapelle Darblay. C’est une entreprise écoresponsable à 100 % qui recycle de la matière collectée jusqu’à la vallée de Seine, des papiers des collectivités locales. Ils recyclent tout, de la matière papier jusqu’au traitement de l’eau pour pouvoir produire de l’électricité. Il reste quelques semaines pour savoir la situation des 218 salariés. On entend aussi la menace portée par certains sur l’industrie sur la zone de la vallée de Seine qui ferait tache dans le paysage. On sait aussi qu’il y a des projets, dans certaines têtes politiques, d’en faire une zone d’accès au tourisme, avec un paysage qui serait beaucoup plus accessible que de montrer des industries polluantes. Nous sommes très vigilants sur le déploiement industriel dans le respect des normes de sécurité et d’environnement, c’est le message que la CGT porte, mais il est bien évident qu’il faut faire attention à certaines positions telles que de vouloir externaliser des entreprises au plus près de l’urbanisme, etc. Il faut travailler intelligemment avec une cohabitation possible entre les citoyens et le monde industriel. Cela remet en cause le manque de communication, la culture de prévention également puisque, comme nous l’avons tous dit depuis plusieurs semaines, le risque zéro n’existe nulle part.

J’en profite pour répondre à la question sur les CHSCT. Ce n’est pas parce que les CHSCT existaient avant qu’il n’y avait pas d’accident. Par contre, nous avions des prérogatives vis-à-vis de l’employeur et des outils dans le code du travail et dans la législation. Nous pouvions faire un droit d’alerte, nous pouvions aussi porter le danger grave et imminent et porter les responsabilités à l’employeur. Nous étions sur le terrain et nous connaissions la situation. Nous étions là pour améliorer, puisque le rôle du CHSCT est de la prévention. Sous la forme actuelle du CSSCT, avec des moyens divisés par deux ou par trois, avec un périmètre qui s’étend parfois sur des sites régionaux de la Normandie à la Bretagne, avec peu d’élus, comment pourrons-nous normalement faire notre travail de prévention au plus près du monde du travail avec les salariés et améliorer leurs conditions de travail ?

M. Pascal Tailleux. Sur la question du redémarrage de l’usine, vous dites « partiellement ». Mais pourquoi partiellement ? En sécurité partiellement, en danger partiellement ? Non, pour la CGT, l’usine doit redémarrer en sécurité et en toute transparence. La sécurité, nos vies, sont des choses trop sérieuses pour laisser cela entre les mains des patrons. Ils ont prouvé ce qu’ils en faisaient. Tous les jours, il y a des salariés qui meurent dans nos usines. Parce que si on ferme Lubrizol, on ferme toutes les usines, la mienne y compris, Seveso seuil haut à cinq kilomètres de Lubrizol. Ma famille habite à côté, mes amis, la population habitent à côté. Si ce n’est pas possible de travailler en sécurité dans nos usines, on les ferme. Allons-y ! C’est votre responsabilité aussi de faire des lois pour que cela change. Depuis AZF, cela n’a pas changé et ce qui est certain, c’est que la sécurité des populations passe par la sécurité des salariés. Quand les salariés seront en sécurité, tout le monde sera en sécurité !

Une dernière chose : les ordonnances Macron sont des ordonnances pour les patrons. Il est possible de faire autrement, remettez les CHSCT, des CHSCT avec un droit de veto.

M. Gérald Le Corre. Je vais donner des compléments de réponses, en commençant par les questions de M. Coquerel, notamment sur le rapport du Club Maintenance de la CCI qui a été présenté le 11 mars 2010, en présence de Monsieur Renoux qui était le patron de Lubrizol à l’époque. Il est intéressant, si vous les recevez la semaine prochaine, de noter que M. Bonvalet, qui est l’actuel directeur de site de Lubrizol, est l’ancien président du Club Maintenance de la CCI. M. Lagneaux, de la DREAL Normandie, était également présent à cette réunion de présentation du 11 mars 2010, et nous pouvons dire que le rapport a été purement et simplement enterré. C’est bien ce qui se passe.

Nous avons des difficultés avec les plans de prévention annuels et c’était déjà le cas à AZF. La réglementation est bien faite, le décret de 92 sur tous les travaux par les entreprises extérieures est très bien fait. Mais il y a une jurisprudence constante qui nous dit que les industriels ne peuvent pas faire des plans de prévention annuels, que nous devons analyser chaque activité et convoquer les entreprises sous-traitantes pour regarder concrètement la réalisation des travaux. Sauf que cela prend du temps, qu’il faut y mettre des moyens humains et ce n’est pas fait. Une circulaire du ministère du Travail nous confirme que nous ne pouvons pas faire les plans de prévention annuels. Cela concerne France Chimie, mais pas seulement ; dans l’industrie du nucléaire, dans l’industrie du médicament, dans l’industrie de la métallurgie, c’est la même chose. Les organisations d’employeurs ont décidé depuis des années de s’attaquer à ce décret de 92 avec les inspections préalables communes et on a des plans de prévention annuels partout. Nous avons fait des propositions très concrètes à M. le directeur général du Travail, que je vous invite d’ailleurs à auditionner, puisque c’est quand même lui qui, sous l’égide de Mme la ministre du Travail, rédige toute la réglementation technique. Nous avons proposé de donner des pouvoirs aux inspecteurs, comme pour l’exemple des chutes de hauteur. Il y avait une véritable épidémie de morts et donc, il y a très longtemps, le législateur a donné un pouvoir extraordinaire – il faut le reconnaître – aux agents de l’inspection du travail : si un salarié est exposé à un risque de chute de travail en hauteur dans le bâtiment, l’inspecteur du travail peut arrêter les travaux. Quand l’inspecteur du travail, par un simple formulaire, au bord de la route, remplit un arrêt de chantier, vous allez voir que l’employeur résout les problèmes. Dans les 24 heures, la plupart des situations sont résolues. Nous avons fait des propositions notamment sur les questions de sous-traitance, quand il y a intervention de la sous-traitance sans inspection préalable commune. Nous avons dit que, si les inspecteurs avaient ces mêmes pouvoirs, très rapidement on réglerait ce type de situation. Ce n’est pas le choix qui a été fait et il y a d’autres cas de figure où nous sommes assez démunis.

Deuxième sujet sur les questions de formation : c’est un vrai sujet à discuter et je vous invite à poser la question au ministère du Travail. Pour la question des interventions sur des matériaux amiantés, le ministère du Travail a pris des arrêtés précis sur ce qu’était la formation, son contenu, sa durée, l’organisme qui faisait la formation. C’est très bien, il faut le reconnaître. Pour la conduite des chariots élévateurs, c’est la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) qui a fait une recommandation que l’on appelle le certificat d’aptitude à la conduite en sécurité (CACES). Pour le reste, il n’y a pas de référentiel de formation. C’est un sujet puisque, à chaque fois qu’il y a un accident, globalement, les inspecteurs du travail auront relevé l’infraction et nous allons être suivis, quand on est sur un accident grave, par les juridictions pénales qui vont relever l’infraction du défaut de formation. Mais c’est difficile de relever le défaut de formation s’il n’y a pas de référentiel de formation, surtout qu’on est globalement sur des politiques des parquets.

Je souhaite vous fournir les effectifs très précis pour la partie du contrôle de l’Inspection du travail sur la santé-sécurité. On est passé de 51 agents en septembre 2014 à 44 aujourd’hui soit une diminution de 15 %. Les objectifs du ministère du Travail, c’est-à-dire la perspective fin 2020, sont d’un agent de contrôle de l’inspection du travail pour 1 000 entreprises. Selon cette perspective, nous arriverions à moins 32 d’agents. On pourra poser la question de ce qu’a fait l’Inspection du travail à Normandie Logistique et à Lubrizol. Je ne peux pas vous le dire, mais la question est intéressante. En tout état de cause, soit ils ont fait, soit ils n’ont pas fait. Mais s’ils ne l’ont pas fait, quand vous avez 1 000 entreprises dans votre secteur d’activité, entre des risques psychosociaux, des heures supplémentaires non payées et des intérimaires, une réglementation qui change tout le temps, nous ne jetterons pas la pierre bien évidemment à nos collègues de l’inspection. Avec des effectifs pareils, c’est assez évident que la réglementation ne va pas être appliquée.

Cela renvoie à la question de la place de la justice. Nous avons attiré l’attention de nos collègues du Sénat sur cette question-là. Il va y avoir une enquête pénale, il y aura une justice répressive. La justice répressive, c’est bien, mais c’est bien y compris avant les accidents, avant les morts. On dit cela aujourd’hui parce qu’il y a des rencontres régulières entre les agents de l’inspection du travail et les parquets. Ce que nous disent les parquets, c’est que les questions de santé-sécurité ne sont pas la priorité. La priorité, c’est notamment la délinquance routière, ce sont les coups et blessures sur personne, etc. Il y a une vraie priorité là-dessus, c’est-à-dire que, si l’inspection du travail relève un accident du travail sur un procès-verbal dans le cadre d’une explosion mortelle, il y aura éventuellement des poursuites. Mais quand les agents de l’inspection du travail relèvent des infractions à la pelle pour lesquelles il n’y a pas encore de victime parce qu’il n’y a pas encore de malade ou de mort, ce n’est pas la priorité des parquets. Quelle que soit la qualité des procès-verbaux d’infraction, ils sont très globalement classés. Pour notre part, il nous semble que ce qui marche bien en termes de circulation routière, c’est la tolérance zéro vis-à-vis des infractions de circulation routière. Quand vous roulez à 150 ou avec de l’alcool dans le sang, même si vous n’avez pas provoqué d’accident, vous allez être poursuivi et vous allez être condamné au moins à 99 %, à part s’il y a vice de procédure. On a totalement l’inverse quand on est sur des faits de délinquance, que ce soit sur des infractions au code du travail ou au code de l’environnement. Nous l’avons vu avec le nuage de mercaptan où le parquet n’a même pas poursuivi à l’époque pour mise en danger de la vie d’autrui. Lubrizol a eu une simple amende de 4 000 euros, non dissuasive. Je prends un autre exemple en Normandie, avec une toute petite PME du groupe Bolloré, que personne ne connaît ici, qui a été condamnée à 5 000 euros d’amende pour un accident mortel du travail dont le juge pénal a reconnu que l’infraction a été à l’origine de l’accident mortel. Je sais que cela peut choquer, mais cela donne quand même un signe aux industriels. C’est un peu comme si on leur donnait un permis de tuer. On dit, en gros : « Sur le plan de la morale, ce nest pas bien, il y a des gens qui meurent. Mais bon, ça ne va pas vous coûter cher. Si vous continuez, ce nest pas très grave. » Il faut qu’on arrive à cette délinquance zéro, avec la poursuite systématique des procès-verbaux.

Sur les propositions, de la même manière, il y a quelque chose d’extrêmement intéressant quand on regarde l’histoire, c’est le droit de retrait des salariés acté en 1982. On en a beaucoup parlé pour la SNCF, mais demandez au ministère combien de salariés utilisent leur droit de retrait dans l’industrie et en particulier dans les industries SEVESO. Ils ne sauront pas vous répondre, nous ne faisons pas de statistiques. Mais c’est pratiquement zéro. Le droit de retrait est un droit extrêmement fort en cas de danger grave et imminent, mais il n’est pas appliqué, parce que ceux qui utilisent leur droit de retrait n’ont pas de protection. Il faut protéger, il faut qu’il y ait une disposition législative qui ferait que, quand les salariés utilisent leur droit de retrait, ils soient recensés et bénéficient d’une protection contre le licenciement, forcément limitée dans le temps, comme l’ont les représentants du personnel.

Pour répondre aux questions de Mme la députée Goulet, je reviens sur les CHSCT. Effectivement, les choses vont empirer. Nous ne savons pas quelle est l’origine de l’incendie, nous ne sommes pas mieux placés que la police scientifique. Ce que nous pouvons dire, c’est que ni le CHSCT de Lubrizol ni celui de Normandie Logistique à l’époque n’avaient constaté les carences évidentes, entre les défauts de sprinklers, l’absence de cuves de rétention dans la partie Normandie Logistique. S’ils ne l’ont pas vu à l’époque, avec des moyens diminués, ils ne verront pas les risques de demain. C’est là-dessus qu’on insiste. Nous avons envoyé à la mission d’information les exemples que nous vous avons donnés et vous verrez que, sur l’ensemble des accidents que nous avons relevés ces dernières années, la question de la sous-traitance est une question fondamentale.

Sur les questions de reprise : il faut quand même dire qu’il y a une faillite de l’État, contrairement à ce que dit M. Macron, parce que sinon, on ne comprend pas comment il peut y avoir 39 contrôles et ensuite, des mises en demeure postérieures à l’accident. Soit il y a eu des contrôles et le préfet n’a pas suivi les recommandations des ingénieurs des installations classées, soit on est passé à côté. Pour la reprise, nous avons rencontré la direction. Nous n’avons pas rencontré le préfet qui ne veut pas rencontrer la CGT. A priori, nous ne sommes pas assez républicains pour rencontrer M. le Préfet ! Mais nous avons rencontré la direction de Lubrizol. C’était extrêmement instructif, notamment sur la question de la transparence. Nous avons posé la question à la direction de la Lubrizol : « Vous voulez redémarrer, vous affirmez que vous voulez la confiance des habitants de Rouen. Quallez-vous faire en termes de transparence ? » Je vous donne la réponse. D’une part, la direction regrette d’avoir été contrainte de donner les 479 fiches de données de sécurité qui sont désormais sur le site de la préfecture, parce que cela inquiète. Ils nous ont affirmé qu’ils ne donneront pas plus d’informations aux riverains que ce que le préfet les oblige à faire en termes de communication, ce qui nous renvoie à la case CODERST qui se réunira le 10. Les éléments ont été envoyés aujourd’hui à midi à la préfecture, mais nous ne pouvons pas les avoir, parce que je vous rappelle que les organisations syndicales de salariés ne sont pas membres du CODERST. Les représentants, pour la société civile, sont l’UFC Que Choisir, France Nature Environnement (FNE) et il leur est interdit de faire état des éléments avec le fameux principe de confidentialité. On ne sait même pas d’ailleurs comment ils vont pouvoir avoir un avis collectif.

Nous demandons évidemment la transparence. Nous savons qu’il y a eu les arrêtés. Nous savons qu’il y a des travaux faits, Lubrizol a dit que l’évaluation des risques avait été remise à jour. Ce que nous demandons, mais il faut que ce soit porté maintenant par une proposition parlementaire, c’est qu’au nom de la transparence, les courriers de l’inspection du travail, ceux de la DREAL, ainsi qu’un certain nombre de documents qui sont imposés aux industriels, notamment le document d’évaluation des risques, le plan d’opération interne soient publiés et accessibles aux riverains. J’ai cherché à consulter le PPI de Rouen. Il est accessible uniquement à la mairie de Rouen et encore, toutes les pages ne sont pas accessibles. Pour reprendre l’activité industrielle, nous sommes dans les conditions de sécurité, mais les conditions de sécurité impliquent aussi des conditions de transparence.

Je finis juste sur la question des comités de suivi de site. Il y a un problème au CODERST. Il faudrait que les questions syndicales de salariés puissent être au CODERST. Je pense que ce serait une proposition simple et intéressante. Pour les comités de suivi de site, nous avons le même problème que dans les CHSCT avec entreprise élargie : les représentants du personnel dans les comités de suivi de site (CSS) se retrouvent face à leur propre employeur. Même si ce sont des salariés protégés, ce n’est pas facile. Quand vous votez sur le PPRT une autorisation d’exploiter, vous pouvez avoir un discours interne dans la boutique parce que ça ne sort pas de la boutique. Mais quand vous êtes au CSS dont les comptes rendus sont publics, cela peut être mal vu que vous votiez contre leur autorisation d’exploiter lorsque vous considérez qu’elle est dangereuse, parce que cela va se savoir et que vos collègues vont vous dire qu’au nom des politiques de l’emploi, ce n’est pas normal. Nous proposons pour les CSS une représentation syndicale interprofessionnelle, ce qui éviterait les pressions.

Je finis sur le PPRT. La représentante de la CGT a voté contre le PPRT Lubrizol. Et là, il faut le dire, les PPRT à Rouen n’ont pas travaillé sur la réduction à la source des risques. Il y a trois PPRT sur une zone de 15 kilomètres alors qu’il devait n’y avoir qu’un seul PPRT. Mais si on faisait un seul PPRT, soit il y aurait beaucoup de contraintes pour les riverains en termes d’immeubles et en termes de route, soit il y aurait des contraintes extrêmement fortes sur les industriels. Il y a eu un compromis entre l’État et les collectivités locales pour réduire le cercle des PPRT, sauf qu’à un moment donné, ça explose. Il faut examiner la situation autrement, y compris sur la question du droit à l’expertise, à une expertise indépendante, puisque – et ce n’est pas une remise en cause de nos propres collègues fonctionnaires – l’expertise de l’État n’est évidemment pas neutre et pas indépendante.

Il y a une question extrêmement pertinente de Mme la députée Goulet sur la question de la sous-traitance. Évidemment, l’interdiction est la formule générique, comme nous avions encore, il y a quelque temps, une formule de base qui est l’interdiction du travail du dimanche, ce qui n’empêche pas que le dimanche, nous avons des trains ou des hôpitaux qui fonctionnent. Quand nous demandons l’interdiction de la sous-traitance, c’est la formule générique. Ensuite, par arrêté motivé, avec consultation des représentants du personnel, un débat motivé et une évaluation des risques, il y a des activités particulières, très techniques ou sans risques qui peuvent être sous-traitées. Mais si nous n’avons pas cette interdiction globale de la sous-traitance, on ne va pas s’en sortir.

M. le président Christophe Bouillon. Je vous invite, si vous avez des documents supports ou des propositions qui viennent compléter vos réponses, à nous les faire parvenir afin que nous puissions les intégrer à nos travaux. Je vous remercie, encore une fois, de votre présence.

 

Laudition sachève à dix-sept heures.

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24.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Delphine Batho, ancienne ministre, députée des Deux-Sèvres.

(Séance du mercredi 4 décembre 2019)

Laudition débute à dix-sept heures quinze.

M. le président Christophe Bouillon. Nous allons poursuivre nos auditions dans le cadre de la mission d’information sur l’incendie de Lubrizol et Normandie Logistique à Rouen. Nous allons auditionner Delphine Batho, en sa qualité d’ancienne ministre et de députée des Deux-Sèvres.

Comme vous le savez, il y a eu un précédent chez Lubrizol en 2013 avec le fameux gaz mercaptan qui a produit à l’époque aussi un certain nombre de conséquences, d’émotions dans la population et d’inquiétudes chez les élus. Un certain nombre de recommandations avaient été formulées. L’intérêt de l’audition de Delphine Batho tient justement à son retour d’expérience sur cet évènement, aux recommandations qui avaient pu être formulées, aux recommandations suivies d’effets, à la compréhension qu’elle a des réactions des différents acteurs. J’ai cru comprendre qu’à l’époque déjà, il y avait un problème de gestion de crise, de communication de crise, notamment en termes d’information vis-à-vis des élus. Cela fait-il partie des recommandations émises à la suite de cet évènement ? À l’aune de ce retour d’expérience, comment comprend-elle l’évènement d’aujourd’hui ?

Vous avez été l’une des premières parlementaires à souhaiter une commission d’enquête pour faire la lumière sur l’incendie à Lubrizol, considérant qu’il fallait là encore un retour d’expérience sur tous les aspects, que ce soit les aspects de gestion de crise, de communication de crise et après-crise, et sans doute faire un certain nombre de propositions qui visent à un renforcement, non seulement des dispositifs d’alerte, mais aussi des dispositifs de contrôle. 2013 éclaire sans doute ce que nous vivons aujourd’hui ; nous l’avons vu lors des différentes auditions auxquelles nous procédons depuis un certain nombre de semaines, à la fois sur la compréhension de l’évènement, mais aussi sur la façon dont on procède en termes de suivi et de contrôle de ces sites. Comment expliquez-vous le fait qu’en très peu de temps, il y ait pu avoir 39 inspections et après l’évènement du 26 septembre, des mises en demeure et les inspections qui soulignent des manquements de la part à la fois de Lubrizol et de Normandie Logistique ? Comment peut-on expliquer que malgré autant d’inspections, autant de contrôles, il ait fallu attendre un nouvel évènement pour que s’ajoutent, à ces inspections, d’autres aspects qui ont été soulignés par la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) ?

M. Damien Adam, rapporteur. J’aimerais revenir sur l’analyse comparative de ce qu’il s’est passé et sur le comportement de l’État et des ministres entre 2013 et 2019. Vous étiez ministre en 2013. Nous observons des réflexes assez similaires de la part de l’État et du gouvernement en ce qui concerne la situation, en tout cas dans les premières heures, et même des discours ministériels qui sont assez similaires quant à leur côté rassurant, etc. Quelles ont été les différences en 2019 par rapport à 2013 et s’agit-il des réflexes classiques, des informations que vous avez reçues en tant que ministre ?

S’agissant du retour d’expérience de 2013, vous aviez commandé un rapport d’inspection. Quelles recommandations ont été suivies et lesquelles ne l’ont pas été et auraient mérité de l’être à la lumière de ce qu’il s’est passé depuis ?

Quelles leçons devons-nous tirer de cette crise du point de vue de l’information et de la communication à la population ? Ces deux mots n’ayant évidemment pas la même signification.

Il y a aussi le sujet des élus qui regrettent de ne pas avoir été suffisamment intégrés dans les dispositifs de gestion de crise. Qu’en pensez-vous ? Sachant que le rapport d’inspection de 2013 militait pour que les maires y soient mieux associés.

Selon vous, la culture du risque a-t-elle progressé ou régressé depuis 2013 ? Est-ce un sujet que vous aviez identifié à l’époque comme étant un point sur lequel il y avait « des trous dans la raquette », si je puis me permettre cette expression ?

Mme Delphine Batho, ancienne ministre, députée des Deux-Sèvres. J’avais demandé à être entendue par votre mission d’information. Je précise, puisque je suis députée comme vous, chers collègues, que je n’ai pas souhaité être membre de la mission d’information pour pouvoir témoigner devant vous comme ancienne ministre de l’Écologie. En effet, l’usine Lubrizol de Rouen avait déjà connu, en janvier 2013, un accident industriel, certes de moindre ampleur et dont les conséquences n’avaient rien de comparable avec l’incendie du 26 septembre dernier. Cet accident de 2013 avait révélé de multiples défaillances :

-          dans la prévention des risques technologiques, puisque celle-ci est conçue pour qu’il n’y ait pas d’accident ou d’incident ;

-          dans le sérieux de l’industriel, sa capacité à appliquer les plans prévus et à réduire les risques ; Lubrizol en 2013 ne s’était pas avéré être une entreprise exemplaire ;

-          dans les réflexes administratifs en cas de crise écologique, d’abord en ce qui concerne la caractérisation de l’évènement avec des réflexes de minimisation ;

-          dans l’anticipation de ses développements ;

-          dans la surveillance des rejets dans l’environnement ; je rappelle qu’en 2013, l’État ne disposait pas de ses propres moyens d’analyse des rejets dans l’environnement ;

-          dans la prise en compte de ses impacts sur la santé, quelle qu’en soit la nature ;

-          dans la gestion de crise et la communication, tant en direction des élus que du grand public ; j’y reviendrai pour répondre à votre question.

Ayant vécu cet accident immédiatement comme un échec pour les services de l’État au regard des anomalies que j’avais constatées dans la gestion de crise, j’avais saisi les services d’inspection générale des trois ministères, Intérieur, Industrie, et Écologie, afin que toutes les leçons en soient retenues ; c’est l’objet du rapport d’inspection qui avait été rendu et qui a déjà été évoqué à plusieurs reprises au cours de vos travaux. Les recommandations de ce rapport d’inspection sont en réalité assez précises, assez complètes. Relire ce rapport à la lumière de l’incendie du 26 septembre est déjà éloquent. Ce rapport lui-même évoquait d’ailleurs, déjà, des enseignements récurrents, en matière de gestion de crise, relatifs aux risques industriels et appelait à un changement de paradigme.

Pour répondre à votre question sur les suites qui ont été données, la suite principale, c’est l’instruction dite Lubrizol d’août 2014, qui est très incomplète au regard de l’ensemble des recommandations du rapport. Nous sommes dans un système d’entonnoir : il y a un retour d’expérience large qui prend en compte toute la genèse de l’incident, son traitement, la gestion de crise, dans leurs différentes facettes, notamment quant aux aspects de communication, et ce qu’il en est retenu, ce qui donne lieu à une instruction, c’est uniquement la question des prélèvements dans l’environnement. Le partenariat par exemple entre l’État et les associations agréées de surveillance de la qualité de l’air (AASQA) en gestion de crise se réduit à trois territoires expérimentaux au lieu de l’ensemble de la France. Or il s’avère que même cette instruction n’a pas été parfaitement mise en œuvre. Il y a donc déjà une réduction par rapport à ce qu’étaient les conclusions de ce rapport.

Il y a deux points principaux dans les conclusions de ce rapport d’inspection sur lesquels il me semble nécessaire d’insister. Le premier est lié à la santé publique, c’est-à-dire le constat que l’ensemble de la gestion de crise en France est fondé sur la question de la toxicité aiguë, donc les risques létaux – on le comprend, c’est l’urgence première – les blessés, et beaucoup moins les effets sanitaires pouvant déclencher des symptômes incommodants d’une part, et d’autre part, les effets à long terme. Le rapport appelait à rompre avec cette approche des enjeux sanitaires liés à un accident technologique, et nous voyons bien tout ce qui en découle. Le deuxième élément porte sur la communication : il n’y a qu’une seule méthode de communication en gestion de crise, qui est celle appliquée par l’autorité de sûreté nucléaire (ASN) et qui consiste à s’en tenir au factuel, sans élément d’interprétation, sans chercher à rassurer et en disant ce que l’on sait, ce que l’on ne sait pas, ce qui invite donc à mettre tous les risques sur la table lorsqu’il y en a et à ne jamais dire qu’un risque est écarté à partir du moment où nous n’en avons pas la certitude complète.

Qu’un nouvel accident bien plus grave se produise cinq ans après dans la même usine et mette en lumière les mêmes défaillances, tant en ce qui concerne l’application de la réglementation sur les installations classées que la gestion de crise, constitue assurément une faute de l’État. Contrairement à ce qu’a déclaré le président de la République, il y a bien une défaillance de l’État dans la gestion de l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen. Cinq ans après ce premier accident, nous en connaissons un nouveau, plus important. Deuxièmement, la réglementation n’y était pas appliquée, alors même qu’il s’agit d’un des sites qui a défrayé la chronique en 2013 et qui est très surveillé. Autrement dit, l’état de droit n’est pas respecté avec rigueur dans les sites Seveso (stockage voisin dans l’illégalité, pas de réserves d’eau suffisante, pas de détecteur, pas de bassins de rétention de taille suffisante, pas d’application de l’instruction Lubrizol, pas de liste des produits avant six jours). J’insiste, vous l’avez évoqué dans votre question, monsieur le président, sur la mise en demeure du 8 novembre 2019, qui fait état de manquements qui auraient été constatés en avril 2018 qui, pour une bonne partie d’entre eux, concernent soit la sécurité incendie, donc vraiment des éléments de base par rapport à la sécurité des sites Seveso, soit des manquements par rapport aux dispositions de l’instruction d’août 2014, dite instruction Lubrizol.

Nous constatons également des défaillances dans la gestion de crise :

-          le système d’alerte en direction des élus et de la population,

-          l’usage archaïque des réseaux sociaux ; c’était un point important du rapport 2013. À l’époque, il n’y avait pas de compte Twitter de la préfecture de Seine-Maritime. De nos jours, il y en a un, mais on reste dans un usage des réseaux sociaux qui est complètement descendant, qui ne répond pas aux interpellations, qui n’est pas interactif et qui a été tardif, même par rapport aux horaires de l’incendie et au déroulement de la gestion de crise.

-          la communication qui est globalement restée axée sur la volonté de rassurer sur l’absence de toxicité aiguë ; or, comme je le disais tout à l’heure on ne peut pas dire qu’il n’y a pas de risque quand on ne sait pas. Les politiques publiques doivent rompre, de façon générale, avec une sorte de conception élitiste de l’information sur les risques tendant à considérer les inquiétudes comme illégitimes. Ce sont des stratégies inopérantes et qui ont plutôt tendance à aggraver et à renforcer les peurs, plutôt qu’à rassurer.

-          la sous-évaluation de l’impact géographique ; c’est exactement le même problème qu’en 2013.

-          le fait qu’il ait fallu attendre six jours pour avoir la liste des produits qui reste incomplète ; cette liste se base sur la réglementation Registration, Evaluation, Authorization and restriction of CHemicals (REACH), basée elle-même sur des seuils et donc nous n’avons pas la liste de toutes les substances qui ont brûlé.

Nier la défaillance de l’État, se rassurer par le fait que, fort heureusement – il faut le saluer – l’intervention des ouvriers de Lubrizol, des pompiers, des policiers, de tous les agents de la préfecture, de la DREAL a permis d’éviter un suraccident, d’éviter des morts et des blessés, et donc une catastrophe bien plus grave, me paraît dangereux. Cela me paraît dangereux d’abord pour la sécurité de la population et de l’environnement, car cet accident témoigne d’un affaiblissement de la prévention des risques technologiques et du caractère obsolète de la gestion de crise, à l’inverse des recommandations du rapport de 2013, et intervient dans un contexte où les accidents en sites Seveso sont en hausse de 34 % au cours des deux dernières années. Il y a donc à mes yeux urgence à en tirer toutes les leçons. Ensuite, cela me paraît dangereux pour la démocratie, parce que minimiser les faits, ne pas les examiner lucidement pour y remédier, précisément à partir d’un accident qui n’a pas fait de mort ou de blessé, mal gérer la communication de crise, peut nourrir et alimenter les peurs dont s’emparent ensuite les théories complotistes. Au final, cela discrédite l’État et par conséquent, cela affaiblit son autorité, qui est encore plus indispensable quand nous sommes dans une situation de crise. Notre démocratie a donc tout à gagner à aller jusqu’au bout des investigations sur ces défaillances pour qu’il y ait un avant et un après-Lubrizol. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, ce n’est pas une question partisane, parce que les mécanismes qui sont mis à jour dans ce qu’il s’est passé auraient été probablement les mêmes, quel que soit le gouvernement en responsabilité, même si l’actuel gouvernement a bien évidemment sa part de responsabilité.

Ce qui est en cause à Lubrizol n’est pas un dysfonctionnement. Hormis en ce qui concerne les aspects réglementaires et d’application de la réglementation, ce n’est pas un dysfonctionnement au sens d’un écart par rapport à la norme. Ce sont plutôt les mécanismes habituels de fonctionnement de l’État face à une crise écologique. Ce qui est en cause, c’est le fait que l’écologie n’est pas considérée comme un enjeu de sécurité nationale. J’ai entendu des choses surprenantes au cours des auditions qui sont conduites aussi bien à l’Assemblée nationale qu’au Sénat, comme le fait que la sécurité des sites industriels ne relève pas de la responsabilité de l’État. C’est bien évidemment faux. La responsabilité première et impérative de l’exploitant n’exonère en rien la puissance publique de ses obligations régaliennes vis-à-vis de la protection de la sûreté de la population et de l’environnement. C’est avec une conception de l’intérêt général donnant la priorité au chantage à l’emploi sur la sécurité de la population et la préservation de l’environnement qu’il faut rompre. C’est à mes yeux au plus haut niveau de l’État qu’il doit y avoir un nouvel état d’esprit et un changement profond en ce qui concerne tous les risques liés à l’écologie, pas seulement les risques technologiques.

Cela signifie donner à la prévention et à la gestion des risques écologiques les moyens dont elles ont besoin, mettre un coup d’arrêt à l’affaiblissement des normes et au démantèlement du droit de l’environnement via notamment la préfectoralisation des services, changer la culture de l’État en profondeur concernant les enjeux écologiques et la santé environnementale – tous les grands corps de l’État doivent avoir des notions de base, notamment sur la santé environnementale – enfin, mettre fin à l’impunité judiciaire. Il ne vous a pas échappé que l’accident de 2013 a donné lieu à une condamnation de 4 000 euros d’amende, ce qui est totalement dérisoire. Nous sommes aujourd’hui dans une situation où, même lorsque des procès-verbaux sont transmis à la justice, la plupart d’entre eux ne donnent pas lieu à des jugements. Nous pourrons y revenir dans le détail parce que cela me paraît être un point très important. C’est à ces conditions que la France pourra se doter d’une véritable culture de la sécurité écologique.

Sur l’analyse comparative des réflexes entre 2013 et 2019, la première chose que je voudrais dire, c’est qu’à aucun moment, en 2013, nous n’avons été dans l’ignorance de la nature des substances rejetées dans l’environnement. Nous avons été dans l’ignorance de la quantité de rejets de mercaptan, mais je rappelle que le mercaptan a cette particularité qu’il cause des odeurs nauséabondes à un seuil cinq fois inférieur au seuil auquel un appareil est susceptible de le détecter. En fait, le nez humain le repère avant tout outil de mesure. Une des défaillances de l’industriel est que son système destiné à mesurer les rejets de mercaptan a été saturé. Mais nous n’avons jamais été dans une incertitude sur ce qui a été rejeté dans l’environnement et donc dans une incertitude sur l’impact sanitaire. C’est une différence extrêmement importante avec ce qu’il s’est passé en 2019.

Je peux vous raconter les premiers jours de ce qu’il s’est passé en 2013 parce que je pense que c’est intéressant factuellement. D’abord, Lubrizol découvre l’incident, c’est-à-dire la réaction chimique qui cause le dégagement le lundi matin à 8 heures – cela s’est probablement passé pendant le week-end – et ne déclenche son plan d’opération interne (POI) que deux heures plus tard, à 10 heures. La préfecture, où à l’époque il n’y avait pas de préfet, est prévenue près de trois heures après le constat par Lubrizol de cette réaction chimique. La préfecture en réalité a été prévenue par le service départemental d’incendie et de secours (SDIS), qui lui-même avait été alerté par des habitants qui ont ressenti l’odeur. La préfecture a été alertée avant de l’être selon les procédures prévues par les plans de sécurité. Il y a un retard au point de départ.

Ensuite, le ministère de l’Écologie, via son haut fonctionnaire de défense et de sécurité, est alerté vers 13 heures. Cela veut dire le cabinet de la ministre aussi. La première approche des services de la DREAL, autant que de la direction générale de la prévention des risques (DGPR), est qu’il s’agit d’un incident local, qu’il n’y a pas de rejet nocif dans l’environnement et que l’industriel dit qu’il va mettre fin à la réaction chimique dans les heures qui viennent, d’ici la fin d’après-midi. Quand, en fin d’après-midi, on dit : « Mais où ça en est ? Qu’est-ce qui se passe ? ». On nous répond : « dans la soirée ». Pendant la soirée, on nous dit : « demain matin ». Il y a donc une inquiétude qui monte, qui est liée au fait que l’industriel et la préfecture communiquent pendant toute la journée du lundi en expliquant : « Ne vous inquiétez pas, dans les trois heures qui viennent, c’est réglé ». Il est très important de comprendre que c’est cette information fausse, sur laquelle il n’y a aucune certitude, qui va induire une crise de crédibilité des annonces faites autour de cet évènement.

Ce qui est pointé dans le rapport, c’est qu’une bonne gestion de crise est organisée en trois fonctions bien distinctes : une fonction de décision, une fonction de communication, une fonction d’anticipation. L’anticipation a été défaillante, comme lors de l’incendie du 26 septembre, puisqu’à l’époque, il y a une seule modélisation qui est faite avec l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS) dans la journée du lundi en ce qui concerne le nuage. À aucun moment n’est anticipé le fait que ces mauvaises odeurs vont arriver en Ile-de-France, au Royaume-Uni, etc. Si ceci avait été anticipé, cela aurait permis d’aller au journal de 20 heures le lundi avec un communiqué de presse annonçant : « il y a eu une émission de mercaptan à Rouen. Le mercaptan est composé de tels éléments, cela sent très mauvais, mais vous n’allez pas tomber malade. Ne soyez pas inquiets si dans la nuit, il est probable qu’il y ait de très fortes odeurs incommodantes en Ile-de-France et sur toute une partie du pays. » Cette fonction d’anticipation est capitale.

À l’époque, il y avait aussi une défaillance dans les systèmes de gestion de crise internes aux différents ministères, à savoir que jamais la cellule de crise du ministère de l’Intérieur (COGIC) n’a eu l’information de ce qu’il se passait le lundi à Lubrizol avant que tous les standards de pompiers n’explosent dans la nuit du lundi au mardi.

Le mardi matin, de façon assez simple, nous sommes face à un changement d’ampleur des évènements. La question des moyens d’inerter la réaction chimique est en cours d’examen. À ce stade des décisions, la méthode qui est suggérée pour mettre fin à la réaction chimique est susceptible soit de générer du H2S, qui est un gaz extrêmement dangereux, soit d’avoir de potentiels effets explosifs. Alors que tout le gouvernement est, je le rappelle, à Berlin en conseil des ministres franco-allemand, la préfecture annonce l’annulation du match entre Rouen et l’Olympique de Marseille – ce n’est pas une petite décision – et le déclenchement d’un plan particulier d’intervention (PPI). Il s’agit d’une mesure de précaution dans le cas où il faudrait décider de mesures de confinement ou d’évacuation liées au protocole de gestion de la réaction chimique, mais ceci n’est pas dit au moment où la décision est prise. La décision d’annuler le match va aggraver l’inquiétude sans explication de ces motifs qui sont totalement fondés.

Je prends la décision de quitter Berlin pour me rendre à Rouen et faire en termes de communication exactement l’inverse de ce que l’on me recommande. Pour l’anecdote, quand j’arrive à Rouen devant l’usine, on me suggère d’annoncer qu’il n’y a plus aucun rejet de mercaptan. Je sais que c’est faux. On me suggère d’annoncer que cela va être réglé dans la nuit. Je n’ai plus aucune confiance ni dans ce que dit l’industriel ni dans l’appréciation qui est faite de la capacité à régler rapidement la réaction chimique qui est en cours. Surtout, en chemin pour venir, nous avons pris la décision très importante de ne prendre aucun risque, c’est-à-dire de casser cette mécanique « on vous promet que dans deux heures c’est réglé » qui s’est mise en place depuis le lundi et de faire exactement l’inverse, de faire un choix technique sur la façon d’inerter la réaction chimique, ce qui prendra certainement du temps, mais n’entraînera, ni risque de H2S, ni risque d’explosion. Une sorte de pression à la rapidité s’était installée, qui n’avait objectivement aucun sens.

Il est possible de faire un rapprochement et peut-être le parallèle s’arrête-t-il là. Le rapport explique qu’en termes de communication, au moment où il y a eu des décisions, guidées par un risque d’émanation de H2S ou d’explosion, qui sont fondées au moment où elles sont prises, la bonne méthode de communication est de l’annoncer. De la même façon, on peut faire un parallèle avec l’incendie du 26 septembre parce que dans mon souvenir, c’est seulement lors de la conférence de presse du jeudi, une semaine après, que l’on découvre, pour ceux qui ne sont pas Rouennais, cette situation du nombre de fûts dont certains étaient éventrés sur place. On devine l’énorme angoisse des services de l’État par rapport notamment à des émissions de H2S ou d’autres polluants inquiétants. On comprend a posteriori, une fois que l’on a cette information, que, depuis le début, une partie de leur cerveau est obnubilée par le fait qu’en réalité la question du suraccident n’est pas définitivement réglée, que cela doit les accaparer dans le travail qui est fait et que c’est un des éléments de leur prise de décision qu’il est utile de porter à la connaissance de tous, dans la mesure où ce n’est pas un secret d’État.

En 2013, dans mon expression publique, lorsque le soir, je dis : « Je préfère que l’on prenne du temps plutôt que je prenne des risques », la phrase aurait dû aller plus loin et dire : « parce qu’il y a un risque d’émanation de H2S », ou « il y a un risque d’explosion que je veux définitivement écarter ».

Dans la soirée, nous avons, avec le nouveau préfet qui vient d’être nommé, une réunion dans l’entreprise. Lors de cette réunion avec les équipes de Lubrizol, les équipes de la DREAL, nous choisissons le protocole pour mettre fin à cette réaction chimique. Quand quelqu’un demande combien de temps cela va prendre, Lubrizol répond : « Le lendemain matin, ce sera réglé ». Je me retourne vers la DREAL. Je leur dis : « Mais combien y a-t-il de tonnes de produits ? Cela veut dire qu’il faut faire venir des camions pour vider la cuve comme si nous la vidions" à la petite cuillère ". Combien de camions cela fait-il, avec le nombre de tonnes qu’il y a ? Sait-on où les matières dangereuses vont être stockées et traitées par la suite ? Pouvons-nous dire que tout est réglé demain matin ? » En fait, une simple feuille de calcul montre que c’est absolument impossible. Il y avait une logique du système, celle de l’usine, celle de l’administration, qui aurait pu une nouvelle fois conduire à dire en sortant de cette réunion : « demain matin, c’est réglé ». Nous avons fait l’inverse en annonçant : « Cela prendra le temps que cela prendra » et cela a pris 17 jours, avec conférence de presse quotidienne du préfet.

Sur les questions de santé publique, je vous ai bien expliqué la différence entre 2013 et 2019. Il y a néanmoins un élément important, c’est que désormais, la religion doit être que tout symptôme est significatif. Quelqu’un qui a des maux de tête, qui a des nausées, qui ne se sent pas bien, ce n’est pas parce qu’il n’est ni mort ni blessé ni qu’il est certain qu’il va avoir un cancer dans 30 ans, que cela ne doit pas être considéré. Le nœud est là. Tout symptôme doit être accueilli et traité comme étant un effet réel. C’est pour cela que je reviens sur la question de la légitimité des inquiétudes de la population. Nous sommes dans une société aujourd’hui qui est éduquée. Il y a les réseaux sociaux. Les gens sont capables de décrypter une information. Le meilleur moyen d’éviter des théories farfelues est de prendre en considération toute inquiétude et de dire ce que nous savons et ce que nous ne savons pas de façon assez clinique, comme nous le faisons très bien quand il y a un attentat terroriste. Cette culture existe, elle n’est pas appliquée aujourd’hui à l’écologie, mais elle existe dans les services de l’État. Nous avons vécu des situations de crise majeure où le procureur Molins à la télévision expliquait : « Voilà ce que nous savons », « Voilà ce que nous ne savons pas », « Voilà ce que nous ne pouvons pas vous dire parce qu’une opération est en cours et que nous ne voulons pas la mettre en danger » de façon assez froide et clinique. Cette méthode est beaucoup plus convaincante et rassurante pour la population, parce qu’on se dit que la situation est bien en main et qu’on ne cherche pas à lui cacher quelque chose.

En profondeur derrière, il y a cette question de la culture de l’État qui n’est pas liée au dévouement des agents, qui ont le sens de l’intérêt général, ni à celui du corps préfectoral. Ce n’est pas cela qui est en cause. J’ai eu l’occasion de dire que pour moi, si de ce qu’il s’est passé, y compris des manquements constatés ou des défaillances constatées, nous tirions la leçon qu’il faille mettre en cause la responsabilité personnelle de tel ou tel serviteur de l’État, cela me semblerait être une erreur grotesque par rapport à ce que cela révèle en termes de culture profonde des services de l’État, qu’il est tout à fait possible de changer. C’est possible à condition de changer assez radicalement de braquet par rapport à la tendance observée depuis plusieurs années, notamment en ce qui concerne la gestion des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE).

La recommandation qui a été suivie est essentiellement celle relative aux mesures dans l’environnement, dont ATMO Normandie a dû vous dire qu’elles n’étaient d’ailleurs pas adaptées à un incendie. Le reste des recommandations n’a pas particulièrement été mis en œuvre.

M. le président Christophe Bouillon. Pourrions-nous disposer du rapport d’inspection pour le transmettre aux membres de la mission d’information ? Comment qualifierez-vous l’évènement du 26 septembre ? Est-ce une crise écologique ? Est-ce une catastrophe sanitaire ? Ou un accident technologique et industriel ?

Mme Delphine Batho. Pour moi, au terme des textes, c’est un accident majeur. C’est là qu’il faudra que vous vous penchiez sur quelque chose. C’est la plus importante catastrophe industrielle depuis AZF. Cela ne veut pas dire que l’on compare parce que ce n’est évidemment pas comparable à AZF où nous avons eu 31 morts et des milliers de blessés. Cela n’a rien de comparable bien sûr par le nombre de victimes, mais c’est quand même un évènement d’ampleur nationale conséquente qui met en lumière un certain nombre de défaillances qu’il faut traiter maintenant, justement parce que cela aurait pu être beaucoup plus grave. Il y a, sur ce sujet de l’accident majeur, de petites différences entre la directive Seveso 3 et l’arrêté du 26 mai 2014. Seveso 3 considère tout évènement tel qu’une émission, un incendie, une explosion, d’importance majeure, résultant de développements incontrôlés, entraînant pour la santé ou pour l’environnement un danger grave, immédiat ou différé à l’intérieur ou à l’extérieur du site. Dans l’arrêté du 26 mai 2014, la définition qui est donnée est : « entraînant des conséquences graves, immédiates ou différées », en se basant et en renvoyant au L. 511-1 du code de l’environnement qui, lui, vise « des dangers ou des inconvénients ». Une lecture stricte possible est : des inconvénients « pour la commodité du voisinage ».

Sur l’aspect sanitaire, nous ne pouvons pas répondre aujourd’hui. Je pense que c’est très clair, tous les experts l’ont dit, nous ne pouvons pas encore nous prononcer sur les effets à long terme, d’un point de vue sanitaire, et les analyses se poursuivent. Des toxicités constatées immédiatement et très préoccupantes à ce stade sont écartées, mais cela ne veut pas dire que l’on puisse se prononcer sur la santé ou sur l’environnement. Je veux quand même souligner que les questions d’impact sur la faune et sur la flore ne sont pas mineures. Je sais qu’elles ne sont pas au centre du débat aujourd’hui, mais c’est là que vous voyez qu’il y a une vraie question de culture de l’État parce qu’entendre un préfet dire que pour la faune et la flore, la pluie fera le nécessaire, cela traduit une culture écologique qui n’est pas là.

M. le président Christophe Bouillon. Ne pensez-vous pas qu’il est temps de changer l’état de reconnaissance de catastrophe technologique et industrielle que nous nous sommes fixé ?

Mme Delphine Batho. De toute façon, il y a une question lourde sur la reconnaissance du préjudice, puisqu’en 2013, il y a un préjudice d’inquiétude. Il y a un préjudice pour les services de secours puisque les standards, notamment de la Brigade de sapeurs-pompiers de Paris (BSPP), ont été saturés et que 3 000 appels ont été perdus. Si nous avions eu un autre pépin au même moment, nous n’étions pas couverts. Ce préjudice aboutit à 4 000 euros d’amende. Cette question du préjudice me paraît très importante sur le plan administratif et des procédures de l’État, mais aussi sur le plan judiciaire. Là-dessus, nous voyons quand même aujourd’hui une majorité des infractions environnementales, la quasi-totalité, qui est soit classée, soit traitée en alternative aux poursuites et en dispense de peine. Nous avons 5 % de jugements aujourd’hui contre 15 % il y a dix ans. Et nous avons un délai pour les infractions environnementales qui est le double du délai, déjà lent, du fonctionnement de la justice pour les autres délits. Il y a la prévention, la gestion de crise, il y a tout ce qui relève des procédures de contrôle et de surveillance administrative et il y a quand même cette question de la zone de non-droit judiciaire que sont les manquements aux obligations du code de l’environnement. C’est vrai pour les sites Seveso, mais aussi dans d’autres domaines. Nous pourrions faire le même type de constat pour la police de l’eau ou pour plein d’autres choses. Donc oui, il y a un problème.

M. le président Christophe Bouillon. Vous l’avez évoqué, cela a été souligné lors de différentes auditions et c’est ce que révèle un rapport récent du bureau d’analyse des risques et pollutions industrielles (BARPI) : il y a une augmentation sur une courte période des accidents industriels. Selon vous, est-ce dû à un lâcher-prise ? À un manque d’effectifs ? Trop de travail pour les inspecteurs, c’est-à-dire l’élargissement de leurs missions ? Un assouplissement de la législation ? Ou encore une meilleure prise en compte des accidents ? Puisqu’il y a un changement d’assiette au niveau du BARPI, qui aujourd’hui en termes de ressources prend en considération plus d’accidents qu’auparavant.

Mme Delphine Batho. Il y a certainement un peu de tout cela. Je crois qu’il ne faut pas oublier non plus que les sites Seveso vieillissent. Nous avons aussi, certainement, un aspect qui renvoie aux questions sociales internes aux entreprises, à la fois aux questions de sous-traitance, mais aussi au turnover ; je ne parle pas de Lubrizol, mais de façon générale. Dans ce type d’usine, historiquement, vous aviez des personnes qui faisaient l’ensemble de leur carrière dans l’usine, qui la connaissaient « comme leur poche », qui avaient connu une ascension professionnelle à l’intérieur de ces entreprises qui faisaient énormément de formation interne et continue. Je connais une entreprise où vous pouviez commencer comme ouvrier et finir ingénieur et où il y avait une culture de la sécurité extrêmement forte, liée à la sécurité au travail, avec le compteur d’accidents du travail à l’entrée du site. Il y a certainement un affaiblissement de cette culture qui est dû aux transformations sociales internes à l’entreprise.

Enfin, il y a la partie qui relève du contrôle de l’État et de ses procédures. Sur ce plan, il y a quand même plusieurs problèmes importants.

D’abord, il y a les effets de la création des DREAL par rapport à la compétence et aux cultures des directions régionales de l’industrie, de la recherche et de l’environnement (DRIRE). La politique a été de rassembler et de mutualiser les moyens, etc. Le ministère de l’Écologie est un ministère extrêmement technique, dont nous n’avons pas cessé d’affaiblir la capacité d’expertise et la compétence technique. C’est un problème parce que cela conduit à sous-traiter au secteur privé un ensemble de choses ; beaucoup sont faites bien évidemment par les tiers, mais sans avoir forcément une capacité à « challenger » les informations qui vont être apportées par une étude d’impact, par un industriel. Sans mettre en cause les personnes, cela figurait dans le rapport de 2013 : dans la DREAL à Rouen, le directeur et les deux adjoints n’avaient pas de compétences en matière de risques industriels, s’agissant d’un département majeur en nombre de sites Seveso.

Les DREAL sont en quelque sorte en réorganisation permanente. Chaque réforme amène son lot de réorganisations et tout cela dans un contexte de baisse massive des moyens, puisque le ministère de l’Écologie est celui qui a perdu le plus d’effectifs dans la révision générale des politiques publiques, puis de la modernisation de l’action publique, puis de la même politique qui continue. Ce sont trois gouvernements successifs qui, au total, font 15 000 effectifs en moins en 15 ans au ministère de l’Écologie. Il ne s’agit pas directement des installations classées, mais du contexte dans lequel cela intervient. Nous avons démantelé une capacité d’expertise de l’État en matière écologique et en particulier les opérateurs de l’État. L’INERIS, c’est moins 70 emplois. Météo France est anéanti et remplacé par des supercalculateurs. J’ai entendu dire que Météo France n’était pas capable de donner assez vite la modélisation de ce qu’allait devenir le panache du nuage, etc. En fait, Météo France a subi d’importantes diminutions d’effectifs. Nous avons le même problème quand il y a un épisode cévenol dans le sud de la France. Vous avez un contexte météorologique très pointu au niveau local qu’un supercalculateur ne sera pas capable d’analyser avec la même finesse parce que ce sera juste une analyse de données, d’historique, etc. par rapport à des agents dont c’est la compétence. Le programme risque technologique a perdu 150 millions d’euros depuis 2012. Il y a effectivement une baisse des contrôles. Cela, ce sont les moyens. J’insiste sur le fait que cette question doit être abordée en termes quantitatifs, mais aussi qualitatifs.

Le deuxième élément a trait aux signaux politiques qui sont donnés. Là aussi, cela implique les gouvernements successifs qui ont donné des signaux politiques d’allègement des procédures, avec des décisions comme le décret de juin 2018 – mais il y en a eu d’autres – et tout ce qui est sorti du domaine de l’autorisation pour passer dans le champ de la déclaration, le processus de « préfectoralisation » qui est extrêmement inquiétant. À cet égard, je veux dire que si ce qui a été dit devant la commission d’enquête sénatoriale est vrai – à savoir qu’un procès-verbal de l’inspection des installations classées qui devait être adressé au parquet a fait l’objet d’un filtrage par la préfecture – cela me paraîtrait parfaitement anormal. Cette question a été évoquée dans la précédente audition : « On soumet les propositions de sanctions au préfet ». Le préfet, lui, va prendre sa décision avec beaucoup d’autres éléments de considérations qui conduisent à ce qu’énormément de mises en demeure ne se transforment pas en sanction, alors même que les motifs de mise en demeure ne sont pas levés, du fait que les délais qui sont mis dans les mises en demeure ne sont pas respectés. Sur la question des boues rouges à Gardanne, j’avais posé une question écrite à ce sujet. Nous sommes dans une situation qui n’est pas l’application de l’état de droit. Là, il y a un énorme problème sur le « chapeautage » de l’inspection des installations classées par le corps préfectoral, ce qui est la mécanique des nouvelles réformes qui sont en cours ; par exemple, la suppression prochaine de l’indicateur visite approfondie et la dimension judiciaire que j’évoquais.

Je sais qu’il y a dans le débat la question de l’institution d’une autorité indépendante. Je crois que c’est une fausse bonne idée. Je la comprends comme le fait d’entériner que l’État n’est pas capable de faire la police de l’environnement. C’est ce qui me chagrinerait si nous allions dans cette direction. Cela voudrait dire que l’on entérine le fait que l’État n’est pas capable de défendre et de protéger l’intérêt général, qu’il serait en situation de conflit d’intérêts avec les industriels des sites Seveso et que, pour cette raison-là, il faudrait créer une autorité indépendante. Je rappelle qu’en matière nucléaire, la présence de l’État au capital de l’entreprise EDF est une des raisons de la création de l’ASN, autorité indépendante. À ma connaissance, l’État n’est pas au capital des sites Seveso, peut-être de quelques-uns d’entre eux seulement. Le problème que nous avons avec la police des installations classées, nous l’avons de façon générale en matière de police de l’environnement. Je crois vraiment que vous ne pouvez pas séparer la réflexion sur la question de la police des sites Seveso de celle relative à la police de l’environnement et, de façon plus générale, à la justice de l’environnement

En revanche, il y a des garanties d’autonomie à donner, qui pour moi ne passent pas par la constitution d’une autorité indépendante. Les agents sont assermentés quand ils disent qu’il faut saisir la justice. Pardonnez-moi, mais c’est l’article 40 du code de procédure pénale : il n’y a pas à avoir de filtre. L’autorité de l’inspection des installations classées, y compris sa capacité d’expression publique pour dire ce qu’il en est ou ce qu’il n’en est pas, peut être renforcée, sans créer une autorité administrative indépendante, mais suivant un modèle qui correspond plutôt à ce qu’est l’autorité environnementale, avec un statut qui soit conforté dans le cadre de l’État, qui lui donne toute légitimité et toutes les marges de manœuvre pour agir à son niveau. Mais je ne suis pas sûre que créer une autorité indépendante réglerait les problèmes.

L’enjeu est que l’État assume ses missions et qu’il les porte, que ce soit porté politiquement. C’est pour cela que j’insistais tout à l’heure sur un changement au plus haut niveau de l’État. Il y a toute une dimension technique, juridique, de moyens dans ce qu’il y a à faire, mais il y a aussi une question de volonté politique. Un inspecteur des installations classées qui va se sentir soutenu par l’ensemble de la République, par son préfet, quand il va « enquiquiner » un industriel – parce que c’est de cela dont nous parlons – qui va sentir que ce que l’État lui demande, c’est d’être un « enquiquineur », se sentira les coudées beaucoup plus franches que ce que nous constatons dans la situation actuelle.

M. le président Christophe Bouillon. Il y a une question d’actualité qui est celle de la réouverture, même partielle, de l’usine Lubrizol. Le dossier a été déposé en préfecture. Il y a un conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST) le 10 décembre. Qu’est-ce qui peut permettre, selon vous, en l’état actuel des choses, la réouverture, même partielle de l’usine ?

Mme Delphine Batho. En 2013, dès le mercredi, Lubrizol demandait la réouverture du site qui, bien évidemment, n’a pas été accordée. Pour moi, c’est une question de principe. Tant que l’entreprise n’est pas aux normes, je considère qu’il ne peut pas être question de réouverture partielle. Or il s’avère qu’à l’heure où nous parlons, elle n’est pas aux normes. C’est écrit noir sur blanc dans les mises en demeure qui ont été rendues publiques. Je comprends la préoccupation de l’entreprise. Je comprends la préoccupation des salariés, mais normalement, les manquements qui sont constatés auraient dû donner lieu à des procédures bien en amont. Il y a eu le débat sur les autorisations de modification des installations sans étude d’impact environnemental, etc. Quand on pointe ces problèmes-là, il ne s’agit pas de dire que c’est cela la cause de l’incendie, ce n’est pas le propos. Mais un site Seveso doit être aux normes et il ne peut pas en être autrement en République.

M. Damien Adam, rapporteur. Vous avez complètement raison sur ce sujet et je crois que le préfet tient le même discours actuellement. Si je comprends bien la communication de Lubrizol, ils veulent uniquement faire le redémarrage d’une petite partie consacrée au mélange des matières parce que cela leur pose des problèmes commerciaux ; à la rigueur, peu importe. S’il n’y a que cette partie-là qui rouvre, je pense qu’il est possible qu’ils soient dans les normes en termes de bassin de rétention, etc. En tout cas, vous avez raison, c’est de toute façon un élément qui sera examiné par la DREAL et par la préfecture et il est indispensable qu’ils respectent la réglementation française pour pouvoir rouvrir, même partiellement.

M. le président Christophe Bouillon. Nous vous remercions pour la qualité des réponses et votre contribution. N’hésitez pas si, d’ici la fin de notre mission, vous avez d’autres propositions opérantes, comme il en figurait d’ailleurs dans le rapport d’inspection qui pourra être partie prenante des propositions que notre rapporteur fera au nom de la mission.

Mme Delphine Batho. Nous n’en avons pas parlé, mais sur les éléments d’information des élus locaux, de modernité des systèmes d’alerte, de réseaux sociaux, un certain nombre de choses étaient dans les rapports et demandent à être mises en œuvre. Il y a une question récurrente. Là aussi, ce qui se passe avec Lubrizol renvoie de façon plus générale aux situations de crise écologique en général, c’est la question de la culture de sécurité, y compris de la population. Il n’y a jamais eu de grande campagne d’information sur ce que sont les différents niveaux de couleur d’alerte de Météo France. Nous avons connu des situations où les gouvernements – il n’y a pas qu’à moi que c’est arrivé – ont sollicité de Météo France pour revenir au rouge par rapport à un passage au orange, ce qui est totalement anormal, parce que les gens ne comprenaient que le rouge et prenaient l’orange pour un niveau d’alerte léger qui permet quand même de se déplacer, de vaquer à ses activités, etc.

Aujourd’hui, nous faisons faire des exercices aux enfants dans les écoles sur la sécurité incendie et même sur le risque terroriste. Nous devons être capables de conduire des exercices, d’abord avec les élus locaux et ensuite avec l’ensemble de la population, et de sensibiliser la population sur les conduites à tenir, notamment en lien avec les sites Seveso ; c’est peut-être la dernière remarque que je ferai dans le débat sur la nécessité ou pas d’éloigner les sites Seveso des habitants. D’abord, cela renvoie à l’historique de la réglementation française sur les sites Seveso qui est un historique de gestion de la coexistence au bénéfice de l’industriel. Ce qu’il s’est passé à Lubrizol montre que même si vous éloignez un site de 20 kilomètres ou de 30 kilomètres, les impacts ne sont pas circonscrits au périmètre des plans de prévention des risques technologiques (PPRT), qui, historiquement, sont conçus par rapport au risque d’explosion, et beaucoup moins par rapport à un risque de type nuage toxique. Éloigner un site de ses implantations actuelles n’élimine pas le risque, donc n’apporte pas une garantie de protection de la population supplémentaire. En revanche, cela éloigne le regard des habitants. Cela éloigne le regard d’une pression démocratique qui est saine sur le contrôle de ces installations et le fait qu’elles doivent être conformes.

Laudition sachève à dix-huit heures quinze.

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25.   Audition, ouverte à la presse, de représentants des acteurs économiques et commerciaux de la métropole de Rouen : M. Christophe Doré, président de la Chambre des métiers et de l’artisanat de Seine-Maritime, accompagné de Mme Clarice Tarlevé, secrétaire générale ; M. Fabrice Antoncic, président de l’association « Vitrines de Rouen » depuis le 17/10/19 et vice-président de l’association de 2014 à 2019, accompagné de M. Matthieu de Lombard de Montchalin, président des Vitrines de Rouen depuis la création de l’association en 2010 jusqu’au 17 octobre 2019 ; M. Vincent Laudat, président de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) Rouen Métropole, accompagné de M. Denis Ranvel, vice-président ; M. Alexandre Wahl, directeur général de l’Agence de développement pour la Normandie 

(Séance du jeudi 12 décembre 2019)

Laudition débute à neuf heures trente.

M. le président Christophe Bouillon. Nous poursuivons, ce matin, notre cycle d’auditions en recevant les acteurs économiques du territoire. Je voudrais d’abord, en mon nom mais aussi au nom du rapporteur, les remercier de leur présence. C’est un double signal, à la fois un attachement aux territoires où ils agissent, mais aussi aux travaux de notre mission. J’imagine les difficultés qui ont été les leurs pour nous rejoindre. Je crois qu’il était important que nous puissions vous entendre aujourd’hui.

Pour ce faire, je me permettrai d’être bref et de vous poser trois questions assez simples. La première concerne l’impact économique : l’avez-vous mesuré, identifié, décrit ? La deuxième concerne l’indemnisation. Un dispositif a été mis en place, est-il à la hauteur de l’estimation que vous avez pu faire des impacts économiques et financiers ? Comment cela fonctionne-t-il concrètement ? La troisième question concerne l’attractivité. L’idée d’un fonds en faveur de l’attractivité du territoire a été évoquée par la direction de l’exploitant Lubrizol, mais pas seulement, également lors d’une dernière réunion en préfecture en présence du Premier ministre.

C’est vrai que nous pouvons considérer que le territoire a subi toute forme de préjudices et notamment un préjudice d’image évident. Comment imaginez-vous l’utilisation possible d’un fonds d’attractivité ? Avez-vous des propositions à faire pour rebondir après l’évènement que nous avons vécu ? Nous voyons ce qu’il s’est passé à Toulouse après la catastrophe d’AZF, où la communauté économique, les acteurs du territoire ont su rebondir. En la matière, avez-vous déjà, vous-même, un certain nombre de propositions à nous faire ?

Je vais maintenant céder la parole à notre rapporteur, Damien Adam, et ensuite à notre collègue Agnès Firmin Le Bodo.

M. Damien Adam, rapporteur. Merci d’être présents avec nous ce matin. Permettez-moi, en guise d’introduction, de remercier l’engagement des commerçants et des artisans au sein de la Métropole de Rouen et bien au-delà, parce que vous participez à l’attractivité, à l’embellissement et à l’activité économique de notre territoire. C’est extrêmement important et nous devons sans cesse le rappeler.

Comme M. le président l’a indiqué, il serait intéressant que vous puissiez dresser un état des lieux tenant compte de l’impact de l’incendie de Lubrizol sur l’activité des artisans et des commerçants, avec évidemment cette problématique qui consiste à essayer d’exclure dans les pertes de chiffre d’affaires, la situation de 2018 en fin d’année, où il y avait déjà eu des impacts du mouvement Gilets jaunes. Il faudrait peut-être remonter aux trois dernières années pour voir quelle est la baisse réelle d’activité pour les différents commerçants et artisans.

J’ai aussi une question plus spécifique sur l’impact de l’accident pour la CCI (Chambre de commerce et d’industrie). Il me semble que vous avez réalisé un sondage express et un questionnaire sur les préjudices, au début du mois d’octobre, qu’en est-il selon vous ?

Sur l’indemnisation mise en place par Lubrizol avec un accompagnement de l’État, j’avais cru comprendre que pour certains commerçants, les plafonds qui étaient donnés sur les montants remboursés pouvaient poser des problèmes sur certaines catégories de commerces. Est-ce toujours le cas ? Pourriez-vous nous indiquer, si vous le connaissez, le nombre de dossiers qui ont déjà été remontés auprès des services de l’État et du fonds spécifique ainsi que le nombre de personnes qui ont déjà été indemnisées ?

J’aimerais vous demander comment vous évaluez le rôle de l’État dans la gestion de la crise, pour vous accompagner, notamment celui de la Direccte (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi) ?

Nous savons que les commerçants ont l’oreille des populations. Quel regard les populations portent-elles sur cette gestion de crise ?

Enfin, pour les mesures à prendre, qu’attendez-vous de l’État ou encore de la Région sur l’aspect de la relance de l’attractivité de Rouen ? Qu’ont-ils déjà fait et qu’attendez-vous encore d’eux ?

M. le président Christophe Bouillon. Je vous propose de répondre chacun à votre tour aux questions et d’adresser le message que vous souhaitez transmettre, en vous présentant, pour permettre de vous identifier et de savoir quelle organisation vous représentez.

M. Christophe Doré, président de la Chambre des métiers et de lartisanat de Seine-Maritime. Merci de nous auditionner par rapport à cette affaire qui a fortement impacté les Rouennais et au-delà de Rouen.

En tant que président départemental de la Seine-Maritime, je ne peux pas avoir un prisme « rouenno-rouennais ». Nous sommes sur les 112 communes touchées par cette problématique puisqu’il s’avère qu’au-delà de Rouen, nous avons aussi eu un impact assez important sur le Pays de Bray, pour les professionnels de l’alimentaire, autour de problématiques de livraison. Le monde agricole a été fortement impacté avec une interdiction de vendre ses produits durant de longues semaines.

Vous avez posé plusieurs questions.

L’impact économique dans le monde artisanal a surtout été marqué les premiers jours. Les entreprises ont ensuite vite rebondi et les consommateurs se sont adaptés.

Nous subissons un double effet. Nous avions déjà une problématique l’année dernière à la même époque, nous avons recommencé avec l’affaire Lubrizol.

Cela commence aujourd’hui à devenir très difficile pour les trésoreries des entreprises artisanales. C’est pourquoi nous avons engagé une démarche commune, avec mes collègues de la Chambre d’agriculture.

Je remercie d’ailleurs Vincent Laudat, président de la CCI Rouen Métropole ici présent, car nous avons mutualisé les outils. En effet, nous avons utilisé les outils de la CCI, puisqu’ils étaient parfaitement appropriés à nos ressortissants et nous avons travaillé ensemble pour que cette démarche soit la plus pertinente possible pour les artisans. Aujourd’hui, nous sentons une montée des réactions, depuis deux semaines, nous sommes à 150 appels par semaine. Les gens réagissent maintenant. En ce moment, les artisans viennent prendre des renseignements, s’informer sur cette plateforme, poser des questions. Bien sûr, nous travaillons avec nos collègues de la CCI puisque ce sont eux qui gèrent cette plateforme. Néanmoins, nous sentons bien qu’il y a eu un effet violent au départ et que, les choses avançant, il y a peut-être des besoins en termes de trésorerie et de nettoyage qui pourraient être indemnisés.

Je tiens à souligner le rôle de la Direccte et de la préfecture. Ils m’appelaient régulièrement, nous avons été en contact quotidien durant cette période de crise. L’État a été présent à nos côtés, nous a tenus informés, avec une grande transparence. Je l’ai déjà dit en comité de transparence et de dialogue, mais c’est ce qui nous a permis d’avancer sur les dossiers.

Quant aux indemnisations, je laisserai plutôt Vincent Laudat s’exprimer sur ce point, parce cela concerne quand même de petites voire très petites entreprises. Aujourd’hui, le cadre mis en place rentre en grande partie sur les problématiques des entreprises artisanales.

Mme Clarice Tarlevé, secrétaire générale de la Chambre des métiers et de lartisanat de Seine-Maritime. Je vais vous donner quelques chiffres en complément de ce que nous a présenté le président Doré. Sur les 112 communes concernées par le nuage, nous avons 4 544 entreprises artisanales, dont 2 091 sur Rouen en particulier.

Les entreprises qui sont les plus impactées, pour le secteur artisanal, sont les entreprises de l’alimentaire (vente à emporter sur l’alimentaire), les entreprises de services (coiffure, esthétique, taxis...), les entreprises du bâtiment et les entreprises de sous-traitance du secteur agricole puisque les activités agricoles ont été suspendues pendant les semaines qui ont suivi l’incendie ; toutes les entreprises qui font de la prestation de services de maintenance ont donc eu une baisse d’activité sensible, et enfin toutes les entreprises qui font de la transformation de produits agricoles, notamment sur les circuits courts.

Pour répondre à l’une de vos questions, nous avons aujourd’hui 374 entreprises qui ont déposé un dossier auprès d’Exetech, cabinet chargé par Lubrizol de gérer et d’instruire les demandes d’indemnisation. Comme le disait le président, nous avons fortement communiqué et nous avons constitué un transfert d’information depuis l’origine puisque dès la nuit même, nous étions contactés par le préfet pour savoir ce que nous devions faire au niveau de la chambre de métiers.

Les entreprises ont eu beaucoup d’informations sur ce qu’elles avaient à faire pour pouvoir être indemnisées. C’est vrai qu’au début, nous en avons eu peu, mais nous en avons de plus en plus. L’information circule. Nous avons donc de la demande d’information sur des indemnisations par rapport à une baisse d’activité mais également sur le nettoyage, sur le fameux nuage, avec des galettes qui se sont déposées sur les exploitations et sur les entreprises.

Nous avons fait une demande, au niveau de la Chambre de métiers, pour que soient également instruits les dossiers d’entreprises qui ne sont pas immatriculées sous ce fameux nuage, mais qui ont été néanmoins impactées parce qu’étant ambulantes et exerçant leur activité sur le territoire, notamment pour les taxis, on peut très bien être taxi et venir chercher une personne à la gare de Rouen sans y être immatriculé. La demande doit être instruite différemment, mais elle sera a priori prise en considération.

La baisse réelle est difficile à quantifier, c’est encore en cours. Toutes les entreprises n’auront pas recours à une demande d’indemnisation. Les 4 500 entreprises potentielles ne formuleront pas toutes de demandes.

Je ne sais pas si l’indemnisation sera à la hauteur.

Il va falloir un peu de temps pour mesurer les impacts économiques et financiers.

L’État et la Direccte ont été très présents, nous les avons rencontrés plusieurs fois. Je pense qu’ils ont appuyé auprès de Lubrizol pour que l’entreprise soit la plus active possible dans les indemnisations.

Nous avons désormais un gros travail à faire sur l’attractivité de notre territoire. Rouen, bien entendu, mais pas seulement. Nous devons commencer par casser le bashing et la désinformation qui ont noyé et qui noient encore les médias au sujet de Rouen et de son image. Nous avons une vraie problématique sur les produits alimentaires. Je crois que la suspicion est encore très grande, y compris sur les produits qui n’ont pas du tout été impactés, qui ont notamment été produits avant l’incendie. Par exemple, plus personne ne veut acheter de miel normand alors qu’il a été produit au printemps ou pendant l’été et qu’il n’est donc pas du tout concerné par la pollution !

Il faut revaloriser l’image du commerce, comme le disait le président, nos entreprises ont fortement été impactées par les Gilets jaunes en Normandie, notamment à Rouen. Une deuxième crise aujourd’hui pourrait vraiment être fatale.

Il y a sans doute un gros travail à faire sur l’attractivité, sur l’appétence autour de nos produits alimentaires et peut-être une dynamique à redonner sur la création d’entreprises, autour de Rouen et de la Normandie.

Voilà ce que je peux vous dire pour le moment, mais nous allons continuer à réfléchir sur ce que nous devons faire pour demain.

M. Fabrice Antoncic, président de lassociation Vitrines de Rouen. Pour compléter tout ce qui a pu être dit, je vais revenir sur le démarrage de l’événement et la difficulté pour nous, commerçants, de gérer cette crise. Nous avons un peu manqué de retours et d’informations au début de la crise. Nous nous sommes retrouvés un petit peu bloqués, sans informations pour pouvoir la gérer, sur du court terme, du moyen terme et du long terme.

Pour le court terme, au niveau du commerce alimentaire, nous ne savions pas si nous pouvions continuer à vendre, notamment dans des lieux très proches de l’événement, sur les quais, dans le centre-ville de Rouen. Nous avons eu de vraies difficultés pour savoir si nous devions continuer à vendre nos produits et à faire venir nos équipes et nos clients dans nos commerces. Nous avons donc certainement manqué de méthode d’information pour pouvoir travailler conjointement avec les services de l’État qui ont été présents dans le dispositif, mais peut-être de manière désorganisée vis-à-vis des commerces, dans les premiers temps.

Les pertes d’activité ou d’impact ont été fortes sur les premiers jours, autour de 50 % les quatre premiers jours, 30 % la semaine qui a suivi et environ 15 % pour les jours d’après, pour arriver à être quasiment à l’équilibre sur le mois de novembre. Nous avons vraiment perdu quelque chose en termes d’activité et d’attractivité alors que nous étions plutôt bien repartis, nous étions sur une tendance positive et nous sommes passés sur un chiffre d’affaires avec une tendance négative, avec des impacts différents en fonction des commerces et des lieux.

Tous les commerces autour des quais ont été beaucoup plus impactés et cela a duré beaucoup plus longtemps. Les odeurs ont été présentes pendant longtemps, ce qui a empêché tous les commerces, notamment alimentaires, de fonctionner normalement.

Je vais revenir sur la partie indemnisation qui a été prise en charge du 26 septembre au 5 octobre. Nous avions, dès le début, souhaité que cette période ne soit pas arrêtée à ces dates-là. La méthode mise en place pour la partie indemnisation a été calquée sur ce qui avait été fait pour le G7 de Biarritz et partait donc d’un système anticipé, puisque le G7 était organisé et prévu. La mise en place de ce support administratif était positive mais réducteur par rapport aux besoins réels. Je pense qu’il couvrait, comme nous l’avions demandé, 80 % de l’ensemble des commerçants et artisans, mais les 20 % d’exception n’entraient pas dans ce cadre. Aujourd’hui, sur cette partie-là, nous restons encore dans la difficulté de faire avancer les dossiers. Il y a une volonté commune des chambres, de l’État, de Lubrizol, d’Exetech, d’avancer mais il y a une difficulté à maîtriser l’exception. Comme ce sont des règles qui ont été figées, c’est assez compliqué d’avoir des réponses par rapport à des dossiers d’exception. Il y a beaucoup d’allers-retours et nous restons, après plusieurs semaines, sans validation de ces dossiers.

Nous rencontrons donc une vraie difficulté par rapport à la prise en compte de l’indemnisation à date, sur les dossiers qui sortent du cadre de l’ordinaire et qui vont au-delà du 5 octobre. C’est pour moi une date qui ne correspondait pas à notre besoin d’origine.

Une reprise se fait malgré tout sur la fin de l’année, avec des tendances qui reviennent à l’équilibre, de manière générale, en fonction des commerces. C’est plutôt positif, mais nous allons avoir besoin de relancer l’attractivité. Je laisserai mon collègue en parler après.

Les services de l’État ont été présents. Je pense qu’il y a une volonté commune d’avoir fait les choses correctement. Il faut que nous travaillions encore plus collectivement dans les mois à venir, pour arriver à redorer le blason de la Ville et de la Normandie, avec de vraies actions et de vrais évènements, à la hauteur du sinistre. La Ville répond toujours présente quand nous faisons des évènements, que ce soit la Fête du Ventre, des braderies ou autres. Je pense qu’il faut que nous arrivions à faire un évènement de grande ampleur pour pouvoir donner la possibilité de s’exprimer de la meilleure manière possible.

Sur la partie regard client, je pense aussi que cela va mieux. Depuis décembre, nos clients et les habitants se plongent un peu plus dans les Fêtes de fin d’année, malgré les difficultés passagères que nous rencontrons en ce moment. Il y a plutôt de l’optimisme sur cette fin d’année, nous revenons dans une période qui a été compliquée pour nous l’année dernière, notamment sur les deux derniers week-ends, où nous avions été marqués par les évènements des Gilets jaunes. Nous allons rentrer dans une phase difficilement comparable, mais nous sommes plutôt confiants sur la suite des évènements.

Sur la partie attractivité et avenir, je vais laisser Matthieu prendre la parole.

M. Matthieu de Lombard de Montchalin, président des Vitrines de Rouen depuis la création de lassociation. Fabrice Antoncic est le président des vitrines de Rouen, mais je l’étais au moment de l’accident, il se trouve que notre passation de pouvoir était en cours. Nous avons un peu géré la crise tous les deux.

Je ne vais pas revenir sur ce que Fabrice vient de dire et ce que M. Doré a également dit. Je voudrais juste dire qu’il y a eu beaucoup de réactivité, notamment dans les indemnisations. Il faut maintenant traiter tout ce qui ne rentrait pas dans le cadre, avec de la souplesse, parce que c’est le cas des entreprises les plus importantes, donc avec des enjeux sociaux qui sont particulièrement forts, dans un contexte où nous avions déjà beaucoup souffert les mois précédents, à cause des gilets jaunes et l’année précédente, à cause des travaux en centre-ville de Rouen.

Sur une année difficile, nous avons rajouté un élément extraordinaire qui a vraiment compliqué la tâche.

Aujourd’hui, tout le monde reconnaît la bonne volonté de tous les acteurs dans les indemnisations. Maintenant que nous avons établi un cadre pratique pour 80 % des commerces, il faut éventuellement se remettre autour de la table, éventuellement rediscuter, puisque le gouvernement et le premier ministre lui-même avaient dit à la préfecture qu’ils veilleraient à ce que tout le monde soit indemnisé. Pour que ceci soit possible, il faut maintenant se remettre autour de la table pour les dossiers les plus complexes et probablement revoir si nous pouvons bouger à la marge le cadre qui est trop rigide. Je rappelle que le cadre ne prend en compte que les entreprises qui font moins d’un million d’euros de chiffre d’affaires, ce qui représente beaucoup d’entreprises mais il y en a qui font plus d’un million d’euros de chiffre d’affaires par an.

Je voudrais effectivement plus vous parler de l’avenir.

Ce qui est très important et je suis persuadé que votre mission va pouvoir porter ce message, c’est que cet engagement à reparler de l’attractivité et à relancer des campagnes d’attractivité pour Rouen, doit être commun à tous les acteurs du territoire. Nous savons que chacun a son service de communication, ses propres règles de communication, son journal, son graphiste... tout le monde a envie de communiquer en faveur de Rouen. Là, nous devons nous adresser, non pas aux Rouennais, qui sont tout à fait au courant de la situation et de l’amélioration de la situation, mais au reste du pays, voire à des consommateurs qui viennent de l’Europe entière, si nous parlons des touristes.

Nous avons besoin de frapper plus fort et pour cela, sachant que nous n’aurons pas de moyens démesurés, il va falloir impérativement communiquer ensemble. Je pense que la première chose à faire est que le fonds choisisse une agence de communication ou même de stratégie en communication, dont le métier est la communication de crise et la communication de crise de territoire, je suis persuadé que cela existe, et que nous définissions ensemble la stratégie de communication pour la Métropole, avec cet objectif de regagner en attractivité, et ensuite, chacune des institutions doit mettre à disposition sur ce thème, ses outils de communication. Pour l’un, cela sera ses outils internet, pour l’autre son journal, pour le troisième, les espaces publicitaires qu’il est capable ou qu’il a envie d’acheter dans tel ou tel média... Mais il faut que nous ayons un seul message, un message qui soit puissant et bien élaboré. Nous n’allons de toute façon pas faire cela au mois de décembre, il faut le faire au début de l’année prochaine, mais en tout cas, je pense que la première mesure concrète serait de dire : « Réunissons les acteurs autour de la table, prenons des professionnels qui vont être capables de construire la communication autour dune image ». Les atouts de Rouen et de la Normandie n’ont pas disparu avec la catastrophe.

Il faut le faire le plus professionnellement possible, je pense que cela va être très important vis-à-vis des Rouennais et de la population.

M. le rapporteur posait la question de la réaction des clients. Nous avons évidemment toute la palette des réactions, de gens qui sont indifférents à des gens qui sont encore très angoissés et très actifs, et il ne m’appartient pas de juger les positionnements des uns et des autres. Cependant, je pense que nous devons avoir trois messages. Le premier message est de dire que nous avons pris conscience de ce qu’il s’est passé et que nous allons agir pour que si jamais un jour, un accident se reproduit, les choses aillent mieux, dans la façon de prévenir les habitants. C’est valable pour Rouen, mais cela le serait n’importe où. Il y a malheureusement des sites Seveso dans beaucoup de villes de France et même dans beaucoup de villes d’Europe. Des accidents, il y en aura d’autres.

Aujourd’hui, je pense que ce à quoi nous n’étions pas préparés, c’est par exemple de savoir comment avertir la population et comment lui dire quoi faire. Nous sommes des chefs d’entreprise, j’ai une équipe de 35 personnes.

Quand l’accident s’est déclaré, j’ai entendu à la radio, sur France Bleu, que le préfet disait : « Réduisez vos déplacements à ce qui est nécessaire ». Le fait de dire à ses salariés de venir travailler est-il nécessaire ? Comment voulez-vous juger cela ?

D’autre part, nous voyons bien que les mesures ont été établies il y a 20 ou 30 ans. J’ai beaucoup de respect pour la radio locale qui a d’ailleurs joué un rôle très important. Mais quand il y a une « Vigilance orage », nous recevons tous des SMS, nous ne savons pas trop de qui ni comment mais nous recevons des SMS en disant : « Attention, vous êtes en vigilance orange ». Nous pensons qu’il faut aller vers ce genre de choses. Je pense que le premier message vis-à-vis de la population doit être le suivant : « Regardez, nous avons tenu compte de ce quil sest passé et nous mettons en place des mesures concrètes pour quen cas de nouvel accident, ici ou ailleurs, nous soyons plus en mesure de vous prévenir et de vous dire quoi faire ».

La deuxième chose, c’est la transparence. Ce n’est pas le monde économique qui réclame la transparence, mais il y a besoin de transparence. Dans notre société moderne, nous ne pouvons pas cacher les choses. Vous ne pouvez pas refaire le coup du nuage de Tchernobyl. Quarante ans après, cela ne marche pas ! Il y a 50 000 personnes qui vont pouvoir expertiser de leur côté. Je pense que la transparence joue beaucoup.

Puis il y a la confiance qui peut aussi se rebâtir autour d’une campagne vraiment importante qui va viser la France entière, voire une partie de l’Europe, pour dire que Rouen a des atouts. Cela passe par des éléments très concrets d’animation du centre-ville, mais aussi par la mise en avant de tout ce que Rouen a su développer.

J’ai envie de porter aujourd’hui un message d’espoir, plutôt positif, qui consiste à dire que nous n’avons pas perdu nos atouts, tout ce que tout le monde nous a reconnu au moment de l’Armada par exemple, tous les travaux qui ont été faits dans le centre-ville, tout ce qui constitue la force de l’histoire du patrimoine et de la dynamique rouennaise n’a pas disparu.

La seule chose est qu’il faut très clairement que nous nous mettions tous ensemble maintenant pour parler.

Je ne suis pas étonné que les difficultés des commerçants et des artisans se fassent sentir maintenant, il y a un décalage lié à la trésorerie. Il y a deux mois, nous avons eu des problèmes de chiffre d’affaires et aujourd’hui nous payons nos fournisseurs. C’est au moment où nous payons les fournisseurs que nous nous rendons compte qu’il manque du chiffre d’affaires au départ. Il ne faut donc surtout pas fermer trop tôt les robinets de l’indemnisation ou les dispositifs et faire preuve de souplesse, sinon, nous aurons l’impression que nous avons loupé quelque chose, alors que, globalement, nous pouvons dire qu’après un démarrage lent, ce mécanisme-là est assez vertueux.

M. Vincent Laudat, président de la Chambre de commerce et dindustrie (CCI) Rouen Métropole. Je vais articuler mon intervention en trois parties : notre action, notre analyse et notre ambition.

Je voulais faire un point introductif sur les CCI, juste pour rappeler que la réforme et le choix du gouvernement et de l’Assemblée nationale de continuer la casse du réseau des CCI en France est une preuve d’un manque de connaissance de notre action et du lien que nous avons avec les chefs d’entreprise de nos villes et de nos campagnes. La CCI Rouen Métropole, issue de la réunion de trois Chambres de commerce, Dieppe, Rouen et Elbeuf rassemble 100 chefs d’entreprise bénévoles et investis dans chacun des bassins d’emploi.

Il n’y a que très peu d’instances de notre République où siègent les chefs d’entreprise. Être le corps intermédiaire bienveillant et constructif avec l’État, pendant les crises des Gilets jaunes et de Lubrizol est indispensable.

En tant qu’établissement public, nous accompagnons le tissu des entreprises dans leurs mutations économiques, législatives et techniques.

Pour commencer, rappelons le poids de Lubrizol dans l’économie normande : 2 200 emplois directs et indirects, 420 millions de retombées économiques et 75 millions de fiscalité locale.

Quelle a été notre action depuis le 26 septembre 2019 ? Nous avons, dès le lendemain, mis en place une cellule pour accompagner, en synergie avec la chambre des métiers, les entreprises impactées par l’incendie avec en baseline de nos publications : « Vous avez subi des préjudices, nous vous donnons la parole ». Nous avons mis en place ce fameux sondage express, pour lequel 232 entreprises ont répondu à ce jour. Le site de la CCI s’est fait aussi le lien pour 60 communiqués de presse et notes de préconisations. La CCI a présenté les dispositifs de l’État dans le cadre de l’accompagnement des entreprises en difficulté, l’activité partielle, les aides fiscales et sociales.

Nous participons aux réunions du comité de transparence et de dialogue. Par deux fonds, les Fonds LZ1 et LZ2, Lubrizol a choisi de dédommager les exploitants agricoles, les petites et moyennes entreprises (PME) et les commerçants. Nous avons accompagné la société Exetech, mandatée par Lubrizol, dans la prise en compte de tous ces préjudices : entreprises dans le périmètre des 500 mètres, entreprises en bord de Seine, entreprises dans les 112 communes et ainsi dimensionné les aides.

Les élus et les collaborateurs ont participé à 25 réunions, je suis intervenu huit fois dans la presse, nous avons organisé plusieurs réunions d’information à la CCI, avec les services de l’État et les deux industriels, Lubrizol et Normandie Logistique.

Nous avons fédéré les cinq CCI normandes, les syndicats patronaux, les branches professionnelles de la chimie et de la métallurgie pour rappeler le rôle crucial de notre industrie et l’obligation que nous avions de rouvrir le site de Lubrizol.

Nous avons, avec la Région, la CCI et la Chambre de métiers et de l’artisanat (CMA), décidé d’assouplir les conditions d’accès au dispositif garantie d’emprunt, mis à disposition des entreprises, soit 150 000 euros cautionnés par la Région, pour 30 à 70 %.

Nous avons rencontré des salariés de Lubrizol et relayé l’action de l’intersyndicale à l’attention du ministère du travail, souhaitant reprendre progressivement l’activité en toute sécurité, notamment l’unité de mélange.

Nous avons alerté les services de l’État de la récurrence des vols et des dégradations dans notre agglomération, vols de métaux et de carburant, qui ont été relayés par les dossiers de plainte auprès du préfet.

Nous avons également signalé la présence d’une aire de Gens du voyage en plein milieu de sites Seveso.

Nous avons engagé une action d’intervention à l’intention des sous-traitants de Lubrizol, en leur donnant un accès gratuit à nos rendez-vous d’affaires et en leur permettant de profiter de l’action de notre cluster « Écosystème client 4.0 », avec une mise en relation avec vingt donneurs d’ordres locaux. Dix entreprises sur trente ont répondu. Ce dispositif a été mis en place en concert avec le service achats de Lubrizol.

Nous avons organisé une réunion d’information le 8 octobre, spécifique pour les entreprises dans le périmètre des 500 mètres, pour les accompagner dans leur relocalisation et redémarrage. Les services administratifs de l’entreprise Triadis ont même été accueillis dans nos locaux, deux jours après l’incendie et y sont encore aujourd’hui.

Nous avons fait le lien entre ces entreprises du périmètre des 500 mètres et l’État, par rapport aux interdictions d’accéder à leur site et par rapport au flou sur les reprises possibles de travail : accidents du travail, position de la Direccte et de la Caisse d’assurance retraite et santé au travail (CARSAT), demande de mise en accident du travail préventif des salariés considérés comme une reconnaissance par l’employeur, de sa responsabilité.

Nous nous sommes également interrogés sur le type d’analyses nécessaires dans la zone des 500 mètres.

Nous avons participé aux interventions des ministres et du premier ministre à la préfecture.

Quelle est maintenant notre analyse ?

Je ne me permettrais pas de vous faire des préconisations, mais je souhaite partager notre réflexion sur ce sinistre en six points.

Il faut veiller à ne pas alourdir la législation déjà en place, mais à faire en sorte qu’elle soit mieux respectée, harmonisée et adaptée. Lubrizol relève de la catégorie Seveso seuil haut tandis que Normandie Logistique constitue une ICPE (installation classée pour la protection de l’environnement). Ils stockaient les mêmes produits mais étaient pourtant soumis à un régime différent. Ce n’est pas le lieu de stockage qui doit déterminer la dangerosité du produit mais sa nature.

Il est nécessaire de mutualiser pour améliorer la sécurité des sites Seveso. Nous avons 80 sites Seveso sur l’axe Seine. Les pompiers n’avaient pas suffisamment de mousse pour éteindre un site Seveso. À la CCI, nous gérons l’aéroport de Rouen et nous avons fourni de la mousse, au moment de ce sinistre. Pour améliorer cette sécurité, chaque site n’aura pas les moyens d’avoir son propre centre d’intervention. Pourquoi ne pas développer un centre d’intervention spécifique et mutualisé Seveso « seuil haut », pour regrouper des équipes formées, du matériel, des équipements et des produits adaptés ?

Une étude est nécessaire pour dimensionner, déterminer leur nombre par rapport au risque. Un financement par rapport au type de « seuil Seveso » peut être étudié. Toujours dans le domaine de la sécurité, l’utilisation de caméras avec une vision 360 degrés n’est pour l’instant pas autorisée. Alors comment reprocher à un industriel de ne pouvoir identifier un incendie avec un risque ayant une origine extérieure à son site de production ? Établir une règle sur la surveillance intérieure et extérieure de sites Seveso est primordial, avec une partie pour l’industriel et une autre pour les services de l’État ou la collectivité.

Parlons maintenant de la communication et de l’information du public. Clairement, la sirène n’est plus un moyen adapté pour prévenir la population. Fuir, rester, se confiner, personne ne savait ce qu’il fallait faire. Il faut déterminer un périmètre autour de chaque site Seveso dans lequel tous les habitants recevront annuellement une formation obligatoire dispensée soit par des médecins, des communes, des centres de formation, du e-learning ou les CCI.

Il faut recréer du lien entre ces sites et les habitants, redéployer les Journées de l’Industrie que nous faisions, faire des exercices d’intervention grandeur nature. Nous en avons parlé : SMS, radio, boîtiers spécifiques, il faut plancher sur d’autres moyens modernes d’alerte.

Il faut également mettre fin à la possibilité de réduire les périmètres non constructibles autour des sites Seveso, être attentif à certains équipements et certains projets. Je rappellerai la présence d’une aire du voyage en plein milieu du site Seveso. L’éco-quartier Flaubert devait accueillir 15 000 habitants dans les dix prochaines années, à quelques centaines de mètres de sites Seveso.

Il faut aussi avoir une prise en compte de l’« effet domino » entre sites Seveso. Nous devons engager, avec la population, une réflexion sur l’aménagement de notre territoire. Nos villes ne sont pas uniquement des lieux de consommation, d’habitation et de loisirs. Nous devons y conserver des ateliers et des métiers.

Nous devons aussi développer des liens entre les entreprises classées Seveso. À la CCI, nous lançons un Club « Risques industriels, chimiques et technologiques », à l’attention des entreprises Seveso, pour travailler et mutualiser sur la réglementation, les bonnes pratiques, la sécurité, la sous-traitance, la communication avec la filière France Chimie. Nous avons donc écrit hier au directeur général de la préfecture de Rouen qui a une écoute favorable à ce projet.

Pendant cette crise, les réseaux sociaux ont agi comme un poison. Le dernier tweet est considéré comme donnant la vérité, vérité fondée sur une photographie truquée ou sur une fausse information. Dans cette crise, ce média des réseaux sociaux a complètement été abandonné aux mains des « anti-tout » ; « anti-tout » ce qu’il se passe et surtout « anti-tout » dans leurs écrans. Il est urgent de légiférer sur l’usage et l’identité des intervenants dans les réseaux sociaux. Nous intervenons tous aujourd’hui à visage découvert. Vous connaissez mon identité et nous partageons une politesse réciproque. Il est urgent de rétablir les mêmes règles pour les échanges numériques.

En conclusion, dans un contexte où la sensibilité est encore forte et où la réflexion commence à prendre sa place, nous avons vécu et perçu un choc dans la population, un choc émotionnel et psychologique. Les dirigeants d’entreprise agissent avec le souci du sort de leurs équipes, de l’intégrité physique et de la santé de leurs salariés et de toutes les personnes qui vivent en proximité. Nous souhaitons que notre pays reste un territoire industriel et attractif, que nous restions en capacité d’accueillir les industries en toute sécurité dans nos populations, avec une empreinte environnementale la plus faible possible par rapport à nos connaissances scientifiques actuelles.

Les énergies solaires, éoliennes, nucléaires, donc décarbonées seront électriques. Elles seront stockées dans des batteries ou transformées en hydrogène dédié aux piles à combustible. Les sites de production de batteries ou d’hydrogène seront des sites Seveso seuil haut. Dans cette transition énergétique et donc dans la compétitivité de notre prix, dans les choix et arbitrages que nous devons faire aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous passer de cette dimension industrielle. Nous devons maîtriser, intégrer et vivre avec ces risques technologiques.

M. Alexandre Wahl, directeur général de lAgence de développement pour la Normandie. Je vais intervenir en dernier et je vais forcément avoir un peu de redondance par rapport aux différents propos qui ont été tenus.

Je voudrais tout d’abord insister sur l’importance de la vocation industrielle de la Normandie. Je pense que c’est l’un des points essentiels. Au-delà de Rouen, qui a évidemment été touché à travers ce cas Lubrizol, l’industrie en Normandie, c’est 20 % de la valeur ajoutée, cinq points au-dessus de la moyenne nationale. C’est à peu près la même chose du point de vue de l’emploi, soit 16 % de l’emploi en Normandie et cinq points au-dessus de la moyenne nationale.

C’est vraiment un fait important, avec en Normandie, 80 sites Seveso dont 49 « seuil haut ». Dans ces seuils hauts ou sites Seveso, vous en avez un certain nombre qui sont effectivement dans la région rouennaise.

Quand nous nous recentrons sur Rouen, les quelques personnes rouennaises que nous avons pu rencontrer suite à cet incendie Lubrizol se sont découvert être des habitants dans un environnement industriel. Je me souviens d’une personne avec qui j’échangeais qui m’a dit : « jhabite à 500 mètres de Lubrizol et javais oublié quil y avait un « seuil haut » Seveso ici, et finalement on vit très bien avec un « seuil haut » Seveso, jusquà larrivée dun incendie ». La plupart des Rouennais sont finalement dans ce cas-là puisque l’histoire de la Métropole de Rouen en matière industrielle est une histoire qui date du milieu du XIXè siècle. Il y a toujours eu de l’industrie à Rouen, avec évidemment une industrie qui est en transition et au-delà de Rouen, c’est toute la Vallée de Seine.

Je reviendrai après sur les détails des indemnisations mais les décisions qui ont été prises encore récemment, notamment avec la tenue du CODERST (conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques) hier et les préconisations de la DREAL (direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement), sont plutôt positives dans le sens où une non-réouverture aurait été un signal catastrophique pour l’ensemble de l’économie de la Vallée de Seine. Cela aurait signifié tout simplement que lorsqu’il y a un problème de nature industrielle, un incendie, il n’y a pas de soutien de cette activité industrielle à Rouen, bien sûr, mais sur toute la Vallée de Seine. Le signal qui aurait été envoyé à l’ensemble des industries lourdes qui sont sur la vallée de Seine aurait été le suivant : « Si jamais vous avez un ennui un jour, ne comptez pas sur nous pour vous soutenir ». Cela signifie aussi que tout investissement, toute extension ou tout investissement et création auraient été problématiques, parce que vu de Paris et de partout ailleurs dans le monde, cette chose-là est presque perçue comme un test.

Nous avons rencontré des têtes de réseau, comme nous les appelons : le patron du groupe Normandie logistique et Eric Schnur, le patron « mondial » de Lubrizol. Au-delà de ses propres intérêts business de la reprise d’activité qui était liée à un écoulement des stocks de l’ensemble de ses clients au bout de six semaines, d’où l’importance de cette reprise, même partielle, qui est pour lui un signal à donner à ses clients. Cette reprise de Lubrizol est un signal plutôt positif pour l’ensemble de ces activités en Vallée de Seine.

Concernant les soutiens qui peuvent être apportés aux différentes entités impactées par cette catastrophe, vous avez deux types d’impacts : un impact court terme et un impact long terme. L’impact court terme, c’est ce dont on vient de parler : les commerçants, le fonds d’indemnisation qui a été mis en place par Lubrizol, les agriculteurs qui ont été impactés. La Région a pratiquement sans justificatif octroyé une avance sur indemnisation de 10 000 euros. Nous avons inscrit un chiffre de l’ordre de cinq millions d’euros sur nos budgets pour cette avance.

L’autre élément, Vincent Laudat en a parlé, c’est la dimension garantie. Cette dimension garantie se retrouve à travers la SIAGI (Société interprofessionnelle artisanale de garantie d’investissements) et à travers le fonds régional de garantie que nous avons mis en place avec la BPI (Banque publique d’investissement).

Le dernier élément, c’est notre dispositif ARME (Anticipation, Redressement, Mutations Économiques) mis en place l’année dernière, suite aux évènements des Gilets jaunes. Vous disiez effectivement que nous payons les fournisseurs deux mois après et que c’est à ce moment-là que nous nous apercevons qu’il y a des problèmes de trésorerie. C’est également à ce moment-là que nous avons besoin d’un soutien important, tant en matière de garanties si nous voulons faire un bridge de trésorerie auprès des banques qui ne sont pas toujours prêtes à financer. La trésorerie est toujours très compliquée à financer. ARME permet de faire une avance sous forme de prêt à taux 0, avec un décalage de remboursement de quelques années.

C’est un point important et nous avons bien vu un pic au plus fort des gilets jaunes, en décembre.

Voilà pour les impacts à court terme.

Les impacts à long terme auraient été un mauvais signal à l’ensemble de l’activité industrielle, si jamais il y avait eu des difficultés concernant une reprise d’activité de Lubrizol. Ce signal disant que l’industrie n’est peut-être pas la bienvenue sur la Vallée de Seine, sachant que c’est quand même le cœur de l’activité industrielle, ce sont 2 200 emplois uniquement sur Lubrizol, Nous oublions aussi de dire que Lubrizol est le premier exportateur de Normandie, et qu’à ce titre, il y a toute une activité autour de son activité d’exportation, au-delà de son activité de production.

L’autre impact important est évidemment au niveau de l’attractivité. Ce que nous avons pu voir à la télévision ou sur les réseaux sociaux, c’est que tout le storytelling pendant ou post Lubrizol avait été complètement confisqué par les chaînes d’info en continu. Ce storytelling, c’étaient des Rouennais qui osaient à peine sortir de chez eux pour emmener leurs enfants à l’école, des Rouennais qui étaient calfeutrés chez eux en mettant du mastic autour des fenêtres pour être sûrs de ne pas être asphyxiés. On donnait finalement l’image d’un Rouen sous les bombes. Nous n’avons pas pu nous réapproprier notre propre storytelling.

Différentes propositions consistent à essayer de réenchanter Rouen, c’est bien dommage, juste l’année d’après l’Armada. Personne n’a cité l’Armada mais c’est quand même un point essentiel. L’Armada a été un énorme succès, Rouen progressait dans son image de très forte attractivité au niveau international, au-delà de cette dimension industrielle et la catastrophe Lubrizol se produit !

Comment pouvons-nous donc retrouver cette image de dynamisme et d’attractivité au-delà d’une attractivité touristique ?

Nous y avions réfléchi, je ne sais pas si la Région vous avait contacté sur ces sujets-là. Vous avez évoqué la Fête du Ventre, nous avions réfléchi sur différents éléments. Un des premiers éléments était de faire une énorme fête des voisins, à l’échelle rouennaise, pour montrer que les Rouennais sont dehors et vivent bien ensemble et que tout ce qui peut être confisqué comme storytelling à l’extérieur n’existe pas. Nous voulions montrer que les Rouennais sortent et surtout faire un lien avec la gastronomie puisque nous avons vu de quelle façon les choses ont été impactées au niveau de la gastronomie. La saison ne s’y prête pas tellement, en décembre et c’était peut-être un petit peu tôt puisqu’il y avait une peur qui existait. Quelqu’un pour qui je travaille a dit : « La parole publique et politique nest plus crédible ».

Nous avons pourtant vu que les services de l’État ont tout fait, peut-être avec quelques maladresses par moments, en matière de transparence, mais cela ne suffit pas, parce que la parole publique est devenue maintenant non crédible.

Il faut essayer de voir de quelle façon, en attendant que la psychose liée à la pollution et justifiée par moments puisse être évacuée, nous pouvons faire en sorte que les Rouennais se réapproprient leur propre ville. Il s’agit du « vivre ensemble ». Il faut aussi que les Rouennais puissent réfléchir sur la part de l’industrie et la place de l’industrie dans leur propre ville pour la resituer sur un axe plutôt Vallée de Seine. Certaines des initiatives citées par Vincent sont plutôt bonnes car elles essaient de faire de cette catastrophe une opportunité.

Comment cet endroit, avec autant de sites Seveso, y compris « seuil haut », pourrait-il devenir le signe tant national, voire international dans le domaine du risque industriel ? Au Havre, ils ont fait quelque chose comme cela avec une association qui s’appelle Synerzip-LH et qui se focalise sur tout ce qui est risques industriels. Il faudrait en faire quelque chose d’un peu académique, avec une réflexion citoyenne sur le sujet.

Il s’agirait de préciser aux Rouennais qu’une grosse part du PIB de la Métropole provient de cela, que l’industrie est aussi une industrie en transition et qu’elle a complètement vocation à devenir une industrie durable à terme.

Certaines industries sont plus en retard que d’autres évidemment, mais en tout cas, c’est l’objectif. D’ailleurs on les y oblige de plus en plus, à travers une réglementation de plus en plus importante. Après, il y a ce que l’on projette vers l’extérieur, ce qui est plus compliqué. Je ne sais pas si la catastrophe de Lubrizol a eu un impact de niveau européen. Peut-être que vu de Rouen, nous en avons l’impression mais est-ce que cela a eu un vrai impact, je ne sais pas... Je n’ai pas de réponse à ma question parce que je n’ai pas regardé cela en détail, mais il faut voir comment nous pouvons projeter une image différente s’il y a eu un impact au niveau européen.

Je crois que le Premier ministre ou le Président de la République, lors de leur venue à Rouen, avaient évoqué la possibilité de faire venir des grandes rencontres internationales à Rouen pour essayer d’avoir une image moins liée à Lubrizol.

D’autres sujets avaient aussi été abordés comme celui de la capitale culturelle européenne. Cela avait été un vrai sujet avec une dimension peut-être de théâtre de rue, quelque chose qui fasse revivre Rouen en matière d’image vis-à-vis de l’extérieur, autrement qu’à travers cette catastrophe de Lubrizol. Mais il n’y a pas de solution miracle. Cela ne pourra se faire qu’ensemble.

M. le président Christophe Bouillon. Je voudrais simplement quelques précisions qui appellent sans doute des réponses brèves. La première concerne les indemnisations, y a-t-il un plafond pour chacun des commerçants et les artisans et si tel est le cas, quel est le niveau de ce plafond ?

Vous avez évoqué tout à l’heure, M. le président des Vitrines de Rouen, la Fête du Ventre, sans doute aussi la Parade de Noël. Ces évènements qui viennent de se dérouler ont-ils connu une fréquentation plus faible qu’habituellement ou est-ce que vous avez plutôt le sentiment que tout cela n’a pas n’a pas été percuté par l’évènement que nous évoquons ?

Vous avez évoqué les uns comme les autres, notamment le président de la CCI, mais aussi la chambre de métiers et de l’artisanat, la question du rebond, d’une communication ensemble. C’est vrai aussi pour les Vitrines de Rouen. Avez-vous été en contact, d’une façon ou une autre, avec les acteurs économiques de Toulouse qui ont vécu un enjeu de rebond important ? Avez-vous aussi essayé de voir ailleurs comment ils ont abordé ce genre de questions ? Sans aller à Toulouse, nous parlions de la culture du risque au Havre. C’est une proposition que vous avez faite, Vincent Laudat, en ce qui concerne l’association des exploitants de sites Seveso. Le fait de travailler ensemble, même avant d’arriver au Havre, il y a le secteur de Port-Jérôme, où il y a un travail en commun entre industriels, mais aussi vers la population, en termes d’attitude et de comportement à avoir lorsque l’on est confronté à un accident industriel.

J’ai une dernière question concernant l’attractivité. Vous avez, les uns et les autres, dit des choses qui paraissent essentielles : le fait de communiquer ensemble, avec un message fort, sans attendre trop longtemps. Je voudrais rebondir sur ce que disait Vincent Laudat, sur, si j’ai bien compris, une forme d’« Airbus de la batterie », en quelque sorte, en tout cas d’ambitions que pourrait avoir le territoire de se situer très vite sur une ambition industrielle tournée vers l’avenir. J’ai cru comprendre que l’Europe avait octroyé des fonds répartis entre différents pays. Pensez-vous que nous pourrions collectivement porter un dossier de cette nature qui serait positif pour l’avenir, indépendamment des éléments que vous avez cités les uns et les autres ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo. J’ai une question sur le plafond des indemnisations. Je vais faire un parallèle avec Le Havre, où les travaux du tramway continuent. Il y avait eu des plafonds et nous savons bien que parfois les plafonds ne correspondent pas tout à fait à la réalité de la perte du chiffre d’affaires et de l’activité. Je pense que dans ce cas-là, il y a des mesures d’urgence mais peut-être aussi des mesures à plus long terme parce que redonner des signaux d’attractivité et redonner envie de venir à Rouen est quelque chose d’important mais c’est aussi un travail de long terme.

Il y a quelques mesures d’urgence mais aussi des mesures à plus long terme. J’imagine que vous y travaillez collectivement.

Pour rebondir sur ce que vous avez un peu tous dit, quel est selon vous le meilleur acteur qui pourrait porter ce message commun ? Parce qu’il va falloir le désigner.

Est-ce la Chambre de commerce, l’Agence de développement, ni l’un ni l’autre mais quelqu’un de complètement extérieur choisi collectivement par vous ? Je crois assez au message partagé, parce qu’il a un poids.

Monsieur le président de la Chambre de commerce, vous avez dit beaucoup de choses. L’intérêt de ce genre de mission, c’est bien sûr d’accompagner, d’aider, de comprendre pour essayer de prendre des mesures pour les autres. Je crois que vous avez chacun dit que la culture du risque n’existe pas en France et qu’il va bien falloir que l’on apprenne à avoir cette culture, parce que nous ne savons pas comment réagir, parce que nous n’avons pas fait évoluer les moyens en pensant que cela n’arriverait jamais. Mais quand cela arrive, c’est trop tard. La culture du risque est une chose sur laquelle nous allons aussi devoir travailler collectivement, pas à l’échelle de notre territoire, mais bien à celle de la France et peut-être même parfois à celle de l’Europe, parce que je pense que Lubrizol ne s’est pas arrêté aux portes de la France.

En ce qui concerne la mutualisation des moyens, j’ai écrit en ce sens au préfet. Je l’ai déjà dit lors d’une autre audition, mais j’ai eu l’occasion d’aller sur un remorqueur où l’on m’a expliqué leur intervention. Cette question de mutualisation des moyens est intéressante. Il faut d’abord faire un état des lieux, parce que beaucoup d’entreprises possèdent des moyens que personne ne connaît. Mais nous allons beaucoup plus loin que ça, sur ce sujet, le colonel des pompiers me faisait remarquer qu’en cas de mutualisation des moyens, le responsable est le SDIS (service départemental d’incendie et de secours).

Nous avons mis en lumière plusieurs sujets sur lesquels nous devrons collectivement travailler pour apporter des réponses qui, nous l’espérons, ne serviront jamais, mais pour que nous puissions mettre en commun des moyens publics et privés pour être capables de réagir et pour peut-être investir dans des choses dont on espère qu’elles ne serviront pas. Ne pas avoir la bonne bouche d’égout au bon endroit, ne pas avoir assez de..., cela paraît assez hallucinant et nous revenons à notre problématique de culture du risque.

Nous ne savons pas prendre en charge cette culture du risque.

M. Damien Adam, rapporteur. Je me permets, pour commencer mon propos, un aparté sur le fameux « Airbus de la batterie », puisque cela fait des mois que je me bats personnellement pour qu’effectivement la Normandie puisse bénéficier de cette innovation technologique et puisse avoir une usine de batteries. Vous savez que le ministre de l’économie et des finances, M. Bruno Le Maire, a milité au niveau européen pour que l’Union européenne accepte que des subventions d’État puissent intervenir pour monter une filière de batteries.

La première pierre d’un démonstrateur va être posée en janvier 2020, en région Nouvelle Aquitaine, avec Saft, qui appartient à Total, comme donneur d’ordre pour générer ce démonstrateur. Une usine doit être installée en France, d’ici 2020-2021. La Région Normandie se porte volontaire, je sais aussi que France Chimie-Normandie porte ce projet et cela fait des mois que je les soutiens dans cette initiative. Je pense que c’est cohérent avec l’image de la Normandie, qui est très présente sur le secteur automobile, avec évidemment Renault Cléon, mais également Alpine à Dieppe, et encore d’autres usines chez des équipementiers.

J’ai également quelques questions à vous poser.

Concernant l’attractivité, je pense qu’il ne faut pas attendre 2028 et l’éventuelle désignation de Rouen comme « Capitale européenne de la culture » pour agir sur l’attractivité parce que potentiellement, nous serons déjà morts d’ici là. Je pense qu’il faut aller beaucoup plus vite et j’ai la même question que notre collègue Mme Firmin Le Bodo : quel doit être le chef de file de cette volonté d’agir pour l’attractivité de Rouen en essayant d’avoir un timing sur l’année 2020 ? Est-ce que vous savez ou non, si la Métropole de Rouen a déjà commencé à lancer le sujet, à essayer de réunir les acteurs autour de la table pour réfléchir sur ce sujet-là, également en lien avec d’autres personnes et d’autres acteurs économiques et publics pour subventionner cette initiative et faire en sorte que nous puissions y arriver ?

Sur les centres incendie mutualisés que vous proposiez M. Laudat, vous savez déjà que les acteurs industriels peuvent abonder les moyens des SDIS pour faire en sorte que les équipements qui sont achetés par le SDIS correspondent bien à l’ensemble des usages des usines sur notre territoire. Nous avons notamment l’exemple d’une usine où le SDIS avait prévu d’acheter des échelles, qu’une entreprise a financées de sa poche pour que l’échelle soit beaucoup plus grande, pour permettre de répondre à ces problématiques-là. Nous avons un certain nombre d’émulseurs de mousse sur le territoire, vous indiquiez qu’il y en avait un sur l’aéroport de Rouen -Vallée de Seine. Il en existe aussi quelques-uns au Havre, sur Exxon Mobil notamment.

En fait, est-il vraiment nécessaire de racheter les choses ou, en cas de situation d’urgence, suffit-il simplement que le SDIS puisse mobiliser ces moyens qui sont issus du privé à destination de ces situations, sachant que dans les faits, c’est ce qu’il s’est passé sur Lubrizol, puisqu’il y a eu des moyens publics qui sont venus d’autres départements pour accompagner les forces du SDIS 76 ainsi que des moyens privés pour faire en sorte que nous puissions répondre à cette problématique-là.

Qui dit centre incendie mutualisé à la charge du privé, dit forcément charge supplémentaire pour une entreprise. En tant que CCI, soutenez-vous cette initiative, sachant que cela peut peut-être faire un peu doublon par rapport à ce qui existe déjà et qui peut simplement être mutualisé ?

M. de Montchalin indiquait qu’il faudrait, dans cette deuxième partie d’indemnisations, pouvoir traiter ce qui ne rentrait pas dans le cadre. Est-ce que ce sont des discussions que vous avez déjà eues avec Lubrizol, avec Exetech ou avec la préfecture, pour qu’il y ait une espèce de voiture-balai pour essayer de récupérer tous les dossiers qui sont un peu en déshérence parce qu’en dehors du cadre, à ce stade ?

M. le président Christophe Bouillon. Il nous reste quelques minutes pour répondre brièvement aux différentes questions.

M. Christophe Doré. Pour les indemnités au niveau de l’artisanat, il faut tout d’abord rappeler que lors de la toute première réunion, Lubrizol n’avait même pas imaginé qu’il pourrait traiter une multitude de petits dossiers. Sauf que pour nous, c’était la priorité. Je peux le dire une nouvelle fois, le secrétaire général de la préfecture est monté au créneau en disant : « Non ! Les artisans doivent être indemnisés, même pour des petits montants ». Cela a été très bien fait mais au départ, pour Lubrizol, c’était un peu inimaginable, parce que cela allait faire un grand nombre de dossiers.

Une note me dit qu’au 27 novembre, nous étions sur un montant moyen de 1 750 euros. Cela peut paraître faible, néanmoins quand vous êtes une entreprise artisanale de petite taille, vous avez parfois un ou deux collaborateurs. Je crois que nous sommes sur des moyennes de 800 euros maximum par jour.

Pour l’artisanat, nous rentrons pour le moment dans les enveloppes. Je pense que c’est beaucoup plus compliqué pour mes collègues à côté.

Je voudrais juste revenir sur l’attractivité sur le territoire. Je le dis et je le répète, l’impact a été fort bien sûr, il est inconcevable que nous n’ayons pas ce regard privilégié sur Rouen mais il faut aussi que nous élargissions ce regard en termes d’attractivité. Pourquoi ? Parce que j’ai aussi eu des retours de mon collègue de Forges-les-Eaux, où ils ont fortement senti l’impact sur l’attractivité touristique. Il faut que nous élargissions un peu le panorama.

Quant aux acteurs, je pense que ce sont des acteurs de la proximité, des acteurs rouennais comme la Métropole, la Chambre des métiers et la CCI. Nous sommes les acteurs qui peuvent accompagner cette attractivité.

M. Fabrice Antoncic. Le plafond d’indemnisation était fixé à 8 000 euros maximum par commerce, ce qui répond certainement, comme le président Doré l’a évoqué, à la situation de 80 % des commerçants. Pour les 20 autres % qui sont dans des situations différentes, jusqu’à 50 salariés, les besoins d’indemnisation sont plus importants et l’indemnisation a bloqué en termes de timing et de suivi. Il n’y a pas de volonté de blocage des dossiers mais il n’y a pas de méthode. Je pense qu’une réunion, comme pouvait le dire Matthieu de Montchalin tout à l’heure, pour faire avancer ces dossiers de « queue de peloton », devrait passer en priorité, puisque finalement, ce sont les enjeux les plus graves et les plus importants. Ce sont les enjeux des emplois. Je rappelle que le commerce à Rouen, ce sont 10 000 emplois directs ou indirects et qu’il y a déjà eu pas mal d’emplois perdus sur les premiers jours, notamment tous les contrats de renfort que nous pouvons avoir suivant les activités.

Les quais ont été très impactés avec des commerces qui ont pu perdre jusqu’à 200 000 euros sur les premières semaines de leur activité, nous sommes aujourd’hui encore en attente sur la manière de les indemniser puisque le seuil de 8 000 euros est largement dépassé quand vous avez 30, 40, 50 personnes à payer. Vous avez une indemnisation maximum pour le nettoyage de 500 euros, ce qui fait finalement très peu et vous devez avoir justifié votre facture. A un moment où vous n’avez pas la trésorerie et où vous êtes plutôt en train de faire un devis, parce que vous avez soit du nettoyage soit des changements de stores. Cela correspond souvent à des enveloppes qui sont supérieures à ce montant.

Nous avons aujourd’hui une vraie problématique autour de l’avancement des dossiers les plus urgents et les plus importants.

Sur la partie évènements comme la Parade ou la Fête du Ventre, les habitants et les clients ont répondu présent. Aujourd’hui, il n’y a pas eu de baisse d’activité et je pense que cela a servi à redonner envie de venir. Dès que nous faisons des événements de grande ampleur, nous sommes capables d’attirer du monde sur la partie rouennaise.

Un évènement qui pourrait être majeur et qui aurait une vue internationale serait une vraie Fête Jeanne d’Arc, qui pourrait s’organiser sur toute la Normandie. Au départ de Dieppe, il y a des choses à faire. Nous pourrions rayonner, elle est connue dans le monde entier. Je pense qu’il faudrait que tous les acteurs concernés puissent se mettre autour de la table pour organiser quelque chose à hauteur de cet évènement.

Au niveau des aides, je crois que Toulouse, pendant les gilets jaunes, avait organisé la possibilité d’avoir des indemnisations, mais aussi des possibilités de prêts ou d’accompagnement qui avaient été organisées avec BPI et avec les banques. Là aussi, il serait bien de passer des messages aux banques ou aux instituts financiers, pour nous aider dans cette période. C’est aujourd’hui l’inverse qui se passe car ils ne peuvent pas supporter les entreprises quand il n’y a pas de trésorerie puisque ce serait de l’abus d’accompagnement, ils ont aussi des contraintes.

Je pense qu’il faudrait pouvoir donner des possibilités d’aller vite dans les dossiers de dédommagement, notamment sur la partie exceptionnelle pour rassurer et donner une meilleure visibilité dans les semaines et les mois à venir.

M. Matthieu de Lombard de Montchalin. Je voudrais dire que nous avons la chance que Lubrizol soit un intervenant de bonne foi, responsable et solvable.

Je pense que votre mission devrait se poser la question de savoir ce qui se serait passé si ce n’était pas le cas. Nous pouvons imaginer qu’une usine Seveso « seuil haut » qui connaît le même type d’incident ne soit pas la filiale d’un groupe mondial avec des ressources importantes. La question de l’indemnisation par les assurances se pose alors de nouveau, parce que c’est quand même cela le plus logique. C’est quand même ce que ce qui est le plus simple, c’est-à-dire que les assureurs savent indemniser à hauteur d’un préjudice, ils ont des règles, ils ont des gens qui savent le faire. Je pense qu’il faudrait se reposer la question de la catastrophe technologique. Nous sommes face à quelque chose qui peut se reproduire, qui s’est déjà produit plusieurs fois et la logique de notre société est que ce soit le système de l’assurance qui prenne en charge. Évidemment, il y a des coûts et il faudra bien que quelqu’un paie, mais un assureur sait se retourner contre celui qui a commis une faute ou, en tout cas, qui est à l’origine d’un sinistre et il sait éventuellement faire appel à des fonds de solidarité nationale.

Je pense que le travail de la préfecture n’est pas de faire des règles d’indemnisation. Nous compliquons finalement les choses alors qu’il y a des gens dont c’est le métier et qui savent le faire.

Sur tout ce qui concerne l’attractivité, c’est évidemment la métropole qui me semble être l’acteur le plus rassembleur puisque tout le monde travaille déjà avec la métropole. J’entends ce que dit M. Doré, c’est-à-dire qu’il faut probablement aller plus loin qu’uniquement Rouen, mais la Métropole couvre un périmètre qui est plus large que Rouen et elle est capable de travailler avec la Région.

En ce qui concerne les aides et les prêts, et notamment ce qui a été fait à Toulouse pendant les gilets jaunes, je pense que la Région met en place des fonds qui, généralement, ne sont pas utilisés. Aucun commerçant ne sait comment faire appel aux fonds de la Région pour la trésorerie. En revanche, si la Région disait à BPI France : « Je mets à votre disposition un fonds de cinq millions deuros que vous pouvez utiliser pour de la garantie bancaire court terme » alors BPI France, qui a donné délégation aux banques pour utiliser des fonds, pourrait permettre à chaque banque d’une entreprise de prêter à son entreprise, celle qu’elle connaît, celle à qui elle a l’habitude de faire confiance et de prêter des fonds supplémentaires ou en tout cas de garantir ces fonds. Là encore, nous ne recréons pas une nouvelle commission, un nouveau dossier, un nouveau système. Nous sommes dans le fonctionnement normal de l’économie avec une collectivité qui dit, à un moment donné : « Je viens garantir un risque supplémentaire, mais je permets aux acteurs habituels du système de faire leur métier ».

Je pense que chaque fois que nous faisons cela, nous facilitons la vie de tout le monde parce qu’un commerçant sait parler à son banquier mais ne sait pas remplir un dossier administratif.

M. Vincent Laudat. Je voulais juste rappeler, qu’au moment de l’incendie, 8 000 fûts ont brûlé au niveau de Lubrizol et Normandie Logistique. 55 % étaient sur le site de Lubrizol, 45 % sur le site de Normandie Logistique. En effet, l’idée de l’assurance est une idée pertinente. La seule chose, c’est qu’il faut que l’enquête puisse déterminer un responsable et qu’après les assurances indemnisent. Imaginez que Lubrizol et Normandie Logistique soient victimes d’un acte de malveillance extérieure, c’est bien ce que M. le préfet a demandé pour la réouverture de Lubrizol, c’est que dans le plan de prévention des risques, Lubrizol puisse prendre en compte un incendie d’origine extérieure. C’est encore un dossier à travailler par rapport à l’indemnisation. En effet, Normandie Logistique n’a pas les moyens de Lubrizol pour pouvoir assumer et c’est un dédommagement qui a été engagé par Lubrizol.

Toulouse a rebondi par rapport à Airbus, par rapport à l’aéronautique, je suis donc en effet à fond derrière le projet d’« Airbus des batteries et de filière des batteries ». Nous avons lancé il y a quinze jours avec la métallurgie, une filière de batteries. C’est un projet structurant pour l’avenir. Sachant aussi que nous avons un parc nucléaire important qui est utilisé en journée pour l’industrie mais très peu utilisé de nuit. Il pourrait être utilisé pour faire de l’hydrogène pour les piles à combustible.

La Normandie est une terre d’énergie, gardons cela avec de nouvelles énergies.

Je pense que la culture du risque doit être travaillée avec les habitants par rapport aux sites industriels, mais aussi par rapport aux pompiers. Il serait important de faire visiter des sites industriels mais aussi que nos habitants se rendent compte qu’en face, nous avons mis les moyens de protection en organisant des visites au sein de casernes de pompiers qui sont en ordre de marche pour des catastrophes technologiques de cette nature.

Je souscris à la proposition de Matthieu de Montchalin concernant le rôle central de la métropole. Il est important de faire disparaître rapidement sur les réseaux les images négatives de Rouen. Il est important que nous réussissions collectivement cette période de Noël et que nous travaillions en commun sur l’attractivité pour notre métropole et l’axe Seine.

M. Alexandre Wahl. Concernant les prêts, nous nous adressons aux têtes de réseau des CCI et CMA. Il y a deux principaux éléments. Le premier est la garantie, vous en avez parlé, cela se passe à travers la SIAGI, que nous avons « re-dotée » d’un montant substantiel et qui est à la main finalement des têtes de réseau représentant ces artisans commerçants que sont notamment les chambres de métiers. Cette orientation et ces demandes, puisque vous êtes en contact direct avec vos adhérents affiliés, doivent se faire de cette façon-là. Nous ne pouvons pas avoir une information individuelle, nous sommes obligés de passer à travers les têtes de réseau.

Le prêt TPE croissance a été remodifié à notre demande et est opéré par BPI. C’est un prêt sur Internet, trois liasses fiscales où l’on dit pourquoi on a besoin de ces 50 000 euros. Il est vrai que nous avons du mal à faire accepter à BPI que ces prêts soient aussi pour des entreprises de moins de trois salariés, parce que de leur point de vue, c’est plus risqué, mais cela existe.

Nous avons effectivement un petit trou dans la raquette au niveau des prêts, mais nous avons ce qu’il faut au niveau des garanties entre ce que propose la SIAGI et ce que propose ARME, même si c’est peut-être un peu plus compliqué pour les artisans commerçants de s’adresser directement à la Région.

Un dernier point sur les batteries. Nous étions hier matin avec M. Senard, le président de l’Alliance et avec Hervé Morin, pour évoquer ces sujets. Celui des aides européennes, en tout cas des aides d’État débloquées par l’Europe à hauteur de plusieurs milliards, dont nous ne savons pas encore exactement quelle sera la part française et si, sur cette part française, il y a de la place pour plusieurs projets, sachant que celui qui est porté très fort par le ministre Le Maire est celui qui concerne Saft principalement, à cheval sur le Rhin, et sachant aussi qu’une usine expérimentale a déjà été montée en Nouvelle Aquitaine, du fait de la présence forte de Total dans cette région.

Avec M. Senard, nous envisageons d’abord de savoir quelle est la part de ces subventions européennes qui pourraient alimenter un autre projet que cet Airbus franco-allemand, puisqu’on parle d’Airbus, c’est franco-allemand, même si les Britanniques et d’autres pays sont impliqués dedans, mais les Britanniques ne vont plus tellement avoir droit au chapitre sur ce sujet ! La question est de savoir si des partenaires naturels de Renault tels que LG, le groupe coréen, sont susceptibles, à travers une co-entreprise, de pouvoir s’installer en Normandie, à Rouen Métropole ou ailleurs, sachant que Sandouville est aussi un très bon lieu en matière d’implantation. Renault est de toute façon un peu présent dans la région.

L’autre élément est de savoir vers quelle technologie se tourner. Vous savez que pour les batteries, il y a la troisième génération, celle du lithium-ion, mais il y a aussi cette quatrième génération sur laquelle nous pourrions avoir un vrai avantage compétitif, sachant que nous sommes déjà très, très, très, très loin derrière les Asiatiques concernant les batteries lithium-ion et que nous ne pourrons jamais rattraper notre retard sur le sujet. Nous ne serons que des assembleurs, en tout cas sur ces batteries de troisième génération.

M. le président Christophe Bouillon. Merci, cela pourra inspirer une autre mission d’information, vous avez déjà quasiment écrit une introduction.

Nous allons vous remercier de votre présence et surtout de votre contribution. N’hésitez pas si vous avez, d’ici la fin de notre mission, des éléments ou des propositions à nous transmettre.

 

Laudition sachève à dix heures cinquante.

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26.   Table ronde, ouverte à la presse, avec des représentants de collectifs citoyens et d’associations de défense de l’environnement : M. Rémy Vienot, président de « Espoir et Fraternité tsiganes », accompagnés de M. William Acker, juriste ; Mme Lise Foisneau, ethnologue, IDEMEC, Université Aix-Marseille, accompagnée de Mme Vanessa Moreira Fernandes, représentante des habitants de l’aire d’accueil des gens du voyage de Rouen/Petit-Quevilly ; M. Jean-François Dupont, vice-président de l’Association de défense de l’environnement de Sénart (ADE Sénart) ; M. Olivier Blond, fondateur de « Rouen Respire » ; M. Guillaume Blavette, administrateur de France nature environnement (FNE) Normandie et représentant FNE Normandie au Conseil départemental de l’environnement des risques sanitaires et technologiques (CODERS), accompagné de Mme Ginette Vastel, pilote du réseau « Risques et impacts industriels » de FNE ; M. Jacky Bonnemains, porte-parole de l’organisation Robin des bois ; M. Sébastien Duval, représentant le « Collectif Lubrizol », en tant qu’administrateur du groupe Facebook ; M. Simon De Carvalho, représentant l’Association des sinistrés de Lubrizol, accompagné de Mme Julia Massardier, avocate au Barreau de Rouen

(Séance du jeudi 12 décembre 2019)

L’audition débute à dix heures cinquante-cinq.

M. le président Christophe Bouillon. Nous reprenons nos auditions avec l’accueil de différents collectifs et associations dans les domaines « Citoyens de l’environnement », et d’autres structures qui se présenteront lors de leur prise de parole.

Je souhaiterais que vous puissiez d’abord donner votre sentiment et vos réflexions sur la gestion et la communication de crise, et également sur l’après-crise, c’est-à-dire ce qui relève du suivi de l’environnement et de la santé. De plus, quelle est votre réaction, à deux jours maintenant de la réouverture de l’activité sur le site de Lubrizol, à la suite de la décision du CODERST (Conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques) ? Avez-vous des propositions à faire ?

M. Damien Adam, rapporteur. Nous sommes effectivement à deux jours de la réouverture, et le surlendemain après le CODERST. Ce qui est gênant, c’est que nous n’avons pas les éléments qui y ont été présentés, et notamment tout ce qui concerne les engagements qu’a pris Lubrizol pour permettre cette réouverture et avoir l’accord de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), du CODERST et du préfet. Il serait intéressant de vous entendre sur ce sujet, si certains d’entre vous sont membres du CODERST et ont eu accès aux informations. Peut-être pourriez-vous nous donner quelques éléments complémentaires ? Mais tout le monde, malheureusement, n’a pas autant d’informations.

Je ne vais pas présenter les principales thématiques sur lesquelles nous souhaitons vous entendre. Mais j’en ajoute une qui me paraît importante : la culture du risque. Avez-vous des propositions à faire, afin que nous puissions augmenter la culture du risque sur notre territoire, et non pas en « one shot », mais de manière durable ?

Mme Lise Foisneau, ethnologue à lUniversité Aix-Marseille, associée à lIDEMEC. Je m’appelle Lise Foisneau, je suis docteure en ethnologie de l’université Aix-Marseille et chercheuse associée de l’Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (IDEMEC). Mes recherches portent en partie sur les inégalités environnementales dont sont victimes, en France, les gens du voyage résidant sur les aires d’accueil. C’est à ce titre que je me suis rendue au Petit-Quevilly avec M. Valentin Merlin, 48 heures après le début de l’incendie. Nous y avons passé plusieurs semaines depuis. Mon exposé bref portera sur les préjudices subis par les habitants de l’aire d’accueil des gens du voyage.

À ma demande, Mme Vanessa Moreira Fernandes, habitante de l’aire d’accueil, prendra la parole pour vous faire le récit chronologique des faits. Ouverte en 1998 dans une zone industrielle, l’aire d’accueil de Petit-Quevilly, se trouve à moins de 500 mètres de deux sites Seveso. L’un est « seuil haut » - celui de Lubrizol - et l’autre est « seuil bas », celui de Total Lubrifiants. Rappelons que, lorsque nous sommes catégorisés par l’administration comme « Gens du voyage » et que nous ne sommes pas propriétaires de notre terrain de stationnement, nous devons résider dans les aires d’accueil. Lorsqu’elles sont situées en « zone Seveso », comme celle de Petit-Quevilly, elles ne possèdent souvent pas de dispositifs de sécurité en cas d’accident industriel.

La négligence institutionnelle s’étend aussi à la gestion sanitaire des aires d’accueil. Celle de Petit-Quevilly ne dispose pas d’installations décentes. En 2012, un rapport de l’InVS (Institut de veille sanitaire) sur une épidémie d’hépatite A, précise que les habitants n’ont pas accès à des commodités sanitaires suffisantes sur des terrains gérés par la CREA (Communauté d’agglomération Rouen-Elbeuf-Austreberthe). Je cite : « 37 % de la population détude navaient pas accès à des douches. 56,4 % navaient pas accès à des toilettes ». Malheureusement, les rédacteurs du rapport se contentent de préconiser une campagne de vaccination et une sensibilisation à l’hygiène des populations concernées. Les victimes de conditions de vie indignes sont, pour ainsi dire, rendues responsables de leur santé dégradée. Pas un mot, en revanche, sur la nécessité de réaménager ces aires pour en faire des lieux de vie décents, répondant à des normes de sécurité minimales.

De telles recommandations existent pourtant. En effet, le dernier schéma départemental d’accueil des gens du voyage de Seine-Maritime (2012–2017) prévoyait très explicitement la relocalisation des aires d’accueil situées en « zone Seveso ». Non seulement celle-ci n’a pas eu lieu, mais aucune des mesures urgentes recommandées n’a été mise en œuvre par la Métropole Rouen-Normandie, notamment l’aménagement d’un local de confinement. Aujourd’hui, 78 jours après l’incendie de Lubrizol, les habitants de l’aire d’accueil de Petit-Quevilly sont toujours en attente d’un nouveau terrain, proche des écoles de leurs enfants et à distance raisonnable de la zone polluée. Leur demande est restée vaine.

Habituée à l’observation des aires d’accueil, je peux témoigner que ce genre de silences, en forme d’abandons, n’est pas rare. Cette absence de réponse aux demandes élémentaires des habitants reste néanmoins paradoxale si nous la rapportons au nombre de services, d’entreprises, d’associations et de commissions censés encadrer les Gens du voyage sur le plan social et sanitaire.

La vérité est que les habitants des aires d’accueil ne sont habituellement pas conviés à donner leurs avis sur les décisions concernant les lieux où ils sont tenus de vivre. Lorsque nous les écoutons, ils disent qu’une aire d’accueil n’aurait jamais dû être construite près d’une décharge comme à Lyon, à moins de dix mètres d’une autoroute comme à Saint-Menet, dans la proximité immédiate d’une voie ferrée comme à Bordeaux, ou près d’une usine à béton comme à Ronchin. Ainsi, il est très important que Mme Vanessa Moreira Fernandes puisse être auditionnée aujourd’hui. Mes suggestions pour parer à l’urgence, sont triples :

- que les habitants de l’aire de Petit-Quevilly et de l’aire de Bois-Guillaume, exposés aux fumées de l’incendie, puissent bénéficier d’un suivi médical rapproché ;

- il serait souhaitable de créer un service d’inspection national, doté de moyens suffisants pour contraindre les collectivités à respecter les normes d’hygiène et de sécurité. Les habitants devraient pouvoir saisir ce service directement.

- il est indispensable d’interdire toute nouvelle création d’aires d’accueil en zone Seveso ou en zone industrielle.

L’incendie de Lubrizol montre à quel point les politiques publiques menées depuis les lois Besson, sont inégalitaires. L’usage de la catégorie administrative de « gens du voyage » rompt tous les jours le principe de l’égalité républicaine.

Mme Moreira Fernandes va maintenant vous exposer ce dont elle a été témoin sur l’aire d’accueil depuis le 26 septembre 2019. Habitante de l’aire d’accueil du Petit-Quevilly depuis 12 ans, elle était présente le jour de l’incendie.

Mme Vanessa Moreira Fernandes, représentante des habitants de laire daccueil de Rouen. À deux heures du matin, la nuit du 26 septembre, mon mari m’a réveillée pour me dire que l’usine prenait feu. Je me suis levée et j’ai vu des flammes derrière l’usine Total. J’ai eu peur. Je me suis dit : « Comment va-t-on faire avec les enfants ? ». Nous avons appelé les pompiers, mais ils étaient déjà au courant. Après ce coup de téléphone, nous n’avons plus eu aucune information.

À cinq heures quarante du matin, il y a eu de très grosses explosions, et personne n’est venu, ni pompiers, ni policiers, ni gardiens de l’aire d’accueil. Personne n’est venu nous demander si nous avions besoin d’aide ou nous dire quoi faire.

À huit heures du matin, l’alarme de l’usine a sonné. Trois agents de la police nationale sont arrivés sur l’aire. Ils nous ont dit : « Il faut se mettre dans les caravanes le plus possible. Il ne faut pas rester dehors. Pour linstant, nous névacuons pas. De toute façon, vous nêtes pas sur une zone habitable. Restez vigilants ». L’intérieur de nos caravanes sentait le gaz et la fumée. Mais nous n’avions aucun endroit où nous réfugier afin de respirer de l’air moins pollué.

Dans la matinée, un gardien de l’aire d’accueil est venu de son propre chef, parce qu’il avait pitié. Il nous a apporté trois masques qu’il avait trouvés chez lui. Il est resté cinq minutes. La suite de la journée du 26 septembre s’est déroulée dans une attente insupportable. Nous ne savions pas quoi faire et nous respirions mal.

Vendredi 27 septembre, vers neuf heures, un des gardiens de l’aire d’accueil est venu nous dire que les « bureaux », c’est-à-dire le local administratif et technique, mais aussi les douches, n’ouvriraient que le lundi suivant, soit trois jours plus tard. En effet, nous n’avons vu personne avant le lundi 30 septembre. Ce jour-là, les agents de la Métropole de Rouen sont venus nous demander de payer notre loyer ! C’est à ce moment-là que nous avons vraiment pris conscience de la façon choquante dont nous étions traités.

Nous avons lancé un appel au secours sur les réseaux sociaux, en réalisant une petite vidéo dans laquelle mes voisins et moi-même racontons la nuit de l’incendie. Cette vidéo a été vue plus de 27 000 fois en une soirée. En deux jours, une dizaine d’articles de presse ont été écrits au sujet de notre situation. Plusieurs reportages radio et télévisuels ont aussi été montés. Ce n’est qu’après tous ces articles et reportages, le mercredi 2 octobre - soit six jours après l’incendie -, que la maire de Petit-Quevilly, le responsable « Gens du voyage » de la Métropole, M. Didier Jue, et certains de leurs collègues, sont venus nous rendre visite. Nous leur avons dit que nous voulions être relocalisés de toute urgence, tous ensemble, et non loin des écoles de nos enfants. Ils nous ont répondu qu’il s’agissait en effet de demandes raisonnables.

Mais le lendemain 3 octobre, la Métropole de Rouen a fait paraître un communiqué de presse, dans lequel nous avons pu lire : « Les services de la Métropole étaient présents sur place dès six heures trente, jeudi matin, et sont restés toute la matinée aux côtés des habitants de laire daccueil et des pompiers ». Nous en avons été profondément blessés. Les quarante personnes présentes sur l’aire d’accueil peuvent attester, au contraire, que personne ne leur est venu en aide.

C’est pourquoi le jour-même, les habitants de l’aire d’accueil et moi-même avons déposé une plainte devant le procureur de la République de Rouen pour « mise en danger de la vie d’autrui et omission de porter secours ». Nous avons également envoyé la lettre officielle demandant notre relocalisation d’urgence, réclamée par la Métropole. Il a fallu attendre jusqu’au 11 octobre, soit seize jours après l’incendie et huit jours après l’envoi de cette lettre, pour recevoir, comme réponse, un papier sur lequel était écrit que nous pouvions rejoindre les emplacements libres des autres aires d’accueil gérées par la Métropole de Rouen.

À partir de ce moment, nous avons subi une pression continuelle. La Métropole nous a envoyé l’huissier à plusieurs reprises afin de nous intimider. Lors de son deuxième passage, il était accompagné de quatre camions et d’une vingtaine d’agents de police nationale, vêtus de gilets pare-balles et portant des bombes lacrymogènes. Ces intimidations ne nous ont pas fait renoncer à notre défense. Nous avons parlé lors de réunions publiques. Nous avons rencontré M. le député Hubert Wulfranc. Nous avons contacté la Ligue des droits de l’Homme. Le Défenseur des droits a aussi été saisi. Nous avons organisé une soupe de l’amitié sur l’aire d’accueil, afin de montrer aux riverains dans quelles conditions nous vivons.

M. Rémy Vienot, Président de lassociation « Espoir et Fraternité tsiganes ». Je suis président de l’association « Espoir et Fraternité tsiganes ». Je milite au sein de cette association depuis plus de huit ans. Je suis aussi médiateur du programme de formation des médiateurs roms (ROMED), certifié par le Conseil de l’Europe.

Le 27 septembre, Mme Lise Foisneau, M. Valentin Merlin et M. William Acker m’ont informé que l’aire d’accueil des gens du voyage était située à 300 mètres de l’usine Lubrizol à Petit-Quevilly. Via ma page Facebook, nous sommes entrés en contact avec les familles résidentes de l’aire d’accueil. Une fois le contact pris, je me suis vite rendu compte qu’il s’agissait d’un véritable scandale, d’une honte. C’est en écoutant les témoignages des familles que l’on comprend que : « Nous, Gens du voyage, sommes bien considérés comme des sous-Français ».

Personne n’est venu porter secours à ces familles. Pire encore, on les a empêchés de fuir. Les policiers de la brigade anti-criminalité sont venus sur l’aire d’accueil pendant l’incendie, équipés de masques à gaz. Ils n’ont pas voulu que les familles évacuent l’aire d’accueil avec leur caravane. Ils leur ont demandé de s’y confiner. Mais une caravane n’est pas un local de confinement. À l’intérieur, il y a des prises d’air partout et cela sentait l’essence, le gaz, la fumée et le plastique brûlé. Pendant ce temps-là, des bidons de produits chimiques montaient à cinquante mètres de hauteur et retombaient dans l’usine, offrant un spectacle de plusieurs heures, traumatisant pour les habitants de l’aire d’accueil. Durant les jours suivants, aucun représentant public ne s’est soucié de ces familles. Elles sont restées à vivre à côté de cette usine chimique.

Certaines vies valent apparemment moins que d’autres. Les conditions de vie des gens du voyage en France mériteraient, à elles seules, une commission d’enquête parlementaire à l’Assemblée nationale. Je pourrais vous parler de cette « aire d’accueil de la honte » à Pontarlier, installée à côté d’une usine d’équarrissage et où les familles sont obligées de se couvrir le visage avec des mouchoirs, à cause des fumées pestilentielles.

Je pourrais vous parler de cette aire située rue de Dunkerque à Strasbourg, dans cet endroit improbable, au milieu d’une zone industrielle située à côté d’une immense déchetterie, où brûlent des déchets toute la journée. Savez-vous le nom donné par les résidents à cette aire d’accueil ? Le « petit Auschwitz ». En effet, collée contre les hauts grillages de l’aire d’accueil, se trouve une voie ferrée sur laquelle des trains stationnent avec leurs wagons de marchandises. Ajoutez à cela les cheminées de la déchetterie et de l’incinérateur qui fument toute la journée, et vous comprenez facilement ce petit surnom.

Je pourrais aussi vous parler de cette aire de grand passage à Dole, où une cimenterie déverse du liquide mousseux jaune fluo avec un grand tuyau, à l’endroit où vivent les familles, formant ainsi un petit étang près duquel des enfants jouent avec leurs vélos. En résumé, les cas sont innombrables et traduisent l’existence de véritables dérives dans la mise en œuvre des politiques d’accueil, si l’on peut parler réellement « d’accueil ».

M. William Acker, juriste. Je suis juriste voyageur, et je travaille sur la question de l’accueil des Gens du voyage. La situation des aires d’accueil de la Métropole de Rouen ne représente en réalité que la partie émergée de l’iceberg … Nous savons que les choix de leur localisation relèvent d’une stratégie de mise à l’écart et de contrôle, dont le caractère est systémique. En ayant vécu sur ces aires, nous savons que la plupart sont situées à proximité de sources polluantes : de sites classés Seveso, mais pas uniquement. Ce sont aussi des déchetteries, des stations d’épuration, des autoroutes, des décharges, des centrales électriques, etc. Chez les voyageurs, il est commun d’entendre : « Si tu ne trouves pas laire, cherche la déchetterie ! ».

Nous savons également que l’immense majorité de ces lieux d’accueil sont situés loin, voire très loin des tissus urbains. Mais tout ce que nous savons semble rester lettre morte dans le débat public. Aucune étude globale ou totale précise n’existe sur l’ensemble des aires d’accueil du territoire français. Nous avons tenté de mettre en exergue ces situations lors de l’incendie de Lubrizol, en disant : « Attention, ce qui se passe pour laire daccueil du Petit-Quevilly, sest déjà passé. Cela continuera à se passer en raison des emplacements des aires daccueil en France ». Mais sans données objectives, il est impossible d’être entendu par un système qui n’accepte qu’un dialogue de chiffres.

C’est pourquoi, depuis plusieurs mois, nous menons un recensement total de ces lieux, département par département. Aujourd’hui, après l’étude de plus de 230 aires d’accueil recensées dans dix départements, il nous est possible d’affirmer que :

- plus de 90 % des aires d’accueil sont isolées des tissus urbains ;

- plus de 70 % subissent un environnement dégradé ;

- seuls 3 % d’entre elles ne sont ni isolées ni polluées.

Ces mises à l’écart sont assorties d’un contrôle social et économique permanent, par la présence de gardiens et de vidéosurveillances sur les aires, et la mise en œuvre de règlements de plus en plus restrictifs au sein des aires.

Autrement dit, la France n’accueille que rarement ces Gens du voyage. Elle les garde. Afin de justifier l’existence du plus grand système d’en-campement en Europe, la loi Besson repose sur un canevas moral, une sainte trinité de l’argumentaire « pro-aires d’accueil » : (1) l’inclusion professionnelle ; (2) l’accès à l’éducation ; (3) l’accès à la santé. Comprenons ensemble ce qu’y entend le législateur, et plus précisément la façon dont les décideurs locaux interprètent ces notions. Ils ne raisonnent pas tout à fait de la manière dont nous, nous l’entendons.

Je vais vous présenter la situation dans le département des Yvelines. Pourquoi ai-je choisi les Yvelines ? Les Yvelines constituent un département très représentatif des différentes stratégies d’évitement de l’accueil que nous pouvons rencontrer. Or ce n’est pas le pire en France. Dans les Yvelines, de manière globale, nous notons un manque aigu de places avec des aires vieillissantes, inadaptées et impropres aux êtres humains. Elles sont isolées et cachées en « zone Seveso », en seuil industriel ou pollué :

- l’aire d’accueil d’Aubergenville, située en zone industrielle, est isolée du reste de la ville. Elle est cachée, jouxtant plusieurs déchetteries ;

- l’aire d’accueil de Buchelay est isolée du reste de la ville, située à proximité directe d’une station d’épuration ;

- l’aire d’accueil de Conflans-Sainte-Honorine est située en zone industrielle, isolée du reste de la ville et proche d’une déchetterie ;

- l’aire d’accueil des Mureaux est aussi à l’écart, en zone industrielle ;

- l’aire d’accueil de Limay est aussi isolée du reste de la ville, entre deux routes départementales et une station d’épuration ;

- l’aire d’accueil de Beynes est très isolée, et jouxte une déchetterie ;

- l’aire d’accueil de Guyancourt - pour varier les nuisances - est une aire isolée du reste de la ville, et jouxte une centrale électrique ;

- l’aire d’accueil de Trappes se situe en zone industrielle, et sur « l’échelle du vivable » dans les Yvelines, c’est relativement correct ;

- l’aire d’accueil de Plaisir, dont il ne faut pas se fier au nom, est située au bord d’une route nationale et d’une déchetterie ;

- l’aire d’accueil de Maurepas est isolée et cachée dans une zone non habitée, sa plus proche voisine étant la station d’épuration ;

- l’aire d’accueil de Freneuse est isolée du reste de la ville entre une usine de béton, une déchetterie et un cimetière ;

- l’aire d’accueil des Essarts-le-Roi est dans une zone inhabitée de la ville. Pour y accéder, il faut passer sous un petit pont de la voie ferrée qui est sa plus proche voisine ;

- l’aire d’accueil de Rambouillet est en bordure d’une route nationale, dans une zone isolée, et sa plus proche voisine est aussi la déchetterie ;

- l’aire d’accueil de Saint-Arnoult-en-Yvelines est isolée, cachée, et jouxte la déchetterie ;

- l’aire d’accueil de Mesnil-Saint-Denis est aux frontières de la ville (difficile d’aller plus loin) et jouxte une station d’épuration où les odeurs sont infectes ;

- les deux seules aires d’accueil correctement situées dans le département, sont celles d’Elancourt et de Gargenville mais cela ne donne aucune indication sur les conditions de vie ;

- l’aire d’accueil de Montesson est au bord de l’autoroute : elle est tellement isolée du reste de la ville qu’elle n’est même pas dans la ville et elle se trouve, elle aussi, à deux pas de déchetteries ;

- enfin, la pire de toutes les aires d’accueil est celle de Saint-Germain-en-Laye. Elle est située en plein cœur d’une des plus grandes et dangereuses usines de traitement des eaux en France, un site Seveso seuil haut. Plusieurs incidents, dont un incendie assez important, ont eu lieu depuis 2018. Ce n’est donc pas la première fois qu’arrive ce type d’événements. Les habitants vivent dans un environnement très dangereux pour leur santé et leur vie.

Quelles solutions existe-t-il ? De manière pratique, il conviendrait d’élaborer un cahier des charges prenant en compte les questions environnementales, de sécurité et d’inclusion, à partir de critères beaucoup plus exigeants :

- la présence de matériels de sécurité aux normes ;

- l’interdiction de construire près des autoroutes, d’une décharge, d’une centrale électrique, d’une station d’épuration ou d’un site Seveso.

En outre :

- les aires doivent être considérées juridiquement comme des zones d’habitation ;

- il faut permettre aux personnes que nous avons progressivement contraintes à la sédentarisation sur les aires d’accueil, qui n’ont pas vocation à cela, d’accéder à un habitat adapté par l’allocation de terrain, par exemple ;

- il faut revoir les conditions d’accès à l’achat foncier des parties catégorisées « gens du voyage » ;

- il faut permettre un accès convenable au crédit immobilier et aux assurances, dont les critères sont particulièrement « excluants » pour les voyageurs ;

- il faut revoir l’interdiction de stationnement d’une caravane dédiée à l’habitation au-delà d’une certaine durée, sur nos propres terrains.

De manière théorique, il faut repenser ce système de l’accueil. En fait, il faut se repenser, il faut vous repenser, il faut repenser l’entité tsigane au XXIe siècle. Si l’aire d’accueil du Petit-Quevilly est reléguée entre deux zones Seveso « seuil haut » et des silos agricoles, ce n’est pas un hasard. Aujourd’hui, chaque projet d’accueil est assorti d’une pétition de riverains qui s’y opposent. L’entièreté de la loi Besson doit être repensée. Le concept même d’accueil des gens du voyage doit être revu, car dans ces cas, il ne s’agit pas d’accueil mais d’en-campement. Pensez-y la prochaine fois que vous rentrez chez vous. Cherchez les lieux invisibles dans vos villes et pensez aux personnes qui sont légalement tenues d’y vivre et de payer leur loyer.

M. Olivier Blond, président de lassociation « Rouen Respire ». Je préside l’association « Respire » de Rouen, qui s’est créée immédiatement après l’accident. Elle est liée à l’association nationale « Respire » qui existe depuis de longues années. Je vais essayer de donner mon avis sur les trois points demandés : les mesures de prévention, la gestion de la crise et la culture du risque.

Au sujet de la prévention, nous avons constaté des dysfonctionnements profonds. Par exemple, après chaque crise, nous observons des réactions qui viennent après coup, c’est-à-dire qui n’ont pas été anticipées. C’est la preuve du dysfonctionnement. Nous pouvons le constater après le premier incident de Lubrizol en 2013. En 2014, le tribunal de police a relevé une série d’insuffisances dans la maîtrise des risques de la part de la société. Il l’a d’ailleurs condamnée à une amende, certes modeste, mais qui a objectivé cette absence de prise en compte suffisante du risque. Nous l’avons observé aussi avec la décision récente du préfet, qui a autorisé l’augmentation des stockages sur le site de Lubrizol, grâce à un arrêté de juillet 2019. Nous avons déposé un recours, puisque nous considérons qu’il n’a pas été fait comme il le faudrait. Il n’y a pas eu notamment une étude de risques suffisante. C’est un dysfonctionnement profond. À présent, l’enquête actuelle sur l’incident a mis en évidence toute une série de problèmes amenant la préfecture à faire deux mises en demeure sur le plan incendie, qui n’était pas complet, et sur le système de confinement des eaux. La reconnaissance a posteriori de ses insuffisances, démontre que tout le système de surveillance et de prévention était insuffisant.

Concernant la gestion de la crise, beaucoup de choses ont été dites. Évidemment, nous considérons que cette crise a été très mal gérée. Par exemple, le fait que le préfet ait renoncé à faire retentir les sirènes durant la nuit de l’accident, parce qu’utiliser ce système aurait été mal compris par les citoyens et les aurait amenés à sortir de leur domicile, alors qu’il fallait justement encourager leur confinement. Cela illustre bien que le cœur même du dispositif était tellement mal préparé que s’il avait été utilisé, il aurait été contre-productif. C’est un aveu terrible de l’inefficacité du système de gestion de la crise. Il y a de multiples autres exemples.

Au sujet du suivi, il existe tout un ensemble de dysfonctionnements profonds, mais je ne parlerai que d’un seul : le problème de la transparence. Ce problème de transparence est lié à la culture du risque. Si nous voulons préparer l’avenir, la seule solution, le point le plus important, est la transparence, incluant le dialogue citoyen. Nous constatons, en tant qu’association, que ce n’est pas le cas au niveau rouennais et dans nos relations avec la préfecture, en dépit des annonces et de la volonté du gouvernement sur le terrain.

Dans l’immédiate suite de l’accident, nous avons demandé au tribunal administratif la nomination d’un expert indépendant. À notre grande surprise, la préfecture s’est opposée à cette nomination, alors même que Lubrizol aurait pu se sentir plus menacé. Le juge a finalement donné raison à notre demande, mais cette situation nous a semblé complètement absurde. Durant les réunions de cette expertise, nous avons pu constater que la Préfecture s’opposait au fonctionnement de cette commission. Elle refusait de nous transmettre un certain nombre de pièces dont nous avions besoin. C’est le signe d’un profond dysfonctionnement.

Concernant les propositions : dans la suite immédiate de la catastrophe, la question de l’exposition et de la présence ou non de polluants chimiques toxiques, s’est posée, incluant leur variété et la diversité des situations, directement autour du site ou dans un périmètre plus large. Nous avons tenté de mettre en place des mesures citoyennes, c’est-à-dire des prélèvements dans l’environnement ou des prélèvements sanguins sur les citoyens. Nous avons constaté l’absence de soutien des autorités, voire une hostilité. Dans notre esprit, ces prélèvements n’étaient pas du tout menés contre les mesures réalisées avec l’INERIS (Institut national de l’environnement industriel et des risques) ou d’autres institutions, mais de manière complémentaire. Le fait que nous n’ayons pas pu faire suffisamment de prélèvements ou d’études, contribue à la méfiance. Dès que les citoyens ont pu faire des mesures, ou qu’ils ont pu rentrer dans les détails techniques, puisque ces prélèvements sont évidemment extrêmement techniques, ils pouvaient se rendre compte directement de ce qui était présent ou pas, et ils pouvaient progresser dans le débat. Mais si nous n’offrons pas un cadre positif à ces mesures, cela crée cette méfiance.

Un dernier exemple de l’absence de transparence et de dialogue avec les pouvoirs officiels : c’est le fonctionnement du comité de transparence. Il part d’une bonne idée. Mais il s’est révélé complètement dysfonctionnel. Sont réunies presque une centaine de personnes dans une salle prestigieuse. Mais pendant la séance, le temps de parole donné aux associations citoyennes est infinitésimal. Nous n’avons pas le temps de poser des questions. Pour les rares qui réussissent à être posées, le préfet ne se donne même pas la peine d’y répondre. En fait, ce n’est pas de la vraie transparence, ni de la vraie concertation.

Évidemment, au vu de tous ces éléments, le redémarrage de l’usine nous semble extraordinairement précipité. Nous n’avons pas tous les éléments d’évaluation. Concernant les mises en demeure, l’Etat ne sait pas encore quels moyens donner pour vérifier qu’elles ont été respectées. Par manque de concertation, l’avis de la population, des citoyens comme des associations, n’est pas suffisamment entendu.

M. Guillaume Blavette, administrateur de la fédération « France nature environnement » (FNE). Je tiens à témoigner en tant que militant associatif du territoire. Un point qui n’a pas encore été abordé, c’est celui de la culture du risque. Dans les établissements scolaires de l’académie de Rouen sont organisés des PPMS (Plans particulier de mise en sûreté) Un PPMS était prévu début octobre, mais il a été suspendu. Il devait avoir lieu mi-novembre. Mais ce deuxième exercice n’a pas eu lieu.

Quelles conclusions pouvons-nous en tirer ? De mon point de vue d’enseignant, la culture du risque n’est pas assez enseignée ni explicitée, en particulier à l’échelle de la Métropole Rouen Normandie. J’enseigne dans un établissement à Elbeuf, entre deux établissements classés Seveso « seuil haut ». C’est un impensé, aussi bien pour l’Éducation nationale que pour notre collectivité locale de tutelle qui est la Région, et qui pourrait consentir des investissements complémentaires afin que les locaux garantissent, en cas d’accident chez Sanofi ou dans l’autre établissement, une protection optimum des personnels, mais surtout du public. Nous avons 1 000 enfants dans notre lycée. À partir de cet exemple, nous constatons que des éléments d’information relatifs à la culture du risque sont indispensables dans un territoire tel que celui de Rouen.

Ensuite, je voudrais témoigner de mon émotion et de mon soutien entier à Mme Vanessa Moreira Fernandes, de la part de FNE Normandie. Nous les avons accueillis au sein du collectif unitaire, et c’est une problématique à laquelle FNE Normandie est très sensible. Nous sommes intervenus auprès de la Métropole pour que ces personnes puissent bénéficier de la dignité à laquelle ils ont droit.

Je souhaiterais revenir sur le CODERST évoqué en introduction. Mardi après-midi, j’ai vécu ce que je considère être une « faillite du dialogue environnemental ». Le dialogue environnemental est une revendication très ancienne des associations de protection de la nature et de l’environnement. M. Olivier Blond l’a dit, c’est un combat historique de FNE. Des choses ont été faites par le passé pour approfondir cela. Mais cela n’a pas eu vraiment de conséquences depuis la catastrophe de Lubrizol. La plupart des arrêtés préfectoraux publiés par la préfecture de Seine-Maritime, n’ont pas été soumis à l’avis du CODERST. Beaucoup de décisions ne sont plus du ressort du CODERST et de la co-élaboration qui associe la réflexion des experts citoyens, dont ceux de FNE, et les pouvoirs publics. Nous n’avons pas vu passer l’arrêté 4 du 24 juillet 2019. Nous avons le sentiment d’être tenus à l’écart de tout ce travail, alors que dans notre fédération en particulier - et je tiens à saluer le travail de M. Claude Barbay depuis plus de 20 ans -, nous essayons de concourir à l’élévation de la sûreté et de la robustesse des installations, afin de garantir le droit de toutes et de tous à vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé.

Malheureusement mardi dernier, nous avons encore eu en face de nous, une fin de non-recevoir et, pire encore, des mises en cause à peine dissimulées. Des reproches nous ont été faits, selon lesquels les associations passeraient de manière abusive et irresponsable des informations à la presse.

C’est dans un climat peu propice à la réflexion collective que s’est ouvert un débat sur Lubrizol, pendant lequel les aspects techniques, concrets et réels n’ont pas été vraiment abordés. Comme un spectre, les enjeux économiques et d’emploi ont sur-influencé les échanges. Nous regrettons très vivement de n’avoir pas eu d’informations à l’occasion de ce CODERST, de la part de la DDPP (Direction départementale de la protection des populations) et de la DDTR (Direction des territoires et du réseau).

La DREAL a présenté en ouverture une vision des choses très honorable. Mais pour l’essentiel, c’est Lubrizol qui a répondu à nos questions, alors que nous nous adressions aussi bien à l’exploitant qu’aux pouvoirs publics, afin de savoir si la réglementation est bien appliquée et si les meilleures techniques disponibles, requises par le droit européen, sont mises en œuvre. Par exemple, nous n’avons pas eu d’information sur le bilan des mises en demeure dont Lubrizol a fait l’objet. Finalement, nous nous sommes opposés à la décision, alors que j’avais pris soin de témoigner, auprès des médias, d’un sentiment d’écoute de notre part. Au départ, nous voulions nous abstenir, puisque le redémarrage de l’usine n’est pas à écarter. Mais le redémarrage ne doit pas se faire sous n’importe quelles conditions.

Je souhaite que le corps préfectoral entende enfin que les associations ne sont pas des opposants par principe, mais des acteurs de la co-élaboration des décisions des pouvoirs publics visant à renforcer la robustesse et à amener les industriels à des meilleures pratiques. Or, comme cela a été dit par M. Olivier Blond, il y a beaucoup d’éléments perfectibles sur le site de Lubrizol. Nous en avons vu les conséquences en début d’audition. Je voudrais rappeler que non seulement des Gens du voyage ont été victimes, mais aussi beaucoup de sans-abri et de personnes qui étaient à la porte du CHU. Le nuage a recouvert les rues de Rouen, ville où malheureusement la précarité existe. Qu’est-ce qui a été mis en œuvre pour porter secours à tous ces gens ? Je crains que ce ne soit pas grand-chose.

Mme Ginette Vastel, pilote du réseau « Risques et impacts industriels » de FNE. France nature environnement est une fédération qui regroupe 3 500 associations, soit environ 100 000 personnes, réparties en Métropole et Outre-mer. Je m’occupe plus spécifiquement du réseau « Risques et impacts industriels ». L’accident de Lubrizol est malheureusement une illustration de ce que nous dénonçons depuis de nombreuses années.

Je vais vous décrire trois domaines sur lesquels nous intervenons.

Nous nous opposons à la simplification du droit, parce que la réglementation qui régit les établissements industriels est une bonne réglementation. Mais actuellement, elle est constamment assouplie, alors qu’elle n’est déjà pas nécessairement appliquée. C’est le cas pour Lubrizol : le préfet a décidé que l’augmentation du stockage ne nécessitait pas d’études complémentaires. Mais lorsqu’un stockage augmente, le terme-source change. Celui à l’origine de l’incendie n’est plus le même. Même si en l’occurrence, ce n’est pas cela qui a déterminé l’incendie. Un nouveau rapport vient de sortir, le rapport Kasbarian. Il est fait pour simplifier la vie des industriels. Si ce rapport passe, le préfet pourra donner l’autorisation pour le commencement des travaux, alors même que toutes les autorisations n’auront pas été données. On ne peut plus continuer comme ça. Nous passons d’une très bonne réglementation à son assouplissement en faveur des industriels, ce qui va conduire à une non-maîtrise des risques.

Au niveau de la réglementation des entrepôts sur lesquels nous étions intervenus, nous avions dénoncé, il y a deux ans, le fait que des entrepôts, comme l’entrepôt Normandie Logistiques mais il y en a d’autres, devraient être classés Seveso. Mais ils font tout pour être en dessous du seuil et ils ne sont pas classés Seveso.

Il y a aussi la consultation et le contrôle sur le terrain. Il n’y a pas assez d’inspecteurs pour contrôler. Les contrôles sont passés de 30 000 en 2006 à 18 196 en 2018. Parallèlement, il y a eu une augmentation des accidents, passant de 827 en 2016, à 1 112 en 2018.

Nous souhaiterions la création d’un système dans lequel les inspecteurs des installations classées, en qui j’ai une grande confiance, soient préservés de la pression socio-économique locale, parce que malheureusement, leur travail est interprété après. Cela ne peut pas continuer comme cela. Nous souhaiterions un système, non pas similaire à celui de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), parce que c’est un problème différent, mais indépendant.

- Concernant la culture du risque, c’est un mot que nous avons entendu après l’accident de Toulouse. À ce moment-là, tout le monde employait l’expression « la culture du risque ». Le citoyen constitue le premier maillon de la sécurité dans tout ce système. Mais le temps a passé, et nous avons un peu oublié que l’accident et le risque industriel existaient. Nous avons fait une enquête en 2017, qui a révélé que le CODERST, la CSS (commission de suivi de site) et le S3PI (Secrétariat permanent pour la prévention des pollutions et des risques industriels) étaient des structures qui avaient beaucoup de mal à fonctionner. Certaines ne se réunissaient plus, et les autres étaient « des chambres d’enregistrement ». Ce qui s’est passé il y a deux jours avec le CODERST, en prévision de la réouverture de Lubrizol, en est un bon exemple. C’est « une chambre d’enregistrement. » Tout était prévu pour que nous disions : « Oui, nous allons rouvrir ».

Mais malheureusement, il reste des questions non traitées sur Lubrizol. Nous ne sommes pas contre la réouverture de Lubrizol de manière systématique, parce que ce n’est pas le problème. Mais nous souhaitons que Lubrizol rouvre à partir du moment où les questions ont été traitées. Nous ne savons même pas qui est responsable, ni d’où est parti l’incendie. Des fûts n’ont pas encore été évacués. Le transport en camion va être organisé pour passer d’un site à un autre. Cela me paraît un peu précipité. Surtout, comme le disait M. Olivier Blond, il faudrait attendre le rapport des mises en demeure. Si nous n’avons pas le rapport sur les mises en demeure, rouvrir un site sans que nous sachions si elles ont bien été effectuées, cela pose un problème !

Concernant toujours la culture du risque, il faudrait relancer les S3PI, parce que c’est une structure issue du Grenelle. Nous pouvions discuter de tous les sujets, et surtout ne pas être concentrés juste sur un établissement. Nous pouvions élargir un peu le sujet. Ce serait une possibilité.

Quelque chose a aussi fait du mal à l’information : c’est l’instruction gouvernementale de novembre 2017. Sans changer la raison pour laquelle elle a été faite, parce qu’évidemment nous ne voulons pas aider les terroristes, il faudrait néanmoins revoir son application afin que les gens ne reçoivent pas des documents entièrement noircis et incompréhensibles. C’est une demande de la FNE.

Peut-être pourrions-nous renforcer les exercices impliquant la population autour des sites, parce que cela permet de former les habitants. Peut-être faudrait-il aussi resserrer les liens entre l’industrie et les riverains. Car lorsqu’une relation de confiance s’installe, le jour où un problème arrive, il est forcément mieux accepté. Les gens ont peut-être peur, mais ils ont les bons comportements. Dans le cadre de Lubrizol, nous avons constaté que les gens n’étaient pas informés du tout.

Au sujet du risque sanitaire, il faudrait améliorer la communication sur les mesures prises, parce que dans le cas de Lubrizol, il fallait avoir bac +20 pour comprendre ce qui était dit. Les fiches de sécurité que j’ai lues sont extrêmement compliquées. Au moment d’une crise, il faudrait donner une information que toutes les personnes peuvent comprendre et qui les aide à repérer, par exemple, l’endroit des prélèvements et comment ils sont effectués. Dans les futures études de danger qui vont être demandées, il faudrait que l’on puisse connaître les produits de décomposition.

Aujourd’hui, dans le cadre de Lubrizol, nous connaissons bien les produits qui ont brûlé, mais nous ne savons pas quels sont les produits de décomposition auxquels ont été exposés les habitants. Cela reste un point d’interrogation pour le calcul du risque sanitaire. Enfin, il serait bien aussi de conserver des prélèvements et d’archiver correctement les données. De cette façon, si dans un an ou deux ans, nous voyons apparaître des symptômes un peu étonnants et qui interpellent, nous pourrons nous reporter à ces données. Nous pourrons refaire des études et peut-être mieux comprendre les symptômes que nous voyons apparaître.

M. Jacky Bonnemains, porte-parole de lassociation « Robin des bois ». Je représente l’association « Robin des Bois ». Concernant la réouverture de Lubrizol, nous n’avons pas tout à fait la même vision que nos collègues. Nous pensons que la direction de Lubrizol aux États-Unis, à Wickliffe dans l’Ohio, a déjà décidé de la fermeture de l’entreprise de Rouen. Il cherche simplement une solution de dépannage pendant deux à quatre ans, afin de restructurer leurs process de formulation de lubrifiants et de les redistribuer dans la soixantaine d’usines qu’ils ont dans le monde, et en particulier les trois récentes qu’ils viennent d’ouvrir en Chine. Cette solution de dépannage va leur être coûteuse, parce qu’ils vont faire appel à un prestataire de services extérieurs. Elle ne peut être considérée que comme une solution transitoire par un chef d’entreprise comme Warren Buffett. Ce serait donc une illusion et un marché de dupes, que d’autoriser dans ces conditions « bricolées » la réouverture de Lubrizol, à moins que la direction prenne l’engagement d’exploiter cette usine dans les meilleures conditions possibles pendant une vingtaine d’années.

En ce qui concerne la gestion de la crise, une crise est bien gérée si elle a été prévue. C’est avant l’apparition de la crise qu’il faut la gérer. Il y a une loi pour cela : la loi de modernisation de la sécurité civile, qui date de 2004. Elle impose à toutes les communes soumises à des risques majeurs, naturels ou industriels, d’élaborer et de diffuser un DICRIM (document d’information communal sur les risques majeurs). Elle impose d’élaborer aussi un plan communal de sauvegarde, qui liste toutes les populations vulnérables, comme celles qui habitent sur des aires de voyage ou sur des terrains de camping, parce qu’au moment de l’accident de Lubrizol, nous étions en automne à Rouen, mais cela peut se passer aussi en plein été à Marseille. Il faut donc lister les aires de gens du voyage et toutes les populations vulnérables, la tâche de chaque employé communal en cas de crise et tous les moyens d’informer le public, non seulement le jour même, mais aussi durant la nuit. C’est peut-être plus compliqué en apparence, quoique la nuit, les écoles sont vides.

Tout cela est prévu depuis la loi de 2004. Mais cela a été très mal appliqué, notamment à cause des habitants qui n’en ont rien à faire. Tant qu’il n’y a pas de catastrophe, tout le monde s’en fiche. De son côté, la catastrophe réveille l’inquiétude. Cette loi incite par exemple à ce que des réserves communales soient formées au cas où l’accident industriel ou la catastrophe naturelle surviendrait. Mais il y a eu très peu d’efforts de la part des maires, des présidents de communautés de communes et des habitants, pour adopter une politique cohérente de prévention des gestes malheureux ou des situations dangereuses après une catastrophe.

Beaucoup de citoyens, à juste titre, sont traumatisés, et leur conscience se réveille dans les jours, les semaines ou les mois après la catastrophe. Mais ils s’endorment progressivement durant les années suivantes. Si nous voulons faire un bon travail de prévention, il faut que tout le monde s’y attelle « en période de paix ». C’est un impératif pour tout le monde.

Les propositions que je viens de formuler sont peut-être en décalage avec ce que nous avons l’habitude d’entendre. Mais l’association « Robin des Bois » connaît très bien l’axe industriel Rouen-Le Havre. C’est sans doute la région industrielle que nous connaissons le mieux, suivies de celles de Saint-Nazaire, de Strasbourg, de Fos-Etang de Berre, de Bordeaux et de Lyon avec son « Couloir de la chimie ».

Nous avons été témoins des deux plus gros scandales industriels en France, et peut-être même en Europe. Ils ont eu lieu en Seine-Maritime, sous la surveillance défaillante de la DREAL.

Il s’agit du scandale de Citron près du Havre, durant lequel la DREAL et la subdivision du Havre ont laissé des hangars se remplir de dizaines de milliers de tonnes de déchets toxiques à l’usine de Citron, dans des centres internationaux de traitement des ordures nocives. Cela s’est terminé par un abandon sur place de ces milliers de tonnes de déchets toxiques, et ils existent toujours. Il reste toujours 100 000 tonnes de mâchefers en plein air, en face de Citron, sur des terrains qui appartiennent au grand port maritime du Havre.

Le scandale Citron et maintenant, le scandale Lubrizol. Mais est-ce réellement que maintenant ? Non, il dure depuis 1975, avec les premières échappées de mercaptan qui est incommodant mais qui ne serait pas toxique. Cela s’est répété en 2013, avec des effets transfrontaliers qui sont toujours actuellement niés. Lorsque nous lisons la fiche Lubrizol Seveso, il n’y a pas d’effet transfrontalier. Pourtant, en janvier 2013, il y a eu 100 000 appels sur le réseau d’alerte gaz du Royaume-Uni à cause des fuites de Lubrizol, alors que pendant une journée normale, il y en a 4 000 à 5 000. 2 000 mètres cubes d’huile ont aussi coulé dans la Seine en 2015. Et maintenant, la catastrophe de l’incendie.

La DREAL est aussi responsable. J’ai beaucoup d’estime pour la compétence des inspecteurs de la DREAL, mais ça suffit. Les réunions concernant le PPRT (Plan de prévention des risques technologiques), qui ont été pendant quatre ans un espace de concertations diverses, ont abouti à sa prescription et à sa validation par la préfecture. C’est une catastrophe. Le fait aussi d’avoir manqué les entrepôts de Normandie Logistique, qui mesurent 300 mètres de long et 40 mètres de large, dans le Plan de prévention des risques autour de Lubrizol, est un scandale. Le libellé est exactement celui-ci : « Plan de prévention des risques autour de Lubrizol ». Normandie Logistique est, d’une certaine manière, à l’intérieur de Lubrizol. C’est un raté monstrueux. Quasiment impardonnable. En conséquence, le gouvernement, qui est très friand d’expérimentations allant dans le sens de la simplification, devrait prendre l’initiative de mettre la DREAL de Seine-Normandie sous tutelle. Nous avons 75 usines Seveso en Seine-Maritime.

En outre, lors de l’incendie de Lubrizol, les pompiers sont tombés en panne d’eau à dix heures du matin. Ils sont tombés en panne d’émulseur à neuf heures du matin. Le SDIS (Service départemental d’incendie et de secours) est aussi responsable. La responsabilité est collective.

Il serait donc intéressant de considérer la Seine-Maritime comme un laboratoire de surveillance, de vigilance et d’amélioration des conditions de travail et de sécurité dans toutes les usines du département. Cette expérimentation devrait être confiée à un service décentralisé, loin du huis clos et loin du « Rotary Club » qu’est le CODERST de Seine Maritime. Nous pourrions avoir une instance solide, évolutive, suffisamment équipée et indépendante des pressions locales. Nous allons vous envoyer par écrit plus de propositions. Mais je ne manquerai pas demain de refaire cette proposition au comité de transparence et de dialogue, qui n’est pas minable et lors duquel nous avons le droit de parler.

M. Sébastien Duval, représentant du « Collectif Lubrizol » de Facebook. Je représente le « Collectif Lubrizol » qui est le groupe Facebook réunissant le plus d’habitants actuellement autour de Rouen. Quelle est la genèse de ce groupe ? Dans la nuit du 26 septembre 2019, un incendie éclate. Avec des tonnes de produits chimiques s’envolent aussi deux certitudes : celle que tout est prêt en cas d’incendie ou d’accident de ce type et, dans les jours suivants, la certitude que seul l’intérêt général compte incluant, en premier lieu, la santé et la protection des populations. C’est un droit constitutionnel et une des fonctions régaliennes de l’Etat.

Première désillusion : la sirène qui retentit chaque premier mercredi du mois, n’est pas actionnée, laissant ainsi dans l’inconnu toute une population, dont les riverains, ceux qui habitent un peu plus loin puisque cet incendie génère un nuage qui se propage très loin, et les travailleurs qui passent par Rouen ce jour-là. Tous se demandent ce qu’il se passe et ce qui conviendrait le mieux de faire : « Devons-nous fuir ou se calfeutrer chez soi ? Où trouver linformation ? ». De toute évidence, les autorités ont présumé, en pleine nuit, que la sirène serait contre-productive car la population y réagirait mal. C’est une preuve que la population est mal formée, du fait de l’absence d’exercices de masse durant les 50 dernières années. Depuis, certaines entreprises, comme Total, ont fait des exercices qui ont rajouté un petit plus de peur pour les riverains déjà assez affolés.

Cet été, nous avons appris dans un fait divers, qu’un touriste, randonneur en Italie, se casse les jambes et meure abandonné au fond de son ravin, les secours italiens et français ne disposant pas de système de géolocalisation, pourtant évident à tout utilisateur de smartphone. De toute évidence, à l’heure où les autorités envisagent le lancement de la 5G, les avantages de ces technologies modernes n’ont pas encore été mis à la disposition de la population. Cela peut être justement des éléments à mettre en place. En tout cas, lors de l’accident de Lubrizol, le seul dispositif existant était une sirène. En pleine nuit, il a été décidé, d’un claquement de doigts, qu’elle n’allait pas être actionnée.

Comble de malchance, le décès du Président Jacques Chirac a entraîné la focalisation de tous les médias sur un autre sujet. À ce moment-là, tous les habitants de la région semblent avoir été abandonnés. Seuls face à cet immense nuage qui les survole et aux multiples questions qui se posent, la radio locale, France Bleu, ne peut pas les traiter entièrement en dépit de sa bonne volonté. Un titre dans le journal 20 minutes va même choquer toute la population. Nous apprenons qu’un incendie de ce genre peut être « toxique, mais pas trop … ».

Dans ce contexte, et puisque la nature a horreur du vide, les résidents vont spontanément utiliser le plus grand réseau mondial du monde, Facebook, pour offrir à leur entourage un espace d’échanges et d’informations. Trois ou quatre groupes prennent rapidement de l’ampleur. Deux jours plus tard, ils décident de se rapprocher et de fusionner. Ce groupe compte alors entre 6 000 et 7 000 membres. Ces chiffres vont augmenter très rapidement, de plus d’un millier de membres par jour.

Dans un deuxième temps, l’évolution du groupe va permettre de gérer l’incompréhension grandissante des citoyens vis-à-vis de la réaction des autorités publiques, parce qu’elles gèrent ce dossier avec une communication qualifiée par beaucoup de « désastreuse ». Rapidement vont défiler des ministres et des préfets qui nous disent : « Tout va très bien, Madame la Marquise. Circulez, il ny a rien à voir ! ». Beaucoup de ministres viennent pour nous le dire, et le Premier ministre vient même promettre « la transparence ».

Mais ce n’est pas grâce à cette « transparence » que nous apprendrons, deux jours après, que c’est le double de la quantité de produits qui a brûlé. C’est grâce à des fuites dans la presse. La confiance en ces belles paroles disparait donc durablement et apparaissent la méfiance et aussi le bon sens populaire qui sont bien souvent de meilleur conseil pour une population. Mais ce bon sens est rarement conciliable avec la gestion d’intérêts économiques, par définition individualistes et non dévolus à l’intérêt général.

Aujourd’hui, il existe un comité de transparence. Certains le perçoivent comme une mascarade, et le préfet comme un prévôt du XVIIe siècle venant imposer à « la populace » ce qu’il convient de penser, ou non, et ce qu’il est possible de débattre, ou pas. Il n’est pas possible d’ailleurs, visiblement, d’avoir un débat, de contredire et d’avoir des réponses à ces questions. Il faudrait juste venir, faire acte de présence et remercier d’avoir l’honneur de pouvoir écouter la parole venue d’en haut. Ce n’est pas un signe de transparence.

Comment fonctionne ce groupe Facebook aujourd’hui ?

Il est administré par cinq administrateurs qui engagent leur responsabilité légale vis-à-vis de la loi et de Facebook. Huit modérateurs leur prêtent main-forte dans la gestion quotidienne. Il existe des règles à différents niveaux, celles du groupe, édictées par les administrateurs, celles du réseau Facebook et la loi française. Les objectifs que se sont fixés ces animateurs, ce sont la recherche de la vérité et la transparence réelle, et non la « calinothérapie ». Nous voulons simplement savoir ce qui s’est réellement passé. Il y a aussi la protection des populations, la justice qui viendra dans un temps un peu plus long, et l’indemnisation exhaustive des sinistrés. Sur ce point, il existe un grand manque pour le particulier « lambda » qui ne sera pas indemnisé, quel que soit le préjudice subi. Rien n’a encore été mis en place.

Aujourd’hui, le groupe Facebook rassemble 26 500 personnes. Il est assez stable depuis la fin du mois d’octobre. A titre de comparaison, le club de hockey local, les « Dragons de Rouen », inclut 38 000 personnes, le club de rugby en comprend 27 000, et l’entreprise Lubrizol comporte 200 personnes. Monsieur le rapporteur Damien Adam, vous avez 847 suiveurs. Monsieur le Président en a 4 300 et la chanteuse Rihanna 79 millions. Le groupe Facebook représente 9 000 publications, 140 000 commentaires dès le premier mois, 22 000 le mois suivant et 465 500 réactions par minute, nuit et jour.

Au sujet des dernières actualités qui animent ce groupe de citoyens, il apparaît un regain de membres substantiels, c’est-à-dire quelques centaines en quelques jours, à l’occasion d’un fait divers. Une maman a témoigné de la souffrance de son nouveau-né, en détresse respiratoire. Ils habitent dans la zone riveraine jouxtant Lubrizol. Dans ces circonstances, la question du lien avec l’incendie peut au moins être posée. Ce bébé a été ou va être débranché. Il ne peut pas survivre.

Il n’y aurait pas de lien direct, mais d’autres cas similaires se sont manifestés. A chaque fois, il y a une très grande émotion de la population proche ou plus lointaine. Un collectif de mamans s’est créé. Il existe une grande inquiétude à ce sujet. Pour ma part, j’ai dû emmener ma petite fille de deux ans au CHU (centre hospitalier universitaire) pour un problème ORL (oto-rhino-laryngologie). J’ai constaté qu’aucune question ne m’avait été posée concernant ma proximité, ou non, avec l’incendie. Aucune information n’a été prise par le personnel. Si dans quelques années, des maladies venaient à apparaître, aucun lien ne pourra être fait puisqu’aucune donnée n’a été récoltée. L’Agence régionale de santé (ARS) ne semble instruire qu’à décharge.

Dernière actualité qui a fait s’éveiller les membres du collectif : il s’agit de l’avis du CODERST. Le CODERST est le conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques. L’émotion est grande depuis deux jours et elle ne fait que ranimer la colère des habitants et leur défiance vis-à-vis des autorités. Comment une telle structure peut-elle inclure notamment de la Directrice générale de Lubrizol ? Pourquoi l’avis de l’Union départementale des médecins peut-il ne pas y primer en de telles occasions ? Comment leur voix peut être égale à celle d’un retraité de la pétrochimie, ou à celle des représentants d’entités dépendantes de l’Etat et du préfet, comme la DREAL, et dont nous avons pointé les manquements ?

Comment se fait-il que la santé des travailleurs ne semble pas préoccuper les autorités ? Ils pourraient avoir à retravailler d’ici peu dans cette usine, alors même que le site n’a pas été dépollué. Je rappelle que 8 000 mètres carrés de toitures amiantées se sont envolés. Ils n’ont pas disparu. À moins en ce qui concerne l’amiante, nous en connaissons les dangers. Or il serait envisagé de refaire travailler des gens dans cette usine.

Comment pouvons-nous envisager une reprise d’activité, même partielle, alors que nous n’avons toujours pas les conclusions de l’enquête et que les odeurs perdurent deux mois et demi après l’incendie ? À ce jour, les fiches de sécurité qui ont servi de base aux décisions de ces organismes, sont incomplètes, voire erronées.

L’étude de ces fiches a été réalisée par certains de nos 26 000 membres qui sont compétents et qui ont peut-être « bac +20 ». Nous ne pouvons pas se baser sur ces fiches pour émettre une décision. Face à cette incompréhension et à cette absence de mise en place du principe de précaution, qui est dans notre Constitution depuis 1995, mon mot de la fin est celui qui revient le plus ces deux derniers jours : « Cest honteux ! ». Ce mot s’adresse à vous, Messieurs, au préfet, dont la démission est demandée par beaucoup, au gouvernement en place, aux députés et aux sénateurs. Il doit résonner comme une exigence, celle de garantir le premier droit du citoyen, qui est sa santé, et repris dans l’article 3 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme puisque nous sommes en France : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne ».

Le collectif Lubrizol, c’est Facebook. Afin d’exister au-delà des échanges virtuels, il faut une existence légale pour aller devant la justice notamment. Nous avons donc créé l’Association des Sinistrés de Lubrizol. Il s’agit de l’outil dont s’est doté le collectif pour pouvoir agir et unifier les bonnes volontés au niveau local. Je remercie d’ailleurs tous les bénévoles qui s’investissent dans le collectif ou l’association, sans compter leurs heures, afin de mener cette action d’intérêt général.

M. Simon De Carvalho, représentant de lassociation des « Sinistrés de Lubrizol ». Je vais parler des gens, des humains. Durant cette nuit du jeudi 26 septembre, nous nous sommes tous réveillés à Rouen et ailleurs, en se demandant : « Que sest-il passé ? Quelquun essaie-t-il de nous tuer ? ». Nous nous demandons cela, parce que nous avons été abandonnés tout au long de la journée. Heureusement que nos amis nous préviennent, parce que l’Etat a failli. Il s’est caché derrière ce riche industriel. D’ailleurs, je n’ai pas vu l’avocat de Lubrizol.

En revanche, j’ai vu des ministres se succéder, défendre les intérêts de cette usine, et oublier ses citoyens et son premier devoir, à savoir protéger la population, les enfants et les handicapés. Qu’est-ce qui a été fait pour les handicapés ? Rien. Pour les enfants, la pédagogie ? Rien. Je suis handicapé. J’ai une maladie orpheline neuromusculaire. J’ai cru que j’allais mourir ce jour-là. J’étais hypertrophié et j’étais tout seul chez moi, abandonné. Nous n’avons pas eu un mot, rien, ni de mon maire, ni de mes députés, de personne.

Les ministres ont défendu cette usine. Nous les avons vus parader à la télévision. Je suis en colère parce que ce type de catastrophes se répète toujours. Mais dans le cas de Lubrizol, le mensonge est tel qu’ils n’ont pas pu le cacher. Nous nous sommes demandé, de deux heures quarante à huit heures du matin : « Que sest-il passé ? ». Vous avez peut-être essayé d’éteindre ce feu, et de faire comme si de rien n’était. Peut-être avez-vous cru que nous allions nous réveiller le lendemain en étant tranquilles, sans fumée ?

Cette usine n’a pas de quoi éteindre un incendie, et nous voudrions la faire rouvrir, alors qu’aucune analyse sur la population n’a été faite. J’ai les analyses concernant l’amiante. Elles sont disponibles à la préfecture. Elles ont été faites 48 heures après, à partir de minuit, et il n’y a pas d’heure de fin. Aucune analyse n’a été faite sur le sol. Cela indique une volonté de cacher les résultats, et ce n’est pas normal. Vous êtes en train de mettre en colère la population qui n’en peut plus. Elle est à bout. Nous le voyons bien sur les réseaux sociaux. Elle a peur. Toutes les structures se cachent derrière le préfet, que ce soit les écoles, les collèges, les lycées et les maires. Les membres du CODERST sont nommés par le préfet.

Tout s’articule autour du préfet. Il a les pleins pouvoirs. Personne n’ose aller à l’encontre de sa décision et s’il dit : « Ce nest pas toxique », tout le monde va dire pareil !

Non seulement de la gomme a brûlé, mais aussi plein de produits chimiques, dont de l’amiante sur laquelle nous avons le recul, des nanoparticules et des dioxines. La quantité est telle que tous les chimistes regardent Rouen et veulent procéder à des analyses, parce que c’est très intéressant pour leurs études. C’est inédit.

La gestion de cette catastrophe est calamiteuse. Où sont les mesures pour déterminer l’impact sur la santé ? Il n’y a aucune analyse, et cela ne dérange personne en haut lieu. Pour le plan santé, nous devons attendre le mois de mars. Pourquoi ? Des analyses ont été faites sur le lait maternel sur neuf femmes. Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’analyses à plus grande échelle ? Les chimistes veulent des analyses, et l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) réclame des résultats. Imaginez donc ce qu’attend la population ! Ce n’est pas normal.

Il a fallu dix jours pour avoir une liste partielle des produits dangereux, alors qu’en un clic nous pouvons l’avoir. Pourquoi a-t-il fallu attendre dix jours ? L’industriel est-il au-dessus de vous, ou pas ? C’est la question. S’il est au-dessus de vous, effectivement, nous n’aurons jamais les réponses. Dans cette liste, nous nous apercevons aujourd’hui qu’il y a des produits sans fiche de risques, ni de logo « CE ». Quels sont ces produits ? Nous ne savons pas. Comment se fait-il que l’Etat ne va pas les rechercher ? Quels produits ont brûlé ? C’est le minimum de savoir exactement quels sont les produits qui ont brûlé. Nous sommes en France. Nous ne sommes pas aux États-Unis, ni dans le royaume de Warren Buffett. Nous sommes en France, et le pouvoir des politiciens devrait se situer au-dessus de celui des industriels.

Le site n’est même pas sécurisé. Il ne vend pas des chouquettes ! Il vend des produits extrêmement dangereux. Il faut donc le sécuriser. Il faut faire preuve de bienveillance. Des populations habitent en bas de cette usine. Or, aujourd’hui, l’industriel obtient sa réouverture. Comment est-ce possible ? J’espère que le préjudice d’anxiété et d’autres seront reconnus, parce que les habitants ont peur pour eux et leurs enfants. J’ai peur pour ma fille et pour moi-même. Combien d’années de vie m’a enlevées ce nuage ? En ce qui concerne la retraite, c’est sûr que je m’en fiche pour le moment. Je voudrais simplement savoir combien d’années il me reste à vivre. Qu’est-ce que j’ai respiré pendant les huit heures de cet incendie ?

De nombreuses usines Seveso sont installées les unes à côté des autres. Il n’y avait pas assez de mousse, et il fallait que les pompiers aillent en chercher plus loin. C’est très grave. Heureusement que les travailleurs de Lubrizol et les pompiers ont pris les choses en main pour dégager les fûts qui auraient pu exploser. Nous aurions pu ne pas être là pour vous parler aujourd’hui, il faut comprendre ça. Heureusement que les usines d’à côté n’ont pas explosé successivement. Le toit en amiante de 12 tonnes et de 8 000 mètres carrés, est parti dans nos poumons et dans nos terres. Nous le respirons. Le quartier Saint-Gervais à Rouen est plein d’amiante. Je suis allé à la mairie pour voir ce qu’elle pouvait faire : « Nous faisons confiance à Lubrizol ». C’est une blague ? Nous faisons confiance à l’usine qui a pollué, et qui a été condamnée à plusieurs reprises pour cela. Ce n’est pas normal.

Quand est-ce que l’Etat va être fort sur ce sujet ? Les citoyens sont en colère et regardent Rouen dans toute la France. Nous attendons des réponses et de l’action. Apparemment, un comité indépendant pourrait être créé pour veiller au bon fonctionnement de ces usines. Ce comité sera-t-il aussi « indépendant » que le CODERST ? Qui va nommer ce comité ? Qui va y siéger ? J’espère qu’il s’agira de personnes qui n’y auront pas d’intérêts politiques, industriels ou économiques. Nous sommes d’accord pour qu’une unité contrôle ces usines et qu’elle puisse dire à tout moment : « Stop. Il ny a pas assez deau pour lincendie. Stop, il ny a pas de mousse. Stop, nous ne stockons pas de marchandises hyper toxiques dans un site qui nest pas classé Seveso. Nous ne laisserons pas déverser tous ces produits dans la Seine et dans les terres ». Les paysans ne vont pas bénéficier d’une indemnisation, mais d’une avance.

Nous, citoyens, à quoi pouvons-nous prétendre ? Rien. Nous nous taisons et nous laissons passer. Nous faisons comme si de rien n’était. Nous allons à la Foire Saint-Romain, alors qu’au même moment, un site en bas est en train d’être dépollué par un bras mécanique, car il est trop toxique. Et nous laisserions nos enfants s’amuser à la Foire Saint-Romain, comme si de rien n’était ? C’est honteux. La gestion de cette crise est calamiteuse.

Chacun ici aurait dû être entendu pendant une demi-journée pour pouvoir dire tout ce qu’il a à dire, et pour essayer de travailler et d’avancer, afin que cela ne se produise plus. Le stockage au pied des habitations, c’est du délire. C’est du délire d’attendre qu’il y ait une telle catastrophe pour dire : « Cest bon, nous nallons plus stocker. Mais si nous pouvions reprendre lactivité, ce serait bien ».

C’est du chantage à l’emploi, qui est d’ailleurs souvent intérimaire et donc précaire. Ces employés n’ont même pas le droit à un suivi médical, alors qu’ils travaillent sur le site. Ces usines devraient être un modèle économique et social, employant uniquement des gens en CDI, sans sous-traitance. C’est tellement dangereux et toxique qu’il faut des employés compétents, et non des gens à qui on fait appel ponctuellement et qui arrivent du jour au lendemain en disant : « Bonjour, je vais remplacer un tel. Je ne sais pas dans quoi jai atterri ». C’était la même situation avec AZF. C’est un endroit où il y a eu un grave accident, alors que la sous-traitance était en charge. Nous voulons des gens qualifiés, bien payés, et qui peuvent bénéficier d’un suivi médical. Un intérimaire n’ira jamais voir son employeur pour lui demander des analyses, parce qu’il est précaire et qu’il tient à son emploi. Il va donc se laisser manipuler. Cette situation est une chaîne d’incohérences. Rien n’est fait pour nous aider.

M. Damien Adam, rapporteur. Je me permets de prendre la parole avant les deux dernières interventions pour vous répondre, monsieur Simon De Carvalho. Je comprends tout à fait votre émotion. C’est la raison pour laquelle l’Assemblée nationale et le Sénat ont décidé de mener une commission d’enquête et une mission d’information, décidée en Conférence des Présidents, pour faire justement la lumière sur tout ce qui s’est passé lors de l’accident de Lubrizol. La transparence est essentielle et la confiance doit être regagnée. Nous devons avoir toutes les réponses à vos questions, ce qui me permet de revenir sur certains éléments que vous avez évoqués.

Nous avons mené des dizaines d’heures d’audition, et nous avons déjà certaines réponses. Je ne vais pas les détailler parce que ce n’est pas ma responsabilité. Mais en tout cas, je vous invite à suivre les auditions des différents intervenants. Beaucoup de vos inquiétudes ont eu des réponses. Je ne peux pas vous laisser dire qu’il n’y a eu aucun mot des députés sur la situation de Lubrizol. Tous mes collègues, y compris d’autres familles politiques, ont eu des mots de compassion à l’égard des victimes, des citoyens de la Métropole de Rouen, et plus largement des personnes impactées par cet incendie. C’est la même chose pour les ministres. Je ne partage pas votre point de vue sur ce qui a été dit par les ministres. Ils n’ont pas du tout défendu l’usine Lubrizol. Ils ont défendu la transparence et la sécurité des citoyens. Ils veulent faire en sorte que la population puisse être protégée.

Au sujet du CODERST, effectivement, le préfet nomme ses membres. Mais quatre collèges le composent, soit 25 % de représentants de la préfecture et des différents services de l’Etat, 25 % d’élus locaux, 25 % d’industriels et 25 % d’associations, notamment environnementales. Des pourcentages sont dédiés à chaque personne. Ces éléments sont validés, et le préfet ne peut pas agir dessus. Il agit uniquement sur la nomination de certaines personnes.

En ce qui concerne les produits, nous avons interrogé le SDIS, la DREAL et la préfecture. Ils nous ont confirmé qu’ils avaient bien la liste des produits présents sur le site de Lubrizol, au titre de sa réglementation Seveso « seuil haut ». Mais cela ne veut pas dire qu’ils connaissaient exactement les produits qui ont brûlé dans les premiers jours. Il est évident que cela prend du temps pour savoir ce qui a brûlé ou non. Mais lors de son intervention le 26 septembre, le SDIS savait exactement quels produits étaient susceptibles d’être présents sur les sites, et donc susceptibles de brûler. Il y a effectivement eu un délai avant de connaître l’intégralité des produits de Lubrizol et de Normandie Logistique.

Ce sont surtout les produits de Normandie Logistique qui ont posé un problème. L’entreprise nous a indiqué qu’elle n’avait pas accès à son site, et notamment à l’ordinateur sur lequel étaient rassemblées les informations concernant les stocks de produits. Il leur a fallu du temps pour diffuser ces informations. Ils ont diffusé une première information à la préfecture qui a répondu qu’elle ne lui convenait pas, parce qu’elle n’était pas suffisante pour pouvoir être diffusée à la population. La préfecture a donc demandé de nouveaux éléments, et c’est pour cela que le délai de dix jours, pour leur communication à la population, a été aussi long.

Concernant la situation des agriculteurs, je voudrais que les choses soient très claires. Ce ne sont pas des avances, ce sont bien des indemnisations. Il s’agit d’argent pour compenser des pertes de chiffre d’affaires et des dépenses afin de nettoyer leurs exploitations, ou nettoyer les entreprises, parce qu’elles sont aussi concernées. Un point a peut-être été confus : le Conseil régional de Normandie a effectivement proposé des avances à hauteur de cinq millions d’euros. Mais elles sont faites pour venir rapidement aider les agriculteurs, en attendant les indemnisations qui mettront plus de temps à leur être versées.

Pour ce qui est des particuliers, nous avons abordé ce sujet avec différents acteurs, et notamment lors du Comité de transparence et de dialogue. J’ai posé la question : « Quest-ce qui est prévu pour les particuliers ayant subi un préjudice, soit moral, soit pécuniaire, parce quils ont eu des dépenses de nettoyage ? Sont-ils considérés comme relevant de lun des deux fonds Exetech prenant en compte lindemnisation ? ». Nous n’avons pas de réponse claire et formelle à ce stade, même s’ils nous disent que s’il y a un préjudice, il sera pris en considération. Aujourd’hui, en tant que rapporteur de cette mission d’information, je peux vous dire que n’importe quel particulier peut faire valoir ses droits devant la justice, même si cela prendra dix ou quinze ans pour éventuellement avoir une réponse.

Mme Julia Massardier, avocate au Barreau de Rouen. Cela tombe bien que vous évoquiez cette question, puisque je suis avocate au Barreau de Rouen. Je suis l’avocate d’un certain nombre de particuliers, dont des riverains et d’autres personnes qui ont subi directement la retombée du nuage et qui ont des suies chez eux. Je suis aussi l’avocate de personnes détenues à la Maison d’arrêt de Rouen qui se trouve à deux kilomètres environ de Lubrizol, et des habitants des aires d’accueil des gens du voyage, dont les personnes du Petit-Quevilly qui sont intervenues en début de séance et qui vivent au pied de l’usine, et d’autres qui logent sur l’aire d’accueil de Bois-Guillaume-Bihorel et qui ont aussi subi très fortement les suies. Je précise cet aspect, parce que c’est celui dont il sera question pour l’indemnisation des préjudices.

Dans un premier temps, j’ai été saisie par des personnes démunies et en manque d’informations, tant sur ce qu’il s’était passé que sur leur avenir. C’est aussi leur question. Evidemment, ils ont envie de comprendre ce qui s’est passé. Évidemment, ils ont envie que cela ne se reproduise pas. Mais ils ont aussi envie de savoir comment vont être pris en charge leurs différents préjudices. Ils viennent donc voir les avocats ou ils s’organisent en associations. Mais nos réponses sont limitées, parce que les moyens d’action que nous avons, en tant qu’avocats, sont les mêmes que dans n’importe quel procès.

Je suis avocate pénaliste, c’est-à-dire que je sais comment faire indemniser une victime d’une infraction, d’un vol, voire d’un viol ou d’un meurtre. Mais dans ce cas, nous sommes face à un accident collectif, et les dispositifs sont relativement limités. Notre action en tant qu’avocats devient plus importante que notre rôle habituel, en ce qui concerne par exemple les aires d’accueil des gens du voyage. La question de la prise en charge par des médecins s’est posée. Elle s’est posée aussi pour l’ensemble de la population. Les premières questions qui m’ont été posées sont : « Dois-je mettre mon enfant à lécole ? », « Est-ce que je peux aller travailler, ou pas, si je le souhaite ? », « Comment récolter un certain nombre de preuves ? ». La question des médecins s’est aussi très rapidement posée.

Heureusement, les particuliers se sont organisés. Mais malheureusement, et c’est ce qu’ils décrivent : il n’y a pas eu d’organisation suffisante de la part des pouvoirs publics, et ils ont dû s’organiser seuls. Ils se sont organisés au sein d’associations qui leur ont permis d’avoir un porte-voix, par le biais des avocats. Cela m’a permis d’interpeller Lubrizol et la préfecture, en expliquant qu’un certain nombre de particuliers se posaient des questions. J’ai demandé notamment à la préfecture de se mettre en lien avec l’ARS afin que des protocoles soient définis.

Aujourd’hui, tous les intervenants nous ont dit que beaucoup de choses n’avaient pas été mises en place, alors que nous connaissions les risques. Nous n’avons pas cette culture du risque. Nous savons que ce type de catastrophes peut se produire, mais nous n’avons pas les moyens de les gérer. Dans ce cas, par exemple, aucun protocole réel et adapté à la situation n’a pu être mis en œuvre avec les médecins. Lorsque nous, les particuliers, allons voir notre médecin, il nous dit : « Je ne peux pas attester de lien avec lincendie. Je ne sais pas quelles analyses, sanguines ou autres, vous proposer afin que vous puissiez les faire tester dans un laboratoire ». Un certain nombre d’analyses ne sont pas non plus prises en charge par la Sécurité sociale. La véritable question que se sont posée les particuliers est : « Quoi faire ? Comment le prendre en charge ? ».

L’indemnisation va donc avoir lieu dans le cadre du processus pénal, c’est-à-dire dans des années. Dans ce type de catastrophe, habituellement, il existe des protocoles, et notamment des accords-cadres. Nous avons fait un certain nombre de demandes, notamment auprès de la préfecture et de Lubrizol, afin de savoir comment cela allait être pris en charge. Lubrizol nous a répondu : « Il faut récolter des éléments de preuve, aller voir nos médecins, voir avec nos assurances, etc. ». Ils nous ont donc donné des conseils juridiques que nous connaissons. Ce n’est pas notre question.

Notre question est : « Comment gérer cette masse ? Comment faire pour que toutes ces personnes avancent des fonds ? ». Certains préjudices économiques subis par des entreprises sont déjà actés. Mais pour les particuliers, récolter un certain nombre de preuves, faire des constats d’huissier, faire analyser les suies, faire des tests sanguins, etc., il faut avancer les coûts. Cependant, ce n’est pas possible pour un très grand nombre de personnes au sein de la population touchée. Certaines personnes peuvent bénéficier de l’aide juridictionnelle. Mais il faut des revenus relativement bas, c’est-à-dire moins de 1 000 euros pour une personne seule. Or les revenus de certaines personnes qui travaillent, sont au niveau minimum prévu par la loi dans le cadre du salariat. Leurs revenus sont donc au-dessus des sommes prévues pour l’aide juridictionnelle. De même, dans le cadre d’un procès judiciaire où une expertise sera décidée, elles ne peuvent pas prendre en charge la consignation de fonds qui leur sera assignée. Cela va décourager un certain nombre de personnes.

Aujourd’hui, des enquêtes sont menées, et c’est très bien. Mais les conclusions seront rendues tardivement. Ce que demande la population, ce sont des prises en charge rapides, et non dans dix ans, afin d’indemniser ceux qui ont pu mettre de l’argent dans ces investigations. Ce sont des prises en charge immédiates.

C’est d’ailleurs ce qui avait été décidé à la suite de l’accident d’AZF (AZote Fertilisants) : un accord-cadre a été signé entre le ministère de la Justice, les responsables et les victimes. Il comprenait la prise en charge des préjudices et des examens nécessaires pour les rétablir. Cela n’existe pas aujourd’hui dans le cadre de l’accident de Lubrizol.

Les tribunaux ne nous suivent pas toujours non plus. Effectivement, une expertise a été diligentée, mais elle va concerner « les moins de 500 mètres », c’est-à-dire les habitants d’un périmètre décidé par le préfet, ce qui est assez inquiétant. Nous venons donc de décider la prise en charge en fonction de ce périmètre défini par le préfet, dans l’urgence, et alors qu’il n’avait aucune donnée, puisqu’encore aujourd’hui, il est en train de les recueillir. Cette décision n’était donc pas éclairée. Pourtant, le tribunal administratif va accorder cette expertise pour « les moins de 500 mètres », mais pas pour les autres.

Lorsque j’ai demandé ces expertises et le recours devant le tribunal administratif, dès le samedi après l’incendie, et notamment le recours concernant les personnes détenues, ils m’ont répondu qu’il n’y avait pas d’urgence puisque le préfet avait demandé un confinement pour les personnes détenues, qui avaient pu l’être. Lorsque l’expertise a été décidée par le tribunal administratif pour des riverains, donc non détenus, j’ai effectué la même demande pour les personnes détenues. J’ai donc calqué ma demande sur l’ordonnance qui avait été rendue. Le tribunal m’a répondu qu’il n’y avait pas besoin de faire des analyses au sein de la Maison d’arrêt, alors qu’elle se trouve dans une zone où les odeurs étaient très persistantes. Mais cela ne justifiait apparemment pas d’une exposition spécifique.

J’ai cherché ce que cela voulait dire et, effectivement, c’est sujet à interprétation. Mais dans l’ordonnance rendue qui décide de cette expertise, non pas dans le dispositif de la décision mais dans son cœur, il est indiqué qu’on fait état des « moins de 500 mètres ». C’est très bien si quelqu’un peut m’apporter des précisions, parce que je n’ai pas pu les obtenir lorsque j’ai essayé de contacter les personnes concernées. En tout cas, c’est ma lecture de la décision. Lorsqu’il est dit qu’il n’y a pas eu d’exposition spécifique à la Maison d’arrêt, alors qu’elle se situe à deux kilomètres et que les odeurs ont été ressenties bien au-delà, cela pose question. Lorsque nous avons fait ce recours, nous n’avons pas eu de réponse.

Quels sont les moyens dont nous disposons ? C’est saisir la justice, le tribunal administratif et le tribunal de Grande Instance. C’est ce que nous allons faire pour les aires d’accueil puisque j’ai été saisie récemment par les habitants. Nous allons tenter, devant le tribunal de Grande Instance, d’obtenir des analyses avec des prélèvements sur place, parce qu’ils sont bénéficiaires de l’aide juridictionnelle. Cela ne va donc pas engager de frais pour eux, ce qui n’était pas le cas de mes clients précédents, qui vivaient au sein de Rouen. Nous avons saisi aussi le Défenseur des droits afin de savoir ce qu’il pourrait faire. Ce sont les moyens dont je dispose, qui sont les mêmes que lorsque nous faisons face à des infractions individuelles. Ils ne sont donc pas véritablement adaptés à cette situation.

J’espère qu’une enquête épidémiologique aura lieu, parce que c’est un moyen d’obtenir des preuves pour les particuliers. Si mon dossier comprend des cas de nausées ou des maux de tête, le tribunal va me répondre que ce n’est pas forcément lié à Lubrizol, et c’est vrai. Mais si une enquête épidémiologique est menée, que des symptômes se retrouvent au sein de la population et qu’ils sont plus importants que durant les années précédentes et/ou sur cette partie du territoire que sur les autres, nous aurons des éléments de preuve tangibles. Cet aspect doit être mis en avant. Mais à notre niveau, celui de la défense des particuliers, c’est plus difficile à demander. C’est donc quelque chose qui pourrait être recommandé à la suite de votre mission d’information. Nous allons envoyer également la demande d’un accord-cadre. Il doit être transparent, et non être une prise en charge de certains préjudices. Il ne doit pas être signé tant que toutes les parties n’ont pas participé à cette demande.

En outre, cet accord-cadre doit prendre en charge la recherche des éléments de preuve, notamment les examens médicaux et les prélèvements sur place.

Nous avons lancé aussi des plaintes pénales. Nous avons incité la population à aller déposer des plaintes. Beaucoup se sont faites par notre intermédiaire, par l’intermédiaire d’autres avocats ou même par les particuliers eux-mêmes. C’est très positif, parce que ce n’est pas dû à notre seule action. Cette mobilisation générale de la population qui a déposé plainte, qui veut connaître ce qui s’est passé et qui fait valoir ses droits, a permis la mise en place d’un certain nombre d’éléments, et notamment des perquisitions dans les entreprises et l’ouverture d’une instruction au pôle de Santé Publique de Paris. C’est extrêmement positif.

Nous attendons beaucoup de choses qui vont se dérouler dans un temps très long. Nous essayons de nous constituer partie civile dans l’instruction. C’est compliqué. Notre dossier a mis beaucoup de temps à être coté. Je ne sais d’ailleurs pas s’il l’est encore. En tout cas, nous n’avons pas encore accès à ce dossier. Cette instruction et ses suites vont durer un temps colossal. Nous avons donc besoin d’utiliser d’autres moyens pour faire établir les éléments de preuve et les récolter. Si un jour, des maladies se révèlent progressivement, il faudra avoir acté les symptômes apparus à l’époque. C’est aujourd’hui que nous pouvons acter notre situation, s’il y a eu des dépôts de suie ou des débris d’amiante, ou pas. C’est un processus de consignation et de conservation des preuves très important pour les particuliers, mais qui est aujourd’hui très difficile à mettre en œuvre. C’est par le biais de cet accord-cadre que nous pourrons avoir des éléments de réponse.

M. Jean-François Dupont, vice-président de lAssociation de défense de lenvironnement de Sénart (ADE Sénart). Je représente la Coordination nationale des associations riveraines des sites Seveso. M. Michel Le Cler, qui est son président, n’a pas pu être disponible aujourd’hui parce qu’il habite à Donges, à côté d’une raffinerie, et qu’il n’a pas pu trouver de trains. J’habite en Seine-et-Marne, à Sénart, à 500 mètres d’un site logistique qui a obtenu l’autorisation de stocker jusqu’à 3 000 tonnes de produits chlorés. Je suis membre de la commission de suivi des sites Seveso de Sénart et vice-président d’une association locale pour la défense de l’environnement à Sénart.

La Coordination nationale des associations riveraines des sites Seveso s’est créée au début de l’année 2012, dans la foulée de la « charrette » - le mot s’applique bien - de la mise en place des différents PPRT, puisque 600 à 700 sites auraient été concernés. Cela a suscité beaucoup de mobilisation et d’organisations locales, partout en France. Nous regroupons donc environ une soixantaine d’associations présentes à Donges, à La Rochelle, à la Fos-sur-Mer, etc.

Évidemment, nous avons suivi ces questions depuis la création de la Coordination au niveau local, comme au niveau national, puisque nous avons sollicité à plusieurs reprises le ministère de l’Environnement. Nous avons été reçus par des conseillers techniques des différents ministres qui se sont succédé depuis 2012. Nous avons aussi appuyé des propositions de loi, au Sénat notamment, concernant la mise en place et l’application des PPRT. En résumé, nous suivons ce dossier depuis notre création.

Mon propos ne sera pas exclusivement centré sur la gestion de la crise et de l’après-crise, parce que nous pensons que c’est assez réducteur. Lubrizol est, hélas, un cas d’école, comme a pu l’être AZF. Il faut donc le resituer chronologiquement pour mieux comprendre ce qu’il s’est passé, et ce qu’il peut encore se passer à Lubrizol - ou ailleurs -, dans le contexte de l’évolution de la législation et de son application sur les installations classées. Je ne remonterai pas au XIXe siècle, mais à 2001, c’est-à-dire à l’accident d’AZF.

Cette catastrophe a donné lieu à la création d’une commission d’enquête parlementaire en octobre 2001, présidée par M. François Loos. Elle a produit un rapport prenant sérieusement en compte la protection des riverains à cette époque. C’est à la suite de ce rapport que le gouvernement suivant a proposé et fait voté la loi Bachelot, en juillet 2003, qui a mis en place les PPRT. Il s’agit d’un dispositif de prescription d’urbanisme, incluant les obligations de travaux, de délaissement ou d’expropriation.

D’ailleurs, nous avions ajouté dans la loi Bachelot un élément fondamental pour comprendre ce qui va suivre : nous nous étions donnés comme but, de réduire les risques des sites industriels à la source, dans la mesure où cela était économiquement acceptable pour l’exploitant. C’est sans doute dans cet aspect que réside le problème aujourd’hui. La mise en œuvre des PPRT a beaucoup traîné, puisque l’objectif initial était qu’ils soient appliqués en 2008. Mais il a fallu attendre 2019 pour que la quasi-totalité des PPRT soit approuvée par les préfets, c’est-à-dire avec dix ans de retard. La loi Bachelot est donc difficile à appliquer, comme le prouve ce retard très important. Concernant la critique de la loi Bachelot en elle-même, cette notion d’« économiquement acceptable » est très discutable parce qu’elle permet toutes les interprétations de la part de l’exploitant, afin de ne pas faire certaines modifications qui iraient dans le sens de la réduction des risques à la source.

Par ailleurs, notre coordination s’est beaucoup centrée sur la question des obligations de travaux, et notamment de renforcement des bâtis, des pièces de confinement, etc. qui ont suscité de nombreuses discussions ces dernières années. Concernant leur prise en charge financière, il a fallu beaucoup de palabres entre l’État, les exploitants et les collectivités locales pour que les riverains n’aient pas à supporter la charge des travaux pour limiter un risque dont ils n’étaient absolument pas responsables. Elle s’appuie sur des crédits d’impôt et d’autres dispositifs, qui rendent la situation assez inconfortable pour les riverains eux-mêmes.

De plus, beaucoup de ces travaux maintenant obligatoires ne garantissent en aucun cas une protection véritablement efficace, parce qu’en cas de surpression par exemple, aucun constructeur de fenêtres ne garantit la résistance de ses huisseries au-delà d’un certain nombre de millibars. Résultat : beaucoup de riverains renoncent, par exemple, à faire les démarches de travaux, sachant que de toute façon, ils ne les protégeront que sur le papier. C’est pourquoi nous avions demandé un moratoire, et non une annulation de la loi Bachelot, afin de revoir la question des travaux infligés aux riverains et la question de l’attitude des exploitants vis-à-vis de ce principe de l’« économiquement acceptable ». Nous voulions que la réduction des risques à la source devienne l’objectif principal. Mais jusqu’à présent, les intérêts économiques semblent donc avoir gagné.

Ces PPRT s’appuient sur des méthodes probabilistes, comme les études de danger. Ces dernières sont effectuées par les exploitants, avec l’aide de cabinets spécialisés, contrôlés formellement par les DREAL. Mais en fait, dans ces études de danger est évacuée une série de scénarios considérés comme très improbables. Finalement, nous nous apercevons que des accidents comme ceux de Lubrizol et d’AZF, site qui n’était d’ailleurs même pas classé Seveso à l’époque, sont considérés comme extrêmement improbables. Mais ils se sont quand même produits. Il est donc possible de contester que les études de danger et les PPRT accordent autant d’intérêt à la méthode probabiliste, et évacuent ainsi un certain nombre de scénarios, comme celui qui s’est produit à Lubrizol, avec le prétexte que les statistiques d’occurrence prouveraient qu’il y a peu de chances qu’ils se produisent. Car la réalité démontre le contraire.

De plus, dans les études de danger et les PPRT, il n’est absolument pas question des impacts à long terme ou diffus sur des grandes parties du territoire dépassant les périmètres du PPRT et du Plan particulier d’intervention (PPI).

L’exemple de Lubrizol le montre parfaitement.

L’accident de Lubrizol est aussi le résultat d’un assouplissement de la réglementation, accéléré avec les décrets et la loi pour un État au service d’une société de confiance dite ESSOC de 2018. Ils sont allés dans le sens des intérêts des industriels, et ils ont permis aux préfets de faire des arrangements au cas par cas, avec des dispenses d’études d’impact de l’Autorité environnementale. D’ailleurs, cette dernière est généralement la structure d’inspection des sites classés au niveau local, ce qui permet de questionner son indépendance. L’application des lois est donc à géométrie variable, de même que le suivi de l’évolution des produits classés dans les sites qui peuvent se prévaloir de cet assouplissement.

Il y a aussi moins d’inspecteurs, et donc moins d’inspections, ce qui va de pair avec une augmentation des accidents : +30 % en deux ans, selon les chiffres du BARPI (Bureau d’analyse des risques et pollutions industrielles).

Concernant l’information, la concertation et la prévention vis-à-vis des habitants, je ne souhaite pas revenir sur la façon dont sont traités les riverains et leurs représentants dans les Commissions de suivi des sites Seveso. Ce sont souvent des « grandes messes » ou des chambres d’enregistrement, comme le CODERST. Bien sûr, des collèges existent, et donc une pondération pesée au trébuchet. Les préfets savent le faire. Pour avoir participé depuis de nombreuses années au Comité de suivi des sites de Sénart, et avoir vu ce qui se passe ailleurs, la parole des riverains et de leurs représentants dans ces commissions de suivi et ces CODERST est rarement prise au sérieux. Il faut vraiment beaucoup « ramer » pour pouvoir se faire entendre.

D’autre part, les PPI présentent des failles importantes en matière de systèmes d’alerte et d’éducation aux comportements de sécurité. Les consignes et les injonctions sont très contradictoires, notamment dans les établissements recevant du public, comme les écoles, etc. Le fonctionnement des PPI pose aussi un problème en lui-même. Même s’il existe des exercices dans les écoles, les collèges ou les lycées, lors d’un accident comme celui de Lubrizol, il n’y a « pas de pilote dans l’avion » pour donner les consignes, non seulement aux riverains, mais aussi aux établissements recevant du public. C’est dramatique.

En conséquence, il nous paraît évident de revoir la loi Bachelot et de faire un bilan de son application, parce que nous voyons bien que le PPRT a été bâclé et qu’il n’a pas permis d’éviter la catastrophe. Or cela peut se reproduire à tout moment, dans n’importe quel grand site industriel à risques. Si nous ne sommes pas capables depuis 2003, c’est-à-dire depuis que les PPRT ont été adoptés, de faire un bilan de cette loi, nous nous mettons la tête dans le sable. Il nous semble important qu’il y ait non seulement une mission d’information, mais aussi une commission d’enquête pour faire le bilan de l’accident de Lubrizol et de la loi Bachelot, parce qu’il y a certainement beaucoup à dire sur l’application des PPRT.

Nous demandons également une annulation des assouplissements pris en 2018, parce qu’ils sont inacceptables. C’est une des causes principales, sans doute, de l’incendie de Lubrizol, même s’il faut encore trouver l’origine du sinistre. Il illustre la part trop belle faite aux industriels, sous prétexte de leur rendre la vie économique plus facile.

Nous demandons aussi une refonte complète des niveaux de présence et de participation des habitants et des représentants des associations de riverains, au sein des processus de concertation. Nous ne voulons plus être réduits à la portion congrue ou à des faire-valoir, voire des pots de fleurs.

Tout ce qui a été dit aujourd’hui le démontre aisément : il y a plus qu’un « trou dans la raquette ». C’est une lacune dramatique. À l’heure actuelle en France, il n’existe pas de systèmes de protection de la santé publique en cas d’accident majeur. Il ne faut pas se cacher derrière des mots ronflants ou des dispositifs à la petite main.

Par exemple, il n’y a eu aucune campagne systématique de mesures, ni de capitalisation des données. Concernant tous ces aspects, il est évident qu’il y a une page vierge à remplir par les parlementaires, pour qu’en cas d’accident de ce type, nous puissions avoir une prise en charge sérieuse, des mesures, des campagnes de santé publique et la législation qui va avec. Car pour l’instant, c’est le désert.

M. Olivier Blond. Concernant l’expertise indépendante que nous avons demandée au tribunal administratif, il y a eu une demande très forte de la préfecture visant à cantonner cette expertise à l’intérieur d’un périmètre de 500 mètres. Mais nous avons réussi à obtenir que cette expertise s’étende au-delà, autour des domiciles de tous les plaignants. Cette expertise indépendante a été déposée par notre association et 100 habitants de l’agglomération, ce qui a permis d’élargir l’étude.

Ensuite, les prélèvements sont évidemment absolument essentiels. Ce n’est pas seulement un désert : nous avons fait face à l’hostilité du monde médical, et visant toutes les personnes qui ont voulu faire des analyses sanguines. Nous avons un certain nombre de témoignages de personnes qui sont allées voir leur médecin ou l’hôpital. Ces derniers leur ont répondu qu’ils ne leur feraient pas d’ordonnance pour des tests de dioxines, d’HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques) ou d’autres produits dont nous pourrions logiquement suspecter la présence, du fait de l’exposition. Certains laboratoires d’analyse ont clairement dit qu’ils ne pouvaient, ou ne voulaient pas, les faire. C’est compliqué de faire le tri dans ces témoignages, mais manifestement, il y a eu un blocage concernant ces analyses sanitaires, alors qu’elles sont absolument cruciales, y compris pour le dispositif légal d’indemnisation.

Enfin, au sujet du dispositif d’indemnisation, qui est également crucial, il existe un « état de catastrophe technologique » dans la loi Bachelot. Il prévoit un certain nombre d’éléments, mais il est complètement inutilisable. Il faudrait réfléchir à changer les critères amenant à la détermination de cet état de catastrophe technologique, peut-être en mettant différents seuils ou différents niveaux. Mais nous devrions pouvoir définir cet état de catastrophe à partir des conditions observées lors de l’accident de Lubrizol.

Il faudrait aussi faciliter l’indemnisation des personnes, y compris au niveau des assurances. Le dédommagement doit être pris en charge, mais aussi toute la démarche de collecte des preuves, nécessaire pour l’obtenir.

M. Guillaume Blavette. Je souhaiterais confirmer ce qui a été dit aux urgences du CHU de Rouen, le soir de la catastrophe. Un panneau indiquait qu’aucun prélèvement sanguin et qu’aucune consultation n’aurait lieu. Le CHU de Rouen s’est aussi démarqué dans le cadre du Collectif unitaire rouennais, puisque les syndicats membres ont tous saisi leur CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail). Celui du CHU de Rouen, l’employeur le plus important de votre circonscription, Monsieur Adam, a refusé la demande des salariés, alors que tout le monde sait que les domiciles des infirmières, des médecins et des aides-soignants occupent un périmètre très large, quasiment tout le département.

Je souhaiterais évoquer aussi le domaine des tierces expertises et des groupes d’experts pluralistes, qui permettraient d’intégrer les expertises d’usage et non institutionnelles. Or, depuis la catastrophe du 26 septembre, et en dépit d’interventions à différents niveaux de la part de toutes les associations parties prenantes, une fin de non-recevoir nous a été opposée, alors que l’expérience prouve, dans notre pays, que les groupes d’expertise pluralistes ont permis de faire avancer la compréhension des phénomènes et la mise en œuvre des réponses à tous les niveaux. À ce sujet, il existe des documents réalisés par l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire). Ce qui manque aujourd’hui, et cette catastrophe l’illustre, c’est une prise en compte des intelligences du territoire.

M. Jacky Bonnemains. Une tendance existe depuis maintenant plusieurs années : c’est la multiplication des incendies, non seulement dans les établissements Seveso, mais aussi dans des établissements quasiment soumis à la directive Seveso, c’est-à-dire des établissements industriels qui peuvent avoir, à l’échelle de leur territoire, des conséquences graves dues aux toitures en amiante et aux dépôts de produits toxiques sur les productions alimentaires, avec des risques d’intoxiquer les cheptels agricoles. Cela va bien au-delà de Lubrizol.

Actuellement, tous les deux à trois jours, une entreprise prend feu, en particulier dans le cycle du traitement des déchets. Ces incendies sont des émetteurs de dioxines, d’hydrocarbures, et de tout un ensemble de molécules extrêmement toxiques. C’est le cas aussi de la cathédrale de Notre-Dame de Paris, avec le plomb. Nous nous apercevons que toutes les administrations, les mairies et les autres parties prenantes, sont généralement complètement dépassées par les retombées de ces incendies et par le ressenti du public. Les pouvoirs publics sont complètement déconnectés. Dans votre réflexion, veuillez intégrer le fait que depuis plusieurs années, les incendies sont une cause majeure de perturbation des populations et des territoires.

Je souhaiterais signaler deux points positifs. À la demande, voire sous la pression, du ministère de l’Écologie et non de la préfecture de Rouen, ni de la DREAL, toutes les FDS (fiches de données de sécurité) vont être publiées. C’est une mine d’informations, en particulier pour les avocats et les plaignants. C’est une chose positive qui n’est pas venue de la préfecture, mais du ministère et de la DGPR (Direction générale de la prévention des risques).

Malgré les pressions qu’elle a subies et dont nous avons été témoins, y compris vous, Monsieur Adam, lors de la réunion du 12 octobre, l’ANSES a émis un avis dont nous veillerons à son bon suivi, sur le fait que les denrées alimentaires devront être suivies pendant au moins un an, c’est-à-dire quatre saisons, jusqu’à l’hiver prochain. S’il s’avère que les productions sont contaminées à cette période, il devrait perdurer. C’est aussi un progrès qui est venu de l’extérieur de Rouen, d’un organisme qui a vocation à gérer les risques sanitaires dans l’ensemble de la France métropolitaine et en Outre-mer.

L’avis de l’ANSES et la délivrance des FDS sont deux points importants qui suivent un autre évènement auquel l’association « Robin des Bois » s’est beaucoup intéressée. Il s’agit du naufrage du Grande America au mois de mars, au large de la Bretagne. Nous avons exigé et obtenu que l’inventaire de toutes les marchandises à l’intérieur du cargo soit publié. Si nous tenons compte de la jurisprudence du Grande America et de celle de Lubrizol, nous nous orientons donc vers la délivrance au public, non sans douleur, des informations concernant tous les matériaux qui ont brûlé ou qui sont au fond de la mer. C’est très positif.

M. Damien Adam, rapporteur. Je tiens à remercier les personnes qui sont intervenues au sujet des Gens du voyage. C’est la première fois que nous parlions de ce sujet au sein de cette mission d’information. C’était important que nous puissions vous entendre.

Au sujet de la loi Bachelot, je souhaiterais répondre à M. Jean-François Dupont concernant les PPRT. Le 28 novembre dernier, nous avons auditionné le président de l’AMARIS (Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs). Il nous a donné quelques éléments concernant les conséquences des PPRT et la nécessité de faire des travaux dans les logements, puisque 16 000 logements sont concernés par les zones PPRT. À ce stade, seulement 600 ont fait l’objet de travaux afin d’être conformes aux PPRT, sachant qu’il existe un délai, de six à sept ans, entre l’établissement du PPRT et la réalisation des travaux. C’est important de le noter.

Je souhaiterais aussi répondre à Mme Ginette Vastel au sujet du rapport Kasbarian. Ce n’est pas parce qu’un rapport dit quelque chose, qu’il est forcément validé par l’Assemblée nationale, et le parlement plus généralement. Il faut maintenant entrer dans le processus classique de la loi. Pour l’instant, rien n’est fait. Il y a aussi une incompréhension, parce que ce rapport propose simplement qu’avant la cession ou la vente d’un terrain à un acteur privé, la puissance publique - ou un autre acteur - puisse commencer les démarches sur certains aspects. Cela ne remet pas en cause la gestion et l’étude des risques sur les analyses environnementales. Elles devront forcément être menées. C’est simplement pour pouvoir faire des terrassements en amont afin d’accélérer la procédure. Cela ne remet pas en cause les problématiques environnementales qui seront de toute façon traitées. Il devra y avoir une validation avant.

Concernant la loi ESSOC et les arrêtés, le préfet a indiqué que deux arrêtés avaient été pris :

- le premier simplifie les arrêtés précédents afin de clarifier les choses au niveau des possibilités de stockage à Lubrizol ;

- le deuxième, qui n’a pas été mis en œuvre, concerne l’augmentation des capacités de stockage. Un bâtiment était en cours de construction et à l’Est du site de Lubrizol, des terrassements ont été réalisés. Ces travaux étaient en lien avec ce deuxième arrêté, mais ils n’avaient rien à voir avec l’incendie du Lubrizol, puisqu’ils concernaient une autre partie du stockage.

Mme Vanessa Moreira Fernandes. Je souhaiterais savoir ce que je peux dire aux personnes de l’aire d’accueil. Par exemple, la mission d’information va-t-elle interroger la Métropole sur ce qui s’est passé et sur la façon dont elle nous malmène ? Les gens sur le terrain ne savent plus comment faire.

M. Damien Adam, rapporteur. La mission d’information n’a pas de pouvoir sur les élus locaux. Elle ne peut pas convoquer les élus de la Métropole, par exemple. Mais déjà, par l’intermédiaire de la presse qui suit certainement cette audition, il est possible d’interpeller la Métropole de Rouen. Mais en tant que rapporteur de la mission, je ne peux rien faire par rapport à cela. Votre audition sera évidemment écrite dans le compte rendu. Il y aura certainement aussi un mot dans le rapport.

Vous avez également proposé la création d’une commission d’enquête sur le sujet des aires du voyage en France et sur les problématiques de voisinage des aires. Ce sont des éléments pertinents, qui pourront être inscrits dans le rapport.

Mais concernant les élus de la Métropole en tant que tels, je ne peux rien faire au titre de la mission. En tant que député de la Seine-Maritime, je peux faire des choses, mais elles ne sont pas en lien avec la mission. Nous n’en parlerons donc pas ici. Il faut clarifier les éléments qui relèvent de la mission, et ceux qui ne le sont pas.

 

Laudition sachève à treize heures dix.

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27.   Audition, ouverte à la presse, de la direction de la société Lubrizol France :
Mme Isabelle Striga, directrice générale de Lubrizol France
M. Laurent Bonvalet, directeur du site Lubrizol de Rouen
M. Christophe Piérard, manager conseil sécurité environnement Lubrizol

(Séance du mardi 17 décembre 2019)

Laudition débute à quatorze heures quinze.

M. le président Christophe Bouillon. Mes chers collègues, la mission d’information entend, cet après-midi, les responsables nationaux et locaux de l’entreprise Lubrizol France.

Compte tenu du temps qui nous est imparti pour ce travail qui se déroule d’ailleurs, je le précise, hors du cadre d’une enquête judiciaire, je vous propose de séquencer nos questions afin de maintenir un rythme soutenu et d’avoir une audition dynamique. Je demande donc à l’ensemble de mes collègues de formuler des questions synthétiques, chacun pouvant bien entendu réagir aux réponses qui lui seront faites.

Madame, Messieurs, à quels travaux avez-vous procédé depuis le 27 septembre, donc après l’incendie, afin de répondre aux demandes, aux prescriptions, aux mises en demeure de la préfecture ? Et quels autres quels travaux auriez-vous par ailleurs engagé de votre propre chef ?

Que reste-t-il aujourd’hui du site ? Nous avons bien compris lors de l’audition de votre CEO Eric Schnur que seuls 10 % avaient été touchés par l’incendie. L’arrêté du préfet autorisant une reprise partielle ne visant qu’une petite partie des 90 % restants, à quoi va être utilisé le reste du site ? À des formes d’entreposage ? À des process particuliers ?

Mme Isabelle Striga, directrice générale de Lubrizol France. Je suis la directrice générale de Lubrizol France, mais également directrice manufacturing pour la zone Europe, Afrique, Moyen-Orient et Inde.

Je comprends, Monsieur le président, votre volonté d’avoir des échanges dynamiques. Je souhaite cependant, avant de répondre à vos questions, commencer par un rapide propos introductif que j’ai préparé.

Je vous remercie de nous recevoir aujourd’hui. Au nom de la direction de Lubrizol, je m’associe aux propos tenus devant vous par Eric Schnur et j’adresse nos plus sincères excuses aux personnes touchées par l’incendie du 26 septembre. Nous sommes profondément désolés pour l’émotion qu’il a suscitée. Des centaines d’employés de Lubrizol, dont nous faisons partie, ainsi que nos familles, vivent également dans ce territoire que nous souhaitons aider en apportant notre soutien.

De nombreuses questions relatives à la santé et à l’environnement, auxquelles nous nous attachons à répondre, ont été soulevées. Ce que nous comprenons parfaitement.

Nous savons précisément quels produits de Lubrizol ont brûlé. À ce jour, plus de 2 500 prélèvements ont été effectués dans l’environnement. Nous disposons de plus de 124 000 résultats d’analyses sous forme de données chiffrées, toutes rassurantes, et nous poursuivons la surveillance.

Depuis le 26 septembre, Lubrizol a veillé à maintenir le dialogue en invitant de nombreux interlocuteurs sur son site. Les membres du comité de riverains, qui existe depuis 1997, ont été invités à deux reprises ; nous avons également convié deux cents maires de la métropole rouennaise et de la Seine-Maritime mais, aussi, de nombreuses associations socioprofessionnelles et consulaires ; nous nous sommes notamment rendus la semaine dernière devant le Conseil économique, social et environnemental régional (CESER), afin de répondre à ses nombreuses questions. Cette communication continuera en 2020, car la poursuite des échanges est pour nous essentielle.

Alors que les causes de l’incendie n’ont pas encore été déterminées et que nous persistons à penser qu’il s’est déclenché à l’extérieur de nos installations, nous avons répondu aux préoccupations des agriculteurs, des entreprises et collectivité touchés par cet incident.

Il y a plusieurs semaines, Éric Schnur est venu exprimer sa solidarité ; depuis, Lubrizol a mis en place et de façon proactive des fonds d’aide d’urgence. C’est probablement une première en France qu’une entreprise apporte ainsi des aides aussi rapidement sans même y être contrainte. De nombreux dossiers ont été déposés et, bien sûr, des aides sont versées chaque jour.

Le 26 septembre restera à jamais gravé dans nos mémoires. En une nuit, nos entrepôts ont brûlé et la réputation de l’entreprise a été balayée. Nos équipes se sont battues avec courage aux côtés des sapeurs-pompiers pour éteindre l’incendie. Grâce à eux, aucun blessé n’est à déplorer et nos installations de production demeurent intactes.

Depuis le 26 septembre, j’assiste quotidiennement à la mobilisation sans faille de nos salariés, de nos fournisseurs, de nos sous-traitants, de nos clients et de la société civile afin de construire le Lubrizol de demain.

Dans les moments les plus difficiles, je pense à cette mobilisation et à tous nos soutiens, qui nous donnent du courage. C’est parce que Lubrizol sera debout que nous pourrons préserver les emplois qui dépendent de nous. C’est parce que Lubrizol sera debout que nous pourrons aider un territoire que nous aimons. C’est parce que Lubrizol sera debout que nous pourrons progressivement restaurer la confiance.

Nous sommes à votre disposition pour répondre à vos questions – dans le respect des procédures en cours, que vous venez vous-même, monsieur le président, de rappeler.

M. Christophe Piérard, manager conseil sécurité environnement Lubrizol. Je suis docteur en chimie analytique appliquée à l’environnement, conseiller sécurité – déclaré en préfecture – en transport de marchandises dangereuses pour Lubrizol, sapeur-pompier volontaire, officier expert en risques chimiques pour le département de l’Eure, et enfin, manager conseil sécurité, sûreté et environnement à la direction QHSE (qualité, hygiène, sécurité, environnement) pour la zone Europe, Moyen-Orient, Afrique et Inde.

M. Laurent Bonvalet, directeur du site Lubrizol Rouen. Je suis le directeur du site Lubrizol Rouen, entreprise que j’ai intégrée en 2015, et j’occupe ce poste depuis le 1er juin 2018.

Mme Isabelle Striga. Je réponds à votre question, monsieur le président, sur les travaux réalisés après l’incendie.

Depuis plus de trois semaines, nos équipes travaillent d’arrache-pied. Pas moins de vingt-quatre projets ont été engagés sur le site afin de renforcer la sécurité, au-delà des exigences réglementaires. Le plus visible, pour ceux qui ont pu venir sur place, c’est la construction de nombreuses rétentions. Elles ont été construites pour contenir une éventuelle fuite mais aussi retenir des eaux d’extinction. Les rétentions ont été généralisées.

Nous avons également installé des détections d’incendie là où il n’y en avait pas, notamment, dans des zones extérieures aux bâtiments. Nous avons aussi ajouté des systèmes d’extinction à poste fixe ou prédisposés qu’il est très facile, le cas échéant, d’actionner. Tels sont les principaux travaux réalisés, et qui nous ont permis de déposer une demande de reprise partielle de l’activité.

S’agissant de ce qui reste du site, ce sont deux entrepôts de stockage de produits finis et des zones de stockage en extérieur qui ont brûlé et, du coup, la totalité de l’inventaire correspondant à plusieurs semaines de ventes à destination de nos clients européens. Les unités de fabrication et de production sont restées intactes.

La reprise partielle concerne l’unité de mélange visant à la formulation de composants permettant de produire des paquets multifonctionnels pour les clients ainsi qu’une installation de solubilisation de polymères dans de l’huile. D’autres installations n’ont pas été incluses dans la demande de reprise partielle : il s’agit de deux unités de fabrication de produits intermédiaires au cours desquelles interviennent des réactions chimiques. Nous ne sommes pas techniquement à même de les remettre en service pour deux raisons : premièrement, une des unités dédiées au traitement des évents reste prioritairement dédiée au traitement des évents des fûts exposés aux flux thermiques – le protocole, toujours en cours, a été validé par M. le préfet ; deuxièmement, les lignes d’alimentation de gaz et de vapeur, depuis le site voisin, ont été endommagées lors de l’incendie et ces deux tuyauteries doivent être reconstruites afin d’être en capacité d’apporter suffisamment de calories pour que les réactions aient lieu. Pour l’heure, nous ne sommes donc pas en mesure de redémarrer ces installations.

M. le président Christophe Bouillon. Les travaux que vous avez réalisés en matière de rétention et de détection correspondent-ils en partie aux mises en demeure de l’État – notamment pour ce qui touche à la détection incendie ? Avez-vous été au-delà ?

Mme Isabelle Striga. Les travaux que nous devons réaliser dans le cadre de la mise en demeure et dans un délai donné concernent la mise à jour du plan de lutte contre l’incendie. Certains équipements ont été effectivement revus depuis l’événement.

La rétention des eaux incendie a quant à elle également été traitée par la construction de rétentions additionnelles. Et sur ce plan, nous avons été au-delà des exigences réglementaires.

M. Damien Adam, rapporteur. Ma première question, d’ailleurs dans la continuité de celle qui vous a été la précédemment posée, portera sur les travaux que vous avez réalisés en vue la réouverture partielle du site : pouvez-vous nous donner des éléments plus concrets que ceux que nous avons eus jusqu’à présent sur les lieux de stockage des productions des deux unités de mélangeage ? Ces entrepôts sont-ils classés Seveso ou simplement au titre d’ICPE (installations classées pour la protection de l’environnement) ?

Deuxième question : vers quel site européen ou américain avez-vous délocalisé certaines productions rouennaises afin de répondre aux besoins de vos clients pendant la fermeture du site ?

Mme Isabelle Striga. Les produits finis fabriqués depuis samedi sont soit envoyés chez les clients en vrac, dans des camions-citernes, soit envoyés en enfûtage chez un des trois partenaires que nous avons sélectionnés afin de conditionner ou de stocker les produits pour notre compte, puisque nous n’avons plus de chaîne de conditionnement ni de bâtiment de stockage. Ces entrepôts sont effectivement classés en catégorie SEVESO.

M. Damien Adam, rapporteur. Savons-nous où ils se trouvent ?

Mme Isabelle Striga. Oui ! (Sourires.)

M. le président Christophe Bouillon. Il a été question d’un site à Lillebonne.

Mme Isabelle Striga. Les entrepôts ont été sélectionnés dans le cadre du conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST), mais également du comité pour la transparence et le dialogue de vendredi dernier. Ils se trouvent dans la région.

M. Damien Adam, rapporteur. La question que je m’apprête à vous poser résulte des auditions que nous avons menées jusqu’à présent. Cette question concerne les relations de Lubrizol avec l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS). On nous a demandé de vous poser la question de savoir si vous aviez eu par le passé des relations avec l’INERIS, sur certains sujets de sa compétence…

Mme Isabelle Striga. Je n’ai pas répondu à votre question relative à la délocalisation pendant la période d’arrêt de trois mois. Lubrizol possède d’autres sites de production en Europe, mais ils ne sont pas voués aux mêmes marchés et n’ont donc pas pu compenser l’arrêt de l’usine de Rouen. Nous avons dû faire venir des produits des États-Unis ou d’Asie afin de maintenir un « service minimum » et répondre autant que possible aux besoins de nos clients.

Lubrizol avait déjà fait appel à l’INERIS dans le cadre d’un partenariat de recherche sur les facteurs organisationnels et humains sur le site même de Rouen, où des consultants de l’INERIS – sociologues, spécialistes de ce domaine – sont ainsi intervenus.

M. Damien Adam, rapporteur. Quand était-ce ?

Mme Isabelle Striga. Il y a trois ans, dirais-je, mais je préfère vous le confirmer par écrit.

M. Damien Adam, rapporteur. Autre question, cette fois-ci suggérée par Mme Lepage : quels produits utilisez-vous afin de réduire les odeurs générées par les conséquences de l’incendie de Lubrizol ?

Mme Isabelle Striga. Nos équipes ont beaucoup travaillé sur un programme consacré à la réduction des odeurs suite aux incendies, celui de notre voisin, NL Logistique, et celui de Lubrizol. Nous avons ainsi travaillé, ensemble, avec ATMO Normandie et un prestataire spécialisé, Osmanthe, mais également avec d’autres prestataires techniques afin de réduire l’impact des odeurs sur la population environnante. Des brumisateurs, des rampes de brumisation ont été installés, d’autres techniques encore, qui peuvent parfois utiliser des neutralisants d’odeurs. Parmi ces derniers, plusieurs ont été testés, avec des concentrations différentes, par des « nez » de Lubrizol, d’ATMO Normandie, d’Osmanthe ou d’autres intervenants dûment formés de la zone havraise. Tous sont venus nous prêter main-forte afin d’identifier les neutralisants les plus efficaces, en fonction des conditions météorologiques.

 

Car dans bon nombre de situations, nous cherchons à ne pas utiliser ces neutralisants, et à n’y faire appel que très ponctuellement, seulement dans les cas où les conditions météorologiques l’exigent.

Mme Annie Vidal. J’ai déjà posé ma première question lors de précédentes auditions, sans être parvenue à obtenir de réponses claires. Pourriez-vous préciser la nature du processus de suivi de la traçabilité des entrants et des sortants parmi les produits stockés de haute dangerosité ?

Deuxièmement, en termes de réglementation ou de bonnes pratiques, comment votre responsabilité est-elle engagée dans le choix de l’entreprise chargée de stocker vos produits finis ?

Mme Isabelle Striga. S’agissant du processus de suivi des produits entrants et sortants, nous disposons pour les produits conditionnés d’un progiciel d’entreprise nous permettant, par un système de codes-barres, de connaître très précisément ce qui entre sur le site et l’endroit où les produits sont stockés. Nos inventaires sont ainsi mis à jour en permanence.

M. Christophe Piérard ajoutera peut-être une précision sur les produits entrants et sortants.

M. Christophe Piérard. Ce progiciel est également alimenté par le règlement CLP relatif à la classification, l’étiquetage et l’emballage de substances et mélanges. Dans ce cadre-là, nous sommes capables d’identifier les produits qui comportent un certain nombre de risques et de bien les distinguer. Avec la traçabilité, nous savons parfaitement où ils se trouvent, étiquette de danger par étiquette de danger.

Mme Annie Vidal. Autrement dit, vous disposez d’un inventaire « tournant » vous permettant, à tout moment, de savoir ce que sont devenus les produits, et vous pouvez donc nous dire, à tout moment, ce qu’il reste, dans quel bâtiment et en quelle quantité ?

M. Christophe Piérard. C’est bien ce qui nous a permis de fournir très rapidement aux services de l’État les noms de l’ensemble des produits qui se trouvait sur les zones qui ont brûlé, produit par produit, emplacement par emplacement. Nous avons ainsi été capables de donner très rapidement le tonnage des produits de Lubrizol qui ont brûlé.

Mme Isabelle Striga. Nos chariots élévateurs sont équipés de lecteurs et lorsque les produits sont utilisés, par exemple dans les mélanges, les produits conditionnés sont scannés de telle manière que l’inventaire soit mis à jour. Nous avons un système très élaboré de tenue des inventaires.

Nous nous imposons depuis des années un processus très précis de sélection des fournisseurs et des prestataires, commun à l’ensemble des entités de Lubrizol Corporation et il est peut-être encore plus développé en Europe. J’ajoute que les prestataires avec lesquels nous travaillons n’étaient pas inconnus avant l’incendie. Nos besoins se sont renforcés et nous avons conclu de nouveaux contrats avec eux.

Mme Annie Vidal. Après l’incendie du 26 septembre, un certain nombre de vos salariés ont été psychologiquement choqués et ont été médicalement suivis. Comment leur reprise d’activité et leur retour sur le site se sont-ils passés alors qu’ils ont été heurtés par la violence de cet accident ?

M. Laurent Bonvalet. Je tiens tout d’abord à dire que nos effectifs se sont fortement engagés aux côtés des pompiers afin que l’incendie soit maîtrisé le plus rapidement possible.

Les heures suivantes, un suivi médical rapproché a en effet été nécessaire, avec des analyses de sang et d’urine à des périodicités différentes, pour s’assurer de l’état de santé de nos collaborateurs. Nous avons également échangé avec les entreprises qui étaient à nos côtés.

Nous avons enfin mis en place un suivi psychologique spécifique avec un accompagnement sur notre site par une infirmière spécialisée en psychologie et une psychologue qui s’est consacrée à l’accompagnement des salariés qui se trouvaient au plus près de l’incendie.

Mme Isabelle Striga. Je précise que nous avons vérifié si les bâtiments où se trouvent les bureaux pouvaient accueillir les salariés. Nous avons ensuite fait part de nos vérifications aux services de la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi, (DIRECCTE) et de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL). Nous avons proposé aux salariés de les réintégrer, par étapes, systématiquement en présence de la psychologue car une partie du site est détruite, ce qui est tout de même un peu impressionnant.

Mme Perrine Goulet. Vous nous avez expliqué votre gestion des inventaires au sein de votre site ; or nous savons que vous aviez des matériels chez Normandie Logistique. Comment vous assurer, là aussi, de la qualité de l’inventaire et de la compatibilité des produits ?

En outre, depuis la réouverture, avez-vous mis en place un moyen de séparation physique ou défini un espace vide afin d’éviter toute éventuelle nouvelle propagation d’un incendie ?

Mme Isabelle Striga. Le progiciel d’entreprise distingue les produits stockés ou non chez le prestataire Normandie Logistique et nous y envoyions les seuls produits conditionnés qui pouvaient l’être. À la date de l’incendie, nous disposions d’un inventaire précis des produits stockés chez notre voisin mais, en revanche, le lieu de stockage relevait de sa responsabilité. Nous ne le connaissions pas précisément, à la différence de ce qu’il en est dans nos locaux.

S’agissant des conditions de la reprise partielle de l’activité, nous ne disposons plus de stockage à proximité de NL Logistique puisque les entrepôts des deux entreprises ont brûlé – la limite entre les deux propriétés traverse, et pour cause, la zone incendiée. Mais nous avons également pris soin de vider l’un des bâtiments qui contenait des produits conditionnés « matières premières » en limite de propriété, de l’autre côté de l’entreprise. Nous sommes particulièrement attentifs aux activités en limites de propriété.

M. le président Christophe Bouillon. Vous avez indiqué dans vos propos liminaires que vous pouviez parfaitement fournir le nom des produits qui ont brûlé. Dans le cadre de nos auditions, nous avons organisé une table ronde avec plusieurs toxicologues, des scientifiques, des personnes autorisées qui semblaient nourrir quelques doutes s’agissant des substances en question. Ils se sont notamment interrogés sur le fameux « effet cocktail ». Pouvez-vous nous donner des informations susceptibles d’étayer vos propos quant à la connaissance pleine et entière que vous semblez avoir des produits qui ont brûlé ?

Mme Isabelle Striga. Nous avons transmis aux services de l’État les fiches de données de sécurité des quatre cent soixante-dix-neuf produits qui ont brûlé, elles ont toutes été publiées sur le site de la préfecture. Les produits qui ont brûlé sont donc connus.

Nous avons également fourni une analyse élémentaire déterminant la teneur moyenne de tous les éléments – carbone, hydrogène, oxygène, soufre – présents dans les produits, ce qui a permis de garantir l’absence de métaux lourds ou de chlore. Ce travail a été réalisé pour tous les composants présents à plus de 0,05 % dans les mélanges qui ont brûlé, et il a été publié dans l’un des rapports d’ATMO Normandie. Ce qui ne répond pas, je le reconnais, à toutes les questions.

M. Christophe Piérard. Dans son rapport de saisine, l’INERIS a indiqué que l’incendie avait entraîné une combustion complète. Dans les premiers temps, nous avons recherché les formes oxydées de l’ensemble des molécules ayant brûlé. Face à un incendie gigantesque, les premières molécules que les pompiers ont recherchées étaient celles de dioxyde de soufre ou du CO2, autrement dit les molécules « normales » produites par un feu.

Remarquons au passage que quatre cent quatre-vingts fiches de sécurité ne correspondent pas à quatre cent quatre-vingts produits foncièrement différents : il s’agit le plus souvent des mêmes mélanges, mais dont les composants sont concentrés à des pourcentages différents, ce qui réduit considérablement le nombre de molécules à rechercher. Après un incendie, l’INERIS inclut systématiquement dans la liste des molécules à rechercher dans l’ensemble des matrices les composés à base de chlore. Nous nous sommes attachés à fournir très rapidement la composition moléculaire des produits qui ont brûlé, ce qui a permis d’éliminer un certain nombre des molécules proposées ; mais nous continuons néanmoins à effectuer des recherches et des analyses systématiques dans l’ensemble des matrices.

Mme Isabelle Striga. Le plus important, ce sont les analyses qui ont pu être réalisées pendant l’incendie, grâce aux conventions passées entre le SDIS 76 et ATMO Normandie, et ce qu’elles ont révélé sur la qualité de l’air, des sols et de l’eau dans les heures qui ont suivi l’incendie. C’est particulièrement important pour connaître précisément l’impact sur l’environnement. Les entrepôts de deux entreprises ont brûlé ; il était essentiel d’en mesurer les conséquences sur l’environnement, ce que nous avons fait, ainsi que les services de l’État.

M. le président Christophe Bouillon. On ne trouve que ce que l’on cherche, nous a-t-on dit. Dans les analyses réalisées par le SDIS, par l’INERIS et par vous-même, quelles substances étaient recherchées au-delà de celles que vous venez de nous indiquer ? Avez-vous recherché des particules fines ?

Mme Isabelle Striga. Nous avons d’abord effectué les analyses pour détecter les molécules traditionnellement recherchées lors des incendies, et celles indiquées par nos toxicologues et par l’INERIS. Mais nous avons également réalisé des screenings de toutes les molécules présentes dans l’eau ou les suies, en détectant tout ce que nous sommes capables de mesurer avec les équipements de mesure des laboratoires.

M. Christophe Piérard. La modélisation du panache de fumée fournie très rapidement par l’INERIS portait sur des molécules de 10 microns : ce ne sont pas les particules les plus fines, mais elles permettent de modéliser un panache qui s’étend très loin.

M. Damien Adam, rapporteur. Il nous a été rapporté que le camion NRBC envoyé depuis Nogent-le-Rotrou, dans les premières heures de l’incendie, n’était pas capable, cela aux dires de certains, d’analyser les produits chimiques. Monsieur Piérard, avez-vous des informations à ce sujet ?

M. Christophe Piérard. Je n’ai pas eu ces informations, j’ai aussi lu cet élément dans des documents, mais je ne suis pas en mesure de répondre à vos interrogations.

M. Damien Adam, rapporteur. Abordons la question des indemnisations. Pourriez-vous indiquer le nombre de demandes reçues par le fonds Exetech pour l’agriculture, et par celui dédié aux TPE et aux commerçants ? Combien d’entre elles ont été acceptées ?

Il m’est souvent demandé, sur le terrain, quelles sont les possibilités ouvertes pour l’indemnisation des préjudices subis par les particuliers. Le préjudice moral doit être chiffré avant d’être indemnisable, mais s’agissant du préjudice matériel, les frais réalisés pour réparer les dommages causés par des suies sont-ils pris en charge par le fonds Exetech 2, et le cas échéant, à quelles conditions ?

M. le président Christophe Bouillon. L’état de catastrophe technologique n’ayant pas été reconnu, un certain nombre de personnes n’ont pas pu faire appel à leur police d’assurance. Vous avez indiqué être prêts à aider des particuliers ayant subi un dépôt de suie à nettoyer leur propriété. Est-ce vraiment le cas ? Dans quelle proportion êtes-vous venus en aide à ces particuliers qui ne sont pas directement concernés par les deux fonds évoqués par le rapporteur ?

Mme Isabelle Striga. Le fonds pour les agriculteurs et les maraîchers et celui pour les commerçants et les collectivités fonctionnent tous les deux. Des centaines de demandes ont été déposées. Des dossiers sont instruits chaque jour, des réponses y sont apportées et des sommes versées à ceux qui en ont besoin.

Nos services juridiques ont reçu un grand nombre de courriers de demande d’indemnisations émanant de particuliers. Que les demandes viennent des assureurs ou de particuliers qui n’ont pu être remboursés par leurs assureurs, ces dossiers sont tous étudiés.

M. Damien Adam, rapporteur. Si je comprends bien, vous n’avez pas de chiffre précis à fournir sur les demandes d’indemnisation et les remboursements effectués. Vous parlez de centaines, pouvez-vous préciser ? À qui les particuliers concernés doivent-ils adresser leur courrier ?

Mme Isabelle Striga. Les particuliers trouvent sans difficulté l’adresse de Lubrizol Rouen et peuvent y envoyer leur courrier. Dans les jours qui ont suivi l’incendie, nous avons reçu un grand nombre de demandes ; les particuliers ont donc su nous trouver.

Le P.-D.G. de Lubrizol Corporation a rapidement expliqué qu’il souhaitait aussi venir en aide à ceux qui avaient été pénalisés par les restrictions de mise sur le marché de produits agricoles et maraîchers suite à l’application du principe de précaution par les services de l’État. C’est une aide que nous souhaitons apporter, mais nous en tenons là, nous n’allons pas plus loin dans la communication des données.

M. le président Christophe Bouillon. Nous avons auditionné la semaine dernière l’ensemble des acteurs du monde économique. Nous avons évoqué le fonds d’indemnisation des agriculteurs et des maraîchers, mais il y a d’autres acteurs économiques : l’Association « les Vitrines de Rouen » nous a fait état des difficultés d’un certain nombre de commerçants et d’artisans en raison notamment des dates retenues pour le « bornage » de la prise en compte, qui auraient pour effet de priver 20 % des commerçants et des artisans de toute forme d’indemnisation. Êtes-vous disposés à répondre à leur demande, légitime, d’une certaine souplesse afin de prendre en considération l’ensemble des effets sur le commerce local, à Rouen et au-delà ?

Mme Isabelle Striga. Je rappelle qu’il s’agit d’une démarche totalement proactive de la part de notre entreprise. Nous avons réagi très vite, afin de prendre en charge ceux qui en avaient le plus besoin. Les commerçants et les artisans à proximité du site nous ont transmis leurs dossiers. Si certains ont des difficultés, nous sommes ouverts à l’étude de cas particuliers. Je sais qu’un certain nombre de commerçants ou d’artisans ont fait part de demandes sortant des critères fixés pour les fonds d’indemnisation, et leurs demandes sont étudiées. Je ne peux pas vous en dire plus.

M. le président Christophe Bouillon. Lorsque le Premier ministre est venu à Rouen pour l’installation de ces deux fonds, en présence du P.-D.G. de Lubrizol Corporation, la création d’un fonds pour l’attractivité avait été évoquée. C’est une question importante, elle a été soulevée la semaine dernière par les acteurs économiques que nous avons auditionnés, et différents élus du territoire ont évoqué le préjudice causé à l’image de la région.

Avez-vous des précisions sur les formes que pourrait prendre ce fonds ? Avez-vous des pistes de travail ? La possibilité de solliciter les cabinets spécialisés sur les retours d’image pour faire la promotion du territoire, qui a pâti d’un flot d’images négatives, a été évoquée. Le rebond du territoire passe par un effort en termes d’attractivité.

Mme Isabelle Striga. Ces questions ont été soulevées lors d’une réunion consacrée à l’attractivité avec la Métropole, la Région et le département, à laquelle j’ai personnellement participé. Je pense que la forme retenue ne sera pas celle d’un fonds, mais les discussions ont démarré. Toutes les parties prenantes s’accordent à reconnaître qu’un peu de temps était nécessaire sur cette question de l’attractivité, ce n’est pas un sujet sur lequel il faut absolument nous précipiter avant la fin de l’année. Nous allons nous y consacrer au début de l’année 2020, les contacts sont déjà pris.

M. le président Christophe Bouillon. Vous avez indiqué que certains travaux que vous avez fait réaliser concernaient la détection. Je suis conscient des limites posées par l’existence d’une instruction judiciaire, mais pourriez-vous nous dire combien de caméras de vidéoprotection surveillaient le site de Lubrizol ? Permettaient-elles d’avoir une vision complète du site, et notamment de la zone entre le site de Normandie Logistique et celui de Lubrizol ?

Parmi les personnes auditionnées la semaine dernière, Vincent Laudat, président de la CCI Rouen Métropole, évoquait l’absence d’une caméra à 360 degrés. Des moyens de vidéosurveillance permettaient-ils de surveiller la rue de Madagascar et les autres voies qui entourent votre site ? Cela fait partie des questions récurrentes ; on imagine qu’un site de cette nature dispose de moyens de sécurité renforcés.

Mme Isabelle Striga. Le site dispose en effet de nombreuses caméras de vidéoprotection. La totalité des images ont été saisies dans le cadre des enquêtes en cours, je ne pourrai pas vous en dire davantage.

Le respect des obligations sur la protection des données personnelles nous interdit toutefois de visionner les sites voisins.

M. le président Christophe Bouillon. Des caméras couvraient-elles la zone entre Normandie Logistique et Lubrizol ?

Mme Isabelle Striga. Je réserve ces réponses à l’enquête judiciaire.

M. Damien Adam, rapporteur. J’ai des questions sur les assureurs de Lubrizol. Pour assurer un site Seveso d’une certaine dangerosité, des études sont certainement menées sur place pour identifier le niveau de risque et les mensualités payées par l’entreprise.

Pourriez-vous nous indiquer le nom des assureurs qui travaillent avec vous ? Avaient-ils recommandé des bonnes pratiques pour réduire le niveau de risque ?

Mme Isabelle Striga. C’est notre maison mère, Lubrizol Corporation, qui se charge d’assurer la totalité des soixante sites de production exploités dans le monde, dont celui de Rouen. Nous connaissons les assureurs principaux, puisque nous les voyons régulièrement sur le site. La fréquence de leurs visites est généralement annuelle, et ils nous font chaque fois des recommandations. C’est ce qui nous a permis d’installer des équipements qui vont au-delà de la réglementation française : les assureurs sont notamment très friands des systèmes de détection et d’extinction automatiques pour protéger les équipements de l’entreprise. Nous avons donc adopté ce genre de bonnes pratiques avec les assureurs.

M. Damien Adam, rapporteur. Avant l’incendie du 26 septembre, les dernières recommandations des assureurs avaient toutes été appliquées par l’entreprise ?

Mme Isabelle Striga. Dans le cadre de l’amélioration continue, les assureurs ont de nouvelles recommandations à chaque visite. Leurs recommandations ne sont donc jamais taries, mais nous avons pour habitude de discuter des priorités pour identifier les recommandations les plus urgentes et les réaliser dans le bon ordre dans un souci d’efficacité, et en considération des risques encourus dans les différentes zones de l’usine.

M. Damien Adam, rapporteur. Pourriez-vous transmettre à la mission d’information les dernières recommandations de vos assureurs avant l’incendie ?

Mme Isabelle Striga. Je vais vérifier si c’est possible, puis je reviendrai vers vous par écrit.

M. le président Christophe Bouillon. Lorsque des accidents industriels de cette nature surviennent, les retours d’expérience sont essentiels car ils permettent des améliorations continues. Avez-vous déjà réalisé une enquête interne pour comprendre ce qui est arrivé ? Indépendamment des injonctions et des prescriptions des services de l’État, certaines choses ont-elles déjà changé ? Votre entreprise est adhérente à France Chimie ; avez-vous apporté vos retours d’expérience concernant la gestion et la communication de crise, ou vos process sur le site ?

Mme Isabelle Striga. Effectivement, nous n’avons pas attendu que tout soit connu pour apprendre de cet incendie, les conditions dans lesquelles nous proposons de rouvrir partiellement le site en témoignent. Nous avons déjà partagé des éléments : j’ai participé au comité d’orientation technique de France Chimie Normandie, et nous sommes intervenus au sein de l’association MASE (manuel d’amélioration sécurité des entreprises), qui qualifie les entreprises intervenantes sur les sites industriels dans le domaine de la chimie.

S’agissant de la communication de crise et de l’organisation, nous avons appliqué l’organisation prévue – avec des astreintes vingt-quatre heures sur vingt-quatre et différentes cellules – conformément aux recommandations du GESIP. Tout a été déployé dans la nuit du 26 septembre, la structure organisationnelle s’est mise en place comme prévu : nous sommes tous formés et nous avons des instructions en cas d’incident. Il s’agissait d’un cas hors-norme, mais nous avons géré au mieux la situation dans l’instant.

En ce qui concerne le retour d’expérience, nous délivrons aux services compétents de l’État les éléments recueillis par l’enquête interne au fur et à mesure de son avancée.

Mme Annie Vidal. Avez-vous déjà informé vos salariés des premiers enseignements de cet accident ? Le faites-vous dès aujourd’hui, comment l’organisez-vous et que pouvez-vous leur dire pour les rassurer sur la maîtrise du risque ?

Mme Isabelle Striga. Ce n’est pas une question facile. Dans le cadre de l’organisation de crise, lors de l’application du plan particulier d’intervention, puis dans la phase post-accidentelle, nous avons veillé avec Laurent Bonvalet et l’équipe chargée de la communication à communiquer également en interne, car certains salariés dans notre site du Havre ou des bureaux extérieurs avaient besoin de savoir ce qui se passait et comment nous avancions. Des éléments de retour d’expérience et des enseignements ont donc déjà été partagés avec les salariés.

Nous avons aussi organisé un comité social et économique exceptionnel (CSE), et au sein de la commission « santé, sécurité et conditions de travail », nous avons communiqué et travaillé avec les représentants du personnel pour répondre aux inquiétudes des salariés.

M. Laurent Bonvalet. Nous avons même informé au-delà du cadre de l’entreprise, puisque nous avons organisé des réunions avec les entreprises partenaires habituellement présentes sur notre site pour leur expliquer du mieux possible la situation et son évolution, de façon à ce que tout le monde ait connaissance de l’environnement dans lequel nous étions et des mesures que nous étions en train de prendre.

Parallèlement, dans le cadre de la mise à jour du plan d’opération interne (POI), nous menons des actions très concrètes pour former nos opérateurs. Ces séances d’information permettent un échange de proximité, et nous passons régulièrement au sein des équipes pour échanger.

Mme Isabelle Striga. Il a été particulièrement important – et apprécié des salariés, je l’espère ! – de permettre des moments d’échanges en tête-à-tête. Avec M. Bonvalet et Mme Alexandre, la responsable de production, nous avons organisé des réunions courtes, debout, durant lesquelles nous avons échangé avec les équipes postées présentes au moment de l’incendie, ou celles qui leur ont succédé. Des réunions avec la quasi-totalité du personnel de l’usine ont également permis des échanges informels.

M. le président Christophe Bouillon. S’agissant de la culture du risque, Lubrizol est également implanté près du Havre, à Oudalle. Souvent, lors des auditions, on nous a rapporté que la culture du risque était différente dans ce site et celui de Rouen. Est-ce dû aux entreprises elles-mêmes, aux collectivités, à la présence plus importante de salariés du secteur pétrochimique au Havre ?

Êtes-vous prêts à favoriser la culture du risque dans la Métropole rouennaise, et comment ?

Mme Isabelle Striga. Concernant la culture du risque, il y a effectivement une différence, en matière de relations avec la population, entre la zone havraise et la zone rouennaise. Les outils de communication sont eux aussi différents. Nous avions identifié cette différence et faisions donc partie des entreprises proactives qui ont créé « Allô industrie », par exemple, un outil qui permet de communiquer sur les exercices ou les petits dysfonctionnements susceptibles d’inquiéter la population. Cet outil, développé dans la zone rouennaise, est une copie d’un dispositif qui existait déjà dans la zone havraise. De la même façon, l’application et le site internet ODO, qui permettent de signaler des odeurs, existaient depuis quelque temps dans la zone havraise, et ils ont été adaptés à la zone rouennaise. La culture du risque existant dans la zone havraise est probablement liée à la concentration de sites industriels, ainsi qu’au fait que de nombreux salariés habitent à proximité des usines, ce qui contribue à propager cette culture.

M. Christophe Piérard. Il n’y a pas de différence fondamentale entre le site du Havre et celui de Rouen, puisque le processus concernant la maîtrise des situations d’urgence est le même pour les deux sites, de même d’ailleurs que les équipes : dans le cadre des astreintes, le personnel intervient indifféremment sur un site ou sur l’autre – en dehors, évidemment, des équipes postées, qui sont propres à chaque site, et du chef du poste de commandement de crise, qui est en charge d’un site en particulier.

Pour le reste, les directeurs d’opérations internes et les chargés de communication, notamment, sont d’astreinte pour les deux sites, dans le cadre d’un planning commun.

M. Damien Adam, rapporteur. Au-delà des bonnes pratiques mises en place au Havre, avez-vous des recommandations à formuler pour améliorer la culture du risque dans notre pays ? Il s’agit bien d’un enjeu majeur. Et l’incendie de Lubrizol à Rouen a mis en évidence que les populations concernées n’ont pas conscience du fait que des sites industriels se trouvent à proximité et des conséquences que peuvent avoir des incidents dans ces installations. L’industriel qu’est Lubrizol a-t-il des conseils à donner ?

Mme Isabelle Striga. Nous avons déjà eu plusieurs entretiens avec des élus qui s’intéressent à cet enjeu. Ce que nous pouvons apporter, c’est l’expérience résultant de ce que nous avons vécu, mais aussi le fait que nous ayons un site dans une zone plus acculturée au risque et un autre dans une zone qui, jusqu’à présent, était moins intéressée par la question. La culture en la matière n’évoluera pas seulement du fait des industriels : il faut engager un partenariat avec les élus. Quoi qu’il en soit, nous sommes bien évidemment prêts à partager notre expérience et les points forts que nous aurons identifiés – nous avons déjà commencé à le faire, d’ailleurs, avec certains élus.

M. Damien Adam, rapporteur. Justement, qu’est-ce qu’il vous semble important de mettre en place pour améliorer cette culture ?

Mme Isabelle Striga. Je n’aimerais pas, en tant que représentante d’un industriel, donner des leçons, mais il est certain que plusieurs aspects méritent d’être discutés, notamment ce qui concerne la connaissance et la compréhension de ce que les citoyens doivent faire en cas d’alarme, ou encore la manière dont l’alerte est diffusée auprès des populations. Ces pratiques sont revenues dans les discussions que nous avons eues et peut-être, en effet, sont-elles plus développées à Port-Jérôme-sur-Seine que dans l’agglomération rouennaise.

M. le président Christophe Bouillon. En ce qui concerne les relations d’un industriel comme Lubrizol avec les services de l’État, notamment ceux qui assurent le contrôle, un élément nous a été signalé dès le début de nos travaux, qui ne cesse d’interroger ; je souhaite donc que vous nous aidiez à le comprendre. Lorsque nous avons reçu la DREAL – c’était l’une de nos premières auditions –, il nous a été indiqué qu’entre 2013 et 2019, 39 inspections avaient eu lieu, ce qui correspond à une fréquence élevée, supérieure aux objectifs de performance habituellement fixés au corps d’inspection chargé des sites Seveso. Comment expliquez-vous, d’un point de vue industriel, le fait d’être aussi contrôlé ? Cela s’explique-t-il par le précédent accident, cette fuite de mercaptan survenue en 2013, même s’il était évidemment d’une tout autre nature ? Est-ce dû à des insatisfactions devant les réponses apportées ? Cela vous paraît-il être le signe d’une surveillance accrue destinée à répondre à un certain nombre de questions ou de recommandations formulées, à la suite de l’incident de 2013, dans le rapport de la mission d’inspection qui avait été diligentée par les services de l’État ?

Mme Isabelle Striga. Selon la loi, il faut au moins une inspection par an de chaque site Seveso. Concernant notre usine, il y en a eu plutôt entre trois et cinq. Je crois même me souvenir qu’une année, nous en avons eu neuf. Le besoin de suivre les plans d’action que nous nous étions engagés à mettre en œuvre en 2014-2015 a certainement occasionné un nombre de visites plus important de la part de la DREAL. Quoi qu’il en soit, les services de l’État choisissent les sites qu’ils souhaitent inspecter et nous nous y plions : lorsqu’ils se présentent, nous les recevons systématiquement, ce qui me paraît bien normal.

M. le président Christophe Bouillon. Les représentants de France chimie que nous avons auditionnés nous ont dit que l’inspecteur était pour ainsi dire, après le directeur du site, la personne qui connaissait le mieux celui-ci. Lorsqu’un site subit autant de contrôles que le vôtre – 39 entre 2013 et 2019, je le rappelle –, est-ce chaque fois le même inspecteur qui vient, ou bien y a-t-il une équipe, avec des inspecteurs différents qui se relaient ?

Mme Isabelle Striga. En général, les sites Seveso ont un inspecteur de référence, mais, pour avoir assisté à plusieurs inspections, je puis témoigner du fait qu’il y a souvent des inspections croisées. Dans ce cadre, d’autres personnes se présentent sur le site, soit pour des inspections en tant que telles, soit pour des exercices de mise en situation ou d’application du plan d’opération interne (POI), inopinés ou prévus, étant entendu que ces exercices sont comptés par les inspecteurs de la DREAL dans les inspections qu’ils mènent.

M. Damien Adam, rapporteur. Je voudrais vous poser une autre question concernant les moyens de lutte contre les incendies susceptibles de se produire sur les sites Seveso. Certaines personnes – notamment, me semble-t-il, M. Laudat, de la Chambre de commerce et d’industrie Rouen Métropole – ont suggéré de créer des services départementaux communs aux entreprises ayant des sites Seveso. Ces services seraient donc de nature privée et ils viendraient en complément des moyens publics tels que les SDIS. Que pensez-vous de cette proposition ?

Mme Isabelle Striga. Dans le cadre de la lutte contre l’incendie du 26 septembre, nous avons bénéficié d’une aide mutuelle spontanée : d’autres industriels, compte tenu du caractère hors normes de l’incendie, dont ils étaient informés, nous ont appelés pour nous annoncer l’envoi de matériels, d’émulseurs ou d’équipages au point de rassemblement des moyens. Nous avons proposé de renforcer cette aide mutuelle, car il est important de savoir non seulement ce que chaque industriel doit conserver sur son site en cas de dysfonctionnement, mais aussi ce qu’il peut mettre à la disposition d’autres industriels voisins. C’est plutôt cette piste que nous allons explorer plus avant.

M. le président Christophe Bouillon. Je voudrais prolonger la question de notre rapporteur. Pour éteindre un feu d’hydrocarbures, il faut de la mousse : y en avait-il suffisamment sur site, ou bien avez-vous été obligés de faire appel à des moyens supplémentaires pour maîtriser ou contenir l’incendie ?

Mme Isabelle Striga. J’étais présente auprès du préfet à partir de cinq heures du matin le 26 septembre, en tant que représentante de l’industriel. L’émulseur qui était nécessaire pour éteindre l’incendie se trouvait sur place. L’aide mutuelle a permis de renouveler le stock pour faire face à des foyers secondaires éventuels. D’ailleurs, la surveillance des pompiers a duré plusieurs jours après l’extinction de l’incendie, laquelle a été annoncée à quinze heures le 26 septembre. Le stock d’émulseur a ainsi été reconstitué rapidement, et même plus vite que prévu. J’avais signé une demande d’achat, comme me l’avaient proposé les pompiers, pour reconstituer immédiatement les réserves qui avaient été utilisées. Le réapprovisionnement devait prendre quelques heures. Or les industriels voisins ont apporté de l’émulseur dans un délai extrêmement rapide au centre de rassemblement des moyens, au cas où des foyers secondaires seraient apparus. Il n’y a donc pas eu de problème avec l’émulseur.

Mme Annie Vidal. Lors de nos auditions, la question des plans de prévention des risques technologiques (PPRT) a été souvent évoquée. J’ai personnellement été alertée, notamment par France chimie, sur le fait qu’un certain nombre de PPRT doivent encore être signés ; mais même ceux qui ont été signés n’ont pas encore – ou pas suffisamment – été mis en œuvre de manière opérationnelle. Concernant le site de Lubrizol, pouvez-vous nous préciser ce qu’il en est de la mise en œuvre du PPRT ?

Mme Isabelle Striga. Sur le site de Lubrizol, le PPRT est entièrement mis en œuvre, en tout cas pour ce qui concerne les obligations de l’industriel – celles dont je puis témoigner. Le PPRT de Lubrizol a été pris en 2014. Toutes les améliorations nécessaires qui avaient été identifiées – dans le cadre des études menées, des décisions que nous avons prises de nous-mêmes et de ce qui a été demandé par la DREAL – ont été réalisées.

M. le président Christophe Bouillon. S’agissant de ce PPRT, on a bien vu que, dans les études de danger, le risque incendie était modélisé comme faible, ce qui ne laisse pas de surprendre, notamment quand on lit dans les publications du Bureau d’analyse des risques et pollutions industriels (BARPI), qui dépend du ministère de l’environnement, que la majorité des accidents industriels récents étaient des incendies. Lors de la préparation du PPRT à partir des études de danger, cette minimisation du risque, ou en tout cas le fait que le risque soit modélisé ou ressenti comme faible, ne vous ont-ils pas conduits à vous interroger, ou bien cela vous semblait-il correspondre à ce que l’on rencontrait classiquement sur d’autres sites de cette nature ?

Mme Isabelle Striga. Concernant la probabilité d’occurrence d’un incendie dans un entrepôt de produits conditionnés ou dans un espace de stockage à l’air libre de produits conditionnés, nous avions pris en compte les fréquences indiquées par l’INERIS ; en l’espèce, pour un événement initiateur de feu dans un entrepôt, la fréquence était d’une fois tous les 100 000 ans. Dans le cadre du PPRT, il était classé dans les probabilités E, c’est-à-dire parmi les plus faibles. À l’époque, cela nous a semblé tout à fait normal. Cet élément tenait compte du retour d’expérience au moment où le PPRT a été élaboré.

M. Damien Adam, rapporteur. Je voudrais revenir sur la question d’Annie Vidal. Vous nous avez indiqué que l’ensemble des adaptations nécessaires ont été faites s’agissant du PPRT s’agissant du site Lubrizol lui-même, mais le plan comprend les alentours, notamment les logements. L’Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (AMARIS), que nous avons auditionnée il y a quelques semaines, nous a dit que 16 000 logements étaient concernés par les zones PPRT, mais que seuls 600, à ce stade, avaient fait l’objet de modifications visant par exemple à installer des fenêtres résistant au souffle d’une explosion, ou encore des zones de confinement. Pour ce qui concerne le PPRT de Lubrizol, où en est-on précisément ?

Mme Isabelle Striga. Pour le PPRT de Lubrizol, quatre logements ont été identifiés comme nécessitant un renforcement du bâti et, de mémoire – je pourrai vous le confirmer par écrit –, la date butoir est en 2021. Je ne suis pas certaine qu’il ait été réalisé pour ces quatre maisons mitoyennes.

M. Damien Adam, rapporteur. En ce qui concerne l’aire pour les Gens du voyage, y a-t-il une réflexion concernant un bâtiment en dur ? La semaine dernière, lors de leur audition, les personnes concernées par cette aire nous ont dit qu’il était prévu de renforcer le bâtiment pour qu’il puisse servir de lieu de confinement. En effet, il est évident que des caravanes ne sont pas adaptées à des situations de ce type.

Mme Isabelle Striga. L’enveloppe du PPRT de Lubrizol a été publiée, vous la trouverez sur le site de la préfecture ou sur celui de la DREAL ; elle ne couvre pas la zone destinée aux Gens du voyage.

M. le président Christophe Bouillon. Le périmètre défini dans le cadre du PPRT est conditionné par le volume de produits. À quelle distance du site l’aire pour les Gens du voyage se situe-t-elle ? Est-ce à 300 mètres ou à 500 mètres ? La semaine dernière, on nous a parlé de 300 mètres.

Mme Isabelle Striga. Je pense qu’elle est à plus de 500 mètres. L’enveloppe du PPRT est définie au début des études, puis des travaux sont effectués pour la réduire, donnant lieu à une nouvelle enveloppe, même si celle de départ reste un document de référence. En l’occurrence, l’enveloppe de départ elle-même ne couvrait pas ce terrain. C’est un fait établi.

M. le président Christophe Bouillon. Je voudrais maintenant évoquer la question du stockage. Nous avons bien compris qu’il n’y avait plus de stockage sur le site historique de Lubrizol à Rouen. Vous étiez en flux tendus, si j’ai bien compris. Vous nous avez dit que vous aviez sollicité trois autres sites pour le stockage d’une partie de vos produits. Je me trompe peut-être, mais il me semble que vous avez dit qu’ils étaient classés Seveso. Est-ce à dire qu’ils accueillaient déjà certains produits, ou bien s’agit-il d’autres sites industriels, ayant par ailleurs une production, mais offrant de l’espace pour ce type de produits ? Le fait que vous les ayez sollicités a-t-il entraîné une modification de leurs autorisations ? Font-ils eux aussi l’objet d’un contrôle de la DREAL ou de prescriptions de la part des services de l’État ?

Mme Isabelle Striga. Tout d’abord, nous avons annoncé que nous n’envisagions pas de reconstruire dans la perspective de stocker à nouveau des produits finis sur notre site de Rouen. Cela dit, nous stockons toujours, en quantités limitées, des produits entrant dans la composition des mélanges fabriqués sur le site. Il reste donc un peu de produits conditionnés, constituant des matières premières ou intermédiaires, stockés sur place.

Les sites de stockage que vous mentionnez accueillent d’autres produits que ceux de Lubrizol : ils existaient déjà et leur activité consiste précisément dans l’entreposage et/ou le conditionnement. Ils n’ont pas eu à demander de nouvelles autorisations, car les activités qu’ils exercent à notre demande s’inscrivent dans le cadre de celles qu’ils poursuivaient déjà.

Mme Annie Vidal. Parmi les hypothèses que l’on entend, il y a celle qui consiste à considérer qu’en définitive, pour limiter le risque, la solution pourrait être de limiter les volumes présents sur un site. Cela éviterait d’avoir, comme cela a été le cas à Rouen, presque deux fois 5 000 tonnes de produits qui brûlent. Que pensez-vous d’une telle limitation ? Quel impact pourrait-elle avoir, notamment en termes d’éclatement sur d’autres sites ?

Mme Isabelle Striga. Lorsque les volumes de produits sont limités, cela réduit le risque à la source, ce qui diminue donc, effectivement, la gravité d’un événement qui surviendrait – même si cela ne change rien à la probabilité. C’est un point qui doit être pris en compte. Cela dit, le stockage qui n’est plus réalisé sur les sites de Lubrizol a été confié à des prestataires dont c’est le métier, et dont les installations sont en mesure de recevoir les matières que nous leur demandons de stocker pour nous.

Mme Annie Vidal. Mais ces entreprises de stockage ont-elles les mêmes obligations réglementaires que vos sites classés Seveso « seuil haut » ? Le classement de dangerosité n’est pas nécessairement identique.

Mme Isabelle Striga. Les entreprises de stockage que nous avons sélectionnées sont soumises aux mêmes règles. Je sais qu’elles ont été inspectées récemment par la DREAL. En effet, dans le cadre de la reprise partielle des activités, nous avons expliqué aux autorités comment nous allions repenser notre chaîne d’approvisionnement et rénover notre chaîne de livraison. Les informations ont été produites aux services de l’État compétents, qui ont ensuite diligenté des inspections.

M. le président Christophe Bouillon. Êtes-vous favorable à une participation plus forte des citoyens, au-delà même de l’expérience des comités de riverains et comités de suivi de site, que vous avez rappelée ? Certes, on y trouve souvent des personnes qualifiées et des habitants, ou des représentants des habitants, mais envisagez-vous une participation plus effective des citoyens ? À événement exceptionnel, procédure exceptionnelle, ai-je envie de dire. Le président d’AMARIS, notre collègue Yves Blein, a fait état devant nous de son expérience à Feyzin, ville qui abrite un site qui, comme vous le savez, est très industriel, évidemment classé Seveso et proche de certains quartiers d’habitation. Là-bas, les citoyens sont plus nombreux à s’impliquer qu’on ne l’observe habituellement dans les comités de suivi de site, ils accompagnent la vie du site dans la durée, le connaissent vraiment. Un effort de pédagogie y est fait et les échanges sont assez nourris. Êtes-vous favorables, plutôt que d’en rester simplement à l’existant, à aller plus loin dans la participation des habitants ?

Mme Isabelle Striga. Absolument. La direction de Lubrizol est tout à fait disposée à nouer des relations plus fortes avec les riverains. Nous l’avons déjà fait, d’ailleurs, et je pense que c’est le cas de peu de sites tels que le nôtre. Dès 1997, nous avons constitué un comité de riverains, précisément parce que nous étions conscients de la proximité de la population. Cela dit, force est de constater – Laurent Bonvalet pourra en témoigner – qu’il est difficile d’intéresser les gens dans la durée. Nous avons, à plusieurs reprises, eu du mal à renouveler le comité de riverains : les gens participent à une ou deux, parfois trois visites, finissent par connaître le site et ses activités et ne sont plus forcément enclins à revenir : lorsqu’il ne se passe rien – comme nous l’espérons –, le risque et les sites industriels ne les passionnent guère. Lors des deux réunions du comité de riverains que nous avons organisées après l’incendie, sur les quarante personnes invitées, celles qui sont venues étaient bien plus nombreuses que pour la réunion précédente, que Laurent Bonvalet avait organisée à la mi-2019.

M. Laurent Bonvalet. Je voudrais vous apporter un témoignage. C’est effectivement une excellente chose de continuer à expliquer, à se rapprocher des riverains et à les faire participer à nos développements ou à nos activités. Mais, pour vous donner un exemple concret, en juin, nous avions réuni moins de dix personnes. À la suite de l’événement, il y en avait quarante ou cinquante, car la nécessité d’avoir de l’information était très forte. Le problème qui se pose aussi est de savoir comment constituer ce comité de riverains et avoir suffisamment de personnes pour qu’il soit représentatif. Cela dit, nous continuons d’avancer, et le fait d’aller au plus près des gens, d’expliquer qui nous sommes, ce que nous faisons et comment nous le faisons, est effectivement, à notre sens, un excellent développement, qu’il faut poursuivre.

M. Christophe Piérard. C’est effectivement un gros problème, dans ces zones urbaines, en particulier celles où nous sommes implantés, que cette méconnaissance qu’ont les personnes des risques et le peu d’intérêt qu’ils portent à une société comme la nôtre … quand il ne se passe rien. Le comité de riverains concerne plus particulièrement les voisins, mais on s’est aperçu que l’intérêt allait au-delà. Toutefois, il est encore plus difficile d’aller chercher des personnes dans une zone plus large. Le comité de riverains que nous avons créé en 1997 avait été identifié comme une très bonne pratique par le Groupe régional des acteurs normands pour le développement durable en entreprise (GRANDDE), qui n’existe plus. Les comités de ce type sont assez rares en France. Or nous nous sommes aperçus que les personnes qui y participaient fidèlement depuis de nombreuses années répondaient chaque fois présentes, y compris pour défendre la société, parce qu’elles étaient témoins de toutes les actions qui avaient été engagées depuis le début, en particulier pour leur expliquer ce qu’était le PPRT, leur présenter les nouveaux investissements et leur faire visiter les usines. Nous sommes donc favorables à ce que ces comités de riverains perdurent, à ce qu’ils comptent le plus grand nombre de personnes possible, dont des élus, et même à ce qu’ils soient étendus au-delà des proches voisins du site.

M. le président Christophe Bouillon. Madame, Messieurs, il ne me reste plus qu’à vous remercier, au nom des membres de la mission d’information, pour les réponses que vous avez apportées.

 

Laudition sachève à quinze heures trente.

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28.   Audition, ouverte à la presse, de M. Gaëtan Rudant, directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) de Normandie, accompagné de M. Johann Gourdin, directeur-adjoint en charge du pôle « Politique du travail » et de M. Sébastien Vanrokeghem, responsable de l’Unité départementale de Seine Maritime (par intérim)

(Séance du mercredi 18 décembre 2019)

L’audition débute à seize heures cinq.

Mme Annie Vidal, Présidente. Chers collègues, je vous rappelle que l’objectif de notre mission d’information sur l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen est de comprendre et d’analyser cet événement, mais aussi d’en tirer les enseignements, un retour d’expérience et des propositions pour mieux faire face à de telles situations.

Dans ce cadre, nous recevons M. Gaëtan Rudant, directeur de la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) de Normandie.

Monsieur le directeur, je souhaiterais d’abord savoir comment la DIRECCTE a été mobilisée sur l’incendie du 26 septembre ? Quel a été votre rôle dans les premières heures et les premiers jours qui ont suivi cet incendie ?

J’aimerais également avoir votre retour quant aux dispositifs destinés à soutenir les entreprises touchées par cet incendie, notamment celui de l’activité partielle qui leur a été proposé : combien d’entreprises l’ont-elles utilisé ? Combien de salariés ont-ils été concernés dans l’ensemble de votre territoire ? Estimez-vous que ce dispositif d’aide aux entreprises répond aux besoins des professionnels ? Le montant maximal de l’aide, soit 8 500 euros, vous paraît-il suffisant ?

Quid, enfin, de vos échanges avec les entreprises lors de cette crise : quelles sont les questions récurrentes auxquelles vous avez eu à répondre ? Quelle est la typologie des entreprises qui ont pris contact avec vos services ?

M. Damien Adam, rapporteur. Mes questions concerneront l’impact de l’incendie. Avez-vous déjà des chiffres sur l’impact économique de l’incendie de Lubrizol sur l’ensemble du territoire concerné, c’est-à-dire aussi bien la Métropole de Rouen qu’au-delà ? Disposez-vous d’une estimation comptable des conséquences ? Quel a été votre rôle d’accompagnement pour les entreprises touchées, notamment au sein de la « Cellule de continuité économique » que vous avez créée.

Quel a été votre rôle dans l’instauration du dispositif d’indemnisation par Lubrizol ? Quelles sont, selon vous, ses forces et ses faiblesses ? Savez-vous à quelle date les demandes d’indemnisation seront clôturées ? Disposez-vous d’informations sur le nombre de demandes déposées ? Monsieur le Préfet a donné, ce matin, les chiffres de 1 155 demandes d’agriculteurs et 393 demandes au titre du fond généraliste qui concerne notamment les TPE et les commerçants. Ces chiffres nous intéressent d’autant plus qu’hier la direction de Lubrizol n’a pas voulu nous communiquer ces informations. Pouvez-vous les confirmer et avez-vous d’autres éléments dans ce domaine ? Comment entendez-vous régler la situation des entreprises qui dépasseraient les plafonds d’indemnisation ? Avez-vous des propositions concrètes pour relancer l’attractivité de Rouen ? Quel pourrait être en particulier votre rôle pour revaloriser l’image de la ville et de la Métropole au niveau national, voire européen ? Que pensez-vous de l’annonce faite par Lubrizol – sans détails précis – quant à la création d’un fond d’attractivité ?

Sur la partie concernant les activités de l’inspection du travail, quel a pu être votre rôle pendant la crise concernant la prévention de la santé et de la sécurité des salariés ? Aviez-vous eu par le passé des griefs sur ces aspects à l’encontre de Lubrizol et de Normandie Logistique ?

Enfin, un sujet est remonté au fil de nos auditions : celui de la sous-traitance. Aviez-vous déjà eu connaissance du rapport du Club Maintenance Normandie datant de 2010 – dont le journal Le Monde a révélé l’existence en octobre dernier –, mettant en avant de nombreuses lacunes en matière de sécurité des entreprises sous-traitantes des sites Seveso. Si oui, comment y aviez-vous réagi et qu’avez-vous à en dire ? Et quel est votre rôle en matière de formation des sous-traitants ?

M. Gaëtan Rudant. Je vous remercie de me donner l’occasion de présenter à la mission d’information un certain nombre des dispositifs que nous avons pu mettre en œuvre en tant que service déconcentré à la fois des ministères économiques et financiers et – les questions de Monsieur le rapporteur l’illustrent bien – des ministères sociaux. Notre mobilisation a porté sur quatre sujets : l’hygiène et la sécurité ; l’accompagnement des entreprises impactées ; marginalement la réalisation de quelques prélèvements aux côtés de nos collègues de la Direction départementale de protection des populations ; enfin, en tant que chef de service, la gestion de l’exposition de nos propres agents.

En ce qui concerne les questions d’hygiène et de sécurité, nous avons eu à traiter trois types de sujets. D’abord la gestion du risque liée à l’intervention dans les entreprises Lubrizol et Normandie Logistique où, immédiatement après l’incendie de nombreuses opérations ont dû être conduites dans des conditions particulièrement atypiques. Notre préoccupation a été de garantir qu’elles se réalisent dans des conditions de sécurité satisfaisante pour les salariés, ceux des entreprises concernées comme ceux de leurs prestataires. Deuxième sujet : la gestion du risque, non plus dans ces deux entreprises mais dans celles qui, situées à proximité du site, pouvaient avoir à traiter un certain nombre de conséquences, en particulier avec les retombées des suies qui ne relèvent pas d’un mode de fonctionnement habituel dans une entreprise. Notre troisième sujet de préoccupation et de mobilisation a été l’accompagnement des services de santé au travail, dont les médecins du travail, qui ont été fortement sollicités pendant cette période.

Au sein de Normandie Logistique et de Lubrizol, les circonstances étaient évidemment extrêmement particulières. Elles exigeaient une mobilisation très importante de l’inspection du travail, dont vous savez que le système fonctionne dans un ensemble coordonné, mais que la responsabilité de l’acte de contrôle incombe à un agent qui est affecté à un territoire. L’agent de contrôle en charge du site et son responsable direct – appui technique interne à la DIRECCTE –, l’ingénieur de prévention, ont été amenés à intervenir à onze reprises sur le site de Lubrizol et à cinq ou six reprises sur le site de Normandie Logistique pour s’assurer des conditions de sécurité pendant ces opérations. Leurs interventions ont mis au jour des pratiques dont certaines étaient tout à fait satisfaisantes et d’autres qu’il a été nécessaire d’améliorer marginalement sans qu’il fût révélé à cette occasion des déviations d’une gravité particulière.

La première intervention a été réalisée dès le 27 septembre : nous avons fait le choix de ne pas intervenir le 26 septembre alors que les services d’incendie étaient en action, à la fois pour ne pas entraver leur travail, et parce que la valeur ajoutée d’une intervention ce jour-là n’aurait pas été suffisante pour justifier de mettre nos collègues en situation d’exposition.

Pour les entreprises qui sont situées à proximité du site, notre approche a été un peu différente. Nous avons très vite constaté qu’elles étaient en demande d’informations : elles ne savaient pas comment gérer, ici des suies, là des phénomènes d’odeurs… Il est donc apparu essentiel que nous contribuions à leur information, que nous les aidions, notamment avec la CARSAT, la Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail, à évaluer les risques pour mettre en sécurité leurs salariés. Nous avons donc organisé une première réunion d’information collective des entreprises, le 2 octobre, pour sensibiliser les dirigeants ou leurs représentants aux questions de sécurité dans ces circonstances particulières. Et, parce que les questions d’hygiène et de sécurité, vous le savez comme moi, sont partagées dans le cadre d’un dialogue social, nous avons également tenu à organiser, le 7 octobre, une réunion avec les représentants du personnel des entreprises touchées. Cette réunion a permis de mettre autour de la table une soixantaine de représentants du personnel, représentatifs de la pluralité syndicale de ces entreprises, et de mettre le débat sur l’hygiène et la sécurité au cœur de ce qu’il doit être : un des éléments fondamentaux du dialogue social. Enfin, nous avons publié sur notre site internet un certain nombre de recommandations à destination des entreprises et les avons diffusées aux entreprises les plus concernées : recommandations sur le nettoyage des suies, sur le port des équipements de protection individuelle et notamment respiratoire, sur le rôle des services de santé au travail et sur les conditions de conduite des évaluations des risques.

S’agissant du suivi des salariés, un certain nombre d’entre eux – comme cela a été le cas dans la population générale – ont exprimé ressentir des effets qu’ils estimaient liés à l’incendie. Dès le 26 septembre, nous avons demandé aux services de santé au travail, donc aux médecins du travail de ces services, de se mobiliser pour être en appui et à l’écoute de ces salariés. Après avoir travaillé avec les services du CHU, en particulier avec un professeur spécialisé dans les risques professionnels, nous avons transmis à ces services de santé au travail, une grille qui a permis de protocoliser le suivi des salariés qui les consultaient. Cette grille recommandait notamment la réalisation de bilans sanguins pour les salariés dits « en première ligne », c’est-à-dire qu’ils avaient pu être exposés immédiatement aux effets de l’incendie. Depuis lors, nous sommes en échange constant avec les services de santé au travail, qui ont réalisé environ 1 600 visites médicales. Enfin, parce qu’il nous apparaît essentiel de pouvoir analyser ces résultats, y compris dans une approche épidémiologique. Nous avons suggéré au Préfet – qui a relayé cette demande – la création d’un GAST, Groupe d’alerte en santé travail. Placé auprès de l’Agence Régionale de Santé (ARS), ce groupe a vocation à procéder à l’analyse de l’ensemble de ces éléments qui, comme dans le cas de la population générale, relèvent pour une bonne part du secret médical et du dialogue singulier entre un salarié et un médecin du travail.

Pour ce qui concerne les entreprises et l’impact qu’elles ont subi, nous avons ouvert une « Cellule de continuité économique ». On constate très régulièrement que, dans des circonstances exceptionnelles, certaines entreprises ont soit des questions, soit des problèmes qu’elles n’arrivent pas à gérer de manière autonome. Le but de cette cellule composée de cinq ingénieurs de la DIRECCTE, est d’accompagner ces entreprises dans la résolution de ces difficultés opérationnelles très concrètes. Je vais illustrer cela avec un cas, qui d’ailleurs n’est pas encore complètement résolu : une entreprise dont l’activité consiste à faire du dépannage sur autoroute voyait son site interdit à la circulation, donc son activité interrompue, du fait de la présence de véhicules de secours. L’entreprise en question n’a pas spontanément accès aux autorités qui gèrent la crise au sein de la Préfecture et notre rôle d’intermédiaire consiste à évaluer cette demande, à la soutenir quand elle commence à pouvoir être satisfaite pour que l’entreprise puisse retrouver une activité le plus rapidement possible… Pour donner un ordre de grandeur, nous avons mobilisé cette cellule du 26 septembre au 4 novembre. Elle a reçu 126 appels d’entreprises, ce qui prouve qu’il y avait pour ces dernières un réel besoin de trouver des interlocuteurs au sein de l’État.

Au-delà de l’écoute, et c’est déjà essentiel, nous avons pris le parti d’une démarche proactive vis-à-vis de l’ensemble des entreprises les plus susceptibles d’être touchées – vingt-sept des prestataires de Lubrizol ont été approchés individuellement – et de mobiliser les instances de coordination des différents acteurs d’accompagnement des entreprises, notamment, le 30 octobre, la C3A (Cellule « alerte, analyse, action ») de Normandie, et le CODEFI (Comité départemental d’examen des problèmes de financement des entreprises) qui a été réuni par le Préfet de la Seine-Maritime, le 15 novembre.

Nous sommes désormais en relation très régulière avec quatre entreprises, qui sont les plus durablement affectées et qui n’ont pas encore pu reprendre une activité normale. En dehors du champ agricole, qui échappe à notre compétence, l’impact économique est caractérisé d’abord sur les entreprises prestataires : elles étaient vingt-sept au moment du sinistre pour 207 salariés. Lorsqu’on parle d’impact sur les salariés, on pense immédiatement à ceux de Lubrizol ou de Normandie Logistique, mais il ne faut pas oublier les autres. On trouve des entreprises directement touchées, par exemple par les retombées de suie, les limitations de circulation, et d’autres qui ont vu leur activité affectée dans une proportion variable du fait du sinistre. Je parle ici non pas de ses conséquences, mais de l’existence même du sinistre. Je pense en particulier au secteur de l’hôtellerie-restauration et au secteur agroalimentaire, au sein duquel deux entreprises nous ont interpellés parce qu’elles avaient subi un effet significatif.

Nous avons effectivement mobilisé le dispositif de l’activité partielle, dans des conditions particulièrement ouvertes au regard des dispositions du code du travail qui permettent d’y recourir en cas de sinistre. Aujourd’hui, 168 entreprises ont recouru à l’activité partielle, qui a concerné environ 3 500 salariés. Une centaine d’entreprises ont d’ores et déjà été indemnisées, dont soixante-quinze pour lesquelles cette indemnisation est complète. Car ce que l’on constate, c’est que la majeure partie des demandes d’indemnisation au titre de l’activité partielle concernait des petites voire très petites entreprises, essentiellement pour les journées des 26 et 27 septembre.

M. Damien Adam, rapporteur. Pouvez-vous être encore plus précis ? Il y a donc 168 entreprises et 3 500 salariés concernés, savez-vous quel volume d’heures cela représente ?

M. Gaëtan Rudant. Les indemnisations ont couvert 21 092 heures. Ce sont les heures indemnisées aujourd’hui. Vous connaissez le dispositif : une première étape consiste à solliciter l’autorisation de recours à l’activité partielle, autorisation qui est normalement accordée de manière préalable à sa mise en œuvre, sauf dans le cas de sinistre. Dans le cadre de leur demande d’autorisation, les entreprises évaluent un volume d’heures auxquelles elles imaginent devoir recourir. Dans ce genre de sinistre, cette évaluation est extrêmement précaire : dans des situations qui nous semblent comparables, certaines entreprises ont imaginé que les effets pourraient durer six mois, quand d’autres ont estimé qu’elles pourraient durer trois mois. Au total, 240 000 heures d’activité partielle ont été autorisées, mais beaucoup moins ont finalement été utilisées. D’ores et déjà, le nombre d’heures indemnisées est de 21 000, au bénéfice d’entreprises seinomarines et d’une entreprise calvadosienne.

Deuxième modalité d’accompagnement : celui des alternants. Car dans ces entreprises, trente-sept personnes au total étaient sous contrat de professionnalisation ou d’apprentissage. L’interruption prolongée de l’activité de ces deux entreprises les mettait dans une situation encore plus précaire que les autres salariés : non seulement ils étaient exposés dans leur situation professionnelle, mais cela mettait également en jeu leur formation. Nous avons donc mis en place une cellule pour accompagner et trouver des solutions pour les alternants – trente d’entre eux à cette date.

Nous avons pris également le parti de mobiliser des fonds au titre des mutations économiques et une entreprise a été amenée à demander un financement pour la sécurisation des parcours de ses salariés. Enfin, beaucoup d’entreprises qui souhaitaient pouvoir reprendre leur activité rapidement ont été astreintes à nous demander des autorisations de dérogation à la durée hebdomadaire du travail. Nous avons instruit avec diligence sept demandes concernant 177 salariés. Pour finir, nous avons accompagné, sous l’autorité du préfet, la constitution du fonds d’indemnisation par Lubrizol. Je vous confirme que les chiffres dont je dispose sont exactement les mêmes que ceux indiqués par la préfecture.

En tant que chef de service, j’ai également été conduit à prendre un certain nombre de mesures pour les agents de la DIRECCTE qui, pour certains, sont situés à la Cité administrative à Rouen et, pour d’autres, sur des sites un peu plus directement placés sous le panache de fumée. Nous les avons d’abord informés, dès le matin du 26 septembre, par deux messages, nous avons réuni un CHSCT – comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail – le 2 octobre, et procédé à une vérification de l’absence d’impact par des suies et du bon fonctionnement des ventilations de nos différents sites. Au total, c’est une équipe impliquant de très nombreux services de notre direction qui a dû être mobilisée dans un mode de gestion de crise.

Et, bien sûr, nous avons participé à la cellule de crise organisée par le préfet. Nous avons été présents à toutes – sauf trois – les réunions du COD (Centre opérationnel départemental) et à dix-neuf des conférences de presse du Préfet. Quand bien même l’inspection du travail n’est pas sous son autorité directe, nous avons été très impliqués aux côtés des autorités préfectorales. Cette équipe de gestion de crise nous a permis de coordonner tous les aspects que l’on vient d’évoquer, car il y a évidemment un lien entre ce que l’on peut apprendre quand on est agent de contrôle et qu’on est sollicité par une entreprise, et la mobilisation au titre de l’accompagnement par un autre agent. Il faut que l’information circule et que nos services de renseignements en droit du travail, qui sont ouverts aux salariés, aient exactement les mêmes informations, les mêmes éléments de réponse, pour les salariés et les entreprises qui les sollicitent, que les autres acteurs. Nous avons choisi une organisation en mode de gestion de crise qui se réunissait plusieurs fois par jour dans les premiers jours, puis plusieurs fois par semaine, et qui continue aujourd’hui à se réunir de manière hebdomadaire.

Vous m’avez également demandé si le recours à l’activité partielle était suffisant. Sans répondre de manière générale, nous n’avons pas eu connaissance de situations particulières dans lesquelles ce dispositif aurait été insuffisant. Très clairement, ce sont souvent des petites ou très petites entreprises qui ont mobilisé ce dispositif et essentiellement pour les journées des 26 et 27 septembre. De fait, l’essentiel pour elles était d’avoir d’abord un accord rapide puis d’être payées au plus vite. C’est ce à quoi nous nous sommes astreints, avec des réponses systématiques en moins de cinq jours, et même le plus fréquemment sous quarante-huit heures, pour que ces entreprises ne se trouvent pas exposées.

Je ne suis pas en situation de répondre à la question sur le moment où l’ensemble des demandes auront été reçues au titre du fond Lubrizol.

S’agissant de l’attractivité de Rouen, je pense que c’est bien sûr d’abord le rôle des élus locaux de porter l’ambition qu’ils ont pour leur territoire. L’État doit les accompagner. C’est un sujet sur lequel nous avons commencé à travailler avec les élus départementaux, métropolitains et de la Ville de Rouen, de sorte qu’un projet puisse être bâti rapidement : il est en cours d’élaboration.

À titre personnel, je pense – eu égard au nombre de sites classés en « Seveso » et à la prégnance de l’activité industrielle à Rouen – qu’une mobilisation autour de ces questions, en lien avec l’acceptation de ces activités par nos concitoyens, serait probablement utile pour le territoire.

Lubrizol était connue pour avoir déjà traversé par le passé au moins un épisode de rejet de mercaptan. L’enquête qui avait alors été menée n’avait pas mis à jour d’infraction significative qui ait pu être à l’origine de cet accident. L’enquête sur l’accident du 26 septembre est en cours.

Quant au rapport du Club Maintenance Normandie sur la sous-traitance, nous l’avons découvert au détour de cette situation puisque notre direction n’avait pas été conviée à sa présentation, il y a une dizaine d’années. Je ne veux pas entrer dans la critique de ce rapport. Pour autant, il me semble qu’il y a un certain nombre d’éléments qu’il faut mettre en lumière au sujet de la sous-traitance. Certains se demandent s’il faudrait interdire la sous-traitance de manière générale dans ce type d’établissement. Le premier élément que j’ai envie de partager avec votre mission, c’est précisément qu’on ne peut pas parler de manière générale de la sous-traitance : la notion est extrêmement vaste. La sous-traitance, c’est confier des activités à un site extérieur, ce qui ne fait peser aucun risque sur la collectivité. C’est aussi confier sur le site même des activités d’une grande diversité, depuis par exemple le gardiennage jusqu’à la soudure. Je ne pense pas qu’il soit pertinent d’imaginer une règle générale pour la sous-traitance. Contrairement à ce qu’une lecture trop rapide pourrait donner à penser, la sous-traitance peut être facteur de sécurité, y compris sur un site classé en catégorie Seveso. Ne vaut-il pas mieux faire intervenir une semaine par an un spécialiste qui réalise à longueur d’année des soudures de tuyaux, ayant développé les compétences et le savoir-faire nécessaires, plutôt que d’interdire la sous-traitance et de confier cette activité à une personne qui ne réaliserait qu’une seule fois ces opérations ?

Je ne prends pas position sur la nécessité industrielle mais dans certaines circonstances, on ne peut pas imaginer qu’une entreprise – en particulier dans des industries complexes comme dans la pétrochimie – ait à demeure l’ensemble des moyens permettant de faire face à des à-coups pour certaines opérations particulièrement lourdes tel un arrêt de tranche. Cela ne risque-t-il pas e la conduire à chercher à réduire les coûts de telles opérations ?

Enfin, le code du travail prévoit un certain nombre de dispositions particulières quant aux conditions de réalisation de la sous-traitance, en particulier dans les sites Seveso seuil haut. Il impose en particulier des formations adaptées pour les entreprises intervenantes, et spécifiques aux sites Seveso seuil hauts, et l’obligation de plans de prévention, même quand il n’y a pas de risque lié à la co-activité avec les autres activités du site industriel. Le code du travail prévoit également que le chef d’entreprise, après avoir consulté la commission santé, sécurité et conditions de travail (C2SCT) puisse être amené à dresser la liste des opérations pour lesquelles il estime qu’il ne doit pas être recouru à la sous-traitance. Ces dispositions graduées permettent donc déjà, sous le contrôle des instances représentatives, de réguler le recours à la sous-traitance dans les sites classés en catégorie Seveso.

Mme Annie Vidal, présidente. Vous avez évoqué les demandes d’autorisation d’activité partielle de la part des entreprises, dont le volume est assez aléatoire dans le cas d’un accident. Vous êtes donc amenés à indemniser sur une base qui subit une grande variation. Quels critères appliquez-vous pour adapter l’indemnisation au besoin réel ?

M. Gaëtan Rudant. Il existe deux étapes dans le recours à l’activité partielle : la première au cours de laquelle l’entreprise informe l’administration de ce qu’elle estime être son besoin. C’est dans ce cadre, qu’il y a une incertitude quant aux volumes qui seront effectivement mobilisés.

Dans la deuxième étape, au stade de l’indemnisation, l’entreprise justifie in concreto le nombre d’heures qui n’ont effectivement pas été travaillées, et qui ouvrent droit à l’indemnisation. Notre évaluation ne se fait donc pas a priori en fonction de critères, mais au vu des justifications apportées par l’entreprise.

M. Damien Adam, rapporteur. En ce qui concerne le fonds d’indemnisation, avez-vous un chiffre officiel du nombre de demandes d’ores et déjà validées et qui ont fait l’objet de versements ?

M. Gaëtan Rudant. Le fond est un dispositif mis en place par Lubrizol et fait l’objet tous les quinze jours d’un comité de suivi, auquel participe l’État. Je ne connais pas le nombre d’indemnisations effectivement versées à ce jour. Ce que l’on constate, au regard du dernier comité de suivi, c’est que le processus se déroule de façon assez fluide et je peux estimer que cinquante à cent dossiers ont bénéficié d’une indemnisation ou sont proches de l’être.

M. Damien Adam, rapporteur. Vous est-il aisé de contrôler le niveau de formation et les compétences des employés sous-traitants des sites « Seveso » ? Rencontrez-vous des difficultés particulières ?

M. Gaëtan Rudant. Le contrôle par l’inspection du travail des sites Seveso doit évidemment être distingué de celui qui peut être mené par l’inspection des installations classées. Bien sûr, des facteurs de risques peuvent être communs, mais dans un cas le code de l’environnement – notamment son livre V : Prévention des pollutions, des risques et des nuisances – protège en particulier des effets à l’extérieur du site, alors que dans l’autre cas, nous nous assurons des enjeux pour les salariés, ceux de l’entreprise comme ceux des entreprises qui y interviennent. L’exercice de contrôle des sites « Seveso » par l’inspection du travail mobilise donc des outils et une énergie assez continue. En l’occurrence, avant l’accident de Lubrizol, la Direction générale du travail – autorité centrale en matière de travail – avait demandé que l’inspection du travail soit mobilisée pour une nouvelle campagne d’inspection 2019-2020 autour de trois thèmes. Nous demandons évidemment à aller contrôler l’ensemble des sites Seveso « seuil haut », et même, au-delà, à définir des critères nous permettant d’identifier des installations classées qui ne sont pas nécessairement « Seveso », en regard avec la réalité du territoire.

Ces trois thèmes sont : les interventions d’entreprises extérieures, notamment les sujets liés au plan de prévention ; la prévention du risque chimique et du risque lié aux explosions ; le dialogue social autour de ces questions. Le code du travail a tout récemment été modifié pour donner aux entreprises la faculté d’adapter ce dialogue social aux besoins de l’entreprise.

L’exercice de contrôle d’un site classé en Seveso se pratique de manière assez similaire à l’investigation sur les autres sites, mais avec néanmoins un certain nombre de particularités, notamment liées au fait que, même s’ils sont de nature similaire, les risques ont une acuité et une intensité beaucoup plus importantes. Nous avons ainsi pris le parti, en Seine-Maritime, de modifier l’organisation de l’inspection du travail pour créer des sections centrées sur les sites classés en Seveso. Cela permet que nos agents aient une pratique régulière du contrôle de ces sites et montent en compétence. Cette démarche a été engagée il y a à peu près un an – le processus réglementaire de consultation de nos propres instances est assez important – et elle a abouti il y a deux jours. L’acte de contrôle n’est pas neutre et nos agents ont besoin d’être formés et accompagnés. Récemment encore, le 26 novembre, nous avons organisé en Région Normandie une formation pour que nos agents aient les apports méthodologiques et les connaissances nécessaires. Nous avons, au sein de nos équipes, une cellule pluridisciplinaire qui est une force d’appui technique. J’ai cité l’ingénieur de prévention ; nous disposons ainsi d’experts de ces sujets et ils viennent, si nécessaire, en appui des agents de contrôle.

L’inspection est un acte qui n’a rien d’anodin mais qui est tout à fait à la portée des agents de contrôle. Le contrôle est bien assuré et nous créons les conditions de sa performance.

M. Damien Adam, rapporteur. À vous écouter, on croit comprendre qu’à ce stade, en Normandie, les éléments sont réunis pour que les contrôles puissent être bien faits, mais que tel n’est pas forcément le cas dans l’ensemble des DIRECCTE ?

M. Gaëtan Rudant. Chaque région doit adapter son organisation à sa réalité. Je n’allègue pas que ce ne serait pas fait dans d’autres régions. La Région de Normandie – et singulièrement le département de la Seine-Maritime – est l’une de celles qui regroupent le plus de sites « Seveso » ; dès lors, nous avons adapté notre organisation pour qu’elle réponde à cet enjeu territorial. La réalité n’est probablement pas la même que celle d’un département que j’ai connu, l’Indre, ou que celle du Loir-et-Cher, où le nombre de sites « Seveso » est bien inférieur.

Mme Annie Vidal, présidente. Dans le cadre de la mobilisation des services de santé au travail, vous avez donc réalisé 1 600 visites médicales avec une grille de suivi des salariés. Cette grille existait-elle préalablement et est-elle utilisée de manière ordinaire ou a-t-elle été spécialement constituée pour la circonstance ? Quels en étaient les principaux critères et comment les résultats vont-ils être consignés et exploités.

M. Gaëtan Rudant. Les services de santé au travail sont des structures soumises à un agrément de l’administration. Elles peuvent être « inter-entreprises » lorsqu’elles en concernent plusieurs, ou « autonomes » lorsqu’elles n’en concernent qu’une. Pour le cas d’espèce, et pour donner un ordre de grandeur, ce sont au total une quinzaine de services de santé au travail qui sont concernés dans une proportion variable par une ou plusieurs des entreprises. Ce sont ces organismes et leurs médecins du travail qui réalisent ces visites médicales demandées. Si nous n’avons aucune prétention de prescription d’une partie du geste médical, qui appartient aux seuls praticiens, il nous est apparu immédiatement important que leur approche soit la même et que l’on puisse donc recueillir les mêmes informations. Le protocole a bien été écrit face à cette situation et dans cette intention : recueillir la « symptomatologie » exprimée par les salariés, enregistrer les examens cliniques réalisés, voir les examens complémentaires prescrits. Ce protocole préconisait deux bilans sanguins pour les personnes qui étaient intervenues en première ligne.

Mme Annie Vidal, présidente. Dispose-t-on, à ce stade, de précisions quant à l’impact de l’incendie sur la santé des personnes examinées – je parle aussi bien de la santé « objective » que de la santé « ressentie » ?

M. Gaëtan Rudant. Jusqu’à ce jour, nous n’avons pas d’éléments d’appréciation montrant qu’il y aurait un impact. Toutefois, nous avons souhaité disposer d’une analyse de ces résultats, en particulier des 1 100 bilans sanguins prescrits par les médecins dans leurs dialogues singuliers avec les salariés qu’ils étaient amenés à rencontrer. Aujourd’hui, je ne suis pas du tout en situation d’apprécier si les résultats obtenus sont atypiques, induits par la situation… Pour répondre très clairement : je n’ai pas d’éléments qui me donnent à penser qu’il y aurait un impact différent de celui constaté et rapporté par nos collègues de l’ARS pour la population générale.

M. Damien Adam, rapporteur. Vous avez abordé le sujet des CHSCT qui ont été transformés en CSE – comités sociaux et économiques dans l’ensemble des entreprises de France, avec la spécificité des CSSCT pour les sites « Seveso ». Pourriez-vous brièvement commenter l’efficacité de ces CSSCT dans de tels sites afin de bien prendre en considération les problématiques de sécurité ?

M. Gaëtan Rudant. Le législateur a tenu à ce que, même s’il s’agit désormais d’une émanation du CSE, il y ait une commission spécialisée et dédiée à ces questions de sécurité au travail dès lors qu’il s’agit d’un établissement distinct de plus de trois cents personnes, ou que l’on a un certain nombre d’activités – des installations nucléaires de base ou des sites Seveso « seuil haut ». Les CSSCT constituent un élément du dispositif obligatoire pour de tels sites Seveso « seuil haut ». Le regard que l’on porte sur ce dispositif un peu jeune est difficile à caractériser objectivement, et nous pensons qu’il sera utile que le comité d’évaluation des ordonnances travail puisse regarder plusieurs éléments. D’abord, le niveau de délégations horaires accordées aux représentants du personnel dans le cadre des CSSCT est supérieur et il sera utile dans le temps d’apprécier s’il y a bien une mobilisation de ces délégations horaires. Ensuite, il est important d’apprécier si les entreprises se sont saisies de la possibilité qui leur est désormais offerte par la loi d’adapter au cas d’espèce les modalités d’organisation du dialogue social autour de ces questions de sécurité au travail. On ne constate pas aujourd’hui de dysfonctionnements qui auraient été induits par cette disposition mais nous jugeons néanmoins important d’évaluer au moins ces deux aspects.

M. Damien Adam, rapporteur. Revenons au fonds d’indemnisation et au dispositif adopté. Pourriez-vous évaluer ses forces et ses faiblesses ?

M. Gaëtan Rudant. Je tiens à rappeler les limites de l’éclairage que je peux apporter. D’abord, ce fonds a été mis en place par Lubrizol : ce n’est donc pas un outil que l’État a conçu. De surcroît, même si la DIRECCTE a participé, aux côtés de la Préfecture, à la réflexion autour de ce fonds, nous n’avons pas présidé à l’ensemble des travaux.

Quels ont été les fondamentaux que nous avons partagés ? Il fallait que ce soit un outil simple à mobiliser, et que les modalités de calcul ouvrant droit à l’indemnisation soient aisées. Je pense que les règles qui ont été finalement retenues sont relativement simples, accessibles. Elles sont fonction de la baisse constatée du chiffre d’affaires et non pas fondées sur des calculs extrêmement compliqués où l’on devrait justifier, par exemple, de la baisse d’un taux de marge. Il nous paraissait important que Lubrizol ait ce souci de simplicité car nombre d’entreprises concernées sont de toutes petites entreprises : des commerçants, notamment des commerces de bouche, ou encore de la restauration… Leur imposer une charge administrative, fut-elle pour une indemnisation, paraissait inadéquat.

Le deuxième élément essentiel était la rapidité de mobilisation de ce fonds. Un certain nombre des indemnisations ont déjà été versées. Le corollaire de cela est le fait que les situations atypiques par rapport à ces exigences de simplification de l’outil n’entrent pas dans sa méthodologie. Elles font l’objet d’une évaluation par Lubrizol au cas par cas. C’est à mes yeux la limite de ce dispositif, mais aussi le corollaire de l’objectif de simplicité qui était poursuivi.

M. Damien Adam, rapporteur. Comment appréhendez-vous les situations de préjudice pour une entreprise lorsque s’établit sa relation avec les assureurs, qu’il s’agisse de son chiffre d’affaires ou des réparations des conséquences de phénomènes comme les suies ? Pouvez-vous accompagner les entreprises pour monter leurs dossiers auprès de leurs assureurs, les informer de leurs droits ou des démarches à entreprendre ?

M. Gaëtan Rudant. Cela fait typiquement partie des questions qu’on peut rencontrer dans le cadre de la cellule de continuité économique. Il n’est pas question de tenir un rôle d’assistant dans la relation commerciale entre une entreprise et son assureur, ni d’aider davantage l’une des parties. Nous avons néanmoins pu apporter un éclairage sur le fait – et certains chefs d’entreprise le découvrent – que les stipulations de leur contrat sont propres au cas d’espèce, et que les contrats peuvent être différents : certains contrats prévoient des jours de franchise, d’autres plafonnent les niveaux d’indemnisation… Ce n’est pas une généralité statistique, mais ce sont des questions qui nous ont été posées par quelques chefs d’entreprise.

Je ne dispose pas, pour éclairer la mission d’information, d’une analyse statistique de la relation avec les assureurs ni des difficultés qui auraient été rencontrées. Le Médiateur des assurances peut aussi être mobilisé dans un certain nombre de cas, et cela fait partie des renseignements que l’on a pu apporter aux entreprises, au même titre que d’autres renseignements très opérationnels.

M. Damien Adam, rapporteur. Je comprends que vous ne disposiez pas aujourd’hui des éléments de réponse, mais pensez-vous que dans quelques semaines ou quelques mois, à travers les remontées de TVA ou un autre outil relatif à la santé économique des entreprises, on pourra disposer d’une estimation de l’impact économique de cet incendie sur le territoire ?

M. Gaëtan Rudant. Mme la Directrice régionale des finances publiques sera mieux armée pour vous rendre compte de cet éventuel impact, mesuré par exemple par les remontées de TVA. Les éléments un peu généraux que nous avons pu partager avec elle ne nous ont pas conduits à identifier un impact mesurable par ce biais à ce stade.

M. Damien Adam, rapporteur. J’ignore si cela relève de la DIRECCTE, de l’Urssaf ou des services fiscaux, mais aviez-vous pu estimer l’impact économique des Gilets jaunes ?

M. Gaëtan Rudant. Au moment des épisodes les plus aigus au cours de la période des Gilets jaunes, nous avions mobilisé les trois services que vous évoquez grâce à des cellules positionnées chez les élus consulaires pour être proches des habitudes des chefs d’entreprise. Ces cellules apportaient là aussi un regard sur différentes problématiques : comment faire une demande d’aide, une demande de dégrèvement, éventuellement une demande d’activité partielle ? Il s’agissait de se placer en situation d’aider les entreprises. Mais je n’ai pas aujourd’hui, pour l’agglomération de Rouen, l’évaluation quantitative de l’impact économique de cette crise.

Mme Annie Vidal, présidente. Je vous remercie pour la précision de vos réponses.

L’audition s’achève à dix-sept heures.

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29.   Audition, ouverte à la presse, de M. Gilles Crague, directeur de recherches à l’École des Ponts Paris Tech / développement des firmes et territoires, et de M. Arnaud Brennetot, géographe de l’Université de Rouen

(Séance du jeudi 19 décembre 2019)

L’audition débute à neuf heures.

M. le président Christophe Bouillon. Nous allons poursuivre nos auditions dans le cadre de la mission d’information sur l’incendie de Lubrizol à Rouen. Cette mission dont la création a été décidée en Conférence des présidents nous amène depuis plusieurs semaines à auditionner différents acteurs qui nous permettent d’avoir une meilleure compréhension de l’événement, de traiter la question de la gestion et de la communication de crise, mais aussi de faire un retour d’expérience pour que notre rapporteur puisse, dans son rapport, dégager des pistes de réflexion, de véritables perspectives.

Aujourd’hui, nous auditionnons deux universitaires, des chercheurs en géographie et en sociologie industrielle. L’un et l’autre ont écrit ou se sont fortement documentés sur les questions liées à l’urbanisme, au développement sur les différents territoires, et notamment sur une question essentielle et que nous nous posons immédiatement suite à un événement de cette nature : la cohabitation entre des sites industriels présentant un niveau de risque élevé, comme c’est le cas des sites Seveso, et un territoire urbain, c’est-à-dire un environnement habité qui les entoure. Pouvez-vous nous décrire cette situation ? Celle-ci n’est pas propre à la Métropole rouennaise, puisqu’il existe plus de 1 300 sites Seveso à travers la France dans des territoires très marqués, avec une empreinte industrielle assez forte, historique. Les entreprises, pour la plupart d’entre elles, sont arrivées avant les habitants, mais ce n’est pas toujours le cas. Pouvez-vous nous aider à bien comprendre ce phénomène dans le temps ?

Ma deuxième question concerne l’idée d’un rebond ou d’une opportunité du territoire. Nous avons beaucoup évoqué le préjudice d’image lorsque nous voyons diffuser très largement des images de cet incendie et de ses conséquences à la fois sur l’environnement et la santé des habitants. Ensuite, beaucoup de débats sont survenus et ils ne sont pas terminés. La preuve, notre travail se poursuit. Nous nous interrogeons sur la suite, sur les perspectives d’avenir. L’un comme l’autre, vous disposez de retours d’expérience concernant d’autres territoires qui ont pu connaître des événements importants ; on pense naturellement à Toulouse et à AZF. J’ai sous les yeux l’Atlas de la Vallée de Seine que M. Brennetot a réalisé. En tant que parlementaire de la Vallée de Seine, je suis assez sensible à ce territoire que l’on appelait la Basse Seine historiquement et qui a vu pendant des années s’installer des sites industriels conséquents, ce qui est une signature aujourd’hui de la zone. Comment pouvons-nous faire de cette situation une opportunité ? Il existe des territoires que nous identifions parfois à leur industrie. Quand on pense à l’agglomération de Toulouse, on pense automatiquement à Airbus. Que pouvons-nous faire à l’échelle de ce territoire ? Faut-il assumer cette signature industrielle avec la présence de ces risques ? Comment pouvons-nous en faire une opportunité ?

M. Damien Adam, rapporteur. Monsieur Crague, dans une tribune au Monde sur la place des usines industrielles dans nos villes, vous affirmez que suite à la catastrophe de Lubrizol, fermer les usines serait une erreur économique et écologique. Pouvez-vous préciser vos propos et nous donner plus d’éléments à ce sujet ? Avez-vous aussi une réponse à apporter au paradoxe qui traverse aujourd’hui les territoires industriels entre la volonté d’éloigner des villes les usines, tout en reconnaissant leur importance dans notre économie et la structuration du territoire ?

Sur une partie plus urbanistique et concernant notamment les plans de prévention des risques technologiques (PPRT), quel est votre avis sur les PPRT tels qu’ils sont présents et tels qu’ils ont été travaillés depuis la loi Bachelot de 2003 ? Jugez-vous nécessaire la révision des règles d’urbanisme autour des sites Seveso voire des autres usines voisines de ces sites ? Si oui, comment ?

Mme Annie Vidal. Monsieur Brennetot, vous êtes l’auteur d’un document sur la gestion de crise de l’incendie du 26 septembre. Pourriez-vous détailler le travail que vous avez mené sur ce sujet ? Vous avez notamment souligné une série accablante d’erreurs sur la gestion de la situation post accident. Quelles sont-elles ?

Dans les médias, vous avez souligné un manque d’information concernant les substances brûlées et leur quantité. La préfecture a cependant publié une liste détaillée de tous les produits stockés chez Lubrizol et chez Normandie Logistique. Quelles sont, selon vous, les améliorations à apporter sur cette question précise ?

Enfin, je souhaiterais avoir votre avis sur l’urbanisation autour de la zone industrielle, notamment l’éco-quartier Flaubert. Comment jugez-vous l’implantation de ce nouveau quartier, compte tenu de la proximité avec des sites industriels Seveso ?

M. Gilles Crague, École des Ponts Paris-Tech/Développement des firmes et territoires. Je citerai les propos tenus dans les médias par un avocat saisi par deux associations à la suite de l’accident de Lubrizol : « Plus aucune usine de ce type ne devrait exister à trois kilomètres du centre-ville dune grande agglomération ! »

Cette phrase a suscité une réflexion chez moi qui ne suis pas spécialiste des risques industriels, mais qui m’intéresse au développement des territoires, aux rapports entre les entreprises et les territoires depuis ma thèse, au début des années 2000. Ces propos renvoient à deux enjeux structurels qui dépassent le seul cas de l’accident Lubrizol : d’une part, l’enjeu de la disparition de l’industrie et d’autre part, celui de la cohabitation de l’industrie avec la ville.

Il me semble important de revenir sur la question de la disparition de l’industrie parce que c’est la toile de fond économique dans les faits, et aussi dans les têtes. Cette disparition de l’industrie peut être un vœu pour un certain nombre de parties prenantes, mais c’est aussi une tendance naturelle et spontanée ; il faut en être conscient. Ce retrait, peut-être même cette disqualification de l’industrie est un vrai problème. Je reviendrai sur les villes et les territoires, parce que ce sont des points critiques où se joue aujourd’hui l’avenir de l’industrie française, qu’il s’agisse de redéveloppement – vous avez parlé de rebond, d’opportunité – ou de sa disparition, de son évanescence. Si nous choisissons intentionnellement, explicitement et formellement l’option de son redéveloppement, la question de l’aménagement spatial des villes devient un enjeu stratégique majeur.

Nous ne pouvons pas réfléchir à l’industrie aujourd’hui sans examiner la façon dont nous évoquions l’industrie jusqu’à très récemment. Parler de l’industrie consistait essentiellement à parler de désindustrialisation, c’est le point de départ dans les têtes des dirigeants économiques et d’un certain nombre d’acteurs de la société civile politique. Ce discours est étayé par des chiffres.

Dans les rapports du Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), les chiffres clignotent presque en montrant l’effondrement des effectifs industriels dans les dernières décennies en France, mais ce n’est pas tout. Ce retrait que nous pourrions qualifier « d’objectif » s’est accompagné d’un retrait subjectif, c’est-à-dire dans les têtes, d’abord dans celles des développeurs économiques. Les grands modèles économiques, qui sont ma spécialité en tant que chercheur, qui ont accompagné les politiques locales de développement économique depuis plusieurs décennies ont tous en commun de mettre l’accent sur tout, sauf sur l’industrie. Premier exemple : les travaux sur la base résidentielle (le tourisme) qui relativisaient par la même occasion en disant que pour développer un territoire, il faut développer sa base résidentielle, et donc laisser tomber sa base productive ; ce n’est plus l’enjeu.

Mon deuxième exemple concerne les travaux qui ont mis en exergue l’importance de la classe créative. Les politiques de développement économique devaient se focaliser sur l’attractivité de la classe créative. Cela voulait dire qu’attirer des entreprises, notamment productives, n’était plus la bonne manière de faire du développement économique local.

Je parlais des développeurs économiques locaux. Des doctrines équivalentes ont été développées du côté des entreprises. C’est la fameuse « courbe du sourire » dont vous avez peut-être entendu parler, proposée par le président-directeur général d’Acer, Stan Shih, qui préconisait aux managers des entreprises de se concentrer soit sur les fonctions « amont » (la recherche et développement, le marketing, l’innovation) soit sur les fonctions « aval » (la logistique, la relation client) et de se délester des usines en les mettant ailleurs, là où cela coûtait moins cher, et de devenir des entreprises fabless.

Enfin, nous retrouvons aussi une tendance analogue, en dehors du monde du développement économique des entreprises, dans les discussions sur l’orientation professionnelle de nos enfants, au sein même des familles. C’est ce que disait très bien le Délégué aux territoires d’industrie, Olivier Lluansi, à l’occasion d’un séminaire l’été dernier. Selon lui, un des grands défis pour le développement industriel aujourd’hui était lié à la transformation de l’image de l’industrie chez les parents et chez les grands-parents, pour qui l’industrie était avant tout des usines qui ferment et des licenciements. Ils sont peu enclins à orienter les enfants vers elle pour leur future activité professionnelle. Nous avons donc une tendance générale récente à faire disparaître l’industrie. Elle est objectivée par les statistiques officielles, mais elle est aussi ancrée dans les têtes, celle des développeurs locaux, celle des managers, et même celle des familles, au moment où l’on discute de l’orientation des enfants.

Deuxième point, cette disparition, ce retrait, voire même cette disqualification de l’industrie ne va pas sans un certain nombre de problèmes. Nous pouvons en citer au moins trois : un problème économique, un problème écologique, mais plus largement, un problème sociétal. La décrue des emplois industriels s’accompagne à partir du milieu des années 2000 d’un déficit de la balance commerciale manufacturière, et ce déficit ne fait que croître. Cela ne poserait pas forcément de problème si nous pouvions compenser l’importation de produits manufacturiers par l’exportation de services ; par exemple, le tourisme, où la France a de beaux atouts à faire valoir. Cette compensation est très loin de pouvoir être mise en œuvre. Les exportations liées au tourisme ne compensent pas du tout le déficit commercial manufacturier. Pour certains économistes, je pense notamment à Thierry Weil et Pierre-Noël Giraud, qui ont écrit un livre de référence sur cette question, Lindustrie française décroche-t-elle ? le rôle de l’industrie dans le commerce extérieur est vraiment la question stratégique. C’est du fait de ce déficit de commerce extérieur qu’il faut faire de l’industrie un champ d’action politique et stratégique. À terme, si ce déficit commercial n’est pas réduit, cela va conduire à un appauvrissement du pays. Ce problème économique est lié au déficit manufacturier. Les chiffres du dernier rapport de la Direction générale des entreprises (DGE) sont édifiants : 50 milliards en 2017.

Cette disparition de l’industrie est aussi, peut-être paradoxalement, un problème écologique. Le déficit de la balance commerciale manufacturière constitue un problème écologique dans la mesure où les importations manufacturières ont un effet direct sur l’empreinte carbone de la France. Nous pouvons nous référer à ce qu’écrivent les experts du haut conseil pour le climat dans leur dernier rapport. Ils rappellent que l’empreinte carbone de la France s’élève aujourd’hui à près de 750 millions de tonnes équivalent CO2, et que plus de la moitié, 421 millions de tonnes, est due aux émissions importées. De façon un peu contre-intuitive, relocaliser la fabrication pour substituer aux importations manufacturières des fabrications locales permet d’atténuer l’empreinte carbone de la France. C’est l’un des objectifs mis en exergue par les experts du haut conseil au climat, qui est aussi cité dans la stratégie nationale bas carbone où il y a un scénario de relocalisation de l’industrie.

Enfin, abordons le problème sociétal. La France est un vieux pays industriel. Des infrastructures y sont installées depuis des décennies. Celles-ci sont et seront d’autant plus sécures tant que seront maintenues à leur égard une attention et une vigilance soutenue et que sont et seront entretenus les savoirs de leur fonctionnement et de leur usage. Dans la période récente, nous observons une valorisation extrêmement vigoureuse de l’innovation, de la nouveauté, de la disruption ; c’est frappant. Quand une société met à ce point l’accent sur la rupture avec l’existant, elle en vient à négliger ce qui existe, ce qui est là, ce qui fonctionne. Un certain nombre d’indices laissent à penser que la vigilance et l’attention sociale à l’égard de nos vieux systèmes techniques se sont effritées dans la période récente, c’est ce qui constitue le problème sociétal. Le public, l’État et les industriels sont concernés ; le système de formation, bien évidemment. Je travaille dans une école d’ingénieurs. Je vois comment les choses se passent.

Ce que signale l’accident de Lubrizol avec force, c’est que l’avenir de l’industrie en France se joue en partie dans la façon dont va être organisée la cohabitation entre ville et industrie. J’ai beaucoup réfléchi à cette question dans les dernières années, à partir d’une enquête de terrain dont les résultats sont publiés dans un livre à paraître en janvier 2020, Faire la ville avec lindustrie. Nous observons que faisant fi des doctrines à la mode (mettre l’industrie ailleurs, faire disparaître l’industrie) il y a des villes et des territoires qui ont continué malgré tout à soutenir leur tissu industriel. Vous évoquiez, monsieur le président, la ville de Toulouse dans la zone AZF. Quand nous essayons de retracer l’opération d’aménagement qui s’est développée dans cette zone à la suite de l’explosion, nous constatons que les autorités locales et l’État ont préféré réimplanter une filière industrielle de pointe autour de l’oncologie plutôt que de laisser le terrain au promoteur de logements. Ceci constituait un véritable pari politique. Il aurait été beaucoup plus simple et plus rémunérateur de laisser le terrain de 200 hectares aux promoteurs de logements. Pourtant, les Toulousains ont décidé de ne pas s’engager dans cette voie-là, avec l’appui de l’État.

À Ivry-sur-Seine dans le Grand Paris, la ville, soutenue par l’établissement public territorial (EPT), Grand-Orly Seine Bièvre, déploie des trésors d’ingéniosité pour tenter de maintenir coûte que coûte une économie productive en son sein, dans la zone dense. Tout conduit naturellement à faire en sorte que cette économie productive aille en seconde couronne. Ce n’est ni la politique, ni l’intention, ni la stratégie de la ville et de l’EPT pour son territoire.

À Flers, dans l’Orne en Normandie, les acteurs locaux se sont mobilisés pour que l’usine Faurecia déménage, non pas en Pologne, comme cela aurait pu être le cas si l’ensemble des acteurs avait laissé faire, mais à sept kilomètres du centre-ville, dans de nouveaux locaux dans un campus industriel.

Voilà trois exemples de résistants. Ce sont des politiques économiques, des interventions publiques très fortes qui mobilisent des moyens et supposent des stratégies d’innovation pour aller à contre-courant des tendances économiques spontanées. Il est essentiel de prendre connaissance de ces expériences locales, de les rendre publiques.

Tous les territoires sont concernés par le maintien de l’industrie et de la production : les villes moyennes, bien sûr, où souvent, l’industrie est beaucoup plus voyante. Faurecia étant le premier employeur privé de la ville, quand elle éternue, toute la ville va mal. C’est moins le cas dans les métropoles. Pourtant, l’Île-de-France est la deuxième région industrielle française. L’enjeu industriel se pose aussi dans les métropoles. Partout, la tâche est extrêmement ardue pour arriver à maintenir, puis peut-être développer, ce tissu industriel.

Deux enjeux importants s’imposent en termes d’intervention : il faut simplement trouver de la place au sens physique du terme. C’est compliqué dans les métropoles. C’est compliqué dans les villes moyennes, mais pour des raisons assez différentes. Dans les métropoles, nous avons des marchés immobiliers fonciers qui rendent plus avantageux économiquement aujourd’hui de développer du logement dans les métropoles, plutôt que de développer des locaux d’activité. Dans les villes moyennes, la situation est un peu différente. Si jusqu’à présent nous pouvions consommer du foncier agricole, ce n’est plus le cas avec l’objectif de zéro artificialisation nette des sols. Cette contrainte s’ajoute aux intentions stratégiques de maintien et de développement de l’industrie.

Trouver de la place ne suffit pas. Il faut aussi ménager des coexistences, faire cohabiter l’industrie avec les autres fonctions urbaines, et donc avec les habitations. Ici, c’est l’urbanisme qui a un rôle crucial et stratégique à jouer. Finalement, qu’est-ce que l’urbanisme ? Quelle est cette activité professionnelle ? Quelles sont les grandes idées qu’il travaille ? Historiquement, l’urbanisme est l’art d’organiser l’espace afin d’assurer un certain équilibre fonctionnel. Celui-ci peut se traduire par différentes solutions spatiales. L’urbanisme n’est pas forcément la mixité, il peut aussi s’agir d’organiser des séparations de fonctions dans l’espace.

En conclusion, il s’agit de remettre l’industrie au cœur des politiques d’aménagement de l’espace. L’industrie n’est pas seulement une question de politique économique ou macro-économique. Il y a un enjeu à remettre l’industrie dans l’aménagement de l’espace. L’ampleur et la difficulté de la tâche, que j’ai pu constater dans le cadre mes enquêtes, nécessiteront l’engagement et la coopération de toutes les autorités publiques à tous les niveaux. Dans ma tribune publiée dans Le Monde, j’évoquais que cet enjeu pouvait ressembler à une sorte de nouvelle cause nationale.

M. Arnaud Brennetot, géographe à lUniversité de Rouen. L’impact local d’une catastrophe comme celle que vient de traverser Rouen et sa région dépend de l’intensité de l’événement lui-même certes, mais également du contexte géographique dans lequel il se produit. Dit autrement, la capacité d’un territoire à supporter un choc, que ce soit un attentat, une catastrophe environnementale ou technologique, puis à rebondir ensuite, dépend des capacités de résilience locale accumulées au préalable. Dans le cas de l’accident de l’usine AZF survenu en 2001, le très fort dynamisme démographique et économique de l’agglomération toulousaine avant la catastrophe a permis de faciliter l’absorption du choc. Dans le cas de Rouen, la situation est malheureusement fort différente. L’agglomération connaît un état de stagnation et de décrochage structurel par rapport aux autres métropoles françaises. Nous pouvons donc craindre que les effets économiques de l’incendie du 26 septembre soient plus difficiles à surmonter.

Au regard de sa très longue histoire, l’agglomération rouennaise connaît en effet une période compliquée, caractérisée par une certaine atonie démographique et économique. L’évolution de l’emploi montre que comparée aux 25 autres grandes villes de province, la création d’emplois dans l’aire urbaine de Rouen est parmi les plus faibles du pays depuis les années 1980. Le contraste avec la situation toulousaine est flagrant à cet égard. Les derniers chiffres publiés pour la période 2006-2016 confirment le décrochage de l’agglomération par rapport aux autres grandes villes françaises. Parmi les 12 plus grandes aires urbaines, Rouen est la seule avec Nice à avoir vu le nombre de ses emplois stagner au cours de la dernière décennie. Nous sommes sur une croissance de 0,26 % contre, en moyenne, 5,8 % pour les 25 plus grandes villes françaises.

Dans presque tous les secteurs d’activité, Rouen présente des performances inférieures à la moyenne des autres grandes villes. Le seul secteur d’activité dans lequel Rouen en présente de meilleures concerne l’administration publique, ce qui indique à la fois la dépendance de l’agglomération à l’égard de son statut de capitale administrative, mais également son faible attrait pour les entreprises privées et ceci, quel que soit le secteur d’activité considéré. L’agglomération rouennaise subit tout d’abord un recul de l’emploi industriel plus prononcé qu’ailleurs, ce que nous voyons pour le poste fabrication ou pour entretien, réparation. Ceci est relativement nouveau par rapport aux décennies antérieures. Jusqu’alors, la désindustrialisation était plus faible à Rouen qu’ailleurs. La dynamique s’est inversée au cours de la dernière décennie. Rouen continue par ailleurs à rencontrer plus de difficultés que les autres grandes villes françaises à créer des emplois dans les services spécialisés du secteur privé.

Dans le secteur de la conception et de la recherche, la dynamique est opposée à ce que nous observons dans les autres villes françaises. C’est un secteur d’activité en très forte croissance. À Rouen, au contraire, ce poste-là est en net recul. Il en est de même pour la gestion ou pour les prestations intellectuelles.

L’évolution de la part des emplois de cadre des fonctions métropolitaines, qui est un indicateur classique de l’institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), indique que Rouen n’appartient pas au groupe des métropoles les plus dynamiques. Si dans toutes les grandes villes françaises, nous assistons à une forte croissance de ces fonctions métropolitaines, Rouen fait partie du groupe le moins dynamique, aux côtés de villes qui sont plus petites qu’elles, comme Metz, Nancy, Tours, Avignon ou Saint-Étienne. Il apparaît donc que Rouen a raté le tournant de la métropolisation, demeurant incapable de créer des emplois de services spécialisés en quantité suffisante et équivalente à ce que l’on a observé dans les autres grandes villes françaises, notamment dans celles qui sont à la tête de la plupart des régions françaises. Sans surprise, la difficulté à créer des emplois s’accompagne d’une plus faible propension de la population locale à trouver une activité. Hormis Lille, le taux de chômage de l’aire urbaine de Rouen est supérieur à celui des autres métropoles françaises.

Rouen se caractérise également par une faible attractivité résidentielle. Sur le graphique apparaît l’évolution du solde migratoire pour chaque période intercensitaire depuis 1968 pour les 12 plus grandes villes françaises de Paris à Rouen. Avec Paris et Lille, Rouen fait partie des grandes villes qui sont structurellement répulsives. Ceci est récurrent depuis maintenant plusieurs décennies. Les enquêtes qui sont menées régulièrement par les organismes privés ou publics sur l’attractivité – je pense par exemple au sondage annuel Cadremploi – montrent que Rouen est une ville relativement peu attractive. En 2017, une enquête sur l’image externe de Rouen commandée par l’agence de développement Rouen Normandy Invest révélait également une image floue et une attractivité faible pour une agglomération de cette taille. À l’époque, l’ancien président de la Métropole Rouen Normandie, Frédéric Sanchez, déclarait : « Rouen na pas une mauvaise image, plutôt une image neutre, une ville où il ny a pas de problème. Mais a-t-on envie de vivre et travailler dans une ville neutre ? ». La question se pose avec d’autant plus d’acuité que la ville a aujourd’hui une image fortement dégradée depuis l’incendie du 26 septembre.

Au-delà de la fragilité de l’image extérieure, une enquête rendue publique la semaine dernière et réalisée avant l’incendie par les sites de recrutement RegionsJob et ParisJob révèle que la population rouennaise a moins de propension que la population des autres grandes villes à recommander leur ville à ceux qui seraient en quête de relocalisation. Seul Paris fait moins bien en la matière. Rouen souffre en effet d’être associé à des images peu flatteuses : les embouteillages, la pollution atmosphérique, la mauvaise connexion au reste du territoire, un certain passéisme, auxquels s’ajoutent désormais d’inquiétants risques industriels. Au-delà des représentations collectives et des stéréotypes, cette faible attractivité résidentielle tient à des facteurs économiques structurels. La proximité de Paris exerce de puissants effets d’aspiration qu’aucune autre grande ville n’a à subir de la même façon en France, sans pour autant bénéficier d’une connexion ferroviaire de qualité qui permettrait d’inverser la tendance. L’incapacité de l’espace économique rouennais à enrayer le déclin de l’emploi industriel se pose aujourd’hui également. L’étroitesse du marché de l’emploi freine les jeunes ménages biactifs à s’installer dans cette agglomération. D’un point de vue statistique, Rouen est donc objectivement une métropole « répulsive », ce qui en fait une ville peu dynamique sur le plan démographique dans la longue durée.

En conclusion, depuis quatre décennies, l’agglomération rouennaise connaît une situation économique compliquée, les données les plus récentes indiquant que les problèmes déjà identifiés par le passé se sont légèrement aggravés au cours de la dernière décennie. Alors que l’agglomération rouennaise souffrait déjà d’une image peu attractive dans le reste du pays, la situation s’est considérablement aggravée depuis le 26 septembre. L’hypothèse que cette dégradation, incomparable avec la situation de Toulouse a dû affronter après 2001, conduise à faire de Rouen une métropole déclinante ne doit pas être traitée à la légère. La moitié des aires urbaines normandes est déjà aujourd’hui en situation de déclin démographique et économique, l’aire urbaine du Havre en tête. La menace que Rouen connaisse une trajectoire similaire suite aux conséquences à long terme de l’incendie existe bel et bien. Or un affaiblissement économique de Rouen signifierait une fragilisation de la Normandie, mais également une remise en cause de la stratégie de développement de la vallée de la Seine, promue conjointement par l’État et les collectivités territoriales depuis quelques années.

Éviter une telle perspective suppose une stratégie à la fois ambitieuse et lucide. La situation économique difficile dans laquelle se trouvait l’agglomération avant l’incendie exige de réévaluer l’ensemble du projet métropolitain et des moyens nécessaires à sa mise en œuvre. Nous pourrions en lister un certain nombre, mais nous sommes aujourd’hui dans une situation de défiance très forte de la population vis-à-vis des pouvoirs publics. Une des conditions de la restauration de l’attractivité est aussi l’amélioration de la politique en matière de prévention des risques. Tous les spécialistes s’accordent à dire que les PPRT mis en place suite aux réformes législatives consécutives à l’accident d’AZF à Toulouse ont permis des améliorations substantielles.

Il apparaît, suite à l’incendie du 26 septembre à Rouen, que les progrès réalisés doivent être complétés par des améliorations substantielles, notamment en matière de contrôle de l’entreposage des marchandises. Manifestement, c’est ce qui a posé problème. Nous ne connaissons pas encore les origines de l’incendie, mais l’accumulation de tels stocks a contribué à l’intensité de l’événement. Les périmètres qui sont arrêtés dans le cadre de ce genre de document permettent sans doute de faire face à des accidents de type explosion, comme à AZF, mais pas à la diffusion de nuages plus ou moins toxiques. Les modélisations de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS) ont montré que le nuage s’était diffusé jusqu’aux Pays-Bas. Les nuages de 2013, à la suite de l’émission de mercaptan, ont montré que Londres et Paris avaient été touchés. Nous sommes sur des rayons bien plus longs que ceux que prévoient les PPRT.

Si nous allons jusqu’à Neufchâtel par exemple, nous pouvons considérer qu’une cinquantaine de kilomètres autour de l’usine sont potentiellement touchés. Si nous élargissons à tous les sites Seveso seuil haut en France, il faudrait intégrer dans les PPRT une majorité écrasante des communes françaises, pour permettre une meilleure préparation des populations, des collectivités territoriales et des responsables d’établissements publics. C’est ce qui a manqué le 26 septembre. L’improvisation a généré à la fois des dysfonctionnements et un phénomène d’angoisse très forte qui s’est muée ensuite en défiance et en colère plus ou moins froide. Il y a vraiment des améliorations à faire. Il serait utile de mobiliser non seulement les services de l’État et les industriels, mais également les populations, les représentants du monde associatif, du monde économique et par-dessus tout, les élus des collectivités territoriales.

M. Hubert Wulfranc. Vos deux présentations ouvrent bien des questionnements. Vous optiez, dans l’une de vos conclusions, pour une réévaluation du projet métropolitain. Vous avez exprimé la nécessité de préserver et de promouvoir notre patrimoine industriel et ses savoirs au travers de politiques publiques fortes. Au vu de la situation dans la Métropole de Rouen, considérez-vous que l’aire sud de la Métropole, territoire historique du développement industriel, doive être exposée comme un territoire d’avenir industriel majeur et donc être affichée par les politiques publiques qui sont apportées maintenant dans le cadre du rebond, mais aussi de la résilience auxquels vous appelez ?

M. Pierre Cabaré. Étant de Toulouse, j’ai vécu la catastrophe d’AZF. Il y a quand même deux mesures entre Rouen et Toulouse au niveau de la catastrophe. Celle de Rouen a fait zéro mort, et tant mieux, tandis que Toulouse a connu 31 morts et des milliers de blessés. Toulouse, tout le monde s’en souviendra très longtemps. Je vous ai entendu sur la relation ville et métropole, et usine chimique ou entreprise industrielle. Les métropoles se sont agrandies et sont arrivées autour de ces usines. Au cours de toutes ces auditions, j’entends revenir un manque d’information et ce côté secret de l’entreprise face aux habitants. J’ai une entreprise comme celle-ci à Toulouse, Esso, et j’ai demandé que l’on puisse la visiter et être tenu au courant. Ce sont des entreprises qui sont stratégiquement importantes, mais qui ne sont pas toutes à déplacer.

AZF est un site sur lequel l’oncologue est arrivé, mais c’est vertueux. Cela soigne et répare. Un site industriel explose, faisant 31 morts. C’était une très bonne idée de mettre un oncologue dessus. Pour Toulouse, c’était absolument nécessaire et pour les malades, indispensable. Ce processus nous a fait réparer peut-être encore plus vite une situation par un signal fort de soins. La population rouennaise a besoin d’être soignée, d’être pansée, quitte à avoir des entreprises qui repartent. L’entreprise Lubrizol est repartie. Je crois que la population autour a la nécessité d’être tenue informée de tout ce qui s’y passe. C’est à cela que le député local doit s’attacher aussi. Vous l’avez signalé et je vous donne totalement raison sur ce point.

M. le président Christophe Bouillon. Vous avez dit tout à l’heure que notre territoire était industriel. C’est aussi une terre de géographes et de sociologues. Je ne vais pas remonter jusqu’à Siegfried, mais plus récemment, comme étudiant, je me souviens parfaitement des propos de François Gay ou de Michel Bussi lorsqu’il était, non pas l’auteur que nous connaissons aujourd’hui, mais plutôt l’enseignant à l’Université de Rouen. Il évoquait le silence assourdissant des Normands. Vous avez exprimé l’un et l’autre une sorte d’effet de proximité avec Paris et cette incapacité parfois de tous les acteurs normands, et cela depuis des années, de parler de concert en ce qui concerne le développement. Dans les propos de notre collègue de Toulouse, j’observe la capacité de territoires de cette nature, lorsqu’ils ont une vision de leur développement, à se battre dur comme fer et ensemble, comme ils ont pu le faire sur l’oncologie, profitant aussi de la réorganisation d’un groupe pharmaceutique bien connu. Que pouvez-vous dire de ce fameux silence assourdissant et de cet effet levier qui est celui de la proximité avec Paris et l’Île-de-France, plus généralement ?

Au-delà, qu’en est-il de la culture du risque ? Dans les auditions auxquelles nous avons procédé, nous avons constaté, malgré tout – même si j’ai bien compris que le déclin que vous décrivez est commun à la Vallée de la Seine, autant au Havre qu’à Rouen – que dans la zone du Havre, il y a une culture industrielle qui semble beaucoup plus forte. À Port-Jérôme, où il y a une concentration d’activités industrielles très forte avec des sites Seveso, il y a une adhésion, en tout cas des éléments de compréhension. Est-ce dû à un rapport au nombre de salariés par rapport au nombre d’habitants plus important sur ces territoires ? Concrètement, nous avons autour de Port-Jérôme, Gonfreville-l’Orcher, etc., des communes avec un nombre d’habitants relativement faible, mais un nombre de salariés relativement fort. Cette culture du risque n’a-t-elle pas d’abord un agent de diffusion qui est le salarié lui-même, qui permet sans doute d’imprégner les familles, le territoire, les acteurs locaux, les élus de cette culture ?

Vous l’avez dit, il y a quand même un enjeu de compétences. L’enjeu aujourd’hui pour des territoires comme les nôtres – nous le voyons – est qu’il y a des métiers sous tension. Ce sont notamment des métiers industriels. Le fait de tourner le dos à l’industrie donne les plus grandes difficultés du monde à recruter. Je ne citerai qu’un exemple, parce que je ne voudrais pas donner le sentiment que nous sommes sur un territoire sans rien. Nous avons une filière aéronautique très puissante en Normandie, où il y a généralement des métiers sous tension. Il y a une corrélation entre ce discours sur l’industrie et les difficultés qu’elle rencontre dans l’immédiat. Comment, à partir d’un événement de cette nature qui marque l’opinion et pour lequel l’émotion reste vive, pouvons-nous rebondir ? Pouvons-nous nous permettre, à l’échelle d’un territoire comme le nôtre, de candidater pour accueillir demain les sièges sociaux des sites spécialisés dans le risque ? Est-ce une solution parmi d’autres, comme a pu faire Toulouse, saisissant une opportunité de réorganisation d’un groupe pharmaceutique ?

M. Damien Adam. Monsieur Crague, vous mettez en corrélation l’industrie, l’économie et l’écologie. En cohérence avec ce que vous dites, la France a perdu deux millions d’emplois industriels en 30 ans. Cela doit nous interpeller massivement. L’industrie représente 14 % du produit intérieur brut (PIB) en France, contre plus de 20 % en Allemagne. Petite lueur d’espoir : la « Une » de LUsine Nouvelle de cette semaine consacre le fait que depuis 2017, nous enregistrons, en France, plus de créations que de fermetures de sites, ainsi qu’un nombre important de sites en extension, donc de la création nette d’emplois industriels, ce qui n’était pas arrivé depuis très longtemps.

Monsieur Brennetot, vous nous avez un peu plus déprimés sur la vision territoriale de la Métropole, même si vous ne faites que rappeler des choses que nous savions déjà. Il est vrai que cela ne fait pas forcément plaisir à entendre. Cela traduit bien l’échec des politiques publiques de ces 20 dernières années sur comment créer ce territoire métropolitain, cette capitale régionale de la Région Normandie. À ce stade, nous ne sommes pas encore tout à fait dans ce qu’il aurait fallu faire. Mais dans chaque échec – et Lubrizol doit être vécu comme tel pour le territoire et pour l’usine – il y a aussi une opportunité. Cela peut engendrer un « Wake-up call » pour nous inciter à travailler ensemble à créer quelque chose qui nous permette de ne pas être avant-derniers après Paris et avant Marseille en termes de volonté des citoyens de mettre en avant leur territoire.

Vous n’avez pas répondu à la question de ma collègue sur la communication de crise, et notamment sur comment l’améliorer à l’égard de la population. En parallèle, je m’interroge sur le document d’information communal sur les risques majeurs (DICRIM), ce document qui permet normalement d’informer la population sur les risques industriels et les comportements à avoir en cas de situation à risque. Ces DICRIM sont gérés par les communes et chacune a la liberté de faire ce qu’elle veut pour les mettre en avant. Celui de la ville de Le Petit-Quevilly est disponible assez facilement sur internet et le DICRIM de la ville de Rouen est inaccessible. Il faut se présenter physiquement à la mairie pour y avoir accès, ce qui fait que trois mois après l’incendie de Lubrizol, je ne l’ai toujours pas vu. C’est un peu l’arbre qui cache la forêt. On a l’impression que l’on fait des choses, alors qu’on ne fait rien, puisque personne n’est finalement informé des vrais risques et de ce qu’il faut faire. Pensez-vous qu’il faudrait essayer de faire les choses différemment ? Ou est-ce tout à fait convenable et nous pourrions nous satisfaire de cela ?

M. Arnaud Brennetot. Il est évident que la communication ne peut être qu’améliorable, notamment par l’information des populations en amont, mais la culture du risque suppose d’aller bien au-delà de la simple information. Les gens n’iront pas plus sur le site internet qu’ils n’iront en mairie pour consulter des informations sur des risques dont les occurrences sont extrêmement faibles. Il faut aller au-delà, notamment par une sensibilisation. Vous aviez évoqué la question de l’ouverture des sites industriels au public, c’est important pour sensibiliser les populations à la fois aux enjeux en termes de production, mais aussi en termes de sécurité (ce qui s’y fait, comment on y travaille) et au-delà, par des exercices de confinement, des entraînements. Là, nous n’avons pas déclenché les sirènes parce que nous ne l’avions jamais fait ni de nuit ni de jour, hormis le fameux premier mercredi du mois à midi. Nous n’avons pas utilisé l’instrument de peur qu’il provoque un effet contre-productif supérieur à ce qu’il est censé résoudre. Si nous avons des outils, il faut les utiliser. Nous pouvons imaginer, bien au-delà des périmètres actuels des PPRT, mobiliser l’ensemble d’une agglomération sur des exercices, comme cela se fait dans certains territoires.

Vous mentionniez tout à l’heure le cas de l’agglomération du Havre et le pôle de Port-Jérôme. Des exercices de confinement y sont organisés. La population est équipée en petite mallette et sait comment faire. Il faudrait vérifier cela par des enquêtes un peu plus approfondies, mais du moins, ce genre d’exercice existe. Dans l’agglomération rouennaise, cela a fait défaut et nous pouvons y remédier. Ceci traduit une vision collective qui tend à nier l’industrie alors qu’elle est présente au cœur de la ville depuis le milieu du XVIIIe siècle, avec des accidents industriels, avec des risques. La dynamique qui se met en place à partir de l’entre-deux-guerres et qui s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui a abouti, ce qui est assez classique, à une déconnexion du cœur d’agglomération, des zones habitées, des zones de production. Cela s’est combiné à un renforcement des clivages géopolitiques locaux. Nous avons une dissociation fonctionnelle à l’intérieur de l’agglomération rouennaise et un clivage géopolitique local qui oppose rive gauche, rive droite, de telle manière que sur les plateaux nord, dans le centre-ville, on peut vivre en oubliant presque l’existence de ce tissu industriel très dense, ce qui est néfaste au vivre ensemble, ainsi qu’à la capacité à construire des projets de développement urbain cohérents.

J’ai inséré en diapositive un résumé du projet Seine Cité qui est porté par la métropole depuis plusieurs années et que je ne remets pas du tout en cause. La priorité du développement économique rouennais doit être les services spécialisés, c’est ce qui fait défaut. Nous avons quantité de projets industriels. Vous évoquiez le projet Seine Sud, le Grand Campus du Madrillet par exemple. Il y a l’économie circulaire, il y a le projet de gigafactory. Je n’ai pas de doute sur le fait que le rebond industriel a de bonnes chances d’avoir lieu, notamment parce que nous ne sommes dans une conjoncture de redressement industriel très récent, que nous pouvons saluer. L’enjeu pour l’agglomération rouennaise est de devenir une métropole en termes de services spécialisés, ce qui fait défaut aujourd’hui. Cela passe par une réflexion sur l’articulation fonctionnelle entre les services spécialisés et les activités industrielles, ce qui forme la base productive. Deux métropoles voient leurs emplois industriels fortement croître sur la dernière décennie, ce sont Montpellier et Toulouse, deux villes qui ont des fonctions métropolitaines absolument incontestables. Nous voyons bien qu’il n’y a pas d’opposition entre les fonctions industrielles et les services spécialisés, qu’il y a vraisemblablement des complémentarités à mettre en œuvre. Reste ensuite à les rendre compatibles dans la ville.

Lubrizol est un cas particulier parce que c’est le site Seveso seuil haut le plus proche du centre. Quelqu’un évoquait tout à l’heure l’avenir de l’éco-quartier Flaubert. En termes d’attractivité, tous ces sites Seveso « seuil haut » comme « seuil bas » à proximité compromettent le développement du projet. Incontestablement, il faudra trouver des solutions. Une campagne est en train de démarrer, peut-être faudra-t-il poser la question au cours du débat et lorsque la nouvelle équipe à la tête de la métropole prendra ses fonctions. En tout cas, il ne s’agit pas de mettre toutes les usines classées en Seveso « seuil haut » à la campagne ou en périphérie. C’est totalement invraisemblable et éthiquement inacceptable. Par contre, ce site Lubrizol, avec une telle proximité du centre-ville, pose question. C’est un véritable enjeu de cohabitation fonctionnelle.

M. Gilles Crague. Vous évoquiez la question du silence. Il est déjà important de se rendre compte de ce dont on ne parle plus. C’est déjà recommencer un petit peu en parler, ce qui est capital.

Je me bats contre les lunettes statistiques. Quand nous décrivons les métropoles aujourd’hui, nous utilisons un indicateur de l’INSEE qui s’appelle les cadres des fonctions métropolitaines (CFM). Est métropole un lieu où il y a beaucoup de fonctions métropolitaines. Dans les métropoles, il y a les fonctions tertiaires supérieures, les cadres des fonctions métropolitaines. Les usines se trouvent en dehors des métropoles. La manière de voir la géographie économique française est une image très forte. Il faut commencer par essayer de voir les métropoles autrement et se rendre compte qu’à l’intérieur, il y a aussi des usines et de la fabrication. Ces lunettes-là, les CFM, ont tendu à le faire disparaître. Quand il y a un accident, on se rend compte qu’il y a aussi de l’industrie dans les métropoles françaises. L’Île-de-France est une grande région industrielle. Ce n’est pas qu’une city-region ou une ville globale qui concentrerait essentiellement des services high-tech aux entreprises.

L’avantage de Toulouse est qu’il y a Airbus. En fait, en Ile-de-France, il y a aussi plein d’aéronautique et parfois, on l’oublie. J’ai été amené il y a peu à discuter avec le responsable d’Air France Industries. Cette entreprise Air France Industries, c’est la maintenance, l’entretien et la réparation. Nous avons beaucoup parlé d’innovation et nous avons oublié que nous avions des systèmes techniques qu’il fallait entretenir, maintenir, faire évoluer. Lâchons un peu l’innovation. Même s’il y a de l’innovation dans la maintenance, il y a la maintenance prédictive, mais il faut nous ré-intéresser aux milieux dans lesquels nous vivons, pas à ceux dont nous rêvons. Intéressons-nous à notre environnement, qui est aussi industriel.

Dire que c’est un problème culturel est essentiel. Si nous avons perdu une forme de culture de l’industrie, cela veut dire qu’il faut reconstruire. Comment reconstruire une culture ? Qu’est-ce qu’une culture ? Cela a à voir avec ce que nous (les politiques, les managers, les familles) avons dans la tête à propos de l’industrie. Là, il y a vraiment quelque chose à changer dans les esprits. Dire ceci ouvre des perspectives en termes d’intervention publique. C’est tous azimuts et c’est aussi dans l’aménagement de l’espace.

Je ne connais pas Rouen, mais je connais un peu ce que font les Lyonnais. Ils ont la vallée de la chimie et ils y tiennent énormément ; c’est frappant. Les Lyonnais ont créé en 2015 une mission territoriale qui y est dédiée. Ils ont fait intervenir de grands urbanistes pour aménager ce territoire. Ils ont créé un concept de paysage productif. Ils font une connexion entre la chimie et l’environnement. Une autre manière de recréer cette culture de l’industrie est simplement de considérer que la transition écologique est un problème industriel, en articulant ces deux sphères de politiques publiques qui le sont assez peu. Nous ne ferons pas la transition écologique et énergétique sans avoir à développer et maintenir des compétences et des savoirs de chimie extrêmement importants.

Pour revenir sur la question du déficit manufacturier de la France, parmi les secteurs manufacturiers qui restent exportateurs, il y en a trois : d’abord, l’aéronautique – si nous ne vendions pas d’avions, nous serions dans une position inconfortable – l’industrie agroalimentaire, et la chimie. Il faut cultiver la chimie, l’entretenir et la valoriser. Les Lyonnais sont un bon exemple d’action publique concertée. Ils ont joué avec le PPRT et d’autres choses pour faire de ce Couloir de la chimie quelque chose d’important pour eux, pour la métropole, à travers tout un travail conceptuel et d’intervention. Le point positif de l’enquête que j’ai menée est qu’il y a des acteurs en France qui considèrent que l’industrie est cruciale, et qui ont déjà mené des actions. Cela vaut le coup de faire circuler cette expérience, de la porter à la connaissance de ceux qui sont plus en difficulté, comme l’agglomération rouennaise. Dans la planification urbaine à Rouen, il faut dire : « Nos chimistes et nos installations industrielles sont précieux, pas juste pour nous, mais aussi pour léconomie française ». Il est essentiel pour la Nation que l’industrie chimique à Rouen fonctionne, se développe et se maintienne.

M. Pierre Cabaré. Il est vrai qu’à Toulouse, nous sommes très attachés, très fiers et tous très réalistes sur le fait qu’Airbus est une dynamique formidable sur l’emploi et une vitrine exceptionnelle sur la région. Je défendrai toujours ce site, mais Airbus sait le défendre aussi en proposant des rencontres avec les habitants, en générant des visites de sites. Ce n’est pas un site chimique. C’est un site depuis lequel nous voyons s’envoler les avions. Un avion fait toujours rêver, alors qu’avec la chimie, c’est beaucoup moins !

Vous disiez que les sirènes n’ont pas été déclenchées après l’incendie et tant mieux, que chacun soit resté confiné. Juste après l’explosion à Toulouse, nous avons tous rempli nos voitures d’êtres chers, et avons tous essayé de partir. J’ai mis cinq heures pour faire cinq kilomètres, qui ne nous éloignaient pas du risque. C’est avant tout l’information qui doit être faite. Il y avait un gaz redoutable sur ce site AZF qui n’a pas été répandu. Si la population sort, forcément, elle s’expose davantage. C’est compliqué à expliquer et cela prend plusieurs années à faire, mais c’est indispensable.

M. le président Christophe Bouillon. Avant-hier, nous avons auditionné le groupe Lubrizol France. Il avait été évoqué la possibilité de disposer d’un fonds d’attractivité. Finalement, cela sera plutôt une démarche, sans pour l’instant en connaître exactement les contours. Si vous aviez un conseil à donner à ceux qui pourraient être en charge d’une campagne d’attractivité, dans une démarche portée par des collectivités et des acteurs privés, quels conseils leur donneriez-vous ?

M. Arnaud Brennetot. Il est important d’avoir une stratégie de communication qui soit inclusive à l’égard des populations et des entreprises. Il faut les mobiliser et assumer enfin ce qu’est Rouen, c’est-à-dire une grande ville avec un passé glorieux, une multitude de monuments prestigieux et qui a participé à l’aventure industrielle depuis le départ, depuis le milieu du XVIIIe siècle. Ce passé vraiment original m’a toujours étonné. Avec l’histoire de Lyon, Rouen fait partie des plus vieilles villes industrielles du pays. Elle a été une ville d’innovation, d’ouverture, intégrée à toutes les vagues de mondialisation. Cela peut être un élément très fort.

Néanmoins, il ne faudrait pas laisser croire que l’attractivité se construit exclusivement par de la communication. Il y a des verrous structurels et matériels qui bloquent le développement économique de Rouen, y compris des activités industrielles. Une des principales difficultés des entrepreneurs est d’attirer des salariés. Vous évoquiez l’aéronautique. Celle-ci peine à se développer dans la vallée de la Seine parce qu’elle a du mal à attirer du personnel. Ceci ne tient pas du tout à la qualité du cadre de vie de Rouen, qui est somme toute à peu près équivalente ailleurs. La connexion avec le reste du territoire, pas seulement l’agglomération parisienne, mais aussi la ligne nouvelle Paris-Normandie, qui fait relativement consensus, semble absolument indispensable sur le plan économique. Si nous voulons que le quartier Saint-Sever devienne un complément du centre-ville historique sur le plan des activités de services, une gare doit y être construite, et sans doute pas à l’horizon 2040-2045, comme nous pouvons le craindre aujourd’hui. Dans les opportunités à provoquer, il y a sans doute quelques équipements à mettre en œuvre, sans lesquels les stratégies de communication ne suffiront pas.

M. Gilles Crague. Dans la continuité de mon propos, je m’appuierai sur ce qu’ont fait les Toulousains dans l’aménagement post AZF, et ce que font les Lyonnais. Ils font appel à des artistes urbanistes pour créer des espaces remplis de sens. Comme disait Pierre-Emmanuel Reymund, qui a été un des acteurs importants de ce projet, il faut que cela se voie sur Google Maps. L’idée est donc d’investir un espace. La capacité d’agir d’une collectivité aujourd’hui, en termes de développement économique, est l’aménagement spatial. Il faut utiliser ce levier-là pour signaler quelque chose dans l’espace en lien avec ce à quoi tiennent les Rouennais, la communauté, les responsables politiques, et ce qu’ils veulent valoriser. Il faut faire appel à des professionnels qui ont cette compétence. Qu’il s’agisse de l’aménagement d’AZF, mais aussi de la Vallée de la chimie, on fait travailler des urbanistes pour trouver un concept et l’insuffler dans un espace ; c’est frappant …

M. Arnaud Brennetot. J’ai eu une idée quelques jours après l’incendie pour rebondir, après avoir lu des réactions de collègues spécialisés en marketing qui insistaient sur la nécessité d’assumer le passé : pourquoi ne pas imaginer un grand événement ou même un équipement de type musée qui serait un Mémorial de l’aventure industrielle, qui réfléchirait au passé, à ce que cela a représenté sur le plan technologique, sur le plan économique, sur le plan social et politique. De la même façon qu’il existe un Mémorial de la Paix à Caen, Rouen pourrait prétendre porter un tel équipement qui permettrait sans doute de changer le paradigme et le regard sur l’industrie en France, afin d’intégrer le passé, mais aussi d’imaginer les horizons possibles ; comment faire en sorte que l’industrie puisse prendre place dans des projets de développement durable ? Il y a énormément d’industriels qui sont impliqués dans la recherche de moyens pour rendre la production compatible avec la durabilité.

M. le président Christophe Bouillon. Nous vous remercions pour vos contributions et pour ces propos éclairants ; plus éclairants que déprimants, ils organisent un rebond. Ils nous permettront de tracer des perspectives. Si vous avez, d’ici la fin de nos travaux, d’autres contributions à mettre à notre disposition, n’hésitez pas à le faire. Merci, encore une fois.

L’audition s’achève à dix heures quinze.

 

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30.   Table ronde avec les représentants des activités de production agricole : Mme Lucie Blanchard, docteure vétérinaire ; M. Xavier Quentin, président du Groupement technique vétérinaire (GTV) – Organisme vétérinaire à vocation technique (OVVT) Normand, M. Christophe Savoye, directeur du Groupement de défense contre les maladies des animaux (GDMA 76) ; M. Stéphane Donckele, agriculteur, secrétaire général de la FDSEA 76 ; Mme Laurence Sellos, présidente du Bureau exécutif de la Chambre d’agriculture de Seine-Maritime ; Mme Marie-Thérèse Bonneau, vice-présidente de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL) ; M. Jocelyn Pesqueux représentant du CRIEL ; M. Nicolas Rialland directeur « Affaires publiques et Environnement » de la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB), accompagné de M. Sébastien Audren, économiste à la CGB

(Séance du jeudi 19 décembre 2019)

L’audition débute à dix heures trente.

M. le président Christophe Bouillon. Nous allons poursuivre nos auditions dans le cadre de la mission d’information sur l’incendie de Lubrizol à Rouen. Nous auditionnons ce matin un certain nombre d’acteurs du monde agricole, qui ont pour chacun d’entre eux une expérience liée à cet évènement. Quel a été votre vécu ? Vous attendiez-vous, s’agissant de territoires qui sont éloignés du tissu industriel, à vivre une catastrophe technologique ou industrielle de cette nature ? Dans les métiers et au sein des différentes représentations qui sont ici présentes, aviez-vous imaginé un jour ou l’autre faire face à un évènement comme celui-ci ? Comment a-t-il été vécu concrètement par la profession agricole ? Nous mesurons les difficultés auxquelles elle fait face et le courage qu’il faut pour surmonter ce type d’évènement. Les indemnisations fonctionnent-elles ? Comment fonctionnent-elles ? Avons-nous 100 % de réussite ou subsiste-t-il encore quelques points de vigilance, voire d’amélioration ?

M. Damien Adam, rapporteur. L’agriculture en Seine Maritime, et même un peu au-delà, a beaucoup souffert de cet incendie avec les restrictions de commercialisation. Il y a un impact sur l’image et la qualité des produits qu’il faut maintenant quantifier, savoir si en termes de consommation et d’achat des produits locaux agricoles, il y a toujours un impact à ce jour.

Au sujet des restrictions, avez-vous des remarques spécifiques concernant les résultats et la levée des mesures qui ont été prises sur les produits agricoles ?

Comptez-vous assurer votre propre suivi à long terme sur les exploitations ou faites-vous pleinement confiance aux services de l’État pour ce faire ?

Enfin, il me semble que le préfet a communiqué dans sa conférence de presse hebdomadaire avant-hier sur le fait que pour le fonds agricole, 1 150 demandes avaient été remontées. Avez-vous des informations, peut-être plus au niveau de la Chambre d’agriculture, sur le nombre de demandes ? Confirmez-vous ce chiffre et le nombre de demandes qui ont déjà fait l’objet d’indemnisation ou en tout cas de confirmation que l’indemnisation allait venir ?

 Globalement, êtes-vous satisfaits de cette logique d’indemnisation, sachant que le délai de dépôt des demandes est fixé au plus tard au 15 décembre ? L’ensemble des agriculteurs qui le souhaitent ont-ils pu déposer leur demande ? Sinon, pourquoi ?

Mme Annie Vidal. Madame la présidente de la Chambre d’agriculture, pourriez-vous nous faire un retour sur les échanges que vous avez eus en termes de communication avec les services de l’État dans les premiers moments de la crise ? Nous avons pu constater qu’il a fallu du temps pour que l’ensemble de la profession agricole soit prévenu. À cet égard, avez-vous, d’ores et déjà, identifié quelques pistes d’amélioration ? Quelles sont les principales difficultés qui ont été rencontrées par les agriculteurs dans les jours qui ont suivi ce 26 septembre ?

Ma deuxième question concerne plus spécifiquement la filière laitière. L’impact financier pour les producteurs laitiers a été compensé par l’interprofession laitière et par le dispositif d’indemnisation du Fonds national agricole de mutualisation sanitaire et environnemental (FMSE) concernant la destruction du lait. Selon vous, ce dispositif a-t-il répondu convenablement aux besoins et aux pertes des éleveurs ?

Le dernier point concerne le sentiment que peuvent avoir les agriculteurs aujourd’hui au regard de l’arrêté du 14 octobre, qui prévoit une interprétation de l’état des milieux pour voir s’il y a eu contamination des sols. Les agriculteurs sont-ils inquiets par ces analyses, notamment sur le fait qu’elles pourraient révéler des pollutions plus anciennes, plus historiques, préalables à cet accident ?

M. Nicolas Rialland, directeur « Affaires publiques et Environnement » de la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB). La production de betterave à sucre fait partie, sans doute dans une moindre mesure au plan économique, des productions impactées par l’incident Lubrizol, car il est survenu au tout début de la campagne betteravière ; nous commencions à récolter. Les impacts sont de deux natures. Dans certains cas, cela a retardé la livraison des betteraves dans les sucreries, ces betteraves ayant déjà été récoltées et étant en silo ou en tas en bout de champ, avec un certain nombre de conséquences économiques. Dans d’autres cas, cela a retardé la récolte même de ces betteraves de plusieurs semaines, puisqu’il n’était plus possible de les arracher.

Sur les indemnisations, nous pouvons déplorer, à notre niveau, une certaine opacité. Il est très difficile d’y voir clair sur qui est concerné, qui a déposé un dossier et dans quel état se trouve chacun des dossiers des agriculteurs, notamment du fait d’une clause de confidentialité qui a été signée entre Lubrizol et le FMSE. Cela ne facilite pas une bonne lecture du dossier sur le terrain.

M. Sébastien Audren, économiste à la CGB. Je suis en relation avec le terrain et Paris entre les agriculteurs et l’administration parisienne. L’impact a été très fort sur le terrain, très perturbant. Nous attendions-nous à une telle catastrophe ? Non, globalement, les agriculteurs sur le terrain ne sont pas préparés à un tel évènement. Sur les indemnisations, la fenêtre de tir était trop courte pour les agriculteurs qui étaient en pleins travaux. On leur a demandé de se déclarer entre début novembre et le 15 décembre, alors qu’ils étaient encore dans les arrachages de betteraves, dans les semis de blé énormément, d’autant plus avec le retard qu’il a pu y avoir. Il faudrait peut-être réfléchir à redonner un délai pour que ceux qui n’ont pas pu se manifester puissent le faire. Comme l’a dit M. Rialland, nous sommes dans une obscurité totale à savoir qui a fait une déclaration, jusqu’à quelle hauteur et quels sont les retours, quelles pièces manque-t-il, etc. Nous n’avons aucun suivi du fait de la clause de confidentialité entre Lubrizol et le FMSE. Sur le terrain, c’est aujourd’hui très compliqué, que ce soit au niveau syndical, dans les Chambres, les fédérations locales. Personne ne dispose d’éléments à ce jour.

M. Jocelyn Pesqueux, vice-président du CRIEL. Je représente Thierry Roquefeuil, président du Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (CNIEL). Je suis vice-président du Centre régional interprofessionnel de l’économie laitière (CRIEL), c’est la déclinaison régionale du CNIEL. Nous avons un grand nombre d’industries, notamment pétrolières, en Seine-Maritime et un grand nombre de sites classés « Seveso ». Nous avons une certaine habitude de ces entreprises. Mais en aucun cas, nous aurions pu imaginer un accident avec des conséquences aussi importantes que celui de Lubrizol ! Et surtout, la surprise est que cela aille aussi loin en termes de distance. Nous mettons des distances et nous avons été à plusieurs dizaines de kilomètres. Le principe de précaution a même été étendu à plusieurs centaines de kilomètres. Il y a eu une vraie hécatombe en termes de conséquences rapides auxquelles il a fallu réagir.

Mme Marie-Thérèse Bonneau, vice-présidente de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL). Comme vous le savez déjà, la production laitière a été fortement impactée par l’accident. Nous dénombrons plus de 400 fermes touchées, pratiquement 10 millions de litres de lait produits concernés, un impact financier en termes de préjudice à 3,8 millions d’euros. Côté « producteurs » et côté « entreprises », l’évaluation de cet impact est en cours et se chiffre déjà à 4 millions d’euros.

Nous savons que le lait et les œufs sont des marqueurs d’une éventuelle pollution très rapide. Nous sommes régulièrement dans l’œil du cyclone quand il y a des pollutions d’ordre sanitaire de ce genre. Concernant notre production, nous sommes très attachés à garantir la sécurité sanitaire des consommateurs, mais aussi à trouver des solutions concrètes pour l’ensemble des acteurs de la filière, afin de résoudre les problèmes nés de cet impact qui est arrivé évidemment sans prévenir. Malheureusement, nous avons déjà un certain niveau d’expérience et d’expertise sur ce genre d’accident parce que nous en subissons trop, sans doute. Cela arrive et nous avons tous en tête ces éléments-là.

Dans cette situation, ce qui a été assez compliqué est que l’impact était très large et qu’il a été évolutif. Il n’est pas évident de gérer, dans le cadre d’une filière, un premier périmètre, puis un deuxième périmètre qui se déclare. La difficulté la plus grande pour nous a été de gérer un périmètre nouveau avec des effets rétroactifs. Une des particularités de la production laitière est que nous collectons du lait tous les jours, tous les deux jours. La production ne peut pas s’arrêter du jour au lendemain. Il y a une gestion des flux très importante à faire. Notre première réaction a été de gérer au plus près de la production ces éléments-là en privilégiant un stockage du lait à la ferme, parce que c’est ce qui permet d’avoir un préjudice moindre s’il est pris en compte ; c’est le plus important. Cette position responsable a été adoptée par notre filière qui a proposé cela tout en n’ayant pas de certitude sur la suite.

L’interprofession laitière a pris la décision en quelques heures de proposer une avance aux producteurs pour permettre le stockage du lait à la ferme dans une meilleure sérénité. Cette situation a été permise aussi grâce à une collaboration avec des services de l’État, très réactifs sur le fait que nous puissions proposer cela en termes de mesures. Je rappelle que c’est une mesure d’avance et pas une indemnité en tant que telle, parce que c’est important aussi par rapport aux éléments anticoncurrentiels. Il faut penser à tout cela au moment où nous prenons cette décision. Cela a été possible parce que nous avions un réseau syndical très actif au niveau de la Fédération départementale (FDSEA) qui était présente auprès des éleveurs pour leur donner en direct l’ensemble des informations et des consignes pour conserver le lait en termes de stockage, de manière à limiter les effets possibles suite à cette décision.

Pour nous, il est utile de travailler sur des protocoles d’anticipation parce que malheureusement, nous savons qu’il y aura d’autres incidents. Il vaut mieux prévoir qu’il y en ait et avoir des éléments pour y travailler.

Il est indispensable que le rôle de contrôle du suivi des produits reste dans le cadre de l’État parce qu’il faut objectiver la situation et ne pas céder à la panique qui s’empare parfois de certains acteurs. Nous sommes très attachés à ce que ce soient des éléments concrets et scientifiques qui permettent de prendre des décisions et pas autre chose. Nous restons bien sûr un peu inquiets sur le suivi des sols par rapport à des éléments de pollution antérieure, bien que la situation ait décelé qu’il n’y avait pas d’élément majeur.

Mme Laurence Sellos, présidente du Bureau exécutif de la Chambre dagriculture de Normandie (76). Je préside la Chambre d’agriculture de la Seine-Maritime depuis mars 2019. Cinq mois après mon élection, cet évènement particulièrement difficile à vivre s’est produit. Le 26 septembre, j’étais à Paris avec mon directeur. Ce sont nos salariés de la Chambre d’agriculture qui nous ont envoyé un SMS pour nous demander comment faire pour se confiner à Bois-Guillaume. Nous n’avions pas allumé la radio le matin ni la télévision ; nous ne savions pas de quoi il s’agissait. À cet instant, nous nous posons des questions. Nous pensons plutôt au nucléaire qu’à un incendie de ce type-là, parce que nous sommes très exposés en Seine Maritime aussi.

Très vite, des agriculteurs ont appelé la Chambre d’agriculture en disant qu’il y avait des retombées de suie importantes sur les bâtiments, sur les cultures, sur les pâtures et même sur les animaux, en nous demandant ce qu’il fallait faire. Je suis rentrée en contact avec le directeur des territoires et de la mer, M. Bresson. Nous avons convenu qu’il fallait envoyer un premier mail à l’intention des agriculteurs. Nous avons envoyé mails et SMS dans la foulée à chaque fois, un SMS d’alerte pour prévenir qu’il y avait des informations à prendre dans un mail envoyé par la Chambre d’agriculture. Dans ce premier mail, nous disions qu’il fallait être vigilant, garder toutes les preuves possibles de la pollution éventuelle et rentrer les animaux, si cela était possible, en attente d’instructions plus précises. Nous avons envoyé à peu près 50 mails depuis le 26 septembre, tous les jours, voire deux fois par jour, en fonction des arrêtés et des décisions de consignation. Nous avons donné des consignes relativement à l’indemnisation qui se mettait en place, aux maraîchers, aux circuits courts, à tous les types de production imaginables sur le terrain, en fonction des besoins de chacun et des remontées que nous avions régulièrement.

Je remercie à cette occasion les élus qui se sont impliqués sur le sujet. Nous avons eu une collaboration extrêmement importante avec le syndicalisme, avec la FNSEA 76, l’IJA 76, et les services déconcentrés de l’État. Nous avons eu d’excellentes collaborations avec la Direction départementale des territoires et de la mer (DDTM), avec la Direction départementale de la protection des populations (DDPP), avec qui il y a eu une confiance totale ainsi que de la communication le week-end et la nuit pour faire avancer au plus vite le dossier. Visiblement, il y a eu une difficulté avec les services de l’administration centrale, où les informations n’arrivaient pas en temps et en heure. À partir du moment où les retombées de suies se sont avérées extrêmement importantes, nous savions qu’un arrêté allait arriver sur l’arrêt des ensilages qui étaient en pleine récolte et donc des retombées de suies sur les maïs et du fourrage pour l’année qui vient, pour tous les animaux. Cet arrêté n’est arrivé que le 28 octobre, deux jours après. Cela nous a paru une éternité. Par la suite, nous avons compris que ce n’était pas du ressort du Préfet, mais qu’il y avait besoin que la Direction générale de l’alimentation (DGAL) soit consultée. Tout cela prendre du temps.

Malgré tout, je rejoins les propos de Marie-Thérèse, il faut objectiver les choses. Preuve en est, samedi dernier à 9 heures, le DDTM adjoint m’appelle pour me dire qu’il y a à nouveau un incendie. Heureusement, il a aussitôt précisé à Total parce que j’ai imaginé le pire, en disant qu’il savait exactement quel était le produit qui brûlait et que l’incendie était maîtrisé. Malgré tout, il ne faut pas que nous ayons des alertes comme celle-ci.

Avec la torchère à Notre-Dame-de-Gravenchon entre-temps, nous les collectionnons en ce moment ! Nous ne pouvons pas prendre des arrêtés en trop grande quantité sans mettre les préalables nécessaires.

Nous sommes profondément structurés en agriculture. Par rapport à mes collègues des autres Chambres consulaires, cela a été une vraie force. Nous sommes représentés sur le terrain. Nous avons fait des réunions de terrain. Nous savons parfaitement cibler les agriculteurs avec nos fichiers, mais aussi avec l’aide de la DDTM qui a tous les numéros PACAGE et qui a envoyé aussi de son côté tous les SMS ou mails que nous lui avons demandé d’envoyer. Dans notre malheur, nous avons eu la chance – ce n’est pas organisé partout ainsi – d’avoir quelqu’un qui a été le rouage essentiel entre l’administration centrale et l’administration déconcentrée, M. Sébastien Windsor, qui a permis d’avoir ce lien très fort et très facile avec le ministère, avec la DGAL. C’est tombé sur notre département et sur les Hauts-de-France aussi, mais finalement, ces derniers ont plutôt été dans la mouvance de ce que nous initions. Si nous n’avions pas eu ce lien essentiel pour faire avancer les choses avec la DGAL qui mettait la pression sur l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), nous n’aurions pas avancé aussi vite aussi dans les délais de consignation. M. Windsor a aussi été un rouage essentiel dans la relation avec Lubrizol parce qu’il avait des liens avec France Chimie Normandie, dont le président, M. Frédéric Henry, est aussi le président de Lubrizol France. Ce concours de circonstances a permis un bon fonctionnement. Dans une crise lambda, ce n’est pas forcément évident. Il est important d’avoir ces relais entre l’administration centrale et le terrain.

Sur le volet des indemnisations, nous sommes en discussion avec Lubrizol. Effectivement, la date du 15 décembre est passée. Nous avons fait le maximum pour communiquer (SMS, journaux, mails), mais certains sont encore passés à travers le filet. Aujourd’hui, nous avons 1 300 dossiers enregistrés sur l’ensemble de la zone, dixit Exetech, le cabinet d’assurance qui gère le dossier Lubrizol, que nous avons rencontré lundi avec Stéphane. Il y a 1 300 dossiers ouverts, ce n’est pas 1 300 dossiers indemnisés. Il s’agit de dossiers ouverts sur plusieurs productions ; cela peut donc être le fait que de 800 ou 700 agriculteurs. Les dossiers d’indemnisation sont compliqués parce qu’ils sont traités comme des dossiers d’assurance individuelle. C’est comme si vous aviez déclaré un sinistre et que vous avez votre assurance en face de vous avec un expert. Il faut que vous discutiez, c’est ce que nous tentons d’expliquer à nos techniciens de la Chambre ou à divers établissements à caractère administratif qui sont en confrontation avec les retours de mails. Mais Exetech nous a assurés que chaque fois que cela posait un problème, il y aurait une discussion par téléphone et si elle n’aboutit pas, l’expert nommé viendra sur le terrain. Cela va prendre du temps.

Un large panel de représentants de l’État est venu nous rendre visite, des ministres divers et variés jusqu’au Premier ministre. Monsieur Macron est lui aussi venu, mais il n’a pas évoqué l’agriculture, à mon grand regret. Nous avons rencontré bien des fois le préfet. Quant à Eric Schnur, le PDG de Lubrizol « Monde », il est venu sur une exploitation en Seine-Maritime en toute confidentialité parce qu’il ne voulait pas faire de bruit, mais Stéphane, Jocelyn et moi l’avons rencontré. Nous avons pu lui présenter une exploitation symptomatique, celle de Samuel Molard, qui va vendre sur les marchés, une exploitation qui nous semble être la plus impactée de la zone, à tort ou à raison. Nous tenions à lui faire toucher du doigt son ressenti. Étant très facilement expansif, il a pu exprimer totalement ce qu’il a vécu.

L’indemnisation va être encore très compliquée. Les dossiers sont ouverts jusqu’au 15 janvier. Nous n’en faisons pas un étalage, parce que nous avons convenu avec Lubrizol qu’il faut que les gens se prennent en main. La communication a été suffisante. Il s’agissait simplement de s’enregistrer. Nous avons expliqué dans le journal syndical comment il fallait s’enregistrer, ainsi que sur le site internet de la Chambre.

Par contre, un accord a été trouvé avec le CNIEL. Là, nous allons les chercher par la main, parce que sinon, l’avance que le CNIEL a faite va leur être reprise. Nous allons vraiment accompagner ceux qui ne se sont pas déclarés, dont nous avons les noms, comme nous l’avons fait pour les derniers, afin qu’ils puissent toucher leur paie de lait. Cela représente à peu près quarante dossiers sur l’ensemble de la zone.

M. Stéphane Donckele, agriculteur, secrétaire général de la Fédération départementale des syndicats dexploitants agricoles 76. Je suis par ailleurs Premier vice-président de la Chambre d’agriculture car agriculteur, à 25 kilomètres au nord-est de Rouen, précisément dans la zone Lubrizol. Ma commune fait partie des 112 communes concernées. J’étais présent sur mon exploitation le jeudi matin. Dans les campagnes, nous nous sommes sentis un peu oubliés. J’entends que les services de l’État géraient sur place, ce qui n’est pas simple non plus. Je n’aurais pas échangé ma place contre la leur. Cette impression, j’ai pu l’exprimer dimanche sur mon exploitation à M. Hervé Morin, président de la Région, en disant que le nuage s’était arrêté à la frontière de la Métropole de Rouen !  Force est de constater que ce n’était pas le cas, puisque nous subissions des pluies dont l’eau qui sortait des gouttières n’était pas d’une couleur normale. En tant que responsable, je me suis senti obligé d’alerter mes collègues. D’autres agriculteurs l’ont fait aussi, pour regarder ce que cela pouvait donner. En septembre, nous sommes en pleine récolte des maïs, tous les animaux sont encore dehors dans les pâturages. Nous avions besoin de savoir rapidement ce qu’il se passait.

En tant qu’agriculteur, jusqu’au samedi, la situation est compliquée parce que nous entendons beaucoup de choses dans la campagne sur le fait qu’il ne faut pas ensiler le maïs, qu’il faut rentrer nos animaux. Il y a cet aspect, que je nommerai « de radio campagne ». Une incertitude plane sur ce qu’il va se passer si nous ne le faisons pas. Le samedi, l’arrêté de collecte tombe en même temps que l’arrêté qui interdit toutes les récoltes. Ce week-end a été très compliqué du point de vue des agriculteurs. J’ai reçu Hervé Morin sur mon exploitation le dimanche midi, rendez-vous confirmé par son cabinet le samedi soir à 22 heures 30. J’ai envoyé quelques SMS pour dire qu’il venait, j’ai eu 50 agriculteurs le lendemain midi. Cela donne un peu la mesure de cette angoisse. C’était en toute convivialité, mais avec des gens qui s’exprimaient assez facilement sur leurs inquiétudes.

Le lundi, nous continuons à travailler pour rien, pour ouvrir la vanne du tank à lait. Le mardi, c’est pareil. Entre-temps, le ministre de l’Agriculture se déplace et annonce qu’il va faire en sorte que la collecte puisse reprendre. Ces discours-là sont contre-productifs et signes de démagogie. Les agriculteurs y croient et quand cela n’arrive jamais, on les rend beaucoup plus en colère. Cela joue sur le moral.

Dès le mardi, au niveau FNSEA, sur le département, nous nous disons qu’il faut aller vers les agriculteurs, parce que la situation est intenable. Certes, nous envoyons des mails, un ou deux par jour, mais il faut aller sur le terrain, juger du moral. Nous organisons deux réunions le mercredi, une l’après-midi, une le soir. Nous touchons 180 agriculteurs sur ces deux réunions en prévenant la veille pour le lendemain. Nous avions quelques mesures à annoncer puisque le CNIEL avait décidé – c’était autorisé – qu’il ferait les avances d’indemnisation par rapport au lait jeté. Globalement, chez les laitiers, nous avons senti une amélioration du moral. Quand vous jetez votre lait, mais que vous savez que vous allez avoir votre paie de lait en temps et en heure, moralement, cela change beaucoup de choses. Nous n’avions pas de solution à cet instant sur la vente directe, sur les cultures maraîchères. Nous avions des maraîchers dans la salle. Malheureusement pour eux, nous n’avions aucune réponse. Mais nous avions besoin de ce rendez-vous sur le terrain pour le bon moral de tout le monde.

Sur le volet des indemnisations, le 15 était une date butoir pour ouvrir son dossier et s’inscrire, pas une date de fin de dossier donc de complétude. Ceux qui ont juste ouvert et qui n’ont pas fini leur dossier peuvent encore le faire, d’autant plus que l’on peut encore s’inscrire.

Par rapport au suivi à long terme, les analyses de terre sont en cours. Personnellement, elles sont faites chez moi. Ces gens arrivent dans vos exploitations en vous disant : « Je vais faire plusieurs prélèvements de terre », sans carte, sans lettre de mission. En pleine période de crise sur ce dossier, nous avons vu des cabinets, des experts, qui nous proposaient de faire des prélèvements. Nous ne savons pas par qui ils étaient mandatés ni à quelle fin. Nous avons fait passer le message pour prévenir que seuls les services de l’État sont habilités à faire les prélèvements. Dans un dossier comme celui-ci, il faut un certain professionnalisme et une consigne très précise, matérialisée par des arrêtés ; cela n’a pas été le cas. Nous attendons avec impatience les résultats des prélèvements de terre. Effectivement, nous pourrions déceler quelques historiques qui seront complètement indépendants au sinistre.

M. Christophe Savoye, directeur du GDMA 76. Je suis directeur du Groupement de défense contre les maladies des animaux de la Seine-Maritime ; structure appelée dans d’autres départements : Groupements de défense sanitaire (GDS). Notre travail consiste à informer et organiser la lutte contre les maladies animales en élevage. Nous ne nous attendions pas à un évènement de cette nature. Nous nous attendons plutôt à un passage viral particulier, à une bactérie qui pose problème, c’est le cas de la tuberculose, par exemple. Là, c’est notre métier ; nous pouvons proposer des solutions. Nous n’avons pas été en mesure de proposer des solutions directes aux éleveurs. Nous avons été énormément questionnés, tout comme les services de chambres : « Dois-je rentrer mes animaux ? », « Quelles conséquences ? », « Jai une vache qui a avorté hier, est-ce dû au nuage ? ». Nous avons fait face à tous les cas de figure.

Notre travail a été de relayer au maximum dans notre réseau toutes les informations de la Chambre d’agriculture, à la fois auprès de nos élus, de nos adhérents, mais également des vétérinaires. Physiquement, je suis à la jonction entre le monde agricole et le monde vétérinaire. Cela fait partie de nos métiers de faire passer les informations agricoles au monde vétérinaire. Nous avons été en lien permanent avec la DDPP, en particulier avec M. Degenmann, et cela quasiment nuit et jour. Nous avons été informés en temps réel, ce qui nous a permis de diffuser une information la plus précise possible à nos agriculteurs.

Le 26, je n’écoute pas non plus la radio le matin. Je suis arrivé à Bois-Guillaume à 7 heures. Je note que cela sent mauvais, mais comme d’habitude, ou peut-être un peu plus. Je suis entré dans mon bureau et vers 7h30, je reçois un appel d’un des techniciens qui me demande si la réunion du matin est maintenue compte tenu des évènements. Le processus démarre. À partir du milieu de matinée, nous avons commencé à recevoir des appels d’agriculteurs sur le sujet. Les premiers contacts avec la DDPP nous ont permis de développer un message de prévention en attendant quelque chose de réglementaire.

Le vendredi 27, nous avions un conseil d’administration où siège le DDPP, donc M. Degenmann. Nous avons pu avoir une information en temps réel sur l’état de la pollution, en tout cas, de ce qui était pressenti. Effectivement, le délai pour avoir l’arrêté de restriction du samedi soir a été difficilement supportable pour l’ensemble des éleveurs. C’était un temps d’attente durant lequel ils ne savaient pas comment opérer.

Étant en lien direct avec les vétérinaires, nous avons fait passer l’information autant que faire se peut. Nous avons également eu des liens avec l’ensemble de la filière « viandes ». Les abattoirs sur la Haute-Normandie, que ce soit Cagny ou Le Neubourg, nous ont questionnés régulièrement parce qu’il y avait un problème de lecture chez certains qui ne savaient pas comment interpréter le placement de la virgule, sur le fait que l’usage des denrées avait été restreint. Mais les viandes n’étaient pas concernées. Certains jusqu’au-boutistes avaient inclus les viandes dans l’opération, ce qui avait des conséquences pour nos éleveurs. L’abattoir de Villers Bocage a annoncé ne plus prendre d’animaux de la zone, puis plus d’animaux de Seine-Maritime. Il y a eu des conséquences pour les éleveurs en direct à ce niveau-là. Nous avons essayé, dans la mesure où nous avons été questionnés, d’expliquer aux partenaires de la filière viande qu’il n’y avait pas de restriction sur ce type de produit.

Nous avons continué ce travail d’information tout en relayant également, concernant les demandes d’indemnisation, l’intérêt qu’il y avait pour les éleveurs à faire ces demandes. Certains doivent encore être pris par la main. Beaucoup d’éleveurs pensent toujours passer à côté et n’osent pas faire les demandes. Un certain nombre d’éleveurs n’osent même pas faire le pas d’aller aux permanences de la Chambre pour recevoir le soutien. C’est un problème conséquent qui se constate régulièrement.

Actuellement, nous sommes dans notre tournée de secteur. Nous faisons des réunions de canton. Pour ceux qui sont dans l’ex zone Lubrizol, nous incitons les éleveurs à la vigilance sanitaire sur les évènements qui pourraient intervenir dans les prochains mois, sur des cas cliniques particuliers qui pourraient éventuellement être rattachés à des contaminations particulières.

En conclusion, notre rôle était celui de relais d’information et d’écoute, tout en essayant de rassurer au maximum, en particulier quand il y avait quelques discussions sur les dioxines. C’est un sujet que nous connaissons bien. Nous avions traité le cas de l’incinérateur de Fécamp en 2003, avec un abattage total dans un élevage et la destruction de tous les forages. Heureusement, nous ne sommes pas dans ce cas de figure sur la zone Lubrizol aujourd’hui.

M. Xavier Quentin, vétérinaire. Je suis vétérinaire dans le Sud Manche, à Saint-James, mais j’ai longtemps travaillé à Bourgtheroulde, au sud-ouest de la zone de Lubrizol. Je suis président du Groupement technique vétérinaire (GTV), l’organisme qui gère les vétérinaires impliqués en production animale. Depuis trois ans, l’État a reconnu le GTV comme organisme vétérinaire à vocation technique (OVVT). En clair, je chapeaute tous les vétérinaires de Normandie, du Mont-Saint-Michel jusqu’à la Baie de Somme quelles que soient leurs activités, aussi bien la production animale, les animaux de compagnie, les équidés que les vétérinaires salariés d’entreprise. Par le pur fait du hasard, j’ai pris le train le jeudi 26 septembre pour aller de Rouen à Marseille. Ma voiture était bien sale quand je suis rentré ! Donc j’ai vraiment vécu l’affaire Lubrizol dès ses débuts.

Sur le terrain, il y a eu énormément de stress de la part des vétérinaires, avec une baisse d’activité très ponctuelle, mais une très forte augmentation de l’activité téléphonique pour avoir des compléments d’information à celles qui ont été fournies par la Chambre et le GDMA 76. Les canaux d’information pour les vétérinaires ont été principalement le GDMA et l’OVVT. Nous avons travaillé avec Christophe Savoye main dans la main pour essayer d’informer les vétérinaires parce que nous ne sommes pas du tout en lien avec la Chambre d’agriculture. C’est là où nous nous rendons compte que nous devrions peut-être créer des passerelles par rapport à la délivrance d’information. En revanche, si la DDPP a bien informé les autres partenaires, elle a complètement omis de nous tenir informés de ce qu’il se passait sur le terrain. Lors d’une enquête que nous avons fait réaliser très récemment sur les cabinets vétérinaires exerçant sur la zone, nous avons eu des retours de non-information de la part des agents de l’État.

Nous parlons de l’incendie de Lubrizol sur l’aspect élevage. Tout à l’heure, nous parlions des betteraves et des cultures céréalières. Je m’occupe aussi des vétérinaires pour animaux de compagnie. Il y a eu un stress important pour ces animaux, les chiens et les chats, qui ont le nez au ras du sol. Il y a eu un très fort stress chez les propriétaires des animaux de compagnie.

Après une baisse d’activité importante pour les vétérinaires, il y a un retour d’activité qui est tout à fait normal dans cette zone-là. Par contre, les vétérinaires relatent un stress des éleveurs en appréhension de la prochaine fois. Cela a été dit, à Gonfreville-l’Orcher, il y a eu un « mini incendie » dans la nuit de vendredi et samedi. Cela peut se répéter et doit donc être surveillé sérieusement. L’information de toutes les branches qui travaillent dans le domaine animal devrait être un peu plus importante.

Mme Lucie Blanchard, docteure vétérinaire. Je suis vétérinaire praticienne « mixte », c’est-à-dire que je travaille à la fois avec des animaux de compagnie et des animaux d’élevage à Boos. La commune n’a pas été impactée. Mais nous avons une forte activité d’élevage sur la commune de Préaux qui a beaucoup fait parler d’elle à la suite de certains prélèvements, non pas de sol, mais de suie. Les premiers appels que j’ai reçus provenaient d’éleveurs de cette zone-là : ils m’ont même envoyé des photographies de flaques noires dans leur élevage. En application du principe de précaution, je recommande de rentrer les animaux, d’éviter qu’ils boivent dans les abreuvoirs, de les nourrir dès que la pluie s’est arrêtée par des fourrages s’ils le pouvaient, puisque certains éleveurs n’avaient pas encore envoyé leur lin, les bâtiments étaient pleins. Ils ne pouvaient pas rentrer ces animaux. Ce sont des exemples de stress qui nous sont remontés.

Je rejoins mes collègues sur l’attente qui était interminable avant de savoir ce qui allait se passer. Dix jours après, les questions qui me revenaient concernaient l’ensilage, et « les bêtes seront-elles malades si elles mangent les poussières ? ». J’ai eu énormément de questions là-dessus parce que cela coûte d’ensiler et qu’il allait peut-être falloir jeter.

Certains de mes éleveurs ont regretté que des journalistes aient débarqué chez eux et aient profité de leur stress pour faire gonfler toute cette affaire Lubrizol. Ils l’ont mal vécu.

Nous apprenons de nos erreurs pour essayer de revenir aux données scientifiques, de vraies données. Nous attendons beaucoup des prélèvements de l’État. Comme cela traînait un peu, certains éleveurs ont fait marcher leurs assureurs pour faire des prélèvements chez eux en attendant de savoir ce qu’il allait advenir, ce qu’il y avait vraiment dans ces poussières. Ils sont dans une véritable attente scientifique.

Nous avons également été consultés par des particuliers. Notre territoire étant très rurbain, il y a donc une grande présence de petits animaux de compagnie, avec des productions familiales. Les particuliers se demandent s’ils peuvent manger le poulet du jardin ou les œufs. Cette aura de la profession permet de tout chapeauter, du prix à l’assiette.

Des circuits courts déplorent une vraie chute d’activité et aimeraient une communication ouverte et transparente de l’État qui appuierait sur la non-toxicité des produits et des poulets de Préaux. Ils disent que la confiance avec leurs clients reparaît, mais que c’est encore un peu en deçà de ce qu’ils pourraient espérer. Là-dessus, mes éleveurs laitiers disent qu’avec leur interprofession, ils ont été gâtés. Ils se sont même excusés d’avoir oublié notre producteur d’œufs de Préaux, qui a été maintenu sous arrêté quatre à cinq jours de plus. C’était amusant de les voir discuter ensemble et se soutenir comme cela. Quelle que soit la production, ils ont vraiment vécu cela ensemble. Parfois, on se concentre sur soi et on oublie les autres et là, il y avait vraiment cette solidarité entre eux quand j’ai pu les réunir pour avoir leur retour.

La question santé qui revient souvent porte sur la fièvre catarrhale ovine (FCO), un virus que nous avons subi il y a quelques années. Il y a eu beaucoup d’indemnisation sur les mortalités des animaux adultes en aigu, juste après la crise, et beaucoup moins d’indemnisation à terme quand il y avait des malformations des veaux. Il y a eu beaucoup de pertes économiques de façon secondaire. Là, ils attendent beaucoup de ce qu’ils appellent « l’Acte II de Lubrizol ». C’est du suivi à la fois chimique avec ce qu’il y a dans le sol, les risques sur la santé et sur la livraison des productions animales, mais aussi d’un point de vue rentabilité de leurs élevages. On nous attend beaucoup, nous les vétérinaires de terrain, sur les performances de reproduction des élevages. « Le nuage a-t-il fait avorter ? », par exemple. Nous avons des suivis d’élevage avec des performances. Nous allons nous concentrer là-dessus, pour voir s’il y a une répercussion dans les mois à venir. C’est difficile à dire aujourd’hui. Voilà ce qu’attendent les éleveurs agriculteurs de notre profession.

M. le président Christophe Bouillon. S’agissant des impacts, il y en a un sur la production, vous l’avez parfaitement détaillé les uns comme les autres, mais il y a aussi sans doute un impact d’image à la vente de produits, un risque réputationnel. Nous aimons tous ici le Neufchâtel, mais nous pouvons imaginer que des personnes extérieures à notre territoire – Mme Annie Vidal en avait fait le témoignage sur des marchés locaux, notamment sur Rouen – aient parfois des hésitations par rapport aux produits en vente. Avez-vous la mesure de ce préjudice, qui est loin d’être négligeable ? Savez-vous si cet effet est en train de s’amoindrir ou s’il reste assez persistant ? Il faut sans doute mener un travail particulier de communication pour faire en sorte qu’il n’y ait pas de confusion dans la vente de produits normands. Certains producteurs qui ne sont pas dans la zone Lubrizol, mais qui sont normands, sont aussi victimes de ce préjudice sur la nature même de leurs produits.

Vous avez chiffré les pertes de production. En la matière, il y a eu des hésitations à formuler un chiffre en ce qui concerne l’indemnisation du monde agricole. On a évoqué à un moment 40 millions ou 50 millions. En tout cas, c’est important parce que cela correspond à une réalité. Avez-vous affiné les choses à ce sujet ?

Nous avons beaucoup parlé de la santé des animaux ; c’est essentiel et directement lié à la production. C’est au cœur de votre métier. Qu’en est-il de la santé des agriculteurs ? Y a-t-il eu des inquiétudes particulières ? Y a-t-il, dans votre profession, des agriculteurs qui ont souhaité procéder à des prélèvements ? Nous le savons, ils ont été en contact direct avec la suie dans le maniement. Parfois, vous l’avez décrit, les bêtes l’étaient également.

M. Jean Lassalle. Je suis impressionné par l’analyse que vous faites de la terrible catastrophe qui vous a affectés. C’est mon sentiment personnel, mais il est partagé, je note le calme et le sang-froid avec lequel vous l’évoquez. Madame Sellos, vous en êtes une illustration très forte. Au fond, l’avenir est un peu celui que nous faisons. Les questions que nous pouvons nous poser sont celles que nous apportons par notre attitude, puisque ce qui est passé, malheureusement, est passé. Dans l’attitude qui est la vôtre, je décèle une forme de foi en l’avenir.

Avez-vous le sentiment que nous sommes prêts aujourd’hui à faire face à des problèmes de cette ampleur ? Toute la chaîne est-elle est suffisamment préparée si cela se reproduisait aujourd’hui ? Je ne parle même pas des usines dans les villes ou des villes autour des usines ; il y en a partout et dans les campagnes aussi.

J’ai cru comprendre que vous aviez le sentiment que la relation n’était pas trop abîmée entre les hommes. Est-ce quelque chose dont vous avez été réconforté ? Cela paraît-il durable ? Sauf peut-être avec quelques journalistes ou quelques experts un peu impétueux.

Mme Annie Vidal. Plus de 46 de communes ont été impactées. J’ai sollicité les exploitants agricoles pour me recevoir, m’expliquer, me montrer, discuter. Tous ont accepté au pied levé, j’en profite pour les remercier à travers cette audition. Chaque fois que je suis allée sur une exploitation, quelles que soient les difficultés, tous m’ont dit : « Cest difficile. Nous ne nous en remettrons peut-être pas financièrement [nous n’étions pas encore dans les questions d’indemnisation] mais nous nous y plions parce que nous ne voulons pas prendre le moindre risque pour la population. Notre rôle est de nourrir la population, pas de lempoisonner ». Je voudrais signaler la hauteur avec laquelle la situation a été abordée par l’ensemble des agriculteurs et les en féliciter.

Madame Bonneau, vous parliez d’un travail d’anticipation sur les questions de collecte de lait. Quand les questions se sont posées, j’ai dans un premier temps essayé de travailler avec le cabinet d’agriculture pour que les collectes soient maintenues. Au-delà de la situation, collecter et jeter est – je l’ai bien compris – extrêmement douloureux psychologiquement. Par ailleurs, si la situation avait duré, pour certains d’entre vous, les fosses auraient été rapidement pleines et il aurait fallu mettre des mesures pour traiter cela. Finalement, ce n’était pas possible puisque s’il y avait eu une contamination d’un haut niveau – nous ne le savions pas à l’époque – il aurait fallu avoir des véhicules de collecte qui répondent à la réglementation ad hoc. Nous n’avions pas à disposition ce type de véhicules, c’est une des raisons pour lesquelles il n’était pas possible de maintenir les collectes. Dans le travail d’anticipation, mais aussi dans de futures gestions de risque, ne serait-il pas pertinent de disposer sur le territoire d’un véhicule qui pourrait être mobilisé en cas de besoin ? Nous savons que la réglementation est difficile et que ce type de véhicule représente un investissement extrêmement important.

M. Damien Adam, rapporteur. Concernant l’image des produits agricoles et des ventes, pourriez-vous nous donner des éléments, si vous en avez, sur les exportations ? Y a-t-il un impact des produits seinomarins, normands, rouennais ou juste de la zone de Lubrizol, auprès des donneurs d’ordre, les grandes centrales d’achat à qui vous vendez vos produits, soit en tant que sources de matières premières, soit pour être commercialisés dans les grandes surfaces, ainsi que sur la vente directe ?

Monsieur Quentin, vous exprimiez le fait que les vétérinaires n’avaient pas forcément d’information de la part de l’État sur ce qu’il fallait dire aux agriculteurs. Je mets en parallèle votre sentiment avec celui des infirmiers. Eux non plus n’ont pas forcément été très sollicités par les services de l’État, par l’Agence Régionale de Santé (ARS). Pour leur dire quoi ? Relayer auprès de personnes qu’ils rencontraient tous les jours ? Il y a donc un vrai sujet.

Nous savons déjà que l’industrie agricole et les agriculteurs sont soumis à de grosses tensions psychologiques et nous avons des problèmes de suicide, etc. Suite à l’incendie de Lubrizol, avez-vous mis en place des dispositifs spécifiques pour essayer d’accompagner le choc psychologique de jeter son lait, d’avoir des suies sur les produits agricoles sur lesquels on travaille depuis des mois ? C’est un élément essentiel.

Enfin, nous parlons beaucoup des agriculteurs qui ont une activité professionnelle de production pour ensuite vendre les produits, mais il y a également les potagers familiaux de ceux qui produisent pour leur propre consommation. Ces personnes ont-elles été informées de la même manière que les agriculteurs sur ce qu’il fallait faire par rapport aux denrées et avec la suie ? Lors de ma rencontre avec l’association Lubrizol, quelqu’un me disait : « Jai des pommiers qui ont potentiellement été soumis à la problématique des suies, je ne sais pas quoi faire … » J’ai répondu que l’ARS avait donné des informations dès le début, disant que dès qu’il y avait des suies, il ne fallait pas consommer les produits qui y étaient soumis. Cette personne n’était pas au courant.

M. Hubert Wulfranc. Pour avoir été au marché de Sotteville, un grand marché de consommateurs citadins le dimanche, et après vous avoir écouté, je me pose la question des échanges d’informations dans la situation d’une crise de cette nature entre les organismes agricoles, les petits producteurs, les petits commerçants stricto sensu et les commerçants non sédentaires amenés à être face aux consommateurs.

Quelles sont les capacités de réaction immédiate entre ces organismes de l’agriculture, ces organismes du petit commerce, et la distribution non sédentaire auprès du marché des consommateurs dans nos grands centres urbains qui a été lui-même très interpellé dans les jours qui ont suivi ? Autre question : êtes-vous informés des conditions dans lesquelles des révélations de pollution de sols non dues à l’effet Lubrizol pourraient être prises en charge techniquement, financièrement et en termes de responsabilité ?

Nous nous trouvons face à une problématique qui est commune aux citadins et aux ruraux. Découvrir sur des sols, qu’ils soient publics ou relevant de la propriété privée, des pollutions anciennes poserait, au-delà des questions sanitaires, des questions d’engagement de responsabilité et de financement.

Mme Laurence Sellos. La force du collectif est essentielle. Nous sommes extrêmement structurés, aussi bien au niveau du réseau syndical qu’au niveau des filières, même avec le FMSE qui avait été mis en place, qui était notre interlocuteur auprès de Lubrizol. Même s’ils n’interviennent que comme prestataires, ce sont leurs juristes qui ont mis en place les échanges avec Lubrizol. Nous sommes organisés avec les services de l’État. Nous le sommes également avec les élus, le président de la Région, le département, les parlementaires en général ; donc une forte cohésion locale à tous les niveaux. C’est remarquable. Cela facilite grandement les échanges et la façon d’appréhender les évènements sur le terrain.

En revanche, il y a des difficultés avec les journalistes. Nous avons donné des dizaines d’interviews. Sur le dossier indemnisation, il faut rappeler que Lubrizol n’a pas été déclaré responsable, que les analyses sont conformes. S’ils ont décidé d’indemniser, c’était de leur bon vouloir. Nous savons très bien qu’ils veulent rouvrir. Si demain, un nouveau principe de précaution est pris n’importe où sur le territoire, qui indemnise ? L’État ne s’est pas manifesté. On nous a dit : « Vous êtes des victimes, vous serez indemnisés ! », mais ils étaient bien contents que Lubrizol prenne en charge les choses, même si nous ne sommes pas arrivés au bout du processus. J’espère que cela se passera bien. Ce sont des processus un peu compliqués et nous avons beaucoup de questions des agriculteurs à ce sujet.

Pour être très claire, si les analyses n’avaient pas été conformes, nous n’avions pas de plan B. Si les analyses de sol ne se révèlent pas conformes, nous n’avons toujours pas de plan B. Nous ne savons pas comment nous en sortir. Quelle chance d’avoir des retombées de suie qui se révèlent conformes à ce qui était attendu.

Sur le volet des estimations, une note qui avait été élaborée par la Chambre régionale va sortir de façon publique. Nous sommes sur une estimation des pertes directes aux alentours de 6 à 7 millions d’euros, et j’inclus le lait, le maraîchage, les œufs, les betteraves, etc.

La perte d’image est beaucoup plus difficile à évaluer. Nous avons fait des hypothèses et nous multiplions les chiffres. Nous sommes aux alentours de 20 millions d’euros. Sur le volet « exportation », il n’y a pas trop de soucis, mais sur les ventes directes, nous sommes encore en deçà de ce qui était espéré. Nous avons proposé un plan de relance de l’attractivité à la Région, au département et nous aimerions joindre la Métropole sur le sujet.

Quant au mal-être des agriculteurs, une cellule de la MSA a été spécifiquement réactivée. J’ignore combien de personnes ont appelé, je n’ai pas de retour.

L’autoconsommation est un sujet que nous n’avons pas du tout pris en compte. Cela ne rentre pas dans nos missions consulaires en tant que telles. C’était plutôt à l’État de s’exprimer sur ce sujet-là, même si la consigne était claire pour les maraîchers : détruire les légumes souillés. Concernant ce qui pousse, puisque les analyses aujourd’hui se révèlent conformes, il n’y a pas de raison que l’on ne puisse pas les manger ou les commercialiser.

En revanche, nous aurions peut-être dû travailler beaucoup plus avec nos collègues des autres Chambres consulaires. Nous ne l’avons pas fait parce que nous étions pris dans la tourmente. Vous parliez de rassurer les petits commerçants, nous aurions dû le faire avec la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) et la Chambre des métiers. C’est une leçon à tirer.

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Le fait que nous ayons pris la responsabilité de privilégier le stockage du lait à la ferme avant de savoir s’il allait être pollué ou non était un enjeu de responsabilité, parce qu’il y avait une vraie pression sur les éleveurs et une question de logistique. D’une part, c’était une attitude de responsabilité, mais en termes de préjudice, c’est ce qui a le moins de conséquences financières à indemniser. Le préjudice aurait été multiplié par trois, quatre ou cinq si nous n’avions pas pris, d’emblée, cette décision ! Nous sommes sur une production de produits frais et de produits multiples avec des échanges entre les entreprises sur des citernes de lait. La traçabilité fait que nous aurions impacté un volume laitier bien plus important que le volume produit dans la zone Lubrizol. Cela aussi doit être accompagné.

Madame la députée, vous avez évoqué le fait que si cela avait duré plus longtemps, nous aurions eu des problèmes de logistique. C’est un fait, sachant que si nous avions poursuivi la collecte, au bout de 48 heures, tout était bloqué. En termes de gestion des flux, nous étions déjà « pleins » entre le moment de l’accident et la publication de l’arrêté.

Sommes-nous prêts en cas de nouveau préjudice ? Nous devons nous servir de cette expérience à nouveau pour mettre en place des protocoles de positions entre les acteurs. Nous sommes organisés, mais il y a encore des temps qui pourraient être rendus plus courts, avec une entrée très importante qui est de bien avoir des protocoles objectifs. C’est bien la science qui doit décider si nous arrêtons ou pas. Nous ne nous faisons pas imposer par d’autres acteurs le fait de faire la précaution parce que les victimes, nous les connaissons, ce seront les victimes du territoire. La capacité d’indemnisation reste suspendue parce que l’acteur a décidé d’indemniser alors qu’il n’est pas responsable. Il le fait pour des raisons plus larges que nous n’ignorons pas non plus. Si nous sommes dans un schéma différent et sur les choses à venir, la situation reste sans réponse. Y compris par rapport à la décision d’État de faire des protocoles d’arrêtés et de zones de suspension, il faut que la question de l’indemnisation des acteurs économiques et des populations soit claire. Elle n’est aujourd’hui pas connue. Les services de l’État, avec notre collaboration, doivent travailler sur des mesures plus systématiques pour réduire les temps parce que c’est important, humainement et économiquement.

M. Jocelyn Pesqueux. Sommes-nous prêts à faire face ? Chaque crise est différente. Ce n’est pas facile d’anticiper.

La rapidité n’existe que si les gens se connaissent et ont déjà une relation. Le premier mail de la Chambre d’agriculture est envoyé à 11 heures 07. Pour dire quelque chose par écrit, il faut être sérieux. Il a fallu contacter les bonnes personnes. Pour les avoir, il faut les connaître. Il faut avoir déjà le relationnel. Pour le reste, il y a des protocoles à mettre en place, bien sûr.

Sur l’accompagnement psychologique, un numéro a été mis en place par la mutualité sociale agricole (MSA). Vous savez très bien que les gens en difficulté ne sont pas ceux qui appellent. Nous avons fait des réunions publiques où les gens sont venus, les gens se parlent. C’est important. Au niveau laitier, nous avons souhaité que les demandes d’indemnisation pour septembre, les toutes premières, soient faites par les producteurs. C’est notre réseau, FNSEA, qui est allé les collecter. C’était volontaire. Quand on trait tous les matins et tous les soirs pour jeter son lait, c’est très dur. Nous avons sur le réseau des responsables. Nous voulions qu’ils aillent voir tous les producteurs pour la déclaration, mais surtout, pour leur parler. Quand on a vidé son sac, on a déjà fait la moitié du chemin.

Quand on a vu qu’il y a potentiellement un risque, on prévient ou on revient. Je ne dis pas que tout le monde a été vu, parce que c’est compliqué, mais nous en avons vu énormément. Côté réseau, nous avons vraiment fait un gros travail.

Vous avez parlé d’un véhicule spécifique. Ce n’est pas un véhicule qu’il aurait fallu, mais vingt compte tenu de la taille de la zone. Dans l’inconnu – c’est légitime – le lait a été classé C3, c’est-à-dire « matière dangereuse ». En fait, il fallait les mêmes agréments que des camions qui transportent de l’essence, du gasoil, etc. Pour le transport la nuit, nous aurions pu avoir une dérogation ; nous ne l’avons pas eue. Le problème est que nous n’avions pas de quoi détruire. Toutes les personnes de l’industrie laitière que j’ai eues en contact, celles qui ont un peu d’expérience, qui travaillent depuis 20 ou 30 ans, n’ont jamais connu une telle situation de crise. Elles n’ont pas dormi. Nous avons un site qui a failli être bloqué, non pas pour ne pas ramasser la zone, ce site-là concerne une zone bien plus étendue. Il a failli être bloqué pour ne pas ramasser du tout. L’usine était bloquée à quelques heures près. Il faut réagir vite, mais bien réfléchir concernant la zone à considérer pour ne pas étendre le principe de précaution de façon trop importante, parce qu’il faut quand même gérer les conséquences. L’État qui décide du principe de précaution n’en subit pas les répercussions …

Le 28 août, nous avons eu l’arrêté de cessation de collecte. Il a concerné tout le lait qui était collecté depuis deux jours, mais qui avait été mélangé avec du lait qui n’était pas de la zone. Une fois que c’est mélangé, tout est sous consignation. C’est légitime. Cela représente des masses énormes. Dans les Hauts de France, ils sont revenus sur l’arrêté trois ou quatre jours après pour l’étendre. Le principe de précaution, nous le respectons. Les producteurs ne veulent pas prendre de risques, mais les conséquences sur la filière laitière là où on a mélangé les laits ont été énormes. C’est pour cette raison que cela a vraiment failli bloquer toute l’industrie laitière. C’est pour cela que même contre l’avis des producteurs que nous représentons, nous avons dit : « Arrêtons la collecte. Cest plus raisonnable et plus responsable. » Si le CNIEL n’avait pas payé le lait jeté, sur le terrain, nous ne savions pas gérer. Si le CNIEL existe, c’est parce qu’il y a une cotisation. Les fonds propres ont permis de faire cela, ainsi qu’une responsabilité collective. En deux heures, la décision a été prise sur les trois collèges au niveau national. C’est exceptionnel. Il y avait un tel degré d’urgence et de pression que cela a été fait ainsi. Il faut prendre les arrêtés, mais qu’ils soient réfléchis ainsi que toutes les conséquences.

En termes de communication, la transmission dans le lait ne peut se faire qu’au bout de 48 heures. Ce sont des choses simples, mais qu’il faut expliquer. Si nous avions pris l’arrêté le 27, nous n’avions pas besoin qu’il soit rétroactif d’un point de vue technique. Cela aurait été beaucoup plus simple à gérer. C’est facile à dire après, surtout quand on sait qu’il n’y avait rien.

Mme Annie Vidal. J’allais demander si vous aviez des procédures de destruction en cas de besoin, mais vous m’avez dit que non.

M. Jocelyn Pesqueux. Nous en avons, mais pas quand c’est classé « matière dangereuse ».

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Si c’était classé C2, cela aurait été beaucoup plus facile parce qu’il y a de vrais éléments de traçabilité dans l’ensemble de la filière, même si les conséquences que vient de décrire Jocelyn auraient été celles-ci. Mais en termes de faisabilité, nous avons la possibilité. Parce que c’était en C3, c’était vraiment bloquant pour nous.

M. Sébastien Audren. Nous avons beaucoup parlé de la Seine-Maritime, mais il faut savoir qu’énormément de départements ont été affectés. Sur la zone betteravière, nous sommes allés jusque dans l’Aisne, presque en Belgique. Dans la procédure mise en place par l’État et la détermination des communes qui sont mises en arrêtés, il y a de grandes différences entre départements. Cela ne peut pas aller.

Dans le département de l’Aisne par exemple, ils se sont arrêtés à 20 communes, mais ont voulu étendre la zone sur presque une cinquantaine de communes. La décision a été prise à l’emporte-pièce, ce qui n’est pas admissible ! Si un incident arrive à nouveau, l’État doit travailler fortement sur une mise en place de procédures qui soit beaucoup plus stricte. Qui est le donneur d’ordre ? Qui doit donner les instructions ? À qui ? Ce n’est pas le maire qui doit recevoir un coup de fil d’un voisin qui dit : « Jai trouvé une suie ou peut-être une fiente doiseaux sur mon véhicule et je déclare ma commune qui doit subir un arrêté ! ». Les conséquences économiques sont très graves.

Sur notre filière, toutes les betteraves ont pu être travaillées quand même. Il est vrai que l’impact économique est moindre par rapport à ce qui avait été estimé. Avant d’avoir eu les résultats des analyses, nous pouvions monter à des millions d’euros. La tonne de betterave coûte à peu près 20 à 25 euros. Cela peut aller très vite. Heureusement, toutes les betteraves ont pu être achetées, mais nous aurions pu monter jusqu’à presque 50 millions d’euros très rapidement.

Aujourd’hui, tous les départements sont concernés, évidemment. Nous avions deux situations : les agriculteurs qui avaient déjà arraché leur betterave, dont les silos ont été consignés. Eux ont eu une perte de richesse. Ils ont eu une augmentation du niveau de déchets dans le silo, c’est-à-dire la tare terre. Vous savez que la betterave est une matière vivante. C’est comme une carotte, si vous la laissez sur votre balcon pendant trois semaines à un mois, elle flétrit, elle perd du poids, du volume, donc de la qualité marchande. Deuxième cas, ce sont les planteurs à qui on a demandé de ne pas arracher les betteraves. L’impact est aussi important pour eux sur les niveaux de déchets, parce que début octobre, il n’avait pas plu encore. Malheureusement, nous avons eu beaucoup d’eau au mois d’octobre et les arrachages ont été très compliqués à la levée des arrêtés, avec des niveaux de tare terre très élevés de déchets. Les planteurs ont dû payer plus. Ils ont eu aussi une baisse de richesse très importante, de quantité de sucre dans ces betteraves, puisqu’il y a eu une dilution. Un retard sur les semis de blé assez conséquent a été évalué. Nous avons expertisé tout cela et avons donné les documents au FMSE, à Lubrizol et à Exetech.

Je suis content d’apprendre qu’il y a un mois de plus, nous allons le diffuser. Nous n’étions pas au courant. Nous allons nous rapprocher d’Exetech pour essayer d’en avoir un peu plus.

Dernier point, êtes-vous au courant – nous l’avons appris d’une direction départementale des territoires (DDT) – que Lubrizol et Normandie Logistique ont déposé des recours gracieux pour contester tous les arrêtés préfectoraux restreignant les activités agricoles ? C’est un point très important. Nous parlons d’indemnisation aujourd’hui. Lubrizol, nous en avons parlé largement. Exetech a été missionné par Lubrizol. Il fait son travail. C’est très compliqué au niveau de l’indemnisation, on nous demande énormément de papiers, c’est comme un assureur. Lubrizol fait son travail aussi. A priori il y aura un recours gracieux contre ces arrêtés préfectoraux. Le risque derrière cela est qu’il y ait des contentieux devant les tribunaux administratifs. J’aimerais que l’État nous donne davantage d’informations, d’autant plus qu’il nous avait dit que l’agriculture ne payerait rien. Pour l’instant, c’est Lubrizol qui a mis la main à la poche, mais s’il y a une marche arrière, comment cela va-t-il se passer ?

M. le président Christophe Bouillon. Au nom de la séparation des pouvoirs, je ne peux pas me permettre de parler à la place de l’État. En revanche, nous allons auditionner différents ministres. Nous aurons l’occasion d’ici là de nous faire préciser le point que vous évoquez à l’instant.

M. Stéphane Donckele. Peut-être y a-t-il des recours gracieux qui sont engagés, mais dans notre département, pas à notre connaissance. Même si cette information s’avérait vraie, cela n’empêche pas les agriculteurs de déposer leur dossier pour être indemnisés. En tant qu’agriculteur, si j’étais sur la zone, cela ne m’inquiéterait pas, dans le sens où la plateforme FMSE est toujours ouverte.

Quant aux exportations, nous avons vécu lors de la période une certaine surenchère qui a démarré par les abattoirs, qui ne ramassaient plus les animaux en ferme dès le lundi.

Nous avons vécu la même chose pour les œufs, tout bêtement parce les grandes surfaces avaient pris connaissance de certains zonages et refusaient de prendre tout ce qui en venait. Or l’arrêté était assez précis et concernait des productions bien précises. La situation étant regrettable, nous avons travaillé pour que cela s’arrête assez rapidement. Cela a concerné la viande bovine. Certains abattoirs qui appartiennent à des enseignes de distribution, comme les centres E. Leclerc, ont refusé de prendre la viande. Nous avons vécu la même chose avec le Port de Rouen qui ne rentrait plus de blé de la zone Lubrizol, produit qui n’était pas concerné par l’arrêté et qui est une matière qui n’est pas stockée dehors. Aujourd’hui, tout est revenu dans l’ordre. Dès les levées des arrêtés, ce sont des choses que nous ne voyons plus. Mais s’il n’y a pas un cadrage des services de l’État et une certaine fermeté, on peut vite entrer dans une dérive qui fait augmenter la facture et qui pèse sur le moral.

M. le président Christophe Bouillon. Que vient faire le miel dans tout cela ?

Mme Laurence Sellos. Ils n’ont pas vu que le miel avait été fait bien avant le 26 septembre et qu’il était donc récolté. En revanche, nous ne connaissons pas les perturbations sur les ruches. Nous avons incité les apiculteurs à déposer un dossier. Ils vont rentrer dans la phase deux, parce qu’en phase un, ils n’ont rien à déclarer en tant que perte directe. Mais en perte indirecte, peut-être y aura-t-il une conséquence sur l’activité des ruches au printemps. Nous allons attendre et avoir une expertise autour du sujet.

M. Christophe Savoye. Il semblerait que la vie sociale des abeilles au moment du passage du nuage, juste après l’incendie, ait été perturbée. Cela a nécessité un certain nombre d’enregistrements. Reste à voir si cette perturbation va entraîner des conséquences pour la prochaine saison. C’est une aberration d’avoir bloqué le miel. C’est incompréhensible. Toujours par excès, les gens n’allaient pas vers le miel, quelle que soit la zone.

Mme Laurence Sellos. Dans le dispositif phase un de Lubrizol, sont bien pris en compte sur demande expresse ceux qui sont hors zone aussi et qui ont subi des préjudices indirects. C’est important de le dire. Une vingtaine de dossiers ont été déposés par des personnes complètement hors zone, pour des raisons de perte commerciale ou d’achat de fourrage venant de la zone, etc.

M. Jocelyn Pesqueux. En cas de crise, il y a une gestion technique et une gestion médiatique. La gestion technique a été très bien faite au niveau départemental et régional. Au niveau national, il n’y a pas eu la même mesure de l’urgence de travailler. N’étant pas dans la zone, nous avons un peu plus de recul.

La gestion médiatique est beaucoup plus complexe. D’une part, l’avidité des journalistes les pousse à créer un sensationnel négatif, et c’est toujours le cas. D’autre part, la rapidité et l’amplificateur des réseaux sociaux ont un effet terrible. Il faut vraiment faire très attention à ce que nous disons, à ne pas faire de démagogie ou d’effets d’annonce.

Le vendredi, avant la reprise de la collecte de lait, trois ministres étaient là le matin et attendaient l’avis de l’ANSES. Ils n’étaient pas sûrs de l’avoir. Tout le monde a cru que la reprise de collecte allait redémarrer le soir. J’avais appelé toutes les laiteries, elles étaient toutes prêtes à décoller le soir. Les chauffeurs ont été prévenus. L’ANSES n’a jamais donné son avis l’après-midi. Sur le terrain, il valait mieux qu’ils ne viennent pas. Ils espéraient faire pression en venant.

L’intention était bonne, mais il faut être très prudent surtout dans l’espace médiatique parce que l’amplificateur des réseaux sociaux et l’avidité des journalistes font des dégâts sur les consommateurs, sur les producteurs, sur le moral de tout le monde. Les journalistes, nous les avons tous pris au maximum ! Nous en avions même ras le bol ! Parce que nous ne voulions pas de messages trop négatifs pour l’image de nos produits, tout simplement.

M. le président Christophe Bouillon. Depuis plusieurs mois, nous offrons des heures et des heures d’audition qui permettent à chacun des acteurs d’apporter des contributions, de faire leur retour d’expérience et de partager aussi leur vérité. Cet exercice démocratique est utile. Nous avons pris la décision de faire appel aux témoignages de la population à travers un questionnaire, qui est plutôt un franc succès aujourd’hui. Ce n’est pas terminé. Tout ce qui contribue à apporter des éléments de compréhension est utile pour l’avenir.

Vous venez chacun d’entre vous de nous apporter, non seulement un témoignage de ce que vous avez vécu, mais surtout des façons d’améliorer les dispositifs existants, la fluidité de l’information, que chacun puisse jouer son rôle. Les parlementaires qui sont ici ont eu l’occasion de souligner le rôle des réseaux sociaux et de l’information. Pour reprendre l’expression de certains, ce sont parfois des « réseaux asociaux ». Il y a du contenu abrasif, de mauvaises informations qui circulent. Quoi qu’il en soit, il relève de notre responsabilité collective de remplir un vide. Ce qui permet à ces mauvaises informations de s’accrocher et d’exister, c’est quand il n’y en a pas d’autres. Vous jouez votre rôle dans les éléments de communication avec les outils dont vous disposez, les comptes Tweeter, la Chambre d’agriculture ou d’autres éléments de cette nature. Il est nécessaire que nous donnions de l’information alternative à ces fausses informations et que nous fassions de la pédagogie. Depuis des semaines maintenant, nous contribuons collectivement à le faire. Merci à tous de votre présence et de votre contribution.

Laudition sachève à douze heures dix.

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31.   Audition, ouverte à la presse, de représentants de la Fédération française de l’assurance (FFA) : M. Stéphane Penet, directeur des assurances de dommages et de responsabilité (ADR), FFA ; Mme Anne Marie Papeix, chargée mission ADR, FFA ; Mme Flora Guillier, chargée de mission du département assurances entreprises, FFA ; Mme Ludivine Azria, affaires parlementaires, FFA ; M. Arnaud Giros, affaires parlementaires, FFA ; M. Nicolas Dzubanowski, expert risques environnementaux, Allianz Global Corporate & Speciality (AGCS) ; M. Philippe Demeulle, responsable du pôle développement prévention, Allianz France et M. David Besse, juriste au sein du département « Caution » de l’entreprise, Altradius

(Séance du mercredi 8 janvier 2020).

L’audition débute à quatorze heures cinq.

M. le président Christophe Bouillon. Mesdames, Messieurs, je vous souhaite la bienvenue au nom de l’ensemble de la mission d’information dont la création a été décidée par la Conférence des présidents, à la suite de l’incendie de Lubrizol et de Normandie Logistique à Rouen. Nous sommes très heureux aujourd’hui de vous accueillir pour une nouvelle audition. Nous avons souhaité mener ce travail pour avoir un retour d’expérience à la suite de cet événement, afin de tirer toutes les conclusions et les enseignements nécessaires, pour améliorer la réglementation, la législation ou faire d’autres propositions qui pourraient accompagner les pouvoirs publics.

Nous avons donc aujourd’hui l’occasion, à travers cette audition et votre présence, d’aborder la question des assurances qui est une question importante et essentielle, y compris pour l’ensemble des acteurs que nous avons eu l’occasion d’auditionner.

Nous avons suivi, avec M. le rapporteur, une certaine logique dans l’ordre de nos auditions. Nous nous sommes d’abord intéressés à l’événement en tant que tel et à tous les acteurs qui ont eu l’occasion d’intervenir, puis nous nous sommes ensuite intéressés à ceux qui, indirectement, sont néanmoins concernés par ce type d’événement.

J’ai quelques questions avant de céder la parole à M. le rapporteur et aux collègues qui le souhaiteraient. Nous vous donnerons ensuite la parole pour que vous puissiez à la fois dire ce que vous avez envie de nous dire, mais aussi répondre aux questions que nous aurons eu l’occasion de vous poser.

La première question concerne la qualification même de cette catastrophe qui, même si elle n’a fait aucun mort ni aucun blessé, a suscité une vive émotion et rentre sans doute dans une catégorie de catastrophe industrielle, en tout cas d’événement industriel majeur, pour reprendre une qualification qui a été utilisée.

Du point de vue des assurances, s’agit-il d’un événement important dans notre pays industriel, qui relève de cette catégorie ? De quelle façon le qualifieriez-vous ?

La directrice générale de l’exploitant Lubrizol nous a indiqué lors de son audition, que leur couverture assurance était une assurance couvrant le groupe, sachant que Lubrizol dispose de plusieurs sites à travers le monde. Est-ce le cas pour les multinationales présentes dans notre pays ?

Pourriez-vous, à grands traits, nous dire comment s’opère la couverture de ces risques, dont chacun mesure les impacts non seulement au regard des conséquences mais plus généralement des dimensions de ces sites et de leur classification à « haut risques ». Nous pouvons donc imaginer que potentiellement, ce sont des impacts qui peuvent être onéreux. Comment s’opère la couverture pour des sites de cette nature ? Y a-t-il un dispositif particulier ? Pour être plus précis, de quelle façon traitez-vous avec les différentes compagnies, recourez-vous à un système de réassurance ?

Comment interprétez-vous une statistique datant de l’année dernière, concernant l’occurrence des accidents industriels et notamment des incendies. Le Bureau d’analyse des risques et des pollutions industrielles (BARPI) qui dépend du ministère de la transition écologique et solidaire indiquait en septembre, lors de son dernier rapport, une augmentation, sur quelques années, du nombre d’accidents et notamment des incendies. Quel est votre point de vue ? Comme tout assureur, vous êtes attaché à l’occurrence du risque, à l’interprétation et à l’analyse que vous pouvez faire, est-ce que cela change la vision que vous pouvez avoir de cela ?

J’ai encore deux dernières questions.

La première concerne les sites qui ne sont pas classés Seveso, comme les sites d’entreposage, mais qui sont voisins de sites Seveso. Nous avons le cas d’école de Normandie Logistique, qui ne relève pas d’un régime comparable à celui d’un site Seveso, mais qui a pour autant, et nous le mesurons aujourd’hui, peut présenter un haut niveau de dangerosité. Nous voyons notamment que sur un accident comme un incendie, la nature même des produits stockés peut s’avérer dangereuse soit par un principe de provocation, soit par la nature même du type d’incendie que nous pouvons imaginer. Quand vous avez à couvrir, en terme assurantiel, ce type d’entreposage, faites-vous une distinction entre les sites industriels ou les sites d’entreposage ?

Enfin, j’ai une dernière question qui a soulevé beaucoup de demandes et de questions à l’échelle du territoire de la Métropole rouennaise, concernant la non-reconnaissance du principe même de catastrophe technologique. C’est vrai que le modèle est plutôt celui d’AZF, donc d’une explosion, avec des niveaux de dégâts et des niveaux de victimes importants. Dans le cas de Lubrizol, le gouvernement n’a pas pu décider la reconnaissance de catastrophe technologique pour ce type d’événement. Lorsque les habitants se sont tournés vers leurs assureurs, on leur a dit qu’on pouvait les suivre sous réserve de la reconnaissance dite de catastrophe technologique.

Êtes-vous favorable à une évolution de cette définition ? Je le dis d’autant plus que nous voyons que c’est quasi automatique et que cela se fait sans doute un peu plus facilement pour les événements de nature environnementale ou les événements liés aux risques naturels, comme les inondations ou autres. Il s’agit d’un vrai sujet. Nous sommes dans une société industrielle avec une empreinte assez forte. Le risque zéro n’existe pas, nous voyons bien qu’il faut faire évoluer les choses. Avez-vous un parti pris ou une opinion là-dessus ?

M. Damien Adam, rapporteur. Dans la continuité de ce que disait M. le Président, je vais me concentrer sur deux volets, celui de la partie assurantielle des exploitants, afin de mieux comprendre comment tout cela s’opère et celui de la partie indemnisation des victimes et logique d’indemnisation.

J’ai aussi souhaité que nous puissions vous rencontrer pour aborder tous ces sujets, parce que nous avons bien vu, au travers des auditions, que le sujet assurantiel revenait assez régulièrement et posait beaucoup de questions.

Sur cet incendie concernant Lubrizol/ Normandie Logistique, nous avons cependant la chance d’avoir un acteur industriel qui a pris les devants en mettant en place des fonds d’indemnisation pour compenser les effets négatifs engendrés par l’incendie de son site mais, dans un grand nombre de situations, ce n’est pas forcément le cas et les procédures peuvent prendre beaucoup de temps.

J’aimerais que vous nous expliquiez concrètement comment se construit la logique assurantielle d’un site Seveso ou, plus généralement, d’un site industriel en France. Quels sont les éléments que vous regardez pour définir le coût de l’assurance que vous proposez et comment analysez-vous les risques qui vont avec ?

J’aimerais également que vous nous disiez si vous regardez avec attention ce que les directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), à travers leurs inspecteurs, peuvent avoir comme recommandations à faire, par rapport aux sites industriels. J’imagine qu’en fonction des informations remontées par les DREAL, le coût des assurances doit varier à la hausse ou à la baisse ? Peut-être prenez-vous aussi vous-même vos assurances par rapport à l’exploitant, en lui demandant parfois d’aller plus loin que ce que demandent les DREAL ? Avez-vous une logique, un peu comme les DREAL, d’inspection des sites et de prévention du risque ?

M. Jean-Luc Fugit. Beaucoup de questions vous ont déjà été adressées. Je vais simplement revenir quelques années en arrière. En 2013, des incidents avaient déjà eu lieu sur ce site. Je crois même que l’entreprise avait apporté des mesures correctrices dans ses process, notamment le suivi des températures de bacs de stockage. Je voulais savoir comment vous vous positionnez en tant qu’assureur lorsque se produisent des accidents et que vous devez continuer à assurer. Comment en tenez-vous compte ? Au niveau assurantiel, quels dispositifs ont été mis en place à l’époque, pour faire face aujourd’hui à la situation ?

Après ce qu’il s’est passé en 2013 puis en 2019, comment votre approche tient-elle compte de ces expériences ? Je pense que cela va nous intéresser pour la suite puisque ce type d’événement doit nous alerter sur la façon d’envisager de tels sites à l’avenir.

Mme Annie Vidal. Comme cela vous a déjà été déjà demandé, j’aimerais avoir des précisions sur la mise en place des différentes actions lors d’accidents comme celui du site Lubrizol.

Je voudrais aussi vous interroger sur les questions des riverains et des particuliers. Lors des différentes rencontres et auditions que nous avons eues, nombre d’entre eux ont exprimé le sentiment d’avoir été livrés à eux-mêmes et à leurs questionnements et de s’être sentis abandonnés par tous et notamment par leurs assureurs. J’aimerais avoir votre regard sur cette question.

J’aimerais aussi savoir si vous avez relevé un nombre d’appels ou de sollicitations plus important après l’incendie. Comment y avez-vous répondu ? Existe-t-il des procédures particulières pour accompagner les riverains et les particuliers dans ce cadre-là ?

M. le président Christophe Bouillon. Nous avons la chance d’avoir devant nous des représentants de la Fédération française d’assurance et aussi trois experts du domaine. Je vous demanderai simplement quand vous prenez la parole, de vous présenter pour que tout le monde puisse faire le lien entre vos propos et votre fonction.

M. Stéphane Penet, directeur des assurances de dommages et de responsabilité (ADR) à la FFA. Nous sommes venus en task force. Nous avons essayé d’avoir un peu toutes les compétences ici pour répondre à vos questions.

Je vais rapidement présenter les personnes ici présentes. Nous avons M. Philippe Demeulle qui est responsable du pôle développement prévention entreprises chez Allianz France ; M. Nicolas Dzubanowski qui est souscripteur expert en risques environnementaux chez Allianz Global corporate, qui est l’entité des grands risques du groupe Allianz ; nous avons M. David Besse, conseiller juridique senior chez Altradius, qui est une société très active sur le marché des garanties financières et des cautions délivrées à des entreprises type « installations classées pour la protection de l’environnement » (ICPE) ou de type « Seveso ». Voilà pour les experts.

Nous avons ensuite des représentants de la Fédération française de l’assurance, Flora Guillier, qui travaille dans mon équipe et qui est plus spécifiquement spécialisée en prévention des risques d’entreprises ; Anne-Marie Papeix, plus spécifiquement spécialisée sur les questions de responsabilité civile et environnementale ; et enfin Ludivine Azria et Arnaud Giros qui font partie de l’équipe des affaires parlementaires, au sein de la FFA.

J’ai bien noté toutes les questions. Si vous êtes d’accord, nous allons essayer avec Anne-Marie, en dix ou douze minutes, de vous dresser un peu le panorama des contrats d’assurance susceptibles d’être actionnés lors d’un événement tel que celui que nous avons malheureusement vécu à Rouen en septembre dernier.

Nous partons du principe assez simple selon lequel, en cas d’accident industriel, il y a en général un ou des responsables et des victimes. Ce sont à la fois les contrats d’assurance des victimes et les contrats d’assurance du ou des responsables qui sont amenés à jouer.

Dans la théorie absolue et dans le droit, c’est le ou les responsable(s) qui doivent indemniser tous les préjudices de toutes les victimes ; c’est le principe. Le problème c’est qu’entre le moment où l’accident se produit et le moment où les responsabilités vont être clairement établies, un certain laps de temps va s’écouler, qui peut se compter en années. En attendant, nous avons des victimes qui ont subi des préjudices.

Je vais d’abord parler de ces victimes, pour vous dire un peu comment fonctionnent les contrats dans ce laps de temps, c’est le temps dans lequel nous sommes actuellement pour l’affaire de Rouen.

Dans ces cas-là, ce sont les contrats d’assurance dommages directs des victimes qui vont jouer. Ce sont d’abord des dommages corporels, (il y en a eu peu dans ce cas précis et à court terme), j’élargis aux accidents industriels pour vous donner un aspect global, je ne vais pas me focaliser sur Lubrizol. Il peut y avoir des gens blessés, des gens décédés ; des habitations, des véhicules, des entreprises, des collectivités locales, des exploitations agricoles peuvent être endommagées.

Nous avons donc toute une série d’acteurs qui subissent cet accident et qui font valoir des préjudices. Ne pouvant réclamer leur dû auprès d’un responsable désigné tant que les responsabilités ne sont pas établies, ils déclarent leurs sinistres à leurs propres assureurs, qui sont des assureurs dommages. Ces assurances interviennent, ce sont les assurances multirisques habitation, les multirisques commerce et les contrats dommages couvrant les biens des collectivités locales ou les exploitants agricoles qui joueront en fonction des conditions contractuelles de ces contrats. Tous ces contrats sont optionnels, ils peuvent être variables.

Les contrats sont plus ou moins importants en matière de garanties et c’est sous cet aspect contractuel que jouera l’ensemble de ces garanties.

En ce qui concerne Lubrizol, nous avons eu environ 2 000 déclarations de sinistres faites aux assureurs directs, que ce soit des assureurs habitation, entreprises, agricoles ou autres. Il s’agissait pour beaucoup de dommages causés par les fumées, des dommages matériels, des nettoyages de maisons, de véhicules. Nous avons pu avoir aussi quelques commerces et entreprises incendiés aux alentours du lieu, avec éventuellement aussi des pertes d’exploitation, c’est-à-dire que ces gens ont dû fermer leur boutique ou activité à cause de l’incendie subi. S’ils ont souscrit la garantie perte d’exploitation, j’insiste sur le fait que tous ces contrats sont optionnels, ces personnes seront aussi indemnisées sur leur perte d’exploitation le temps que leur commerce ou leur entreprise soit réparé.

Ces indemnisations qui sont en cours peuvent prendre un peu plus de temps, parce qu’il peut y avoir des situations où l’établissement des dommages peut être plus long. Légitimement, les assureurs peuvent ensuite, une fois les responsabilités établies, se retourner contre un éventuel responsable.

Ces assureurs sont en quelque sorte les financeurs en première ligne des dommages, mais agissant dans le domaine contractuel.

Une fois que les responsabilités auront été totalement établies, les assureurs peuvent effectivement se retourner contre le responsable, par le biais du recours subrogatoire, en exigeant d’être remboursés des indemnisations qu’ils auront versées.

Contractuellement, il est possible d’avoir des franchises ou des plafonds de garanties. À partir du moment où l’assuré lui-même a des découverts de garanties, il peut aussi se retourner directement contre le responsable, pour venir compléter ce que son assureur lui aura versé sur la base contractuelle.

En ce qui concerne le recours des assureurs directs, le responsable peut légitimement se poser la question de justifier ce qui a été versé dans un premier temps par l’assureur direct. Se pose alors le problème des expertises. Dans ces cas-là, elles doivent être contradictoires entre celui qui aura indemnisé et celui qui in fine, devra payer. La Fédération française de l’assurance, que je représente ici, organise alors entre les assureurs des conventions d’expertise. Nous nous mettons d’accord pour simplifier les processus d’expertise. Je pourrai vous les donner en détail si vous le souhaitez, mais cela consiste à éviter d’avoir systématiquement des expertises judiciaires ou contradictoires, qui permettent ensuite de ne pas contester l’éventuel recours qui sera fait auprès du responsable. Je me noie un peu dans la technique mais sachez qu’il s’agit là d’un sujet que nous savons, en général, bien gérer. Nous l’avons géré pour ce type d’accident mais aussi, par exemple, lors de l’explosion de la rue de Trévise, à Paris où beaucoup d’assureurs étaient concernés, sans responsabilité établie dans un premier temps.

Dans ces cas-là, il faut organiser les choses de manière intelligente pour que cela avance et pour aboutir à une simplification des processus d’expertise.

Je vais ensuite dire un petit mot sur la garantie catastrophe technologique et répondre à une de vos questions.

Lors de la loi du 30 juillet 2003 sur la prévention des risques technologiques, dite loi Bachelot, le législateur avait imposé à tous les assureurs couvrant un véhicule ou un logement d’adjoindre, dans les contrats dommages, une garantie « catastrophe technologique ». Cette garantie, totalement encadrée par la loi, définit les conditions dans lesquelles doivent être indemnisées les victimes de catastrophes technologiques, dans le cadre de l’assurance dommages. Nous sommes toujours dans cette indemnisation immédiate, en attendant de connaître les responsabilités.

Les modalités d’indemnisation sont assez bonnes, elles sont en général meilleures que celles fixées par les contrats, puisqu’elles interdisent les franchises et imposent de rembourser sans vétusté, sans plafond de garantie pour les dommages immobiliers. Elles sont donc dérogatoires au contrat auquel elles sont rattachées.

Aujourd’hui, tous les contrats multirisques habitation, commerce, automobile avec garantie dommages, contiennent cette garantie. Mais pour qu’elle fonctionne, il faut une déclaration « d’état de catastrophe technologique » par les pouvoirs publics, la loi précisant que cette déclaration d’état de catastrophe technologique ne peut intervenir qu’à partir du moment où 500 habitations au moins ont été rendues inhabitables du fait de l’accident.

Je ferme tout de suite la parenthèse de cet état catastrophe technologique car depuis 2003, l’état de catastrophe technologique n’a jamais été décrété en France. Nous pouvons nous en réjouir parce que cela veut dire qu’il n’y a pas eu d’accident majeur qui ait endommagé plus de 500 habitations. Pour Lubrizol, cela n’a pas non plus été le cas.

Ce sont donc les conditions contractuelles des contrats optionnels qui ont été souscrits par chacun qui joueront.

Je fais un petit aparté en ce qui concerne le secteur agricole. Les exploitations agricoles sont couvertes par des contrats de dommages aux biens pour ce qui concerne les bâtiments ou le matériel. Pour les productions, que ce soit les productions laitières ou les récoltes non engrangées qui auraient pu être endommagées ou interdites à la commercialisation du fait de cet accident, il n’y a pas aujourd’hui de contrat d’assurance couvrant ce type de préjudice. Les assureurs développent des assurances dites « climatiques » qui couvrent les récoltes non engrangées pour des raisons de type sécheresse, inondation, tempêtes ou autres, mais il n’existe pas aujourd’hui de contrat couvrant les dommages causés par l’environnement. Je précise que la profession agricole s’est organisée pour créer elle-même son propre fonds qui s’appelle le Fonds national agricole de mutualisation sanitaire et environnemental (FSEM), auquel cotisent tous les exploitants agricoles et qui permet de faire face, de manière professionnelle, à ce type de préjudice.

Voilà globalement le premier « lot » de contrats qui continuent de jouer en ce moment.

Ensuite, nous avons les contrats souscrits par le responsable. Il va falloir qu’on établisse qui est responsable, nous allons supposer qu’aujourd’hui nous le savons, nous allons prendre un cas de figure.

Le responsable a d’abord des dommages qui lui sont propres. Son appareil de production a pu être totalement endommagé, il a pu subir des pertes d’exploitation liées au temps de la réparation, pendant lequel il va devoir faire face à ses charges fixes. Il a donc une perte financière liée à cette interruption d’activité. Il existe des contrats d’assurance qui couvrent ces risques industriels, cela va de la petite entreprise jusqu’à l’entreprise de type Seveso.

Vous le dites vous-même, il peut y avoir des programmes d’assurance qui couvrent un ensemble d’entreprises, les spécialistes pourront détailler le fonctionnement de ce type de contrat.

Il y a des acteurs assez importants en France. Concernant des risques spécifiques surtout des risques industriels, ce ne sont pas tous les assureurs qui ont aujourd’hui une ingénierie préventionniste de souscription, en tout cas suffisante pour souscrire ce type de risques, mais nous avons, ici, un certain nombre de représentants qui pourront détailler davantage les questions que vous venez de poser.

Après ses dommages propres, il va y avoir la mise en cause de la responsabilité de cette entreprise. Là, nous passons dans un autre type de contrats qui accompagnent les responsabilités de ces entreprises, que l’on appelle les garanties dites « de responsabilité », d’une manière générale. Je vais laisser Anne-Marie vous détailler ce type de contrat et nous aurons ainsi fait le tour, avant de répondre aux différentes questions que vous avez posées.

Mme Anne-Marie Papeix, chargée mission ADR. Sur le volet de la responsabilité, toute activité économique et notamment les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) ont à leur disposition des contrats de responsabilité civile qui ont vocation à intervenir dans un accident de type catastrophe technologique ou de type industriel pour garantir les dommages causés à des tiers du fait de leur activité. Il existe bien sûr, classiquement, le contrat de responsabilité civile générale dont toute entreprise dispose et qui va, dans un cas comme celui évoqué ici, pouvoir intervenir, notamment pour les dommages corporels causés à des tiers comme les voisins.

Mais au-delà de ces contrats de responsabilité civile générale, pour des activités industrielles et particulièrement pour celles des ICPE, les assureurs ont développé des contrats dits « dédiés à l’environnement », qui vont intervenir lorsque l’entreprise est à l’origine, entre guillemets, d’une pollution dont elle est rendue responsable, et pour laquelle elle va causer des dommages à des personnes physiques, dommages matériels, corporels ou immatériels ; typiquement, dans une affaire comme la nôtre, des dommages de fumée. C’est une garantie de type responsabilité civile atteinte à l’environnement que l’on trouve dans ces contrats dédiés à l’environnement, qui a vocation à intervenir.

Dans le type de sinistre dont nous parlons aujourd’hui, au-delà des dommages aux personnes physiques, il y a également les dommages à l’environnement. Ce sont là aussi ces contrats dédiés à l’environnement qui délivrent des garanties spécifiques pour les dommages à l’environnement avec deux types de garanties.

Nous allons mettre le doigt sur la complexité du droit de l’environnement puisque comme vous le savez, nous avons aujourd’hui en France, pour la réparation d’un dommage à l’environnement, à la fois un régime de responsabilité environnementale, issu d’une directive européenne et le préjudice écologique que nous avons consacré dans notre Code civil. Nous avons aujourd’hui deux types de garanties susceptibles d’intervenir pour un dommage à l’environnement, s’agissant d’une garantie responsabilité environnementale pour des dommages graves aux eaux, aux sols et aux espèces et habitats naturels protégés. C’est ce type de garantie qui est actionné mais cela suppose, au préalable, que le régime de responsabilité environnementale ait été actionné. Or, aujourd’hui, ce régime est un régime de police administrative qui est à la main du préfet.

Il y a lieu de s’interroger aujourd’hui puisque cela fait déjà onze ans que ce régime existe et il n’a jamais encore été mis en œuvre par le préfet. Nous pouvons vous dire qu’au niveau du marché, nous n’avons jamais encore recensé un sinistre de type responsabilité environnementale.

Néanmoins, ces garanties existent, parce que le risque existe.

Parallèlement, nous avons des garanties « préjudice écologique » qui ont été développées par les assureurs, certes, parce que cela a été introduit dans le Code civil mais déjà bien avant puisque cela avait été consacré par la Cour de cassation dans l’affaire de l’Erika, pour répondre au cas où la responsabilité de l’exploitant est mise en jeu pour une atteinte non négligeable aux éléments et aux fonctions des écosystèmes.

Dans ce cas-là, ce sont ces garanties « préjudice écologique » qui ont vocation à intervenir.

Après avoir fait le panorama de l’ensemble des contrats susceptibles d’intervenir, il y a, et vous aurez peut-être l’occasion d’évoquer le sujet, le risque d’insolvabilité et de défaillance financière de l’exploitant. Pour ce faire, nous avons des garanties financières et des produits spécifiques. Vous avez dans notre délégation un spécialiste en la matière.

M. Stéphane Penet. Nous avons donc les assurances directes qui interviennent en première ligne, avec l’assurance dommages du responsable qui lui permet de reprendre son activité dans de bonnes conditions, si possible, notamment avec la perte d’exploitation qui lui permet de faire face à ses charges, le temps de la réparation. Puis nous avons les garanties qui accompagnent les responsabilités qui sont d’une part une responsabilité générale en ce qui concerne les dommages corporels, matériels et immatériels, et tout ce qui concerne l’environnement avec, comme l’a dit Anne-Marie, cette différenciation entre « la responsabilité environnementale » et « le préjudice écologique ». Nous sommes un des rares pays d’Europe où les deux cohabitent. Il faut donc que les deux soient couverts, le marché offre aujourd’hui ces garanties.

La garantie financière permet enfin de faire face à une défaillance d’entreprise qui n’aurait pas les moyens d’assumer ses obligations en matière de dépollution de site.

Voilà le panorama des assurances susceptibles d’intervenir.

Je répondrai juste à votre première question avant de laisser la parole aux spécialistes, notamment sur la façon dont sont souscrits les risques, avec toute la partie de prévention préalable à la souscription d’un risque.

Vous m’avez demandé comment je qualifierais cet accident. C’est évidemment un accident important. Il faut savoir qu’il y en a malheureusement beaucoup en France, certains moins médiatiques que d’autres parce qu’il se produit beaucoup d’incendies qui heureusement ne créent pas de victimes à l’extérieur de l’entreprise mais le risque d’incendie ou d’explosion d’entreprises de taille moyenne, grande, voire d’entreprises classées est bien présent. Je n’irai pas jusqu’à Seveso car nous sommes quand même sur des cas plus rares, mais ce n’est pas parce que nous sommes sur un cas Seveso que les conséquences sont plus graves.

Ce que nous qualifions de « sinistres majeurs » dans nos statistiques sont les sinistres dont les conséquences finales pour l’assurance dépassent les 20 ou 30 millions d’euros. Je ne vous ai pas apporté la statistique des grands sinistres et de l’évolution que nous avons pu avoir dans le temps, mais je me ferai un plaisir de vous les transmettre, car nous en disposons évidemment à la Fédération.

L’événement de Rouen est un événement important pour l’assurance.

Il faut savoir que les événements naturels constituent par ailleurs des événements plus importants, en général, en matière de conséquences. Dans la gamme des événements les plus coûteux pour l’assurance sont les événements naturels qui peuvent atteindre des montants qui vont jusqu’à deux, trois ou quatre milliards d’euros par événement. Vous voyez que la notion de « gros événement » en matière industrielle se situe plutôt aux alentours de 10 ou 20 millions d’euros. Voilà juste pour la relation entre les montants.

Nicolas va vous dire un mot sur la question de la souscription de ces risques et des déroulements en matière de souscription, notamment en matière de prévention.

M. Nicolas Dzubanowski, expert risques environnementaux Allianz Global AGCS. Je suis expert en souscription des risques environnementaux chez AGCS, qui est la branche « grands comptes » du groupe Allianz.

J’ai noté beaucoup de questions. Au niveau de l’analyse du risque que nous pouvons faire, en tant qu’assureur environnement, sur ce type d’activité, Anne-Marie a très bien rappelé que les contrats environnement délivrent deux grands types de garanties, des garanties de responsabilité qui couvrent les obligations du code civil et des garanties plutôt de type dommages qui couvrent les obligations du code de l’environnement.

La première chose que nous faisons, nous, assureurs, avant de décider de souscrire ou non une affaire nouvelle est d’examiner la solvabilité de l’entreprise pour savoir si elle est fiable et pérenne. C’est un bon indicateur pour savoir si l’entreprise peut mettre en place des mesures de prévention et de protection adéquates.

Puis nous regardons l’activité de l’entreprise : quel est son process industriel, que fait-elle, quels sont les produits qu’elle stocke, dans quelles conditions, quelles sont les utilités ?

Nous nous attardons souvent sur le process industriel, les quantités de produits toxiques ou dangereux pour l’environnement éventuellement en jeu, en mettant un peu de côté les utilités, c’est-à-dire tout ce qui est connexe au process industriel. Si je prends l’exemple d’une grande surface, le risque premier est le stockage des produits mais l’utilité va être la chaufferie qui dispose d’une cuve de fioul, qui est peut-être en mauvais état, peut-être un peu un peu ancienne, et qui peut donc fuir et causer une pollution.

Pour analyser l’activité d’une entreprise, nous pouvons directement poser la question à notre assuré sous forme de questionnaire mais, dans bien des cas, nous retrouvons ce type d’informations dans les arrêtés préfectoraux mis en ligne par les DREAL, sur les sites internet des différents ministères. C’est une première source d’information.

Après avoir pris connaissance de l’activité de l’entreprise, nous nous intéressons à l’endroit où elle est située. Nous allons nous intéresser à la sensibilité de l’environnement dans lequel l’entreprise est implantée. Y a-t-il des voisins à proximité ? Sommes-nous sur un site situé en bordure d’une zone industrielle ou au sein d’une zone industrielle ? Y a-t-il des zones pavillonnaires ? Le risque n’est pas le même.

Pour l’environnement à proprement parler, nous allons examiner la présence de zones protégées à proximité, d’espèces ou habitats naturels protégés, de parcs naturels... Nous allons regarder si des cours d’eau passent à proximité, qui peuvent être un vecteur de la pollution. Nous allons étudier la nature du sol. Est-ce un sol perméable et si oui, est-ce que les polluants potentiellement présents au sein de l’entreprise peuvent être diffusés au travers du sol et dans les nappes phréatiques et ainsi causer une pollution plus importante ?

Enfin, la dernière chose qui nous intéresse, et c’est parfois la chose primordiale, ce sont les mesures de prévention et de protection qui sont mises en jeu par l’exploitant. Pour cela, il faut poser la question à l’exploitant. Nous avons bien sûr une première source d’information en regardant les arrêtés préfectoraux qui dressent le cadre du minimum exigé pour pouvoir exploiter une activité industrielle. Au travers des compagnies d’assurances, nous interrogeons sur l’organisation du système de management environnemental de l’entreprise. Y a-t-il des certifications déployées par l’entreprise sur la base de normes standards ? L’entreprise cherche-t-elle à aller plus loin que ces obligations standards ? L’entreprise dispose-t-elle en son sein de personnes qualifiées pour prévenir et protéger ce type de risques via des responsables environnement, des ingénieurs environnement ou des ingénieurs Hygiène Sécurité Environnement (HSE) ?

Les mesures de prévention et de protection mises en œuvre doivent nous permettre de proposer ensuite des couvertures d’assurance qui nous paraissent adéquates et de calibrer des niveaux de franchise et les montants de primes.

Vous avez posé la question du fonctionnement d’un programme international, pour une entreprise qui ne serait pas une entreprise française, mais qui disposerait de garanties souscrites ou pas depuis un autre pays.

D’une manière générale, les grandes entreprises françaises que nous observons sur notre marché sont très bien couvertes à la fois pour les conséquences directes de l’incendie via des contrats dommages et les conséquences indirectes d’un incendie via des contrats d’assurance dédiés à l’environnement.

L’entreprise souscrit via un assureur généralement basé en France, dans le pays du siège de l’entreprise, un contrat master, c’est-à-dire un contrat qui va jouer au niveau mondial et au travers de ce contrat master, l’assureur va déployer des polices d’assurance locales dans chacun des pays où l’industriel a un ou des sites. Le contrat master est souscrit sur la base des obligations législatives, réglementaires, sur les standards contractuels qui se font en France et les polices locales sont adaptées aux droits et aux réglementations locaux, dans chacun des pays. Ces polices locales ne comportent pas des montants de garantie ou des plafonds aussi importants que ceux du contrat master, ce qui fait que le contrat master intervient en complément une fois que la police locale a joué. Si la police locale est plus restrictive que les conditions que peut offrir le contrat master, il intervient directement au premier euro.

Comme nous le voyons aujourd’hui au travers de cet incident, la question est de savoir si Lubrizol bénéficie ou non de garanties souscrites en France, c’est-à-dire via un contrat qui serait une police locale ou pas, et de savoir si, à une échelle plus globale, l’entreprise a souscrit le contrat qui correspond aux risques inhérents à son activité.

Je crois que vous aviez déjà posé la question à l’exploitant mais voilà pour le panorama du fonctionnement d’un programme d’assurance.

M. le président Christophe Bouillon. Vous avez évoqué dans vos propos une forme de questionnaire que vous posez à l’exploitant pour l’analyse des risques. Est-ce un questionnaire type ou relève-t-il de la connaissance que l’assureur peut avoir d’un site ?

Y a-t-il un échange permanent, récurrent ? Lorsqu’un site fait l’objet d’une inspection ou d’un contrôle, est-ce que cela intervient au titre d’éléments qui s’ajoutent aux informations qui ont permis de construire le contrat ?

S’il existe un questionnaire-type, est-il public et la mission peut-elle en disposer ?

M. Nicolas Dzubanowski. Des questionnaires sont effectivement développés par les compagnies. Chaque compagnie développe son propre questionnaire en fonction de son appréhension des risques. Il n’y a pas vraiment de questionnaire-type. En revanche, il y a des questions récurrentes et des questionnaires plutôt développés par typologie d’activité. Nous n’allons pas demander la même chose à un industriel qui exploite un site classé en Seveso qu’à une grande surface qui dispose néanmoins d’une station-service.

Nous complétons notre analyse avec ce que l’on peut trouver dans les arrêtés préfectoraux ou des bases d’informations issues de différents ministères. Lorsque nous avons des doutes, nous posons des questions complémentaires à nos assurés. Par exemple, quand nous voyons sur des arrêtés préfectoraux, des mises en demeure du fait de certaines installations qui seraient non conformes ou qui devraient être améliorées, nous posons des questions pour savoir ce qui a été fait, ce qui pourrait être fait et ce qui sera fait.

Si l’assureur a un doute, il peut demander l’accord de l’assuré pour réaliser une visite de risque. C’est plus vrai sur des contrats dommages incendie, mon collègue pourra en témoigner, que sur des contrats dédiés à l’environnement. Cette visite n’a absolument pas vocation à se substituer à celle qui pourrait être faite par la DREAL.

 Mais elle s’inscrit plus dans un processus d’amélioration de la qualité du risque, pour faire évoluer la qualité du risque que nous souhaitons assurer. C’est bénéfique pour nous, assureurs, parce que si le risque est meilleur, celui que nous prenons est moins important et c’est bénéfique pour l’assuré car cela peut permettre aussi parfois de réduire sa prime ou de trouver des capacités plus importantes en cas de survenue d’un événement.

C’est aussi au bon vouloir de l’exploitant de laisser rentrer chez lui une tierce personne pour voir ses installations, qui va lui donner un avis, des préconisations, qui va certainement vouloir avoir un suivi de ses préconisations. Un programme de prévention peut être mis en œuvre par les assureurs, généralement accompagnés par les courtiers d’assurance.

M. Damien Adam, rapporteur. Cela veut dire que vous vous appuyez principalement sur ce que les DREAL peuvent diffuser comme information et qu’il peut vous arriver, parfois, de faire venir un acteur extérieur pour le faire ?

Estimez-vous que la fiabilité de ce que diffuse la DREAL est assez bonne ?

M. Nicolas Dzubanowski. La première chose que nous observons, c’est que nous avons une sorte de disparité entre ces directions régionales sur les typologies d’informations que nous pouvons retrouver directement en ligne, sur les bases du ministère. Nous demandons donc souvent les arrêtés préfectoraux directement à l’exploitant. S’il a envie de s’assurer, nous travaillons de concert. Nous nous appuyons ensuite sur ces arrêtés pour poser les questions complémentaires. Généralement, ce que nous trouvons dans l’arrêté préfectoral permet de nous donner un très bon aperçu de l’activité de l’entreprise.

En revanche, cela ne nous donne quasiment aucun aperçu sur les deux autres points évoqués au début, qui sont la sensibilité de l’environnement ; l’arrêté préfectoral dit ce qu’il y a au sein de l’activité mais ni autour ni en dessous. Nous n’avons aucune information sur ces points, il faut donc poser des questions.

Sur les mesures de prévention et de protection qui iraient au-delà de ce qui est imposé par l’arrêté préfectoral, nous n’avons pas de réponse si on ne pose pas la question. Il faut aller plus loin que le simple arrêté préfectoral.

C’est pour cela que nous mettons en place des questionnaires.

M. Stéphane Penet. Nous avons parlé de la partie environnementale qui était la deuxième partie de la responsabilité. Sur la question de la prévention, Philippe pourrait en dire davantage sur la partie dommages et responsabilité civile liés à l’incendie.

M. Philippe Demeulle, responsable du pôle développement prévention d’Allianz France. Je suis à la direction prévention d’Allianz France.

De façon générale, nous n’avons pas d’ingénieurs prévention dans toutes les compagnies d’assurances mais uniquement dans les entreprises d’assurance très implantées dans le domaine industriel. Les équipes sont de taille extrêmement variable.

Dans ces compagnies, les équipes de prévention qui se sont développées sont d’abord et avant tout des équipes qui sont dédiées à faire de la visite « dommages aux biens ». Les visites qui sont réalisées le sont dans le cadre des contrats de dommages aux biens, c’est-à-dire que nous nous intéressons à l’incendie ou l’explosion qui sont les risques assurés dans ces contrats dommages aux biens.

Les ingénieurs sont d’abord et avant tout des généralistes. Leur métier est de pouvoir récupérer des informations plus fines quand ils vont sur le terrain, sur l’activité du client et les risques intrinsèques qui y sont associés, d’être capables de réaliser une analyse de risques sur place pour identifier si les risques d’incendie ou d’explosion sont faibles, moyens, élevés et si les mesures qui sont mises en place pour maîtriser les risques correspondants sont adaptées ou pas. Si elles ne sont pas adaptées, ils doivent émettre un certain nombre de recommandations pour essayer d’améliorer la maîtrise des risques correspondants.

C’est le métier de base des ingénieurs prévention des compagnies d’assurances. Dans les compagnies d’assurances, 90 % des ingénieurs en place sont dédiés à cette activité.

Les livrables des missions sont des rapports de visite qui décrivent l’activité des entreprises en question, avec le plan de prévention qui est destiné à nos clients, de façon à mettre le doigt sur les endroits où des améliorations doivent être apportées. C’est aussi une manière pour les compagnies d’assurances de vérifier quel est le sinistre maximum potentiel en dommages aux biens. C’est un élément essentiel en termes de souscription dommages aux biens, de savoir, en cas d’incendie ou d’explosion, quel est le maximum de dépenses que nous pouvons envisager.

Nous nous concentrons donc sur le dommage aux biens.

Quand nous sommes sur des sites importants, ces visites sont institutionnalisées depuis déjà au moins 25 ou 30 ans. Nos clients, nos intermédiaires, agents d’assurances ou courtiers en assurance, savent que les compagnies d’assurances ont un droit de regard sur la qualité des risques qui sont souscrits. Même si parfois c’est un peu compliqué de réussir à aller sur le terrain, on nous ouvre assez facilement les portes. Nous rapportons des informations destinées à la compagnie pour pouvoir donner le niveau de qualité du risque et voir s’il est nécessaire de mettre une pression plus forte sur notre client pour que des mesures de prévention préconisées soient mises en place. Si nous considérons que tout va bien, nous n’en parlons plus.

Si nous considérons que les mesures en place sont insuffisantes, cela peut avoir des conséquences sur une éventuelle résiliation des contrats correspondants, ce qui est d’ailleurs une crainte la plupart du temps, du côté des clients.

Notre objectif principal est de bien comprendre l’activité de nos clients, de leur amener du conseil de façon à ce qu’ils puissent améliorer la qualité de leurs risques et faire en sorte de pérenniser notre relation avec eux en faisant ce qu’il faut pour qu’ils soient correctement protégés par rapport à ces risques incendie ou explosion.

Sur la partie « responsabilité civile/environnement » évoquée par Nicolas, nous sommes sur de la revue documentaire.

Dans les compagnies d’assurances, la partie visite de risques sur place, sur des sujets autres que le dommage aux biens est extrêmement rare parce que les primes d’assurance que nous avons en dommages aux biens sont en général plus importantes que du côté de la partie responsabilité civile. Il est donc plus facile de justifier d’avoir des ingénieurs prévention en dommages aux biens qui se déplacent chez nos clients que du côté de la responsabilité civile.

Les missions « responsabilité civile » sont vraiment des missions très ponctuelles et très peu nombreuses, quelle que soit la compagnie.

Quand nous avons des collègues qui sont en train d’étudier des dossiers en responsabilité civile, nous pouvons avoir des ingénieurs qui sont spécialisés dans le domaine et qui vont aider à travailler sur cette revue documentaire, à récupérer les documents, à les analyser. Ponctuellement, nous pouvons récupérer également, du côté de la souscription responsabilité civile, les rapports de visite dommages aux biens quand ils ont été réalisés, parce que nous récupérons de la matière sur la nature de l’activité du client, la façon dont il est organisé, les éventuels certificats qu’il a pu obtenir pour maîtriser ces différents risques. Cela permet donc de compléter la base documentaire à destination de nos souscripteurs responsabilité civile.

Voilà comment cela fonctionne.

Des questions se posent souvent sur la façon de traiter des dossiers Seveso ou non. Les critères d’entrée pour une visite de risques en dommages aux biens ne sont pas ceux-là. Nous nous interrogeons sur les capitaux qui vont être assurés sur le site, plus les capitaux à assurer sont importants, plus on va avoir envie d’aller visiter le site pour voir quelle est la qualité du risque. Nous utilisons ensuite une autre clé d’entrée avec l’activité correspondante.

Autrefois, le traité des risques entreprise (TRE) existait au niveau de la Fédération et permettait de faire la tarification en dommages aux biens et en pertes d’exploitation. Il existe une codification par activité, plus ou moins dangereuse dans le domaine de l’incendie ou de l’explosion. Il est évident que nous allons aller en priorité visiter les activités les plus dangereuses.

M. le président Christophe Bouillon. J’ai une question concernant les garanties financières. Qui en fixe le montant ? Y a-t-il un ratio, est-ce consécutif à l’analyse qui est faite ?

Qui s’assure que ces garanties financières sont bien provisionnées ou en tout cas engagées ?

M. David Besse, juriste au sein du département « Caution » de l’entreprise Altradius. Au niveau des garanties financières, c’est l’arrêté préfectoral qui détermine le montant.

Je suis aussi dans une compagnie d’assurances mais à la différence de mes collègues, le contrat que nous passons avec l’exploitant n’est pas un contrat d’assurance. Il s’agit de couvrir le risque financier que Stéphane Penet évoquait. Le risque financier n’ayant pas le caractère aléatoire que l’on peut trouver dans un contrat d’assurance, nous sommes allés sur d’autres outils juridiques que sont le cautionnement, la garantie à première demande.

Les garanties prévues par le Code de l’environnement viennent apporter de l’argent frais dans la situation d’urgence, pour la mise en sécurité du site et la surveillance.

Comme nos collègues assureurs, le document le plus important pour nous est l’arrêté préfectoral. Nous en avons besoin pour émettre la caution et nous intervenons auprès de l’exploitant, plus en analyse financière et économique, afin de déterminer si nous avons appétence ou pas pour couvrir le montant indiqué par le préfet.

Comme le prévoit la réglementation, nous ne venons pas indemniser un préjudice, nous sommes en business to business, et nos interlocuteurs sont les DREAL, avec une certaine disparité d’une DREAL à l’autre, sur le mode de fonctionnement, toujours en collaboration, mais parfois avec des difficultés pour obtenir l’arrêté préfectoral avant d’émettre la caution, alors que le montant de la caution doit être fixé par l’arrêté préfectoral.

L’exploitant souhaite mettre son activité en marche le plus vite possible. Mais tant qu’il n’a pas sa caution, nous ne pouvons pas le faire. Nous éprouvons parfois quelques difficultés à obtenir rapidement et de façon fluide les informations des DREAL.

Mme Annie Vidal. J’aimerais avoir une précision un peu concrète sur la situation de Lubrizol à Rouen, au regard de l’arrêté préfectoral sur la mise sous séquestre des productions agricoles. À ce jour, des indemnisations ont été versées. En ce qui concerne les produits laitiers, ce sont les coopératives laitières qui ont finalement rémunéré le lait, comme s’il avait été collecté. Pour le reste des pertes en production, des dossiers d’indemnisation ont été déposés en préfecture et certains commencent à être indemnisés sur un certain nombre de fonds qui ont été mobilisés.

Cela s’est fait dans le cadre d’une réponse à une situation d’urgence avant que les responsabilités soient clairement établies.

J’aimerais savoir ce qui se passera si la responsabilité de l’une ou l’autre des usines concernées est engagée ou pas. Que se passera-t-il pour celles et ceux qui ont déjà été indemnisés et qui attendent ? À ce jour, je n’ai pas vu passer de montant d’indemnisation maximum, au regard des pertes subies. Quelle va être la procédure ?

M. Damien Adam, rapporteur. J’ai bien compris que, dans le cadre de l’établissement de vos contrats, vous regardez, contrairement aux DREAL, l’environnement dans lequel est l’entreprise.

Cela me fait penser à un point qui ressort de la situation vécue à Rouen, car Normandie Logistique, qui est le site attenant classé ICPE, mais pas classé Seveso. Il stockait des produits dangereux, qui venaient notamment de chez Lubrizol. Pourtant la DREAL n’avait jamais contrôlé ce site-là, puisqu’il n’était pas un site Seveso.

Ne pensez-vous pas qu’il serait intéressant d’intégrer dans la réglementation des visites des DREAL, l’environnement immédiat des sites Seveso, quand les sites adjacents sont aussi des sites industriels ou de stockage de produits.

M. Nicolas Dzubanowski. Effectivement, c’est un vrai sujet.

Quand nous sommes face à un industriel implanté dans une zone industrielle, avec des voisins qui sont aussi des industriels, c’est vrai que nous, assureurs « environnement », tenons compte de ce facteur. Nous le regardons d’autant plus que, bien souvent dans nos contrats, nous apportons des garanties complémentaires de pollutions subies, où nous donnons une garantie pour décontaminer le site de notre assuré, quand bien même il ne serait pas responsable de la pollution et que la pollution viendrait d’ailleurs.

Bien souvent, cela peut être une avance sur recours, une fois qu’on a trouvé le responsable, mais c’est vrai que nous, assureurs, sommes tenus, du fait de la délivrance de cette garantie, de regarder ce qui se fait autour, en termes d’activité.

La plupart du temps, nous n’avons pas l’information.

Quand c’est une industrie qui est classée Seveso ou qui est une ICPE et se trouve collée au site de notre assuré, nous pouvons aller voir sur le site du ministère si l’arrêté préfectoral est en ligne, cela nous donne une idée de l’activité développée. Mais parfois nous ne trouvons pas cette information et nous ne pouvons pas demander à notre assuré ce que fait son voisin, il n’en sait rien.

Fréquemment, dans le cadre de ces garanties ou de ces risques identifiés, nous n’avons pas la réponse. En tant qu’assureur d’un exploitant « X », nous ne pouvons pas demander d’aller contrôler l’activité de l’industriel « Y ». Effectivement, la piste d’élargissement du périmètre de la DREAL aux industries voisines fait sens pour nous, assureurs.

M. le président Christophe Bouillon. Nous pouvons considérer que ce que vous dites est une forme de retour d’expérience par rapport à l’évènement vécu. En tant que Fédération, quand on vit un événement de cette nature, faites-vous, comme d’autres fédérations et d’autres acteurs, une sorte de retour d’expérience et peut-être une contribution ou des propositions pour essayer d’améliorer les dispositifs ou les procédures, à l’image de ce que nous venons juste d’évoquer ?

Avez-vous dans le viseur des prochaines semaines ou des prochains mois, l’idée de tirer vous-même les enseignements d’un accident de cette nature, sachant que le risque technologique est dominant dans une société comme la nôtre, aujourd’hui ?

M. Stéphane Penet. Nous faisons des retours d’expérience sur un certain nombre de sinistres.

Nous le faisons quasi systématiquement sur les événements naturels. Nous l’avons fait sur des gros événements industriels de type AZF, à plusieurs reprises avec une vue à plusieurs années.

Pour l’instant, nous n’en avons pas fait sur Lubrizol mais il est encore un peu tôt pour le faire. En général, nous profitons de l’anniversaire de l’accident parce que nous savons qu’au bout d’un an, nous avons une vision plus globale. Nous sommes souvent sollicités à ce moment-là. Il est donc toujours bon d’avoir les éléments.

Pour les propositions que nous faisons ensuite, nous les faisons à partir du moment où nous constatons une demande collective de nos adhérents pour faire évoluer les lignes.

Nous n’en avons pour l’instant pas eu l’occasion sur la partie risques industriels. Nous l’avons eue, en revanche, sur les événements naturels et nous avons fait des propositions que nous avons rendues publiques, sur des améliorations que nous souhaitions, à la fois sur un régime encadré, celui des Cat Nat et sur les mesures de prévention qui nous paraissaient insuffisantes au niveau des réglementations et législations existantes.

Je voudrais quand même parler des victimes.

En ce qui concerne les victimes directes de l’accident, les personnes sont indemnisées en fonction des contrats dont elles disposent. Nous sommes parfois sollicités pour tirer vers le haut les indemnisations. Je vous donne un exemple très concret sur Lubrizol. Certains vieux contrats d’assurance ne couvraient pas les dommages causés par les fumées, parce que c’était des contrats souscrits il y a 15 ou 20 ans et qui n’avaient pas été renouvelés depuis. Nous avons décidé, entre assureurs, que quelles que soient les clauses du contrat, nous indemniserions les personnes qui auraient subi des dommages de fumées quand bien même cela ne figurait pas dans le contrat. Ce sont des mesures que nous pouvons prendre au niveau fédéral.

En ce qui concerne les exploitants agricoles, nous n’avons pas, aujourd’hui sur le marché, de contrats d’assurance couvrant les exploitations agricoles contre les dommages environnementaux. S’il n’y en a pas, c’est parce que la technique assurantielle n’est aujourd’hui pas suffisante du côté des assureurs agricoles, mais aussi parce que le rapport entre le coût de ce que représenterait cette assurance et la capacité des agriculteurs à pouvoir s’assurer ne paraît pas aujourd’hui suffisant. De plus, la profession agricole s’est organisée pour avoir son propre fonds d’indemnisation sur le sujet.

Concernant les interdictions qui ont été faites sur les productions de lait, nous avons su par la presse que l’entreprise avait décidé de venir en aide à ces agriculteurs. Je n’ai absolument aucune information sur la façon dont les choses se sont passées. À partir du moment où une responsabilité sera reconnue, il faudra voir comment s’agencent ce qui a été versé et ce qui serait dû définitivement.

Je pense que la préoccupation majeure du préfet était de faire en sorte, d’une part, qu’il n’y ait pas de diffusion de la contamination à travers la production de lait et, d’autre part, que ces exploitants ne souffrent pas trop de cette interdiction à court terme. Je pense que c’est l’accord qui a été trouvé avec l’entreprise.

Je voudrais apporter une dernière précision. Il existe aussi une catégorie de contrat qui peut jouer, ce sont les contrats de protection juridique. Vous parliez tout à l’heure de la capacité des personnes à faire valoir leurs droits, les assureurs développent aujourd’hui des garanties dites « de protection juridique », qui sont justement là pour aider leurs assurés à faire valoir leurs droits, en défense ou en attaque.

Si des assurés sont amenés à demander une indemnisation directe au responsable, cela ne se fait pas comme cela, mais selon des règles et des processus. Les contrats de protection juridique offrent des aides et des conseils qui permettent d’accompagner les assurés dans leurs démarches pour faire valoir leurs droits auprès du responsable.

Au niveau de la Fédération, les assureurs sont très prescripteurs en matière de prévention et de protection. Je voulais juste que Flora nous dise deux mots sur ce qui est fait au niveau fédéral en la matière, parce qu’indépendamment de ce que fait chaque assureur, nous essayons aussi au niveau de notre Fédération de faire avancer les techniques et les technologies de prévention et de protection.

Mme Flora Guillier, chargée de mission du département assurance entreprises. Au niveau de la Fédération, nous disposons d’une instance qui a vocation à réunir l’ensemble des ingénieurs prévention, puisqu’au sein de chaque compagnie, chacun va avoir des visites de risques et de site. L’objectif est de pouvoir capitaliser au niveau fédéral et de partager toutes ces connaissances, que ce soit sur des nouvelles activités, des nouveaux risques ou autres. La vocation de cette instance est de capitaliser tous ensemble. Sur certains types de protection, certaines activités pour lesquels nous ne disposons pas de suffisamment de connaissances pour savoir quelles mesures de prévention pourraient être préconisées, nous disposons d’un budget que nous mobilisons en faisant appel à des prestataires extérieurs pour pouvoir tester et vérifier l’efficacité de mesures.

Le Centre national de prévention et de protection (CNPP) est un partenaire très proche de la FFA sur ce type d’expérimentation. Nous réalisons des essais sur des protections sprinklers ou autres. Nous essayons au maximum de pouvoir accompagner au mieux.

Derrière, de façon d’autant plus forte, nous participons, notamment avec CNPP qui a à charge leur réalisation, à l’élaboration de référentiels sur les protections de type extinction automatique à eau, de détection, etc. Nous pouvons même parfois demander la mise en place de référentiels qui se font avec le CNPP, des représentants des assureurs, des représentants des exploitants et les pouvoirs publics qui sont aussi membres de ces différents comités.

Ce n’est pas simplement une affaire de chaque assureur, nous essayons au maximum de capitaliser tous ensemble sur les mesures de prévention et de protection.

M. le président Christophe Bouillon. Dans ce domaine, avez-vous un sentiment de lâcher-prise ou, au contraire, l’ensemble des industriels a toujours pour souci la sûreté et la sécurité ?

Quand nous regardons les chiffres qui émanent du BARPI sur les nombres d’accidents industriels, nous avons le sentiment qu’ils vont en augmentant, même s’il faut sans doute détailler ce que l’on entend par accident industriel.

Quoi qu’il en soit, est-ce la résultante d’une sorte de lâcher-prise de la part des industriels ou, au contraire, cela appelle-t-il encore plus de vigilance et d’échanges d’expériences pour faire en sorte de s’appuyer sur ce qui se fait de mieux chez les uns pour essayer d’entraîner les autres à atteindre le même niveau d’exigence ?

Mme Flora Guillier. Je ne pense pas qu’il existe une non-volonté des exploitants de se protéger. Comme le disait Nicolas, le fait de mettre en place des mesures de prévention et de protection constitue un apport bénéfique.

Nous avons malgré tout aujourd’hui une évolution du secteur industriel avec des nouvelles activités, des nouveaux process qui demandent un temps d’adaptation face à une évolution du risque ou à de nouveaux risques qui sont à prendre en compte.

Il faut prendre le temps de trouver les mesures de prévention et de protection adaptées. Ce sont tous les enjeux des échanges avec les exploitants puisqu’eux, de leur côté, ont aussi à concilier les enjeux du bénéfice de leur activité au regard des risques qu’ils peuvent développer.

Il est vrai que l’on constate une recrudescence de sinistres ou autres, mais on observe aussi une évolution très forte du marché que nous cherchons au mieux à accompagner, avec les exploitants industriels.

M. Stéphane Penet. Je vais revenir sur votre question concernant notre ressenti sur une augmentation des fréquences.

Globalement, sur les incendies, nous n’avons pas perçu d’augmentations sensibles.

Nous les avons cependant constatées sur les incendies importants. Nous avons effectivement une tendance à la hausse de ce type d’incendie. Comme l’a dit Flora, certaines évolutions technologiques font que les processus industriels évoluent, eux aussi, assez rapidement y compris en ce qui concerne la taille des bâtiments. Nous avons aujourd’hui des tailles de bâtiments qui sont parfois assez gigantesques et pour lesquelles les méthodes traditionnelles de lutte contre l’incendie ne sont plus forcément adaptées. Nous sommes en permanence en recherche pour adapter les moyens de prévention et de protection à cette évolution permanente de l’appareil productif en France.

M. le président Christophe Bouillon. Mesdames, Messieurs, nous vous remercions pour votre contribution. Si vous avez, d’ici les prochains jours, d’autres éléments ou contributions à apporter, n’hésitez pas à le faire.

Laudition sachève à quinze heures vingt.

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32.   Audition, ouverte à la presse, de M. Alain Thirion, préfet, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises

(Séance du mercredi 8 janvier 2020)

L’audition débute à quinze heures trente.

M. le président Christophe Bouillon. Je vous propose de poursuivre nos auditions dans le cadre de la mission d’information sur l’incendie de Lubrizol Normandie Logistique à Rouen, mission qui nous a été confiée par la Conférence des Présidents, et qui nous permet, au fil des auditions, de tirer des enseignements et de faire un retour d’expérience à la suite de cet évènement majeur.

Aujourd’hui, nous auditionnons Monsieur le préfet Alain Thirion, qui est le directeur général de la Sécurité civile et de la gestion des crises et qui est accompagné de membres de son équipe.

Ma première question porte sur le code de sécurité intérieure qui prévoit différentes autorités concrètement responsables d’un côté de l’alerte et des autorités de déclenchement. Selon vous, cette pluralité et, souvent, le chevauchement même de leurs compétences, ne risquent-ils pas d’aboutir à une dilution des responsabilités qui pourrait – c’est là où le risque se niche – créer une forme d’inertie ? Cette façon dont nous organisons la gestion de crise vous semble-t-elle opportune aujourd’hui ?

Ma deuxième question concerne plus particulièrement les autorités de déclenchement qui ont le libre choix des moyens d’alerte et d’information. L’obligation de résultat et non de moyens qui prévaut en la matière vous semble-t-elle pertinente aujourd’hui ? Faudrait-il au contraire prévoir des consignes très claires et l’organisation d’un protocole strict qui viserait à faire respecter par les autorités de déclenchement les moyens qu’elles pourraient utiliser à cette fin ?

Enfin, nous avons beaucoup parlé du camion NRBC (Nucléaire, Radiologique, Biologique, Chimique) qui a été dépêché de Nogent-le-Rotrou, une unité de la Sécurité civile placée, Monsieur le préfet, sous votre autorité. On nous a rapporté quelques défaillances sur la capacité de mesure de ce camion. Il est dépêché au moment même de l’évènement et les mesures qu’il doit faire sont essentielles, à la fois pour prendre les bonnes décisions et pour agir en connaissance de cause, notamment sur la question de l’analyse chimique. Pourriez-vous nous éclaircir sur ce point en infirmant ou confirmant ce que l’on a pu nous dire à ce propos ? Il est important d’aller jusqu’au bout de cette analyse, d’autant plus que l’on nous dit qu’un autre camion qui serait basé près d’Aix-en-Provence était plus opérationnel. Qu’est-ce qui détermine le choix ? Est-ce la distance ? Ce type de camions fait l’objet de vérifications permanentes, selon une logique de maintenance. Ce point a été relevé à plusieurs reprises lors de différentes auditions.

M. Damien Adam, rapporteur. Nous connaissons tous l’existence des sirènes qui sonnent les mercredis midis au début de chaque mois, mais peut-être est-il temps de réfléchir aux modalités d’alerte de la population et à une mise à jour de ces solutions. Avez‑vous des propositions, au-delà du sujet du cell broadcast qui a beaucoup animé nos réflexions depuis l’incendie de Lubrizol ? Une directive européenne nous oblige d’ici à 2022 à utiliser des techniques pour prévenir la population en cas d’incident. Monsieur le ministre de l’Intérieur, lorsque nous l’avons auditionné au mois de décembre, ne semblait pas encore au bout de sa réflexion sur le choix que nous devons faire en tant qu’État, sur le fait que le cell broadcast soit la solution privilégiée par l’État français. Quel est le coût éventuel de ce dispositif ? Tout le monde dit que c’est assez onéreux, mais personne ne nous a donné à ce stade une somme précise.

Il y a quelques années, l’application Système d’alerte et d’information des populations (SAIP) était mise en place. Elle avait vocation à être téléchargée par l’ensemble des citoyens et était censée les prévenir en cas d’alerte attentats ou autres. Pourtant, à chaque fois que des attentats ont eu lieu, elle ne semblait pas fonctionner correctement. Pourriez-vous nous faire un point d’étape sur la modernisation de ce système d’alerte ? Quelles sont les prochaines étapes ? Quels sont les manques identifiés ? Selon un rapport du sénateur Vogel réalisé en 2017, 78 % des sommes allouées au service SAIP concernaient la partie sirène, qui correspondait à un budget de 80 millions d’euros.

Enfin, l’un des grands éléments qui ressort de cette problématique d’incendie à Rouen est celui de la culture du risque des Français, notamment ceux qui se trouvent près des sites industriels, sur les risques qui sont sur leur territoire et à proximité. Auriez-vous des propositions, des recommandations et des suggestions pour améliorer cette situation ?

M. le Préfet Alain Thirion, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises. Comme l’avait indiqué Monsieur le ministre de l’Intérieur, après des accidents, des évènements de ce type, une mission de retour d’expérience (RETEX), d’évaluation, est régulièrement mise en place. Cette mission a été lancée. Elle concerne le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) du ministère de la Transition écologique et solidaire (MTES) ainsi que l’Inspection générale de l’administration (IGA) et doit nous permettre de nous améliorer sur notre manière de prendre en compte tous les volets de la crise.

La direction générale de la sécurité civile ne s’occupe que de sécurité civile. Le dossier Lubrizol présente plusieurs aspects qui dépassent largement ce cadre. La direction générale a en fait une double mission : une mission de prévention et de préparation pour réduire les risques (naturels ou industriels) qui passe par la mise au point d’un certain nombre de plans et d’exercices. Nous mettons en place, par exemple, des plans triennaux d’exercices destinés à faire en sorte que nous nous mettions en position et que nous nous préparions. Cela participe au développement et à la valorisation d’une culture du risque. Pour ce site, le plan triennal concernant les différents exercices a été validé au cours de l’année 2019. Il comprend un volet qui porte sur le risque industriel, justement parce que dans les préfectures, dans les services de l’État, sous l’autorité des préfets, avoir une bonne connaissance du risque passe aussi par la mise en situation, et ce n’est pas un hasard. Le chiffre a été donné par le préfet de département : dans un département comme la Seine-Maritime, qui est très exposé, en moyenne, entre sept et huit exercices sont organisés tout au long de l’année, ce qui n’est pas rien.

Si notre première mission est de prévenir et de préparer, notre deuxième mission consiste à gérer la crise et donc le risque. Cela passe par le souci de la détermination d’un certain nombre de périmètres, la mobilisation d’un certain nombre de moyens (locaux, zonaux et nationaux) et nécessite une bonne articulation. Il faut également « traiter la crise », faire en sorte de régler le danger, l’évènement, et assurer la protection de la population. En fait, ce sont deux choses un peu différentes.

Il faut d’abord traiter cet incendie puis assurer la protection de la population, l’alerter, la sensibiliser et faire en sorte que l’information passe par une partie de la population qui parfois n’est pas exposée, mais qui se pose un certain nombre de questions. Nous sommes dans une société qui, par sa rapidité à sortir de l’information, peut générer aussi des risques, dont celui de la panique, ce qu’il faut prendre en compte. Bien entendu, la direction générale de la sécurité civile ne gère pas en direct l’ensemble de ces crises. Elle travaille en liaison très étroite avec les acteurs locaux, principalement les préfets, et avec les services départementaux d’incendie et de secours (SDIS) qui sont en général les premiers soldats à être confrontés aux évènements.

Sur le contenu et le mode opératoire, c’est le dispositif « organisation de la réponse de sécurité civile » (ORSEC) classique qui est mobilisé, qui fonctionne, qui a été d’ailleurs actionné, et ce sont trois outils principaux : le plan particulier d’intervention (PPI), qui renvoie d’ailleurs au plan d’opération interne (POI) de l’entreprise, et les plans communaux de sauvegarde. Il doit y avoir une articulation entre l’ensemble de ces outils. Cela renvoie au dispositif général, notamment aux dispositions de l’article L. 742-2 du Code de la sécurité civile. Objectivement, le dispositif tel qu’il est prévu fonctionne plutôt bien. Dans certaines circonstances, un chevauchement aurait peut-être pu se produire. Peut-être des interrogations auraient-elles pu intervenir. En l’occurrence, cela n’a pas été le cas. L’appréciation faite par le directeur départemental du service d’incendie et de secours, puis par le préfet, est que la coordination avec les autorités municipales s’est faite assez naturellement. Je le précise, car ce n’est pas le cas partout. Je n’ai pas senti de doutes sur qui fait quoi et à quel moment il fallait faire intervenir l’un ou l’autre. D’abord le POI est enclenché, puis nous sommes arrivés au niveau du PPI assez naturellement. Le plan ORSEC a été actionné par le préfet. Les éléments se sont finalement « emboîtés » assez facilement, ce qui prouve que les professionnels sur le terrain, auxquels je tiens ici à rendre hommage, ont une très bonne connaissance de la réalité des risques et que nous sommes dans un département où la connaissance et la pratique de ces risques sont une réalité. Ce n’est pas forcément le cas partout. Les exercices qui ont lieu régulièrement – au cours de l’année 2019, il y en avait déjà eu dans les départements – ont montré qu’ils étaient prêts à faire face à cette situation.

L’évènement est à la fois classique et exceptionnel : classique, parce que c’est un feu d’hydrocarbures ; il peut s’en produire un peu partout. Nous en avons eu d’ailleurs il y a trois semaines, au cours du mois de décembre. On ne peut pas dire que la nature de l’évènement est exceptionnelle. En revanche, c’est un feu d’hydrocarbure de grande ampleur sur un site Seveso en milieu urbain. Ces éléments sont extrêmement importants parce que la proximité de la ville de Rouen et le fait que nous aurions pu avoir un certain nombre de dérapages importants (des explosions, des extensions, des phénomènes de souffle) montrent que globalement, les actions qui ont été conduites sur le terrain ont été de nature à répondre à ce qui s’est passé, même si l’origine de l’incendie n’a pas encore été déterminée. L’enquête judiciaire le déterminera.

L’action qui a été conduite, décidée par le préfet sur la base d’une analyse qui a été faite par le directeur du SDIS, a été finalement assez claire. Il fallait contenir, maîtriser, traiter. Il s’agit de la gestion de l’évènement. Lorsque l’on dit « contenir », cela signifie ni extension (cinq installations classées pour la protection de l’environnement / ICPE) sont implantées juste à côté du site de Lubrizol) ni explosion (la population n’est pas loin) ni souffle (qui aurait pu poser un certain nombre de difficultés). Contenir ce phénomène hors normes – nous avons eu des chaleurs extrêmement élevées et des flammes très importantes – les acteurs locaux y sont arrivés dans un temps court. Cela démarre entre 2 heures et 3 heures. À 10 h 30, le phénomène est contenu. À 13 heures, il est maîtrisé et ne s’étend plus. À partir de 15 heures, nous pouvons considérer qu’il est traité, c’est-à-dire que les trois risques principaux liés à la nature de l’évènement (risque d’explosion, risque thermique et risque toxique) sont pris en compte, même si concernant le risque toxique, un certain nombre de questions a été posé sur la nature du nuage, son importance, son contenu et les dangers par rapport à la population.

Ce risque est, en partie, nourri par une réalité qui a duré plusieurs jours : les odeurs. Celles-ci ont été persistantes. La population a été inquiète et forcément, elle s’est demandé si les informations qui lui étaient données correspondaient bien à la réalité du risque. Les analyses effectuées par la cellule mobile d’intervention chimique (CMIC), puis par le véhicule de détection, d’identification et de prélèvement (VDIP), ont permis de répondre au préfet dans la journée et de lui indiquer qu’il n’y avait pas de toxicité aiguë sur la base de ce fameux nuage, que se trouvait à peu près à 200 mètres d’altitude et s’étendait sur près d’une vingtaine de kilomètres.

Concernant ce VDIP, trois outils ont été utilisés pour analyser la nature des produits, vérifier leur conformité avec la nature de l’établissement et ce qui a été déclaré dans le cadre de l’installation classée, et les éléments de toxicité. La CMIC est un instrument local utilisé par le SDIS et qui a commencé à faire un certain nombre d’analyses. Il est apparu rapidement qu’il était nécessaire d’apporter des moyens supplémentaires et un outil permettant d’amener une analyse complémentaire. C’est la raison pour laquelle nous avons fait appel à un VDIP, complété ensuite par un outil du laboratoire central de la préfecture de police qui a été apporté par hélicoptère pour confirmer les analyses qui ont été faites. Nous avions procédé rapidement à un certain nombre d’analyses et, pour en confirmer le contenu, nous avons jugé qu’il était mieux de ne pas prendre de risque et d’avoir un complément par l’intermédiaire des analyses du laboratoire central. Les VDIP, vous en avez dans toutes les formations militaires de la sécurité civile (FORMISC), qui sont sur trois sites : Brignoles, Nogent-le-Rotrou et le site corse. Dans ce cadre-là, chacun a un VDIP. Les trois outils sont les mêmes. Nous avons pensé qu’il était plus judicieux d’utiliser celui de Nogent-le-Rotrou et de le faire venir le plus vite possible. Il est arrivé d’ailleurs dans un délai assez court, vers 10 heures 30.

M. Jean-Bernard Bobin, Chef du service de la planification et de la gestion des crises. Nous l’avons déclenché à 6 heures.

M. Alain Thirion. Un élément essentiel de réponse et d’efficience en matière de sécurité civile est la notion de réponse capacitaire ; cela a été évoqué par le directeur départemental des services d’incendie et de secours. Les moyens du département face à un incendie de cette importance ne sont pas suffisants. Il y avait besoin de renfort. La coordination qui s’est faite au niveau zonal, puis l’apport des moyens nationaux par l’intermédiaire du centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (COGIC), auront permis une bonne articulation et de mobiliser des moyens totalement considérables. Jusqu’à 16 kilomètres de réseaux ont été mis en place. Plutôt que d’être dans une logique d’attaque d’incendie qui aurait été extrêmement compliquée au regard de sa nature, nous avons d’abord circonscrit l’incendie, puis nous avons mis en place un système de « Top mousse ». C’est la serpillière humide que vous utilisez quand vous avez une casserole qui s’enflamme sur votre cuisinière. Vous mettez en place un dispositif puis vous faites intervenir le « dispositif top mousse » et cela fait à la fois éteindre l’incendie et réduire la température, car il existe un risque thermique. C’est ce qui a été utilisé et qui a fonctionné.

En termes de moyens, le renfort des autres SDIS a été particulièrement utile, comme l’ont été les moyens en émulseur. On a évoqué le déficit en eau. Nous n’avons jamais manqué d’eau. Mais la demande en eau était telle que nous étions au-delà de la capacité du réseau. En émulseurs en revanche, alors que les moyens ont été totalement considérables, il n’y a jamais eu de rupture, parce que les SDIS et les moyens nationaux sont intervenus pour répondre aux besoins.

S’il n’y avait pas eu cette réponse capacitaire complémentaire, nous n’aurions pas été en mesure de faire ce choix tactique qui a été efficace puisqu’il n’y a pas eu de mort, de panique, de blessé, d’explosion, ou d’immeuble détruit. Vous qui connaissez bien les lieux puisque vous êtes allés sur place, nous aurions pu avoir tout cela. Si nous prenons des exemples passés, sans parler d’AZF ou de ce qu’il s’est passé à Sandoz dans les années 1980, certains phénomènes industriels en matière de sécurité civile ont donné lieu à des catastrophes extrêmement importantes.

Au sujet de la coordination, le préfet est en poste à partir de 3 heures. Nous sommes complètement dans la boucle à partir de 5 heures. La première information du COGIC intervient à 3 heures 15, quasiment 20 minutes après l’installation et la mise en place des sapeurs-pompiers. Les premiers moyens, c’est-à-dire l’envoi du VDIP, sont décidés à 5 heures 45, 20 minutes après que j’ai été alerté. L’activation du PPI, c’est-à-dire le moment où l’on sort du cadre du POI de l’établissement, intervient à 5 heures 30, donc quasiment au même moment.

Cette articulation est très utile parce qu’elle démontre bien les trois fonctions fondamentales du niveau national par rapport au niveau local. C’est une mission d’expertise. Plusieurs analyses et expertises ont été faites : l’analyse de Météo France (le nuage, comment il évolue, quelle est son importance, quelle est sa hauteur), et le volet santé, ce sont l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS) et l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) qui ont porté ces éléments. Ce sont des appuis nationaux qui se sont mobilisés quasiment à partir de 5 heures ou 6 heures du matin.

Au-delà de l’expertise, il convient d’évoquer les deux fonctions suivantes :

-          la fonction soutien, avec les moyens complémentaires qui sont mobilisés. On ne peut pas mettre tous les moyens partout dans tous les départements. Il doit y avoir une logique de poupées russes et une montée en puissance de l’ensemble de ces moyens. C’est exactement ce qu’il s’est passé.

-          la fonction d’appui, c’est-à-dire avec la zone et le préfet de département. Il doit y avoir de la coordination pour que l’on ait les bonnes réponses au bon moment concernant la sécurité civile.

Ceci étant dit, nous nous sommes posé des questions sur certains dispositifs. C’est particulièrement le cas de la problématique de l’alerte et de celle de l’information. Je les distingue parce que ce sont deux éléments différents et parce que cela concerne deux publics différents. Nous devons alerter les maires et la population concernée. Nous devons également informer les maires et la population concernée, y compris ceux qui sont dans un rayon un peu plus large. Le préfet a expliqué comment il avait procédé. En ce qui concerne les maires, cela a d’abord été une série de coups de téléphone sur le premier périmètre qui a été établi, puis dans un deuxième temps, il a utilisé le dispositif départemental de Gestion de l’alerte locale automatisée (GALA), qui est un moyen technique intéressant, pour prévenir l’ensemble des maires du département. Il y a pu y avoir une incompréhension sur le fait que nous n’avons pas utilisé le même type d’information pour les uns ou pour les autres, mais globalement, les informations qui ont été données par les conférences de presse, par les tweets, par les communiqués de presse, auraient dû permettre d’avoir une information relativement complète. En même temps, le système n’est pas complètement satisfaisant parce que le dispositif GALA doit être capable de donner des informations plus précises. Peut-être faut-il que nous formalisions le processus et la procédure. Un travail doit être accompli au niveau de cet outil.

En ce qui concerne la communication, la désinformation ou la mauvaise information, ce qu’il s’est passé au niveau des réseaux sociaux doit nous interroger sur la manière avec laquelle nous devons informer la population.

L’information a eu lieu. Le préfet y a passé du temps et a utilisé différents outils. Il n’y a pas eu de panique, mais cela n’a pas rassuré la population, qui s’est posé un certain nombre de questions.

Il faut que nous soyons plus performants sur ces questions. Nous sommes donc en train d’y réfléchir. Au niveau de la Sécurité civile, nous formalisons une pratique que nous avions commencé à développer sur d’autres sites, notamment dans le cadre des risques naturels, qui est l’association avec les volontaires internationaux en soutien aux opérations virtuelles (VISOV). Ils suivent les réseaux sociaux, ce qui permet d’avoir une cartographie des appels dans le cadre des réseaux sociaux, en quelque sorte, une cartographie des interrogations. On peut même avoir une cartographie des types de questions qui sont posées. Peut-être faut-il que nous ayons des outils de réponses qui soient mieux utilisés, mieux adaptés. Au regard des nombreuses questions pratico-pratiques qui ont été posées, il ne faut pas hésiter à mettre en place des foires aux questions qui permettent de répondre pratiquement aux questions qui se posent. C’est un travail de fond sur lequel nous pouvons avancer. C’est une piste. Une mission d’inspection va être menée. Par conséquent, peut-être d’autres solutions entreront-elles dans ce cadre. Mais d’une manière générale, la communication est devenue un outil de gestion de la crise. Il faut complètement l’intégrer à la nature des communications et des informations qui circulent, y compris celles qui sont mal intentionnées. Nous avons vu par exemple circuler des photos d’animaux qui ne correspondaient absolument pas à ce qu’il s’était passé ! Manifestement, un travail doit être effectué à ce niveau.

Au sujet de l’alerte, je ne reviens pas sur le débat que vous avez eu sur le fait de savoir s’il fallait utiliser les sirènes, si le préfet a bien fait de les utiliser après. Le fait de se dire : « J’utilise les sirènes parce qu’on va me faire le reproche de ne pas le faire, et je le fais à 8 heures parce qu’avant, le réflexe de la population sera de sortir, alors que le message qui est lié à la sirène est de rester à l’abri et d’écouter la radio », je le comprends parfaitement. Si j’avais été à la place de mon collègue, j’aurais peut-être réagi de la même manière, d’autant que les messages qui sont liés aux sirènes peuvent être contradictoires. En ce qui concerne les barrages hydrauliques, si la sirène fonctionne, cela veut dire qu’il faut partir. Là encore, un travail doit être effectué autour des sirènes. J’ai bien en tête que ce n’est pas forcément un outil extrêmement moderne, mais en certaines circonstances, cela peut s’avérer utile, parce que cela a au moins le mérite d’exister. Je suis convaincu qu’il faut avoir une multiplicité des canaux. Le maintien du dispositif des sirènes, qui est équipé dans plus de 80 % du territoire aujourd’hui, donne plutôt satisfaction.

Il n’y a pas très longtemps, nous avons connu des phénomènes de risques naturels assez sérieux, notamment dans le sud de la France. Nous avons utilisé les sirènes à Nice, ce qui était une première. Nous les avons même utilisées deux fois. La réaction vis-à-vis de la population a été très bonne. L’utilisation de l’outil d’alerte est à mettre en perspective avec la culture du risque, c’est-à-dire qu’il faut que nous ayons les outils qui soient adaptés à la réalité de notre culture.

Le cell broadcast service renvoie effectivement à la décision qui a été prise au niveau européen en 2018, sur laquelle nous travaillons. L’année dernière, avant même Lubrizol, nous avons lancé une étude qui doit nous permettre d’en évaluer les coûts. Nous n’avons pas d’évaluation extrêmement précise sur l’installation de ce dispositif, qui doit être faite par les opérateurs. Les premiers chiffres qui ont été donnés parlent de 11 à 12 millions d’euros, ce n’est pas rien. En termes d’investissement, il faut aussi que nous fassions un travail vis-à-vis des opérateurs, parce qu’un travail actif leur est demandé en actionnant sur les zones bien déterminées les personnes concernées. Après, il y a la nature du message que nous pourrions faire passer. Le cell broadcast a un avantage, celui d’offrir la possibilité d’envoyer un message alors que la sirène, soit vous l’entendez, soit vous ne l’entendez pas. Quand vous regardez votre téléphone, vous voyez le message. À la différence du SMS, vous pouvez aller jusqu’à 1 300 signes. Cela peut permettre de dire des choses assez précises, c’est un complément.

Mais je constate que tous les pays où des dispositifs similaires ont été mis en place (les États-Unis, la Hollande) n’ont pas abandonné les autres systèmes et notamment les sirènes. Il n’existe pas de système miracle. Il faut une pluralité de réponses. Nous ne pouvons pas avoir un système d’alerte qui soit déconnecté de la réalité et de la nature des risques.

Sur la culture du risque, je suis complètement d’accord avec vous. Un travail de fond doit être réalisé dans notre société, parce qu’elle ne sera jamais sans risque, que ce soit naturel ou industriel. Tout ce que nous pourrons faire pour sensibiliser la population sur la nature des risques sera précieux. Cela passe à la fois par la mise en place de dispositifs d’alerte et d’information, mais aussi par un travail au niveau des entreprises, parce que la culture du risque s’apprend aussi en entreprise, au niveau des salariés. Les entreprises qui font des efforts pour recruter des sapeurs-pompiers, y compris volontaires, ont une culture du risque souvent plus développée. Avoir des sapeurs-pompiers dans l’entreprise est un atout. Tout ce que nous pouvons faire au niveau de l’école, des épreuves de secourisme, des gestes qui sauvent, dans le prolongement d’ailleurs de l’engagement du Président de la République, doit nous permettre d’améliorer cela. Dans certains territoires, un travail se fait en la matière, la population est plus attentive que ce que l’on pense. On le voit par exemple dans le sud de la France avec les phénomènes d’inondation. Au Japon, il existe la « Journée japonaise » où tout le monde fait l’inventaire de l’ensemble des gestes, que ce soit dans l’école, dans l’entreprise ou ailleurs. Il faut se diriger vers ce type de culture.

Avec le réchauffement climatique, les risques naturels sont encore plus élevés, plus intenses, plus fréquents et plus violents que ceux que nous avons vécus. Dans ce domaine, le travail de fond que nous faisons avec l’Éducation nationale et que nous voulons faire avec les entreprises doit nous permettre d’améliorer la situation. Les travaux que vous faites, les conclusions que vous en tirerez, pourront nous aider, parce qu’il y a derrière une vérité, c’est que la sécurité civile est plus qu’une politique publique. C’est une politique qui a des valeurs et qui est au cœur de notre contrat républicain. Il y a la notion d’engagement, que l’on retrouve au niveau des sapeurs-pompiers ; ils ont été formidables sur le terrain. Ceux de l’entreprise aussi. Les uns et les autres ont eu quelques gestes déterminants, notamment sur les produits qui ont été écartés. Tous les efforts fournis pour faire en sorte que notre culture de sécurité civile soit proportionnée à la réalité de nos valeurs républicaines seront précieux et nous renforcerons dans la force et la puissance de notre contrat républicain.

M. François Jolivet. Il semblerait dans nos auditions que le dossier d’information sur le risque majeur de la ville de Rouen n’avait pas forcément été au-delà de ce territoire et que d’autres communes étaient concernées par ce risque. Selon vous, est-il envisageable d’imaginer un document d’information communal sur les risques majeurs (dicrim) qui soit intercommunal afin que la population puisse en disposer chaque année ?

Deuxièmement, une mission d’inspection va avoir lieu. Il ne s’agit donc pas de devancer ses conclusions. Je partage votre avis : la sécurité est la première valeur de la République parce que personne ne peut accepter de vivre en insécurité, ne serait-ce que pour y placer sa famille. Je ne reviendrai pas sur s’il était bien ou pas d’actionner les sirènes, etc. Même si elles avaient été actionnées, personne n’aurait compris ce que cela voulait dire. C’est tout de même un sujet puisque même en Irak, il y a quelques heures, les sirènes ont été actionnées pour les bombardements. Cela veut donc dire que c’est une bonne technique et la population a tenté de se mettre à l’abri. Les sirènes sont un bel outil.

En revanche, j’ai été maire d’une commune avec un site Seveso 2, mais j’ai un questionnement qui reste sans réponse. Le réseau de service public de radio, qui s’appelle France Bleu maintenant, a pour mission légale d’être à la disposition des services de l’État pour passer ses messages en coupant tout autre type de communication.

Dans mon dispositif d’alerte, il a été dit : « Si vous entendez les sirènes ou la voix du maire avec son porte-voix dans les rues – je caricature à peine – écoutez le réseau France Bleu. Une fois que vous avez les informations, faites ce que vous devez faire ». La radio France Bleu, concernant l’accident industriel de Rouen, a parfaitement joué son rôle d’information en matière de communication journalistique et je ne critique pas les journalistes, mais je crois qu’il n’a pas émis de message officiel de la part de la préfecture et n’a pas coupé ses informations et autres outils de communication. La chaîne fonctionnait et diffusait des informations sur l’incendie, sur son évolution. Je n’ai pas connaissance de message officiel.

Il s’agit maintenant de faire un retour d’expérience. Sachant qu’évaluer les risques dans un périmètre éloigné d’un nuage toxique est un exercice difficile, surtout que l’on n’entend pas les sirènes à 25 kilomètres, peut-être est-il bon que l’État retrouve et actionne de nouveau ses vieux moyens parfois inutilisés ou oubliés afin que les gens puissent entendre une information et une communication officielle et pas des opinions ou des commentaires.

Deuxième chose, faut-il dans les PPI ou dans les DICRIM faire en sorte par protection, afin que tout le monde puisse être informé du risque éloigné et peu probable, que ces gens sachent que lorsque l’on est à 25 kilomètres de Rouen – il ne s’agit pas de fermer toutes les entreprises à risque parce que l’on n’aura plus beaucoup d’emplois – il faut avoir le réflexe d’écouter la « radio officielle » ? Dans ma commune, qui était dans le périmètre éloigné de la centrale nucléaire de Civaux, c’est ce qu’on nous dit de faire. Là, je n’ai pas eu le sentiment que la radio du service public ait été « réquisitionnée » pour informer la population. Même à 3 heures du matin, nous pouvons lancer les sirènes et si tout le monde sait que « Sirène égale radio », les gens iront chercher l’information. Je ne connais pas le processus de validation d’un message avant qu’il soit diffusé. Je ne sais pas comment France Bleu est organisée pour répondre à 3 heures du matin pour passer un message, mais je sais en revanche qu’ils ont des régimes d’astreinte. Il ne s’agit d’accuser personne, mais de faire progresser tout le monde. Si nous pouvions nous servir de cet accident industriel pour dire : « Sirène égale radio locale du service public », ce serait une sacrée avancée.

Sur les DICRIM intercommunaux, peut-être faut-il avoir des périmètres éloignés un peu plus larges et faire en sorte que tout le monde sache ce que cela signifie.

Mme Annie Vidal. La définition de la détermination du périmètre, au fil des heures, s’est étendue compte tenu de la météo. Les trois, quatre ou cinq communes périphériques de Rouen ont eu des informations assez rapides et précises ; je pense notamment aux informations de fermeture et de nettoyage des écoles. Dans un grand nombre de communes de moins de 1 000 habitants en revanche, un peu plus éloignées de Rouen dans un périmètre de 25 à 40 kilomètres, l’information n’est pas arrivée très facilement. La connaissance même de la situation de Rouen a été assez imprécise, ce qui fait que les élus se sont trouvés en difficulté avec un message de précautions à prendre et de mesures à mettre en œuvre pour lesquelles l’information est arrivée de manière tardive. Le périmètre a été déterminé d’une manière très scientifique et rigoureuse, mais au fil du temps, ce que l’on peut facilement comprendre. N’avons-nous pas des possibilités de modéliser par anticipation des périmètres potentiels et de préparer les petites communes à une circonstance comme celle-ci ? Nous avons constaté l’impréparation d’un certain nombre de personnes pour se mettre en marche au regard de la situation qui a évolué très vite. Pouvons-nous anticiper ces définitions de périmètre sur des zones de plusieurs niveaux ?

M. Damien Adam, rapporteur. Sur les « Journées à la japonaise », il me semble que dans les territoires d’outre-mer, il a été mené une opération de ce type par rapport à un risque cyclonique. Avez-vous un retour d’expérience ou des éléments à nous donner sur ce type de solutions ? Il faut envisager un exercice chaque année qui mobiliserait, peut-être pas l’ensemble du territoire national, mais certains départements, avec un focus de la presse nationale et locale dans les territoires les plus à risque, au niveau naturel ou technologique, pour que cette culture du risque puisse évoluer positivement.

Sur le Service national universel (SNU), pensez-vous qu’il puisse être pertinent d’utiliser cet espace qui va progressivement monter en puissance pour concerner l’ensemble des générations à horizon 2023 ? Je sais que certains éléments sont liés au risque terroriste, mais en existe-t-il sur le risque naturel ou technologique pour former les jeunes ?

Vous abordiez la problématique de Météo France. A priori, ce panache de fumée modélisé l’aurait été avec des informations qui concernaient uniquement Lubrizol, c’est-à-dire 5 000 tonnes de produits. Nous avons su quelques jours après qu’il n’y avait pas 5 000, mais 9 000 tonnes de produits. Le panache de fumée a-t-il été remodelé compte tenu de ces nouvelles informations ? Je ne sais pas si cela change quelque chose au final.

M. le président Christophe Bouillon. Concernant les véhicules qui ont été sollicités pour opérer quelques mesures, des défaillances se sont-elles produites ?

Sur la culture du risque, je rejoins parfaitement M. le rapporteur sur le SNU et notamment pour savoir si, d’ores et déjà, vous êtes sollicités, des modules concernent la prise en compte du risque industriel et des comportements, des attitudes à avoir lorsqu’on est confronté à une gestion de risque. On pourrait d’ailleurs élargir aux risques naturels. Il existe aujourd’hui des réserves communales de Sécurité civile. Avez-vous l’intention de les développer ? Serait-il utile de le faire ? Comment pourrions-nous le faire ? Le système repose beaucoup sur du bénévolat.

Nous avons auditionné notre collègue, M. Yves Blein, en sa qualité de président de l’Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (AMARIS). Il avait mis en œuvre dans sa commune une réserve communale de sécurité civile, cela semble un excellent vecteur de diffusion des comportements à adopter, mais aussi de moyens à mobiliser au moment des crises. Systématiquement, ceux qui évoquent les exercices à la japonaise – ce qui n’a pas été votre cas – les rejettent en faisant comprendre que nous ne sommes pas japonais.

Qu’est-ce qui pourrait nous empêcher d’organiser des exercices grandeur nature qui amèneraient sans doute à ce que nous adoptions des comportements utiles et même parfois contributifs aussi ? Il s’agit sans doute d’éviter les risques de panique, comme vous l’avez rappelé, mais nous savons aussi que quand on adopte la bonne attitude, le bon comportement, on est soi-même une aide aux secours.

Mme Agnès Thill. Je suis députée de l’Oise et j’avais 43 communes impactées par Lubrizol dans ma circonscription. En premier lieu, je remercie notre préfet de l’Oise, qui est intervenu immédiatement, et tout le réseau des agriculteurs qui ont été réactifs. Il y a eu une chaîne de solidarité très claire. J’étais directrice d’école avant d’être élue au moment et à l’endroit des attentats de Charlie Hebdo. Avec les plans particuliers de mise en sûreté (PPMS), on n’empêche pas et on n’anticipe pas. Nous pourrions faire tous les PPMS et tous les exercices que nous voulons, je sais par expérience que les choses ne s’empêcheront guère. C’est bien de se préparer. Les Japonais font leurs exercices de tremblement de terre. Nous sommes des descendants de Mai 1968, et nous ne sommes absolument pas japonais ! C’est bien d’apprendre à se protéger, mais nous avons ce souci...

En revanche, je partage votre avis sur France Bleu. Comment est-il possible de retrouver un automatisme de la sorte ?

Sur le SNU, certes, tout ce que nous pouvons faire sera à faire, mais nous devons surtout instaurer un accompagnement immédiat après les faits. Cela a pu manquer, pas forcément chez moi. Il faut une vraie cellule d’accompagnement pour chacun. S’il y a eu une vraie dose de solidarité chez moi, il y a quand même eu quelques personnes perdues et mal en point pour faire les dossiers. Quand il arrive quelque chose d’énorme, nous ne savons parfois plus comment réagir.

M. Alain Thirion. La logique d’amélioration continue doit être intrinsèque à notre mode de fonctionnement parce que le risque évoluera également en fonction de notre société. Nous, en tant que service public, devons veiller en toutes circonstances à être performants par rapport à ces évolutions. C’est la raison pour laquelle il ne faut absolument pas nous contenter de ce que nous avons fait en regardant nos plans et en s’imaginant que nous n’avons plus grand-chose à faire. Il s’agit de rester extrêmement humble par rapport aux risques naturels ou industriels, parce qu’il peut y avoir des dérapages, des grains de sable qui peuvent aboutir à des choses terribles.

Monsieur Jolivet, vous avez parfaitement raison de souligner qu’il faut que nous rentrions dans des logiques territoriales. Aujourd’hui, incontestablement, la démarche de base sur l’ensemble de la prise en compte du risque est la commune. Il faut adopter des logiques beaucoup plus grandes au niveau des territoires en intégrant tout ce qui est lié à l’intercommunalité qui n’a pas encore complètement sa place dans la loi de 2004, et peut-être faudra-t-il définir son positionnement qui peut être d’appui ou de préparation. Nous avons un certain nombre de petites collectivités. Il faut les aider. Les structures intercommunales sont là pour cela. Quand nous faisons des éléments de bilan, notamment sur les plans communaux de sauvegarde qui fonctionnent plutôt bien dans ce pays, cela couvre entre 75 et 80 % du territoire. Là, nous avons plus de difficultés. C’est là où des communes n’ont pas forcément beaucoup de moyens et où nous n’avons peut-être pas suffisamment formalisé les plans communaux de sauvegarde qui sont parfois un peu compliqués. Quand je vois le mémento de la sécurité civile sur les plans communaux de sauvegarde, il est parfait, mais c’est une encyclopédie universaliste du plan communal de sauvegarde. Pour certaines communes, il faut peut-être des outils un peu plus simplifiés. Nous pouvons et devons veiller à faire en sorte que vis-à-vis des collectivités, nous aidions à l’ingénierie parce que ces outils auront tendance à se généraliser. Incontestablement, il faudra que nous ayons des approches beaucoup plus intercommunales, peut-être même départementales, voire zonales.

C’est la raison pour laquelle nous avons lancé au cours du mois de décembre un dispositif – vous connaissez les schémas départementaux d’analyse et de couverture des risques (SDACR) – qui ira vers ce que l’on appelle les schémas nationaux d’analyse et de couverture des risques (SNACR). La logique est de mettre en perspective à la fois la réalité du risque et la réponse capacitaire. Cela permet de savoir si nous sommes bien en phase et comment nous pouvons, par agrégation, optimiser les moyens dans tous les sens du terme. Cela peut faire des économies dans certains cas, ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Cela peut aussi nous permettre de savoir quels sont les efforts que nous devons faire, sur quel territoire, sur quels risques et à quel niveau. Un travail de fond doit se faire. Une dynamique est lancée aujourd’hui, qui montre bien que la réponse est là : il faut que nos territoires soient appropriés à la réalité des risques. Ce n’est pas forcément le cas des territoires administratifs tels qu’ils sont déterminés aujourd’hui.

Il est vrai que quand nous actionnions les sirènes, cela signifie « mise à l’abri » et pas « Confinement », ce n’est pas tout à fait la même chose, et « Écouter la radio ». Effectivement, si vous n’avez pas de message à la radio, le système est moyennement opérant. Il existe des conventions au niveau national, notamment avec Radio France, qui sont actives, y compris avec des médias télévisuels.

Il faut aller au-delà. Il faudrait systématiser. Cela pourrait être considéré comme une obligation du service public de faire en sorte, y compris pour les opérateurs privés, que des messages puissent être donnés à l’ensemble de la population. Il faut qu’une information neutre et objective soit exprimée par l’intermédiaire de l’ensemble de ces médias. C’est valable pour les médias, mais aussi pour l’ensemble des services. Il faut que la communication soit univoque et centralisée.

M. François Jolivet. (Hors micro) Et peut-être avec un seul émetteur.

M. Alain Thirion. En effet. Ce travail est indispensable face à la profusion de messages qui circulent dans tous les sens, y compris les rumeurs parfois les plus folles. Sur les réseaux sociaux, nous avons vu des images d’une usine chinoise en train de brûler, que l’on a assimilée à Lubrizol. Une partie de l’inquiétude de la population provient soit de la mauvaise information, soit du fait qu’elle n’entend pas suffisamment l’information officielle et qu’elle ne sait pas exactement ce qu’il se passe. Donc elle est inquiète. La généralisation des conventionnements, pas uniquement de France Bleu, de Radio France, ou des télévisions publiques, a du sens parce que c’est une mission de service public qui va bien au-delà de la nature de ce que remplissent ces missions.

Au niveau local, j’ai cru comprendre que la préfecture a passé toute une série d’informations, de communiqués de presse, de message. Je n’ai pas écouté la radio, je suis allé sur place avec le ministre. J’ose espérer qu’elle a repris l’ensemble de ces messages. Cela mérite d’être vérifié. Je ne peux pas vous donner d’information précise.

M. François Jolivet. Le thème est « Ceci est un message officiel », mais la radio ne doit émettre que ces messages et en redondance. En d’autres pays, il y a une seule chaîne, c’est la chaîne qui est dédiée, que tout le monde connaît, et le message est redondant. Toutes les émissions s’arrêtent et tous les messages sont identiques et « sirène égale radio ». Aux États-Unis, cela fonctionne ainsi. Chez nos collègues allemands, c’est également le cas. En Italie, notamment dans la plaine du Pô, c’est le cas. Il y a une seule radio, mais elle n’émet plus ses émissions, ses jeux, n’est plus dans son rôle journalistique. La sirène déclenche le message officiel sur la « radio d’État » et c’est le préfet qui en a l’initiative. L’idée est que tout le monde soit au courant et ait la même information. On peut dire : « Les enfants à l’école ne craignent rien », et se préserver des fausses informations qui circulent sur Facebook.

M. Alain Thirion. Si je comprends bien, c’est la formalisation du message qui est diffusée par les canaux officiels. Effectivement, le fait de faire passer ce type de message est vraiment une question qui se pose.

En ce qui concerne les différents périmètres, Mme Vidal, vous soulevez deux questions différentes. La première porte sur la manière de transmettre un message sur les territoires concernés. Cela va au-delà du périmètre, ce sont des territoires. L’outil, nous l’avons. Il s’appelle GALA. Il fonctionne plutôt bien. Il a été utilisé, mais dans un deuxième temps. Il peut là aussi y avoir un travail de « protocolisation » sur le contenu des messages. Nous devons être capables de dire ce qu’il se passe, ce que vous devez faire, combien de temps cela va durer et quelles sont les communes qui sont concernées. Ce travail peut se faire par l’intermédiaire d’une circulaire. Cela fait partie des premières leçons que nous avons commencé à tirer du phénomène de Lubrizol. Il faut utiliser ce produit, c’est incontestable. Si demain, nous avions d’autres outils d’alerte, nous aurons la même logique, c’est-à-dire qu’il faut travailler sur l’outil et en avoir plusieurs – le cell broadcast en est un – mais il faut aussi travailler sur le contenu du message, et définir à qui nous le faisons passer. Ce qui est valable dans le département l’est aussi dans les départements voisins parce que nous avons eu des inquiétudes et des remontées d’informations de départements pour lesquels, objectivement, le risque était nul ou extrêmement faible.

Mais comme il n’y avait pas d’information, l’inquiétude s’est développée. Nous avons même eu un contact avec l’ambassadeur de Belgique en France, puisqu’il s’inquiétait de savoir si la Belgique était touchée ! Il faut à tout prix structurer l’organisation de notre information. Nous étions très mobilisés sur la gestion stricte de la crise et cet élément d’information, nous l’avons laissé au préfet de département, comme nous le faisons classiquement. Si cela concerne plusieurs départements, peut-être un travail de structuration doit-il être réalisé, y compris au niveau de l’information et du message.

Deuxièmement, la « Journée à la japonaise » a été mise en œuvre une fois, en Guadeloupe. Elle n’a pas été complètement évaluée. Cela fait partie des travaux. Comme vous l’avez senti, je suis assez attaché à cette démarche. La réflexion concernant le projet de loi sur les risques outre-mer intègre cette notion de « Journée à la japonaise ». Les risques naturels là-bas sont très élevés. Par conséquent, on se dit qu’il faut à tout prix rentrer dans cette logique. En métropole, pourquoi pas ? Cela a du sens que, sur l’ensemble du territoire, nous adoptions cette logique. Après tout, une journée par an, ce n’est pas grand-chose. Faut-il le faire sur tous les territoires ou d’abord ceux qui sont les plus exposés ? Les cas diffèrent entre un risque sismique, comme nous l’avons eu en Ardèche, un risque de submersion ou industriel. Il faut adapter la nature et le contenu des formations. Mais que l’on puisse réfléchir à un contenu et travailler sur cette question-là est plutôt une bonne idée.

Existe-t-il des obstacles ? Quand on veut, on peut... Nous devons pouvoir y arriver. Peut-être faut-il le faire par étapes. Je ne suis pas pessimiste. Au contraire, on constate une sensibilité plus forte sur les questions de Sécurité civile au sein du territoire. Les choses changent. Par exemple, faire fonctionner une sirène à Nice il y a dix ans n’était même pas envisageable. Aujourd’hui, nous l’avons fait deux fois en l’espace de 15 jours. On observe une prise de conscience qui est à connecter avec une autre réalité : la population est très informée, même si elle ne l’est pas toujours bien. L’information va très vite. Nous devons faire passer un certain nombre de messages qui doivent nous permettre de développer cette culture de sécurité civile qu’au fond, tout le monde appelle de ses vœux.

Sur le SNU, plusieurs démarches ont d’ores et déjà été lancées, auxquelles nous avons associé un certain nombre de SDIS ; je pense à celui de Loire-Atlantique. Pour le moment, nous sommes très ciblés sur le secourisme. Faut-il aller au-delà ? Pourquoi pas ? Le SNU va être une machine assez lourde, va concerner beaucoup de monde. Il faut que nous réfléchissions à notre capacité à tenir la distance. Une fois que nous aurons mis en place ces outils, nous n’aurons pas à le faire une fois, deux fois, il faudra le faire tout le temps et avec tout le monde. Nous devons développer cette culture de sécurité civile dans le cadre du SNU. Nous y avons pensé, un certain nombre de démarches ont été conduites dans ce cadre-là. Nous ne pouvons pas envisager un SNU dans ce pays sans évoquer les questions de sécurité civile. Après, qu’y mettons-nous ? Combien de temps ? Comment ? Nous sommes dans une phase d’ajustement. Quand nous serons dans une phase industrielle, cela nécessitera une montée en puissance. Nous devons intégrer les conséquences que cela aura sur les organisations.

En ce qui concerne Météo France et l’analyse qui a été faite, j’avais en tête qu’ils avaient l’ensemble des éléments, qu’ils les ont complétés. Ils ont été capables, au cours de la journée dans l’après-midi, de fournir une analyse assez précise sur l’évolution du nuage, sa densité et la manière dont il allait évoluer sur l’ensemble des territoires. Cela a été très précieux. Ces experts sont à nos côtés et Météo France est arrivé au COGIC à 6 heures du matin. Cela nous permet de savoir qui il faut prévenir, quel type de message nous pouvons faire passer, et quels sont les risques liés à l’évolution météo. Dans ce domaine, nous avons d’ailleurs des outils d’anticipation et de cartographie qui nous permettent, pour des risques naturels, d’anticiper avec une précision extrêmement fine ce qui va arriver sur les différents territoires. C’est un élément de la performance de la Sécurité civile dans ce pays. Si nous n’avions pas ces experts, nous serions aveugles. Nous les améliorons encore.

Sur les campagnes de feux de forêt, nous avons davantage de démarrages de feu, mais avec un feu moyen de 300, 350 hectares. Pourquoi ? Parce que nous avons des phénomènes de guet. Nous savons exactement ce qu’il va se passer et nous intervenons extrêmement rapidement. C’est aussi un élément que nous pouvons indiquer sur Lubrizol. Le risque a été jugulé rapidement parce que nous sommes intervenus rapidement, que les moyens ont été mobilisés rapidement et que les réponses tactiques qui ont été mises en place l’ont été en fonction de la nature de l’évènement. Plus on attend, plus le phénomène prend de l’ampleur et plus on perd la maîtrise du phénomène, ce qui est plus compliqué ; je vous renvoie à l’actualité.

Quant au VDIP, il a fonctionné, mais pas aussi bien que nous l’aurions voulu. J’aurais aimé que le VDIP arrive le plus vite possible, ce qui a été le cas. Il a été capable rapidement de déterminer la liste des produits chimiques qui ont été utilisés. Mais là encore, nous devons être capables, en « protocolisant » le mode opératoire, d’aller plus vite encore que ce qui a été fait. Des marges de progression existent. Par la suite, nous avons fait plusieurs tests sur les autres VDIP. Si cela arrivait maintenant, nous aurions été peut-être un peu plus diligents, même si les éléments d’information ont été fournis au préfet en tout début d’après-midi. Il faut toujours rester humble par rapport aux risques, qu’ils soient naturels ou technologiques et industriels, parce que nous pouvons être confrontés à des phénomènes de très grande ampleur et l’actualité le montre. Le VDIP de Brignoles est exactement le même. Nous ne l’avons pas fait venir de là-bas parce que cela aurait pris forcément un peu plus de temps. Nous avons utilisé un dispositif du Laboratoire central de la Préfecture de Police en les faisant venir en hélicoptère pour confirmer les analyses du VDIP et gagner du temps.

Mme Annie Vidal. Êtes-vous en train de dire que par anticipation, nous aurions pu savoir selon la provenance des vents quelles communes seraient impactées en cas d’accident sur tel site, et faire la même chose avec d’autres sites ? Nous en avons autour de Rouen, sur Quevilly notamment. Pouvons-nous anticiper avec Météo France et les cartographies et dresser au préalable un profil de communes qui, en cas d’accident, selon les vents, selon leur vitesse, selon leur orientation, seraient touchées et prévenues en amont d’une procédure qui serait établie pour pouvoir se mettre en ordre de marche automatiquement ?

M. Alain Thirion. J’aimerais bien que nous puissions tout anticiper, mais par nature, la catastrophe qui intervient sur un site industriel est imprévisible. Il y a un élément nouveau en matière de sécurité civile qui date d’une quinzaine d’années. Auparavant, nous avions l’alerte et nous gérions la crise, non pas en la subissant, mais en la suivant. Aujourd’hui, nous souhaitons être capables, par la qualité de nos experts, d’avoir des outils de modélisation qui nous permettent de savoir comment les choses vont évoluer. Nous sommes capables de savoir comment va évoluer un cyclone, son intensité. Il en est de même pour les inondations. Nous pré-positionnons des moyens quand des inondations vont arriver et que le phénomène météo va avoir un impact dessus. Nous sommes même capables d’alerter la population dans un certain nombre de cas en disant : « Restez chez vous », « Faites attention », etc. Nous pouvons le faire également pour les feux de forêt, où nous savons avec précision comment les choses vont pouvoir évoluer et comment nous pouvons intervenir. La modélisation que Météo France a préparée dans la journée de cet évènement nous a permis de répondre à un certain nombre d’interrogations. Par exemple, le nuage ne devait pas aller sur Rouen. Nous étions capables de montrer que l’évolution des vents nous était favorable. Ensuite, à quelle hauteur était-il ? Quelle était sa densité ? Par voie de conséquence, la question qui était posée par le préfet est : « Quid de la toxicité ? ». Nous avons pu lui donner plusieurs éléments.

Ce qui est plus compliqué à évaluer – mais cela ne relève pas de la Sécurité civile – ce sont les conséquences éventuelles de certaines pluies sur la pollution et les zones touchées. Météo France arrive parfois aux limites de ses capacités, mais pour le reste, nous avons été assez rapidement capables de savoir que nous avions un nuage de 25 kilomètres, qu’il était à peu près à 200 mètres, de déterminer la nature des vents, à quelle vitesse il allait évoluer et sa dispersion. Cet effort des experts est extrêmement précieux. Nous avons prévenu les départements concernés. Nous sommes passés par la zone de défense. Nous avons même prévenu la zone de défense du Nord, puisqu’elle a été touchée également.

M. le président Christophe Bouillon. Monsieur le préfet, disposez-vous de moyens d’analyse prédictive ? Aujourd’hui, un certain nombre d’organismes, notamment Météo France, ont cette capacité avec le big data et l’intelligence artificielle.

M. Alain Thirion. Nous avons un certain nombre d’experts (Météo France, INERIS, etc.) qui travaillent pour nous, soit directement, soit par l’intermédiaire de conventions. Pour l’essentiel, ils nous font des analyses extrêmement précieuses, avec un bémol. Ils connaissent très bien ce qu’il s’est passé avant. Nous allons signer une convention particulière avec Météo France dans ce cadre-là. Nous pensons qu’il y a un travail à faire autour du réchauffement climatique. Il faut que nous soyons capables d’étudier et d’analyser les conséquences et l’impact du réchauffement climatique sur l’ensemble des territoires et d’en tirer des cartographies. Ce travail est nouveau parce qu’il ne repose pas du tout sur le passé. Il n’est pas dans une logique de projection de ce qu’il s’est passé, mais dans l’analyse des conséquences liées à l’augmentation des températures et à la multiplication des phénomènes.

Ce travail est lancé et doit nous permettre, sur toute une série de domaines, d’en tirer des conséquences sur l’évolution des risques. Aujourd’hui, les feux de forêt se déclenchent surtout dans le sud de la France. En 2019 pour la première fois, nous avons connu des feux de chaumes qui se sont propagés jusque dans le Nord et dans l’Oise. Jusqu’à 17 000 hectares ont brûlé au nord de la Loire. C’est totalement nouveau. C’est lié très clairement à l’accélération du réchauffement climatique. Soit nous restons dans la position d’aujourd’hui et nous allons connaître une situation difficile, soit nous anticipons et nous pouvons dire que demain, il faudra peut-être installer un Pélicandrome dans l’Oise ou dans le Nord – nous sommes en train d’y réfléchir – pour projeter sur différents endroits nos moyens aériens, qui, comme vous le savez, sont situés à Nîmes, lorsque nous nous trouverons face à des phénomènes auxquels, jusqu’à présent, nous n’étions pas confrontés.

C’est valable aussi sur notre plan de formation. Les services d’incendie et de secours du nord de la Loire ne sont pas vraiment spécialisés dans les feux de forêt, et pour cause. Nous avons parfaitement compris qu’il fallait que nous rentrions dans une certaine logique pour les préparer à la formation. C’est là où il doit y avoir une anticipation, à la fois opérationnelle, mais aussi concernant les évolutions que connaîtra l’ensemble de notre territoire.

M. le président Christophe Bouillon. Monsieur le préfet, nous vous remercions à la fois de votre contribution et des réponses que vous avez apportées aux questions.

 

L’audition s’achève à seize heures cinquante.

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33.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé

(Séance du mercredi 15 janvier 2020).

L’audition débute à quinze heures.

M. le président Christophe Bouillon. Mes chers collègues, pour son avant‑dernière audition, la mission d’information reçoit Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé. Nous avions fait le choix, avec M. le rapporteur, d’auditionner les ministres au terme de nos travaux, après avoir entendu et recueilli les contributions de nombreuses personnes qui, par leur fonction, leur titre ou leur action pouvaient nous aider à comprendre la nature de l’événement survenu à Rouen, la façon dont les pouvoirs publics sont intervenus et en tirer tous les enseignements. L’accident de Lubrizol a marqué non seulement le territoire de la Métropole rouennaise mais aussi tous les lieux abritant des sites Seveso. Nous nous efforcerons, dans les prochains jours – sous l’impulsion de notre rapporteur, avec l’ensemble des membres de la mission – de faire des propositions.

Le rapporteur et moi-même vous poserons chacun trois questions, puis je donnerai la parole à nos collègues, en leur demandant de se limiter, dans un premier temps, à une question, afin de conserver un caractère le plus vivant possible à notre audition.

Connaissons-nous, à l’heure actuelle, la nature des produits enflammés ayant constitué le panache de fumée qui a survolé la Métropole rouennaise et le Pays de Bray ? On a beaucoup parlé des hydrocarbures polycycliques aromatiques – tels que le benzène ou le toluène –, ainsi que des métaux lourds et de l’amiante. Ces substances nombreuses, considérées comme cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR) étaient présentes sur le site. Elles sont connues pour leur toxicité et sont référencées dans les tableaux des maladies professionnelles. Quels sont les seuils à partir desquels on peut dire qu’il y a un risque pour la santé ? Quelle autorité les définit : des scientifiques, les services de l’État ? Ces seuils évoluent-ils avec les progrès de la recherche, notre connaissance des effets produits par ces substances sur l’homme ? Sont-ils propres à la France ou correspondent-ils à des normes internationales ? À quel moment et de quelle façon les mesures ont-elles été prises ? Ont-elles été réalisées lors de l’événement, tandis que les pompiers intervenaient, avec le concours des services de l’Agence régionale de santé (ARS) ? Enfin, quel est le degré d’incertitude des mesures réalisées ?

M. Damien Adam, rapporteur. Merci, madame la ministre, de nous aider à faire toute la lumière sur ce qu’il s’est passé sur le site de Lubrizol et de Normandie Logistique, à Rouen. Vous l’avez ressenti quand vous vous êtes rendue sur les lieux, dans les heures qui ont suivi l’incendie puis quelques jours après : la tension était très forte, en raison des craintes que nourrissaient les habitants pour leur santé. D’ailleurs, le 27 septembre, après votre déplacement, vous avez affirmé que la ville était polluée.

Quels éléments vous ont permis d’établir ce constat à cet instant ? Le 11 octobre, soit quinze jours après l’incendie, vous êtes retournée à Rouen, en compagnie de vos collègues Mme Élisabeth Borne et de M. Didier Guillaume, et vous vous êtes montrée rassurante ; vous avez indiqué que la crise sanitaire aurait un effet limité, en vous appuyant sur le faible nombre de consultations constatées aux urgences – 246 au cours des deux premiers jours. À partir de ce moment, considériez-vous que la situation était sous contrôle d’un point de vue sanitaire ?

Par ailleurs, pourriez-vous nous apporter quelques précisions concernant le suivi épidémiologique ? Comme vous le savez, la procédure de suivi et ses différentes étapes ont donné lieu à un vif débat au plan local. Pouvez-vous confirmer que la première étape aura lieu en mars 2020, comme annoncé ?

Enfin, les experts de Santé publique France sont-ils en mesure de modéliser le lien existant entre une exposition à un instant « t » et l’apparition d’effets sanitaires dans plusieurs années ? Ne serait-il pas plus commode de cibler certaines populations, telles que les personnels impliqués dans la lutte contre l’incendie et les premiers prélèvements, les femmes enceintes et allaitantes, les jeunes enfants ou encore les malades chroniques ?

M. le président Christophe Bouillon. J’ai deux autres questions à vous poser, madame la ministre. La première concerne les personnes qui ont procédé elles-mêmes, ou par le biais de collectifs citoyens, à des analyses. Est-il encore temps qu’elles les confient à l’administration, par exemple à vos services ? Ces analyses entreront-elles en ligne de compte dans le cadre du suivi médical et épidémiologique ? Ma dernière question a trait à l’indemnisation des dommages. L’exploitant a conclu, en lien avec les services de l’État, des conventions d’indemnisation avec les acteurs économiques – notamment les agriculteurs – et les collectivités. Par ailleurs, des citoyens peuvent bénéficier d’indemnisations – certains se sont rapprochés, à cette fin, de l’exploitant –, par exemple pour financer des actions de nettoyage. Toutefois, un grand nombre d’entre eux s’étonnent que l’exploitant leur demande au préalable de s’engager à ne pas exercer d’action en justice, par la suite, à son encontre. On peut comprendre que quelqu’un qui a reçu une indemnisation pour nettoyer un bien personnel affecté par la pollution due au panache ne puisse, dans la foulée, porter l’affaire en justice. En revanche, si, dans quelques années, cette même personne a des problèmes de santé, dont on peut prouver qu’ils sont liés à l’événement, pourrait-elle malgré tout ester en justice ? Peut-on établir une telle distinction ?

Mme Annie Vidal. Dans le cadre de la mission d’information, nous avons auditionné l'agence régionale de santé et les professionnels de santé. Ils ont souligné la complexité de la communication, d’une part entre les professionnels, notamment avec ceux qui ne travaillent pas au sein d’un établissement et, d’autre part, à destination de la population. Nous avons constaté que beaucoup d’habitants ont eu comme premier réflexe de consulter leur médecin traitant. Or certains praticiens se sont trouvés un peu démunis, par manque d’informations. Quelles seraient vos propositions pour rendre plus performant le système d’information et d’alerte à destination des professionnels ? Ne devrions-nous pas nous appuyer davantage sur l’ordre des infirmiers, qui ont également été très sollicités, même s’ils n’ont pas participé aux premières réunions de crise ? Ces derniers disposent en effet de listes très à jour des personnels de santé.

Ma deuxième question concerne les craintes exprimées par les professionnels sur les conséquences possibles, à long terme, de l’incendie de Lubrizol. Plusieurs d’entre eux ont mis en lumière l’existence d’un risque pour l’appareil respiratoire, lié à la pyrolyse des phosphates, laquelle présente un danger en raison de la formation de nanoparticules. Une chercheuse de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) a mis en avant le risque de contamination par l’amiante, qui peut entraîner des pathologies comme le mésothéliome. Par ailleurs, les médecins rouennais appartenant au sous-groupe « santé » issu du comité pour la transparence et le dialogue affirment ne pouvoir totalement exclure un risque pour la santé à plus ou moins long terme. Quel dispositif l’État proposera-t-il pour étudier les risques évoqués par les professionnels ? Pensez-vous qu’il serait possible, le cas échéant, d’établir un lien de cause à effet entre l’accident et une pathologie lourde que certaines personnes pourraient développer ?

M. Jean-Luc Fugit. Madame la ministre, je m’adresse à vous en tant que membre de la mission d’information, mais également en ma qualité de président du Conseil national de l’air. Je voulais revenir sur les nombreuses mesures de substances chimiques dans l’air qui ont été effectuées lors de l’incendie et dans les jours qui ont suivi. Pour certaines des substances détectées, il n’existe pas, à ce jour, de valeur sanitaire de référence qui permettrait d’estimer rapidement leur effet sur la santé. Je prendrai l’exemple symbolique du naphtalène, cet hydrocarbure polycyclique aromatique dont on connaît la toxicité et qui est présent dans beaucoup de formulations chimiques. Dans quelle mesure le retour d’expérience sur l’accident de l’usine Lubrizol vous permettra-t-il de compléter la base de données des valeurs sanitaires de référence ? Les substances concernées devraient être considérées comme prioritaires à l’avenir.

Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé. Mesdames, messieurs les députés, je tiendrai un propos liminaire, qui devrait répondre en partie à vos questions, auquel j’apporterai ensuite des compléments.

L’incendie de l'usine Lubrizol, site classé Seveso « seuil haut », survenu de nuit, au cours des premières heures du jeudi 26 septembre dernier, a suscité une profonde inquiétude dans l’ensemble de la population rouennaise et, plus largement, parmi nos concitoyens concernés par les conséquences du panache de fumée. Il a engendré de nombreuses interrogations – légitimes – sur les effets de cet accident industriel sur la santé. Je souhaite donc vous expliquer ici de manière méthodique les actions engagées par mon ministère.

S’agissant tout d’abord des mesures de gestion de crise et de la diffusion des premières recommandations sanitaires, je tiens à vous indiquer que l’ensemble de mes services, le centre opérationnel du ministère de la santé, l’Agence régionale de santé de Normandie, les agences sanitaires nationales – Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), Santé Publique France –, ainsi que l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS) ont été mobilisés dès la nuit de l’incendie pour appuyer les services de la préfecture de région.

Les priorités ont été la prise en charge d’éventuelles victimes ainsi que l’évaluation des effets sanitaires immédiats du panache de fumée, compte tenu de la présence de très nombreux produits toxiques stockés en masse sur le site. Les recherches de toxiques dans l’air, réalisées en urgence par les sapeurs-pompiers du service départemental d'incendie et de secours (SDIS) 76, ont permis de rassurer les services de santé et la population concernant les risques sanitaires immédiats. En effet, aucune substance toxique présentant des concentrations pouvant induire un risque sanitaire aigu majeur n’a été détectée dans le panache. Toutefois, pour prévenir l’effet des fumées sur la population se trouvant sous le panache, notamment pour les personnes les plus sensibles, et pour assurer une prise en charge adaptée, mes services ont, dès le matin du 26 septembre, recensé dans la Région Normandie et dans les régions limitrophes les capacités d’hospitalisation en réanimation en cas de détresse respiratoire. Les capacités de renforcement du Samu de Seine-Maritime en équipes médicales et en matériel ont également été identifiées en urgence. Ces dispositions n’ont heureusement pas dû être mises en œuvre. Les indicateurs d’activité remontés par le Samu et les établissements de santé du secteur – autrement dit, les services d’urgence – ont également été surveillés très attentivement dès le 26.

Ces informations ont permis de constater l’absence de cas graves en lien avec l’incendie et d’observer un recours modéré aux services d’urgences hospitaliers ; on a ainsi enregistré cinquante et un passages aux urgences sans critère de gravité en lien avec cet événement le 26 septembre.

Mes services se sont dès les premières heures attachés à définir des recommandations sanitaires permettant de limiter l’exposition des populations aux particules émises par l'incendie puis aux retombées. Nous avons ainsi immédiatement donné des conseils à la population pour éviter les contacts avec les suies : nettoyer son environnement « à l'humide » en se protégeant, ou encore éviter toute consommation d’aliment souillé, notamment dans les potagers. De nouvelles recommandations, plus spécifiques, ont ensuite été diffusées par mes services, qui portaient, par exemple, sur la gestion des déchets verts ou la conduite à tenir pour les sports en extérieur.

Je suis venue à Rouen, sur le site de Lubrizol, dès le lendemain de l’incendie, pour soutenir les secours et les professionnels de santé, mieux comprendre la situation sanitaire et le ressenti, dire ce que nous savions et ne savions pas, et m’assurer en particulier de la mesure en temps réel et du suivi des conséquences sanitaires sur le terrain.

J’en viens à présent à la surveillance et au bilan de l’impact sanitaire immédiat. Afin d'assurer une surveillance de la population dans les jours qui ont suivi l’incendie, j’ai saisi Santé publique France pour obtenir en urgence une synthèse des conséquences sanitaires observées. L’analyse des données de surveillance épidémiologique a montré un effet réel mais modéré : 259 passages aux urgences, surtout les premiers jours, puis 2 à 5 passages quotidiens. Il s’agissait essentiellement de pathologies asthmatiformes ou de consultations liées à des nausées, vomissements ou céphalées. Au total, 10 personnes ont été hospitalisées et sont sorties après un court séjour. Comme je l’indiquais, aucun cas grave n’a été rapporté durant cette phase aiguë, et ce bilan sanitaire a été confirmé par l’ANSES. Les cas signalés par les centres antipoison n’ont pas présenté un caractère clinique de gravité pouvant révéler la présence d’une substance porteuse de risques sanitaires élevés à court terme au sein de la population générale. La cellule d’appui psychologique instituée à Rouen du 2 au 11 octobre pour accompagner la population et assurer le soutien et l’écoute des habitants a reçu au total 47 personnes, surtout les premiers jours.

Je souhaite également vous apporter quelques précisions sur le contrôle de la qualité des eaux destinées à la consommation humaine, lequel, rappelons-le, relève de la compétence pleine et entière de mes services. Une surveillance renforcée de la qualité de l’eau a été mise en œuvre par l’ARS de Normandie, qui a réalisé des analyses immédiatement après l’incendie, en complément de celles effectuées régulièrement dans le cadre du contrôle sanitaire des eaux. Il convient de rappeler que le risque immédiat de contamination des eaux de consommation en Seine‑Maritime était limité, car l’alimentation en eau de ce territoire est assurée par des ressources souterraines, qui ne proviennent ni de la Seine ni d'autres rivières. La surveillance renforcée a également été effectuée par les ARS des Régions Hauts-de‑France et Grand‑Est, également concernées par le panache. Ces analyses, qui ont été largement poursuivies depuis lors – un vaste plan de surveillance des captages ayant été défini pour un grand nombre de substances – ont permis de confirmer l’absence de contamination des ressources en eau destinée à la consommation humaine. L’eau du robinet a donc pu continuer à être consommée sans inquiétude et mes services, en lien avec les préfectures concernées, ont communiqué en ce sens auprès des populations.

Le ministère a suivi avec attention les résultats des analyses effectuées par les différents services de l’État pour caractériser la contamination dans les autres milieux, concernant notamment plusieurs substances préoccupantes telles que l’amiante, les dioxines, les hydrocarbures aromatiques polycycliques ou le plomb, pour ne citer que celles‑ci. Notre objectif était d’adapter, le cas échéant, les recommandations sanitaires diffusées aux populations, mais cela n’a pas été nécessaire. En effet, les résultats d'analyses transmis à ce jour n’ont pas mis en évidence de données non conformes aux valeurs seuils.

J’en viens maintenant à une question cruciale, qui a légitimement suscité l’inquiétude des populations touchées : l’incidence de l’accident, à moyen et long terme, sur leur santé et celle de leurs enfants. Nous ne pourrons pleinement rassurer les habitants de ces territoires qu’au moyen d'une démarche rigoureuse d’évaluation quantitative des risques sanitaires et de surveillance épidémiologique adaptée des populations. Dès le 2 octobre, nous avons ainsi saisi l’INERIS et l’ANSES pour qu’ils procèdent à l'évaluation précise des conséquences de l’incendie, à moyen et long terme, sur l'environnement et la santé. Ce travail rigoureux est complexe mais essentiel. Il a été engagé en trois étapes. Il s’agissait, d’abord, d’identifier les contaminants susceptibles de s'être formés à la suite de l’accident et pouvant avoir des conséquences sanitaires. Les agences ont répondu sur ce point le 9 octobre, ce qui a permis de mettre fin à l’application des mesures de gestion préventives – je pense notamment aux séquestres du lait. La deuxième étape, engagée depuis l’arrêté préfectoral du 14 octobre dernier, consiste en une campagne ciblée de prélèvements – dans les sols, les végétaux – pour rechercher ces contaminants dans les milieux : c’est ce qu'on appelle la surveillance de pollution environnementale. Les services du ministère de la transition écologique et solidaire sont en charge du suivi de l’interprétation de l’état des milieux. La dernière étape consistera à réaliser, sur la base de l’ensemble des résultats disponibles, une fois tous les prélèvements opérés, une étude quantitative des risques sanitaires. Il s’agira d’analyser l’impact sanitaire potentiel, principalement pour une exposition chronique. L’arrêté préfectoral du 14 octobre a mis à la charge des exploitants Lubrizol et Normandie Logistique la réalisation de cette étude quantitative. Ses résultats, attendus au premier trimestre 2020, seront expertisés par les agences sanitaires nationales.

En complément, j’ai saisi Santé Publique France le 8 octobre afin de disposer d’un avis sur les actions de surveillance sanitaire à engager pour assurer le suivi à long terme des effets de l’incendie sur la santé des populations. L’agence Santé Publique France déclinera son action de la manière suivante : d’abord, une étude de santé déclarée en population, puis une enquête de bio surveillance, suivie d’une surveillance dans le temps des indicateurs de santé et, enfin, d’un suivi des travailleurs des deux entreprises et des intervenants sur site engagés pour la maîtrise du feu et la dépollution. Par l’étude de santé déclarée en population, l’agence a notamment pour objectif d’être à l'écoute de la population exposée aux fumées et aux retombées des suies. Les interrogations des habitants concernant les conséquences sanitaires seront recueillies lors des entretiens et des « focus groupes ». Des adultes et des enfants seront interrogés sur leur ressenti en termes de nuisances et de symptômes, d’incidences sur la qualité de vie et au regard des conséquences psychologiques et sociales. L’approche est donc pleinement participative. Les résultats de cette enquête pourront justifier des actions d’information et de prise en charge adaptées aux besoins et aux attentes de la population.

En parallèle, si l’interprétation de l'état des milieux – dont les résultats sont attendus aujourd’hui – et de l'évaluation quantitative des risques sanitaires conclut à l’existence d’un risque pour la santé de la population exposée, une enquête de bio surveillance – autrement dit, la mesure de certaines substances chimiques dans des prélèvements biologiques –, pourra être conduite. Les mesures obtenues seront alors comparées aux résultats du programme national de bio surveillance, afin de déterminer si l’incendie a pu surexposer la population rouennaise à des substances chimiques.

Par ailleurs, un suivi dans le temps des indicateurs de santé, tels que les pathologies cardiovasculaires, les pathologies pulmonaires, les cancers et les troubles psychologiques sera mené, dans le but d’identifier un éventuel excès de survenue de ces pathologies parmi la population exposée aux fumées et suies issues de l'incendie. Ce suivi, qui démarrera en juillet 2020 avec la réalisation de l’état sanitaire de référence – autrement dit, l’exposé de la situation avant l'incendie – permettra d'informer la population et les praticiens des conséquences potentielles de l’accident, et d'élaborer des préconisations concernant le suivi et la prise en charge des malades.

La quatrième approche de Santé Publique France concerne le suivi des travailleurs de l’entreprise et de ceux qui sont intervenus sur le site pour maîtriser le feu et dépolluer. Ce travail est coordonné par le groupe d’alerte en santé travail, animé par cette agence. Ce groupe, composé de spécialistes des risques pour la santé des travailleurs, pourra adresser des recommandations aux médecins du travail dans le cadre du suivi de cette population, qui a pu être particulièrement exposée aux fumées et aux suies.

Enfin, un groupe santé a été constitué au sein du comité pour la transparence et le dialogue mis en place par le préfet de Seine-Maritime. Constitué d’associations, de maires, de députés, de médecins libéraux et hospitaliers, de représentants des collectivités locales, il constitue l’interlocuteur privilégié de Santé Publique France et contribuera à la construction des enquêtes et à l’analyse des résultats, afin de privilégier une approche participative.

Pour conclure, je voudrais vous livrer mon analyse de l’événement. Comme vous pouvez le constater, je me suis engagée dès le premier jour pour comprendre et expliquer la situation avec rigueur et en toute transparence. Je resterai engagée pour tirer toutes les leçons de la crise. Il convient de souligner le caractère singulier de cet accident industriel, qui a heureusement fait peu de blessés, mais qui a impliqué un très grand nombre de personnes. La gestion de crise liée à ce type d’événement est de fait intersectorielle et implique plusieurs ministères et services de l’État au niveau territorial. Malgré cette complexité, les services de l’État ont su mener – il faut le souligner – une action coordonnée et cohérente pour protéger les populations. Je voudrais insister sur la qualité et la diligence des expertises mobilisées dès les premières heures. De même, l’engagement de tous les professionnels de santé s’est révélé, à chaque fois, à la mesure des enjeux, et je tiens ici à les en remercier à nouveau. Je veux également souligner le rôle important de mes services dans la gestion de la crise. À la demande du Premier ministre, et en appui à la cellule post-accident activée à la préfecture de Seine-Maritime, la direction générale de la santé a accueilli et animé, dès le 1er octobre et jusqu'au 18 du mois, une cellule nationale d’appui, afin d’assurer un soutien aux autorités locales et à la cellule post-accident, et de coordonner les actions interministérielles, notamment pour mobiliser les bonnes expertises.

Cependant, malgré cette mobilisation d’ampleur et notre volonté de faire toute la transparence, nous n’avons pas su répondre aux inquiétudes légitimes de la population, notamment au sujet des risques sanitaires et environnementaux liés à d’éventuelles contaminations. Il conviendra donc de réfléchir collectivement à de nouveaux modes d’information et de communication auprès de la population – j’y reviendrai. Plus largement, il nous faudra mener dans les prochains mois une réflexion sur les modes de réponse à apporter, au niveau national, à ce type de crises. Les conclusions de votre mission d’information y contribueront évidemment.

Je vous remercie de me donner à présent l’occasion de répondre plus précisément à vos questions.

Quand je me suis rendue à Rouen, j’ai senti l’odeur, j’ai vu les fumées, j’ai ressenti, comme tout le monde, qu’un événement s’était produit. La pollution était, pour moi, de l’ordre du ressenti et de la constatation visuelle, indépendamment de toute notion de gravité ou de toxicité. On ne pouvait pas nier qu’un événement s’était produit, tant il était visible.

Nous connaissons l’ensemble des substances qui ont été déclarées par les responsables des deux usines ; je précise que toutes ne sont pas des CMR, et que toutes n’ont pas brûlé. Ce qui est plus difficile à expertiser, c’est l’« effet cocktail » créé par l’incendie. Nous connaissons la toxicité individuelle de chaque substance, y compris à l’état volatil, mais la consumation entraîne leur destruction, et on ne retrouve pas tout à fait les mêmes produits dans le panache de fumée. Ce sujet est du ressort du ministère de la transition écologique et solidaire. L’ANSES travaille sur les « effets cocktail » et sur l’incidence de la combustion sur ces produits.

La question des seuils de concentration des substances est pertinente car, en l’occurrence, elle se pose dans tous les milieux – dans l’air, l’eau et les sols. La surveillance en routine de la qualité de l’air est prévue par les textes, qui définissent notamment les polluants mesurés – parmi lesquels on peut citer l’ozone, les particules ou le dioxyde d’azote – et les seuils associés. En revanche, les polluants pouvant être émis lors d’un incendie sont multiples et ne sont pas mesurés dans le cadre de la surveillance de routine. L’ANSES mène des travaux de fond pour établir des valeurs toxicologiques de référence (VTR), afin d’évaluer les risques ; ces valeurs sont déterminées en fonction de l’avancement des connaissances et des risques sanitaires connus. L’ANSES établit une « priorisation » annuelle avec les ministères de tutelle, qui peuvent lui demander de définir une valeur de référence en situation d’urgence. Nous nous appuyons également sur les valeurs retenues par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), les seuils connus internationalement, mais – c’est l’une des difficultés que nous rencontrons, car chaque événement est unique – il n’en existe pas pour toutes les substances ni pour tous les types de contamination.

Madame Vidal, l’un des retours d’expérience les plus précieux de la crise concerne le rôle des professionnels de santé dans la communication auprès de la population. Nous ne nous sommes pas suffisamment appuyés sur eux, même s’ils ont été tenus informés. L’alerte et l’information des professionnels de santé au sujet de toutes les questions liées à la sécurité sanitaire des Français sont primordiales. Les praticiens sont en effet en première ligne, et les Français leur font confiance. À cet effet, nous avons à notre disposition deux dispositifs d’alerte. Le système MARS (« Message d’alerte rapide sanitaire ») permet l’envoi d’un message d’alerte aux établissements de santé, au Samu, au centre 15. Nous avons demandé à chaque structure de disposer d’un « contact alerte », auquel l’ARS peut adresser ses propres alertes, et qu’elle mobilise en cas de crise.

Nous disposons d’un outil plus large, la liste de diffusion « DGS-urgent », qui nous permet d’envoyer un message en temps réel aux professionnels de santé inscrits à un ordre, tels que les médecins, les pharmaciens, les infirmiers ou les podologues, pour ne citer qu’eux. Ce dispositif, institué en 2016 par la loi de modernisation du système de santé, a été profondément amélioré. Chaque praticien est désormais tenu de communiquer à son conseil de l’ordre une adresse électronique de contact. Les ordres, qui disposent des listes les plus à jour, sont donc associés au système d’information. La base de données compte aujourd’hui 823 000 professionnels, qui reçoivent des courriels sécurisés, pouvant être ciblés par département et par profession. Ces deux outils sont régulièrement utilisés dans le cadre des alertes sanitaires. À titre d’exemple, des messages ont été diffusés hier pour tenir informés les professionnels des effets d’un nouveau coronavirus en Chine, qui est à l’origine d’une épidémie.

Le ministère a par ailleurs conclu une convention avec le Conseil national de l’Ordre des pharmaciens, afin de diffuser des messages liés aux alertes sanitaires, par le biais du dossier pharmaceutique.

Concernant Lubrizol, l’ARS a adressé une information synthétique aux Unions régionales des professionnels de santé (URPS) dès le jeudi 26 septembre. Les responsables de ces unions ont notamment été prévenus que la consommation d’eau n’était pas soumise à restriction. L’ARS n’ayant pas demandé à recourir aux outils nationaux, ils n’ont pas été utilisés. Il nous a semblé que les URPS ont peu communiqué avec leurs professionnels ou, du moins, qu’ils l’ont fait de manière inégale. Certains médecins se sont donc sentis isolés face à l’inquiétude de leur patientèle. Cependant, compte tenu des premiers résultats toxicologiques, de l’absence de remontée de cas grave ou inhabituel, il n’y a pas eu de recommandation de prise en charge particulière lors de la phase initiale de l’événement.

Enfin, nous avons mis en place très rapidement un numéro vert, pour que chacun puisse s’informer au niveau national, et nous avons alerté la presse régionale et nationale par des conférences de presse quotidiennes assurées, vous le savez, par le préfet, en lien avec l’agence régionale de santé, qui était à ses côtés.

Vous m’interrogez aussi, madame Vidal, sur d’éventuels effets secondaires à long terme : les enquêtes de Santé Publique France nous éclaireront parfaitement sur ce point. La présence d’amiante dans l’environnement, en tout cas, ne doit pas susciter de craintes. L’explosion du toit de l’usine a effectivement entraîné la propulsion d’amiante, mais seulement sous la forme de gros débris – dont la préfecture a organisé le retrait par des équipes ad hoc – et non de fibres. Le niveau de fibres d’amiante dans l’air et sur les sols n’est pas supérieur au seuil admis : il n’y a donc aucun risque de mésothéliome.

Monsieur le rapporteur, tout est fait pour que l’enquête épidémiologique soit lancée au plus vite, selon le calendrier qui a été annoncé. Mais nous devons, au préalable, disposer des résultats environnementaux, car nous ne pourrons rien faire tant que nous ne connaîtrons pas les substances que nous devons rechercher. Les principales substances toxiques connues n’ont pas été trouvées dans l’environnement, mais nous en cherchons à présent de plus rares, liées par exemple à un « effet cocktail ». Nous avons besoin de ces résultats pour proposer une surveillance ciblée sur un organe en particulier ou sur une population donnée. L’enquête de Santé publique France devrait débuter en mai 2020, lorsque nous disposerons de tous ces éléments. En attendant, nous veillons à recueillir le ressenti de la population et à la rassurer. Nous mènerons une enquête de bio surveillance si nous retrouvons dans l’environnement des substances toxiques issues d’un « effet cocktail ».

Mme Agnès Firmin Le Bodo. Madame la ministre, des analyses ont été faites pour contrôler la présence d’hydrocarbures dans le lait maternel : en avez-vous reçu les premiers résultats ?

Par ailleurs, vous avez évoqué l’isolement qu’ont pu ressentir les médecins, surtout dans les premiers jours, et rappelé qu’il existe une convention entre votre ministère et l’Ordre des pharmaciens. Pourquoi ne pas conclure le même type de convention avec l’Ordre des médecins ? Vous pourriez ainsi vous adresser directement à tous les médecins en cas de crise sanitaire.

M. Jean Lassalle. Madame la ministre, avez-vous trouvé, dans les archives de votre ministère, la trace d’une catastrophe comparable à celle-ci par son ampleur, par sa complexité, par le nombre de personnes impliquées et par le nombre d’administrations concernées ?

Avez-vous le sentiment, à présent que le stress est retombé, que l’espoir est en train de renaître ? Pensez-vous qu’à terme nous pourrons prendre des dispositions susceptibles d’éviter ce type de catastrophe ?

M. Bruno Millienne. Madame la ministre, je vous remercie pour votre exposé très détaillé, qui montre que la chaîne de responsabilité, au sein de votre ministère, a bien fonctionné. J’ai deux questions à vous poser, qui ne sont ni scientifiques, ni techniques.

Le fait que de nombreux ministères aient été concernés par cette crise n’a certainement pas facilité les choses, mais comment expliquez-vous que des messages aussi contradictoires aient pu être émis, par exemple au sujet de la commercialisation du lait ? Ils n’ont fait qu’affoler la population.

Deuxièmement, êtes-vous certaine que la réouverture, même partielle, de l’usine Lubrizol n’est pas un peu prématurée, compte tenu du niveau d’inquiétude de la population ?

Mme Natalia Pouzyreff. Madame la ministre, avec le recul, quels sont selon vous les moyens de renforcer la culture du risque, ou du moins la culture de la gestion des risques ? Ces questions relèvent peut-être davantage du ministère de la transition écologique et solidaire ou de celui de l’intérieur, mais j’aimerais connaître votre sentiment.

Ne serait-il pas souhaitable d’améliorer la communication avec le public et de le solliciter de façon plus régulière, et pas seulement au moment de l’élaboration d’un plan particulier d’intervention ou lorsqu’une crise survient ? Comment, enfin, pouvons-nous lutter contre la propagation des fake news et faire mieux entendre les discours scientifiques ?

M. Damien Adam, rapporteur. Madame la ministre, vous avez indiqué que 259 passages aux urgences avaient été comptabilisés dans les jours qui ont suivi l’incendie. Ces données sont-elles fiables ? Pouvez-vous nous indiquer comment elles ont été collectées ? Par ailleurs, vous avez indiqué que 823 000 professionnels étaient recensés dans la base de données « DGS-urgent ». En pourcentage, que représente ce nombre ?

Vous avez indiqué que les premières analyses relatives à la pollution environnementale devaient être rendues aujourd’hui. Votre ministre, ou celui de la transition écologique et solidaire, les a-t-il reçues ?

S’agissant du suivi épidémiologique, j’ai le sentiment que la procédure existante est très anxiogène pour la population, qui supporte mal de devoir attendre plusieurs mois pour avoir des informations. Prévoyez-vous, dans le cadre du retour d’expérience sur la crise de Lubrizol, de modifier cette procédure pour mieux prendre en compte l’anxiété de la population ?

Pouvez-vous nous dire, enfin, pourquoi le suivi des pathologies à long terme ne commencera qu’en juillet 2020 ?

M. le président Christophe Bouillon. Notre collègue Bruno Millienne vous a interrogée sur l’autorisation de réouverture de l’usine Lubrizol. Votre ministère et l’ARS ont‑ils été consultés au sujet de cette réouverture ? Si tel est le cas, quels critères sanitaires ont été retenus ?

Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé. Monsieur le président, je ne peux pas répondre à la question que vous m’avez posée tout à l’heure au sujet de l’indemnisation et du document que les personnes concernées doivent signer, car ce point juridique n’entre pas dans le champ de mon ministère.

Madame Firmin Le Bodo, vous m’avez interrogée au sujet du lait maternel. Des prélèvements sur l’urine et le lait ont été prescrits par des médecins traitants pour neuf femmes allaitant et habitant la région rouennaise, pour l’analyse de trois sous-produits de la pyrolyse que l’on peut détecter à la suite d’accidents industriels et d’incendies : le toluène, l’éthylbenzène et le xylène. Ces prélèvements ont été réalisés le 7 octobre par le CHU de Rouen, soit dix jours après l'incendie, et analysés au CHU de Limoges. Cela n’entre pas dans le cadre d'une étude de recherche menée par le CHU de Rouen.

De nouveaux prélèvements ont été réalisés pour ces mêmes femmes les 13 et 14 novembre. Des échantillons de lait congelé stockés au CHU de Rouen avant l’incendie de l’usine Lubrizol ont aussi été analysés, ainsi que des échantillons de lait de femmes résidant ailleurs, afin d’avoir une idée de l’imprégnation de fond de la population.

Les substances recherchées ont été retrouvées dans les prélèvements réalisés pour les femmes rouennaises – à une concentration comprise entre quelques picogrammes et quelques dizaines de picogrammes par litre. Toutefois, l’association entre ces résultats biologiques et l’incendie de l’usine Lubrizol ne peut être établie et il convient d’interpréter avec prudence les données brutes de ces analyses. Il existe, en effet, différentes voies d’exposition à ces trois substances – or nous n’avons pas d'informations précises sur l’exposition possible de ces femmes à celles-ci – et la présence de ces substances dans les urines et le lait est difficilement interprétable, au vu de leur absence dans les prélèvements environnementaux, d’une part, et de la demi-vie de ces substances, d’autre part.

Les analyses de l’air réalisées par l’INERIS à la suite de l’incendie de Lubrizol les 26 et 27 septembre dernier en plusieurs points de l’agglomération rouennaise n’ont pas mis en évidence de contamination de l’air par le toluène, l’éthylbenzène et le xylène : toutes les valeurs mesurées étaient inférieures à la limite de quantification. Très volatiles, ces substances ne sont pas rémanentes dans l'environnement et ont des demi-vies très courtes dans l’air, de l’ordre de vingt-quatre heures.

J’en viens aux résultats des analyses comparatives avec des laits maternels et des urines provenant d’autres villes, ou réalisées à Rouen avant l’incendie. Ces substances ont été retrouvées dans le lait prélevé avant le 26 septembre, c’est-à-dire avant l’incendie, de cinq femmes résidant à Rouen, dans le lait de huit femmes résidant à Dijon ou à Lille et dans les urines de dix femmes résidant à Toulouse ou à Dijon.

D’après les toxicologues du CHU de Rouen, les différentes concentrations retrouvées et leur variation dans le temps pour les femmes rouennaises sont impossibles à interpréter, car les effectifs et le nombre de prélèvements par femme sont trop limités. L’analyse statistique retrouve significativement plus d’éthylbenzène dans le lait du 7 octobre, par rapport aux échantillons prélevés avant le 26 septembre, mais les échantillons prélevés le 7 octobre semblent trop distants de l’incident pour que l’on puisse établir un lien.

Ces résultats tendent à démontrer que les valeurs mesurées dans les prélèvements des femmes rouennaises correspondent à un « bruit de fond », qui est observé à Rouen avant l’incendie, mais également dans d'autres villes de France. Les recommandations concernant l’allaitement maternel à la suite de l’incendie de Lubrizol ne sont donc pas remises en cause et demeurent inchangées : il n’y a pas de contre-indication à l’allaitement maternel dans la région rouennaise. Il convient par ailleurs de rappeler que le suivi sanitaire de la population a été élaboré par les scientifiques de Santé Publique France.

J’en viens à votre deuxième question, qui portait sur l’ordre des médecins. Il serait effectivement utile d’établir une convention avec celui-ci : nous y travaillons, mais ce n’est pas facile. L’ordre des pharmaciens dispose d’un système d’alerte plus rapide que celui des médecins, grâce au dossier pharmaceutique qui existe dans toutes les officines.

Monsieur le rapporteur, vous m’avez demandé la proportion de praticiens inscrits dans la base de données de « DGS-urgent ». La grande majorité d’entre eux y figure, mais il y a constamment de nouveaux entrants et des sortants dans les professions de santé, si bien qu’il est impossible d’avoir des informations parfaitement à jour et de s’adresser à tous les personnels de santé de façon exhaustive. J’ajoute que tout professionnel a le droit, de façon proactive, de s’inscrire à « DGS-urgent ».

Monsieur Lassalle m’a demandé si nous avions déjà connu pareille catastrophe. Chaque accident est singulier, mais je songe évidemment à l’explosion de l’usine AZF, dont les conséquences ont été très lourdes, puisqu’elle a causé des morts, des blessés et d’importantes destructions. D’une certaine façon, je crois que l’accident d’AZF nous a un peu « prémédiqués », si vous me permettez ce terme médical. Le matin de l’incendie de l’usine Lubrizol, nous avons été soulagés de voir qu’il n’y avait pas d’explosion, mais ce soulagement nous a peut-être fait oublier qu’il fallait aussi rassurer la population au sujet du panache de fumée. Je songe aussi à la catastrophe de Seveso, en Italie, qui fut beaucoup plus grave, puisque c’est de la dioxine qui s’est répandue massivement dans l’environnement, avec des conséquences dramatiques pour la population.

La grande nouveauté, en matière de gestion de crise, c’est l’impact des réseaux sociaux, qui favorisent la diffusion des fausses informations et compliquent la tâche des services de l’État. Ces derniers font des conférences de presse, alertent les professionnels, ont leur propre chaîne de commandement et leurs propres réseaux de communication, mais il leur est tout de même difficile de contrecarrer l’influence des réseaux sociaux.

Vous m’interrogez, monsieur Millienne, sur ce que vous appelez des « messages contradictoires » ; votre question rejoint celle de Mme Natalia Pouzyreff au sujet de la culture du risque. Il me paraît important de mener un travail d’éducation du public sur ce qu’est un risque, d’une part, et d’améliorer la culture scientifique dans notre pays, d’autre part. Il faut faire comprendre à la population qu’on peut ne pas savoir quelque chose et qu’il est légitime, à un moment donné, de ne pas savoir. Le pire, c’est de vouloir trop en dire quand on ne sait pas ou de ne pas oser dire qu’on ne sait pas. Pour ma part, je veille toujours à dire que je ne sais pas quelque chose, lorsque c’est le cas. En matière de communication, moins on est nombreux et mieux c’est ! L’idéal aurait été d’avoir un seul porte-parole, afin d’éviter les messages contradictoires. Le problème, c’est que nous avons été confrontés à des sujets d’ordre environnemental, industriel, agricole et sanitaire, qui impliquaient de nombreux ministres, y compris celui de l’intérieur, pour l’intervention des pompiers.

Il faut aussi faire preuve de bon sens : tant qu’on ne sait pas s’il y a un danger, on met les gens à l’abri. Certaines personnes nous disaient que si on leur demandait de mettre des gants pour toucher les suies, c’est qu’elles étaient toxiques. En réalité, c’est parce que je ne savais pas si elles l’étaient que je leur ai demandé de ne pas les toucher. Mais cette idée est très difficile à faire passer…

La transparence est indispensable et elle doit être très précoce, y compris – et même surtout – quand on ne sait pas : moins on sait, plus il faut le dire vite. Il importe de mieux associer les professionnels de santé à ce travail de communication, car ils sont apaisants. Les URPS n’ont manifestement pas été le bon canal et les documents d’information que nous leur avons proposés n’étaient probablement pas assez précis. C’est une leçon à tirer : il aurait sans doute été préférable que l’ARS produise des documents d’information à destination des professionnels, au lieu de leur fournir des informations brutes. Ces informations, soit les professionnels ne les ont pas diffusées à leur réseau, soit ils n’ont pas su s’en emparer. La transparence est la meilleure arme contre les fake news : il faut organiser des conférences de presse et utiliser les organisations non gouvernementales (ONG), qui sont aussi un vecteur de confiance.

Monsieur le rapporteur, vous m’avez interrogée sur la fiabilité des chiffres dans les services d’urgence. Nous avons un système de surveillance permanent dans les services d’urgence, qui nous permet d’identifier la cause de chaque passage – nous connaissons par exemple le nombre de visites liées à la grippe. Nous effectuons également un suivi syndromique, qui permet au ministère de repérer des risques, car certains syndromes, comme les nausées ou les vomissements, doivent nous alerter. Santé publique France recueille ces informations en temps réel, qui sont extrêmement fiables.

Je n’ai pas encore reçu les analyses environnementales qui devaient nous être remises aujourd’hui : il faudra interroger la ministre de la transition écologique et solidaire. Vous me demandez aussi pourquoi nous ne lancerons qu’en juillet le suivi des pathologies à long terme. Je rappellerai d’abord que nous parlons de pathologies chroniques – pathologiques cardiovasculaires, cancer – qui n’apparaissent pas immédiatement. Par ailleurs, nous devons commencer par faire un bilan de l’état de santé de la population rouennaise avant l’accident, notamment de ses facteurs de risque particuliers, pour avoir une référence à l’instant t zéro. Nous devons aussi attendre le rapport environnemental, afin de savoir si certaines substances sont susceptibles de causer des pathologies particulières.

Le ministère des solidarités et de la santé n’a pas été consulté au sujet de la réouverture de l’usine Lubrizol : il ne s’exprime jamais sur l’ouverture d’un site industriel.

Je crois avoir répondu à toutes vos questions. Pour résumer, je pense que le rôle des professionnels de santé devrait être mieux valorisé, qu’il importe de faire un travail d’éducation de la population et que nous devons mobiliser davantage les collectifs de citoyens et les ONG. Aujourd’hui, les collectifs de citoyens peuvent s’adresser aux médecins traitants et à Santé Publique France pour partager leur ressenti et contribuer au suivi de l’impact sanitaire, psychologique et social de l’événement.

Les défis écologiques sont devant nous. Nous connaîtrons d’autres événements de ce type, probablement très différents – car ils sont tous différents. Nous apprenons de chaque événement, mais tout nouvel événement nécessite une adaptation. Ce qui me paraît évident, c’est que nous devons renforcer la coordination interministérielle pour faire face aux événements liés au changement climatique. Je pense notamment aux canicules, qui seront fréquentes à l’avenir, mais auxquelles notre société n’est pas du tout préparée. Aujourd’hui, nous gérons chaque canicule comme une crise, alors que nous devrions modifier nos comportements et notre environnement en profondeur. C’est une question cruciale pour mon ministère.

La Convention citoyenne pour le climat réfléchit à ces questions environnementales et, dans le cadre du comité interministériel pour la santé, animé par le Premier ministre, nous lancerons en février le nouveau plan national santé-environnement, dans lequel ces sujets seront abordés de manière spécifique.

Mme Agnès Firmin Le Bodo. Dans les collectivités, nous faisons parfois des exercices de gestion de crise, mais nous ne remontons jamais jusqu’à ce niveau de la coordination interministérielle, qui est pourtant essentiel. Il est clair que nous n’avons pas la culture du risque en France et qu’il faudrait, dans le cadre de ces exercices, aborder la question de la coordination entre les différents ministères, car tant qu’on ne l’a pas fait, on ne sait pas comment faire.

M. le président Christophe Bouillon. J’aimerais revenir sur l’inquiétude, et même l’anxiété, de la population. La mission d’information a lancé une consultation citoyenne et a reçu plus de 4 000 contributions. Ce qui me frappe, c’est que la question de la santé y est centrale. Madame la ministre, constatez-vous, au sein de la société, une préoccupation croissante pour la santé ? Si tel est le cas, cela ne doit-il pas, à terme, modifier notre façon de gérer ce type de crise ? En matière d’épidémiologie et de suivi médical, nous respectons une méthodologie qui est clairement définie, nous en suivons toutes les étapes, mais certains s’interrogent sur le calendrier et déplorent que les choses n’aillent pas assez vite. Le retour d’expérience peut-il nous amener à modifier notre façon de procéder ? Vous avez bien expliqué que nous avons besoin d’un bilan à l’instant « t - zéro » pour mesurer des évolutions : cela paraît logique, mais ne pourrions-nous pas, sur certains points, changer notre façon de faire ?

M. Damien Adam, rapporteur. Dans le prolongement de la question du président, jugez-vous réalisable et opportune l’instauration d’un préjudice d’anxiété, en rapport avec ces risques technologiques ?

Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé. Cette dernière question me semble à la fois légitime et terriblement difficile. L’anxiété est réelle, mais elle concerne tellement de sujets en lien avec la santé qu’il paraît très difficile de trouver le bon curseur, surtout si l’on parle de verser une indemnité. Je pense qu’il vaut mieux travailler sur les causes que sur la réparation. Mon rôle, c’est de limiter l’anxiété en étant beaucoup plus performante dans la réassurance de la population, car presque tous les sujets que j’ai à traiter suscitent de l’anxiété, qu’il s’agisse par exemple des médicaments ou des risques alimentaires. Vous avez raison, monsieur le président, la santé est effectivement devenue la préoccupation numéro un des Français : c’est très impressionnant. D’ailleurs, les sites internet liés à la santé explosent – avec toutes les manipulations que cela peut impliquer.

En matière de gestion de crise, j’identifie deux enjeux majeurs. Premièrement, il importe d’accorder autant d’importance à la santé qu’à l’aspect sécuritaire, de traiter ces questions à égalité. Ce qui est frappant dans toutes les crises, c’est que les gens sont beaucoup plus préoccupés de leur santé à long terme que du risque immédiat. Le deuxième enjeu, c’est celui de la communication. Mme Firmin Le Bodo a évoqué les exercices de gestion de crise. Il est vrai que dans ces simulations, on gère parfaitement la mise à l’abri, l’intervention des pompiers, l’ouverture du centre de crise, mais que personne ne travaille sur la communication. Or il est clair que cela est devenu l’enjeu principal.

J’aimerais, pour conclure, vous rapporter une anecdote qui montre que notre société n’est pas encore prête à répondre à l’inquiétude des Français sur les questions de santé. Il se trouve que j’ai dû, en tant que présidente de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), gérer l’accident de Fukushima en 2011. Je suis restée quinze jours au centre de crise de l’IRSN pour analyser en temps réel ce qui se passait dans la centrale. C’est un lieu magnifique, avec une pièce dédiée à chaque question, par exemple à l’environnement ou à la météorologie, et même une salle qui permet de contrôler toutes les données de la centrale et presque de la piloter à distance. Mais on s’est vite rendu compte que le seul enjeu, dans cette crise, c’était la communication. Tous les médias français ne parlaient que de l’accident. Nous donnions une conférence de presse par jour. Or nous n’avions pas de salle dédiée à la communication. Nous n’avions pas non plus de salle affectée à l’évaluation sanitaire des risques, alors que nous devions faire des analyses de radioactivité pour les Français qui arrivaient de Tokyo ou encore pour les pilotes d’Air France.

Les centres de crise sont conçus pour faire face à l’accident, pour gérer les problèmes industriels et environnementaux, mais ils ne prennent pas en considération les questions relatives à la santé et aux médias.

L’IRSN, lui, a tiré les leçons de cet épisode et son centre de crise a été réorganisé après le retour d’expérience de Fukushima. Dans les expérimentations que nous faisons autour des sites Seveso et dans les villes qui les entourent, nous devons effectivement mettre la communication et la santé au cœur de nos préoccupations.

L’audition s’achève à seize heures quinze.

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34.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire

(Séance du mercredi 15 janvier 2020)

L’audition débute à seize heures trente.

M. le président Christophe Bouillon. Nous poursuivons nos travaux, avec la dernière audition de la mission d’information de la Conférence des présidents, qui, partant de ce retour d’expérience, vise à identifier des pistes de réflexion pour faire des propositions.

Monsieur le rapporteur et moi-même avions prévu de clôturer le cycle d’auditions en entendant deux ministres, d’abord Madame Agnès Buzyn, puis vous-même, madame la ministre de la transition écologique et solidaire. Nous pourrons ainsi vous poser nos questions, non seulement à l’aune de ce que nous avons compris de l’événement et de toutes les informations que nous avons reçues, mais aussi au regard du travail effectué par vos services depuis l’incendie.

Vous avez déjà eu l’occasion de vous exprimer à plusieurs reprises, notamment à l’Assemblée nationale, devant la commission du développement durable. C’est toutefois la première fois que vous intervenez devant la mission d’information. Il était important que nous puissions vous rencontrer pour clore la séquence des auditions, avant d’entamer la rédaction du rapport. Celle-ci s’appuiera sur toute la matière recueillie, notamment lors de la consultation citoyenne que nous avons décidée, pour laquelle nous avons reçu énormément de contributions. Tout cela servira à éclairer nos travaux et nos propositions.

Je poserai donc trois questions avant de donner la parole à notre rapporteur puis, bien évidemment, à vous-même, pour un propos liminaire.

Nous savons que vous avez demandé à vos services une enquête accident ou, plus précisément, une mission d’inspection, que vous avez confiée à Pierre-Franck Chevet, connu comme ayant été le président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Pourriez-vous nous indiquer le champ ainsi que le calendrier de ce travail, et s’il est en voie d’achèvement ? Comment cette mission a-t-elle procédé ? Est-elle dépendante de l’enquête judiciaire en cours ? Certains éléments de ce travail d’inspection pourraient-ils d’ores et déjà nous être confiés ou doivent-ils tous être versés à l’enquête judiciaire ? De premières pistes ont-elles été identifiées ?

Pourriez-vous également évoquer devant nous les trois chantiers que vous avez tout récemment mentionnés devant le Conseil supérieur de la prévention des risques technologiques (CSPRT), en précisant vos propositions pour chacun d’entre eux ? Cela nous permettrait sans doute d’orienter notre réflexion et d’identifier éventuellement d’autres chantiers. Le travail d’inspection a-t-il d’ores et déjà pointé des manquements ou des défaillances des services de l’État, ou du moins des marges d’amélioration ?

Enfin, la question des autorisations accordées durant l’année 2019 a été souvent soulevée – pour ma part, je m’interroge sur ce point depuis le début.

Ces autorisations font suite aux simplifications apportées notamment par la loi pour un État au service d’une société de confiance, dite loi ESSOC.

Sur le site de Lubrizol, une augmentation des quantités de substances stockées avait été demandée, dans des proportions non négligeables, puisque l’on évoque 1 598 tonnes supplémentaires. La modification prévue visait à utiliser des bacs multiproduits pour l’atelier mélange et à stocker de nouveaux produits dans les bâtiments et zones de stockage existantes du site. Certains travaux étaient nécessaires pour obtenir l’autorisation d’augmenter le volume des produits stockés. Une seconde demande avait été formulée pour obtenir un récipient de stockage destiné à la manutention. Des travaux étaient également nécessaires pour qu’elle aboutisse. Je souhaiterais donc savoir s’ils ont été réalisés et dans quelles conditions.

Plus généralement, comme l’ont soulevé certaines des personnes auditionnées, ne sommes-nous pas allés trop loin dans la simplification, au-delà du seul cas de Lubrizol ? Supprimer l’évaluation environnementale va-t-il dans le bon sens ? Ne faut-il pas faire la distinction entre les sites Seveso, à haut risque, et les autres types d’installations ? Sur ce point, ne faudrait-il pas corriger le tir ? La question est légitime.

Enfin, l’audition de la ministre des solidarités et de la santé nous a permis d’évoquer le rapport environnemental, préalable à l’étude épidémiologique et de santé. M. le rapporteur et moi-même croyons savoir que ce rapport est terminé. Pouvez-vous déjà en partager les conclusions ou, si tel n’est pas le cas, préciser la date à laquelle nous recevrons ce document, qui paraît indispensable à l’étude épidémiologique et de suivi médical ? Le rapport environnemental pourra aussi rassurer la population, laquelle éprouve encore quelques inquiétudes sur les aspects sanitaires et environnementaux, qui sont intimement liés.

M. Damien Adam, rapporteur. Je vous remercie, madame la ministre, d’être présente avec nous cet après-midi. Comme le précisait Monsieur le président, vous êtes la dernière personnalité interrogée, au terme de trente-trois auditions et près de cinquante heures d’entretien.

Nous avons souhaité terminer la séquence avec vous puisque c’est votre ministère qui gère les sujets liés non seulement à l’environnement, mais également aux risques technologiques. Lors de nos trente-trois réunions, les personnes auditionnées – représentants des pouvoirs publics, des services de l’État, des citoyens – ont eu l’occasion de détailler les faits, le déroulé de l’incendie, la manière dont ils ont vécu cette séquence, ainsi que les suites qui ont été données. Certains nous ont également fait part de leurs inquiétudes, de leurs attentes, parfois même de leur colère.

Avant de rendre le rapport dont j’ai la charge, il nous a semblé indispensable de confronter les propos que la mission a entendus avec l’expertise de votre ministère. Je ne doute pas que ses membres auront des questions à vous poser, afin d’être éclairés sur l’ensemble des aspects comme sur les mesures de moyen et long terme qui seront prises pour assurer le suivi de cet accident industriel.

Pour ma part, je souhaiterais évoquer avec vous la réglementation Seveso et les inspections par les directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL). J’ai cru comprendre que le nombre de sites Seveso était en augmentation dans ce pays, par exemple les sites d’avitaillement d’hydrogène étant classés ainsi. De même, certains sites d’éoliennes ainsi que de nombreux nouveaux types de sites pourraient être classés Seveso même s’ils n’ont aucun rapport avec l’industrie, du moins telle que nous pouvons l’imaginer.

Ces dernières années, les DREAL ont été soumises à des réorganisations, notamment du fait de la fusion des régions, ce qui a eu une incidence sur le nombre de contrôles non seulement des sites Seveso, mais également de toutes les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), dont le nombre de contrôles par année est réglementé.

Le site de Lubrizol respectait la réglementation, puisque le nombre de visites et de contrôles était largement supérieur au nombre minimal exigé par année. En revanche, les contrôles des sites ICPE qui ne sont pas Seveso semblent avoir été peu importants. Le cas de Normandie Logistique est criant à cet égard, son responsable ayant déclaré qu’il n’avait jamais été contrôlé.

Estimez-vous important de contrôler les sites ICPE qui ne sont pas Seveso, notamment les sites attenants à ces derniers ? Dans le cas de Lubrizol, on a vu qu’un site jouxtant un site Seveso peut avoir des conséquences sur un éventuel suraccident. Lorsqu’un plan de prévention des risques technologiques (PPRT) ou tout autre document est élaboré pour anticiper les situations à risques, il convient de mesurer exactement ce qui pourrait se passer.

La mission a également évoqué à de nombreuses reprises la problématique du régime d’antériorité : le site de Normandie Logistique, antérieur à l’arrivée de Lubrizol sur le territoire rouennais, ne pouvait pas être déplacé du fait de l’activité de ce second acteur. Pensez-vous qu’il soit nécessaire de réexaminer ce régime ? Quelles contraintes peut entraîner cette révision ?

Ma dernière question porte sur l’alerte et l’information à la population, un sujet très débattu depuis l’incendie de Lubrizol et relayé par le préfet. Aujourd’hui, les outils dont disposent les acteurs du terrain pour répondre à des situations à risque sont assez peu nombreux. La possibilité de déclencher des sirènes, de contacter la presse locale, d’organiser des conférences de presse ou simplement de passer en direct sur la radio officielle des situations à risque, France Bleu, ne permet pas de toucher massivement la population.

Une directive européenne, qui doit être transposée dans le droit français d’ici à 2022, a établi que la France doit choisir entre différentes technologies. Si le préfet pousse à adopter la technologie Cell Broadcast, le ministre de l’Intérieur, que nous avons auditionné en décembre, a indiqué qu’un choix devait être fait dans les prochains mois, sans préciser de technologie, ni d’échéance pour sa mise en place. D’ailleurs, savez-vous si le sujet a évolué depuis ? Quelle technologie la France devrait-elle choisir, selon vous ?

Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire. Je voudrais tout d’abord vous remercier de me donner à nouveau l’occasion d’échanger avec vous sur cette catastrophe industrielle, qui a frappé les habitants de Rouen, de la Seine-Maritime et au-delà, le 26 septembre dernier.

À leurs côtés dès les premières minutes, l’ensemble des services de l’État s’est mobilisé. Je voudrais souligner en premier lieu combien l’intervention des pompiers au cours de l’incendie a été exemplaire. Elle a permis de maîtriser un incendie dont tous les experts reconnaissent qu’il était hors norme, dans des délais records. Les 200 pompiers mobilisés ont fait preuve de beaucoup de courage dans la lutte contre le feu, et je voudrais leur rendre hommage. Grâce à eux, on ne déplore aucune victime.

Cet engagement est aussi celui des agents de mon ministère, chargés du contrôle des installations classées, afin de prévenir les accidents industriels. Je voudrais souligner en particulier l’engagement des inspecteurs de la DREAL Normandie, dès les premières heures de l’accident. Leur connaissance de l’installation a permis de prévenir tout suraccident. Au-delà de la crise, les services de l’État sont restés très mobilisés dans la durée, pour gérer les conséquences environnementales de l’incendie, en particulier le nettoyage de la darse.

Je voudrais aussi rappeler que c’est sous l’impulsion de la DREAL Normandie que l’application du plan de prévention des risques technologiques de Lubrizol avait permis de supprimer deux cuves de gaz de pétrole liquéfié (GPL) et une d’acide chlorhydrique, à proximité des bâtiments qui ont brûlé. Cette initiative a évité des conséquences encore plus dramatiques.

Au-delà de la réaction immédiate, le Gouvernement s’est engagé dans la durée pour faire face aux conséquences de l’accident, et cela, dans la transparence la plus absolue. Notre rôle est de présenter les faits tels qu’ils sont et, sur cette base, de prendre les mesures qui s’imposent. C’est pourquoi toutes les informations, toutes les données scientifiques et leurs interprétations ont été rendues publiques, au fur et à mesure que nous en disposions.

Nous avons constitué et réuni à plusieurs reprises un comité de dialogue et de transparence, que vous connaissez bien. Composé d’habitants, d’élus, des industriels, d’associations environnementales, d’acteurs économiques, de représentants du monde agricole, des organisations syndicales et des services de l’État, il a permis à l’ensemble des parties prenantes de nouer des échanges apaisés et transparents sur toutes les conséquences environnementales, sanitaires et sociales de l’accident. Le comité a d’ailleurs eu à se prononcer très récemment sur la reprise très partielle d’activité du site.

Je voudrais aussi rappeler que, dès la fin du mois de septembre, nous avons imposé une surveillance environnementale post-accidentelle, en prenant un arrêté de mesures d’urgence pour chacun des deux sites concernés.

S’agissant de l’alimentation, plus de 500 prélèvements ont été réalisés, dont les résultats se sont avérés inférieurs aux normes en vigueur. Des prélèvements continuent d’être effectués pour vérifier que ces résultats restent bien conformes dans la durée.

Concernant les suies, les résultats sont cohérents avec ce que l’on appelle couramment le bruit de fond, c’est-à-dire la pollution chronique constatée, notamment pour les hydrocarbures, les métaux et les dioxines. Quelques traces ont été mesurées pour le soufre, le zinc et le phosphore. Bien que ces éléments aient bien été présents dans les produits de Lubrizol, leur très faible concentration ne nécessite pas de mesures de précaution particulières.

Dans les sols, plus de 1 000 prélèvements ont été réalisés dans les 125 communes potentiellement touchées par le panache. Ils ne présentent aucune anomalie particulière, hormis quelques traces à Rouen pour deux métaux, le plomb et le mercure, qui, étant présents avant l’incendie, ne peuvent donc lui être imputés.

J’ai par ailleurs demandé à l’Agence française de la biodiversité – dénommée Office français de la biodiversité depuis le 1er janvier –, aux agences de l’eau Seine-Normandie et Artois-Picardie, à l’Office national des forêts et au Centre de documentation, de recherche et d’expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux (CEDRE) de réaliser un protocole de suivi sur les eaux de surface et la biodiversité. Les analyses effectuées sur les cours d’eau, notamment la Seine, font apparaître de faibles concentrations en hydrocarbures, dont le lien avec l’accident n’est pas établi et qui ne portent pas atteinte au milieu. Aucune mortalité piscicole n’a été constatée.

Je voudrais souligner que les analyses environnementales ont été réalisées avec la plus grande rigueur, afin de mesurer toute concentration anormale de polluants dans les milieux. Si nous avons réalisé – pour la première fois – des analyses complètes très tôt et sur un spectre aussi large, c’est pour que l’information la plus exhaustive soit apportée sur les conséquences sanitaires et environnementales de ce sinistre, conformément à notre engagement de transparence.

Toutes ces données nous permettront de réaliser une cartographie complète de l’état de l’environnement à la suite de l’incendie, donc de mener une étude quantitative des risques sanitaires, pour déterminer le suivi le plus approprié.

Le rapport sur toutes ces mesures était effectivement attendu aujourd’hui. Il avait été prescrit aux deux exploitants de mener des prélèvements très nombreux, ce qui constitue un programme très lourd. Au mois de décembre, ces derniers avaient signalé une saturation des laboratoires d’analyses au préfet, ce qui retarde un peu la remise du rapport. Cela confirme qu’il faut s’assurer de disposer d’un réseau capable d’effectuer des prélèvements en masse, comme nous avons eu besoin de le faire dans le cadre de cet accident, puis de rendre les analyses dans des délais raisonnables. Nous pourrions souhaiter à l’avenir de disposer des analyses dans des délais plus rapides.

La catastrophe de Lubrizol doit aussi nous permettre d’apprendre et d’améliorer nos procédures. Dès la survenue de l’accident, la DREAL a engagé une enquête administrative, comme c’est systématiquement le cas. J’avais par ailleurs lancé une mission d’inspection pour tirer tous les enseignements de cet incendie, afin de progresser dans la politique de prévention des risques comme dans la gestion de crise.

Mon idée, inspirée de ce qui existe dans les secteurs des transports, qu’ils soient terrestres, maritimes ou aériens, était non seulement de conduire une enquête administrative mais également de développer une véritable culture de l’enquête accident, qui ne se confond pas avec l’enquête judiciaire. Si cette dernière vise à déterminer les responsabilités, l’enquête administrative a pour rôle, comme dans l’aérien, les transports terrestres ou le maritime, de tirer toutes les conséquences des accidents, indépendamment de l’enquête judiciaire, pour prévenir la survenue de nouveaux événements. C’est dans cet esprit que j’avais demandé cette mission aux inspections.

Dès le début du mois d’octobre, j’avais également demandé à l’ensemble des préfets de vérifier auprès des exploitants des sites Seveso le caractère opérationnel des mesures de maîtrise des risques, notamment en cas d’incendie. Ils devaient aussi s’assurer que les exploitants étaient à même de tenir à disposition la liste des produits présents sur un site ou sur une partie des sites, dans des formulations intelligibles par tout le monde. Il n’aura échappé à personne que la liste des produits présents sur le site de Lubrizol, une fois qu’elle a pu être mise à disposition du public, n’était pas très parlante et que des connaissances de spécialiste étaient nécessaires pour l’interpréter.

J’ai donc tenu à ce que l’on tire immédiatement les conséquences de cet accident pour les autres sites, à la fois pour s’assurer que tous les exploitants de sites Seveso avaient bien réfléchi à leur plan d’intervention et pour que l’on ne se heurte pas à la même difficulté de communication de la liste des produits présents dans la zone concernée.

Aujourd’hui, les causes précises de l’incendie sont inconnues. En raison du secret de l’instruction, nous n’avons évidemment pas obtenu d’éléments de l’enquête judiciaire. Néanmoins, les constats de nos inspections et des experts qui se sont penchés sur ce sujet nous amènent à explorer plusieurs pistes d’amélioration. Elles ont naturellement vocation à être précisées et complétées dans les prochaines semaines, avec la conclusion de la mission d’inspection, grâce aux travaux menés par le Conseil supérieur de la prévention des risques technologiques, avec lequel j’ai échangé en début de semaine, et naturellement aux recommandations de votre mission d’information ainsi qu’à celles de la commission d’enquête du Sénat.

La première piste consiste à disposer, le plus rapidement possible, de la liste des produits stockés dans une zone affectée par un incendie, dans des termes compréhensibles par tous.

Une deuxième piste réside dans la capacité à faire réaliser des prélèvements en grand nombre et à obtenir les résultats des analyses dans des délais rapides. Dans le cas de l’accident de Lubrizol, l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS) est venu en appui. Si l’on peut réfléchir à doter l’institut d’une capacité d’intervention permanente, on doit aussi constater l’engorgement des bureaux d’études et des laboratoires d’analyses, responsable du retard que prend la remise du rapport, attendu aujourd’hui. Le réseau d’intervenants en situation post-accidentelle, qui réunit les prestataires capables d’intervenir, devra donc être renforcé.

Troisième piste d’amélioration : la modernisation des dispositifs de dialogue et de concertation avec les riverains. Nous devons progresser dans la culture du risque, à la fois vis-à-vis de ceux qui travaillent sur ces sites et de ceux qui vivent à proximité. De nombreuses procédures formelles existent, qui n’atteignent pas forcément leur objectif, celui de développer la culture du risque.

Enfin, sans entrer dans tous les sujets que balaient les inspections, y compris la distinction entre produits combustibles et produits non inflammables, qui n’a plus vraiment lieu d’être dans un incendie, nous aurons aussi à progresser en matière de classification.

Aujourd’hui, contrairement à ce qui existe dans le domaine des transports, nous menons une enquête accident sans disposer d’une structure dédiée. Une telle entité me semble utile, y compris dans les relations avec l’autorité judiciaire. Dans le secteur aérien, par exemple, les enquêteurs accident peuvent avoir accès à certaines données de l’enquête judiciaire. Cela suppose que les textes le prévoient, or ce n’est pas le cas aujourd’hui dans le domaine des risques industriels. Cette situation peut nous conduire à réfléchir à des évolutions législatives visant à élaborer des dispositifs pour que le retour d’expérience soit aussi efficace que dans l’aérien. Ce secteur peut s’adosser à des textes internationaux, lesquels n’existent pas dans le domaine des risques industriels.

L’accident de Lubrizol montre le rôle très important que jouent nos inspecteurs des installations classées. J’ai fait le choix de maintenir leurs moyens en 2020. Nous réfléchissons par ailleurs à la façon de renforcer les contrôles de terrain, y compris en déchargeant les inspecteurs de certaines tâches administratives.

En conclusion, avant de répondre plus précisément à vos questions, je vous confirme ce que j’avais pu dire au début des travaux, ainsi que dans des auditions plus à chaud. Le Gouvernement, vous l’avez compris, est vraiment attaché à tirer tous les enseignements de cet accident : c’est un enjeu non seulement pour la protection des populations mais aussi pour la pérennité de notre tissu industriel, dont l’activité, pour être acceptée, doit plus que jamais répondre à une double exigence de prévention des risques et de maîtrise des impacts, accidentels ou non, sur la santé et sur l’environnement.

J’en viens à vos questions. J’ai en partie répondu à celle concernant la mission d’inspection confiée à Pierre-Franck Chevet, ancien président de l’ASN, à Nathalie Homobono et aux inspecteurs du Conseil général de l’environnement et du développement durable. Il s’agit, indépendamment de l’enquête judiciaire qui s’attache à définir les responsabilités des uns et des autres, de tirer tous les enseignements de ce type d’accident.

S’agissant d’éventuelles défaillances, je rappelle que trente-neuf inspections du site ont été réalisées par le service responsable des installations classées depuis 2013. Par ailleurs, c’est à l’exploitant d’un site industriel qu’incombe la responsabilité de maîtrise des risques sur son site, de même que lui incombe la charge d’assurer le caractère opérationnel et effectif des dispositifs de maîtrise des risques qu’il a mis en place.

Les études de danger ont permis d’écarter un certain nombre de risques, et il apparaît que le service d’inspection des installations classées a, en l’espèce, parfaitement remplit son rôle. La mission d’inspection n’a d’ailleurs pas identifié de défaillance particulière, et ses conclusions portent moins sur le fonctionnement du service des installations classées que sur la nécessité de faire éventuellement évoluer la réglementation, les procédures des enquêtes accidents, voire, nonobstant le caractère probabiliste de ces enquêtes accidents, de n’écarter aucune piste et de réfléchir à la mise en œuvre de moyens proportionnés pour l’ensemble des risques.

S’agissant des ICPE, et notamment des éoliennes, leur nombre est en forte augmentation, et nos inspecteurs ont été très sollicités ces derniers temps, non seulement du fait de cette augmentation mais également par la mise en place des PPRT. Cela a conduit les équipes du ministère à réfléchir aux moyens de préserver le cœur de métier de ces inspecteurs, dont la fonction première est d’être sur le terrain. Il est donc impératif d’éviter qu’ils ne soient surchargés par des procédures administratives.

Cela m’amène à votre question sur l’allègement et la simplification des procédures. En la matière s’est opérée une sorte d’aller-retour : avant mai 2016 en effet, toute modification faisait l’objet, au cas par cas, d’une décision du préfet, qui optait soit pour l’application de la procédure complète, soit pour un simple arrêté complémentaire. Les textes de 2016 ont introduit des complexités sur lesquelles nous sommes ensuite revenus, avec cette idée qu’il ne s’agit en aucun cas de moins bien prendre en compte les risques, mais d’évaluer au mieux, dans chaque cas, la nécessité ou non d’une nouvelle étude de danger, notamment lorsque les modifications demandées n’ont que peu d’incidences en matière de risques.

C’est toute la question de l’équilibre à trouver entre le bon niveau de procédure et le temps nécessaire aux contrôles sur site, sachant que je suis pour ma part convaincue que, quelle que soit la nécessité des procédures, rien ne remplace la vérification in situ.

À cet égard, j’en profite pour préciser que les deux arrêtés qui ont pu être mis en cause concernaient, pour l’un, une reclassification des produits sans modification des quantités présentes sur le site, et, pour l’autre, une autorisation qui n’avait pas été mise en œuvre ; on ne peut donc en aucun cas les suspecter d’avoir un rapport avec l’incendie qui nous occupe.

En matière d’installations classées, le régime d’antériorité et les droits acquis permettent à une usine qui existait avant la mise en place de la réglementation la soumettant à autorisation de poursuivre ses activités, sans procéder à une étude de danger. Toutefois, si elle change de catégorie ou si l’augmentation de son activité l’amène à franchir un seuil, elle doit le déclarer. Par ailleurs, le fait d’avoir été dispensée des procédures ne la dispense pas de respecter les prescriptions liées à la prévention des accidents. Or les industriels ne remplissent pas systématiquement leurs obligations de déclaration, ce qui me renforce dans l’idée qu’accroître la présence des inspecteurs sur les sites Seveso irait dans le bon sens.

La question des dispositifs d’alerte et d’information des populations fait partie des éléments examinés par la mission interministérielle consacrée à la prévention et à la gestion de crise, dont nous n’avons pas encore les conclusions.

L’information des populations repose encore largement sur des dispositifs de sirènes, même si, de fait, les chaînes de télévision, la radio et les réseaux sociaux sont aussi utilisés désormais. La mission aura à nous faire des recommandations sur le sujet, mais je considère que le Cell Broadcast, qui consiste à prévenir par SMS toutes les personnes dans un périmètre donné, quel que soit leur opérateur, est une piste à creuser. Il faut néanmoins garder à l’esprit que tout le monde ne possède pas de smartphone ou n’est pas en permanence l’œil rivé à celui-ci. Ces questions sont plutôt du ressort du ministère de l’Intérieur, mais il me semble donc qu’il n’existe pas de dispositif miracle susceptible de se substituer à l’ensemble des dispositifs existants. Garder une multiplicité de canaux, tout en tirant parti des évolutions technologiques, me paraît donc offrir des garanties d’efficacité.

Mme Annie Vidal. J’aimerais quelques précisions sur les répercussions d’un accident comme celui de Lubrizol sur la biodiversité. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail indique qu’une exposition aiguë a un impact faible sur la faune et la flore mais qu’on peut craindre la pollution liée à une exposition chronique. Pouvez-vous donc nous repréciser les détails du protocole mis en place pour cette surveillance à long et à moyen termes sur l’impact environnemental de l’accident ?

Par ailleurs, est-il prévu de mettre en place sur le site de l’incendie un protocole de suivi spécifique des sols ?

Enfin, ATMO réalise tous les jours des mesures destinées à repérer les molécules correspondant à une pollution atmosphérique dite normale ; pensez-vous qu’il serait souhaitable et possible de disposer d’un protocole spécifique destiné à ce type d’accidents et permettant la surveillance de molécules particulières ?

M. Jean-Luc Fugit. Lors de la dernière séance du Conseil supérieur de la prévention des risques technologiques, vous avez annoncé, Mme la ministre, que vous souhaitiez travailler « sur une plus grande efficacité dans le suivi immédiat d’un incendie, avec la disponibilité, en tout lieu et toute circonstance, des moyens nécessaires aux mesures de toxicité ou aux mesures dans l’environnement dans les plus brefs délais. » Pouvez-vous nous donner des précisions sur ce qui va être concrètement engagé par votre ministère pour mettre en œuvre ces orientations, qui vont tout à fait dans le bon sens ?

J’aurais notamment voulu savoir si l’instruction du 12 août 2014, relative à la gestion des situations « incidentelles » ou accidentelles impliquant des installations classées pour la protection de l’environnement, sera étendue aux émissions dans l’air des incendies industriels et en particulier aux émissions de suie.

J’ai compris que le Gouvernement comptait s’appuyer, pour mettre en œuvre son plan d’action, sur les conclusions des travaux de la commission d’enquête du Sénat et de notre mission d’information. Entendez-vous également solliciter le Conseil national de l’air, que j’ai l’honneur de présider et qui rassemble différents acteurs concernés par la qualité de l’air, l’État, des ONG, des collectivités, des entreprises, des experts, des acteurs de la santé et des représentants des salariés ?

M. Bruno Millienne. Madame la ministre, ce que vous avez dit de la transparence rejoint les propos qu’a tenus juste avant vous Mme Buzyn. Il n’empêche que, malgré la transparence dont a pu faire preuve le Gouvernement, force est de constater qu’il n’a pas nécessairement convaincu la population, qui n’a pas cru à vos affirmations.

Trop de transparence tuerait-elle la transparence, ou la transparence sans la pédagogie n’est-elle rien ? Envisagez-vous de corriger la communication gouvernementale dans la gestion de ce type de crise, et ne serait-il pas approprié de nommer un porte-parole officiel plutôt que de laisser les différents ministères s’exprimer, au risque de susciter des messages parfois contradictoires, comme cela a été le cas avec les vaches laitières, dont il a d’abord été dit que leur lait était propre à la consommation, avant que soit diffusée, le lendemain, l’information contraire ?

Cette amélioration de la communication est d’autant plus nécessaire qu’il ressort de la consultation en ligne lancée sur le site de l’Assemblée nationale que nombre de nos concitoyens n’ont pas compris les messages envoyés par les différents membres du Gouvernement.

Enfin, je vous demande, comme à Mme Buzyn, qui ne m’a pas répondu parce qu’elle estimait que ce n’était pas de son ressort, si vous ne pensez pas que, même si toutes les vérifications techniques ont été faites, la réouverture, même partielle, de Lubrizol a été, eu égard à l’inquiétude de la population, trop prématurée.

Mme Natalia Pouzyreff. Dans le cas qui nous intéresse, la chaîne de commandement ainsi que tout le système de gestion de crise ont fonctionné normalement. Ce qui a péché en revanche, c’est la communication. La communication de crise doit répondre à plusieurs enjeux : sans être trop anxiogène, elle doit cependant être transparente ; elle doit être étayée par des explications rationnelles et faire appel à des experts. Or, face à une crise, la population ne s’en remet pas toujours à la rationalité. N’y a-t-il pas, dans ces conditions, un immense effort à faire pour éduquer nos concitoyens au risque ? Par exemple, si le public est obligatoirement consulté lors de l’élaboration d’un plan particulier d’intervention (PPI), aucun retour n’est ensuite prévu, une fois le PPI établi. Ne faudrait-il pas envisager des évolutions réglementaires ou législatives pour remédier à cette situation ?

Mme Stéphanie Kerbarh. Madame la ministre, je souhaite appeler votre attention, d’une part, sur les récentes déclarations du parquet concernant les manquements de sécurité de la part des deux entreprises victimes de l’incendie, Lubrizol et Normandie Logistique ; d’autre part, sur les outils de dialogue et de concertation que le ministère compte mettre en œuvre pour permettre une meilleure communication entre les différentes parties prenantes lors d’un accident industriel.

En premier lieu, le réquisitoire supplétif du parquet de Paris, en date du 19 décembre dernier, conclut à des manquements de sécurité de la part des deux entreprises. Parmi ces manquements, il est notamment reproché à Normandie Logistique de ne pas avoir mis à jour l’état des stocks, ce qui m’amène à conclure que l’entreprise n’était peut-être pas en mesure de connaître, à l’instant « t », les produits entreposés sur son site, et donc le risque associé. Bien que l’enquête soit en cours et qu’il convienne de s’astreindre à un devoir de réserve pour le bon déroulement de celle-ci, dans le respect de la présomption d’innocence, quelles mesures préconisez-vous pour que l’État puisse être tenu informé des produits stockés par une entreprise ? Ne peut-on pas envisager la mise en place d’un jeu de données périodiques partagé entre l’exploitant et les DREAL, afin de connaître les produits dangereux présents sur chaque site ? On pourrait, pour cela, s’inspirer du modèle de la contractualisation établie, dans un domaine qui n’est pas celui des accidents industriels, entre Enedis et les collectivités, qui définit les données devant être fournies par le concessionnaire à l’autorité concédante. À partir du moment où une entreprise est classée Seveso, peut-on envisager qu’elle transmette périodiquement la liste des produits qu’elle détient sur son site ?

La loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi PACTE, a introduit, à l’article L. 541-48 du code de l’environnement, la notion de plateforme industrielle, dont le décret d’application du 21 novembre 2019 précise les contours. Pourriez-vous nous préciser en quoi cette notion doit permettre de mieux anticiper les risques d’incidents industriels ?

En second lieu, vous avez précisé, lundi dernier devant le Conseil supérieur de la prévention des risques, le plan d’action que vous comptez mettre en œuvre pour répondre aux défaillances constatées lors de la gestion de cette crise.

Je soutiens ardemment la modernisation des outils de dialogue et de concertation que vous avez annoncée et qui me semble nécessaire, dans un contexte où la parole de l’autorité publique est très rapidement mise en doute.

Je vous avais interpellée, le 2 octobre dernier, à l’occasion de votre audition devant la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, sur l’opportunité de réformer les commissions de suivi de site (CSS) pour que ces dernières deviennent les interlocuteurs privilégiés en cas de crise. Concrètement, je soutiens l’idée qu’il faut que les commissions de suivi de site, qui ont l’avantage de réunir l’ensemble des parties prenantes, élus locaux, associations locales, exploitants, salariés et administration, puissent assumer une double fonction : la première, en temps normal, étant de continuer à être un lieu d’information et d’échanges, afin que l’ensemble des acteurs puissent être informés de la vie du site industriel – par exemple, des projets des différents exploitants, des incidents qui ont eu lieu et des actions entreprises pour la prévention du risque – ; la seconde, en temps de crise, serait d’être le vecteur de diffusion d’une information cohérente, et cela à l’ensemble des acteurs. En d’autres termes, les CSS ne pourraient-elles pas permettre, en cas de crise, une communication ascendante et descendante plus fluide entre les autorités et les différents acteurs locaux concernés, dans l’idée notamment de mieux informer la population ?

M. le président Christophe Bouillon. Je voudrais revenir sur la culture du risque, qui, d’une manière ou d’une autre, a été évoquée dans toutes nos auditions. Les salariés d’une ICPE sont souvent les premiers concernés par la culture du risque, et l’on a constaté, dans les territoires où leur présence était numériquement importante, qu’ils contribuaient grandement à la sensibilisation de la population. Qu’en est-il, à l’inverse, des territoires où leur présence n’est pas particulièrement notable ?

Qu’en est-il également de la sous-traitance ? Les salariés employés par des sous-traitants ont-ils été formés aux risques ? À la suite du rapport Le Déaut sur la sûreté des installations industrielles, la loi du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages, dite loi Bachelot, avait permis aux comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) d’associer la totalité des salariés présents, y compris lorsqu’il s’agissait de sous-traitants : ne pourrait-on pas envisager de réintroduire, sur les sites Seveso, un lieu de dialogue où les salariés puissent se familiariser avec la culture du risque et améliorer ainsi la sécurité ?

Vous avez souligné le rôle des inspecteurs et leur professionnalisme, que personne ici ne remet en cause. Si leur mission de contrôle et d’expertise ne pose guère problème, il n’en va pas de même de leur gestion de la réglementation, comme on l’a vu avec l’autorisation de réouverture partielle de Lubrizol. C’est la raison pour laquelle nous proposons, avec d’autres collègues, de créer, à l’image de ce qui existe dans le domaine du nucléaire avec l’ASN, une autorité de sûreté des sites Seveso. L’objectif n’est pas de multiplier les strates administratives mais de regrouper l’ensemble des inspecteurs sous l’égide d’une autorité unique – éventuellement déclinée dans chaque territoire. Le préfet resterait in fine maître de la décision, mais il pourrait s’appuyer sur cette instance, indépendante et transparente. Que pensez-vous d’une telle proposition ?

Pour en revenir ensuite aux commissions de suivi de site, se pose la question de la participation des habitants. Yves Blein, que nous avons auditionné en sa qualité de président de l’Association des collectivités pour la maîtrise des risques (AMARIS), nous a indiqué, en s’appuyant sur son expérience à Feyzin, que renforcer le poids des riverains au sein de la commission permettait de mieux sensibiliser la population à la culture du risque : y seriez-vous favorable ?

Ensuite, alors que, dans nombre de domaines industriels comme les transports ou la filière chimique, on procède à des retours d’expérience à partir des accidents qui ont pu se produire, dans le cas qui nous occupe, l’enquête judiciaire n’étant pas terminée, on ne connaît toujours pas les causes de l’accident, ce qui rend compliqué de prendre les mesures nécessaires pour qu’un incendie ne se reproduise pas : s’il est lié à une intrusion extérieure, cela implique en effet de renforcer la sécurité autour du site ; en revanche, si c’est un fût qui en est à l’origine, il faudra plutôt revoir les procédures de traçabilité.

Enfin, le Président de la République a récemment affirmé devant la Convention citoyenne pour le climat qu’il étudierait toutes les propositions, sans filtre. S’agissant des propositions de notre mission, je suppose que vous ne nous ferez pas ce cadeau, mais peut-on savoir au travers de quel filtre vous les examinerez ?

M. Damien Adam, rapporteur. Bruno Millienne a évoqué la désignation d’un interlocuteur unique pour la gestion de crise. Mme Buzyn a proposé que le ministère de la santé soit cet interlocuteur unique, estimant que la santé publique prenait le pas sur tous les autres sujets. Qu’en pensez-vous ?

Vous avez indiqué avoir demandé aux préfets, dès le 2 octobre, de s’assurer auprès des industriels du caractère opérationnel des mesures de maîtrise de risque en cas d’incendie : quels ont été les retours des préfets ? Vous ont-ils fait part de problèmes particuliers, notamment sur les PPRT ?

Comment, concrètement, entendez-vous renforcer les contrôles des DREAL sur le terrain, et dans quels délais ? Avez-vous demandé pour cela un rapport à la direction générale de la prévention des risques (DGPR) ?

J’ai bien entendu enfin ce que vous nous avez dit au sujet de l’antériorité. Il semblerait que Normandie Logistique soit précisément une entreprise qui a d’abord été un site de stockage classique, avant de devenir une ICPE, ce qu’elle avait obligation de déclarer à l’État. Or, manifestement, cette déclaration n’aurait pas été faite auprès de la DREAL, qui n’aurait donc pas mis en œuvre les contrôles réglementaires. Comment une entreprise ou un site industriel peut-il savoir qu’il est assujetti aux obligations des ICPE, s’il ne dispose pas en interne des compétences nécessaires pour cette expertise ?

Mme Stéphanie Kerbarh. Mais ces entreprises font de la veille juridique !

Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire. Nous sommes en effet amenés à surveiller l’impact sur l’environnement comme sur la santé, d’abord immédiatement après l’accident, pour évaluer la toxicité aiguë, puis par un suivi de moyen et de long termes. J’ai donc fait appel à plusieurs organismes – l’Agence française de la biodiversité, désormais Office français de la biodiversité, les agences de l’eau, l’Office national des forêts – dans le cadre de la surveillance immédiate de l’environnement : ils n’ont pas constaté de mortalité particulière des poissons ni du gibier. Ce suivi de l’environnement se poursuivra à moyen et à long termes. Des prélèvements ont été effectués sur le site de Lubrizol immédiatement après l’incendie et une action importante de curage a été engagée. Des actions seront évidemment menées pour s’assurer de la bonne remise en état du site et des prélèvements de suivi concernant les eaux souterraines seront réalisés pour vérifier que la pollution résiduelle a bien été éliminée.

Nous avons pu disposer rapidement d’informations en mobilisant à la fois l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS), ATMO Normandie et le Service départemental d’incendie et de secours (SDIS). C’était une réaction à chaud : nous avons missionnant dans l’urgence les acteurs qui pouvaient intervenir rapidement.

Dans ce genre d’accident, chaque minute compte : nous devons nous assurer de disposer 24 heures sur 24 des compétences nécessaires pour faire les prélèvements et les analyses dans le cadre du Réseau des intervenants en situation post-accidentelle (RIPA) ; les associations agréées de surveillance de la qualité de l’air (AASQA), que M. le président du Conseil national de l’air connaît bien, peuvent certainement participer à ce suivi. Nous avons pu mobiliser immédiatement l’INERIS ainsi que le SDIS appuyé par la Sécurité civile car ils disposaient de moyens de prélèvements et d’analyses ; néanmoins, nous devons garantir que ce sera bien le cas en toutes circonstances. Pour ce faire, nous serons amenés à revoir l’instruction du 12 août 2014 pour inclure l’obligation d’identification préalable des substances à rechercher afin de faciliter les opérations de surveillance. Bien évidemment, le Conseil national de l’air aura beaucoup à nous apporter et il serait donc intéressant qu’il puisse se saisir du sujet.

En dépit de toutes les informations qui ont été diffusées, nous n’avons pas pu surmonter une certaine méfiance de la population. C’est assez structurel dans la société actuelle : la parole publique et scientifique est suspecte, presque par principe. Beaucoup pensent que les réseaux sociaux savent mieux que les experts, lesquels présentent pourtant des garanties d’indépendance fortes. C’est une dimension avec laquelle il faut bien s’habituer à vivre !

La communication immédiatement après l’accident doit être réfléchie, y compris dans le choix des termes. Je ne suis pas sûre que l’ensemble des citoyens aient compris le message sur l’absence de toxicité aiguë. Certaines déclarations ont pu être perçues comme dissonantes par rapport à la réalité vécue par les habitants, en particulier les propos rassurants sur la qualité de l’air, alors même qu’une odeur pénible a persisté pendant des semaines et qu’un certain nombre d’habitants ont ressenti des nausées et des maux de tête : il y avait un écart entre les mesures et la perception, ce qui crée forcément de la suspicion.

Par ailleurs, d’autres dissonances ont pu jeter le trouble, par exemple quand des productions agricoles ont été consignées pendant plusieurs jours tandis que l’on rassurait sur l’état de l’environnement immédiat : cela n’a pas semblé parfaitement logique. C’est vraiment le sens de la mission interministérielle sur la gestion de crise : comment s’assurer que les messages sont adaptés et compréhensibles ? Comment éviter de donner l’impression que l’on prend plus de précautions pour des productions agricoles à 300 kilomètres qu’en proximité immédiate du site, où l’on diffuse des messages rassurants ? Cela doit forcément nous faire réfléchir.

Le Premier ministre a fait le choix du préfet pour s’exprimer au nom du Gouvernement. C’est une bonne chose : il y a, dans nos territoires, des fonctionnaires dont c’est la responsabilité. Toutefois, dans notre réflexion sur la création d’un bureau d’enquêtes sur les accidents liés aux risques industriels, nous devons prendre en compte une dimension qui peut être importante : certaines personnes en dehors de la chaîne hiérarchique peuvent intervenir en toute indépendance pour faire le point sur la situation. Quand le responsable du bureau d’enquêtes accidents vient rendre compte de son travail ou quand, dans des circonstances plus dramatiques, le parquet antiterroriste communique, leur crédibilité est sans doute supérieure.

Est-il pertinent de mettre en place une autorité administrative indépendante, comme c’est le cas pour le nucléaire ? La situation est très différente : à l’origine, la création de l’Autorité de sûreté nucléaire se justifiait par la proximité des grands exploitants nucléaires – Commissariat à l’énergie atomique (CEA), EDF, Orano – avec l’État ; une telle proximité n’existe pas avec les industriels privés. De plus, cela poserait forcément des problèmes de frontières : maintenir les installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE) non Seveso sous la responsabilité des DREAL tout en créant une structure responsable pour les sites Seveso risquerait de nous empêcher d’atteindre la taille critique en matière d’expertise.

En outre, la question de l’indépendance réelle de cette autorité se poserait, notamment à l’égard des préfets, alors que nous tentons d’être plus efficaces dans l’anticipation des risques pour l’environnement en délivrant une autorisation unique : il est en effet important de s’occuper non seulement d’industrie mais aussi de protection de la biodiversité – et à la fin, ça s’appelle une DREAL ! Il me semble donc compliqué d’aller dans ce sens. A contrario, disposer d’une structure professionnelle pour les enquêtes accidents constitue une piste intéressante.

Concernant le redémarrage du site, il n’est pas banal pour une installation industrielle d’être arrêtée depuis bientôt quatre mois, d’autant qu’elle était le fournisseur d’un certain nombre d’autres acteurs. Doit-on fermer purement et simplement le site, ou bien peut-on examiner la possibilité d’un redémarrage partiel ? Bien évidemment, personne n’imaginerait de refaire fonctionner la partie du site qui a été le lieu de l’incendie, mais la question se pose pour la partie dépourvue de processus chimique confiné. L’étude de danger a été actualisée préalablement à la demande d’autorisation de réouverture de 10 % du site et le débat a eu lieu dans le cadre du comité pour la transparence et le dialogue. Il a semblé au service chargé d’instruire la demande que, sans préjuger du redémarrage de l’ensemble de l’installation, cette réouverture pouvait se faire dans des conditions maîtrisées en termes de risques.

In fine, il serait effectivement appréciable de savoir quelle a été la cause de l’accident. Cela étant, même si les hypothèses sur l’origine de l’incendie restent ouvertes, celui-ci a vraisemblablement démarré dans la zone de stockage de produits à l’air libre. Nous pouvons déjà en tirer des enseignements utiles et prendre un certain nombre de mesures dans le cadre de l’enquête accident, qui pourront être complétées une fois les résultats de l’enquête judiciaire connus.

De manière générale, concernant la culture du risque, nous disposons de nombreuses structures et avons souvent l’occasion d’informer les populations, par exemple dans le cadre d’enquêtes publiques, ou encore dans les commissions de suivi de site, qui rassemblent les associations, les collectivités, l’industriel, les salariés et l’État. On peut réfléchir à la composition de ces commissions, qui pourraient avoir un rôle plus actif en situation post-accidentelle. Il existe par ailleurs, dans les principaux bassins industriels, des secrétariats permanents pour la prévention des pollutions industrielles et des risques (SPPPI).

Nous aurions presque besoin d’un travail de sociologue et d’analyse des pratiques existant dans d’autres pays pour parvenir à mieux sensibiliser la population au risque. J’ai toutefois été frappée par le fait que, en matière de risques naturels, les populations et les élus semblaient désormais totalement préparés à leur survenue dans certains territoires en raison de leur fréquence ; les plans communaux de sauvegarde fonctionnent bien. Les inondations dans le sud de notre pays ont malheureusement provoqué la mort de douze personnes ces derniers mois mais, dans ces conditions très particulières, on a su évacuer des populations et prendre des mesures de précaution. Finalement, j’ai l’impression que les progrès ont été moins rapides en matière de risques technologiques : nous devrons sans doute nous inspirer de cette culture des risques naturels pour l’étendre aux risques technologiques, même si ces derniers sont heureusement moins récurrents. En tout cas, nous avons manifestement des marges de progrès.

Pour répondre à Mme Stéphanie Kerbarh, des insuffisances ont été soulevées par le parquet. La DREAL a dressé un certain nombre de procès-verbaux pour des manquements. Je ne commenterai pas l’enquête judiciaire en cours mais il est clair que certaines choses sont perfectibles, par exemple la fourniture d’informations concernant les produits présents sur site. Il existe des réponses assez simples, comme le fait de disposer d’un site informatique – un cloud – afin que l’information reste disponible même en cas d’incendie.

Le décret du 21 novembre 2019 relatif aux plateformes industrielles pourra aussi avantageusement être mis à profit pour le partage des moyens d’intervention et des réseaux de mesures.

Sur la question de l’interlocuteur unique, je note que le ministère de la santé est volontaire.

Il est vrai que les citoyens s’intéressent d’abord aux risques en matière de santé ; cela étant, laissons le Premier ministre prendre connaissance des propositions de l’inspection interministérielle sur ces questions. Je reste convaincue que les préfets, qui représentent l’ensemble du Gouvernement, ainsi qu’un bureau d’enquêtes accident ont un rôle à jouer dans ce type de crises.

Nous avons rappelé aux exploitants la nécessité de s’assurer qu’ils avaient bien en tête leur plan d’intervention en cas d’incendie. Ce rappel n’a pas été inutile : si je n’ai pas de remontées spectaculaires de la part des préfets, certains industriels m’ont dit que c’était une bonne idée de réviser leur plan d’opération interne (POI) en cas d’incendie.

L’augmentation des contrôles de terrain renvoie à la modernisation de l’action publique. Il est possible d’alléger un certain nombre de missions en les digitalisant et en faisant accomplir les tâches plus administratives par d’autres agents que les inspecteurs. Nous devons dès cette année libérer du temps pour que ces derniers augmentent le nombre de contrôles de terrain.

Concernant la sous-traitance, nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer ce sujet à propos du nucléaire : normalement, quand on fait intervenir un sous-traitant, celui-ci est réputé être informé de l’ensemble des mesures de sécurité qui sont prises sur le site.

S’agissant des CHSCT, il est bien prévu, notamment pour les installations classées Seveso, de maintenir un comité « santé, sécurité et conditions de travail » (CSSCT) au sein du CSE. Il est en effet très important que les salariés travaillant dans ce type de sites continuent à être étroitement associés à la prévention des risques.

Enfin, la question de l’antériorité renvoie à la responsabilité des industriels. Un industriel doit normalement disposer d’un service compétent s’il manipule des matières dangereuses : il doit connaître la réglementation. Par ailleurs, les fédérations professionnelles et les chambres de commerce et d’industrie peuvent jouer un rôle d’information. Le ministère publie également régulièrement des informations et organise des animations locales. Nous devons compter sur la responsabilité des acteurs, faute de quoi il faudrait instaurer un processus de surveillance permanente, ce qui ne paraît pas réaliste.

M. le président Christophe Bouillon. Avec ou sans filtre, madame la ministre ? (Sourires.)

Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire. Vous savez, dans tous les débats avec le Parlement, le Gouvernement accepte de nombreux amendements. S’agissant d’un sujet d’intérêt général, toutes les propositions sont les bienvenues !

M. le président Christophe Bouillon. Madame la ministre, au nom de la mission d’information, je vous remercie pour votre présence et pour les réponses que vous avez apportées. Je signale aux membres de la mission que c’était notre dernière audition : nous aurons l’occasion de nous revoir en présence du rapporteur pour la présentation du rapport.

 

L’audition s’achève à dix-huit heures.

 

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II.   EXAMEN du rapport PAR LA mission

Au cours de sa séance du mercredi 12 février 2020, la mission d’information, sous la présidence de M. Christophe Bouillon, a procédé à l’examen du rapport présenté par M. Damien Adam.

M. le président Christophe Bouillon. Chers collègues, la dernière réunion de notre mission d’information a pour objet la présentation du rapport. Avant de passer la parole à Damien Adam, je rappelle que nous avons accompli un travail conséquent : plus de cinquante heures d’auditions, pendant lesquelles nous avons entendu une centaine de personnalités. Tous les points de vue ont ainsi trouvé à s’exprimer. Conformément à l’objectif de départ, ces travaux ont contribué, non seulement à proposer un retour d’expérience sur les événements du 26 septembre 2019, mais aussi à offrir à nos concitoyens une information sérieuse sur le sujet. J’ajoute que, comme le rapporteur et moi-même le souhaitions, une consultation citoyenne a été organisée sur le site de l’Assemblée nationale. Nous avons reçu près de 4 000 contributions, dont les résultats bruts seront mis en ligne.

Je donne maintenant la parole à Damien Adam pour la présentation de son rapport et de ses propositions. Nous aurons ensuite un échange. Enfin, nous voterons sur la publication du rapport.

M. Damien Adam, rapporteur. Avant toute chose, je remercie chaleureusement tous nos collègues qui ont participé aux travaux de notre mission d’information, soit en étant physiquement présents à nos réunions – M. le président l’a rappelé : nous avons eu plus de cinquante heures d’auditions –, soit en déposant des contributions écrites, sans oublier les discussions informelles que nous avons eues entre les auditions. J’aimerais également souligner la qualité des échanges qui ont eu lieu dans le cadre de cette mission d’information – cela a été relevé à de nombreuses reprises. Le travail parlementaire a lieu également dans ce type d’instances, sur des sujets qui, certes, ne font pas l’objet de débats philosophiques ou idéologiques, mais témoignent de l’importance de l’Assemblée nationale quand il s’agit d’œuvrer dans le sens de l’intérêt général. Ma présentation sera brève, de manière à ce que nous ayons ensuite des échanges – à la suite de quoi nous passerons au vote.

Le rapport comporte trois parties. La première analyse les circonstances de l’incendie ; la deuxième est consacrée aux conséquences qu’il faut en tirer et aux propositions qu’il est d’ores et déjà possible de faire ; la troisième aborde les sujets qui restent en suspens.

La première partie commence par une présentation des deux entités concernées.  Il s’agit, d’une part, de Lubrizol, une entreprise très surveillée. Comme vous le savez, elle avait fait l’objet de trente-neuf contrôles depuis 2013. Et il s’agit, d’autre part, de Normandie Logistique, une entreprise de stockage et, comme son nom l’indique, spécialisée dans la logistique.

Nous revenons ensuite sur l’incendie en tant que tel, dont l’ampleur a été exceptionnelle. Il a été éteint en un temps quasiment record, selon le colonel Jean-Yves Lagalle, directeur du Service départemental d’incendie et de secours (SDIS) de Seine-Maritime. Nous avons examiné, en outre, le choix de l’alerte, avec l’usage critiqué des sirènes en décalage par rapport à l’incendie, et les impacts immédiats pour la population : 2 000 déclarations de sinistre, sans oublier les nombreux établissements scolaires et exploitations agricoles impactés. Je fais aussi le point sur les interrogations qui sont du ressort de l’enquête judiciaire – laquelle est toujours en cours – et ne relevaient donc pas de notre mission d’information.

La deuxième partie du rapport est consacrée aux propositions, réparties selon quatre axes.

Le premier axe traite de la culture du risque – question essentielle, comme nous l’avons constaté à de nombreuses reprises au cours des auditions, et qui fait l’objet de larges débats. Un constat est partagé : la France a pris du retard en la matière. Il faut donc faire des propositions très fortes afin d’installer durablement la culture du risque dans notre pays. D’où l’idée de réaliser chaque année un exercice de grande ampleur afin de simuler des risques industriels ou naturels en impliquant la population. Cela permettrait à la fois d’inculquer les comportements à observer et d’informer les personnes concernées de l’existence de ce type de risques dans le territoire – car, comme vous le savez, les habitants de la Métropole de Rouen ont redécouvert qu’ils vivaient dans une zone industrielle au moment de l’incendie du 26 septembre.

Je propose également que la question du risque industriel soit abordée dans le cadre du Service national universel (SNU), destiné aux jeunes âgés de 16 ans – le dispositif va progressivement monter en charge et, en 2024, il concernera l’ensemble d’une classe d’âge. Il serait en effet utile que le SNU, qui sensibilisera aussi bien au risque terroriste qu’aux gestes de premier secours et, plus largement, au civisme, comporte un volet consacré au risque industriel. Ainsi, les jeunes générations seraient en mesure, en cas d’incident, d’accompagner le reste de la population sur tout le territoire et de contribuer à une meilleure maîtrise collective de la culture du risque.

Par ailleurs, le site internet georisques.gouv.fr, qui cartographie les différents risques industriels existant dans les territoires, doit être amélioré. Si vous avez récemment acheté ou vendu un bien immobilier, vous avez certainement paraphé des documents présentant l’état des risques et pollutions dans les environs. Ces informations sont également relayées par le site que j’évoquais. Or celui-ci est très difficile à utiliser pour les non-initiés : son interface doit être améliorée.

Le deuxième axe consiste à mieux lutter contre les risques industriels. Si le risque zéro n’existe pas en la matière, l’action des pouvoirs publics peut être améliorée afin de tendre vers cet objectif. Cela passe notamment par la mise en place d’un Bureau enquête accidents (BEA) spécialement compétent en matière de risques industriels – proposition qui a beaucoup animé nos échanges. Chaque incident, qu’il soit majeur ou mineur, donnerait lieu à un retour d’expérience, comme cela a été le cas de manière assez naturelle après les événements ayant touché AZF et postérieurement Lubrizol, au travers d’une enquête administrative indépendante, à l’image de ce qui existe dans le secteur des transports.

Une police des sites industriels, concernant plus précisément ceux relevant de la catégorie des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), pourrait également être créée au sein des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) afin de s’assurer, d’une part, qu’ils respectent bien la réglementation et, d’autre part, qu’ils relèvent bien dans la bonne catégorie. Comme vous le savez, les sites SEVESO font l’objet de contrôles systématiques de la part des DREAL : tous les ans pour ceux qui sont classés dans la catégorie SEVESO « seuil haut », tous les trois ans pour ceux dits SEVESO « seuil bas ». Les autres sites classés ICPE sont quant à eux répartis en différentes catégories : il y a les sites soumis à autorisation, à enregistrement et à déclaration. Si les installations classées dans les deux premières catégories font l’objet, tous les sept ans, de contrôles de la part des DREAL, il n’y a pas d’obligation de contrôle dans un délai donné pour ceux qui appartiennent à la dernière catégorie, alors qu’elle regroupe près de 400 000 sites. J’ajoute, pour votre parfaite information, qu’il existe, pour les ICPE soumises à déclaration, une sous-catégorie : celle des installations soumises à déclaration avec contrôle périodique (DC), ce qui correspond à une situation intermédiaire entre le régime de la déclaration et celui de l’enregistrement. Elles sont soumises à des contrôles menés tous les cinq ans par des organismes privés agréés – celles qui sont certifiées conformes à la norme ISO 14001 ne sont contrôlées que tous les dix ans.

L’entreprise Normandie Logistique considérait qu’elle était soumise au régime de déclaration, et ne faisait donc pas l’objet de contrôles de la DREAL, alors que cet organisme a estimé, au terme d’un contrôle faisant suite à l’incendie, que l’entreprise relevait du régime de l’enregistrement. La force de police que je propose de créer permettra de procéder chaque année au contrôle d’un certain nombre d’installations soumises au régime de la déclaration, afin de vérifier qu’elles respectent la réglementation, de la même manière que la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) contrôle les restaurants. Cela permettra également de s’assurer que chaque installation figure bien dans la bonne catégorie. Or, à l’heure actuelle, comme vous le savez, ce sont les exploitants eux-mêmes qui indiquent aux DREAL à quel niveau de la classification ils se situent.

Il faut également, pour mieux lutter contre le risque industriel, imposer aux exploitants des sites classés SEVESO de mettre à la disposition des inspecteurs des DREAL tous les documents émis par les assureurs. Comme la presse locale puis les médias nationaux s’en sont fait l’écho, l’assureur de Lubrizol avait bien réalisé un document relatif au risque incendie d’un bâtiment de stockage, mais l’exploitant n’avait aucune obligation de le communiquer à la DREAL.

Enfin, il faut, s’agissant des sites SEVESO, approfondir la notion de plateforme industrielle, afin de mieux prévenir les risques technologiques dans un ensemble industriel regroupé – cela concerne notamment les sites en interaction immédiate, dont la relation est matérialisée par des liens contractuels et des activités communes, par exemple les usines dont l’activité dégage une chaleur importante, récupérée in situ par un réseau de chaleur urbain. On pourrait étendre cette logique aux relations existant entre Normandie Logistique et Lubrizol, qui sont de nature contractuelle, la première assurant le stockage, à proximité immédiate des installations, de produits chimiques finis après fabrication par la seconde.

Le troisième axe de mes propositions concerne l’amélioration de l’information et de la communication à destination de la population lors de la survenance d’un accident créant une situation à risque. La France doit d’ailleurs transposer d’ici à 2022 la directive européenne établissant le code des communications électroniques européen.

Comme vous le savez, trois technologies différentes sont d’ores et déjà disponibles. La première consiste à envoyer des SMS géolocalisés. Les opérateurs identifient le lieu de vie de leurs clients à partir des données contractuelles, ce qui présente l’inconvénient de ne pas donner d’informations sur leur localisation réelle à un instant « t ». La deuxième passe par le téléchargement d’une application mobile permettant de recevoir des messages. La troisième technologie, qui est la plus onéreuse mais aussi la plus complète, porte le nom de Cell broadcast. Elle permet d’envoyer un message personnalisé dans une zone géographique donnée grâce aux antennes du réseau mobile.

C’est cette technologie que je recommande à l’État d’adopter, car elle me paraît la plus complète et la plus pertinente. En effet, on ne peut se contenter d’envoyer des messages aux personnes qui vivent dans un territoire et à celles qui ont accepté de recevoir des informations : il faut être en mesure de toucher également celles qui ne font que passer par là, ou encore qui y travaillent sans y vivre.

Je propose en outre d’analyser en direct le contenu des réseaux sociaux lors des situations de danger : il faut connaître les questions que les citoyens se posent et y répondre le plus rapidement possible, mais aussi identifier et déconstruire les fake news.

Enfin, je propose de créer une cellule de communication de crise au sein de l’État, pouvant être déployée en cas d’accident technologique afin d’accompagner le préfet. Cela permettrait de traduire la parole technique en un langage accessible à la population, ce qui rassurerait celle-ci, tout en lui donnant l’information la plus précise possible.

Le quatrième axe vise à relancer l’attractivité de Rouen, notamment en proposant un plan en faveur de la Seine-Maritime, à l’image de qui a déjà été fait pour d’autres départements tels que la Seine-Saint-Denis. Une campagne de communication d’envergure internationale pourrait également être organisée. À cet égard, le groupe Lubrizol s’était fortement engagé juste après l’incendie mais, depuis lors, nous n’en avons plus entendu parler ! La parole donnée doit être respectée et se traduire dans les faits : il faut donc maintenir la pression.

Je propose, enfin, de confirmer la vocation industrielle de la Métropole de Rouen en y développant un projet industriel du XXIe siècle.

J’en viens à la troisième partie de mon rapport, qui traite des sujets restant en suspens, sur lesquels la mission ne peut pleinement conclure. C’est le cas, évidemment, du suivi épidémiologique, qui comporte différentes étapes et plusieurs niveaux qui permettront de déterminer si les sols ont été pollués et si la population devra subir des conséquences à long terme. Il est beaucoup trop tôt pour émettre des conclusions à ce sujet, d’autant plus que, comme vous le savez, nous ne disposons pas de toutes les informations. En effet, le groupe Lubrizol devait faire réaliser des analyses dont la publication était prévue le 15 janvier. Or, en raison du très grand nombre d’échantillons et de tests et du fait que les laboratoires privés en charge de les mener à bien sont surchargés – Mme la ministre de la santé et des solidarités nous l’avait dit : ils sont littéralement « sous l’eau » –, il a fallu les décaler, et la date à laquelle tous ces résultats seront communiqués n’est pas encore connue.

L’indemnisation est une autre question extrêmement importante sur laquelle nous ne pouvons pas conclure de manière définitive. Lubrizol, accompagné par les pouvoirs publics, a mis en place deux fonds d’indemnisation, l’un destiné à compenser les pertes agricoles, l’autre pour les commerçants et les collectivités. Mon rapport évoque cet aspect et comporte quelques recommandations, mais il est évident qu’il doit continuer à faire l’objet d’un suivi par les parties prenantes, notamment la préfecture de la région Normandie.

M. Pierre Cordier. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, je vous remercie de votre travail, que je salue, et de vos propositions, que je trouve très intéressantes. Comme la plupart de nos collègues, je suppose, je viens de prendre connaissance à l’instant du rapport.

Au-delà des propositions, dont nous aurons l’occasion de discuter, je voudrais dire que je regrette que la ministre de la transition écologique et solidaire, Élisabeth Borne, ait tenu une conférence de presse hier, c’est-à-dire juste avant la présentation officielle de notre rapport. Sur la forme, je trouve que ce n’est pas bien, compte tenu du travail fourni tant par le président et le rapporteur que par les administrateurs. Quelle incorrection !

Je pense que je ne suis pas le seul à avoir ce sentiment. L’exécutif est une chose, le législatif en est une autre. La moindre des choses aurait été que l’on respecte le travail de notre mission d’information.

Mme Annie Vidal. Je voudrais à mon tour saluer le travail accompli par l’ensemble des membres de la mission, à commencer bien sûr par le président et le rapporteur. Pour avoir assisté à bon nombre d’auditions, je peux témoigner de la fidélité du rapport : on y retrouve aussi bien les questions qui ont été posées que les réponses des personnes auditionnées.

Ce rapport très intéressant présente un certain nombre de propositions. Je remercie le rapporteur d’avoir retenu certaines de mes suggestions. Je salue également l’avant-propos du président : à titre personnel, je trouve intéressante sa proposition de créer une Autorité de sûreté des sites SEVESO. J’espère que nous aurons l’occasion d’y revenir.

Je voudrais apporter quelques précisions en ce qui concerne les risques sanitaires – qui ont, très légitimement, fait naître de vives inquiétudes – et leur évaluation. Le comité pour la transparence et le dialogue, dont je fais partie, a commencé ses travaux. Trois réunions ont d’ores et déjà eu lieu. La première question qu’il a à traiter est celle de l’enquête en population. Nous préparons, pour ce faire, une pré-enquête. Nous avons décidé, lundi soir, qu’elle serait réalisée à Buchy, à Préaux, à Petit-Quevilly et dans le quartier Saint-Gervais de Rouen. Une fois que cette première étape aura été franchie et que certaines questions d’organisation auront été réglées, l’enquête sera élargie. Par ailleurs, dans le cadre de l’étude des données de santé fondée sur les indicateurs existants, nous avons déjà recensé l’ensemble des données épidémiologiques. Il nous reste à déterminer quels indicateurs feront l’objet d’un suivi en fonction des pathologies recherchées. Un sous-groupe composé de médecins s’est attelé à cette tâche. Peut-être serait-il intéressant de mentionner ces éléments dans le rapport : le fait de savoir que le processus avance à un rythme sérieux – car le comité se réunit toutes les quatre semaines – rassurerait la population.

M. Éric Coquerel. Pour ma part, j’ai eu l’occasion de prendre connaissance du rapport, mais rapidement : je vous prie par avance de m’excuser si certaines de mes observations y sont déjà traitées. Je me joins à mes collègues pour saluer la qualité des auditions. Je remercie le président et le rapporteur d’avoir accepté nos propositions en la matière : nous avons pu interroger les gens que nous souhaitions.

J’ai eu la même réaction que M. Cordier en entendant que la ministre proposait un plan d’action avant même que les conclusions de nos travaux et de ceux de la commission d’enquête du Sénat soient publiées. Par respect pour le Parlement, il était urgent d’attendre.

En ce qui concerne les propositions faites par M. le rapporteur, je dois dire qu’elles me laissent en partie sur ma faim ! Pour aller vite, je me retrouve plus dans l’avant-propos de notre président. Quand je dis que les propositions me laissent sur ma faim, je veux parler de celles qui manquent plutôt que de celles qui figurent dans le rapport, avec lesquelles je pourrais être en accord. L’idée d’approfondir la notion de plateforme industrielle, par exemple, me semble intéressante, tout comme celle visant à imposer à l’exploitant de mettre à la disposition les documents établis par son assureur, ou celle consistant à renforcer le contrôle exercé par les DREAL.

Je serai un peu plus nuancé, voire interrogatif, s’agissant des propositions nos 12 et 13. « Confirmer la vocation industrielle de la Métropole de Rouen », écrivez-vous. En soi, cela ne me pose pas de problème : je suis favorable à ce qu’il y ait une industrie en France. Cela doit-il passer par l’implantation d’une usine de batteries ? On pourrait plutôt espérer – c’est mon cas, je l’avoue – que la Métropole soit en pointe dans le domaine de la transition écologique.

Quant à la proposition no 12, consacrée au plan d’attractivité pour la Seine-Maritime, elle consiste notamment à « organiser un événement de renommée internationale à Rouen ». Pour bien connaître les bateaux, j’ai l’impression que L’Armada, pour ne citer qu’elle, est déjà un événement de portée internationale.

Ce ne sont là que des détails ; je n’ai pas l’intention de m’y arrêter. En revanche, nous avons un désaccord sur un point important. Vous écrivez : « votre rapporteur tient d’emblée à repousser l’argument polémique relatif à une prétendue insuffisance chronique du nombre des agents de l’inspection des installations classées en fonction dans les territoires ». On retrouve la même idée dans le plan d’action de Mme Élisabeth Borne. Celui-ci reprend d’ailleurs l’une des propositions figurant dans l’avant-propos du président, à savoir la création d’une Autorité de sûreté des sites SEVESO. Cette piste me semble intéressante, de même que d’autres ; le problème est qu’il n’y a rien à propos des effectifs. Autrement dit, on ne parle que de réorganisations. Or je ne suis pas du tout d’accord avec la conclusion du rapporteur, que je viens de lire : les services de prévision des risques du ministère de la transition écologique et solidaire, de même que ceux de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS) et des autres opérateurs compétents ont subi une véritable hémorragie, qui n’est d’ailleurs pas du seul fait de ce gouvernement, je tiens à le préciser. Dans ces conditions, il sera difficile de faire plus avec moins, comme le propose, pour l’essentiel, le rapport ! À cela s’ajoutent le vieillissement de l’appareil industriel français et l’aggravation du dérèglement climatique qui auront des incidences sur les risques industriels.

Je rappelle, comme j’ai déjà eu l’occasion de le faire, les chiffres donnés par la Direction générale de la prévention des risques (DGPR) elle-même – je le précise, car il ne s’agit pas de polémiquer : il faudrait 200 inspecteurs supplémentaires pour faire ne serait-ce que le minimum requis. Par ailleurs, en quinze ans, le nombre d’inspections a été divisé par deux. Cela n’affecte peut-être pas les sites SEVESO eux-mêmes, mais il y a des carences s’agissant des entreprises situées à proximité : cela ressort clairement des auditions. Je suis donc en désaccord avec le fait que cela ne soit pas consigné dans le rapport.

Un autre élément important me semble manquer dans le rapport, même s’il en est question dans l’avant-propos du président : la formation complète des salariés des entreprises sous-traitantes. Une étude réalisée par la Chambre de commerce et d’industrie Rouen soulignait d’ailleurs bien le problème. Mais peut-être ai-je lu un peu vite et, en tout état de cause, cela ne devrait pas constituer un point de désaccord entre nous.

Enfin, l’avant-propos du président souligne l’urgence « de réaliser un état des lieux général du matériel d’intervention ». J’ignore si cela inclut les moyens maritimes …

M. le président Christophe Bouillon. Oui, c’est le cas !

M. Éric Coquerel. … Mais ces derniers sont tout à fait essentiels. Rappelez-vous que Le Havre a failli perdre sa capacité d’intervention maritime ; fort heureusement, il n’en a rien été.

M. Jean Lassalle. J’ai été très heureux de participer à cette mission d’information consacrée à un événement très malheureux. Je m’associe à mes collègues qui sont intervenus précédemment – ils étaient unanimes au moins sur ce point – pour dire que nous avons pu mener nos auditions comme elles devaient l’être. J’ai trouvé, monsieur le président, que vous aviez remarquablement présidé, et que, monsieur le rapporteur, vous aviez remarquablement rapporté. (Sourires.) Le fait même d’organiser une mission d’information est un acte fort ! Même si la procédure peut paraître plus légère que celle d’une commission d’enquête parlementaire. Cela montre à quel point l’événement qui nous a rassemblés a été grave et lourd de conséquences. Il a stupéfié la population et profondément meurtri une région.

Parmi les éléments positifs que je trouve dans les conclusions du rapport, il y a le fait qu’on ait retenu, au moins en partie, la proposition de notre collègue Pierre Cordier, consistant à installer un groupe de travail permanent, à l’image de ce qui existe pour les centrales nucléaires. C’est un peu le sens de la proposition no 10 : « Créer une cellule de communication de crise au sein de l’État pouvant être déployée en cas d’accident technologique pour assister les services de l’État en région et le préfet dans la communication de crise ». De fait, la question de la communication est très importante, et il m’a semblé que nous étions très démunis sur ce plan. Dans le même ordre d’idées, je souscris à la proposition no 3 : « Réaliser une fois par an un exercice de grande ampleur de risque naturel ou technologique sous forme de “journée à la japonaise” dans un département ». Certes, on ne peut pas tout prévoir, et nous savons tous qu’il existe, au cœur des villes, des installations un peu plus vétustes qu’elles ne devraient l’être, mais il faut se préparer. À cet égard, je suis très favorable à ce que cette dimension soit intégrée dans le Service national universel, tout comme j’approuve le SNU en lui-même – à supposer que celui-ci soit vraiment universel ! Je vous promets d’ailleurs que, si je suis le prochain Président de la République, je le mettrai en place, même si cela coûte 32 milliards d’euros, ce qui n’est pas rien …

Par ailleurs, il est très important, comme le propose le rapporteur, de relancer l’attractivité de Rouen. Cela permettra à une population très meurtrie, et qui continue d’avoir peur – car on ne connaît pas encore toutes les conséquences de l’événement – de reprendre confiance. Une grande ville comme Rouen mérite des initiatives positives après avoir connu une telle épreuve.

Enfin, je partage l’avis de mon collègue Éric Coquerel : à force de déshabiller les services de l’État à tous les niveaux – sauf, hélas, en ce qui concerne les très hauts fonctionnaires –, il n’y a plus d’effectifs suffisants pour accomplir le travail de chaque jour consistant à se préparer, à surveiller, à rassurer, à pousser les entreprises à faire mieux. Il doit s’agir d’une démarche positive : on n’a pas besoin de contrôleurs qui empêchent tout ; il faut des facilitateurs, comme j’en ai connu à mes débuts dans la vie publique, il y a fort longtemps déjà.

M. le président Christophe Bouillon. De président à président, je vous remercie, monsieur Lassalle ! (Sourires.)

Mme Agnès Firmin Le Bodo. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, je voudrais commencer par vous remercier tous les deux pour le travail effectué. Quelle ne fut pas ma stupéfaction de découvrir dans la presse locale, hier matin, trois quarts de page consacrés aux propositions faites par la ministre de la transition écologique et solidaire, et seulement un petit encart concernant les vôtres ! C’était pour le moins maladroit.

Toutes vos propositions sont intéressantes, mais j’en retiendrai deux qui me semblent majeures. En France, nous l’avons tous constaté, la culture du risque n’existe absolument pas : il faut la développer, cela dès la plus tendre enfance. À mes yeux, c’est un enjeu essentiel. En tant que citoyens, nous devons savoir quoi faire en cas d’incident, même si nous espérons tous, évidemment, qu’il ne s’en produise jamais. Par ailleurs, je souscris à l’idée, développée par M. Bouillon, d’une Autorité de sûreté des sites SEVESO. Il va falloir avancer sur ce point.

Peut-être n’ai-je pas très bien lu le rapport, mais il y manque, me semble-t-il, un élément important. À la suite d’un échange avec un colonel des pompiers, il m’était apparu qu’il faudrait instaurer des schémas départementaux permettant de mutualiser les moyens de secours privés et publics. On voit bien, par exemple, qu’au début de l’incendie, un problème est intervenu : les remorqueurs n’avaient pas les bons tuyaux. Si un schéma comme celui que j’évoquais avait existé, les secours auraient peut-être été plus réactifs. Là où de tels plans existent, il faudrait renforcer les moyens, particulièrement à proximité des sites SEVESO.

M. François-Michel Lambert. Merci, chers collègues, pour ce document remarquable qui fera figure de référence. Je le déclare tout net : l’intervention de Mme la ministre de la transition écologique et solidaire n’était absolument pas opportune, car elle a affaibli médiatiquement nos propres propositions. Quels médias vont les relayer, surtout si elles sont différentes de celles de Mme la ministre ? Ce n’est pas ainsi que la démocratie fonctionne. Courir derrière les médias pour faire des annonces plus vite que les autres, cela ne renforce pas notre société ; pire encore, cela n’aide pas, in fine, à prendre des décisions permettant de veiller à la sécurité des Français – ce qui est bien le sens de notre mission.

Comme Éric Coquerel, je me retrouve bien plus dans l’avant-propos du président que dans les propositions du rapporteur. Le premier, en effet, en appelle à un État prenant ses responsabilités. De fait, l’État doit mettre les moyens, transformer le système – en un mot, être à la hauteur. Les propositions du rapporteur, quant à elles, laissent entendre que chacun, dans son individualité, qu’il s’agisse d’une personne physique ou d’une personne morale, a sa responsabilité. Or, je le répète, c’est d’abord à l’État de prendre ses responsabilités. C’est ainsi que nous le concevons en France – en tout cas, c’est bien le modèle de société dans lequel je m’inscris, celui que je souhaite voir perdurer en France. Certes, nous pouvons nous demander comment faire en sorte que les citoyens réagissent mieux en cas d’accident, mais c’est vraiment au niveau de l’État que des manques sont constatés : comme vous le rappelez, monsieur le président, les besoins matériels sont notables, notamment pour contrôler tous les sites visés. C’est d’autant plus vrai avec les effets du dérèglement climatique. Si l’on en croit des projections publiées lundi, les catastrophes naturelles – qu’il s’agisse par exemple d’incendies ou d’inondations – seront non plus centennales mais annuelles. Dans ces conditions, l’État devra contrôler davantage certains sites qui existent déjà mais ne sont pas, pour l’instant, sous la menace de dangers extérieurs.

En conclusion, et au risque d’être un peu trop acide, je dirai que, plutôt que d’allumer une ampoule halogène attirant les médias – je veux parler d’un BEA « Risques industriels » –, notre rôle devrait être de travailler à la prévention. Je reprends à mon compte une phrase de M. le président dans son avant-propos : « La première réponse est avant tout préventive ». J’ajouterai : même si, médiatiquement, cela ne rapporte rien !

M. le président Christophe Bouillon. Je voudrais faire une observation qui me semble importante : les différentes propositions qui sont sur la table – les miennes et celles du rapporteur, mais aussi celles d’autres collègues qui ont eu l’occasion de s’exprimer – sont complémentaires. Elles ne sont pas antagonistes. En soi, c’est d’ailleurs intéressant, car on a déjà vu, à l’issue de commissions d’enquête ou de missions d’information, des désaccords frontaux sur les propositions.

M. Damien Adam, rapporteur. Je voudrais répondre à M. Cordier et, par la même occasion, à Mme Firmin Le Bodo, à M. François-Michel Lambert et à M. Coquerel à propos de la prise de parole de Mme la ministre de la transition écologique et solidaire. Effectivement, on peut regretter qu’elle ait eu lieu la même semaine que la présentation de notre rapport. Cela dit, il ne revient pas au législateur d’imposer quoi que ce soit à l’exécutif – l’inverse est tout aussi vrai, d’ailleurs. D’après ce que j’ai compris, la mission interne diligentée par l’État est arrivée à son terme, ce qui a permis à Mme la ministre de faire des annonces. N’hésitez pas à faire savoir aux membres du gouvernement avec lesquels vous pourriez avoir des contacts privilégiés qu’il est dommage que ces annonces soient tombées la même semaine que la restitution de notre rapport. La chose est dite !

Monsieur Coquerel, l’usine de batteries n’est qu’un exemple que je cite dans le rapport, mais on peut, bien sûr, envisager d’autres idées. L’objectif était d’évoquer une industrie du XXIe siècle, participant à la transition écologique.

À cet égard, je pense néanmoins qu’une usine de batteries pourrait être intéressante : fabriquer des batteries en France plutôt qu’en Pologne ou, pire encore, en Chine réduirait considérablement l’impact environnemental.

Quant à l’idée d’un événement de renommée internationale, je la reprends car le Président de la République l’avait lancée lors de sa venue à Rouen. Il est important de veiller à ce que le sujet ne tombe pas dans les abîmes du système médiatique : voilà pourquoi j’ai voulu en « remettre une couche ». Il s’agit de faire en sorte que l’engagement pris par le Président de la République vis-à-vis des Rouennais – et, plus largement, des Français – soit concrétisé.

En ce qui concerne les effectifs, j’aborde la question dans mon rapport, tout en indiquant que les moyens dont disposait la mission d’information ne lui permettaient pas d’établir exactement le nombre d’équivalents temps pleins (ETP) supplémentaires qu’il faudrait pour mettre en œuvre la mesure que je préconise. Au demeurant, il ressort des auditions que nous avons menées, notamment de celle du directeur général de la prévention des risques (DGPR) – autrement dit, et pour aller vite, le responsable des DREAL –, que l’ensemble des obligations, en termes de contrôle des sites industriels, sont respectées. Les sites qui sont classés SEVESO « seuil haut », par exemple, doivent être contrôlés au minimum une fois par an. Cette obligation est plus que respectée : comme cela a été rappelé, le site de Lubrizol avait été contrôlé trente-huit fois avant l’incendie. Toutefois, il est vrai que, ces dernières années, de nombreuses réorganisations ont eu lieu et que des contraintes administratives se sont trouvées renforcées, ce qui a conduit à une diminution du nombre total de contrôles réalisés – sans pour autant que cela mette en cause le respect de leurs obligations par les DREAL. Je rappelle, enfin, que Mme la ministre a annoncé une augmentation de 50 % du nombre de contrôles d’ici à 2022, ce qui implique certainement, du moins je l’imagine, des moyens supplémentaires, qu’il lui appartiendra de détailler, notamment au moment du projet de lois de finances (PLF), en fin d’année.

M. Éric Coquerel. Ce n’est pas écrit dans le rapport.

M. François-Michel Lambert. La ministre a parlé d’alléger les charges administratives de 50 % !

M. Damien Adam, rapporteur. Pour ma part, je le répète, j’ai compris que le nombre de contrôles allait augmenter de 50 %, ce qui passerait notamment – mais pas exclusivement – par des allégements administratifs. Quoi qu’il en soit, nous aurons d’autres occasions d’avoir ce débat, en particulier au moment du PLF.

En ce qui concerne la création d’une Autorité de sûreté des sites SEVESO, sur le modèle existant de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), c’est effectivement une mesure que je n’ai pas reprise à mon compte. J’en détaille les raisons dans mon rapport, plus précisément à la page 83, que je vous invite à lire. Ma conviction, forgée au fur et à mesure des auditions, est que l’ASN a une utilité parce que le nombre de sites nucléaires est limité – il y a, me semble-t-il, cinquante-huit tranches –, alors qu’il existe plus de 1 300 sites SEVESO ! De plus, dans le domaine du nucléaire, l’État est juge et partie : il participe à la gestion quotidienne des sites nucléaires notamment à travers son actionnariat chez EDF, tout en étant aussi chargé des contrôles. Cette situation n’est pas de nature à garantir une parfaite indépendance des contrôles. En ce qui concerne les sites SEVESO, je suis plutôt partisan de renforcer les DREAL, car il s’agit d’un outil qui a montré son efficacité. Comme je le rappelle dans mon rapport, à ce stade, l’incendie du 26 septembre n’a occasionné ni morts, ni blessés. Or il me semble que ce résultat peut être mis au crédit de la DREAL, qui, du fait des contrôles menés au cours des années précédentes, a certainement permis de limiter les risques de suraccident. Par exemple, on nous a expliqué que des cuves de GPL avaient été enlevées pour éviter qu’un incendie ne prenne une ampleur majeure en cas d’explosion à proximité.

Les DREAL me paraissent donc efficaces et, selon moi, il convient de les renforcer ; d’où ma proposition visant à ce que les documents émis par les assureurs leur soient transmis. Je propose également d’augmenter les contrôles. J’explique aussi dans le rapport – même si cela ne donne pas lieu à une proposition en bonne et due forme – qu’il faut continuer à réfléchir aux moyens de lutter contre les incendies dans les sites industriels.

Monsieur Coquerel, vous avez également parlé de la sous-traitance. J’aborde la question dans mon rapport, même si elle ne donne pas lieu à une proposition car, dès le départ, mon objectif n’était pas de produire un document contenant une centaine de propositions : plus on en fait, moins chacune d’entre elles a de poids politique. Il n’en reste pas moins que les personnes qui, dans les ministères, seront chargées de lire ces pages en feront usage. J’écris qu’il convient de s’assurer que la formation des sous-traitants est en conformité avec ce que prévoit la loi.

En ce qui concerne, enfin, l’implantation des moyens du Plan de lutte contre la pollution maritime (POLMAR), il s’agit de l’un des éléments que je reprends dans mon rapport. Au demeurant, lors d’une audition filmée, M. le ministre de l’intérieur a bien précisé qu’il n’y avait aucun projet de transférer les moyens POLMAR en Bretagne, ce que craignaient certains collègues.

Madame Firmin Le Bodo, je pense vous avoir déjà répondu, en ce qui concerne aussi bien la maladresse de l’exécutif que les moyens de secours.

Monsieur Lambert, vous avez parlé du rôle de l’État dans un certain nombre de domaines. Je souscris entièrement à vos propos, et n’ai d’ailleurs pas l’impression d’avoir dit autre chose. Toutefois, quand on examine précisément la réglementation applicable aux sites industriels, on s’aperçoit qu’elle est très exigeante en France – c’est même la plus exigeante du monde. Selon moi, la question n’est donc pas vraiment de savoir si la réglementation est suffisante : il s’agit plutôt de savoir si elle est bien appliquée. C’est précisément là que se situait le problème dans le cas de Normandie Logistique, car l’entreprise a indiqué qu’elle était soumise au régime de la déclaration, alors qu’elle relevait du régime de l’enregistrement. D’où mon idée d’une police des sites industriels.

Contrôler les sites industriels est clairement le rôle de l’État, j’en suis pleinement d’accord. Je propose aussi, dans mon rapport, que les DREAL assurent davantage de transparence en publiant le pourcentage de sites visités chaque année. Ainsi, nous aurons une vision claire de ce qui se passe. En effet, à l’heure actuelle, quand on demande des informations de cette nature, elles n’ont pas d’obligation de nous les transmettre. Cela me permet de vous répondre également à propos de la prévention. Effectivement, il ne faut pas attendre qu’un incident se produise pour dire aux entreprises qu’elles doivent faire en sorte de résoudre les problèmes le plus rapidement possible. Il faut agir en amont, de façon à éviter que les sites industriels ne se retrouvent dans des situations à risque. C’est précisément l’objectif du BEA « Risques industriels » que je propose de créer. Certes, il interviendrait après chaque accident, mais cela pourrait permettre à l’ensemble du secteur industriel d’apprendre des erreurs des uns et des autres, en entraînant ainsi une amélioration collective. Comme je le disais dans mon propos introductif, il y a eu un retour d’expérience à la suite de l’accident d’AZF, parce que c’était un événement majeur, ayant entraîné un nombre de morts considérable, ce qui avait profondément choqué l’opinion : on n’avait pas eu d’autre choix que de faire quelque chose. C’est ainsi que les plans de prévention des risques technologiques (PPRT) ont été créés, entre autres dispositions législatives. La même chose s’est produite avec l’incendie de Lubrizol, qui a lui aussi fait la une des médias. Mais il me paraît tout aussi important d’analyser des événements dont l’ampleur est moindre et dont ni le grand public ni les parlementaires n’ont connaissance. Ce serait la mission d’une autorité indépendante qui se rendrait sur place et mènerait des enquêtes.

Je le répète, cela permettrait à l’ensemble du secteur industriel d’apprendre.

M. le président Christophe Bouillon. Puisque vous avez évoqué ma proposition de créer une Autorité de sûreté des sites SEVESO, monsieur le rapporteur, je me permets de dire que l’argument du nombre de sites à contrôler peut être écarté très facilement. En effet, il existe déjà des inspecteurs, qui contrôlent les 1 362 sites SEVESO, et ma proposition consiste tout simplement à les regrouper dans la même autorité. Il ne s’agirait pas de créer une nouvelle catégorie d’inspecteurs. D’ailleurs, j’observe que les ingénieurs de la DREAL, qui sont ingénieurs des mines, ont souvent l’occasion, au cours de leur carrière, de travailler également pour l’ASN : il existe des passerelles. Il n’est pas rare de voir des inspecteurs qui commencent à la DREAL et qui travaillent ensuite à l’ASN puis retournent la DREAL.

Loin de moi l’idée de mettre en cause le professionnalisme des inspecteurs, dont chacun a considéré, au cours de la mission, qu’il était très grand. Nous avons la chance d’avoir des ingénieurs de ce niveau dans une administration d’État. Cela dit, le fait de les regrouper dans une autorité indépendante constituerait, me semble-t-il – mais c’est une idée qui peut se discuter –, un moyen à la fois de rendre publics des avis et recommandations, ce qui permettrait de recréer la confiance, alors que celle-ci s’est érodée, d’identifier clairement une sorte de « gendarme », reconnu aussi bien par les exploitants que par les ONG. On voit bien, à travers l’expérience de l’ASN, que les informations partagées avec le public permettent de raconter ce qui se passe dans les entreprises, ce qui est essentiel. Il faut, coûte que coûte, rétablir la confiance. Cela contribue aussi, d’ailleurs, à créer la culture du risque dont il a été question dans nos échanges.

J’ajoute un point qui me paraît important : la question n’est pas vraiment de savoir si ces inspecteurs sont indépendants vis-à-vis de l’État, car ils sont fonctionnaires de l’État, comme ceux de l’ASN d’ailleurs. Il s’agit plutôt de remédier à la difficulté, que nous avons observée, qui tient au fait que le préfet a une double mission – et, je le précise, je ne parle pas intuitu personae. Il est à la fois celui qui participe au développement économique et celui qui assure la protection des populations. La création d’une autorité exerçant un travail de contrôle et d’inspection, puis mettant ce travail à la disposition du préfet, lequel resterait décisionnaire en ce qui concerne les autorisations, me semblerait tout simplement de nature à offrir un peu plus de transparence et d’indépendance.

En revanche, je le dis très clairement, il n’y a pas d’opposition entre cette Autorité de sûreté des sites SEVESO et le Bureau d’enquête (BEA) que le rapporteur propose de créer : il y a là deux objets différents, qui pourraient être complémentaires et contribuer, l’un comme l’autre, à créer plus de confiance dans le secteur de l’industrie. Nous sommes à un moment où se fait sentir le besoin de contrôle, mais aussi d’autocontrôle à l’intérieur de l’État. D’ailleurs, c’est aussi comme cela que fonctionne parfois l’industrie. Il ne s’agit pas de remettre en cause le travail effectué à l’heure actuelle, mais d’offrir des garanties supplémentaires aux personnes qui sont extérieures à l’industrie, comme du reste au fonctionnement de l’État et des préfectures : cela leur permettrait d’avoir une meilleure compréhension de ce qui se passe. La question du tiers de confiance est revenue dans un grand nombre des témoignages que nous avons reçus. Je suis le premier à regretter qu’il n’y ait plus suffisamment de personnes qui considèrent que l’État est ce tiers de confiance ; c’est la raison pour laquelle je continue à penser qu’il faut confier à des fonctionnaires des missions de cette nature, tout en organisant les choses de telle manière qu’il y ait, malgré tout, des systèmes de contrôle comme d’autocontrôle. C’est le point de vue que j’ai souhaité défendre dans mon avant-propos.

M. Damien Adam, rapporteur. Nous ne sommes pas d’accord sur ce point.

M. le président Christophe Bouillon. Ce n’est pas grave, mais je voulais que l’explication soit la plus juste possible.

M. Damien Adam, rapporteur. Je n’ai pas parlé du nombre d’inspecteurs : j’ai fait référence au nombre de sites.

M. le président Christophe Bouillon. Je vous propose maintenant de procéder formellement au vote. Celui-ci concerne la publication du rapport et non le contenu de celui-ci – je rappelle cette nuance, même si elle nous est familière à tous, car nous avons eu l’occasion de participer à bien d’autres commissions d’enquête et missions d’information. Je ne cherche pas à influencer votre vote, bien sûr, mais il me semble que la publication serait une bonne chose, y compris au regard de ce que vous avez dit les uns et les autres. En effet, vous avez salué notre travail – non seulement celui du rapporteur, mais aussi celui que nous avons mené collectivement pour fournir une information sérieuse sur le sujet, ce qui a bien été le cas. Ce travail méritait d’être fait. Notre démarche a été sérieuse. Elle débouche sur des conclusions différentes, il existe des nuances entre nous, ce qui est tout à fait normal. Nous sommes dans un débat démocratique. Il appartient désormais à chacun d’entre nous de défendre ses propositions.

 

La mission d’information autorise, à l’unanimité, la publication du rapport.

 

M. le président Christophe Bouillon. Chers collègues, je vous remercie de votre vote, ainsi que de votre présence et de votre participation à nos travaux. Je remercie aussi les fonctionnaires et tous ceux qui nous ont accompagnés pendant plusieurs mois dans notre démarche.

Je précise que les groupes ont jusqu’à demain à dix-sept heures pour déposer une contribution.

 


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   LISTE DES PROPOSITIONs

1.   Installer une culture du risque durable en France

La France a pris du retard en matière de culture de risque. Notre pays doit savoir mieux réagir face à des incidents de grande ampleur. Ce déficit conduit à trop d’hésitations voire à des erreurs de comportement de la part de citoyens confrontés à des situations d’urgence.  Mais, plus grave encore, les pouvoirs publics en charge du traitement opérationnel d’une crise majeure adoptent parfois des modalités d’action pouvant paraitre hésitantes ou, à tout le moins, difficilement compréhensibles. Les propositions formulées visent donc à mieux nous préparer collectivement aux risques technologiques.

 

Proposition n° 1: Améliorer le site internet https://www.georisques.gouv.fr/ :

– revoir l’ergonomie du site et simplifier sa mise en forme ;

– mieux faire connaître ce site internet par une communication nationale, menée par le ministère de la transition écologique et solidaire, et communale, par le biais des documents de prévention ;

– compléter ce site par un onglet « incident en cours » qui donnerait les détails d’un accident qui serait en train de se réaliser et les conseils à suivre.

 

Proposition n° 2 : Aborder le sujet de la culture du risque dans le cadre du service national universel.

 

Proposition n° 3 : Réaliser une fois par an un exercice de grande ampleur de risque naturel ou technologique sous forme de « journée à la japonaise » dans un département.

2.   Mieux lutter contre les risques industriels

Si le risque zéro n’existe pas, il est apparu au cours des travaux de la mission que la prévention contre les risques industriels devait être de toute évidence renforcée, à travers un plus grand nombre de contrôles des sites industriels « à risques », mais aussi une transparence concernant ce type d’activités, notamment en prenant mieux en compte les ensembles industriels constitués de plusieurs sites implantés sur un même territoire.

 

Proposition n° 4 : Renforcer le contrôle des DREAL sur les ICPE soumises au régime de déclaration hors DC par un contrôle aléatoire de ces installations.

Ces contrôles doivent permettre aux DREAL d’exercer concrètement leur rôle d’appréciation de l’adéquation entre les activités d’une installation et son régime administratif ICPE, rôle qu’ils ne jouent pas suffisamment à ce stade.

 

Proposition n° 5 : Pour chaque site SEVESO, imposer à l’exploitant la mise à disposition des documents de ses assurances, à l’inspection des installations classées, sur lesquels sont renseignés les dates et objets des recommandations émises à l’occasion des visites des personnels et experts diligentés par la ou les compagnies couvrant le site concerné.

 

Proposition n° 6 : Approfondir la notion de « plateforme industrielle », déjà introduite dans la loi PACTE, afin de mieux prévenir les risques technologiques sur un ensemble industriel regroupé.

 

Proposition n° 7 : Créer, à partir du BARPI qui conserverait sa mission initiale, un Bureau d’Enquête Accident « Risques industriels » (BEA-R.I.) notamment chargé de conduire une enquête administrative indépendante après chaque accident majeur et selon des procédures d’analyse inspirées des BEA existant dans les transports.

3.   Mieux informer la population en situation à risque

L’information des populations, et plus largement la communication concernant un événement majeur, sont apparues comme le principal facteur de dysfonctionnement dans la gestion de crise. C’est pourquoi il est proposé de moderniser nos moyens de communication tout en s’assurant que les informations officielles qui émanent d’interlocuteurs publics clairement identifiés soient perçues, en situation de crise, comme crédibles par la population.

 

Proposition n° 8 : Développer, dici à 2022, dans le cadre de la transposition de la directive européenne établissant le code des communications électroniques européen, la technologie dite du « Cell broadcast ». Réfléchir à la faisabilité dun usage de cette technologie pour diffuser des bandeaux dalerte localisés sur les chaînes de la TNT.

 

Proposition n° 9 : Analyser de la façon la plus systématique possible et en direct les réseaux sociaux à chaque accident pour identifier les fausses informations et les questions que les gens se posent et y répondre le plus rapidement possible.

 

Proposition n° 10 : Créer une cellule de communication de crise au sein de l’État pouvant être déployée en cas d’accident technologique pour assister les services de l’État en région et le préfet dans la communication de crise.

4.   Relancer l’attractivité de Rouen

Le préjudice spécifique subi par l’agglomération rouennaise ne doit pas rester sans réponse et justifie des propositions réparatrices du dommage avec pour objectif de restaurer et conforter l’image de la Métropole. L’objectif est de préserver et de conforter l’attractivité de son territoire et, de manière symbolique, de tourner la page de cet événement, en confirmant la vocation industrielle de la Métropole, notamment à travers un projet industriel du XXIe siècle participant à la transition écologique.

 

Proposition n° 11 : Lancer une campagne de communication orientée tourisme pilotée par la Métropole de Rouen avec une participation financière des collectivités territoriales et de Lubrizol.

 

Proposition n° 12 : Lancer un « Plan attractivité » pour la Seine-Maritime.

Différentes mesures peuvent être envisagées :

– proposer la création d’une école internationale à Rouen ;

– organiser un événement de renommée internationale à Rouen ;

– encourager l’ouverture d’un casino à Rouen (à condition de remplir l’ensemble des critères le permettant).

 

Proposition n° 13 : Confirmer la vocation industrielle de la Métropole de Rouen en y développant un projet industriel du XXIème siècle qui pourrait être une usine de batterie.

 

 

 


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   Contributions

I.   contribution de mme StÉphanie kerbarh, membre de la mission d’INFORMATION

À titre liminaire, je souhaite saluer le travail de grande qualité mené par le Président, Christophe Bouillon, et le Rapporteur, Damien Adam, de la mission d’Information « Incendie d’un site industriel à Rouen » dite « Lubrizol ».

Cette contribution est motivée par les échanges que j’ai pu avoir avec plusieurs acteurs issus du bassin industriel havrais présents sur le territoire de ma circonscription d’élection.

Tout d’abord, je partage l’avis général de mes collègues sur la nécessité de promouvoir une « culture du risque », a minima, dans une zone géographique proche de la zone industrielle concernée. Toutefois, cette expression « culture du risque » nous invite à définir ce qu’il est entendu par les termes de « culture » et de « risque ». D’une part, le terme de « culture » présuppose que l’ensemble des acteurs (exploitants, personnes publiques - État, collectivités - associations, citoyens) aient d’abord conscience du risque pour qu’ensuite, ils puissent déterminer les comportements appropriés face à ceux-ci. D’autre part, le terme de « risque » renvoie ici aux risques industriels, c’est-à-dire, le risque inhérent à toute activité productive de l’Homme.

À cette fin, je souhaite apporter 3 propositions destinées à inciter les différents acteurs précités à, d’une part, prendre conscience des dangers associés à une activité industrielle, et d’autre part, déterminer les comportements à adopter pour se préparer au mieux à un incident.

1.  Renforcer le rôle du Comité de Suivi de Site (CSS) pour consolider le dialogue entre l’État, les élus locaux (collectivités territoriales), les exploitants, les salariés, et les riverains.

Les Comités de Suivi de Sites (anciennement appelés les Comités Locaux d'Information et de Coordination - CLIC) doivent se réunir, au minimum, une fois par an ([185]). Toute réunion supplémentaire doit-être demandée par au moins 3 membres du bureau. Les missions des CSS sont de « constituer un cadre d'échange, suivre l'activité des ICPE et à promouvoir l'information du public » ([186]) . Dans le cas de l’incendie de Lubrizol, le CSS de Rouen Ouest, sur le périmètre duquel se trouve l’entreprise Lubrizol, s’est réuni 1 fois en 2017, 2 fois en 2018, et 3 fois en 2019 (la dernière réunion ayant eu lieu après la survenue de l’incendie).

Le CSS est l’organe qui, par la proximité qu’il crée entre les différentes parties prenantes (exploitants, salariés, riverains), peut permettre une diffusion des risques associés aux activités industrielles et ainsi de renforcer la culture du risque.

Je propose de fortifier les relations entre les acteurs, d’une part, par une augmentation de la périodicité des réunions afin de mieux connaître les activités des exploitants, et d’autre part, de réfléchir aux actions à mettre en place pour une diffusion large de la vie d’un site industriel. Ces canaux de diffusion pourront être actionnés en cas de crise. Enfin, la présence du CSS sur les réseaux sociaux est indispensable afin d’être un référentiel d’information lorsque cela est nécessaire.

2.  Généralisation des exercices communs de prévention des risques entre les différents exploitants sur une même zone industrielle.

L’organisation de la prévention de la gestion du risque n’est pas la même selon les zones industrielles réparties sur le territoire national. Des exercices existent, mais ne sont pas toujours communs. Ces exercices communs se font plutôt quand il y a la présence d’une plateforme industrielle ou d’une association d’industriels, telle que l’association Synerzip-LH opérant sur le bassin industriel havrais. Dans le cas de l’incident de Lubrizol, aucun exercice de prévention de la gestion du risque n’a été réalisé entre Normandie Logistique et Lubrizol. La réalisation de ces exercices communs aurait pu mettre en évidence l’absence d’eau suffisante.

Je propose la généralisation des exercices communs de prévention des risques à toutes les zones industrielles.

3.  Mise en place d’une plateforme d'échange d’informations entre un exploitant et l’autorité publique sur les différents produits présents sur le site industriel de l’exploitant ou sur un site mitoyen.

La connaissance des produits entreposés dans les entrepôts varie selon les exploitants. Ce défaut de recensement des stocks entraîne une impossibilité pour les services de l’État de connaître précisément les produits présents sur un ou plusieurs sites industriels (dans l’hypothèse où le stockage soit externalisé).

En effet, l’entreprise Lubrizol dispose d’un progiciel d’entreprise qui permet, avec un système de codes-barres, de tenir les inventaires à jour à chaque utilisation de produit dans un mélange ou dans une fabrication. L’entreprise Normandie Logistique ne dispose pas d’un tel progiciel d’entreprise lui permettant d’assurer une mise à jour aussi régulière que celle de Lubrizol.

Je propose la création d’une plateforme permettant une transmission périodique des données entre les exploitants classés SEVESO et la DREAL concernant les produits présents sur le site de l’entreprise et ceux entreposés sur un site mitoyen (non classé SEVESO). Il s’agit, pour la DREAL, de s’assurer que l’entreposage de produits couverts par la réglementation SEVESO a bien lieu sur le site de l’exploitant.

 

II.   CONTRIBUTION DE M. ÉRIC COQUEREL pour le groupe la France insoumise

Cette mission d’information a permis de confirmer et mettre en lumière la gravité de l’accident industriel qui s’est produit au sein de l’usine Lubrizol à Rouen le 26 septembre 2019, a ravagé deux de ses entrepôts et brûlé plus de 9 500 tonnes de produits dangereux, le 26 septembre 2019. Cet incendie peut être considéré comme le plus important accident industriel en France depuis AZF à Toulouse en 2001.

Une gestion désastreuse de la catastrophe par les pouvoirs publics

En l’occurrence, la stratégie de communication qui a consisté à minimiser la situation et les dangers a été dramatique. Les déclarations tardives et relativement opaques des autorités ont contribué à semer le doute voire la panique chez une partie des habitant-e-s, abandonnés à leurs craintes.

À titre d’exemple, la Préfecture de Seine-Maritime a insisté à plusieurs reprises sur le danger limité des fumées : « il n’est pas mesuré de toxicité aiguë dans l’air », « malgré une odeur désagréable le risque pour la population reste faible ». Ce n’est que le lendemain de l’incendie, à 16 heures, soit le vendredi 27 septembre, que les services de l’État ont précisé sur la base de premières analyses des fumées et des retombées de suie qu’il n’y avait pas de « toxicité aiguë ». Les habitants et élus ont dénoncé, au côté des associations, le manque de transparence des autorités sur les résultats des analyses des prélèvements effectués. La nature exacte et la liste des produits stockés à Lubrizol a également tardé à être communiquée par les autorités.

Rappelons que ce site industriel classé SEVESO seuil haut, construit en 1954, emploie environ 400 personnes dans la fabrication d’additifs et lubrifiants industriels pour les huiles de moteur et carburants essence et diesel. Il appartient au groupe de chimie américain Lubrizol Corporation, lui-même propriété du fonds d’investissement Berkshire Hathaway possédé par Warren Buffet, troisième fortune mondiale. Plusieurs incidents et manquements aux règles relatives à la prévention des risques technologiques dans les sites SEVESO sont imputables à cette entreprise. Le 21 janvier 2013, l’émission d’un nuage de gaz mercaptan est perceptible jusqu’en Angleterre. Le mardi 3 septembre 2019, un incendie s’est déclaré dans l’usine Lubrizol, à Oudalle, près du Havre (Seine-Maritime). À la suite des procédures administratives et judiciaires engagées, Lubrizol avait été condamné en 2014 à une amende de seulement 4000 euros pour « négligence ». En 2017, Lubrizol avait été mis en demeure par l’administration pour 17 manquements. Soulignons que contrairement aux engagements du gouvernement, les préjudices liés à la catastrophe industrielle, survenue chez Lubrizol et Normandie Logistique, coûteront de l’argent à l’État, par le biais d’un dégrèvement d’impôt accordé aux propriétaires de terrains agricoles survolés par le panache de fumée. Nous considérons au contraire que du fait de sa responsabilité, c’est au groupe Lubrizol Corporation d’indemniser les préjudices subis. Lubrizol a créé un fonds de solidarité, abondé à hauteur de 50 millions d’euros, pour couvrir les pertes par tous les agriculteurs et les autres secteurs non agricoles touchés. Ce fonds nous semble insuffisant au regard des dommages causés.

Nos inquiétudes sur le plan sanitaire et environnemental

Les témoignages recueillis lors de ces auditions confirment nos craintes quant aux conséquences de l’incendie survenu à Rouen, à la fois sur le plan sanitaire et environnemental. Face à des accidents industriels présentant des risques aussi importants, la priorité devrait toujours être d’appliquer strictement le principe de précaution afin de protéger au mieux les populations potentiellement touchées et d’éviter l’aggravation des conséquences de l’accident au court et au long terme sur les habitant-e-s et sur l’environnement.

Les analyses dont nous ont fait part les divers expert-e-s scientifiques interrogé-e-s ont particulièrement attiré notre attention. Certaines des inquiétudes dont ils nous ont fait part sont en effet particulièrement alarmantes, notamment quant aux risques encourus sur le long-terme en raison de l’exposition à des fibres d’amiantes, présentes de manière importante dans le nuage de fumée qui s’est propagé suite à l’incendie.

Il nous semble donc essentiel et urgent de suivre leurs recommandations en termes de dépistage et d’organisation d’un suivi sérieux et de long terme des populations concernées. Il faudra également tenir compte des risques particulièrement élevés pour les personnes qui sont intervenues sur le site, notamment les pompiers dont nous tenons à saluer le travail exemplaire -qui doit néanmoins servir aussi à nous éclairer sur le manque d’effectifs et de moyens dont ils souffrent au niveau national.

Les leçons à tirer de laccident

Je me joins dans l’ensemble à la position prise par le président de la mission d’information dans son avant-propos, mais reste sceptique et inquiet quant à la prise en compte des recommandations de notre rapport, dont les propositions ne resteront que des vœux pieux sans moyens financiers concrets alloués à la prévention des risques. Le plan d’action dévoilé par la ministre de la Transition écologique, sans attendre les conclusions des députés et des sénateurs, ne restera qu’un simple plan de communication vide d’effets s’il n’est accompagné d’aucune augmentation de moyens financiers, alors que les besoins, essentiellement humains, sont conséquents dans le domaine de la prévention des risques.

Car s’il y a bien un problème dont cette catastrophe est le symptôme, c’est en effet celui du budget du ministère de la Transition écologique, de l’INERIS et de l’ensemble des opérateurs publics liés de près ou de loin à la question de la prévention des risques industriels ou naturels, qui font partie des grands sacrifiés du quinquennat. Rappelons qu’entre 2009 et 2018, les effectifs du ministère de la transition écologique et solidaire ont fondu de 27 000 ETP. 7248 ETP ont été supprimés entre 2017 et 2019, soit 12,2 % des effectifs. Et le Gouvernement a annoncé une réduction de presque 5000 ETP supplémentaire d’ici 2022. Ces baisses d’effectifs drastiques peuvent avoir de lourdes conséquences sur la vie des habitant-e-s de ce pays. Elles sont d’ores et déjà allées si loin que les syndicats du ministère de la Transition écologique ont jugé nécessaire de créer un « comité de défense du ministère de l’environnement » pour dénoncer l’hémorragie subie.

Tous sont surmenés alors qu’ils doivent faire face à un nombre d’accidents croissant, et tous subissent année après année d’importantes baisses d’effectifs. La Direction Générale de la Prévention des Risques (DGPR) a perdu à elle seule 15% de ses effectifs en 15 ans, et son directeur a même indiqué dès 2018 qu’il faudrait augmenter l’effectif d’inspecteurs d’au moins 200 personnes pour permettre un suivi de l’ensemble des sites classés qui soit « acceptable ». Enfin, le nombre de contrôle des installations classées avait diminué de moitié en quinze ans. L’objectif de doubler le nombre d’inspections au moment même où se poursuivent ces baisses d’effectif est donc non seulement complètement hypocrite, mais surtout en décalage avec la réalité du terrain, et ne saurait être comblé par de simples « réorganisations » du travail. La DGPR applique déjà un principe de priorisation des sites à inspecter, et les 420 sites que chaque inspecteur a en moyenne à sa charge ne peuvent tous être traités correctement dans de telles conditions, quand bien même on continuerait à inspecter de moins en moins souvent les moins prioritaires d’entre eux.

Notons par ailleurs que le CEREMA (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) n’a par exemple qu’une seule équipe dédiée à l’analyse de l’aménagement urbain et industriel autour des sites SEVESO (équipe dite des « Risques Technologiques & Urbanisme »), qui se trouve en l’occurrence être située à Rouen, et que celle-ci a été peu à peu réduite de 7 agents à… un seul. L’étude de l’étalement urbain autour des sites industriels classés et de ses enjeux est pourtant essentielle et indispensable pour faire face aux risques industriels. La catastrophe de Lubrizol démontre que l’éternel dogme de l’austérité budgétaire et l’obsession de « simplification des normes » nuisent à l’exigence de protection des populations.  Le 7 février 2020, a été dévoilé par la presse un document qui confirme que le 13 septembre 2019, soit deux semaines avant la catastrophe, une inspection de l’assureur du groupe américain avait déjà pointé les failles du dispositif anti-incendie de l’usine chimique qui ont conduit à l’accident.

Plus largement, nous considérons que la catastrophe de Lubrizol s’inscrit dans une logique désastreuse de simplification des normes environnementales, ou plutôt de délitement de celles-ci. Un décret de janvier 2018 a donné la possibilité à certains préfets de déroger aux normes environnementales. En juin 2018, un décret a réduit le périmètre des projets soumis à évaluation environnementale. Le gouvernement a notamment décidé de soustraire les modifications des établissements SEVESO à une évaluation environnementale systématique pour les soumettre à une procédure d’examen au cas par cas. La loi pour un État au service d’une société de confiance (ESSOC) puis la loi Énergie-Climat ont transféré la responsabilité de la réalisation de l’évaluation environnementale au préfet lorsque le projet consiste en une modification des installations, et non une création. Or, les préfets se révèlent beaucoup plus soumis aux pressions économiques locales que le pouvoir central. L’établissement Lubrizol de Rouen a bénéficié de ces assouplissements. L’exploitant a présenté deux demandes successives d’augmentation des quantités de substances dangereuses le 15 janvier et le 19 juin 2019. Conformément à la loi « ESSOC », c’est donc le préfet qui s’est prononcé sur les demandes et non l’autorité environnementale indépendante. Dans les deux cas, il a considéré qu’il n’y avait pas lieu à évaluation environnementale. Le 23 septembre, trois jours avant l’accident de Lubrizol, Edouard Philippe annonçait également un grand chantier de simplification pour accélérer les implantations industrielles. Parmi les propositions du projet de loi dit « de simplification de l’action publique » qui sera examiné en mars 2020 par le Sénat : permettre aux préfets de supprimer certaines consultations et l’enquête publique s’ils le jugent opportun.

Réinvestir financièrement et normativement le domaine de la prévention des risques industriels et naturels devrait être aujourd’hui une priorité, pas seulement dans les mots, mais dans les actes. L’incendie de l’usine Lubrizol a marqué les esprits et risque d’avoir de graves conséquences sanitaires dans l’immédiat et le futur, qu’il va falloir suivre, reconnaître et traiter, et dont il va également falloir tirer des leçons concrètes pour l’avenir.

 

 


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   annexes

 

   annexe n° 1 :
Liste des personnes auditionnées

(par ordre chronologique)

Mardi 22 octobre 2019

 The Lubrizol Corporation

M. Eric R. Schnur, président du groupe

Mercredi 23 octobre 2019

 Direction régionale de lenvironnement, de laménagement et du logement (DREAL) de Normandie

M. Patrick Berg, directeur régional

 Direction départementale des territoires et de la mer de la Seine-Maritime (DDTM 76)

M. Laurent Bresson, directeur

 Service départemental dincendie et de secours de la Seine-Maritime (SDIS 76)

Colonel Jean-Yves Lagalle, directeur départemental

Colonel Marc Vitalbo, directeur départemental adjoint

Commandant Alexandre Cros, chef du Centre opérationnel départemental d’incendie et de secours (CODIS) – CTD RCH

– M. Yvon Robert, maire de Rouen et président de la Métropole Rouen Normandie

M. Sylvain Radiguet, directeur de cabinet de la Ville de Rouen

Mme Ghyslaine Lepage, directrice générale des services

M. Emmanuel Mace, chef du service incendie risques majeurs

– Mme Charlotte Goujon, maire du Petit-Quevilly


 Agence régionale de santé (ARS) de Normandie et personnels médicaux

Mme Christine Gardel, directrice générale

Mme Élise Noguera, directrice générale adjointe

Mme Nathalie Viard, directrice de la santé publique

M. Benoist Cottrelle, adjoint à la directrice de la santé publique

M. Jérôme Le Bouard, responsable unité territoriale et adjoint du responsable du pôle « Veille sécurité et sanitaire »,

M. Cédric Damm, médecin anesthésiste et réanimateur du SAMU de Rouen

M. Christian Navarre, référent de la cellule « Urgence médico psychologique 76 »

Mercredi 30 octobre 2019

– M. Pierre-André Durand, préfet de la région Normandie, préfet de la Seine-Maritime

M. Patrick Berg, directeur régional de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) de Normandie

Mme Christine Gardel, directrice générale de l’Agence Régionale de Santé (ARS) de Normandie

Colonel Jean-Yves Lagalle, directeur départemental du service départemental d’incendie et de secours de la Seine-Maritime (SDIS 76)

M. Laurent Mabire, directeur par interim du service interministériel régional des affaires civiles et économiques de défense et de la protection civile (SIRACEDPC)

M. Philippe Trénec, commissaire divisionnaire, directeur de la direction départementale de la sécurité publique de la Seine-Maritime (DDSP) 76

 

 Table ronde « Communautés de communes et ADM 76 » :

Communauté de communes Inter Caux-Vexin

M. Éric Herbet, président

M. Patrick Chauvet, premier vice-président, maire de Buchy et vice-président du département

Communauté de communes des 4 rivières (CC4R)

M. Éric Picard, président

Communauté de communes Bray-Eawy

M. Nicolas Bertrand, président

M. Xavier Lefrançois, premier vice-président

Association départementale des maires de la Seine Maritime (ADM 76)

M. Denis Merville, président de l’ADM 76, conseiller départemental et maire de Sainneville-sur-Seine

M. Michel Lejeune, administrateur de l’ADM76, conseiller départemental, maire de Forges-les-Eaux


 Table ronde « groupes politiques de la Métropole Rouen Normandie » :

Groupe des élu.es écologistes et apparenté.es

M. Cyrille Moreau, président du groupe et vice-président de la MRN en charge de l’environnement, conseiller municipal de Rouen

M. Jean Michel Bérégovoy, conseiller communautaire, co-président du groupe et adjoint au maire de Rouen

Groupe Front de Gauche

M. Noël Levillain, président et maire de Tourville-la-Rivière

Groupe Union démocratique du Grand Rouen (UDGR)

M. Gilbert Renard, président du groupe et conseiller métropolitain, maire de Bois-Guillaume

Groupe socialistes et apparentés

Mme Françoise Guillotin, vice-présidente de la métropole Rouen Normandie

Mme Christine Rambaud, vice-présidente de la métropole Rouen Normandie

Mercredi 6 novembre 2019

 Normandie logistique

M. Sylvain Schmitt, président

M. Christian Boulocher, directeur général

 Mme Christine Gavini-Chevet, rectrice de l’académie de Caen, chargée d’administrer l’académie de Rouen

Mme Brigitte Lacoste, directrice de cabinet

 Organisme de surveillance de la qualité de lair ATMO Normandie

Mme Véronique Delmas, directrice

Mme Catherine Tardif, membre du conseil d’administration d’Atmo Normandie, représentant l’association France nature environnement (FNE)

Jeudi 7 novembre 2019

 France Chimie*

Mme Magali Smets, directrice générale

M. Philippe Prudhon, directeur des affaires techniques

Mme Marion Bouissou-Thomas, directrice des affaires publiques

Mme Gaëlle Dussin, expert sécurité industrielle

 Agence nationale de sécurité sanitaire de lalimentation, de lenvironnement et du travail (ANSES)

M. Roger Genet, directeur général

M. Gilles Salvat, directeur général délégué du pôle recherche et référence

M. Matthieu Schuler, directeur de l’évaluation des risques

Mme Marthe-Louise Boye-Elexhauser, chef de cabinet du directeur général

 Institut national de lenvironnement industriel et des risques (INERIS)

M. Raymond Cointe, directeur général

M. Bernard Piquette directeur des risques accidentels

M. Clément Lenoble, chargé de mission auprès du directeur général

Mercredi 20 novembre 2019

 Table ronde avec les journalistes représentant des rédactions locales :

Le Courrier Cauchois

M. Ghislain Annetta, rédacteur en chef

76ACTU

M. Jean-Baptiste Morel, rédacteur en chef

M. Jérôme Morinière, éditeur

Paris Normandie

M. Stéphane Siret, rédacteur en chef-adjoint

France 3 Normandie Rouen

M. Gilles Lefevre, rédacteur en chef

M. Erik Berg, directeur régional Normandie

 

Radio France*

Mme Catherine Doumid, directrice des relations extérieures du groupe

 

France Télévisions*

M. Damien Boutillet, chef du département « Défense et gestion de crise »

France Bleu Normandie (Seine-Maritime, Eure),

M. Pierre Desaint, directeur

Mme Delphine Garnault, rédactrice en chef

Radio Cristal

M. Clément Chapusot, journaliste

Mme Julie Desbois, journaliste

Le Courrier Picard

M. Jean-Marc Chevauché, rédacteur en chef-adjoint

 Santé publique France

M. Martial Mettendorff, directeur général adjoint

M. Sébastien Denys, directeur santé environnement et travail

Jeudi 21 novembre 2019

– M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur

Mme Clémence Lecoeur, conseillère auprès du ministre, chargée des relations avec le Parlement

M. Owen Chartier, chargé de mission auprès de la conseillère parlementaire, conseillère auprès du Ministre

M. Alain Thirion, directeur général de la Direction générale de la Sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC)

M. Jérôme Guerreau, conseiller Sécurité civile

 Table ronde avec des experts en chimie et toxico-chimie :

Association toxico chimie (ATC)

M. André Picot, président de l’association, directeur de recherche honoraire du CNRS, expert français honoraire auprès de la Commission européenne pour la fixation des normes des produits chimiques en milieu de travail

M. Bruno van Peteghem, trésorier, 2001 Goldman Environmental Prize

Mme Annie Thebaud-Mony, directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM)

Dr Franck Prouhet, médecin généraliste à Rouen

M. Simon Choumer, docteur ingénieur en génie chimique spécialité en chimie industrielle

M. Frédéric Poitou, expert judiciaire européen (Cour d’Appel d’Aix en Provence, Ministère de la Justice de Belgique, Ministère de la Justice de Luxembourg)

Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM)

M. Didier Pennequin, directeur régional BRGM Normandie

Collectif Air-Santé-Climat

Professeur Isabella Annesi-Maesano, directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM)

Docteur Thomas Bourdel, médecin radiologue, fondateur du collectif « Strasbourg Respire » et du collectif « Air Santé Climat »

M. Jean-Baptiste Renard, directeur de recherche au CNRS

Jeudi 28 novembre 2019

– M. Yves Blein, député du Rhône, président de l’Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (AMARIS)

– M. Jean-Yves Le Déaut, ancien président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST).

Mercredi 4 décembre 2019

– Maître Corinne Lepage, ancienne ministre, avocate, cofondatrice du cabinet Huglo Lepage.

 Direction générale de la prévention des risques (DGPR)

M. Cédric Bourillet, directeur général

 Table ronde avec des représentants dorganisations syndicales représentatives :

Syndicat national des ingénieurs de lindustrie et des mines

M. Patrice Liogier, secrétaire général du Syndicat national des ingénieurs de l’industrie et des mines (SNIIM), affilié à Force Ouvrière (FO)

M. Julien Jacquet-Francillon, secrétaire général adjoint du SNIIM

CFDT branche chimie énergie

M. Bertrand Brulin, délégué fédéral CFDT branche chimie énergie

M. Romuald Fontaine, secrétaire général du Syndicat CFDT chimie Haute-Normandie

Fédération nationale des industries chimiques CGT (FNIC CGT)

M. Pascal Tailleux, référent de la FNIC CGT en Normandie et membre de la direction fédérale

M. Gérald Le Corre, inspecteur du travail à Rouen et responsable « santé travail » Union départementale CGT de Seine Maritime, représentant la CGT au comité régional d’orientation des conditions de travail de Normandie.

M. Francis Combrouze, membre du Conseil national de la transition écologique et secrétaire fédéral de la Fédération nationale équipement et environnement (FNEE)

M. Pascal Morel, secrétaire général de l’Union départementale de Seine-Maritime

– Mme Delphine Batho, ancienne ministre, députée des Deux-Sèvres.

Jeudi 12 décembre 2019

 Table ronde avec les représentants des acteurs économiques et commerciaux de la Métropole de Rouen :

Chambre des métiers et de lartisanat de Seine-Maritime

M. Christophe Doré, président

Mme Clarice Tarlevé, secrétaire générale

Association « Vitrines de Rouen »

M. Fabrice Antoncic, président

M. Matthieu de Lombard de Montchalin, président de l’association en 2010 jusqu’au 17 octobre 2019

Chambre de commerce et dindustrie (CCI) Rouen Métropole

M. Vincent Laudat, président

M. Denis Ranvel, vice-président

Agence de développement pour la Normandie

M. Alexandre Wahl, directeur général

 Table ronde avec des représentants de collectifs citoyens et dassociations de défense de lenvironnement :

M. Rémy Vienot, président de « Espoir et Fraternité tsiganes », accompagné de M. William Acker, juriste

Mme Lise Foisneau, ethnologue, IDEMEC, Université Aix-Marseille, accompagnée de Mme Vanessa Moreira Fernandes, représentante des habitants de l’aire d’accueil des gens du voyage de Rouen/Petit-Quevilly

M. Michel Le Cler, président de la Coordination nationale des associations riveraines des sites SEVESO, accompagné de M. Jean-François Dupont, vice-président de l’Association de défense de l’environnement de Sénart (ADE Sénart)

M. Olivier Blond, président de Respire, association nationale pour l’amélioration de la qualité de l’air et fondateur de « Rouen Respire »

M. Guillaume Blavette, administrateur de France nature environnement (FNE) Normandie et représentant FNE Normandie au Conseil départemental de l’environnement des risques sanitaires et technologiques (CODERS)

M. Jacky Bonnemains, porte-parole de l’organisation Robin des bois

M. Sébastien Duval, représentant le Collectif Lubrizol, en tant qu’administrateur du groupe Facebook

M. Simon De Carvalho, représentant l’Association des sinistrés de Lubrizol, accompagné de Mme Julia Massardier, avocate au Barreau de Rouen

Mardi 17 décembre 2019

 Lubrizol France

Mme Isabelle Martin, directrice générale

M. Laurent Bonvalet, directeur du site de Lubrizol à Rouen

M. Christophe Piérard, manager conseil sécurité sûreté environnement

Mme Bénédicte Graulle

Mme Nadia Launay

Mme Lara Joutard, consultante – CommStrat

M. Guillaume Labbez

Mercredi 18 décembre 2019

 Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de lemploi (DIRECCTE) de Normandie

M. Gaëtan Rudant, directeur régional

M. Johann Gourdin, directeur adjoint et responsable du pôle « Politique du travail »,

M. Sébastien Vanrokeghem, responsable de l’unité départementale de Seine-Maritime par intérim

Jeudi 19 décembre 2019

– M. Gilles Crague, directeur de recherches à l’École des Ponts Paris‑Tech / développement des firmes et territoires

– M. Arnaud Brennetot, géographe (Université de Rouen)

 Table ronde avec les représentants des activités de production agricole :

M. Xavier Quentin, président des Groupements techniques vétérinaires (GTV) ‑ Organisme vétérinaire à vocation technique (OVVT) Normand

M. Christophe Savoye, directeur du Groupement de défense contre les maladies des animaux (GDMA 76)

Mme Lucie Blanchard, docteure vétérinaire

 

M. Stéphane Donckele, secrétaire général de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) de Seine-Maritime*

Mme Laurence Sellos, présidente du bureau exécutif de la Chambre d’agriculture de Seine-Maritime (76)

Mme Marie-Thérèse Bonneau, vice-présidente de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL)

M. Nicolas Rialland, directeur « Affaires publiques et Environnement » de la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB)

M. Sébastien Audren, économiste à la CGB

 

Mercredi 8 janvier 2020

 Table ronde assurances - spécialistes de la gestion des risques technologiques du point de vue de lassurance

Fédération française de lassurance*

M. Stéphane Penet, directeur des assurances de dommages et de responsabilité (ADR)

Mme Anne-Marie Papeix, chargée de mission de la direction ADR

M. Flora Guillier, chargée de mission du département assurances « Entreprises »

Mme Ludivine Azria, conseillère parlementaire

M. Arnaud Giros, attaché parlementaire

M. Nicolas Dzubanowski, expert risques environnementaux, région Méditerranée (Allianz Global AGCS)

M. Philippe Demeulle, responsable du Pôle « Développement/prévention » (Allianz France)

M. David Besse, juriste au sein du département « Caution » (Altradius)

 

 Direction générale de la Sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC)

M. le Préfet Alain Thirion, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises

M. Jean-Bernard Bobin, chef du service de la planification et de la gestion des crises

M. François Drape, adjoint au sous-directeur de la préparation à la gestion des crises

Colonel Patrick Gindre, chef du centre opérationnel de gestion interministérielle des crises

Mercredi 15 janvier 2020

 Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé

M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé

Mme Margaux Bonneau, conseillère parlementaire

 

 Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire

Mme Nina Bourgier, conseillère chargée des relations avec le Parlement et les élus

M. Cédric Herment, conseiller risques et santé environnement

M. Cédric Bourillet, directeur général de la prévention des risques

 

* Ces représentants dintérêts ont procédé à leur inscription sur le répertoire AGORA des représentants dintérêts de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), qui vise à fournir une information aux citoyens sur les relations entre les représentants dintérêts et les responsables publics lorsque sont prises des décisions publiques.


—  1  —

   Annexe n° 2 :
CONSULTATION CITOYENNE

Principaux résultats de la consultation citoyenne organisée par la mission d’information ([187])

 

Présentation de la consultation

Afin de recueillir les avis et propositions de citoyens sur l’accident du 26 septembre 2019 notamment sur la gestion de crise, le président de la mission dinformation et votre rapporteur ont souhaité lancer une consultation citoyenne sur le site de lAssemblée nationale (http://www.assemblee-nationale.fr/) sur la base d’un questionnaire qu’ils ont construit en commun.

Cette dernière a eu lieu du 2 au 31 décembre 2019, en ligne. Elle était bien sûr ouverte à tous.

S’articulant autour de 47 questions, dont certaines conditionnées aux réponses précédentes, elle a recueilli 3 946 réponses :

– 3 904 réponses de particuliers (98,9 % des réponses) dont :

3 123 habitant en Seine-Maritime (80,4 % des particuliers ayant répondu) ;

781 habitant hors de la Seine-Maritime (19,6 % des particuliers) ;

– 42 organisations (1,06 % des réponses), majoritairement des associations et ONG ainsi que des organisations professionnelles.

 

1. Aucun canal de communication na dominé les autres dans linformation de la population. Cette dernière privilégie, pour lavenir,  un envoi groupé de SMS ou les sirènes dalarme

Les particuliers habitant en Seine-Maritime ont été informés par diverses sources ; au premier rang desquelles : l’appel de proches (28,3 %), l’observation personnelle (23,0 %), la radio (17,8 %) ainsi que les réseaux sociaux (16,7 % –  en particulier Facebook avec 11,4 % des répondants).

Ainsi, aucun canal de communication principal ni officiel na émergé, face à cette lacune un consensus émerge autour de l’utilisation de deux solutions :

– un envoi groupé de SMS sur la zone : ce moyen est mentionné par au moins 65 % des particuliers ayant répondu à cette question et résidant en Seine-Maritime, 67,2 % des particuliers ayant répondu à cette question et ne résidant pas en Seine-Maritime et 13 organisations sur les 16 ayant répondu à la question ;

– lutilisation des sirènes dans les villes concernées : ce moyen est cité par au moins 29 % des particuliers ayant répondu à cette question et résidant en Seine-Maritime, par 3 organisations sur les 16 ayant répondu et par 11,4 % des particuliers résidant hors du département et ayant répondu à la question.

 

2. La gestion de la crise par les pouvoirs publics a souffert dun déficit de confiance de la part des administrés et dun manque defficacité dans sa communication

En matière de gestion de crise et dinformation institutionnelle, les sites et comptes sur les réseaux sociaux des pouvoirs publics ont été consultés par 75 % des répondants habitant dans le département de Seine-Maritime et ce à plusieurs reprises dans la semaine (50 % d’entre eux). Toutefois les réponses font émerger un problème de crédibilité quant à la diffusion des informations par les autorités publiques :

– 84,3  % des particuliers du département et 75 % des organisations considèrent que les autorités ont manqué de transparence dans la communication des informations disponibles ;

– 85,8 % des particuliers du département et 79,2 % des organisations estiment que les autorités ont dissimulé des informations ou amoindri la réalité – 61,5 % des particuliers se déclarent « tout à fait d’accord » avec cette affirmation ;

– plus de la moitié des particuliers du département ne font pas confiance aux discours de lARS et de la Métropole Rouen Normandie sur la potabilité de l’eau – 32,0 % des particuliers du département déclarent avoir arrêté de consommer l’eau de leur robinet ;

– 37,4 % des répondants résidant dans le département déclarent avoir perdu confiance dans lagriculture locale du fait de cet accident et n’en consommeront plus tandis que 50,5 % continueront d’en consommer en restant méfiant.

Concernant le numéro vert mis en service le 2 octobre 2019 par les pouvoirs publics, seuls 27,4 % des particuliers du département ayant répondu à la consultation déclarent en avoir eu connaissance. Parmi ceux en ayant eu connaissance, seuls 16,4 % l’ont utilisé et parmi les utilisateurs 90,8 % (129 répondants sur 141) se sont déclarés « insatisfaits » et 77,3 % « très insatisfaits ».

 

3. En termes de ressenti, laccident a provoqué de mauvaises odeurs durablement ressenties par 90 % des répondants, mais également des réactions dordre sanitaire, notamment au niveau de la gorge

90 % des répondants ont constaté des mauvaises odeurs et 55,9 % des picotements dans la gorge ou sur la bouche. Seuls 5,2 % des personnes ayant répondu au questionnaire et vivant en Seine-Maritime déclarent n’avoir rien ressenti. Des difficultés respiratoires ont également été mentionnées (32,2 %) ainsi que des vomissements (12,6 %) et des maux de tête (7,9 %).

 

4. De manière générale lincendie et la consultation ont révélé des lacunes en termes dinformation, de formation et de communication sur les accidents industriels

Les questions à destination des particuliers ne vivant pas en Seine-Maritime ont permis de mettre en lumière certaines carences relatives à la formation et l’information sur les risques industriels locaux :

– en termes dinformation : 83 % des consultés – en l’espèce des particuliers résidant hors du département – ne s’estiment pas suffisamment informés sur la présence de sites industriels à proximité de leur domicile ;

– en termes de formation : 73,3 % des répondants ne savent pas quoi faire en cas de déclenchement des sirènes d’alerte.

 

5. Lincendie a affecté négativement limage de la région rouennaise

À la suite de l’incendie, 26,9 % des consultés hors du département déclarent pouvoir envisager sans problème un week-end à Rouen, 43,2 % le décaleraient dans le temps et 29,9 % déclarent ne pas pouvoir l’envisager. À la question de venir habiter à Rouen à la suite de laccident, 80,2 % déclarent ne pouvoir lenvisager.

Lincendie affecte également limage des produits de la région dans la mesure où 80,7 % des personnes ne résidant pas en Seine-Maritime ayant répondu à la question déclarent ne pas faire confiance aux discours affirmant l’absence de danger dans la consommation de produits agricoles en provenance du département.

 

 

 


([1]) La composition de cette mission figure au verso de la présente page.

([2])  Proposition de loi n° 2527 relative à la création de l’Autorité de sûreté des sites SEVESO : plus de transparence et de sécurité à l’égard de la population, présentée par MM. Christophe Bouillon et Hubert Wulfranc, enregistrée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 17 décembre 2019

([3]) Voir II de la deuxième partie de ce rapport

([4]) M. Bonnemains a été auditionné par la mission d’information, le 12 décembre 2019, dans le cadre d’une table ronde réunissant des collectifs citoyens et associations environnementales.

([5]) Audition du 4 décembre 2019

([6]) Audition du 23 octobre 2019

([7]) Audition du 15 janvier 2020

([8]) Ces données proviennent du site internet du groupe Normandie Logistique : https://www.normandielogistique.fr/. Les éléments concernant Normandie Logistique et NL Logistique proviennent majoritairement de ce site internet et de l’audition du 6 novembre 2019 de la mission d’information de M. Sylvain Schmitt, président de Normandie Logistique et de M. Christian Boulocher, directeur général.

([9]) Audition du 6 novembre 2019

([10]) Audition du 6 novembre 2019

([11]) Audition du 30 octobre 2019

([12]) Audition du 23 octobre 2019

([13]) Un projet de rachat des entrepôts de NL Logistique par Lubrizol a été mis au jour par les auditions des services de l’État et des dirigeants de Normandie Logistique. Intéressé de longue date par ces bâtiments, Lubrizol aurait engagé des négociations de rachat auprès de NL Logistique et un accord aurait été trouvé en 2017. Toutefois, des pertes importantes pour le groupe Lubrizol ont suspendu l’achat des bâtiments. Un nouveau rendez-vous devait avoir lieu entre les équipes dirigeantes des deux entreprises en octobre 2019 pour relancer l’acquisition.

([14]) Audition du 23 octobre 2019

([15]) Ainsi, l’article 7 de la directive 2012/18/UE du Parlement européen et du Conseil du 4 juillet 2012 concernant la maîtrise des dangers liés aux accidents majeurs impliquant des substances dangereuses, modifiant puis abrogeant la directive 96/82/CE du Conseil, dite « directive SEVESO III », impose, dans son point g), que l’exploitant notifie à l’autorité compétente des informations sur « lenvironnement immédiat de létablissement, et les facteurs susceptibles de causer un accident majeur ou den aggraver les conséquences, y compris, lorsquelles sont disponibles, les coordonnées détablissements voisins et des sites non couverts par la présente directive, zones et aménagements susceptibles dêtre à lorigine, ou daccroître le risque ou les conséquences dun accident majeur et deffets domino ».

([16]) Audition du 6 novembre 2019

([17]) Il faut toutefois noter que les dirigeants de l’entreprise n’étaient alors pas les mêmes. De la même manière, le président actuel de l’entreprise a affirmé n’avoir repris la partie « Normandie Logistique » qu’en 2011.

([18]) Audition du 23 octobre 2019

([19]) Audition du 23 octobre 2019

([20]) Audition du 7 novembre 2019

([21]) Audition du 15 janvier 2020

([22]) Audition du 23 octobre 2019

([23]) Audition devant la commission d’enquête sénatoriale le 18 novembre 2019

([24]) Audition devant la commission d’enquête sénatoriale le 16 décembre 2019

([25]) Audition du 23 octobre 2019

([26]) Audition du 7 novembre 2019

([27]) Audition du 23 octobre 2019

([28]) Audition du 30 octobre 2019

([29]) Audition du 23 octobre 2019

([30]) Audition du 23 octobre 2019

([31]) Audition du 8 janvier 2020

([32]) Audition du 6 novembre 2019

([33])  Audition du 12 décembre 2019

([34]) Table ronde du 12 décembre 2019

([35]) Audition du 22 octobre 2019

([36]) Audition du 6 novembre 2019

([37]) Audition devant la commission d’enquête sénatoriale du 16 décembre 2019

([38]) Audition du 23 octobre 2019

([39]) Audition devant la commission d’enquête sénatoriale du 18 novembre 2019

([40]) Audition du 15 janvier 2020

([41]) Article L. 721-1 du code de la sécurité intérieure

([42]) Le site http://www.georisques.gouv.fr, qui dépend du ministère de la transition écologique et solidaire, définit ainsi le mot culture du risque : « Cest la connaissance par tous les acteurs (élus, techniciens, citoyens, etc.) des phénomènes naturels et lappréhension de la vulnérabilité. Linformation des populations, et ceci dès le plus jeune âge, est le moteur essentiel pour faire progresser la culture du risque. Celle-ci doit permettre dacquérir des règles de conduite et des réflexes, mais aussi de débattre collectivement des pratiques, des positionnements, des enjeux, etc. Développer la culture du risque, cest améliorer lefficacité de la prévention et de la protection. En faisant émerger toute une série de comportements adaptés lorsquun événement majeur survient, la culture du risque permet une meilleure gestion du risque ».

([43]) Audition du 30 octobre 2019

([44])  Baromètre Sécurité des Français, Odoxa-Fiducial, réalisé auprès d’un échantillon de 1 001 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, interrogées par Internet les 16 et 17 octobre 2019

([45]) Voir annexe n°2 du présent rapport

([46])  Décret n° 90-918 du 11 octobre 1990 relatif à l’exercice du droit à l’information sur les risques majeurs, pris en application de l’article 21 de la loi n° 87-565 du 22 juillet 1987 relative à l’organisation de la sécurité civile, à la protection de la forêt contre l’incendie et à la prévention des risques majeurs

([47]) Audition du 23 octobre 2019

([48]) Audition du 23 octobre 2019

([49]) Audition du 28 novembre 2019

([50]) https://www.georisques.gouv.fr

([51])  Sa création est par ailleurs obligatoire quand une installation classée SEVESO « seuil haut » est présente dans le bassin industriel. C’est ainsi qu’une commission de suivi de site existait pour ce qui concerne l’usine Lubrizol de Rouen.

([52]) Article R. 125-8-2 du code de l’environnement

([53]) Article R. 125-8-3 du code de l’environnement

([54]) Audition du 28 novembre 2019

([55]) Table ronde du 12 décembre 2019

([56]) Audition du 4 décembre 2019

([57]) Ces informations proviennent de l’audition de M. Yves Blein, député du Rhône et président de l’association AMARIS, le 28 novembre 2019.

([58]) Livre blanc de l’association AMARIS « Mise en protection des activités riveraines des sites SEVESO seuil haut, état des lieux, enseignements et recommandations » ; novembre 2019

([59]) Baromètre sécurité des Français, Odoxa-Fiducial, réalisé auprès d’un échantillon de 1 001 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, interrogés par Internet les 16 et 17 octobre 2019

([60]) Voir annexe n°2 du présent rapport

([61]) Médiatisés sur la question des exercices « attentat-intrusion », introduits par l’instruction du Gouvernement du 29 juillet 2016 relative aux mesures de sécurité dans les écoles et les établissements scolaires à la rentrée scolaire 2016, les PPMS sont en réalité plus largement des mises en situation face à des dangers naturels et technologiques adaptés à la situation locale.

([62]) Audition du 8 janvier 2020

([63]) Audition du 6 novembre 2019

([64]) Table ronde du 20 novembre 2019

([65]) Chaque 1er septembre, le Japon organise une journée consacrée aux catastrophes naturelles lors de laquelle un entraînement à l’échelle nationale a lieu afin de préparer les citoyens mais également les services de secours, les entreprises ou encore les administrations, aux opérations de sauvetage.

([66]) Audition du 21 novembre 2019

([67]) Audition du 7 novembre 2019

([68]) Audition du 8 janvier 2020

([69]) Livre blanc de l’association AMARIS « Mise en protection des activités riveraines des sites SEVESO seuil haut, état des lieux, enseignements et recommandations » ; novembre 2019

([70]) Par exemple, une ordonnance du Préfet de police de Paris en 1806 exigeait une déclaration préalable avant toute ouverture d’un site pouvant provoquer un incendie ou altérer la salubrité publique. Un décret du 15 octobre 1810, relatif aux manufactures et ateliers insalubres, incommodes ou dangereux, crée quant à lui le premier classement de ces établissements selon trois classes, très proches de celles consacrées par la loi de 1917. Le degré de dangerosité représenté par les classes vise alors à organiser l’éloignement plus ou moins important de l’exploitation par rapport aux habitations.

([71]) Loi du 19 décembre 1917 relative aux établissements dangereux, insalubres ou incommodes

([72]) Loi n° 76-663 du 19 juillet 1976 relative aux installations classées pour la protection de l’environnement, abrogée le 21 septembre 2000 et intégrée au code de l’environnement

([73]) Le deuxième alinéa de l’article L. 511-1 précise en effet que « les dispositions du présent titre sont également applicables aux exploitations de carrières au sens des articles L. 100-2 et L. 311-1 du code minier. ».

([74]) Article L. 512-1 du code de l’environnement

([75]) Plus précisément par l’ordonnance n° 2009-663 du 11 juin 2009

([76]) Article L. 512-7 du code de l’environnement

([77]) L’article L. 512-7 du code de l’environnement précise sur ce point que le régime d’enregistrement n’est possible que « lorsque les installations ne sont soumises ni à la directive 2010/75/ UE du Parlement européen et du Conseil du 24 novembre 2010 relative aux émissions industrielles au titre de son annexe I, ni à une obligation d’évaluation environnementale systématique au titre de l’annexe I de la directive 85/337/ CEE du 27 juin 1985 concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement ».

([78]) Article L. 512-8 du code de l’environnement

([79]) Article L. 512-11 du code de l’environnement et R. 512-55 et suivants

([80]) Audition du 23 octobre 2019

([81]) Les risques industriels : une mission de protection pour les populations et l’environnement. Bilan 2018, perspectives 2019

([82]) Les installations IED sont les installations qui, du fait de leur impact en matière de risque chronique (c’est-à-dire que leurs émissions de matières polluantes sont de faibles quantités mais répétées dans le temps), sont soumises aux prescriptions de la directive 2010/75/UE relative aux émissions industrielles (prévention et réduction intégrées de la pollution), dite « Industrial Emissions Directive » (IED).

([83])  La catastrophe de Seveso n’a pas fait de victimes humaines directes mais un suivi épidémiologique de long terme a été diligenté (voir partie 3 du présent rapport). Cependant 1 500 hectares ont dû être dépollués en profondeur, 3 000 animaux domestiques sont morts et 75 000 têtes de bétail ont été abattues.

([84])  Soumis à des contrôles et à des régimes de responsabilité spécifiques, les établissements militaires et les sites présentant des dangers liés aux rayonnements ionisants (nucléaires) ne sont pas régis par les directives SEVESO.

([85])  Loi n° 2003-699 du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages

([86]) Audition du 23 octobre 2019

([87]) Audition du 4 décembre 2019

([88]) Audition du 28 novembre 2019

([89]) Loi n° 2018-727 du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance

([90]) Décret n° 2018-797 du 18 septembre 2018 relatif au dossier de demande d’autorisation environnementale

([91]) Décret n° 2018-1217 du 24 décembre 2018 pris en application des articles 56 et 57 de la loi n° 2018-727 du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance

([92]) Audition du 15 janvier 2020

([93]) Arrêt du Conseil d’État n° 404391 du 8 décembre 2017

([94]) Audition du 15 janvier 2020

([95]) Équivalent temps plein : effectifs physiques pondérés de la quotité de travail des agents à un instant T

([96]) La DGPR a précisé « Ces chiffres couvrent majoritairement linspection des installations classées, mais sy ajoutent des métiers connexes dans les usines ou à proximité (équipements sous pression, canalisations de transport de matières dangereuses, forages et mines, après-mine). »

([97]) La DGPR a précisé que ce tableau a été constitué à la suite d’une extraction des fiches de postes contenant le terme « installations classées » au sein des DREAL. Il permet donc de mieux appréhender les effectifs réellement consacrés à l’inspection des installations classées, mais il convient de garder à l’esprit qu’il comprend possiblement des effectifs affectés seulement partiellement au contrôle des ICPE (la fiche de poste mentionnant certes l’inspection des installations classées, mais également éventuellement une autre mission).

([98]) Avis n° 2292 (tome II) présenté au nom de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire sur le projet de loi de finances pour 2020, concernant les crédits du programme « Prévention des risques » de la mission « Écologie, développement et mobilité durables »

([99]) Rapport spécial n° 2301, Annexe n° 16 du rapport fait au nom de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire sur le projet de loi de finances pour 2020

([100]) Audition du 4 décembre 2019

([101]) Entretien donné par M. Liogier le 15 octobre 2019 au journal Libération : Lubrizol : « Les sites industriels vieillissent et nos missions sont plus nombreuses »

([102]) Audition du 15 janvier 2020

([103]) Amendement n° 1740 au projet de loi croissance et transformation des entreprises, déposé au stade de la commission spéciale

([104]) Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises

([105]) Décret n° 2019-1212 du 21 novembre 2019 relatif aux plateformes industrielles

([106]) Article publié dans Le Monde du 22 octobre 2019 et titré : « Bien avant lincendie de lusine Lubrizol, les lacunes alarmantes des sous-traitants étaient connues »

([107]) Audition du 15 janvier 2020

([108]) Inventaire des accidents technologiques survenus en 2018, BARPI.

([109]) Audition du 15 janvier 2020

([110]) Audition du 15 janvier 2020

([111]) Table ronde du 4 décembre 2019

([112]) Audition du 7 novembre 2019

([113]) Audition du 21 novembre 2019

([114]) Les outils d’alerte sont évoqués plus loin dans le rapport.

([115]) Défini concrètement dans l’arrêté du 23 mars 2007 relatif aux caractéristiques du signal national d’alerte, le signal d’alerte est un signal sonore spécifique émis par une sirène, le même signal dans toutes les situations d’urgence (à l’exception notable de la rupture d’un barrage hydraulique qui est quant à elle signalée par le son d’une corne de brume car il indique une nécessité de partir et non de se confiner). Il s’agit d’un son modulé montant et descendant de 3 séquences durant chacune 1 minute et 41 secondes, séparées par un silence de 5 secondes. Le signal d’essai diffusé à midi le premier mercredi du mois ne dure qu’une minute seulement pour éviter la confusion. La fin de l’alerte est annoncée par un signal continu de 30 secondes.

([116]) Arrêté du 9 février 1954 « Création d’un service de l’alerte au service national de la protection civile »

([117]) Arrêté du 8 mai 1973 « Création et organisation du service de l’alerte du service national de la protection civile »

([118]) Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la sûreté des installations industrielles et des centres de recherche et sur la protection des personnes et de l’environnement en cas d’accident industriel majeur, enregistré le 29 janvier 2002

([119]) Rapport sur le Réseau national d’alerte par l’Inspection générale de l’administration, l’Inspection générale des finances, le Conseil général des technologies de l’information, le Contrôle général des armées et l’Inspection générale de l’environnement, novembre 2002

([120]) Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, juin 2008

([121]) Selon le ministère de l’intérieur, le déploiement du SAIP est organisé en trois temps : i) une expérimentation dans le Rhône et les Bouches du Rhône en 2013 ; ii) une première vague de déploiement dans les zones d’alertes identifiées comme prioritaires, entre 2013 et 2020 ; iii) à terme, une couverture de l’ensemble des bassins de risque.

([122]) Rapport d’information fait au nom de la commission des finances sur le système d’alerte et d’information des populations (SAIP), par M. Jean-Pierre Vogel, enregistré à la présidence du Sénat le 28 juin 2017

([123]) La diffusion cellulaire (ou Cell broadcast) fait l’objet de développements plus précis ultérieurement dans le présent rapport.

([124]) Note de présentation des crédits du PLF 2020 du programme « Sécurité civile » de la mission « Sécurités » par M. le sénateur Jean-Pierre Vogel

([125]) Table ronde du 30 octobre 2019

([126]) Voir annexe n°2 dans le présent rapport

([127])  En application de la directive (UE) 2018/1972 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018 établissant le code des communications électroniques européen, tous les États membres de l’UE devront avoir développé un système d’alerte sur téléphone portable d’ici le 21 juin 2022

([128]) Audition du 21 novembre 2019

([129]) Audition du 8 janvier 2020

([130]) Audition du 30 octobre 2019

([131]) Audition du 21 novembre 2019

([132]) Arrêté du 2 février 2007 pris pour l’application des articles 5, 6 et 7 du décret n° 2005-1269 du 12 octobre 2005 relatif au code d’alerte national et aux obligations des services de radio et de télévision et des détenteurs de tout autre moyen de communication au public et pris en application de l’article 8 de la loi n° 2004-811 du 13 août 2004 de modernisation de la sécurité civile.

([133]) Table ronde du 20 novembre 2019

([134]) Table ronde du 12 décembre 2019

([135]) Voir annexe n°2 du présent rapport

([136]) Audition du 8 janvier 2020

([137]) Audition du 19 décembre 2019

([138]) Audition du 19 décembre 2019

([139]) Audition du 23 octobre 2019

([140]) Voir annexe n°2 du présent rapport

([141]) Table ronde du 12 décembre 2019

([142]) Table ronde du 12 décembre 2019

([143]) Manifestation organisée depuis 1989 sur les quais de Seine au cœur de la Métropole pendant une dizaine de jours. La dernière édition a été organisée en juin 2019 avec la venue d’un nombre exceptionnel de visiteurs « extérieurs », français et étrangers (les Normands ne représentant que le tiers des visiteurs sur les quais).

([144]) Audition du 17 décembre 2019

([145]) Table ronde du 12 décembre 2019

([146]) Le cadre juridique actuel (défini à l’article L. 321-1 du code de la sécurité intérieure) ne permet pas à Rouen d’ouvrir un casino car la ville ne participe pas pour plus de 40 % au fonctionnement d’un orchestre national.

([147]) Audition du 22 octobre 2019

([148]) Table ronde du 19 décembre 2019

([149]) Exetech est le cabinet d’expertise missionné par Lubrizol France pour instruire les dossiers des agriculteurs. Il est chargé de vérifier la réalité des préjudices et d’évaluer le montant des indemnités.

([150]) Le FMSE est un fonds de mutualisation agréé qui a pour objet l’indemnisation des agriculteurs en cas de pertes liées à des incidents sanitaires ou environnementaux. Il est financé par les cotisations des agriculteurs, par l’État et par l’Union européenne.

([151]) Toutefois, des agriculteurs situés en dehors des périmètres de restrictions verront leur dossier étudié au cas par cas si l’expertise des pertes démontre qu’ils ont subi des pertes économiques liées à l’incendie.  

([152]) Il faut toutefois noter que cela ne signifie pas que 1 300 agriculteurs ont déposé une demande d’indemnisation. Un dossier correspond en effet à une production. Un même agriculteur peut donc avoir déposé plusieurs dossiers.

([153]) Les producteurs subrogent à Lubrizol France leurs droits et actions en réparations. Cela permet à Lubrizol France d’aller chercher réparation du montant des préjudices auprès d’autres tiers responsables reconnus ultérieurement.

([154]) Table ronde du 12 décembre 2019

([155]) Audition du 18 décembre 2019

([156]) Les modalités d’aide peuvent être revues à la hausse pour les entreprises situées à moins de 500 mètres de l’usine Lubrizol.

([157]) Audition du 17 décembre 2019

([158]) Table ronde du 8 janvier 2020

([159]) L’accident doit rendre inhabitable au moins 500 logements selon les informations des assureurs et du site www.service-public.fr

([160]) Loi n° 2003-699 du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages

([161]) Table ronde du 8 janvier 2020

([162]) Table ronde du 12 décembre 2019

([163]) Audition du 15 janvier 2020

([164]) Audition du 15 janvier 2020

([165]) Audition du 23 octobre 2019

([166]) Audition du 15 janvier 2020

([167]) Ces deux systèmes ont été décrits par la ministre des solidarités et de la santé, Mme Agnès Buzyn :

– le système MARS (Message d’alerte rapide sanitaire) qui permet l’envoi d’un message aux établissements de santé, au SAMU, au centre 15, chaque structure disposant d’un contact alerte ;

–  la liste de diffusion « DGS-urgent » qui permet d’envoyer un message directement aux professionnels de santé inscrits à un ordre.

([168]) Audition du 15 janvier 2020

([169]) Audition du 23 octobre 2019

([170]) Audition du 6 novembre 2019

([171]) Instruction du Gouvernement du 12 août 2014 relative à la gestion des situations incidentelles ou accidentelles impliquant des installations classées pour la protection de l’environnement. D’abord mises en œuvre dans le cadre d’une expérimentation à laquelle ATMO Normandie prenait part, les nouvelles exigences pesant sur les AASQA ont été généralisées par un arrêté du 19 avril 2017, relatif au dispositif national de surveillance de la qualité de l’air ambiant.

([172]) Exemplaire n° 234, avril-juin 2017 remis à la mission d’information par Mme Véronique Delmas lors de son audition du 6 novembre 2019

([173]) Audition du 7 novembre 2019

([174]) Ce stockage d’un produit extrêmement dangereux a été déplacé, moins d’une heure après le déclenchement de l’incendie dans une zone sûre par des personnels de Lubrizol.

([175]) Audition du 7 novembre 2019

([176])  Audition du 15 janvier 2020

([177]) Audition du 7 novembre 2019

([178]) Audition du 4 décembre 2019

([179]) Table ronde du 21 novembre 2019

([180]) Audition du 15 janvier 2020

([181]) Audition du 20 novembre 2019

([182])  Audition du 20 novembre 2019

([183]) Audition du 20 novembre 2019

([184]) Audition du 15 janvier 2020

([185]) Le décret N°2012-189 du 7 février 2012 est issu de la loi de 2003 relative aux risques technologiques et de la loi n° 75-633 du 15 juillet 1975 relative à l'élimination des déchets et à la récupération des matériaux.

([186]) Notice du décret N°2012-189 du 7 février 2012.

([187]) Plusieurs précisions doivent être apportées :

– cette consultation ne constitue pas un sondage et les données n’ont pas vocation à être représentatives ;

– les données ici présentées ont été retraitées par les services de l’Assemblée nationale afin d’être exploitables et de tenir compte de questionnaires partiels, par exemple ;

– les données brutes seront disponibles en open data.