N° 3794

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 21 janvier 2021

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 146-3, alinéa 6, du Règlement

PAR le comitÉ d’Évaluation et de contrÔle des politiques publiques

 

sur l’évaluation de la politique industrielle

ET PRÉSENTÉ PAR

MM. OLIVIER MARLEIX et Thierry MICHELS

Députés

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SOMMAIRE

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Pages

SYNTHÈSE

PROPOSITIONS DES RAPPORTEURS

INTRODUCTION

I. LA POLITIQUE INDUSTRIELLE, UNE AMBITION LONGTEMPS À LA DÉRIVE

A. LA SITUATION : UN PAYS EN VOIE DE DÉSINDUSTRIALISATION

1. Une difficulté méthodologique préalable : délimiter l’« industrie »

2. Un constat bien étayé : la désindustrialisation de la France

a. Un recul régulier de l’emploi industriel depuis les années 1970

b. Un recul continu du poids de l’industrie dans la richesse nationale

c. Un recul plus marqué que dans les pays les plus industrialisés : le creusement des écarts

d. Une désindustrialisation aux explications multiples

e. Une propension particulière des grandes entreprises françaises à délocaliser leur production

i. Des indicateurs généraux révélateurs

ii. L’exemple de l’industrie automobile

3. Une désindustrialisation aux graves conséquences économiques et sociales

a. L’industrie est au cœur des capacités d’innovation

b. L’industrie est essentielle à la souveraineté économique et à l’équilibre extérieur

c. L’industrie est déterminante pour les équilibres territoriaux

d. L’industrie contribue aux équilibres sociaux

B. UNE POLITIQUE INDUSTRIELLE PERDUE DANS LES SABLES ?

1. La politique industrielle est un concept à géométrie variable

a. Des définitions multiples

b. Des concepts connexes, comme celui de « souveraineté industrielle », également incertains

c. Une politique industrielle plus ou moins assumée selon les pays

2. La visibilité de la politique industrielle a décliné à partir des années 1980, avant un retour en grâce

a. Un volontarisme qui a été mis à mal par le consensus « néo-libéral »

b. Le mythe de la société de services post-industrielle

c. Vers l’émergence d’une forme de consensus implicite sur une nouvelle « politique industrielle »

d. Et donc une certaine proximité des pratiques parmi les grands pays avancés

3. La politique industrielle française n’a pas vraiment de doctrine et son pilotage s’est affaibli

a. Un pilotage central à la recherche d’un nouveau paradigme

i. Une visibilité déclinante de l’industrie dans la nomenclature gouvernementale

ii. Les administrations centrales : de la marginalisation de l’industrie à la recherche d’un nouveau modèle d’organisation

iii. Un État territorial qui se désintéresse de l’industrie ?

iv. L’essor des instances de régulation autonomes

b. Un État actionnaire à la recherche d’une stratégie

i. Un secteur public qui reste large

ii. Mais un État actionnaire parfois réduit à l’impuissance

iii. Des objectifs et des chaînes de commandement multiples

iv. Des doctrines qui restent à préciser et stabiliser

v. Des réformes tout juste entamées

c. L’État confronté au grand jeu du capitalisme : une capacité d’action qui se réduit

i. Le passage sous contrôle étranger de plusieurs fleurons industriels

ii. Des contre-mesures législatives ou réglementaires insuffisamment mobilisées

4. La politique industrielle est de fait dispersée entre de nombreux instruments

a. Des outils plus ou moins identifiés, pris en compte et mobilisés

i. L’exemple des allégements fiscaux et sociaux

ii. L’exemple de la commande publique

iii. L’exemple de la tarification électrique au bénéfice des énergies renouvelables

iv. Les dispositifs non financiers : un champ encore plus difficile à déterminer

b. Des outils très nombreux

c. L’absence actuelle de consolidation budgétaire des soutiens à l’industrie

5. L’évaluation de la politique industrielle est dispersée et intrinsèquement limitée

a. Des dispositifs aux objectifs multiples

i. Les pôles de compétitivité

ii. Les programmes d’investissements d’avenir

iii. Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi

b. Des suivis et des évaluations à la peine

i. Le crédit d’impôt recherche : un outil favorable au développement des centres de recherche en France mais dont les effets sur la qualité de la R&D et l’innovation sont difficilement mesurables

ii. Les limites de la gouvernance et du suivi des pôles de compétitivité : des travaux d’évaluation dont on ne tient pas compte…

iii. Le premier volet du programme d’investissements d’avenir : des défauts structurels dans la construction des objectifs et des évaluations

c. Quantifier le coût de la politique industrielle : une démarche nécessaire mais qui se heurte inévitablement à des limites

i. Des difficultés méthodologiques qui génèrent des approximations

ii. Un constat qui interpelle : les entreprises industrielles sont globalement moins soutenues que celles d’autres secteurs

iii. Des interventions principalement indirectes et transversales

iv. Une spécificité de l’industrie : le poids des aides à la recherche et l’innovation

C. L’EUROPE : ENTRE IDÉOLOGIE DU MARCHÉ UNIQUE ET AMBITIONS INDUSTRIELLES AFFICHÉES

1. Un contexte historique et des intérêts divergents qu’il faut prendre en compte

a. Des priorités de politique économique inspirées par le contexte qui régnait dans les débuts de la Communauté européenne

b. Des divergences d’intérêts et de perception entre des États membres…

c. … qui ont pris inégalement la mesure des conséquences du passage à l’euro

2. Le résultat : le primat donné à la concurrence et au libre-échange dans un marché unifié

a. La concurrence fiscale : le développement des paradis fiscaux européens

b. La toute-puissance de la politique européenne de la concurrence

c. L’utilisation limitée des instruments de défense commerciale par l’Union européenne

3. La difficile émergence de l’idée de « politique industrielle » européenne

a. Des progrès qui ne sont pas que rhétoriques

i. Un début de renforcement des instruments de défense commerciale

ii. Un premier train de mesures contre la fraude transnationale et la concurrence fiscale déloyale

b. Le volontarisme de la nouvelle Commission

i. Des mesures concrètes envisagées en matière de réciprocité et de lutte contre les subventions étrangères

ii. Une politique commerciale plus contrôlée et prenant en compte les coûts environnementaux

iii. Des perspectives de révision des règles de la politique de la concurrence, avec déjà des applications effectives

iv. Des ambitions affichées en matière de structuration des filières industrielles stratégiques

v. Le plan de relance européen : des ambitions industrielles implicites

II. UNE SITUATION EXCEPTIONNELLE DE CRISE QUI NOUS PERMET ET NOUS IMPOSE DE REFONDER UNE POLITIQUE INDUSTRIELLE

A. LE PILOTAGE : S’ORGANISER, SE FIXER DES OBJECTIFS ET SE DONNER LES MOYENS D’ÉVALUER

1. La politique industrielle doit être placée sous la responsabilité d’acteurs politiques et administratifs identifiés

a. Restaurer un ministère de l’industrie de plein exercice et réorganiser la fonction économique au sein de l’État

b. Une nouvelle gouvernance pour l’actionnariat public

i. Le rappel des éléments du débat

ii. La position des rapporteurs : la gouvernance de l’actionnariat public justifie une réforme d’ensemble débouchant sur la constitution d’un véritable fonds souverain français

2. La politique industrielle doit avoir une doctrine et des objectifs

a. Des débats à trancher

i. Quelles places respectives pour les mesures « horizontales » et « verticales » ?

ii. Quel sens donner au retour de la planification ?

b. Des points de consensus possible

i. Se fixer des objectifs clairs, en nombre limité et séquencés

ii. Définir un contrat gagnant-gagnant entre écologie et industrie, fondé sur la prévisibilité des nouvelles mesures

iii. Une proposition de doctrine globale : réindustrialiser/identifier et localiser les industries nécessaires à l’indépendance européenne/à la souveraineté nationale

3. La politique industrielle doit être suivie et évaluée en temps réel

a. Donner une lisibilité budgétaire à la politique industrielle de l’État

b. Systématiser et professionnaliser l’évaluation des politiques industrielles

c. Une occasion pour une évaluation rénovée des politiques publiques : le plan de relance

B. LA FISCALITÉ : CESSER DE PÉNALISER L’INDUSTRIE PAR RAPPORT AUX AUTRES SECTEURS

1. La dégradation de la compétitivité-coût est l’un des facteurs de la désindustrialisation de la France

2. Nos prélèvements obligatoires pèsent plus lourd sur l’industrie que sur d’autres secteurs

a. Les mesures d’allégement du coût du travail ont surtout favorisé les secteurs des services

b. Les « impôts de production » pèsent particulièrement sur l’industrie, mais vont être réduits dès 2021

i. Un concept par défaut à la définition incertaine

ii. Des prélèvements qui semblent effectivement plus pesants en France que chez nos voisins

iii. Des prélèvements vivement critiqués par les économistes

iv. Des prélèvements particulièrement lourds pour l’industrie

v. Un allégement substantiel dans le cadre du plan de relance

c. Notre système fiscal conserve des biais défavorables à l’investissement et au financement sur fonds propres, que la baisse programmée du taux de l’impôt sur les sociétés devrait atténuer

d. La fiscalité patrimoniale appliquée aux investissements dans les entreprises reste plus lourde que chez nos principaux voisins

i. L’imposition des transmissions d’entreprises

ii. La question particulière des holdings dites animatrices

C. LA COMPÉTITIVITÉ HORS COÛTS : JOUER LA FORMATION ET L’INNOVATION

1. Former, qualifier, dialoguer

a. Des avancées sur l’apprentissage et la formation professionnelle… suspendues aux conséquences de la crise

i. Des modèles étrangers souvent mis en exergue

ii. La réforme de l’apprentissage et de la formation professionnelle : une avancée incontestable

iii. Une réforme bousculée par la crise sanitaire

b. Des faiblesses à combler

i. Le rôle fondateur de l’école pour faire connaître et valoriser les métiers de l’industrie et constituer un socle de compétences

ii. Valoriser les filières professionnelles et technologiques et développer les liens de la recherche académique avec l’industrie

iii. Remédier aux difficultés de recrutement, fidéliser les salariés et miser sur le dialogue social

iv. Améliorer les relations sociales pour conforter les entreprises industrielles

2. Accentuer l’effort de recherche et d’innovation

a. La politique de soutien à la recherche et l’innovation est déterminante pour l’industrie

b. Un pays de la taille de la France doit cibler les secteurs d’innovation industrielle où il peut être dans les leaders mondiaux

c. Malgré des progrès, la valorisation économique des résultats de la recherche publique reste une faiblesse de la France

D. CONSOLIDER LE FINANCEMENT DE NOS ENTREPRISES

1. Amplifier l’effort engagé pour mieux financer le capital-risque

a. Le lent démarrage du Fonds pour l’innovation et l’industrie

b. Le renforcement nécessaire de la mobilisation des fonds privés, notamment pour le financement du développement des « licornes »

2. Orienter l’épargne vers l’investissement productif et en particulier les entreprises innovantes

3. Une proposition pour changer de dimension : la constitution d’un véritable fonds souverain français

E. ACCOMPAGNER LE RÉTABLISSEMENT DE NOTRE SOUVERAINETÉ INDUSTRIELLE

1. Encourager au patriotisme économique tout en étant conscient des limites de cet instrument

2. Jouer européen et pas seulement national

a. Préalable : montrer à nos partenaires que la relégation technologique menace toute l’Europe

b. Second préalable : changer de logiciel de fonctionnement dans les institutions européennes

c. Réformer la politique de la concurrence dans le sens du pragmatisme et de la réciprocité

d. Renforcer la politique commerciale pour être « à armes égales » avec nos concurrents

i. Cesser de surtransposer les règles multilatérales

ii. Neutraliser les distorsions entre les politiques environnementales : établir progressivement un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières

iii. Conditionner les accords commerciaux à la prise en compte effective des priorités environnementales et sociales de l’Union et au respect de la réciprocité des engagements

iv. Obtenir la réciprocité en matière d’accès aux marchés publics

v. Se doter des moyens institutionnels de contrer les partenaires déloyaux

e. Relancer l’harmonisation des conditions sociales et fiscales

3. Mieux utiliser le levier de l’achat public

a. L’achat public, instrument de politique industrielle : les termes du débat

b. Des améliorations récentes en faveur des petites et moyennes entreprises

i. Des seuils de passation relevés pour alléger les procédures et favoriser les PME

ii. Un guide pour faciliter l’accès des PME à la commande publique

iii. L’intérêt d’une professionnalisation des acheteurs publics

c. Des propositions pour sécuriser les acheteurs publics souhaitant avoir une démarche de politique publique

i. S’efforcer de préciser les critères des marchés

ii. Prendre en compte la montée en puissance des agrégateurs

iii. S’interroger sur la pénalisation des manquements non intentionnels à la réglementation

4. Mieux protéger nos entreprises, nos technologies et nos savoir-faire

a. Le renforcement de la protection des entreprises stratégiques et des technologies est une tendance mondiale

b. La France et l’Union européenne ont commencé à renforcer leurs réglementations, mais leurs politiques restent relativement peu restrictives

c. Les moyens administratifs mis en œuvre ont été renforcés

EXAMEN PAR LE COMITÉ

ANNEXE : PERSONNES ENTENDUES PAR LES RAPPORTEURS

CONTRIBUTION DE FRANCE STRATÉGIE


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   SYNTHÈSE



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   PROPOSITIONS DES RAPPORTEURS

Proposition n° 1 : Restaurer un ministère de l’industrie de plein exercice ; préalablement, constituer une mission administrative de haut niveau chargée de réfléchir au périmètre de ce ministère, compte tenu des synergies avec différents secteurs de l’action de l’État, à la réorganisation des administrations centrales du ministère de l’économie et des finances – les moyens consacrés à l’expertise sectorielle sur l’industrie doivent être protégés – et aux moyens de renforcer les échanges entre ces administrations centrales, le Conseil national de l’industrie et ses filières.

Proposition n° 2 : Renforcer et démocratiser l’exercice de l’État actionnaire :

– former un « vivier » de personnalités d’expérience susceptibles de représenter avec autorité l’État au conseil d’administration des entreprises à capitaux publics, notamment en recrutant parmi les hauts fonctionnaires en fin de carrière ;

– instaurer plus de transparence dans les processus décisionnels de l’État actionnaire, notamment par la publication a posteriori de documents confidentiels.

Proposition n° 3 : Évaluer systématiquement l’impact potentiel (ex ante) des décisions transversales de politique publique sur les entreprises industrielles et rendre publique cette évaluation, afin que cette dimension soit toujours prise en considération.

Proposition n° 4 : Concevoir les politiques accompagnant la transition écologique en tenant systématiquement compte des enjeux industriels. À cette fin :

 programmer à moyen/long terme, en les annonçant publiquement longtemps à l’avance, les changements de réglementation ou de dispositifs financiers/fiscaux (incitations et désincitations), afin de permettre l’adaptation des filières industrielles affectées. Le niveau d’impact industriel de chaque décision devrait être évalué ex ante afin de déterminer le délai minimum d’anticipation de son annonce ;

 insérer obligatoirement, dans tous les programmes engageant des fonds publics importants, un volet précis et chiffré de développement des filières industrielles correspondantes, ainsi que des dispositifs d’accompagnement.

Proposition n° 5 : Construire la politique industrielle en distinguant bien les objectifs de :

– réindustrialisation globale soutenue par des mesures horizontales ;

– (re)localisation de certaines industries essentielles, soit au niveau national pour des raisons de souveraineté, soit au niveau européen ;

– soutien du tissu industriel local.

À cette fin, établir une cartographie précise des industries devant être (re)localisées, sur la base d’une analyse des risques de dépendance excessive, notamment en temps de crise, vis‑à‑vis d’un trop faible nombre de fournisseurs étrangers, et des différents moyens d’y remédier (développement sur le sol national ou européen en accompagnant les industriels, en particulier les PME et TPE, mais aussi diversification des fournisseurs étrangers ou développement de technologies alternatives).

Proposition n° 6 : Répertorier et commenter annuellement l’effort budgétaire de l’État en faveur de l’industrie dans un document de politique transversale (« orange ») annexé au projet de loi de finances.

Proposition n° 7 : Confier au Haut-commissariat au plan l’organisation de l’évaluation des politiques économiques ou industrielles :

– d’une part en rédigeant un « cahier des charges » (ou un guide de qualité) rappelant les principes et les exigences minimales de toute évaluation rigoureuse ;

– d’autre part en identifiant des pôles d’expertise de référence chargés de conseiller les instances d’évaluation (comités de suivi…), notamment par des analyses microéconomiques, et de les suppléer le cas échéant.

Proposition n° 8 : Demander à Eurostat et aux instituts de statistique publique des États membres de l’UE de travailler à une définition commune des « impôts de production », préalable indispensable au développement des travaux comparatifs dans ce domaine et donc à l’éventuelle élaboration de politiques communes.

Proposition n° 9 : Élargir le dispositif d’allégement « Dutreil » sur les transmissions d’entreprises.

Proposition n° 10 : Préciser et stabiliser dans la loi la définition de la « holding animatrice », afin d’encourager l’investissement dans les PME et startup tout en évitant l’optimisation fiscale abusive.

Proposition n° 11 : Rendre obligatoires dans l’emploi du temps des élèves, dès le collège, les horaires dédiés à l’orientation et, avec le concours des régions et des industriels, multiplier, dans ce cadre, les visites d’entreprises et les interventions de professionnels.

Proposition n° 12 : Développer le programme des volontaires territoriaux en entreprise (VTE) et renforcer la promotion de ce dispositif auprès des étudiants, des PME et des ETI.

Proposition n° 13 : Amplifier et actualiser en permanence l’identification des positions effectives et potentielles de la France dans chaque technologie ou marché d’avenir, afin de pouvoir mieux cibler les soutiens publics.

Proposition n° 14 : Renforcer les relations entre la recherche universitaire et les entreprises du secteur privé, en mettant l’accent sur les PME.

Proposition n° 15 : Poursuivre les adaptations facilitant et accélérant la constitution de startup issues de la recherche publique, notamment :

– en encourageant les prises de participation des organismes publics dans les start-up et en définissant des normes (licences) de leur rémunération ;

– en continuant à accélérer les processus (fixation de délais stricts de réponse dans les procédures, mise en place de clauses supplétives standard en cas d’absence d’accord particulier de copropriété des inventions…).

Proposition n° 16 : Rendre plus attractifs les dispositifs fiscaux (réduction d’impôts sur le revenu et/ou d’IFI) d’incitation à l’investissement en fonds propres dans les entreprises non cotées (PME, start-up).

Proposition n° 17 : Constituer un fonds souverain français, regroupant une large part des participations publiques françaises, qui pourrait se financer sur les marchés financiers, afin d’orienter massivement l’épargne des ménages vers les entreprises.

Proposition n° 18 : Inciter le Conseil de l’Union européenne, dans sa formation « compétitivité », à développer la coordination entre politiques environnementales/climatiques et politique industrielle.

Proposition n° 19 : Promouvoir une réforme de la politique européenne de la concurrence et des aides d’État, soucieuse de pragmatisme et de réciprocité. Dans cette optique :

– lors du contrôle des opérations capitalistiques (concentrations), tenir systématiquement compte des aides publiques (facteur potentiel de concurrence déloyale) dont bénéficient éventuellement les entreprises extracommunautaires qui sont, soit parties à l’opération, soit concurrentes des entreprises concernées par celle‑ci ;

– adopter une conception moins dogmatique et plus corrélée aux réalités économiques du « marché pertinent » sur lequel on évalue les conditions de concurrence (par exemple en s’efforçant d’analyser sur le moyen terme, à dix ans, et pas seulement sur le court terme, les perspectives d’évolution du marché) ;

– en contrepartie de règles plus souples pour le contrôle européen ex ante des concentrations, réfléchir à la mise en place de contrôles ex post ;

– définir un régime dérogatoire assoupli pour les aides publiques aux ETI, comme il en existe déjà un pour les PME.

Proposition n° 20 : Procéder à une revue générale des outils de politique commerciale européens, en particulier des instruments de défense commerciale (IDC), afin d’éliminer les « surtranspositions » de règles internationales qui créent des distorsions, les complexités procédurales inutiles et les risques pour la confidentialité des données transmises par les entreprises plaignantes, et améliorer l’accès des PME à ces procédures.

Proposition n° 21 : Mettre en place un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE de manière progressive en commençant par un petit nombre de produits et en l’accompagnant d’études d’impact détaillées, au niveau européen mais aussi national et par secteur économique.

Proposition n° 22 : Subordonner l’acceptation de tout nouvel accord commercial bilatéral de l’UE à la présence de dispositions environnementales et sociales les plus précises et contraignantes (dont notamment l’inscription à l’accord de Paris parmi les clauses « essentielles » et la présence d’un arbitrage interétatique obligatoire), ainsi qu’à des exigences renforcées de réciprocité en matière d’aides d’État, de marchés publics et de propriété intellectuelle.

Proposition n° 23 : Faire de l’adoption et de la mise en œuvre d’un dispositif garantissant la réciprocité en matière d’accès aux marchés publics une priorité de la politique européenne. Y intégrer des exigences concernant la transparence et le contrôle des aides d’État ainsi que le respect de la propriété intellectuelle.

Proposition n° 24 : Soutenir l’instauration d’un véritable « procureur commercial » européen (éventuellement en renforçant la position de l’actuel « chef de l’application des règles commerciales »), statutairement indépendant et doté de moyens administratifs et juridiques propres lui permettant de déclencher des procédures de défense commerciale (enquêtes anti-dumping et anti-subventions, saisines de l’OMC, mesures de sauvegarde, etc.).

Proposition n° 25 : Envisager des adaptations de la réglementation des marchés publics qui permettraient d’y renforcer la prise en compte des considérations de politique publique. À cette fin :

– poursuivre l’effort de précision et de pédagogie concernant les critères légaux pouvant être mis en œuvre dans les marchés, notamment celui d’innovation ;

 réglementer la relation triangulaire acheteurs publics/agrégateurs/fournisseurs de ceux‑ci (dans le même esprit que vis-à-vis des sous-traitants des titulaires de marchés) ;

– engager une réflexion sur les conditions de la pénalisation des manquements (même non intentionnels) à la réglementation et les meilleurs instruments juridiques de prévention et sanction de ces manquements.

Proposition n° 26 : Conduire une revue des moyens juridiques et administratifs mis en œuvre pour le contrôle des intérêts économiques étrangers en France (acquisitions mais aussi gestion des entreprises contrôlées, attribution de licences, privatisations, joint-ventures, cessions de technologies, contrats de recherche…), en vue d’une réforme d’ensemble et de la mise en place d’un pilotage administratif unifié.

Proposition n° 27 : Instituer une délégation parlementaire à la sécurité économique, commune à l’Assemblée nationale et au Sénat, pour s’assurer de l’effectivité de la mise en œuvre des mesures de protection des intérêts nationaux.

 


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L’histoire de l’industrie est le livre ouvert des facultés humaines,

Karl Marx, manuscrits de 1844

 

   INTRODUCTION

Lors de sa réunion du 31 octobre 2019, le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques (CEC) a inscrit à son programme de travail une évaluation de la politique industrielle demandée par le groupe Les Républicains (LR), et a désigné M. Olivier Marleix (LR) et M. Thierry Michels (LaREM) comme rapporteurs.

Au cours de cette réunion, le comité a sollicité l’assistance de France Stratégie, sur le fondement de l’article 3 du décret n° 2013‑333 du 22 avril 2013 portant création du Commissariat général à la stratégie et à la prospective.

Le commissaire général de France Stratégie, M. Gilles de Margerie, a présenté au CEC, lors de sa réunion du 19 novembre 2020, la contribution de son institution sous la forme d’un rapport intitulé « Les politiques industrielles en France ».

Les rapporteurs souhaitent en premier lieu le remercier ainsi que ses équipes pour la qualité du travail fourni et la disponibilité dont ils ont fait preuve à l’occasion de cette troisième coopération avec le CEC.

En 1974, année de l’apogée de l’emploi industriel dans notre pays, l’industrie manufacturière y comptait 5,4 millions de salariés. Depuis lors, ce nombre a presque été divisé par deux : il a été ramené à 2,75 millions. Même si une part de cette évolution rend compte d’un artefact statistique (résultant du transfert d’emplois anciennement décomptés comme « industriels » vers les services en raison de l’externalisation croissante de certaines missions d’appui pratiquée par les entreprises industrielles), la désindustrialisation est une réalité prégnante depuis plusieurs décennies. Ce mouvement de recul de l’industrie a été constant depuis près de quarante ans.

La désindustrialisation n’est certes pas un phénomène propre à la France. D’autres vieux pays industriels la connaissent. Mais pas tous : en 2000, l’industrie allemande pesait déjà deux fois plus que l’industrie française, aujourd’hui, c’est trois fois plus. La part de l’industrie manufacturière dans la richesse nationale reste deux fois plus élevée dans des pays tels que l’Allemagne, le Japon ou la Suisse qu’en France. Et l’économie des pays qui ont gardé une base industrielle solide se porte généralement mieux que celle des pays désindustrialisés : moins de chômage ou de sous‑emploi et de confortables excédents commerciaux. La présence de l’industrie est également déterminante pour les grands équilibres sociaux et territoriaux, aussi bien que pour la capacité d’innovation : c’est le secteur qui concentre la plus grande part de l’effort de recherche des entreprises.

Nous ne reviendrons pas longuement sur l’enchaînement de circonstances qui explique la désindustrialisation de notre pays. Il y a des évolutions de l’économie mondiale sur le long terme : la substitution progressive des services aux biens dans la consommation des ménages des pays qui s’enrichissent ; une croissance du commerce international longtemps plus rapide que celle de la production mondiale (mondialisation). Et il y a l’impact de grandes décisions politiques : le passage d’une économie administrée à une économie beaucoup plus ouverte et « déréglementée » ; la construction européenne, centrée sur le marché unique ; la libéralisation des échanges internationaux, incarnée par la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1994 et l’adhésion précoce (2001) de la Chine à celle‑ci ; la création de l’euro.

Il existe un certain consensus des économistes pour dire que la France, dans les années 2000, n’a pas tiré toutes les conséquences de ces décisions majeures quant à ses politiques économiques internes. Nous avons mis longtemps à prendre conscience de la dégradation de notre compétitivité et avons subi la concurrence fiscale agressive de nos partenaires sans réagir, tandis que nos grandes entreprises s’adaptaient à leur manière, en délocalisant leurs investissements plus que celles d’aucun autre pays.

À l’heure où la crise sanitaire a relégitimé l’action de l’État – et atténué temporairement la contrainte budgétaire –, les rapporteurs appellent à la reconstruction dans notre pays d’une grande politique industrielle, outil de notre prospérité et de notre souveraineté dans un monde de plus en plus incertain où se développent de nouveaux pouvoirs économiques souvent brutaux. Ce souci est d’ailleurs de plus en plus partagé par des institutions ou des partenaires qui ne nous avaient pas habitués au volontarisme dans ce domaine : aussi bien la Commission européenne que le gouvernement allemand ont publié en 2019 (avant la crise sanitaire) des documents programmatiques majeurs assumant la nécessité d’une « stratégie industrielle » tournée vers la souveraineté.

La première partie du présent rapport est consacrée à des constats qui peuvent rendre pessimiste : la désindustrialisation de notre pays et ses conséquences néfastes ; la déliquescence relative de la notion de « politique industrielle » et de son pilotage, que l’on peut attribuer à de multiples causes – les problèmes de définition qui ont toujours entouré cette notion, sa remise en cause de principe par un courant idéologique libéral et « post-industriel », l’affaiblissement concomitant de sa visibilité dans l’appareil gouvernemental et administratif, la dispersion et l’évaluation insuffisante de ses instruments…

Pourtant, les rapporteurs en sont convaincus, rien n’est perdu, d’autant que l’effort de redressement industriel de notre pays est déjà engagé. La seconde partie du présent rapport propose des pistes susceptibles d’accentuer cet effort. Les rapporteurs soulignent en premier lieu que la politique industrielle doit être assumée, pensée, gouvernée, évaluée. Ils émettent ensuite des propositions pour amplifier les mesures déjà prises dans plusieurs domaines : l’aménagement de la fiscalité, l’innovation industrielle, la consolidation du financement de nos entreprises, l’adoption, en particulier au niveau européen, de dispositifs de protection de notre souveraineté et des intérêts de nos entreprises, etc.

 


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I.   LA POLITIQUE INDUSTRIELLE, UNE AMBITION LONGTEMPS À LA DÉRIVE

Dans cette première partie en forme de bilan, nous essaierons de répondre à plusieurs questions :

– qu’est-ce que l’« industrie » ? Nous le verrons, il semble de plus en plus difficile de délimiter ce qui en relève ou non ;

– que pouvons-nous dire de ce qu’elle représente dans notre économie et de son évolution ? Sur ce point, le constat est indiscutable, l’industrie pèse de moins en moins dans l’économie, ce qui entraîne de nombreuses conséquences dommageables pour notre commerce extérieur, plus globalement notre souveraineté économique, notre capacité d’innovation ou encore nos grands équilibres sociaux et territoriaux. Et il est intéressant d’observer que le déclin industriel n’est pas un phénomène commun à tous les « vieux pays riches », certains parvenant beaucoup mieux à préserver leur base industrielle ;

– enfin, qu’entend-on par « politique industrielle » ? Cette notion, nous l’observerons, recouvre des définitions très diverses, a évolué dans le temps et n’est pas perçue de la même manière dans tous les pays industriels, loin s’en faut. Pour revenir à la France, de très nombreux dispositifs d’intervention, passant par divers canaux – subventions, fiscalité, actionnariat public, achat public… –, ainsi que des outils réglementaires peuvent être considérés comme relevant de la politique industrielle. France Stratégie a réalisé un exercice original de quantification de ceux de ces outils qui ont un impact budgétaire, exercice qui met en lumière la prépondérance des allégements de charges sociales et mesures fiscales non ciblées dans les aides à l’industrie. De manière générale, notre État paraît souffrir de sérieuses lacunes dans la définition stratégique, le pilotage et l’évaluation de sa politique industrielle (ou du moins des principaux instruments constituant celle‑ci).

A.   LA SITUATION : UN PAYS EN VOIE DE DÉSINDUSTRIALISATION

1.   Une difficulté méthodologique préalable : délimiter l’« industrie »

Avant de s’efforcer d’identifier et qualifier ce que sont la ou les politiques publiques s’adressant à l’« industrie », il faut déjà clarifier ce que recouvre cette dernière, puis en évaluer la puissance et l’évolution.

Le rapport de France Stratégie met en lumière les débats existant à cet égard. La définition la plus traditionnelle assimile l’industrie à la production de biens tangibles, par opposition aux services, à l’issue d’un processus de transformation, par opposition au « secteur primaire » agricole ou minier. L’Institut national de la statistique et des activités économiques (INSEE) définit donc l’industrie, sur son site internet, comme regroupant « les activités économiques qui combinent des facteurs de production (installations, approvisionnements, travail, savoir) pour produire des biens matériels destinés au marché ».

Le cœur de cet ensemble « industrie » est constitué par l’industrie « manufacturière », ainsi définie par l’INSEE : elle « comprend la transformation physique ou chimique de matériaux, substances ou composants en nouveaux produits. [Mais, observent les statisticiens,] les limites entre le secteur manufacturier et les autres secteurs peuvent parfois être floues. De manière générale, l’activité manufacturière consiste en la transformation de matériaux en nouveaux produits. Cependant, la définition de ce qui constitue un nouveau produit peut être assez subjective (…). »

L’industrie « manufacturière » n’inclut pas un certain nombre de secteurs qui sont généralement intégrés à l’« industrie » au sens large :

– les industries extractives ;

– la production et la distribution d’électricité et de gaz ;

– la production et la distribution d’eau et les activités d’assainissement et de gestion des déchets ;

– parfois, la construction.

La liste de ces secteurs placés à la périphérie du champ « industrie » illustre déjà les ambiguïtés de la notion d’industrie : l’eau qui coule de notre robinet ou l’électricité qui nous parvient sont-elles des « biens » ? Peut-être. En tout état de cause, leur fourniture est un « service », et l’assimilation de tels secteurs à l’industrie est sans doute liée principalement aux modes de production qui les caractérisent : nul ne doute qu’une centrale électrique ou une station d’épuration ressemblent à des « usines ».

De manière générale, la distinction industrie/services apparaît de plus en plus floue.

France Stratégie mentionne une étude selon laquelle près d’un quart des entreprises « industrielles » produiraient plus de services que de biens. Certaines grandes entreprises mêlent inextricablement les deux productions : par exemple, des motoristes d’avions vendent des heures d’utilisation de leurs moteurs, ou un fabricant d’imprimantes facture au nombre d’impressions, de sorte que la vente et l’après‑vente (maintenance) sont indissolublement liées pour mettre en avant un rapport qualité/prix global.

Non seulement l’industrie vend des services, mais elle en achète également beaucoup, ces achats correspondant en partie à des activités réalisées autrefois en interne (nous reviendrons sur l’impact de ce mouvement d’externalisation sur l’emploi industriel). Le mouvement de numérisation amplifie encore cette interpénétration entre industrie et services. Une note du Conseil d’analyse économique ([1]) en arrive à conclure que « l’industrie change de nature et ne fait plus qu’une avec les services » ; elle serait définie par la « production de masse, la réalisation d’économies d’échelle, les gains de productivité et l’application du progrès technique ».

Une fois posées ces observations générales sur la dilution des définitions traditionnelles, resterait à en trouver des nouvelles qui seraient opérationnelles, c’est‑à-dire permettraient d’identifier un champ cohérent d’activités économiques correspondant à l’industrie élargie. Cependant, France Stratégie observe qu’« alors que de nombreuses études sur la politique industrielle plaident en faveur d’une vision extensive de l’industrie, aucune ne mobilise, à notre connaissance, de périmètre alternatif ».

Il existe certes des périmètres utilisés par certains économistes et qui peuvent être quantifiés, mais ils sont encore plus larges. Ainsi distingue-t-on désormais communément le « secteur exposé » à la concurrence internationale – qui inclut l’industrie dans son ensemble, mais aussi l’agriculture et une large part des services –du « secteur abrité » de celle-ci, cette délimitation étant notamment très utile pour cibler des mesures de compétitivité. Une autre distinction, mise en avant par l’INSEE, oppose une « sphère productive » tournée vers la production de biens et services majoritairement consommés, directement ou indirectement, hors de la zone de production, et une « sphère présentielle » tournée par nature vers la satisfaction des besoins exprimés localement par les personnes se trouvant sur un territoire. Cette dichotomie est proche mais un peu différente de celle entre secteurs exposés et abrités : par exemple, les activités liées au tourisme sont par nature « présentielles » et néanmoins exposées à une forme de concurrence internationale.

En tout état de cause, ce type de catégorisation s’éloigne assez largement de la notion d’industrie : d’une part, les secteurs dits « exposés » ou « productifs » dépassent largement le champ de l’industrie ; d’autre part, certaines activités indéniablement industrielles devraient peut-être être catégorisées dans le secteur « abrité », ou du moins sont beaucoup moins exposées à la compétition internationale que d’autres, du fait notamment de coûts qui découragent le transport sur de longues distances des « pondéreux ». Par exemple, le secteur des matériaux de construction, qui pèse en France environ 300 000 emplois, donc de l’ordre de 10 % de l’emploi industriel, représente à peine 1 % de nos échanges internationaux de biens industriels ([2]), car ces matériaux voyagent peu sur longue distance. Pour prendre un exemple extrême, les granulats (graviers, galets, sable…), intrants de base de cette industrie, sont transportés – en provenance de multiples carrières et en direction de multiples chantiers ou usines de matériaux de construction – à plus de 90 % par voie routière sur seulement 35 km en moyenne : si concurrence il y a dans la fourniture de granulats, elle ne s’exerce pas à un niveau international, ni même national, mais local.

2.   Un constat bien étayé : la désindustrialisation de la France

L’importance du débat sur la délimitation du champ « industrie » doit sans doute être relativisée : quel que soit l’indicateur retenu, force est de constater, d’une part que le poids de l’industrie dans notre économie est en recul constant depuis plusieurs décennies, d’autre part que ce recul est en France nettement plus marqué que dans la plupart des autres « vieux » pays industriels.

a.   Un recul régulier de l’emploi industriel depuis les années 1970

Le rapport de France Stratégie présente plusieurs indicateurs d’évolution du poids absolu et relatif de l’industrie sur le long terme : le graphique ci-après montre l’évolution de l’emploi industriel en valeur absolue et en part de l’emploi total depuis 1949, ainsi que l’évolution de la part de l’industrie dans la valeur ajoutée globale.

Nombre d’emplois industriels (milliers) et part de l’industrie dans l’emploi
et la valeur ajoutée (en %, prix courants), 1949-2018

Source : rapport de France Stratégie.

L’emploi industriel manufacturier a connu son apogée en 1974, occupant 5,4 millions de personnes, soit alors environ le quart du total des actifs. Puis l’effectif des travailleurs de l’industrie est entré dans un déclin continu, bien visible sur le graphique, qui l’a divisé par deux en un demi-siècle, puisque nous en sommes désormais à 2,75 millions d’emplois salariés dans l’industrie manufacturière (selon l’INSEE au 2ème trimestre 2020). Il y a certes eu quelques périodes plus favorables de stabilisation, voire de légère augmentation de l’emploi industriel, par exemple les années 1997‑2001, où l’industrie manufacturière a profité de l’embellie générale avec environ 80 000 emplois regagnés, mais, sur le long terme, l’évolution paraît sans appel.

Dans la période la plus récente, l’emploi industriel a augmenté en 2017‑2019, avec un gain de 25 000 emplois du 2ème trimestre 2017 au 4ème trimestre 2019 (données INSEE), mais cela ne représentait jamais qu’une progression inférieure à 1 %, qui a ensuite été annulée par la crise sanitaire. Il est donc difficile de tirer des conclusions de cette embellie, dont il faut espérer qu’elle se confirmera.

Dans le même temps, en termes relatifs, la part de l’emploi salarié manufacturier dans le total n’a cessé de diminuer passant d’environ 25 % durant les « trente glorieuses » à moins de 10 % à ce jour.

Une analyse plus large, portant sur l’évolution de l’emploi respectivement dans les secteurs dits « exposés » (à la concurrence internationale) et « abrités » (de celle-ci), est proposée par France Stratégie. Elle conduit à une conclusion similaire : l’emploi recule tendanciellement dans les secteurs exposés, dont fait partie l’industrie, et progresse dans les secteurs abrités – qui recouvrent notamment les emplois publics, les secteurs sociaux/sanitaires et toute une palette de services de proximité –, comme le documente le graphique ci-après.

Évolution de l’emploi dans les secteurs exposÉs et abrités

(en milliers)

Source : Frocrain P. & Giraud P.-N. (2018). The Evolution of Tradable and Non-Tradable Employment : Evidence from France. Economie et statistique, (503), 87-107.

b.   Un recul continu du poids de l’industrie dans la richesse nationale

La production industrielle française a globalement augmenté jusqu’à la crise de 2008, comme il ressort du graphique ci-après. Mais, depuis lors, malgré un rebond, elle n’a pas retrouvé le niveau d’avant-crise et reste au niveau du début des années 2000.

Évolution de la production industrielle française en volume

(prix chaînés de l’année précédente, base 100 en 2000)

Source : France Stratégie.

En termes relatifs, la part de l’industrie manufacturière dans la richesse nationale (le PIB) a constamment décliné depuis les années 1950, tombant de plus de 30 % à 11 %.

c.   Un recul plus marqué que dans les pays les plus industrialisés : le creusement des écarts

Si nous passons de l’analyse temporelle à l’analyse géographique, le constat reste le même, celui de la faiblesse relative de l’industrie française.

Le graphique ci-après présente, d’après les dernières données disponibles (2018), la part de la valeur ajoutée issue de l’industrie manufacturière dans la richesse nationale (PIB) d’une sélection de pays industrialisés de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), comprenant les principales puissances industrielles avancées et nos voisins européens.

L’industrie manufacturière représente ainsi 29 % de l’économie sudcoréenne, 22 % de l’économie allemande, plus ou moins 20 % de celles de pays tels que le Japon et la Suisse. En revanche, ce taux tombe à 11 % en France, ce qui place notre pays à un niveau voisin de celui des États-Unis. Parmi les grands pays, seul le Royaume-Uni apparaît encore plus désindustrialisé, avec une part de l’industrie tombée sous les 10 %.

Part de la valeur ajoutée manufacturière dans la valeur ajoutée totale (PIB) dans une sélection de pays industriels

(pour 2018, en %)

Source : graphique élaboré à partir de la base de données de l’OCDE.

L’évolution sur le moyen terme est également intéressante. Si on compare les données pour 2018, présentées sur le graphique, à celles pour 2005, on voit que la part de l’industrie manufacturière dans la richesse nationale s’est généralement à peu près maintenue, voire a progressé, dans les pays les plus industriels : sur la période, elle est ainsi passée de 28,4 % à 29,1 % en Corée du Sud, de 22,2 % à 22,3 % en Allemagne, de 21,6 % à 20,8 % au Japon, ou encore de 17,3 % à 16,7 % en Italie. Pour l’Union européenne dans son ensemble, on note un recul assez limité, de 16,6 % à 15,9 %.

En revanche le recul est nettement plus marqué dans les pays où l’industrie pesait déjà assez peu en 2005 : en 2018, l’indicateur a perdu entre 2 et 3 points pour l’Espagne (passant de 15,3 % à 12,3 %), les États-Unis (passant de 13,5 % à 11,7 %), la France (passant de 13,6 % à 11,1 %) et le Royaume-Uni (passant de 11,8 % à 9,9 %). Tout se passe donc comme si se renforçait une sorte de spécialisation (sans doute liée à la mondialisation) dans laquelle les pays à la base industrielle la plus forte la conserveraient, tandis qu’elle s’effriterait inexorablement dans ceux où elle est moins puissante, dont la France fait partie.

Non seulement notre pays a depuis longtemps une base industrielle plus faible que certains de ses grands partenaires industriels, mais en outre cette base « décroche » tendanciellement.

C’est ce que montre le graphique ci-après. En volume, la production industrielle française est plus faible aujourd’hui qu’au début des années 2000 quand elle a augmenté de près de 30 % en Allemagne. Le rapport entre la valeur ajoutée manufacturière globale générée en Allemagne et en France est passé, selon les statistiques d’Eurostat, de 2,02 en 2000 à 2,99 en 2018 : il y a vingt ans, l’industrie allemande pesait deux fois plus que l’industrie française, maintenant c’est trois fois !

Le graphique permet cependant aussi d’observer une autre réalité : la France n’est pas la seule des grands pays européens à avoir « décroché » ces dernières années par rapport à l’Allemagne et à avoir beaucoup de difficultés à retrouver le niveau de production industrielle d’avant la crise de 2008 : c’est également le cas du Royaume-Uni, de l’Italie et de l’Espagne.

Évolution de la production industrielle

(en volume, indice 100 en 2001)

https://ec.europa.eu/france/sites/france/files/evolution_porduction_industrielle_fr_all_es_it_r-u.png

Source : Commission européenne – Représentation en France, mars 2018, Les décodeurs de l’Europe, L’introduction de l’euro a fait chuter l’industrie française ! Vraiment ?

NB : le choix de l’indice 100 pour 2001 résulte de l’objet du document d’où le graphique est extrait, à savoir l’impact du passage à l’euro.

d.   Une désindustrialisation aux explications multiples

La désindustrialisation n’est pas un phénomène propre à la France, elle touche d’autres « vieux » pays industriels. Des évolutions de long terme, communes à tous ces pays, l’expliquent en grande part. Mais cette désindustrialisation est particulièrement marquée dans notre pays, ce qui justifie d’en rechercher les spécificités françaises. Par ailleurs, il serait simpliste d’expliquer uniquement la désindustrialisation par les délocalisations d’usines et le développement du commerce international, dans le contexte de la « mondialisation », conduisant à l’importation accrue de biens industriels produits dans les « usines du monde » telles que la Chine.

Plusieurs facteurs expliquent le recul relatif du poids relatif de l’industrie :

− le changement des modes de consommation, de plus en plus tournés vers les services (plutôt que les biens) avec l’élévation du niveau de vie. Ainsi, selon l’INSEE, la part de l’alimentation est-elle tombée de 38 % à 25 % dans le budget moyen des ménages français de 1960 à 2007, celle de l’habillement de 14 % à 9 % durant la même période, tandis que montaient des postes de dépenses presqu’entièrement dédiés à des services tels que le poste « communication, loisirs et culture », passé de 10 % à 16 % dans le même temps. Les années 1960 ou 1970 auront été celles de l’équipement massif en voitures et en électroménager, alors que le dernier objet massivement entré dans nos vies, le smartphone, remplace en partie d’autres d’objets devenus inutiles (appareils photographiques, baladeurs…) et intègre dans son usage une part croissante de services (applications, contenus…) ;

 la tendance à l’externalisation de certains services (par exemple de maintenance, gardiennage, informatique, conseil, etc.) antérieurement pris en charge en interne dans les entreprises industrielles, ce qui fait basculer formellement de la valeur et des emplois du champ « industrie » au champ « services » : des emplois comptabilisés au titre des entreprises industrielles le sont désormais au titre des services aux entreprises. Le rapport de France Stratégie fait état d’une étude selon laquelle le nombre d’emplois industriels externalisés en direction des services marchands aurait augmenté de 480 000 entre 1980 et 2007, expliquant un quart de la baisse de l’emploi industriel sur ce laps de temps. Les services contribuent ainsi de plus en plus à la formation de la valeur ajoutée industrielle. D’après des calculs de l’OCDE cités par France Stratégie, pour la plupart des membres de l’organisation (dont la France), leurs exportations de biens manufacturés intégreraient entre 30 % et 40 % de services ;

– l’évolution plus rapide de la productivité dans l’industrie que dans les services, qui explique que le recul de l’emploi industriel soit encore plus rapide que celui de la valeur ajoutée industrielle ;

– enfin, l’importation accrue de biens industriels, résultant de l’offre croissante des économies « à bas coûts » (pays en développement et émergents), mais provenant également d’autres pays riches, notamment de voisins européens, compte tenu d’une évolution défavorable de la compétitivité-coût de la France, au début des années 2000, par rapport à ces partenaires.

Nous reviendrons plus longuement, en seconde partie du présent rapport, sur ces enjeux de compétitivité, qui recouvrent des débats bien documentés (sur le coût du travail, les charges sociales, la fiscalité…) et d’autres, peut‑être aussi déterminants, qui mériteraient de l’être mieux, en particulier sur la question des coûts de l’énergie – pour mémoire, la crise économique qui a fait irruption en 1973 est née de l’explosion des cours du pétrole ; depuis lors, les grands pays ont fait des choix très différents en matière de « mix » énergétique (en particulier en pariant plus ou moins, ou pas du tout, sur le nucléaire) sans que l’impact de ces choix sur leur compétitivité industrielle ait pu être évalué de manière indiscutable.

Ces biens industriels importés proviennent parfois d’usines délocalisées. Sur ce dernier point, il existe plusieurs définitions, nous y reviendrons, du concept de « délocalisation » et plusieurs méthodes pour en estimer l’impact sur l’emploi, qui conduisent à des estimations variables du nombre d’emplois perdus en France en conséquence, lequel serait compris entre 9 000 et 27 000 par an (sur la période 1980‑2007) ([3]). Dans l’hypothèse maximaliste, estimant à 739 000 les pertes d’emplois de 1980 à 2007, la mondialisation expliquerait au plus 40 % du recul de l’emploi industriel sur la période (− 1,7 million), ce d’une part en supposant que tous ces emplois victimes de la mondialisation soient de nature industrielle, d’autre part et surtout en négligeant les gains d’emplois permis par l’essor de certains secteurs industriels tournés vers l’export, ce qui serait fallacieux car ces gains sont réels.

Pour prendre un exemple à cet égard, l’emploi dans le secteur de la nomenclature INSEE « fabrication d’autres matériels de transports » (autres que les automobiles), qui couvre notamment les matériels aéronautiques, spatiaux, ferroviaires et la construction navale, tous secteurs d’exportation, a connu une évolution favorable atypique dans le monde industriel : après une longue période de déclin dans les années 1990 et 2000, la tendance s’est inversée et, de fin 2010 à début 2020, l’emploi salarié y est passé de 132 000 à 162 000 (+ 22 %), retrouvant son niveau de 1992. Cette évolution favorable peut être rapprochée de celle de nos exportations de matériel aéronautique et spatial, qui ont quasiment doublé en quinze ans, passant de 35-40 milliards d’euros par an à la fin des années 2000 à 64 milliards en 2019. En développant les exportations, l’essor du commerce international favorise aussi l’emploi dans certains secteurs industriels, de sorte que la mesure de l’impact de la mondialisation sur l’emploi industriel dans sa globalité est complexe.

e.   Une propension particulière des grandes entreprises françaises à délocaliser leur production

Si le secteur aéronautique constitue à cet égard, avec quelques autres, un contre‑exemple, il y a tout de même des raisons de penser que le phénomène de « délocalisation » pèse significativement sur l’emploi, en particulier pour notre pays, les grandes entreprises françaises montrant semble-t-il une propension particulière dans ce domaine. Ainsi pouvait-on en 2017 décompter plus de 45 000 filiales françaises à l’étranger, générant un chiffre d’affaires de 1 540 milliards d’euros et employant environ 6,3 millions de personnes. C’est plus qu’aucun de nos grands voisins européens, puisqu’on dénombrait respectivement : 35 000 filiales britanniques pour 4,3 millions d’emplois ; 29 000 allemandes avec 5,9 millions de salariés ; 7 000 filiales espagnoles pour 1 million d’emplois ([4]).

i.   Des indicateurs généraux révélateurs

Les experts de France Stratégie se sont efforcés d’objectiver ce phénomène en s’intéressant spécifiquement à l’industrie. Ils ont produit des indicateurs pertinents, consistant à comparer les ventes opérées par l’ensemble des filiales à l’étranger des groupes industriels de plusieurs grands pays au montant des exportations industrielles de ces pays et/ou à la valeur ajoutée industrielle générée en interne dans ces pays.

Il en ressort que les ventes des filiales des groupes industriels français à l’étranger pèsent 2 fois plus que nos exportations industrielles, ce ratio étant similaire pour les États-Unis, mais étant seulement de 1,6 s’agissant du Royaume-Uni, moins de 1 pour l’Allemagne et l’Italie, et 0,4 pour l’Espagne.

L’analyse par la comparaison des ventes des filiales des groupes industriels à la valeur ajoutée industrielle générée en interne donne des résultats comparables : ce ratio est de 2,7 pour la France contre 1,8 pour le Royaume-Uni, 1,3 pour l’Allemagne, entre 0,9 et 1 pour les États-Unis, l’Italie et le Japon, enfin 0,4 pour l’Espagne (graphique ci-après).

Ventes des filiales industrielles à l’étranger
en % de la valeur ajoutée domestique de l’industrie

Source : France Stratégie.

L’emploi constitue un autre angle d’analyse comparative du poids des filiales à l’étranger. On constate là-aussi, en regardant le ratio de l’emploi des filiales étrangères des groupes industriels des différents pays à l’emploi industriel interne, que la France est parmi les grands pays européens celui dont les entreprises industrielles ont le niveau le plus élevé d’emplois à l’étranger rapporté aux emplois industriels domestiques.

Emploi des filiales à l’étranger en % de l’emploi salarié domestique –
secteur industriel

Source : France Stratégie.

Un dernier type d’aperçu sur le développement des filiales industrielles françaises à l’international nous est fourni par l’analyse des stocks d’investissements à l’étranger : avec près de 620 milliards d’euros à fin 2019, l’industrie compte pour 45 % du total des investissements directs français à l’étranger. L’industrie manufacturière détient à elle seule 420 milliards de ces investissements (30 % du total) ([5]).

Les différents indicateurs présentés convergent donc : les grandes entreprises industrielles françaises ont en moyenne développé leurs activités opérées directement à l’étranger, via des filiales qui y produisent et y emploient massivement, bien plus que leurs concurrentes des autres grands pays industriels. Ce constat valable globalement peut être décliné sectoriellement, avec un cas d’espèce très significatif, celui de l’automobile.

ii.   L’exemple de l’industrie automobile

L’évolution de l’industrie automobile illustre tout particulièrement l’appétence de certaines de nos entreprises pour les délocalisations, ce secteur étant l’un des plus mobiles (footloose), selon l’observation d’un économiste rencontré par les rapporteurs, quant à l’implantation de sa production en fonction des coûts (s’il n’est pas si simple de délocaliser une usine, il est en revanche très aisé de transférer la production d’un véhicule d’une chaîne d’assemblage à une autre). Cette appétence pèse lourdement sur notre solde commercial : le secteur automobile (équipements compris), qui pendant longtemps soutenait le commerce extérieur français en générant des excédents annuels (de 10 à 15 milliards d’euros au début des années 2000), est devenu déficitaire en 2008 et ce déficit s’est régulièrement accru pour dépasser 15 milliards d’euros en 2019.

Commerce extérieur des produits automobiles en France

(en milliards d’euros)

Source : France Stratégie.

L’INSEE a consacré récemment une publication à l’évolution de notre secteur automobile et à son incidence sur le solde commercial ([6]). Ce document met en exergue le recul très rapide des positions françaises dans la production automobile : en 2016, la France (en tant que site de production, nous parlons de la localisation des usines, pas du poids des constructeurs) n’était plus que le cinquième pays européen producteur d’automobiles, derrière l’Allemagne, mais aussi le Royaume‑Uni, l’Espagne et l’Italie, alors que jusqu’en 2011 notre pays était traditionnellement le deuxième producteur derrière l’Allemagne (en 2017, toutefois, la France a repris la troisième place dans ce classement, derrière l’Allemagne et l’Espagne). De 2000 à 2016, la part (en valeur) effectuée en France de la production automobile européenne a été divisée par deux (tombant de 13,1 % à 6,7 %). La production de nos voisins allemands représentait 3,1 fois la nôtre en 2000 ; ce ratio était passé à 6,6 en 2016.

En 2016, les 56 groupes multinationaux français ([7]) du secteur disposaient de plus de 800 filiales à l’étranger, dont le chiffre d’affaires cumulé s’élevait à 135 milliards d’euros, soit plus que celui réalisé sur le territoire national par les mêmes (107 milliards d’euros). Ces filiales employaient deux tiers des effectifs mondiaux des groupes automobiles français, contre un peu plus de la moitié pour l’ensemble des groupes multinationaux dont le centre de décision est en France.

Les experts de l’INSEE se sont livrés à une analyse détaillée des flux commerciaux du secteur qui permet d’identifier clairement les stratégies à l’œuvre :

– « les flux vers l’Espagne et les pays de l’est de l’UE et à un degré moindre vers la Turquie et le Maghreb s’apparentent à une logique de production, d’assemblage et de réimportation en France à des fins commerciales. En effet, les pièces d’équipements dominent les exportations (45 % des exportations totales de pièces des groupes français sont à destination de ces pays) et les véhicules les importations. Deux tiers des véhicules importés par les multinationales françaises proviennent ainsi d’Espagne et des pays d’Europe centrale et orientale (…) ; 18 % viennent de Turquie et du Maghreb » ;

– « l’Amérique du Nord, la Chine et l’Amérique du Sud apparaissent comme des zones de production plus autonomes et orientées vers des marchés locaux. Les échanges avec les filiales situées en France sont faibles (…) » ;

– enfin, « l’Allemagne et les autres pays de l’UE apparaissent davantage comme des marchés que comme des lieux de production pour les groupes automobiles multinationaux français ».

La note de l’INSEE mettait aussi en lumière l’impact des stratégies de délocalisation de la production automobile sur les flux commerciaux. Elle relevait qu’en 2016, il a été importé pour près de 29 milliards d’euros de voitures particulières, pour moins de 17 milliards d’exportations, générant sur ce poste un déficit de 12 milliards d’euros. Il est également intéressant de comparer le montant de ces flux à celui de la production nationale de ces véhicules, évalué à 19 milliards d’euros : ceci illustre le degré très élevé d’internationalisation de l’industrie automobile. Il est enfin notable que plus du tiers des importations de véhicules, pour un montant de 10 milliards en 2016, est assuré par les groupes automobiles industriels eux-mêmes : ce montant donne une idée du degré de délocalisation de leur propre production par nos constructeurs ([8]).

Une autre analyse, publiée par le Conseil d’analyse économique ([9]) précise certains éléments du constat : les deux groupes français Renault et PSA ont fortement réduit leur activité d’assemblage en France depuis le début des années 2000, alors même qu’ils ont beaucoup mieux maintenu leur parts de marché mondiales, ce en délocalisant largement leur production.

Selon les statistiques publiées par le Comité des constructeurs français d’automobiles (CCFA) ([10]), constitué par ces deux groupes, de 1997 à 2016, la production mondiale de véhicules légers de ces derniers a bondi de 3,98 millions d’unités à 6,66 millions (+ 67 %), mais, dans ce total et sur le même temps, la production sur le sol français tombait de 2,49 millions d’unités à 1,75 million (– 30 % !).

A contrario, relève l’étude du CAE, les deux constructeurs étrangers qui ont des usines d’assemblage en France, Toyota à Onnaing et Daimler à Hambach (Smart), ont maintenu ou augmenté leur production sur ces sites – constat à nuancer toutefois vu l’annonce en 2019 de la délocalisation vers la Chine de la production des Smart. Les auteurs estiment, à partir d’un modèle économétrique, qu’il faudrait un gain d’environ 20 % en coûts (ou productivité) aux sites français pour que la France retrouve son pic de production automobile de 2002 par rapport à l’Allemagne (soit un doublement de sa production actuelle).

3.   Une désindustrialisation aux graves conséquences économiques et sociales

La désindustrialisation est donc un phénomène massif et de longue durée qui est clairement objectivé dans les données économiques disponibles. Et si elle est commune à un grand nombre de vieux pays industriels, elle est particulièrement marquée en France. Pour autant, on pourrait être tenté de s’accommoder de cette évolution, qui éloignerait de nous les usines, considérées comme généralement polluantes, et leurs emplois, perçus comme pénibles. La fin du siècle passé a été marquée par la valorisation des charmes de la « société post-industrielle » et de la nouvelle « économie de la connaissance ».

Cependant, outre que ce modèle est caractérisé par un certain cynisme et une grande arrogance  il revient implicitement à réserver l’industrie salissante aux pays émergents et à considérer que les vieux pays riches doivent dominer les activités intellectuelles les plus valorisantes , fondamentalement il ne fonctionne pas, pour plusieurs raisons.

a.   L’industrie est au cœur des capacités d’innovation

Les constructions intellectuelles autour d’une « économie de la connaissance » dont les services à haute valeur ajoutée constitueraient le noyau ignorent une réalité : il est dangereux de se laisser obnubiler par le succès des « GAFAM », car les statistiques sont sans appel, faisant apparaître que l’industrie reste le cœur du système d’innovation.

Le rapport de France Stratégie le montre bien. Il relève ainsi que 71 % de la dépense intérieure de recherche et développement des entreprises (DIRDE) est réalisée au bénéfice des branches des industries manufacturières (données de 2017), bien que leur poids global dans l’économie soit maintenant à peine au‑dessus de 10 %. En effet, les branches industrielles sont dans l’ensemble beaucoup plus intensives en recherche et développement (R&D) que les services. Pour 100 euros de valeur générés par les branches industrielles, près de 11 euros sont consacrés à la R&D, et cet effort s’est accentué pendant la période la plus récente (en 2001, l’industrie consacrait à la R&D seulement un peu plus de 8 euros pour 100 euros de valeur ajoutée). Les experts de France Stratégie en concluent que « si le poids de l’industrie dans l’économie était resté constant depuis 2001 (soit 18,7 %), l’augmentation de l’intensité en R&D des branches industrielles sur la période 20012017 se serait traduite par une croissance de l’effort de R&D des entreprises de + 0,44 point du PIB. Selon ces mêmes hypothèses et en retenant comme poids de l’industrie son niveau de 1980 (23,4 %), l’effort de R&D aurait augmenté de + 1,12 point du PIB. En ajoutant le niveau atteint aujourd’hui par les dépenses en R&D des administrations et des branches de service et de l’agriculture, l’effort global en R&D de la France en 2017 serait alors de plus de 3 % du PIB, soit un peu plus que l’objectif de Lisbonne. »

Pour mémoire, « l’objectif de Lisbonne » avait été fixé en 2000 au Conseil européen éponyme, le même qui avait mis en avant « l’économie de la connaissance » : il apparaît bien que la réalisation des objectifs ambitieux, légitimement fixés, en matière d’effort de recherche, non seulement était incompatible avec le mépris de l’industrie, mais aurait même exigé une politique vigoureuse de défense de l’industrie !

b.   L’industrie est essentielle à la souveraineté économique et à l’équilibre extérieur

La crise sanitaire nous a amplement montré la nécessité de disposer, sur notre sol, d’une base industrielle capable de se réorienter pour fournir respirateurs, tests ou vaccins.

Au-delà de ce fait conjoncturel, il convient d’insister sur la corrélation entre industrie et capacité des pays à assurer l’équilibre de leurs échanges extérieurs.

Nous savons que les biens – produits manufacturés, produits agricoles ou matières premières – s’échangent beaucoup plus au niveau international que les services. Pour prendre l’exemple de la France, notre pays a exporté en 2019 pour 508 milliards d’euros de biens (un peu agricoles, mais surtout industriels) contre seulement 251 milliards de services. En d’autres termes, bien que les services pèsent désormais nettement plus lourd dans notre économie que l’industrie (selon l’INSEE ([11]), la production des seuls services « marchands » excède désormais largement celle de l’industrie au sens large : elle est estimée pour 2018 à 1 275 milliards d’euros pour les premiers contre 939 milliards pour la seconde, le poids de la production agricole étant quant à lui réduit à la portion congrue à 76 milliards d’euros), ils ne contribuent que pour un tiers aux exportations.

L’économie française se caractérise par un déficit commercial récurrent sur les échanges de biens : depuis 2004, ces échanges sont constamment déficitaires et ce déficit annuel oscille entre 40 milliards d’euros et 70 milliards depuis 2007, soit 2 % à 3 % du PIB. Certes ce déficit sur les biens est partiellement compensé par les échanges de services (comprenant notamment l’impact des flux de touristes), qui dégagent un excédent annuel de 20 milliards d’euros à 30 milliards depuis une décennie. La balance des transactions courantes, quant à elle, prend en compte l’ensemble des flux financiers n’ayant pas une contrepartie patrimoniale : outre les flux de biens et services, il s’agit aussi des transferts à l’Union européenne, des transferts financiers des travailleurs immigrés et des frontaliers, des flux de revenus des investissements étrangers, etc. Cette balance a pour objet de donner une idée de l’évolution de la position extérieure nette du pays, c’est-à-dire de l’évolution de la situation globale de créancier ou de débiteur de la collectivité « France » par rapport à l’étranger. Or, elle est également constamment déficitaire depuis plus d’une décennie. Sur la période 2010-2019, notre déficit annuel des transactions courantes a été en moyenne de 15 milliards d’euros, soit 0,7 % du PIB.

Il est à noter en particulier que le mouvement de délocalisation caractéristique des entreprises françaises (voir infra), s’il dégrade le solde commercial des biens, entraîne en compensation l’amélioration d’une autre ligne de la balance courante : dans la mesure, notamment, où la masse des investissements directs à l’étranger de nos entreprises est beaucoup plus élevée que celle des investissements des étrangers en France (fin 2019, selon la Banque de France, respectivement 1 364 milliards d’euros contre 773 milliards), le solde des échanges de revenus tirés de ces investissements (dividendes) et remontant dans le pays d’origine est très fortement excédentaire pour notre pays, atteignant 47,5 milliards d’euros en 2019 ([12]). Mais cet excédent particulier ne suffit pas à compenser les déficits constatés sur les autres lignes, le solde courant global restant négatif.

La France paraît donc avoir un problème structurel d’équilibre extérieur. Mais qu’en est-il de nos partenaires et concurrents ? Le graphique ci-après reprend la liste de grands pays industriels et/ou voisins géographiques dont nous avons présenté supra le degré d’industrialisation, mesuré à travers la part de l’industrie dans la richesse nationale, en y ajoutant un autre indicateur, le solde de leur balance des transactions courantes (moyenné sur une décennie pour lisser les effets conjoncturels).

Comparaison entre part de la valeur ajoutée manufacturière
dans la valeur ajoutée totale et solde de la balance
des transactions courantes dans une sélection de pays industriels

(en % du PIB)

Source : graphique élaboré à partir des bases de données de l’OCDE et du FMI.

Nous le constatons, il existe une corrélation notable entre degré d’industrialisation et équilibre extérieur, trois groupes de pays se dégageant :

– des pays très industrialisés qui accumulent de forts excédents courants (Corée du Sud, Allemagne, Japon, Suisse) ;

– un groupe de pays « moyens » en termes de taux d’industrialisation aussi bien que de solde extérieur (Italie, Belgique, Espagne) ;

– des pays fortement désindustrialisés qui se caractérisent aussi par des déficits extérieurs récurrents, qu’ils soient modérés – cas de la France – ou beaucoup plus significatifs – cas du Royaume-Uni et des États-Unis.

Un seul pays est dans une position atypique : les Pays-Bas associent une relative désindustrialisation et d’énormes excédents extérieurs, ce qui peut rendre compte de leur position commerciale et portuaire, de leurs ressources gazières ainsi que de la puissance de leur agriculture d’exportation.

Globalement, la corrélation entre maintien d’une base industrielle solide et excédents extérieurs est donc confirmée, le lien de causalité étant d’ailleurs sans doute bivalent : la présence d’une industrie puissante permet d’exporter ; et c’est la possibilité d’exporter (grâce à la compétitivité) qui permet la conservation de la puissance industrielle.

c.   L’industrie est déterminante pour les équilibres territoriaux

Alors que le cœur des grandes métropoles est de plus en plus tertiarisé, l’industrie reste relativement répartie sur le territoire national, contribuant à l’équilibre des territoires. Une étude très intéressante publiée par La Fabrique de l’industrie ([13]) et portant sur les 304 « zones d’emploi » de France métropolitaine met en lumière la relative déconcentration du tissu industriel : les « petits » bassins d’emplois (comptant moins de 100 000 emplois), qui regroupent 40 % de l’ensemble des emplois, totalisent 57 % des emplois industriels. L’industrie apparaît donc particulièrement importante pour les territoires qui ne font pas partie des grandes métropoles.

La même étude propose une carte de l’évolution récente (2009‑2015) de l’emploi industriel, présentée ci-après. On constate les difficultés d’un grand nombre de bassins d’emplois situés majoritairement au nord-est d’une ligne Saint-Malo–Lyon (hors région parisienne). Dans la mesure où il s’agit souvent de bassins d’emploi relativement « ruraux » ou du moins « péri-urbains », l’impact du recul industriel est particulièrement pesant dans des espaces où les mouvements de créations/suppressions d’emplois sont souvent moins dynamiques que dans les métropoles.

Variation de l’emploi industriel entre 2009 et 2015

Source : La Fabrique de l’industrie, 2019, L’étonnante disparité des territoires industriels, Comprendre la performance et le déclin, par Denis Carré, Nadine Levratto et Philippe Frocrain, préface d’Olivier Lluansi.

L’étude met aussi en parallèle l’évolution de l’emploi industriel et celle de l’emploi général, montrant une assez large corrélation selon les bassins d’emploi, ce qui n’est guère surprenant. En effet, les variations de l’emploi industriel se répercutent sur celles des services à l’industrie, ainsi que sur celles des emplois « présentiels » dont l’existence est corrélée au potentiel démographique et économique (services publics, commerce et artisanat, loisirs…). De manière plus générale, toutes les activités qui trouvent des débouchés hors d’un territoire, dont l’industrie fait partie, ont un effet d’entraînement sur l’ensemble de l’activité économique et de l’emploi dans ce territoire.

Diverses études économiques ont été consacrées à l’effet de « cluster » industriel, c’est-à-dire aux externalités positives consécutives à l’implantation sur un territoire d’entreprises industrielles en nombre suffisant, externalités qui conduisent à l’arrivée de nouvelles entreprises. Cet effet peut être sectoriel – du fait notamment de l’implantation rapprochée d’entreprises formant des chaînes de sous-traitance –, mais il existe aussi des bassins industriels peu spécialisés dont le dynamisme repose sur différents facteurs plus généraux, tels que la présence d’une main-d’œuvre abondante formée aux métiers de l’industrie et l’appétence des collectivités à favoriser l’urbanisme industriel.

Les effets d’entraînement sectoriel peuvent dépasser largement la taille d’un bassin d’emploi et concerner des régions entières. L’industrie aéronautique et spatiale en donne un exemple, abondamment documenté par l’INSEE ([14]). Les deux anciennes régions Aquitaine et Midi-Pyrénées, qui représentent moins de 10 % de la population française, accueillent environ 40 % des emplois français dans ce secteur. Et réciproquement, ce secteur assure 40 % de l’emploi industriel en (ex-)Midi-Pyrénées. Ces emplois sont prioritairement concentrés autour des deux centres de Toulouse‑Blagnac et Bordeaux-Mérignac, mais l’industrie aéronautique a essaimé dans toute la région, s’implantant dans des petites villes, voire des espaces ruraux (par exemple à Figeac avec Ratier-Figeac et Figeac-Aéro, ou encore à Cognac et dans les Pyrénées‑Atlantiques avec Safran).

L’industrie automobile est également déterminante pour la structuration de certains espaces économiques régionaux. Dans l’Est de la France, le bassin sochalien, cœur de l’entreprise Peugeot, reste dominé par l’automobile, qui y représente un cinquième de l’emploi global et les deux tiers de l’emploi industriel (dans la zone d’emploi Belfort-Montbéliard-Héricourt). Le secteur est également déterminant pour les Hauts-de-France et en particulier le département du Nord, qui regroupe plusieurs sites industriels majeurs (Valenciennes, Maubeuge, Douai, Sevelnord…). Dans une présentation destinée aux investisseurs (sur son site internet), Nord France Invest, l’agence de promotion économique régionale, met délibérément en avant l’effet de « cluster » en soulignant que les Hauts-de-France sont la première région automobile française (avec 31 % de la production nationale de véhicules en 2018 et 40 % de celle de moteurs et de boîtes de vitesse) et qu’y sont présents plusieurs centaines d’équipementiers, de sorte que la région « réunit toutes les activités liées à l’automobile, [ce qui] permet aux fabricants de bénéficier des politiques d’achats le plus rentables ». Un dernier argument-choc est assené: « 50 % de la production européenne de véhicules automobiles se trouve dans un rayon de 600 km autour des HautsdeFrance. »

d.   L’industrie contribue aux équilibres sociaux

L’industrie contribue non seulement aux équilibres territoriaux, mais aussi aux équilibres sociaux. Alors que le mouvement des Gilets jaunes a mis en lumière les revendications d’une partie des classes moyennes, il est intéressant d’observer que l’industrie est une grande pourvoyeuse de salaires attractifs, généralement supérieurs à la moyenne.

Le graphique ci-après, relatif aux salaires moyens par secteur, est significatif. Même si on laisse de côté le petit secteur des industries pétrolières, aux salaires très élevés, on observe un niveau général très supérieur à la moyenne des salaires dans la plupart des grands secteurs industriels : à près de 3 000 euros mensuels, le salaire net moyen était en 2016 supérieur de 34 % à la moyenne nationale tous secteurs confondus dans la fabrication de matériels de transports (aéronautique, automobile…) ; à 2 800 euros, il était supérieur de 25 % à cette moyenne dans les secteurs eau-énergie, le machinisme et les industries électriques et électroniques. Le seul secteur industriel aux salaires inférieurs à la moyenne d’ensemble était l’agro‑alimentaire, tandis que c’était le cas des grands secteurs des services les plus pourvoyeurs d’emplois (hôtellerie-restauration, services sociaux, commerce, transports…).

Salaires mensuels nets moyens par secteur d’activité

(pour 2016, en équivalents temps plein, en euros)

Source : graphique élaboré à partir de la base de données de l’INSEE.

Le niveau moyen élevé des salaires de l’industrie peut être dû en partie à la structure des emplois (avec notamment la présence de nombreux techniciens, ingénieurs et chercheurs dans les secteurs de haute technologie), mais pas seulement, car les salaires de l’industrie sont également supérieurs à catégorie socioprofessionnelle égale. Ainsi, le salaire moyen des cadres de l’industrie dans son ensemble était-il en 2014, selon les statistiques de l’INSEE, supérieur de 9 % à la moyenne nationale tous secteurs confondus pour cette catégorie professionnelle, celui des « professions intermédiaires » supérieur de 13 %, celui des ouvriers qualifiés supérieur de 8 %, enfin celui des ouvriers non qualifiés supérieur de 13 %. Dans le secteur des équipements électriques, électroniques et informatiques et des machines, l’écart positif à la moyenne générale était même de 11 % pour les ouvriers qualifiés et de 20 % pour les ouvriers non qualifiés. Dans l’industrie automobile, cet écart atteignait 11 % pour les ouvriers qualifiés et 24 % pour les ouvriers non qualifiés.

L’industrie offre bien globalement à l’ensemble des catégories de salariés des rémunérations nettement supérieures à la moyenne.

*

Nous avons donc de multiples raisons de considérer qu’il faut conserver une industrie puissante. Cela implique une action politique. Et pourtant, il est souvent difficile de qualifier et quantifier la « politique industrielle ».

B.   UNE POLITIQUE INDUSTRIELLE PERDUE DANS LES SABLES ?

1.   La politique industrielle est un concept à géométrie variable

Avant d’essayer de qualifier ce qu’est en France la politique industrielle et d’en quantifier les moyens, il convient de s’interroger sur le concept même de cette politique.

De notre point de vue « hexagonal », la notion de politique industrielle paraît renvoyer, en première acception, à un contenu assez bien identifié, mais désormais daté : durant les « trente glorieuses », la puissance publique lançait des « grands programmes » – le TGV, le Concorde, le programme nucléaire… –, mis en œuvre le plus souvent par de grandes entreprises publiques, dans le cadre du Plan quinquennal. Et depuis cette époque, nombreux sont ceux qui déplorent que notre pays n’ait plus de politique industrielle. Mais cette politique correspondait à un contexte particulier, celui de la reconstruction du pays après la Seconde Guerre mondiale, puis de la politique de souveraineté du général de Gaulle et de ses successeurs immédiats. Elle était celle d’un État qui disposait d’instruments très puissants d’action économique : un large secteur public et le contrôle du crédit, des prix et des changes. Comme l’a observé un ancien ministre de l’industrie devant les rapporteurs, l’État avait alors non seulement les moyens, mais aussi l’obligation (compte tenu de ces moyens) d’avoir une stratégie industrielle.

Le contexte national et temporel est donc déterminant. Dans ces conditions, il n’est pas inutile de prendre un peu de hauteur de champ : pour certains des autres grands pays avancés – nos partenaires et concurrents à la fois – la notion de « politique industrielle » ne va pas de soi. Elle a de multiples définitions. Et elle a évolué dans le temps.

a.   Des définitions multiples

Le rapport de France Stratégie fait état de la coexistence de très nombreuses définitions de la « politique industrielle », peut-être plusieurs centaines en décomptant les variantes, données par divers économistes. Ces définitions diffèrent sur de nombreux points :

– par le champ d’application donné à cette politique, qui selon certains ne couvre que l’industrie, selon d’autres aurait une portée beaucoup plus large, pouvant aller jusqu’à couvrir globalement toutes « les politiques gouvernementales visant à affecter la structure de l’économie », selon un exemple présenté par France Stratégie. Nous retrouvons là un reflet du débat, évoqué supra, sur la définition plus ou moins large de l’« industrie » ;

– par le « foisonnement », selon la formule de France Stratégie, des objectifs poursuivis par cette politique. Pour certains, l’objectif de celle-ci serait d’« accroître la croissance économique en favorisant des activités dynamiques dont l’essor n’est pas garanti par les seules forces du marché ». Mais pour d’autres économistes (Élie Cohen et Jean‑Hervé Lorenzi), la politique industrielle aurait des objectifs allant bien au‑delà, visant « à promouvoir des secteurs qui, pour des raisons d’indépendance nationale, d’autonomie technologique, de faillite de l’initiative privée, de déclin d’activités traditionnelles, d’équilibre territorial ou politique méritent une intervention ».

De manière générale, France Stratégie relève qu’il existe deux grandes conceptions de la politique industrielle. Selon la première, qualifiée de « verticale », la politique industrielle correspond aux mesures de soutien direct ciblant des entreprises ou des secteurs identifiés comme prioritaires par la puissance publique. La seconde approche oppose ces politiques verticales aux politiques industrielles dites « horizontales », qui visent à créer un environnement favorable au développement de l’ensemble des entreprises. Nous reviendrons à plusieurs occasions sur cette distinction centrale.

France Stratégie propose donc, in fine, une définition large de la politique industrielle, tant quant à ses objectifs que quant à ses modalités : « la politique industrielle désigne l’ensemble des interventions publiques ciblant l’industrie au sens large, pour en améliorer la performance, pour des raisons stratégiques ou encore pour maintenir la cohésion sociale et territoriale. Définie ainsi, la politique industrielle répond non seulement à un besoin d’amélioration de l’efficience productive, mais également à des objectifs stratégiques ou sociaux non guidés par la recherche d’un optimum économique. Enfin, elle inclut aussi bien les politiques horizontales que verticales. »

b.   Des concepts connexes, comme celui de « souveraineté industrielle », également incertains

Cette incertitude des définitions, et donc des indicateurs, s’étend aussi aux notions connexes utilisées dans le discours sur la politique industrielle, telles que celles de « souveraineté industrielle », de « délocalisation » et de « relocalisation ».

Une récente analyse conduite dans le cadre de La Fabrique de l’industrie ([15]) traite de ces problèmes de définition.

 Les auteurs proposent ainsi plusieurs indicateurs chiffrés – donc permettant des comparaisons – pour approcher la notion de « souveraineté industrielle » dans le domaine économique : la situation de la balance commerciale des pays ; le contenu en importations de la « demande de finale » de l’économie ; le contenu en import de la production manufacturière ; la part de produits « stratégiques » importés, ce qui implique de se mettre au préalable d’accord sur la notion de produit stratégique… Ils reconnaissent aussi les limites de ces indicateurs.

Si l’on compare par exemple le montant des importations de biens et services au PIB, on constate une corrélation entre la taille des économies et leur degré d’ouverture extérieure, cette taille leur permettant, c’est une évidence, de moins dépendre de l’extérieur et de disposer sur leur sol du plus grand nombre de filières stratégiques. Il n’y a donc pas de surprise à observer que les importations (de biens et services) ne représentent que 15 % du PIB états-unien et 17 % du PIB chinois, contre, par exemple, 33 % du PIB français ou britannique ([16]). Mais, plus étonnant en apparence, ces importations s’élèvent à 41 % du PIB de l’Allemagne, pourtant plus puissante économiquement et surtout industriellement que la France et le Royaume‑Uni – est-il alors raisonnable de soutenir que l’Allemagne serait moins « souveraine » dans le domaine industriel que nous ne le sommes ? Il apparaît que ce pays est une superpuissance pour l’exportation de biens industriels tout en étant un très gros importateur de ces biens, la force industrielle de l’Allemagne tenant en partie au partage des chaînes de valeur avec son hinterland d’Europe centrale, où les coûts restent plus modérés. Ce constat montre la difficulté à élaborer des indicateurs de « souveraineté économique ».

De manière plus générale, une économiste auditionnée par les rapporteurs a fait observer que la notion de « souveraineté économique » (ou industrielle) pouvait être considérée comme un pléonasme : il n’y a pas de souveraineté politique sans une base économique suffisante. Ce qui est significatif, d’après cette chercheuse, c’est que l’on est passé depuis quelques années de la valorisation de la « puissance économique » à celle de la « souveraineté économique », ce qui rendrait compte des inquiétudes des vieux pays riches face à la montée de nouvelles puissances économiques (la Chine en premier lieu) et des pouvoirs économiques non-étatiques (par exemple les « GAFAM »).

 De même, le concept de « délocalisation », très présent dans le débat public, renvoie-t-il à des définitions diverses selon les économistes qui se sont efforcés de le préciser. L’analyse précitée de La Fabrique de l’industrie relève ainsi que trois grandes familles de définitions, plus ou moins extensives, coexistent pour ce terme :

– dans son acception la plus étroite, la délocalisation se définit comme la fermeture d’une unité de production en France, suivie de sa réouverture à l’étranger, en vue de réimporter sur le territoire national les biens produits à moindre coût et/ou de continuer à fournir les marchés d’exportation à partir de cette nouvelle implantation ;

– la délocalisation est définie par d’autres auteurs comme la substitution d’une production étrangère à une production française, résultant de l’arbitrage d’un producteur qui renonce à produire en France pour produire ou sous-traiter à l’étranger, cette définition plus large prenant donc en compte la sous-traitance à l’étranger ;

– enfin, une acception beaucoup plus large qualifiera de délocalisation tout arbitrage économique réalisé par les entreprises dans un sens défavorable à la localisation des activités et des emplois sur leur territoire d’origine. Dans cette optique, toute importation d’un bien ou service susceptible d’être produit en France est une « délocalisation ».

De plus, quel que soit la définition retenue, la mesure statistique du phénomène de délocalisation est complexe, passant souvent par des calculs économétriques assez théoriques. Il n’est pas étonnant que les estimations de l’impact des délocalisations soient fortement divergentes.

 La même diversité d’interprétation vaut pour le concept symétrique de « relocalisation », lequel peut correspondre :

– au sens le plus étroit, au seul cas du retour dans le pays d’origine d’unités de production antérieurement délocalisées dans les pays à faibles coûts salariaux. Avec cette acception stricte, le nombre de relocalisations recensées au bénéfice du territoire français reste minime : une centaine entre 2005 et 2013, puis entre 2014 et 2018, selon des sources citées par l’étude précitée ;

– dans un sens plus large, la relocalisation se définit par le retour à proximité des marchés régionaux d’une activité autrefois réalisée dans un pays à faible coût (par exemple le rapatriement au Maghreb d’une production réalisée en Chine pour une entreprise française) ou par le ralentissement du processus de délocalisation verticale des entreprises ;

– une approche encore plus étendue – symétrique de l’approche large de la notion la plus large de délocalisation – qualifiera de relocalisation tout choix de localisation favorable au maintien des entreprises sur leur territoire d’origine. Dans cette conception élargie, l’évolution du commerce international constitue la principale mesure des phénomènes de délocalisation/relocalisation : selon que cette évolution est ou non plus rapide que celle de la production mondiale, ce sont les délocalisations ou les relocalisations qui l’emportent.

 Il est enfin à noter que les mêmes difficultés quant aux définitions concernent aussi des notions que l’on pourrait croire mieux fixées, car depuis longtemps mesurées et commentées par de nombreux observateurs.

Il en est ainsi de celle d’« investissement direct étranger » (IDE), qui est l’objet de multiples études, mesures et politiques publiques d’attractivité. De nombreuses institutions, publiques ou privées, nationales ou internationales sont à l’origine de ces documents : Banque de France, Business France, cabinets E&Y ou Trendeo, Nations unies (CNUCED), OCDE, etc.

Or, ces données ne sont jamais cohérentes, compte tenu tout à la fois des définitions différentes de ce que l’on prétend mesurer et des difficultés méthodologiques. Sans entrer dans le détail, citons quelques questions posées : doit‑on prendre en compte les seules opérations créatrices d’emplois (créations ou extensions d’activités) ? Ou aussi celles qui sauvegardent des emplois (réalité parfois plus difficile à qualifier) ? Ou plus largement toutes celles donnant lieu à des flux financiers transnationaux ? Mais alors est-il légitime de comptabiliser dans ce cadre les flux « intragroupes » entre filiales de différentes nationalités d’un même groupe ? Comment être sûr de la nationalité d’un flux d’investissement étranger ([17]) ? Comment enfin traiter les entreprises internationales reposant sur des réseaux de franchisés (par exemple, l’ouverture en France par un franchisé français d’une nouvelle enseigne d’une chaîne de restauration rapide américaine est‑elle un « investissement » de cette chaîne ?) ?

Toutes ces questions reçoivent des réponses différentes selon les cas. Ces exemples illustrent les incertitudes qui entourent les réflexions non seulement sur la « politique industrielle », mais aussi sur les concepts et outils qui la justifient et/ou sont supposés permettre d’en mesurer l’impact.

c.   Une politique industrielle plus ou moins assumée selon les pays

Le rapport de France Stratégie a aussi le mérite de présenter des analyses fouillées de la « politique industrielle » menée dans plusieurs autres vieux et grands pays industrialisés – ceux qui nous sont comparables.

Cette analyse met en lumière une réalité : chez nos partenaires, la politique industrielle n’est souvent pas assumée en tant que telle, mais reste ou est longtemps restée « implicite ».

France Stratégie relève ainsi qu’« en Allemagne et depuis l’origine de la République fédérale, les pouvoirs publics et la plupart des économistes dénigrent la politique industrielle au sens le plus étroit et notamment la politique qui consisterait à désigner et promouvoir des “champions nationaux”. Fortement teintée d’ordolibéralisme, la doctrine de l’économie sociale de marché réprouve de même les politiques “verticales” à ciblage sectoriel (…). » Des facteurs historiques lourds expliquent sans doute cette position : la volonté de rompre avec le dirigisme de la période nazie, qui concernait aussi l’industrie, avec par exemple la création de Volkswagen ; la souveraineté limitée postérieure à la partition du pays, qui lui interdisait d’envisager de grands programmes nationaux dans des industries telles que l’aéronautique ; le choix du fédéralisme. Toujours est-il que parler de « politique industrielle » était jusque récemment, dans ce pays, comme prononcer un gros mot, selon l’expression employée par un interlocuteur éminent de la mission. Cela n’empêchant pas une prise en compte systématique des enjeux industriels dans toutes les décisions politiques.

De la même manière, aux États-Unis, l’hostilité traditionnelle à tout ce qui pourrait ressembler à du « socialisme », la primauté absolue donnée à l’initiative privée, la puissance des grandes entreprises industrielles et financières qui en résulte, l’ampleur des moyens financiers que ces entreprises peuvent allouer, via le mécénat, les fondations privées, le capital-risque, etc., au financement d’interventions qui ailleurs relèvent généralement du champ public, tout cela ne favorise pas, traditionnellement, l’émergence d’une politique industrielle assumée au niveau fédéral. Cependant, dans le même temps, les ambitions de souveraineté militaire et technologique (pendant la Guerre froide, mais aussi, désormais, au nom de la lutte contre le terrorisme) ont conduit au développement de grands programmes, comme le programme spatial, et de très puissantes agences fédérales qui impulsent très fortement les choix technologiques du pays et financent massivement le secteur privé ; l’une des plus emblématiques de ces agences est la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA), qui a été à l’origine du GPS ou encore de l’Arpanet, l’ancêtre d’Internet, et bénéficie d’un budget annuel de plus de 3 milliards de dollars (voir en seconde partie du présent rapport la présentation plus complète de cette agence). Par ailleurs, les positions de principe contre l’interventionnisme étatique direct n’ont jamais empêché le gouvernement fédéral de renflouer, quand il le fallait, les plus grandes entreprises industrielles du pays (Lockheed en 1971, Chrysler en 1979, puis en 2009 General Motors et à nouveau Chrysler).

2.   La visibilité de la politique industrielle a décliné à partir des années 1980, avant un retour en grâce

a.   Un volontarisme qui a été mis à mal par le consensus « néo-libéral »

La dimension temporelle doit également être prise en compte. La politique industrielle volontariste de la France du général de Gaulle et de ses premiers successeurs correspondait à une époque.

Comme le relève le Conseil d’analyse économique (CAE) dans une étude ([18]), ce modèle a été mis à mal par le consensus « néo-libéral » des années 1980, qui a amené à considérer la politique industrielle « avant tout comme une distorsion s’opposant à l’allocation efficace des ressources dans une économie de marché. Aux interventions publiques "verticales" appuyant des secteurs prioritaires sélectionnés par les pouvoirs publics (subventions, participation publique au capital, droits de douane ou marchés publics) étaient préférées des politiques "horizontales" créant les conditions favorables à l’innovation et à la création d’entreprises (concurrence sur les marchés de biens et de facteurs, soutien à la recherche). »

Derrière la critique des politiques sectorielles volontaristes se trouvait l’idée que l’État serait, en règle générale, moins efficace que l’initiative privée pour faire les meilleurs choix. Peut-être moins bien informée, moins réactive que les investisseurs privés, la puissance publique aurait aussi le tort de poursuivre en permanence des objectifs divers pas toujours compatibles – la performance économique, mais aussi la préservation de l’emploi, l’aménagement du territoire, voire la satisfaction d’intérêts électoraux –, cette situation conduisant à des options inefficaces à long terme : soutien sans avenir à des industries déclinantes, difficulté à se retirer en cas d’échec, biais en faveur des grosses entreprises (qui représentent plus d’emplois et ont plus de capacité de lobbying) et plus généralement au bénéfice de « ceux qui crient le plus fort », selon la formule d’un économiste entendu par les rapporteurs, tendance à imiter ce qui se fait ailleurs, voire à céder aux « effets de mode » susceptibles d’avoir les meilleures retombées d’image pour les décideurs politiques…

En conséquence, les politiques publiques les plus efficaces pour l’économie seraient les plus « horizontales », transversales et neutres possibles, destinées à créer un environnement favorable aux activités des entreprises : développement des infrastructures, mise en place d’une fiscalité favorable à l’activité économique, éducation/formation, etc., en écartant en revanche les interventions spécifiques à un secteur de l’économie tel que l’industrie.

b.   Le mythe de la société de services post-industrielle

Par ailleurs se développait le courant intellectuel du « post‑industrialisme », porté par des auteurs tels que Daniel Bell et Alain Touraine, à partir de considérations sur le destin des sociétés occidentales à long terme. Ce courant rejoignait l’héritage de la pensée économique libérale, remis au goût du jour par les théoriciens « néo‑libéraux » (notamment ceux de l’« école de Chicago ») : dans une économie mondialisée, la spécialisation de chaque pays selon ses avantages comparatifs, décrite il y a deux siècles par David Ricardo, conduirait tout naturellement (et sans conséquences néfastes) les pays les plus avancés à se retirer de la production industrielle pour se spécialiser dans les activités intellectuelles les plus valorisantes de recherche, conception, services à haute valeur ajoutée, etc.

Dans une vision optimiste, ce monde post-industriel assurerait si facilement la satisfaction de nos besoins de biens matériels (issus de l’agriculture et de l’industrie) que nous pourrions consacrer l’essentiel de notre activité au développement des connaissances. Dans une vision moins optimiste, les risques de cette évolution ont aussi été perçus : accentuation de l’urbanisation, gouvernement des « experts », etc.

Mais ce qu’avaient en commun les penseurs de ce courant, c’était la conviction que l’industrie, correspondant à un stade du développement humain (la révolution industrielle), allait bientôt appartenir au passé, au moins pour les pays les plus anciennement développés.

Moulinées par une technocratie qui captait l’air du temps, ces idées ont donné des constructions intellectuelles comme la « stratégie de Lisbonne » adoptée en 2000 par les dirigeants européens, qui nous promettait « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010 », la Commission européenne soulignant à cette occasion que « l’Europe d’aujourd’hui connaît une transformation d’une ampleur comparable à celle de la révolution industrielle ».

La diffusion de ce type de conceptions a joué un rôle dans le développement d’une forme d’indifférence des gouvernants aux enjeux industriels. Pourquoi aurait‑il fallu se préoccuper de ce qui semblait appartenir au passé ?

c.   Vers l’émergence d’une forme de consensus implicite sur une nouvelle « politique industrielle »

Cependant, le modèle néo-libéral et post-industriel prôné à la fin du XXème siècle a à son tour montré ses limites : persistance du chômage de masse dans certains pays et précarisation de l’emploi dans d’autres, accroissement des inégalités, faussement masquées par le recours à l’endettement des ménages pauvres (les subprimes…) ou des pays moins compétitifs (la crise de la zone euro…), développement accéléré de la sphère financière, tout cela engendrant la crise de 2008.

Nous assistons depuis lors à un retour en faveur d’interventions publiques qui peuvent être considérées comme relevant de la « politique industrielle », que ce soit en France ou dans les autres pays avancés.

Des pays qui dans le passé n’assumaient pas ouvertement le concept de politique industrielle ont changé de position. Le gouvernement allemand, par exemple, a présenté en 2019 une « stratégie industrielle 2030 » (Nationale Industriestrategie) déclinée en trois volets. Le premier de ces volets est assez classiquement centré sur l’amélioration de l’environnement du « site industriel » allemand (par des mesures sur la fiscalité, le marché du travail, les infrastructures, les charges administratives, etc.) ; le second cible les nouvelles technologies avec notamment l’objectif de mieux orienter l’épargne vers le financement des technologies de rupture ; le troisième enfin, très novateur pour ce pays, vise la protection de la « souveraineté technologique ».

De même, constate également France Stratégie, aux États-Unis, l’ampleur de la désindustrialisation a conduit depuis quelques années l’État fédéral à agir de manière plus proactive dans la structuration du système national d’innovation et de production industrielle, notamment en instituant en 2012 le réseau national Manufacturing USA, qui réunit 14 instituts de recherche en vue du développement des technologies manufacturières via des partenariats public-privé. Plus récemment, l’action de l’administration du président Donald Trump a privilégié clairement la préservation des industries du pays, voire le retour des usines délocalisées, via une politique commerciale agressive.

Il existe désormais suffisamment de ressemblances entre les objectifs poursuivis et les modes d’intervention pratiqués dans les différents pays pour que les grandes institutions porteuses de la pensée économique dominante – la Commission européenne, la Banque mondiale, l’OCDE… – aient été en mesure de qualifier le nouveau paradigme. À ce titre, la note précitée du CAE mentionne, par exemple, le « concept de “nouvelle politique industrielle et d’innovation” développé par la Banque mondiale [qui] vise non pas à créer un environnement favorable (politique horizontale) ou à soutenir certains secteurs (politique verticale), mais à favoriser les restructurations et le dynamisme technologique. L’autre dimension de cette nouvelle politique est d’aborder de front les éléments d’économie politique de l’intervention publique dans l’industrie. La politique industrielle serait avant tout affaire de modus operandi. En résumé, cette nouvelle approche substitue à la traditionnelle opposition horizontal/vertical la correction par l’action publique des échecs de coordination et de marché (politiques de clusters, financement public de projets innovants) (…). »

France Stratégie relève à cet égard qu’« aujourd’hui la question débattue au sein des pays avancés ne porte plus tant sur le fait d’avoir ou non des politiques industrielles mais sur les formes qu’elle doit prendre. Le débat ne porte plus guère sur l’existence même et le bien-fondé de la politique industrielle mais plutôt sur ses objectifs concrets et ses modalités d’application (…). La question centrale consiste aujourd’hui à associer de la manière la plus efficace l’initiative privée et le soutien des pouvoirs publics. Ce soutien peut prendre la forme d’un environnement réglementaire et institutionnel favorable au développement des entreprises et plus spécifiquement de l’industrie. Il peut également passer par des actions plus spécifiques de soutien financier. L’opposition doctrinale entre les tenants de l’État et les partisans du marché a fait place, depuis les années 1990, à une recherche plus pragmatique d’instruments efficaces (…). » La question de la gouvernance des politiques publiques, avec en particulier l’enjeu de l’association des acteurs privés à ces politiques, est désormais considérée comme essentielle.

Cette nouvelle politique industrielle est également centrée sur l’innovation, devenue le « mantra » de la plupart des gouvernements qui se préoccupent de leur industrie nationale. Il s’agit à la fois d’augmenter le potentiel d’innovation des entreprises et de les orienter vers des activités à forte valeur ajoutée ou considérées comme d’importance stratégique. France Stratégie observe qu’en outre les pays donnent la priorité aux mêmes domaines technologiques : biomédical, transports, nanotechnologies, économie numérique, etc.

d.   Et donc une certaine proximité des pratiques parmi les grands pays avancés

Le rapprochement des priorités déclarées s’accompagne de l’adoption d’instruments souvent proches.

Dans la plupart des pays, l’action des pouvoirs publics passe de plus en plus par des travaux de recherche et développement (R&D) financés à partir d’appels à projets où sont impliqués tant des entreprises que des laboratoires publics ou privés ou d’autres types d’acteurs (centres de formation, organismes de normalisation, etc.). Les aides publiques sont de moins en moins attribuées de façon individualisée et ciblent désormais bien souvent des projets communs à plusieurs entreprises et des partenariats public/privé. L’effet de cluster est recherché, la coopération entre acteurs encouragée. Aux traditionnels subventions ou prêts sont préférés les dispositifs fiscaux, les interventions en fonds propres, les garanties. La méfiance vis‑à‑vis de l’intervention administrative « classique » conduit également à faire passer l’action publique par des agences spécialisées autonomes, gérées « comme dans le privé ».

Le développement des incitations fiscales à la R&D constitue une bonne illustration de la relative homogénéisation des outils des politiques industrielles : en 2019, sur 36 pays membres de l’OCDE, seuls 5 étaient ainsi dépourvus d’incitations fiscales à la R&D telles que notre crédit d’impôt recherche. Encore l’un de ces pays était-il l’Allemagne qui a depuis lors adopté un crédit d’impôt pour la R&D, applicable depuis début 2020.

L’évolution récente des instruments de la politique industrielle française s’inscrit dans ce mouvement : développement du soutien à l’innovation par la fiscalité (le crédit d’impôt recherche), les labels (French Tech, French Fab) et « incubateurs », les « pôles de compétitivité » ; mise en place de la « banque publique des PME », Bpifrance, qui déploie – parfois sur ses fonds propres, parfois pour le compte de l’État – une panoplie complète d’outils financiers diversifiés, prêts directs, garanties de prêts, garanties à l’export, interventions directes ou indirectes (via des fonds) en fonds propres, prestations de formation et de conseil et « accélérateur » de croissance pour grosses PME…

Plus fondamentalement, même si les outils diffèrent et les interventions sont plus ou moins assumées – voire sont parfois dissimulées pour limiter le risque de contentieux internationaux sur les conditions de concurrence –, il est clair que tous les pays industrialisés mettent en œuvre des politiques destinées à promouvoir leur industrie et en particulier certains secteurs « stratégiques ».

Une illustration de cet état de fait est donnée par les contentieux symétriques engagés, devant l’organe de règlement des différends de l’OMC, par les États‑Unis, en 2004, puis l’Union européenne, en 2005, concernant respectivement les subventions publiques illicites qu’auraient reçues Airbus et Boeing. Ces dossiers définitivement conclus, après de très longues procédures, en octobre 2019 pour l’un et en octobre 2020 pour l’autre, mettent en lumière la diversité des procédés permettant aux pouvoirs publics de favoriser leurs champions : les principales subventions européennes problématiques à Airbus ont pris la forme d’avances ou prêts à taux privilégiés, ainsi que de prises de participation publiques dans des conditions jugées étrangères aux conditions normales de marché ; Boeing a de son côté bénéficié de régimes fiscaux de faveur et surtout d’aides indirectes très importantes au titre de la recherche, notamment sous la forme de contrats de recherche avec des agences publiques dont les résultats (brevets) ont été partagés de manière trop favorable à l’entreprise. Mais, de part et d’autre, les montants de subventions plus ou moins dissimulées étaient considérables et d’ailleurs voisins, de l’ordre d’une vingtaine de milliards d’euros ou de dollars. Et, in fine, aussi bien les États‑Unis que l’Union ont été autorisés à sanctionner les aides illicites par des mesures de rétorsion douanière.

3.   La politique industrielle française n’a pas vraiment de doctrine et son pilotage s’est affaibli

Il apparaît difficile d’identifier une doctrine précise de la politique industrielle française, tandis que son pilotage s’est tendanciellement affaibli. Le mode d’exercice de cet instrument central de la politique industrielle « traditionnelle » qu’est l’actionnariat public illustre tout particulièrement cet état de fait.

a.   Un pilotage central à la recherche d’un nouveau paradigme

i.   Une visibilité déclinante de l’industrie dans la nomenclature gouvernementale

Même si elle n’est pas uniforme, la tendance depuis un quart de siècle est à une perte de visibilité de l’industrie dans la nomenclature gouvernementale. Cette évolution est significative, même s’il ne faut pas en tirer de conséquences excessives.

Jusqu’en 1997, il a le plus souvent existé un ministère de l’« industrie » de plein exercice dans les gouvernements successifs, l’industrie étant généralement associée à d’autres compétences (commerce extérieur, postes et télécommunications, plus rarement aménagement du territoire ([19])). Puis, de 1997 à 2007, le portefeuille « industrie » a été confié à un ministre délégué ou secrétaire d’État, sous l’autorité d’un ministre de l’économie et des finances qui était également ministre de l’industrie : rattachée au pôle « Bercy », l’industrie conservait une certaine visibilité dans la nomenclature. Mais ensuite, l’industrie a disparu en tant que telle de la nomenclature gouvernementale de 2007 à 2010 ([20]). Elle a retrouvé plus de visibilité, sous une nouvelle appellation, durant la présidence de M. François Hollande, lorsque M. Arnaud Montebourg était ministre de plein exercice du « redressement productif ».

Les gouvernements successifs de M. Édouard Philippe ne comptaient pas de ministre ni de secrétaire d’État explicitement chargé de l’industrie, même si en pratique il y a toujours eu, dans le « pôle Bercy », un(e) secrétaire d’État s’en occupant plus particulièrement. Enfin, dans le gouvernement de M. Jean Castex, Mme Agnès Pannier-Runacher est ministre déléguée en charge de l’industrie.

ii.   Les administrations centrales : de la marginalisation de l’industrie à la recherche d’un nouveau modèle d’organisation

Au niveau des administrations centrales, certaines évolutions observées à moyen terme semblent aussi dénoter un recul de l’empreinte de la politique industrielle dans l’action de l’État. En particulier, dans le bloc des administrations économiques et financières – « Bercy » –, la balance a progressivement penché vers les enjeux financiers et macro-économiques portés notamment par la direction générale du Trésor aux dépens de la connaissance microéconomique, fine, des secteurs de l’économie, dont l’industrie, qui est l’apanage de la direction générale des entreprises (DGE) et en particulier de son service de l’industrie, organisé en sous-directions à vocation sectorielle.

Les auteurs d’un rapport rendu en 2018, à la demande du Gouvernement, sur les aides à l’innovation ([21]) observent que « les secteurs qui bénéficient d’une administration organisée, sectoriellement compétente, parviennent à maintenir des ambitions stratégiques favorables à l’innovation et à la compétitivité, inscrites dans des feuilles de route suivies. L’aéronautique et la défense en sont des illustrations manifestes. »

Ce rapport regrette que « la plupart des autres secteurs, en revanche, ne bénéficient pas d’une telle animation. La raison est à chercher dans l’absence réelle d’une fonction économique suffisamment bien structurée, complète et influente par rapport à la fonction financière au sein du ministère de l’économie et des finances. La fonction de politique industrielle et de soutien à la compétitivité est aujourd’hui très éclatée au sein de l’État, et il n’existe pas d’administration qui soit pleinement chargée des problématiques de connaissance micro-économique fine des secteurs et des entreprises, légitimée comme porteuse des enjeux de compétitivité, et réunissant l’ensemble des fonctions correspondantes, y compris le commerce extérieur. »

Conséquence, « l’absence d’une telle administration, structurée, légitime et disposant de moyens humains et financiers adaptés a conduit à faire prévaloir l’approche macro-économique de court terme qui caractérise la fonction financière, insuffisamment contrebalancée par une approche micro-économique de long terme, pourtant tout aussi indispensable. »

Ce constat, exprimé en des termes plus ou moins « diplomatiques », a été partagé par de nombreux interlocuteurs de la mission.

Il faut toutefois nuancer le propos en relevant la volonté des gouvernements successifs, depuis une dizaine d’années, de restaurer une fonction centrale de « pilotage » de l’industrie, ce sous des formats nouveaux.

Ce mouvement s’est amorcé au lendemain de la crise financière de 2008 et paraît s’accélérer dans le contexte de la crise sanitaire actuelle. Il se traduit par la création de nouvelles institutions.

 Instituée en 2010, la Conférence nationale de l’industrie est devenue Conseil national de l’industrie (CNI) en 2013. Il s’agit d’une instance consultative et prospective. Présidé par le Premier ministre et vice‑présidé par le président de France Industrie ([22]), le CNI regroupe officiellement de nombreux membres : les ministres concernés, divers hauts fonctionnaires et dirigeants d’opérateurs publics (Bpifrance et Business France), un député et un sénateur, les présidents des différentes associations de collectivités territoriales, des représentants des réseaux consulaires, des organisations d’employeurs et de salariés, enfin des personnalités qualifiées. Un comité exécutif plus restreint en assure le fonctionnement.

Le CNI coiffe 18 comités de filière stratégique, dans le cadre desquels ont été signés autant de contrats de filière (entre mai 2018 et janvier 2020). Il comprend également des sections transversales à vocation thématique. 220 projets structurants de filière ont déjà été élaborés.

 En 2010 a également été lancé, en réponse à la crise, le programme d’investissements d’avenir (PIA), décliné en volets successifs qui ont mobilisé des fonds publics considérables (57 milliards d’euros sur les trois premiers PIA, auxquels s’ajouteront 20 milliards prévus par le PIA 4 annoncé en août 2020). Tournés vers l’innovation, les PIA couvrent des investissements dans la recherche, l’enseignement supérieur, mais aussi des entreprises et des programmes industriels. Ils sont pilotés par une structure légère, le commissariat général à l’investissement devenu secrétariat général à l’investissement (SGPI), qui est de nature interministérielle. Cette petite équipe (34 personnes actuellement) est donc placée sous l’autorité du Premier ministre.

 La volonté de centrer l’action gouvernementale sur l’innovation, qui implique de rapprocher les préoccupations relevant des administrations traditionnelles de l’industrie et de la recherche, a conduit récemment à un nouveau développement. Le 18 juillet 2018 a été installé un Conseil de l’innovation, coprésidé par le ministre de l’économie et des finances et la ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Il regroupe six ministres, les administrations concernées (SGPI, direction générale des entreprises et direction générale de la recherche et de l’innovation), deux opérateurs (l’Agence nationale de la recherche et Bpifrance) et des personnalités qualifiées.

S’il est trop tôt pour tirer un bilan de ces évolutions, elles rendent clairement compte d’une préoccupation renouvelée pour l’industrie, envisagée sous un angle nouveau.

iii.   Un État territorial qui se désintéresse de l’industrie ?

Au niveau territorial, les directions régionales de l’industrie, de la recherche et de l’environnement (DRIRE) ont été fondues avec d’autres services, en 2009‑2010, pour former les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) et les directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) : à cette occasion, le terme « industrie » a disparu de la nomenclature. Cette réorganisation faisait suite à une réduction des compétences de l’État : dans le cadre de l’« acte II » de la décentralisation, ses compétences en matière d’aides économiques qui étaient gérées au niveau déconcentré ont été transférées aux régions au 1er janvier 2005 ; ont alors disparu plusieurs régimes d’aides de l’État centrées sur l’innovation et destinées aux PME industrielles. Plus récemment, la loi « NOTRe » ([23]) de 2015 a renforcé les compétences des régions en matière de développement économique et en particulier d’aides aux entreprises, compétences qui sont exercées dans le cadre du schéma régional de développement économique, d’innovation et d’internationalisation (SRDEII). Cette évolution a entraîné un recentrage des missions économiques exercées dans les DIRECTTE sur quelques missions « stratégiques » (accompagnement des entreprises en difficulté, filières stratégiques et innovation) ; 359 postes y ont été supprimés, les agents étant reclassés.

En 2000, les DRIRE représentaient 2 233 ETPT (emplois équivalents temps plein). En 2020, le plafond d’emplois de l’ensemble DGE-DIRECTTE est tombé à 1 222 ETPT. Cette réduction recouvre certes des modifications de périmètres administratifs et des transferts de compétences aux collectivités territoriales, qui ne permettent pas de mesurer finement le recul des moyens de la puissance publique consacrés au suivi sectoriel de l’économie et en particulier de l’industrie. Mais ce recul apparaît certain.

Et s’il demeure cependant, pour le moment, des agents de la direction générale des entreprises (DGE) déconcentrés dans les DIRECCTE, il existe des propositions pour mettre fin à leur présence, tout en réduisant drastiquement le format de la DGE. C’est ce qu’a notamment préconisé le rapport « CAP 22 » ([24]) : « concernant le développement économique, il s’agit de tirer les conséquences de la responsabilité des régions (…) et de supprimer les postes dévolus à l’accompagnement des entreprises dans les (…) DIRECCTE et au niveau de la direction générale des entreprises (DGE), pour créer une direction centrale aux effectifs très réduits dont la mission serait prioritairement tournée vers la mise en place d’un environnement favorable au développement des entreprises et non à la distribution d’aides à l’analyse sectorielle. »

Dans le même temps, cependant, une nouvelle politique nationale vise à relancer la politique industrielle dans un cadre explicitement territorial, en s’appuyant sur les services déconcentrés de l’État. Lancée le 22 novembre 2018, l’initiative « Territoires d’industrie » se veut intrinsèquement décentralisée et « bottomup » :

– 148 « territoires d’industrie » ont été identifiés. Ils regroupent des intercommunalités et peuvent être interdépartementaux, voire interrégionaux ;

– chaque territoire doit élaborer un plan d’actions pour les années 2019‑2022, concrétisé dans un contrat de territoire. Un comité de projet local est constitué, animé par un binôme constitué d’un élu local et d’un acteur industriel. L’État encourage (et cofinance) le recrutement de chefs de projet pour conduire l’action au niveau local. La Caisse des dépôts et consignations, via la Banque des Territoires, accompagne les projets, tant au niveau des collectivités locales que directement des entreprises, en se centrant sur le financement des aménagements fonciers, des infrastructures et des utilities (installations de production d’énergies et de chaleur renouvelables, accès au très haut débit, etc.) ;

– l’échelon régional est mobilisé. Des comités de pilotage régionaux sont constitués et le dispositif doit s’inscrire dans le cadre des schémas régionaux de développement économique, d’innovation et d’internationalisation (SRDEII). L’État déconcentré (secrétaires généraux pour les affaires régionales-SGAR et DIRECTTE) est également sollicité ;

– au niveau national, l’ensemble est coordonné par une petite administration de mission, la délégation aux territoires d’industrie, placée sous l’autorité́ des ministres de l’économie et des finances et de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales. Un comité de pilotage national est coprésidé́ par les deux ministres responsables et les présidents de Régions de France et de l’Assemblée des communautés de France (AdCF). L’État, dans ce dispositif, se présente comme un prestataire de services aux territoires : il s’agit de mettre en œuvre une « offre de services intégrée » dont la valeur ajoutée repose sur la diffusion de l’information les concernant et leur mobilisation accélérée. Cette offre de services s’appuie sur des « opérateurs du panier de services » qui sont les grands opérateurs publics (ADEME, Banque des Territoires, Bpifrance, Business France, Pôle emploi, etc.), avec quatre axes de besoins identifiés : attirer, recruter, innover, simplifier.

Fin 2020, l’initiative est à l’origine de 1 600 projets. Plus de 1,3 milliard d’euros ont été prévus pour la financer, complétés à hauteur de 400 millions par le plan de relance. D’après les informations recueillies par la mission, la démarche « Territoires d’industrie » a le mérite de faire émerger des projets locaux originaux. Sa limite tient à la capacité variable de mobilisation et d’organisation des territoires. Selon une formule entendue, le succès dépend de la « maturité » des territoires et de la décentralisation.

Par ailleurs, le Gouvernement a confié en juin 2019 à notre collègue Guillaume Kasbarian une mission relative à l’accélération des procédures obligatoires préalables à une implantation industrielle. À l’issue de ces travaux, plusieurs propositions concrètes ont été formulées ([25]) : sécuriser les porteurs de projet  en considérant les projets industriels en cours comme des sites existants pour l’application des nouvelles réglementations ; limiter le réexamen des études par l’administration et développer la mise à disposition de sites « clés en main » ; mettre en place un portail unique (et numérique) rassemblant l’ensemble des procédures et permettant leur suivi ; autoriser les préfets à accélérer certains délais au cas par cas ; renforcer le rôle de coordination des préfets… Ces propositions ont ensuite été reprises par le Gouvernement et celles requérant une mesure législative traduites dans la loi « ASAP » ([26]).

iv.   L’essor des instances de régulation autonomes

Il convient enfin de rappeler une évolution qui ne concerne d’ailleurs pas que le secteur industriel, mais toute la vie économique et sociale : la multiplication et la montée en puissance des instances de régulation autonomes (dotées ou non du statut d’autorité publique indépendante ou d’autorité administrative indépendante), qui se sont effectuées dans le cadre du mouvement général dit de « déréglementation » (bien qu’il ait parfois contribué bien au contraire à multiplier les normes) initié dans les années 1980 et souvent imposé par le droit européen.


 


Certaines de ces instances ont une longue histoire derrière elles, mais ont vu leurs prérogatives se renforcer considérablement, telle l’Autorité de la concurrence, lointaine héritière de la commission technique des ententes et des positions dominantes créée en 1953, qui peut infliger des amendes administratives considérables (jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires des entreprises contrevenantes – 632 millions d’euros d’amendes ont été prononcés en 2019). D’autres sont plus récentes et dotées de pouvoirs plus ou moins importants concernant notamment des secteurs industriels (ou des secteurs de services dont dépendent directement des secteurs industriels) : l’Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (ARAFER), l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), l’Agence nationale des fréquences (ANFr), l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), la Commission de régulation de l’énergie (CRE), etc.

Sans contester la légitimité de tous ces acteurs, force est de constater que l’exercice de leurs prérogatives a généralement pour effet d’imposer aux producteurs (de services comme de biens) des contraintes et des coûts, éventuellement sous menace de lourdes sanctions administratives, dans l’intérêt (sécurité et maîtrise des prix) du consommateur. Et leur existence réduit de fait la marge de manœuvre des autorités politiques et des administrations centrales.

b.   Un État actionnaire à la recherche d’une stratégie

Contrôler directement le capital des entreprises stratégiques a longtemps été considéré comme le moyen principal pour l’État de piloter l’économie. Cette conception a notamment conduit aux nationalisations de 1945 puis 1982. Elle a également suscité un mouvement d’opposition qui a, dans les années 1980, fait des privatisations une question de principe, la gestion privée étant alors présentée comme intrinsèquement plus efficace que la gestion publique.

Ce combat idéologique appartient au passé. L’actionnariat public n’apparaît plus comme positif ou au contraire néfaste par principe. Cependant, le constat des déboires parfois rencontrés par l’État actionnaire, ainsi que la dilution de ses capacités objectives d’action consécutive à la réduction de certaines participations publiques, ont concouru au développement de positions critiques ou du moins distanciées quant à la pertinence d’une politique industrielle qui reposerait en grande part sur les participations publiques. En témoigne l’usage devenu courant de l’expression un peu méprisante de « meccano industriel » pour désigner l’interventionnisme de l’État dans la structure capitalistique des grandes entreprises, tandis que le mouvement de cession des actifs publics n’a jamais cessé, même s’il s’est ralenti.

i.   Un secteur public qui reste large

L’État actionnaire a pourtant conservé « de beaux restes ». Dans un rapport thématique publié en 2017 ([27]), la Cour des comptes décomptait 1 750 participations directes (de premier rang) de l’État dans des entreprises, via l’Agence des participations de l’État (APE), et des autres grands détenteurs publics (dépendants de l’État) que sont la Caisse des dépôts et consignations (CDC), Bpifrance et quelques grands établissements publics tels que le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et le Centre national d’études spatiales (CNES). En 2012, d’après des données comparatives, l’effectif cumulé des entreprises publiques françaises, évalué à 783 000 personnes, était le plus élevé du monde, devant ceux des entreprises publiques états-uniennes (599 000) et italiennes (527 000). En englobant également les participations minoritaires, près de 2,4 millions de salariés travailleraient dans des entreprises à participation publique, soit un salarié sur six (hors fonctionnaires), dans un large portefeuille de secteurs.

● L’APE reste le principal gestionnaire de l’actionnariat public. Le document budgétaire « jaune » sur l’État actionnaire annexé au projet de loi de finances pour 2021 valorise son portefeuille à près de 111 milliards d’euros fin 2019 ([28]).

Rappelons que l’APE a été créée en 2004 en tant que « service à compétence nationale » de l’État, afin de professionnaliser la gestion des participations publiques et de mieux distinguer, dans le cadre de « Bercy », le rôle de l’État actionnaire des autres modalités d’intervention économique de la puissance publique (État subventionneur, acheteur, régulateur…). Depuis 2010, cette institution est dirigée par un commissaire aux participations de l’État, lequel, depuis 2011, n’est plus rattaché à la direction générale du Trésor, mais directement au ministre de l’économie.

Les participations industrielles gérées par l’APE concernent désormais essentiellement les secteurs militaire, nucléaire et aéronautique. L’État reste majoritaire, voire seul actionnaire, dans les entreprises d’armement telles que GIATNexter (détenu à 100 %) ou Naval Group (détenu à 62,3 % fin 2019). Ses positions restent également puissantes dans le secteur de l’électricité et en particulier du nucléaire, avec 83,6 % des actions d’EDF, 50 % d’Orano ou encore Technicatome, dont l’actionnariat est intégralement public (partagé entre l’État, Naval Group, le Commissariat à l’énergie atomique-CEA et EDF). L’État est en revanche minoritaire dans ses quatre principales participations industrielles manufacturières, concernant respectivement Airbus (11,1 % fin 2019), Safran (11 % à la même date), Thales (25,7 %) et Renault (15 %).

Le portefeuille de l’Agence des participations de l’État

Lecture : taux de participation de l’APE en abscisse et chiffre d’affaires en ordonnée ; la taille des cercles est proportionnelle à la valorisation boursière de la participation publique pour les entreprises cotées (ronds pleins) ou à la valeur des capitaux propres pour les entreprises non cotées (cercles).

Source : annexe (« jaune ») au projet de loi de finances pour 2021, Rapport relatif à l’État actionnaire.

 Plus modeste, le portefeuille de Bpifrance (dont l’État et la CDC sont les deux actionnaires à parité) a une forte orientation industrielle, avec une dominante ciblant les ETI et PME, conformément à l’objet social de l’institution, mais aussi des participations minoritaires dans des groupes industriels tels que PSA, Valeo, STMicroelectronics, Mersen, Nexans, Vallourec, Vilmorin, Arkema depuis peu, Technip Energies prochainement...

Fin 2019, l’institution gérait 36 milliards d’euros d’actifs, comprenant des participations directes et indirectes (via des fonds d’investissement). La réponse à la crise sanitaire conduit actuellement à un renforcement très significatif de ces moyens. D’une part, une réorganisation interne (la fusion de la maison-mère Bpifrance SA et de sa filiale Bpifrance Financement) doit permettre de dégager, en contrepartie d’un endettement accru, 3 milliards d’euros supplémentaires pour les investissements. D’autre part, la constitution du fonds d’investissement « Lac d’argent » représente un changement d’ordre de grandeur dans les ambitions : en mai 2020, le premier closing a pris acte d’une capacité d’investissement de 4,2 milliards d’euros, fournis par Bpifrance (un milliard), mais aussi une vingtaine de grands souscripteurs – investisseurs institutionnels (CDC, assureurs…), grandes entreprises, holdings de familles industrielles et le fonds souverain d’Abou Dhabi. À terme, c’est une capacité d’investissement de 10 milliards d’euros qui est visée.

 Enfin, le portefeuille de la CDC est traditionnellement centré sur les services. La CDC distingue dans ses participations :

– celles qui sont constitutives du groupe (« entreprises associées et coentreprises »), valorisées 25 milliards d’euros (au bilan comptable fin 2019). Ces participations sont peu industrielles, étant concentrées dans le secteur financier (La Poste, Bpifrance, CNP Assurances), les « utilities » (transports, énergie, remontées mécaniques : Transdev, RTE, Compagnie nationale du Rhône, Compagnie des Alpes), l’immobilier (Icade et diverses foncières) et l’ingénierie (Egis) ;

– celles qui relèvent d’une logique de gestion de portefeuille. Fin 2019, les actions et titres assimilés inscrits au bilan des deux « sections » de la CDC (« section générale » et « fonds d’épargne ») étaient valorisés à plus de 28 milliards d’euros. La CDC gère l’essentiel (95 %) de ces participations en direct, même si elle développe le recours à des fonds d’investissements. En pratique, il s’agit souvent, d’après les informations données aux rapporteurs par les gestionnaires, d’actions de très grandes entreprises (du CAC 40). Ces participations sont généralement minoritaires (quelques pourcents), mais contribuent à stabiliser le capital des entreprises, le portefeuille « tournant » assez peu.

Dotée d’un passif très liquide, la Caisse est contrainte par la réglementation (et la prudence) à des impératifs de liquidité et de couverture des risques, de sorte que ses placements privilégient les titres d’État et dans une mesure moindre, mais croissante, les obligations des entreprises. La détention d’actions, relativement secondaire dans le bilan, semble surtout vue comme un moyen de sauvegarder la rentabilité de la CDC dans le contexte des taux d’intérêts très faibles, voire négatifs (sur les titres d’État). En 2019, elle a tiré 2,3 milliards d’euros de produits des titres à revenu variable, soit quasiment l’équivalent de son résultat net de 2,4 milliards (cumul des deux sections, après impôt). En d’autres termes, l’équilibre économique de l’institution repose largement, dans le contexte financier présent, sur ses participations en fonds propres. Dans ces conditions, la CDC se refuse à considérer ces participations comme un outil de politique industrielle et leur part « industrielle » n’est pas mesurée.

ii.   Mais un État actionnaire parfois réduit à l’impuissance

Le vaste ensemble que représente notre secteur public est le résultat, observait en 2017 la Cour des comptes, d’« une sédimentation historique sans cohérence d’ensemble » et constitue un portefeuille qui « demeure mal connu, n’étant pas recensé et évalué globalement sur la base de méthodes homogènes par les différents actionnaires ».

Dans le secteur industriel, les participations publiques qui subsistent sont généralement minoritaires, ce qui amène parfois à une certaine impuissance de l’État à faire valoir son point de vue. La récente mise en échec des administrateurs publics d’Engie sur l’opération Veolia-Suez concerne le secteur des services, mais a été précédée d’autres situations où l’État a connu quelques déboires dans sa gestion de ses participations industrielles. La Cour des comptes, dans son rapport précité, rappelle ainsi que « la détention de 20 % de capital d’Alstom [à ce moment] ne lui a pas évité d’être mis en difficulté par l’annonce, en septembre 2016, de la fermeture du site de Belfort, finalement annulée au prix d’annonces de mesures coûteuses pour l’État et la SNCF en tant qu’acheteurs de locomotives et de rames de TGV ». Elle cite également l’incapacité de l’État à peser efficacement sur la politique de rémunération de Renault au bénéfice de M. Carlos Ghosn.

Il convient cependant d’observer que, dans d’autres occasions, la présence même minoritaire de l’État au capital a pu aider à dissuader des investisseurs « agressifs ». Un exemple cité devant les rapporteurs est celui de la campagne virulente du fonds britannique « activiste » TCI, actionnaire minoritaire de Safran, contre l’acquisition de Zodiac par cette entreprise (en 2017). In fine, TCI n’est pas vraiment parvenu à ses fins : l’OPA a eu lieu et la valorisation des actions Zodiac dans celle‑ci, que TCI voulait diviser par trois, a juste été faiblement diminuée.

iii.   Des objectifs et des chaînes de commandement multiples

La Cour des comptes expliquait les déboires de l’État actionnaire par un ensemble de faiblesses intrinsèques :

 l’État poursuit des objectifs multiples, à la différence d’un investisseur privé essentiellement intéressé par la rentabilité. « Contrairement à un gestionnaire d’actifs privé, dont l’objectif principal, sinon unique, est la valorisation de son patrimoine, l’État exerce une multiplicité de rôles, dotés chacun d’une légitimité propre : l’État actionnaire coexiste avec l’État porteur de politiques publiques et prescripteur de missions de service public. » L’État est également régulateur, acheteur (commande publique), enfin budgétaire – il faut aussi équilibrer les comptes publics…

– cet État aux objectifs multiples est en conséquence « multicéphale », démultipliant les interlocuteurs des entreprises publiques : « administrations centrales des ministères techniques, APE, cabinets ministériels, cabinet du Premier ministre, Présidence de la République. Une même entreprise peut avoir plusieurs dizaines de correspondants. Cet excès d’interlocuteurs affaiblit l’État face aux dirigeants des entreprises, qui peuvent jouer d’une certaine polyphonie politique et administrative. Il entrave la capacité d’anticipation des pouvoirs publics, particulièrement pour les sujets stratégiques qui nécessitent de s’abstraire des considérations de court terme » ;

– la coexistence des modes de fonctionnement « publics » et « privés » complique encore les choses. La Cour des comptes relevait ainsi que « l’État actionnaire se situe au croisement du droit public et du droit des sociétés (y compris boursier). Les entreprises à participation publique participent elles-mêmes des deux systèmes juridiques (…). Or les logiques, sinon les règles, des deux systèmes peuvent être antinomiques : la tutelle repose sur un contrôle a priori par des organes extérieurs à l’entreprise, quand le droit des sociétés prévoit un contrôle a posteriori effectué par les organes de gouvernance internes. » Une autre difficulté tient au caractère artificiel, dans la gestion budgétaire, de la distinction entre opérations en capital – acquisitions, recapitalisations, cessions – et opérations de flux comprenant notamment le versement de dividendes à l’actionnaire public. Les opérations en capital sont retracées sur un compte d’affectation spéciale tandis que les dividendes sont versés directement au budget général. L’APE ne gère en pratique, selon la Cour des comptes, que les premières alors que la politique de distribution serait principalement déterminée par des préoccupations d’équilibrage du budget de l’État.

In fine, regrettait la Cour des comptes dans le rapport précité, « il n’existe pas d’instance de niveau gouvernemental pour traiter de l’ensemble des sujets ayant trait à l’État actionnaire. Les décisions sont prises le plus souvent au cas par cas selon un processus où les cabinets ministériels jouent un rôle déterminant, sans que les étapes de la décision soient retraçables ». Dans ce contexte, « l’État actionnaire a toujours du mal à décider sereinement et judicieusement ». On peut lui imputer « des défauts de surveillance lourds de conséquences » et « un manque de rigueur dans la prise de décision publique ».

 Un jugement encore plus radical a été porté dans une note rédigée par M. David Azéma ([29]), ancien commissaire aux participations de l’État. L’auteur y développait une analyse comparable à celle de la Cour, dont il tirait des conclusions assez définitives. Pour lui, « l’État ne peut et ne doit se résoudre à être actionnaire », notamment car il lui est impossible d’adopter l’objectif prioritaire de rentabilité inhérent à l’actionnariat ; il « n’a pas le droit d’être actionnaire », compte tenu des contradictions entre droit classique des sociétés et règles publiques ; il « ne sait pas être actionnaire », les autorités publiques s’avérant incapables de s’en tenir aux pouvoirs qui sont ceux d’un actionnaire ; enfin, il « ne sera jamais considéré comme un actionnaire normal ».

 Il est cependant à noter que, dans un rapport un peu plus ancien portant sur le secteur public des industries de défense ([30]), la Cour des comptes avait porté un jugement d’ensemble moins négatif sur l’État actionnaire dans ce domaine, lui reconnaissant le mérite d’avoir mené à bien la transformation d’arsenaux et entreprises monopolistiques au fonctionnement quelque peu enkysté en un ensemble d’entreprises commerciales qui ont connu un grand développement national et international et conservent un très haut niveau technologique. Cependant la Cour, là aussi, regrettait certaines faiblesses intrinsèques de l’Etat actionnaire : « sa permanence dans le temps et sa surface financière lui permettent, en principe, de poursuivre une stratégie durable », mais « en sens inverse, du fait des alternances politiques, voire du taux de rotation souvent élevé des fonctionnaires chargés de conseiller le gouvernement, les stratégies que développe l’État actionnaire sont soumises à divers aléas, parfois sur des durées relativement courtes, que connaissent moins, en principe, les actionnaires privés ».

Sur ce cas particulier des industries de défense, la Cour, se référant aux opérations capitalistiques successives qui ont conduit à la formation des groupes Thales et Safran, leur permettant de devenir des entreprises de taille mondiale, mais au prix d’une dilution des participations publiques, observait que parfois l’État « s’est mis en risque de perdre le contrôle de certaines activités industrielles nationales d’armement » et « s’est laissé diluer sans toujours obtenir en échange des contreparties équivalentes ». Elle critiquait entre les lignes des décisions politiques qui auraient entraîné des concessions excessives au bénéfice d’intérêts privés et/ou affaibli la position de négociation de l’État (dans la mesure où ces décisions étaient annoncées en amont des négociations sur les opérations capitalistiques). Elle signalait également des cas de désaccord ou de non‑coordination des administrations en charge des dossiers (en l’espèce l’Agence des participations de l’État et la direction générale de l’armement). Elle recommandait donc un effort de clarification de la doctrine de l’État actionnaire ainsi qu’un pilotage administratif plus coordonné.

iv.   Des doctrines qui restent à préciser et stabiliser

 En 2014, le Gouvernement a défini une stratégie de l’État actionnaire, point positif que la Cour des comptes a salué dans son rapport de 2017, tout en en critiquant la portée relative, du fait de son caractère général : « la publication de la doctrine de l’APE n’a d’ailleurs conduit à aucune remise en cause majeure dans son portefeuille, ce qui montre le caractère peu contraignant des critères utilisés. » Il s’agissait principalement de justifier a posteriori la consistance du secteur public tel qu’il existait.

Un aggiornamento de cette doctrine a été effectué en 2017 (voir infra).

Pourtant, en cette fin d’année 2020, il n’est pas évident que la doctrine publique soit beaucoup plus claire. Il est intéressant de consulter le document officiel le plus récent à cet égard, le « jaune » sur l’actionnariat public annexé au projet de loi de finances pour 2021, qui a été publié en octobre 2020 ([31]). Ce document débute par un avant‑propos signé du ministre Bruno Le Maire, qui met en exergue deux formules :

 « le rôle de l’État est d’investir dans les technologies de rupture, de défendre nos intérêts et d’accompagner les secteurs et les territoires en difficulté » ;

– « la crise économique que nous traversons conforte plus que jamais la conception de l’État actionnaire que je défends : celle d’un État stratège qui investit dans l’économie de demain, qui protège nos intérêts et garantit notre souveraineté ».

Le ministre de l’économie, des finances et de la relance met donc l’accent sur les notions d’État stratège, de technologies de rupture, de souveraineté et de protection des intérêts.

Mais, dans le même temps, le corps du document rappelle la doctrine officielle de l’État actionnaire en des termes quelque peu différents. Comme il l’indique, le Gouvernement a « souhaité en 2017 recentrer le portefeuille de l’État actionnaire géré par l’Agence et clarifier la doctrine d’intervention de l’État actionnaire autour de trois axes prioritaires :

« – les entreprises stratégiques qui contribuent à la souveraineté de notre pays (défense et nucléaire),

« – les entreprises participant à des missions de service public ou d’intérêt général national ou local pour lesquelles la régulation serait insuffisante pour préserver les intérêts publics et assurer les missions de service public,

« – les entreprises en difficulté dont la disparition pourrait entraîner un risque systémique. »

Par rapport aux formulations précitées du ministre de l’économie, la doctrine « officielle » apparaît nettement plus restrictive, plus précise mais aussi moins ambitieuse : il n’est plus question de technologies de rupture ou de défense des intérêts nationaux en général, la notion d’entreprises « stratégiques » est explicitement ciblée sur les seuls secteurs de la défense et du nucléaire, l’intervention en sauvetage d’entreprises en difficulté est limitée à celles qui sont « systémiques ».

Nous trouvons donc dans le même document officiel deux définitions de la doctrine de l’État actionnaire qui restent assez générales et sont cependant assez différentes.

 Le jugement de la Cour des comptes, dans son rapport précité, était également réservé sur les « perspectives stratégiques » élaborées par la Caisse des dépôts en 2013, lesquelles selon elle « définissent des principes d’investissement, mais pas une doctrine d’actionnaire complète », compte tenu du flou des objectifs affichés – « éviter l’éparpillement » des participations, les faire évoluer « à l’aune de la contribution à l’intérêt général »…

 Bpifrance apparaît a contrario comme l’institution porteuse de participations publiques qui s’est efforcée de définir le plus précisément sa doctrine d’investissement, ce dès 2013 ([32]). Celle-ci vise prioritairement les TPE, les PME, ainsi que « l’émergence, la consolidation et la multiplication des ETI, maillon essentiel à la compétitivité de l’économie française et au développement des exportations ». Bpifrance se veut un « investisseur avisé opérant aux conditions de marché », qui investit « de façon sélective, conformément aux bonnes pratiques professionnelles, en fonction du potentiel de création de valeur », mais est aussi « au service de l’intérêt collectif » en complétant « l’offre d’investissement des segments de marché caractérisés par une insuffisance de fonds privés ». Nous trouvons là la notion de « défaillance du marché », qui a le mérite de s’inscrire dans un cadre théorique défini par les économistes.

La doctrine d’investissement de Bpifrance est détaillée sur plusieurs pages dans ses documents publics. Elle comprend des exigences précises, telles que la recherche systématique de co-investisseurs privés et l’obligation d’intervenir dans les mêmes conditions financières que ceux-ci, ou encore l’analyse des projets au regard d’une « grille d’analyse multicritères » quant à leur impact sur la compétitivité de l’économie française. Elle comprend aussi des exclusions concernant certains secteurs où Bpifrance s’interdit en principe d’investir : banques et assurances, financement des infrastructures, promotion et gestion immobilière, presse d’opinion et instituts de sondage (pour des raisons de neutralité politique). De même, l’intervention en capital-retournement (redressement des entreprises en difficulté) ne saurait être qu’exceptionnelle et entourée de « précautions particulières ». Les situations de concurrence avec la CDC doivent également être évitées.

À la différence d’autres instances ou institutions en charge des participations publiques, Bpifrance dispose donc d’une doctrine d’intervention réellement exigeante, en ce sens qu’elle lui impose des obligations et des exclusions précises.

L’entretien des rapporteurs avec M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance, a permis d’éclairer les conditions des interventions en fonds propres de l’institution. L’investissement en fonds propres, a fortiori dans une optique de long terme et dans des sociétés en majorité non cotées, est assumé comme une activité intrinsèquement risquée. La spécificité de Bpifrance – ce que les fonds d’investissement classiques répugnent à faire – est d’accepter de prendre des participations minoritaires dans des entreprises familiales. Tous les ans, Bpifrance investit dans une centaine de PME nouvelles ; pour la majorité d’entre elles, c’est la première fois qu’elles ouvrent leur capital à des tiers (Bpifrance s’efforce de faire entrer presque systématiquement des co-investisseurs) et l’une des difficultés est de parvenir à convaincre les actionnaires familiaux de l’intérêt de cette opération pour leur croissance. L’image positive de Bpifrance et son statut public – il ne s’agit pas d’un fonds « vautour » ! – facilitent cette mutation.

v.   Des réformes tout juste entamées

 La Cour des comptes concluait son rapport de 2017 par un ensemble de préconisations justifiées par le regard très critique qu’elle portait sur la gestion du secteur public. Il s’agirait notamment de :

– préciser la doctrine de l’État actionnaire ;

– définir selon l’objet principal des différentes participations des objectifs cible en matière de taux de détention publique du capital ;

– procéder périodiquement à une « revue de portefeuille » des participations publiques, occasion de « s’interroger systématiquement, à intervalles réguliers, sur les justifications de la détention de chacun des actifs » ;

– veiller à coordonner les stratégies actionnariales des institutions et instances porteuses de ces participations ;

– revoir dans ce cadre la répartition des actifs publics entre ces actionnaires publics, « l’APE transférant à Bpifrance les participations industrielles, pour la plupart minoritaires et cotées ». De la sorte, « l’accompagnement du développement de secteurs ou filières stratégiques ou la stabilisation de l’actionnariat d’entreprises (…) relèverait désormais de Bpifrance, qui deviendrait ainsi l’outil principal de mise en œuvre actionnariale de la politique industrielle » ;

– doter l’APE, simple service de l’État, d’un statut d’agence autonome, sur un modèle inspiré de Bpifrance, afin qu’elle dispose d’une gouvernance et d’une doctrine d’intervention clairement définies.

Plus généralement, la Cour considérait que l’État devrait diversifier davantage ses modes d’action en utilisant les alternatives à la détention capitalistique : l’encadrement réglementaire et contractuel qu’il est légitime d’imposer aux entreprises délégataires de missions de service public, les normes qu’il est possible de fixer quant à l’utilisation du domaine public, ou encore les dispositions dérogatoires possibles (golden shares, contrôle des investissements étrangers…) dès lors que sont en jeu des intérêts essentiels de la Nation.

Dans sa note précitée, M. Azéma émettait des propositions plus radicales à partir de constats comparables :

– fortement restreindre le secteur public directement (et intégralement) contrôlé par l’État, qui devrait se limiter aux entreprises assimilables à des agences publiques en raison de la nature de leurs activités (production de « services publics »), de leur situation plus ou moins monopolistique en droit ou en fait, de l’intervention permanente des pouvoirs publics dans leur gestion et de leur défaut structurel de rentabilité (impliquant un financement au moins en partie public) : par exemple, la SNCF, la RATP, l’audiovisuel public ;

– confier le reste du portefeuille des participations publiques à une entité tierce « protégée de l’intervention politique au jour le jour », Bpifrance ;

– s’en remettre à des outils autres que l’actionnariat pour défendre les objectifs légitimes de l’État : réglementations, commande publique, programmes de recherche, traitement des défaillances des marchés, notamment financiers, pour stimuler l’investissement privé, droit du travail mis au service de l’emploi, etc.

 Pour le moment, nous n’observons qu’un début de mise en œuvre des préconisations, qu’elles soient modérées ou plus disruptives, des uns et des autres :

– la gouvernance des participations publiques a été clarifiée par une ordonnance de 2014 ([33]), depuis laquelle le processus de nomination des administrateurs représentant l’État a été modernisé. Dans les entreprises à participation publique minoritaire, ces administrateurs, dont le nombre doit être proportionnel à cette participation, sont désormais nommés selon les procédures du droit des sociétés (en assemblée générale). Les profils de ces administrateurs ont également été diversifiés : ce ne sont plus nécessairement des fonctionnaires, mais aussi des personnes recrutées via des « chasseurs de têtes » ou bien des dirigeants d’autres entreprises. Pour prendre un exemple, l’État est (notamment) représenté au conseil d’EDF par le directeur général de Safran (M. Philippe Petitcolin). Cette « séniorisation » de la présence de l’État a été présentée à la mission comme un moyen de renforcer son influence effective dans la gestion ;

– l’État revendique avoir clarifié sa politique de remontée de dividendes depuis ses participations, présentée comme désormais « basée sur des principes clairs et lisibles » de bonne gestion (politique de distribution comparable avec celle des entreprises privées des mêmes secteurs, soutenabilité financière et préservation de la capacité de réinvestissement des entreprises…), appuyés sur des évaluations ([34]) ;

– de manière générale, la politique de gestion du secteur public menée depuis 2017 s’est efforcée de traduire les grandes orientations qui avaient présidé à la définition plus restrictive, en 2017, de la doctrine des participations publiques. Des privatisations ont été menées à bien (La Française des jeux) ou du moins programmées (Aéroports de Paris) ; l’État a vendu à Bpifrance sa participation dans PSA et cédé une fraction de ses actions Safran

c.   L’État confronté au grand jeu du capitalisme : une capacité d’action qui se réduit

i.   Le passage sous contrôle étranger de plusieurs fleurons industriels

Entre 2014 et 2016, plusieurs grosses opérations de fusion-acquisition ont vu des fleurons de l’industrie française passer sous contrôle étranger :

– en 2014, la branche énergie d’Alstom était vendue à General Electric ;

– en 2015, c’est Alcatel qui était racheté par Nokia ;

– en 2016 a été annoncée la prise de contrôle de STX France (devenu depuis Les chantiers de l’Atlantique) par Fincantieri, cette opération restant en suspens compte tenu de l’ouverture d’une enquête de la Commission européenne au regard du droit de la concurrence.

Toutes ces entreprises, issues de la Compagnie générale d’électricité (CGE), ont dans le passé appartenu au secteur public (la CGE a été nationalisée de 1982 à 1987). Les chantiers de l’Atlantique y sont d’ailleurs revenus, renationalisés « à titre temporaire », dans l’attente de la finalisation de l’opération avec Fincantieri.

Ces opérations ont été au cœur des travaux de la commission d’enquête constituée par l’Assemblée nationale pour « examiner les décisions de l’État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d’entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé » ([35]). Sans revenir sur le détail de ces affaires, on peut en tirer quelques grandes lignes.

 Revenons en premier lieu sur une coïncidence curieuse, celle de l’opération concernant Alstom avec l’engagement, par la justice américaine, d’une procédure à l’encontre de l’entreprise pour des faits de corruption internationale. En effet, c’est juste trois jours après l’approbation définitive de l’accord avec General Electric par l’assemblée générale d’Alstom qu’a été rendu public un accord de suspension des poursuites avec la justice américaine, assorti d’une amende transactionnelle de 772 millions de dollars. Il faut aussi rappeler qu’en raison de cette affaire, l’un des cadres dirigeants de l’entreprise, M. Frédéric Pierucci, aura passé deux années dans une prison américaine.

Cette situation a suscité de sérieuses interrogations sur l’instrumentalisation par les États-Unis de leurs instruments juridiques extraterritoriaux dans une optique de « guerre économique ».

 Une autre série d’interrogations porte sur le respect des engagements pris par les acheteurs étrangers vis-à-vis de l’État à l’occasion de ces opérations et le contrôle de ce respect.

S’agissant de General Electric, le non-respect de l’engagement de créer 1 000 emplois a été sanctionné, en février 2019, par la dotation d’un fonds de réindustrialisation à hauteur de 50 millions d’euros. Mais l’abandon d’autres promesses moins précises, par exemple dans le développement de l’éolien offshore, ne semble pas pouvoir être sanctionné de la même manière.

Nokia a de son côté attendu l’expiration de la période sur laquelle couraient ses engagements concernant le maintien de l’emploi pour annoncer, en juin 2020, son intention de supprimer 1 233 emplois, soit 24 % de ses effectifs en France (en octobre, l’entreprise a réduit de 250 le nombre de suppressions de postes prévues, suite aux interventions politiques et à la mobilisation des salariés).

La controverse sur le respect par Nokia de ses engagements sociaux a mis en lumière une autre difficulté du contrôle de ce respect : ce type d’engagements est largement couvert par le secret. La transmission de documents les comportant a été refusée par le Gouvernement à des syndicats de l’entreprise qui les demandaient. Saisie, la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) a donné partiellement raison aux requérants ([36]) : les documents retraçant les engagements de Nokia sont bien des « documents administratifs » dont la communication peut être demandée ; toutefois, l’administration est légitime à refuser cette communication lorsqu’elle « porterait atteinte à la défense nationale, à la sûreté de l’État, à la sécurité publique ou à la sécurité des systèmes d’information des administrations » ; en revanche, le secret des affaires ne saurait être opposé aux représentants des salariés pour ce qui est des mentions relatives à la situation économique de l’entreprise, ses moyens, son organisation et sa stratégie commerciale. On ajoutera que le refus de communication sur des motifs de défense et de sécurité n’est justifié que lorsque ces motifs sont invoqués à bon droit et notamment que les procédures de classification des documents ont été respectées.

 L’analyse de ces opérations appelle enfin des observations concernant les « acrobaties » inventives auxquelles un État parfois encore présent dans le capital des entreprises, mais minoritaire − et impécunieux −, doit se livrer pour exercer une influence sur le cours des choses. Il s’agit pour cela de conserver une forme de contrôle sur une part du capital sans être obligé de dépenser trop d’argent public (en rachetant massivement des parts sociales), ni s’opposer à des opérations perçues comme la « moins mauvaise solution ».

Ainsi l’accord trouvé finalement avec Fincantieri concernant Les chantiers de l’Atlantique a-t-il concédé juste 50 % du capital de ceux-ci au partenaire italien, complétés par un « prêt » réversible de 1 % du capital de la part de l’État. Fincantieri contrôlera donc la majorité des parts, mais l’État a la possibilité de reprendre, à des échéances fixées sur douze ans, les actions prêtées en cas de non‑respect de certains engagements. Par ailleurs, Naval Group, entreprise purement publique, est devenue actionnaire minoritaire.

Dans le cas d’Alstom, il y a également eu prêt d’actions, mais dans l’autre sens, du groupe Bouygues, actionnaire minoritaire, à l’État, pour permettre à ce dernier de contrôler 20 % des droits de vote.

ii.   Des contre-mesures législatives ou réglementaires insuffisamment mobilisées

C’est dans le double contexte de ces grandes opérations capitalistiques et de la poursuite du mouvement de fermeture de grands sites industriels pourtant parfois rentables que les pouvoirs publics ont adopté plusieurs contre-mesures.

Le contrôle des investissements étrangers fait partie du corpus juridique de la France.

La loi ([37]) qui, en 1966, a posé le principe de la liberté des « relations financières » avec l’étranger a, dans le même temps, institué le principe d’un contrôle des investissements étrangers, disposant que « le Gouvernement peut, pour assurer la défense des intérêts nationaux et par décret pris sur le rapport du ministre de l’économie et des finances (…) soumettre à déclaration, autorisation préalable ou contrôle (…) la constitution et la liquidation des investissements étrangers en France (…) ».

Cependant, dans le contexte de déréglementation et de mondialisation caractérisant les années 1990, ces dispositions étaient tombées en désuétude, avant qu’en 2005 un décret « Villepin » ([38]) ne leur donne un contenu.

Le décret « Montebourg » de 2014 ([39]), pris quelques semaines après l’annonce du projet de rapprochement Alstom-General Electric, a étendu considérablement le champ des investissements étrangers soumis à un régime d’autorisation administrative : alors qu’antérieurement, n’étaient couverts, outre les jeux d’argent, que les industries de défense, les activités « duales » et celles liées à la sécurité (sécurité privée, interception des communications, cryptologie, etc.), ce texte élargit le régime d’autorisation à un vaste champ d’intérêts publics, tels que l’énergie, l’eau, les réseaux de transport, les communications, la santé publique.

Comme nous y reviendrons, de nouveaux élargissements du champ couvert par le régime de contrôle ont été opérés en 2018, puis 2019, tandis que la loi « PACTE » ([40]) a précisé et étendu les pouvoirs du ministre de l’économie.

Suscitée par la fermeture contestée des hauts-fourneaux d’ArcelorMittal à Florange, la loi éponyme ([41]) de 2014 vise à réduire le nombre de fermetures d’établissements industriels dans le cadre de stratégies de groupe qui comprennent l’arrêt d’usines même rentables. Plus généralement, elle entend décourager les comportements boursiers prédateurs en favorisant l’actionnariat de long terme.

Sur le premier point, c’est en fait la combinaison de trois textes législatifs ([42]), dont la loi « Hamon », qui a posé de nouvelles règles, imposant aux employeurs d’informer les salariés des projets de fermeture d’établissement ainsi que des projets de cession de la majorité des parts sociales de l’entreprise. L’employeur doit également rechercher des repreneurs éventuels et faire rapport au comité d’entreprise et à l’autorité administrative de la suite de ses démarches.

Il est cependant à noter que le Conseil constitutionnel a censuré ([43]), au regard des principes constitutionnels de droit de propriété et de liberté d’entreprendre, les dispositions les plus contraignantes des lois « Florange » et « Hamon ». La première prétendait obliger les entreprises à accepter une offre de reprise « sérieuse », en l’absence de « motif légitime » de refus, sous le contrôle du tribunal de commerce, et assortissait les nouvelles obligations d’une sanction financière très lourde (jusqu’à 20 SMIC mensuel par emploi supprimé ou 2 % du chiffre d’affaires). La censure de ces dispositions a eu pour effet de substituer une simple obligation de moyen (chercher un repreneur) à la quasi-obligation de résultat que le législateur avait voulu établir, obligation de moyen sanctionnée seulement, le cas échéant, par le risque de non‑homologation du plan de sauvegarde de l’emploi et le remboursement des aides publiques précédemment reçues. S’agissant de la loi « Hamon », le Conseil a censuré la nullité de la vente de l’entreprise que le législateur avait souhaité instaurer en l’absence de la procédure d’information préalable des salariés.

La loi « Florange » avait également pour ambition de favoriser l’actionnariat de longue durée en généralisant le droit de vote double pour les actionnaires inscrits au nominatif depuis plus de deux ans : ce droit de vote double est devenu la règle de droit commun sauf décision contraire de l’assemblée générale des actionnaires à la majorité des deux tiers.

La mise en œuvre de cette nouvelle règle a été au cœur d’un « bras de fer » intéressant l’État actionnaire, l’entreprise Renault et ses partenaires japonais. En 2015, l’État a subitement renforcé sa participation dans l’entreprise (passant de 15 % à 19,7 % suite à des achats en bourse) afin de constituer une minorité de blocage qui empêcherait l’adoption d’une résolution contre les droits de vote doubles que souhaitait la direction de l’entreprise. En effet, l’État était attaché à ces droits doubles qui renforcent son poids dans l’entreprise. Mais, in fine, cette affirmation du poids de l’État français ayant fortement déplu aux partenaires japonais de l’alliance avec Nissan, il a fallu trouver un compromis (consistant à réserver l’usage des droits de vote doubles à des cas exceptionnels), puis, en 2017, les actions supplémentaires acquises en 2015 ont été remises sur le marché. Cet incident illustre le constat que l’État ne peut pas être « un actionnaire comme les autres », en particulier dans le cas de groupes transnationaux. Il montre aussi les limites des astuces juridiques que peut employer l’État pour conserver son poids dans la gestion d’entreprises où il est fortement minoritaire. Pour mémoire, l’État actionnaire s’était également montré incapable, plusieurs années de suite, de s’opposer efficacement aux rémunérations excessivement généreuses attribuées à M. Carlos Ghosn par le conseil d’administration de Renault.

*

De manière globale, le constat est donc celui d’un État actionnaire qui est au mieux incapable de préciser sa doctrine et d’améliorer son pilotage, et au pire, si l’on adopte l’analyse de M. David Azéma, structurellement inapte à être un « actionnaire » efficace. C’est aussi celui d’un État dont les participations, en particulier industrielles, sont de plus en plus diluées et portées par différents opérateurs bénéficiant d’une gestion plus ou moins autonome, ce qui réduit d’autant sa capacité d’influer sur la gestion des entreprises, nonobstant les pirouettes juridiques tentées pour masquer cette perte d’influence. Enfin celui d’un État qui, dans un modèle économique et juridique libéral, ne peut pas être en mesure de s’opposer efficacement aux choix de localisation des entreprises, quelles que soient leurs conséquences sur l’emploi et les territoires.

4.   La politique industrielle est de fait dispersée entre de nombreux instruments

a.   Des outils plus ou moins identifiés, pris en compte et mobilisés

La multiplicité des définitions de la politique industrielle, qui couvrent un champ plus ou moins large – parfois très large – d’interventions publiques, entraîne inévitablement une très grande difficulté à fixer une liste exhaustive et consensuelle des outils de cette politique.

Si certains instruments, par exemple des subventions aux entreprises d’un secteur industriel, constituent évidemment des outils de politique industrielle, on rencontre très vite des difficultés de qualification dès lors que l’on s’éloigne de ce noyau.

i.   L’exemple des allégements fiscaux et sociaux

Un exemple en est donné par les dispositifs fiscaux transversaux, qu’il convient de prendre en compte à partir du moment où l’on considère, comme France Stratégie, que la politique industrielle comprend des dispositifs « horizontaux ». Ces dispositifs fiscaux dérogatoires sont considérés comme des « dépenses fiscales » retracées dans les documents budgétaires. Cependant, à partir du moment où des mesures fiscales transversales ont un très large champ, il arrive que l’administration finisse par estimer qu’elles ne constituent pas des « dépenses fiscales », mais des modalités inhérentes au calcul de l’impôt – il ne s’agit donc plus de mesures de politique publique. On parle alors de dépenses fiscales « déclassées ». Il en est ainsi du régime d’intégration fiscale des groupes de sociétés, du régime « mère-fille » d’exonération des dividendes remontant des filiales et du régime d’exonération des plus-values à long terme provenant de cession de titres de participation.

Il est à noter que l’on pourrait appliquer le même raisonnement de « déclassement » aux mesures transversales d’allégement du coût du travail pour les rémunérations proches du SMIC (allégement général de charges et ancien CICE), en se plaçant dans une logique de « barèmisation » selon laquelle la progressivité du prélèvement social en fonction des salaires deviendrait un élément structurel. Ce n’est toutefois pas le cas à ce jour, notamment parce que les mesures d’allégement sont certes très larges, mais laissent de côté certaines catégories de travailleurs : salariés des particuliers employeurs, indépendants…

Observons enfin que des mesures d’allégement global d’un impôt prenant la forme d’une baisse générale de taux ou d’une réduction d’assiette ne peuvent pas, par construction, être prises en compte comme des « dépenses fiscales » : elles représentent une baisse des charges fiscales pour leurs bénéficiaires la première année, puis deviennent un élément structurel. Cela signifie, par exemple, que la réduction des impôts dits de production à hauteur de 10 milliards d’euros prévue dans le plan de relance du Gouvernement, présentée (à bon droit, nous y reviendrons) comme une mesure qui favorisera particulièrement l’industrie, donc comme une mesure de « politique industrielle », ne pourra pas à l’avenir être prise en compte dans une enveloppe « politique industrielle ».

ii.   L’exemple de la commande publique

En dehors des aides directes ou fiscales, d’autres modes de présence de l’État dans l’économie peuvent – ou non – être considérés comme des outils de politique industrielle, ce sur des critères qui apparaissent incertains. Personne ne doute ainsi que l’actionnariat public ne soit un outil de politique industrielle. Mais une autre dimension de l’État « agent économique » est souvent plus ignorée en tant qu’instrument de politique économique : la commande publique.

Plusieurs facteurs expliquent sans doute cette insuffisante prise en compte de la commande publique comme instrument de politique publique. Tout d’abord, sa portée est mal connue. Les données sur le montant global de l’achat public sont fragmentaires et contradictoires : elle est classiquement présentée comme représentant globalement 10 %, voire 15 % du PIB, soit 200 à 300 milliards d’euros, mais le recensement qu’effectue désormais l’Observatoire économique de la commande publique (OECP) donne seulement 101 milliards d’euros pour la totalisation des 153 000 marchés publics recensés en 2018 ([44]), l’écart pouvant sans doute – en partie au moins – s’expliquer par les achats opérés sous le seuil de mise en concurrence obligatoire. De plus, sur ce total, l’État est minoritaire (État + hôpitaux pèsent pour 29 %) et les marchés publics sont loin d’être exclusivement tournés vers l’industrie : 40 % des marchés sont des marchés de fournitures, contre 26 % de marchés de travaux (qui intègrent une part de biens industriels) et 34 % de marchés de services. Par ailleurs, la mobilisation de l’achat public comme instrument de politique industrielle est compliquée par l’encadrement juridique très rigoureux (code des marchés) dont elle est l’objet.

iii.   L’exemple de la tarification électrique au bénéfice des énergies renouvelables

Il existe aussi des opérations qui ne relèvent pas comptablement de l’achat public, mais où l’État conduit clairement une politique publique en subventionnant massivement des achats effectués par des tiers, de sorte que la structure du marché est clairement réorientée ; du point de vue de l’impact économique, l’État agit dans ce cas de figure comme un acheteur final puisque, de fait, c’est lui qui choisit les offres à favoriser en déterminant les prix d’achat. C’est le cas avec la politique de soutien aux énergies renouvelables qui passe principalement, pour l’électricité, par des tarifs garantis d’achat aux producteurs qui sont supérieurs aux tarifs de marché et compensés par la puissance publique (ou par des mécanismes de complément de rémunération ayant le même effet économique).

Cette politique recouvre des engagements financiers considérables sur le long terme (les tarifs sont garantis sur plusieurs décennies) : d’après la Cour des comptes, qui a produit plusieurs rapports concernant le soutien aux énergies renouvelables ([45]), les engagements pris avant fin 2017 et à couvrir pendant la période postérieure 2018‑2046 s’élevaient à 121 milliards d’euros. Cette manne considérable constitue aussi – ou devrait constituer – un outil de politique industrielle.

De manière plus générale, faut-il rappeler que l’électricité n’est pas un « bien » comme un autre (du fait du caractère vital de la continuité de sa fourniture et de l’impossibilité de stockage direct), de sorte que l’État ne peut pas se désintéresser de sa tarification ? Les tribulations politiques et judiciaires des « tarifs réglementés » depuis quelques années en attestent. La tarification électrique est un objet politique, elle doit donc être également considérée comme un instrument de politique industrielle.

iv.   Les dispositifs non financiers : un champ encore plus difficile à déterminer

Il existe enfin des dispositifs pouvant constituer des outils de la politique industrielle et qui n’ont pas de dimension financière, du moins directe (hormis d’éventuels coûts de gestion administrative).

C’est le cas d’un certain nombre de réglementations, par exemple le contrôle des investissements étrangers présenté supra. Il en est de même de multiples réglementations techniques. La normalisation peut être mise au service d’intérêts industriels : elle concourt à la protection des consommateurs (qui veulent des produits sûrs et de qualité) et à la politique de la concurrence (en créant des standards permettant l’interchangeabilité de pièces, d’équipements), mais aussi à la politique industrielle dans la mesure où la promotion, en particulier au niveau international, de certaines normes favorise les entreprises qui les maîtrisent déjà. Nos voisins allemands sont ainsi considérés comme particulièrement efficaces pour intervenir dans les forums internationaux de normalisation en faveur de leurs entreprises. Dans son rapport, France Stratégie relève qu’en Allemagne il existe un dispositif permettant à une PME de toucher jusqu’à 50 000 euros de subvention lorsqu’elle participe nouvellement à un comité de standardisation d’un organisme tel que l’Institut allemand de normalisation (homologue de l’AFNOR).

À la limite, une part extrêmement large de l’action publique peut être considérée comme relevant de la « politique industrielle » dans la mesure où, par ses achats, ses travaux d’infrastructures, nombre de ses réglementations aux objets très variés (santé, sécurité, environnement…), l’État passe son temps à créer ou fermer des marchés pour des produits industriels.

b.   Des outils très nombreux

Très divers dans leur nature, les outils de la politique industrielle sont logiquement extrêmement nombreux. S’intéressant aux seules interventions économiques (ayant une nature financière), France Stratégie a recensé pour l’État plus de 600 dispositifs dans les seuls documents budgétaires, sans tenir compte des nombreux dispositifs régionaux et des dépenses fiscales des collectivités territoriales non compensées par l’État.

Cette multiplicité s’accompagne de multiples « guichets » de gestion, plus ou moins coordonnés et générant des coûts de gestion conséquents (et souvent méconnus), aussi bien au niveau de l’État que des entreprises bénéficiaires.

Tout cela sans même tenir compte des interventions des collectivités territoriales, notamment des régions, confortées, nous l’avons dit, par la loi « NOTRe » en 2015. De fait, les régions consacrent des sommes importantes au développement économique : pour 2020, elles ont prévu (dans leurs budgets prévisionnels) d’affecter près de 2,6 milliards d’euros à l’action économique, dont 554 millions à la recherche et l’innovation et 774 millions à l’ensemble « industrie, artisanat, commerce et services » ([46]). Les autres collectivités ont également une action, en particulier les métropoles. La rédaction de la loi NOTRe laisse en effet ouverte une problématique, celle de l’articulation entre les régions et les métropoles en matière de développement économique : la collectivité « tête de file » n’est pas désignée très clairement, les orientations du SRDEII applicables sur le territoire d’une métropole devant être adoptées conjointement par le conseil de la métropole concernée et le conseil régional.

c.   L’absence actuelle de consolidation budgétaire des soutiens à l’industrie

Corollaire de ce constat sur la multiplicité des mesures susceptibles d’être rattachées à la notion de politique industrielle, il est très difficile de les identifier et globaliser (pour celles ayant un impact budgétaire) dans le budget de l’État.

Il n’existe pas de document budgétaire récapitulatif de l’effort financier de l’État pour l’industrie. A fortiori il n’existe pas de subdivision des crédits de l’État – « mission » ou « programme » – spécifiquement dédiée à la politique industrielle.

Il faut donc passer en revue les lignes du budget de l’État pour isoler celles qui paraissent relever de la « politique industrielle ». Quelques‑unes peuvent être citées sans prétention à l’exhaustivité.

 Le programme (au sens budgétaire) 192 Recherche et enseignement supérieur en matière économique et industrielle de la mission Recherche et enseignement supérieur est le seul programme du budget général dont l’intitulé renvoie à l’industrie. S’il couvre notamment le financement de certaines grandes écoles d’ingénieurs, ce qui est d’ailleurs une forme indirecte de politique industrielle, il comprend aussi une dotation de 227 millions d’euros (en projet de loi de finances-PLF pour 2021) pour l’action Soutien et diffusion de l’innovation technologique et 100 millions pour l’action Soutien de la recherche industrielle stratégique.

 Le programme 134 Développement des entreprises et régulations de la mission Économie a un intitulé significatif : il apparaît comme devant rendre compte du cœur de l’action de l’État pour les entreprises. En pratique, il recouvre des financements assez divers, par exemple les crédits de fonctionnement de plusieurs autorités de régulation, telles que l’Autorité de la concurrence, l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) et l’Agence nationale des fréquences (ANFr), ou encore la compensation par l’État des surcoûts de la mission de service public de transport postal de la presse…

Certains crédits de ce programme ont toutefois une orientation plus « industrielle », par exemple le subventionnement de l’agence publique d’accompagnement à l’export des PME et ETI, Business France (88 millions d’euros en PLF 2021), le financement de la gouvernance des pôles de compétitivité (12,7 millions), et surtout la « compensation carbone » destinée aux entreprises les plus électro-intensives (sidérurgie, aluminium, papier/carton et chimie lourde principalement) pour compenser en partie la répercussion du coût des « quotas carbone » européens sur le prix de l’électricité (403 millions d’euros en PLF 2021).

 Il faut aussi rappeler que les trois programmes d’investissements d’avenir (PIA) de 2010, 2014 et 2017 ont mobilisé et mobilisent encore des moyens considérables (57 milliards d’euros au total pour des trois premiers programmes), dont une grande partie, le plus souvent confiée à la gestion de Bpifrance, correspondant à des actions ciblant l’industrie et l’innovation. 2021 verra le lancement du quatrième programme (PIA4), à hauteur de 11 milliards d’euros pour les années 2021‑2022 et 20 milliards sur cinq ans.

Dans le PLF 2021, la mission Investissements d’avenir est dotée de 3,98 milliards d’euros de crédits de paiement, qui sont répartis entre des actions de soutien de l’enseignement supérieur et de la recherche, des actions de valorisation de la recherche, des actions dites de « modernisation des entreprises », des financements des « investissements stratégiques » et des « écosystèmes d’innovation ».

 Le projet de loi de finances pour 2021 se caractérise par la création de la mission nouvelle Plan de relance, dotée de 21,99 milliards d’euros de crédits de paiement pour l’exercice.

Une large partie de ces moyens ciblent l’industrie. Par exemple, sur le programme 363 Compétitivité, 757 millions d’euros iront à l’action Financement des entreprises et 923 millions à l’action Souveraineté technologique et résilience (sur ce dernier montant, 350 millions d’euros sont destinés au secteur spatial et à la recherche duale, 445 millions à l’aide aux relocalisations).

Sur le programme 362 Écologie, 281 millions d’euros sont affectés à l’action Décarbonation de l’industrie et 911 millions à l’action Énergies et technologies vertes (qui recouvre notamment des aides à la filière hydrogène et aux secteurs nucléaire, aéronautique et automobile).

 De plus, certaines interventions financières de l’État ne transitent pas par le « budget général », compte tenu de leur nature. Le budget général est en effet dédié aux dépenses à fonds perdus telles que des subventions, tandis que les interventions en fonds propres, les prêts ou encore les garanties doivent être retracés dans des comptes annexes.

Ainsi le compte d’affectation spéciale Participations financières de l’État a‑t‑il pour objet de regrouper les opérations en capital de l’État actionnaire. Plus de 13 milliards d’euros devraient y transiter en 2021 selon le projet de loi de finances. Habituellement, les recettes du compte proviennent de cessions de participations publiques, tandis que ses dépenses couvrent des opérations en fonds propres (dotations en capital, prises de participations et opérations assimilées). Toutefois, en 2021, dans le cadre des mesures d’urgence économique, la plus grande part (11 milliards d’euros) des recettes du fonds devraient provenir d’une subvention du budget général (depuis le programme 358 Renforcement exceptionnel des participations financières de l’État dans le cadre de la crise sanitaire). Par ailleurs, 500 millions d’euros proviendraient de la mission Investissements d’avenir du budget général et seraient ensuite consacrés, sur le compte spécial, à des opérations en fonds propres passant par des fonds d’investissement. La nécessité juridique de retracer les opérations en fonds propres sur une comptabilité annexe de l’État conduit donc à une présentation budgétaire très complexe, avec des flux croisés.

En outre, cette distinction opérations en capital/opérations courantes fait que les remontées de dividendes vers l’État actionnaire, qui sont des opérations courantes, ne sont pas comptabilisées sur le compte spécial, mais relèvent de la catégorie fourre‑tout « recettes non fiscales » du budget général. Pour 2021, ces dividendes et produits assimilés sont anticipés à 4,79 milliards d’euros : si ce montant très conséquent était rattaché au compte d’affectation spéciale Participations financières de l’État, l’équilibre de celui-ci serait très différent. Ce rattachement est impossible selon les règles en vigueur. Mais le constat est là : les règles gouvernant la comptabilité budgétaire interdisent d’avoir une vision globale aisée des enjeux financiers du secteur public.

Un autre exemple de la complexité générée par ces règles nous est donné avec les garanties publiques au commerce extérieur (qui ne sont pas dédiées spécialement à l’industrie, mais lui profitent particulièrement compte tenu de la structure du commerce extérieur, où prédominent les produits manufacturés, et de la nature des contrats ainsi ouverts – grands équipements civils ou militaires). Elles aussi, compte tenu de leur nature assurantielle, sont retracées dans une comptabilité annexe, le compte de commerce Soutien financier au commerce extérieur. Ce dispositif géré par Bpifrance pour le compte de l’État représente d’importants enjeux financiers : en 2019, des engagements en garantie de contrats à l’export, prêts liés à ces contrats, cautionnements ou budgets de prospection ont été pour plus de 13 milliards d’euros. Et, tout comme la gestion des participations publiques et pour les mêmes raisons réglementaires, ces garanties du commerce extérieur génèrent des écritures budgétaires complexes, le budget général subventionnant le compte de commerce pour couvrir les procédures déficitaires et recevant les produits excédentaires dans la catégorie « divers » des « recettes non fiscales ».

 Dernier point, les « dépenses fiscales », que nous avons déjà évoquées, sont également évaluées dans les documents budgétaires et même ventilées, en fonction de leur objet, entre les différentes missions. Toutefois, la portée de cette présentation budgétaire est limitée par les difficultés déjà signalées, telles que le « déclassement » des dépenses fiscales dès lors que l’administration décide de les considérer comme un élément structurel de l’impôt et l’impossibilité de décompter comme des « aides fiscales » les allégements fiscaux généraux en base ou en taux.

*

Il est à noter que le manque de lisibilité budgétaire de la politique industrielle et plus généralement des politiques économiques est régulièrement relevé dans des rapports parlementaires.

 Dans leur rapport sur le projet de loi de règlement du budget et d’approbation des comptes de l’année 2019, nos collègues Olivia Grégoire et Xavier Roseren ([47]) se sont ainsi interrogés sur la cohérence budgétaire de la mission Économie. Ainsi écrivaient-ils : « l’architecture budgétaire de la politique économique de l’État reste à clarifier, en particulier concernant le financement de l’innovation et les financements accordés par les fonds sans personnalité juridique (Fonds pour l’innovation et l’industrie et Fonds pour la société numérique). »

Plusieurs de leurs recommandations avaient ainsi trait à la cohérence et au suivi de la politique gouvernementale :

– « mener à bien le travail de mise en cohérence du programme 134, à la fois au sein des actions qu’il finance et avec les dispositifs de soutien aux entreprises présents sur d’autres périmètres budgétaires » ;

– « clarifier la position de l’État vis-à-vis des pôles de compétitivité, en élaborant un référentiel d’évaluation de leur performance (…) ».

 Les mêmes, en tant que rapporteurs spéciaux sur le projet de loi de finances pour 2020, sont revenus sur l’évolution de la gouvernance ([48]) pour relever que « la mission Économie ne suffit pas à rendre compte de l’effort public en faveur des entreprises », faisant mention de plusieurs dispositifs en cours de déploiement notamment en terme de fiscalité.

 De leur côté, les rapporteurs de la mission Économie du projet de loi de finances pour 2020 du Sénat ([49]) ont déploré les pratiques de débudgétisation, qui réduisent le contrôle du Parlement sur les orientations budgétaires : « le dépouillement progressif de la mission "Économie" tient en grande partie au transfert vers la mission "Investissements d’Avenir" de nombreuses politiques publiques qui relevaient auparavant du ministère de l’économie et des finances (…) amputant ainsi la lisibilité de l’action publique et accroissant la dispersion des outils de politique industrielle (…). »

5.   L’évaluation de la politique industrielle est dispersée et intrinsèquement limitée

La politique industrielle n’est l’objet d’aucune évaluation globale (en tant que « politique industrielle ») jusqu’à présent. Les dispositifs que l’on peut lui rattacher, pris un à un, sont inégalement évalués, selon qu’à leur création le principe d’une évaluation périodique a ou non été posé. La multiplicité des objectifs qui leur sont attribués, parfois contradictoires, rend de toute façon difficile de qualifier leur efficacité.

a.   Des dispositifs aux objectifs multiples

La politique industrielle répondant à des objectifs multiples, son évaluation est difficile : l’évaluation d’une politique publique nécessite, en amont, la définition d’objectifs clairs et mesurables.

Sur la période récente, le foisonnement de dispositifs en faveur de la politique industrielle témoigne de cette difficulté. France Stratégie a ainsi identifié, en 2019, 19 catégories d’interventions économiques en faveur des entreprises et, pour le seul soutien à l’innovation dans l’industrie, plus de 60 instruments pour cinq familles d’objectifs identifiés ([50]) et difficilement « traçables ».

On peut ainsi prendre l’exemple de trois dispositifs différents.

i.   Les pôles de compétitivité

La politique des pôles de compétitivité vise à favoriser l’innovation et l’excellence au sein de l’industrie française par la mise en réseau d’entreprises, de centres de formation et de recherche, publics ou privés, sur un même territoire. Ces acteurs ont vocation à travailler en synergie sur une thématique spécifique pour mettre en œuvre des projets innovants.

Cette politique a été lancée lors du Comité interministériel d’aménagement et de développement du territoire (CIADT) du 14 septembre 2004, pour « renforcer le potentiel industriel de la France, créer les conditions favorables à l’émergence de nouvelles activités à forte visibilité internationale et ainsi améliorer l’attractivité des territoires et lutter contre les délocalisations ».

La lecture des attendus justifiant le lancement des pôles de compétitivité montre la multiplicité des ambitions qu’ils portaient.

Les multiples ambitions des pôles de compétitivité selon le CIADT
du 14 septembre 2004 ([51]) :

«  dans un monde en évolution permanente et de plus en plus concurrentiel, l’industrie française doit faire preuve d’une plus grande réactivité, grâce à une meilleure capacité à développer les technologies du futur ;

«  seules la mise en commun des ressources et des compétences et l’instauration d’une collaboration étroite entre tous les acteurs d’une activité destinée au même marché final peut permettre la fertilisation croisée entre industrie et innovation, nécessaire à la construction d’une croissance durable pour la France ;

«  pour renforcer le potentiel industriel français et créer les conditions propices à l’émergence de nouvelles activités à forte visibilité internationale, le CIADT arrête une nouvelle stratégie industrielle, fondée sur le développement de pôles de compétitivité reposant sur un partenariat actif entre les industriels, les centres de recherche et les organismes de formation initiale et continue ;

«  (…) faire de l’Europe la première région du monde pour sa compétitivité et son économie basée sur la connaissance d’ici la fin de la décennie ;

«  l’objectif est d’atteindre (…) une masse critique aux plans économique, scientifique et technique (…) pour maintenir ou développer le dynamisme et l’attractivité des territoires face à une concurrence internationale croissante ;

«  l’engagement à ne pas délocaliser dans l’avenir les activités soutenues dans le cadre des pôles de compétitivité sera une condition sine qua non de l’attribution des aides prévues ;

«  le lancement de pôles de compétitivité, instrument de formalisation, d’approfondissement et d’accélération des synergies existantes, permettra de passer à une vitesse supérieure. »

Force est de constater le large spectre des objectifs assignés… qui auguraient d’une difficulté à suivre et à évaluer la politique engagée.

Inévitablement, ce manque de précisions s’est retrouvé dans le processus de suivi et d’évaluation ainsi que l’a relevé France Stratégie ([52]) (cf. infra).

ii.   Les programmes d’investissements d’avenir

Après la crise financière de 2008, le Président de la République Nicolas Sarkozy a installé une commission co-présidée par les deux anciens Premiers ministres Alain Juppé et Michel Rocard, chargée d’identifier et d’évaluer les besoins d’investissements d’avenir. Son rapport, rendu en novembre 2009, faisait mention de sept priorités stratégiques et identifiait 17 programmes d’actions portant sur cinq secteurs prioritaires : l’enseignement supérieur et la formation, la recherche, les filières industrielles et les PME, le développement durable et le numérique.

L’exposé des motifs du projet de loi de finances rectificative pour 2010, devenu la loi n° 2010‑237 du 9 mars 2010, assignait ainsi aux investissements d’avenir les objectifs :

« – d’accélérer le rythme d’innovation de la France, afin de remédier à la chute de la croissance de la productivité constatée au cours des dernières années ;

« – de faire de l’enseignement supérieur un moteur essentiel de la croissance, dans un environnement de concurrence internationale pour lequel la qualité de la formation de la main d’œuvre constituera un avantage stratégique indispensable ;

« – de renforcer l’effort en matière de recherche et de développement et de mieux valoriser la recherche fondamentale ;

« – de placer la France parmi les pays les plus avancés en matière de croissance verte et de préserver ainsi la durabilité de notre modèle de croissance. »

Vaste programme…

L’exposé des motifs définissait également la gouvernance du programme d’investissements d’avenir (PIA), que le Gouvernement souhaitait calquer sur les meilleurs standards internationaux. Un commissaire général à l’investissement aurait pour tâche de coordonner les travaux interministériels sous l’autorité du Premier ministre. Il serait notamment chargé d’évaluer la rentabilité des investissements, ex ante et ex post, de dresser un bilan annuel de l’exécution du programme pouvant conduire, le cas échéant, au redéploiement des crédits en cas de performance insuffisante, de veiller à la cohérence de l’ensemble de la politique d’investissement de l’État, etc. En outre, était mis en place un comité de surveillance coprésidé par MM. Alain Juppé et Michel Rocard, chargé notamment de dresser un rapport public annuel.

Quatre PIA successifs ont été adoptés : le premier, donc, doté de 35 milliards d’euros, en 2010 ; le deuxième, doté de 12 milliards d’euros, en 2014 ; le troisième, doté de 10 milliards d’euros, en 2017 ; enfin le dernier, doté de 20 milliards à engager sur cinq ans, dans le cadre de la loi de finances pour 2021.

Ce dernier volet a déjà suscité des critiques quant à la précision de ses objectifs. Dans le cadre de la discussion du projet de loi de finances pour 2021 sur la mission (budgétaire) Investissements d’avenir, le rapporteur spécial du Sénat Jean Bizet ([53]) a regretté que le Parlement soit « invité à se prononcer sur l’affectation de crédits à des outils de financement (programmes prioritaires de recherche, démonstration en conditions réelles, soutien au déploiement), sans savoir au profit de quelles stratégies ou quels secteurs ces outils seront mobilisés » et que, si « les documents budgétaires détaillent la méthode retenue pour l’élaboration de ces stratégies, les termes retenus pour la formalisation de cette dernière demeurent très larges et peu restrictifs ».

iii.   Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi

Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) visait à répondre aux préconisations du « rapport Gallois » de 2012 ([54]), lequel recommandait un choc de compétitivité après avoir – déjà – dressé un constat sévère sur le décrochage de l’industrie française. Ce document proposait d’axer la stratégie industrielle sur la montée en gamme et donc de faire de l’investissement une priorité via des dispositifs incitatifs. La proposition-phare était une réduction de 30 milliards d’euros des cotisations sociales (20 milliards de charges patronales et 10 milliards de charges salariales), ce sur les salaires jusqu’à 3,5 fois le SMIC, afin de cibler le secteur industriel.

À la suite de ce rapport, le Gouvernement avait lancé un « pacte national pour la croissance, la compétitivité et l’emploi » reposant sur un autre outil que l’allégement de charges : un dispositif fiscal. Le CICE a donc pris la forme d’un crédit déductible de l’impôt sur les sociétés, assis sur les salaires compris entre 1 et 2,5 SMIC versés à compter du 1er janvier 2013, au taux de 4 % la première année, puis de 6 % par la suite.

Le Gouvernement d’alors a d’entrée de jeu attaché plusieurs ambitions au CICE : l’exposé des motifs de l’amendement à son origine ([55]) indiquait ainsi qu’il « vise à donner aux entreprises les moyens de redresser la compétitivité de la production française et à soutenir l’emploi. Il répond pleinement à la problématique de la compétitivité coût qui participe de la perte de compétitivité de notre pays. Il donnera aussi aux entreprises un ballon d’oxygène pour investir et innover, au service de leur compétitivité hors coût. » Un double objectif de compétitivité des entreprises et de soutien de l’emploi était donc assigné, l’objectif de compétitivité recouvrant lui-même deux sous-objectifs de compétitivité-coûts et hors coûts.

Par ailleurs, cet exposé des motifs mettait en avant un « principe de donnantdonnant » et une exigence forte d’évaluation : « l’utilisation de ce crédit d’impôt sera évaluée au sein des entreprises selon les modalités qui seront définies dans la loi, comme au niveau macroéconomique, au sein d’un comité de suivi chargé de dresser à intervalle régulier un constat partagé sur le bon fonctionnement du dispositif. Audelà de ces dispositifs de suivi, le Gouvernement exigera des entreprises des contreparties, qui feront également l’objet de dispositions législatives (…). » Cette exigence de suivi et de contreparties s’est également concrétisée dans la rédaction finale de la disposition législative instaurant le CICE ([56]) : de manière originale, le législateur a décidé d’inscrire dans le corps même du code général des impôts l’objet du dispositif (ce qui n’est pas le cas habituel dans nos habitudes légistiques), à savoir pour les entreprises bénéficiaires « le financement de l’amélioration de leur compétitivité à travers notamment des efforts en matière d’investissement, de recherche, d’innovation, de formation, de recrutement, de prospection de nouveaux marchés, de transition écologique et énergétique et de reconstitution de leur fonds de roulement ».

La pluralité des ambitions et l’exigence de contreparties et d’évaluation ont donc caractérisé le CICE dès sa création.

De plus, le CICE a vu, sinon ses objectifs principaux, du moins sa présentation évoluer ultérieurement au gré des variations de la politique économique. En 2014, il est ainsi devenu l’une des politiques publiques invoquées par le nouveau « pacte de responsabilité et de solidarité », qui regroupait un ensemble de mesures regroupées en grands axes dont plusieurs concernant les entreprises (baisse du coût du travail, réduction de la fiscalité des entreprises, simplification de leurs relations avec l’administration, définition par les partenaires sociaux de contreparties aux aides qui leur sont accordées).

Comme il avait été prévu à l’origine, le CICE a été l’objet d’un effort systématique d’évaluation. Le comité de suivi et d’évaluation mis en place en juillet 2013, au sein de ce qui est devenu France Stratégie, a publié son premier rapport annuel en octobre de la même année. Six rapports ont été publiés par le comité jusqu’en 2018, date de la transformation du CICE en allégement de cotisations sociales pour les employeurs. Dans le prolongement du dernier de ces rapports, France Stratégie a financé et piloté – avec un comité technique réunissant des administrations et des universitaires – la poursuite des travaux d’évaluation, dont les résultats sont présentés dans un rapport publié en septembre 2020 ([57]).

Ces rapports successifs sont régulièrement revenus sur l’impact du CICE, d’une part sur l’emploi, d’autre part sur la compétitivité (vue sous différents angles, par exemple à travers l’impact sur les entreprises exportatrices), répétant souvent les mêmes arguments et se heurtant à la pluralité des objectifs du dispositif.

Ainsi que l’ont rappelé le Conseil d’État ([58]), comme le rapport de nos collègues Valérie Petit et Pierre Morel‑À‑l’Huissier au nom du CEC ([59]), pour pouvoir être évaluée, une politique publique doit être définie en amont, avec des objectifs clairs et mesurables et des critères précisés.

b.   Des suivis et des évaluations à la peine

Plusieurs exemples récents confirment que la définition de nombreux objectifs assortis de critères insuffisamment précis ou mesurables a un impact non négligeable sur le suivi et l’évaluation des dispositifs mis en œuvre.

Le constat général, tous pays confondus, de France Stratégie concernant les évaluations des politiques industrielles est que « l’examen de la littérature empirique révèle que les évaluations rigoureuses de la politique industrielle (verticale) sont rares (…) ». Les études menées depuis les années 2010, si elles sont plus précises, ne font qu’extrêmement rarement état d’analyses coûts-bénéfices des politiques étudiées, tandis que, constate France Stratégie, « les analyses causales portent presque exclusivement sur des mesures spécifiques et par conséquent ne disent rien sur des ensembles de dispositifs et leurs interactions ». Les nombreux travaux passés en revue par France Stratégie montrent qu’en tout état de cause, l’exercice est difficile. Les évaluations réalisées sur quelques dispositifs phare en témoignent, montrant souvent assez vite les limites de l’exercice.

i.   Le crédit d’impôt recherche : un outil favorable au développement des centres de recherche en France mais dont les effets sur la qualité de la R&D et l’innovation sont difficilement mesurables

Le crédit d’impôt recherche (CIR) est l’une des principales aides fiscales aux entreprises. Son coût budgétaire global est évalué à 6,4 milliards d’euros pour l’exercice 2021, avec 21 000 entreprises bénéficiaires. Comme les autres aides à la recherche et l’innovation, il bénéficie particulièrement au secteur industriel, qui sur ce total recevrait plus de 2,6 milliards d’euros selon les calculs de France Stratégie. Son évaluation est donc particulièrement importante pour qui veut évaluer la politique industrielle.

Le CIR a été suivi par la Commission nationale d’évaluation des politiques d’innovation (CNEPI), dont les travaux ont été synthétisés dans une étude récente ([60]) ; deux études complémentaires sont attendues très prochainement.

Le rapport de France Stratégie, qui synthétise différents travaux d’évaluation menés sur le CIR, débouche sur les principaux constats qui suivent.

 D’un point de vue macroéconomique, le ratio de la dépense intérieure de recherche et développement des entreprises (DIRDE) au PIB a augmenté entre 2007 et 2016 de 0,16 point, quand, dans le même temps, le ratio des aides indirectes (fiscales) de la R&D au PIB augmentait de 0,18 point, du fait en particulier de la réforme qui a élargi considérablement le CIR en 2008 (l’assiette du crédit d’impôt ayant été simplifiée, son taux de droit commun triplé et son montant par entreprise déplafonné). En d’autres termes, pour un euro de CIR supplémentaire, on retrouverait un peu moins d’un euro supplémentaire de dépense de R&D dans les entreprises. Ce résultat n’est pas mirobolant car il semble écarter tout effet de levier, mais, de fait, la DIRDE a de nouveau augmenté à partir de 2008, alors qu’elle avait constamment reculé dans la période antérieure, de 1993 à 2007 (en % du PIB).

 Plusieurs analyses microéconomiques se sont efforcées de quantifier au niveau des entreprises le ratio entre dépenses de R&D supplémentaires et CIR reçu. Si ce ratio est inférieur à 1, on peut parler d’effet d’aubaine (les entreprises reçoivent plus d’aide fiscale qu’elles n’augmentent leur R&D) ; s’il dépasse ce montant, il y a effet d’entraînement (non seulement les entreprises utilisent l’intégralité de l’aide fiscale à augmenter leur effort de recherche, mais elles vont même au-delà). Les trois études mentionnées par France Stratégie concluent à des multiplicateurs compris entre 0,9 et 1,5 : le bilan semble donc plutôt positif, mais reste incertain.

 Augmenter la R&D n’est qu’un objectif intermédiaire : l’important est de savoir si l’existence du CIR, in fine, génère de l’innovation valorisable, si effectivement les entreprises bénéficiaires se développent plus vite, deviennent plus compétitives. Sur ce point, les études récentes aboutissent à deux conclusions principales : une augmentation de 5 % de la probabilité que les entreprises bénéficiaires déposent un brevet ; des effets positifs sur la probabilité d’introduire des produits nouveaux sur le marché se traduisant, à terme, par une augmentation de la productivité du travail. D’autres sujets n’ont cependant pas été abordés par les travaux réalisés, conduisant la CNEPI à lancer des études complémentaires : l’impact économique du CIR en termes de croissance économique, de création d’emploi, d’attractivité du territoire pour les talents, la recherche et la production ; l’impact du CIR sur l’entrée de nouvelles entreprises dans l’activité de R&D.

Ces observations témoignent des limites intrinsèques des évaluations économétriques, confrontées à la difficulté d’isoler l’effet causal d’un dispositif par rapport à ceux d’autres mesures de politique publique ou d’autres facteurs généraux tels que la conjoncture économique. Pour le moment, ces évaluations n’ont pas été en mesure de quantifier précisément l’effet d’entraînement du CIR sur l’effort de R&D des entreprises, ni a fortiori son impact sur le développement futur de celles-ci.

ii.   Les limites de la gouvernance et du suivi des pôles de compétitivité : des travaux d’évaluation dont on ne tient pas compte…

Les études menées tant par la Cour des comptes en 2016 que par France Stratégie en août 2019 ont pointé des défauts de gouvernance, de suivi et d’évaluation du dispositif des pôles de compétitivité.

Au titre de la gouvernance et du suivi, la Cour des comptes regrettait en 2016 un affaiblissement des dimensions interministérielle et stratégique : il ne s’était plus tenu de comités interministériels consacrés aux pôles de compétitivité depuis 2010 ; le comité d’orientation national prévu pour la phase 3 du programme n’avait pas été créé.

La Cour a également critiqué les conditions de l’évaluation des pôles, conduite tous les trois ou quatre ans, qui ne permettait ni de mesurer les impacts économiques, ni de disposer d’informations à jour dans les tableaux de bord annuels.

Par ailleurs, certains faits dénotaient, selon la Cour, l’absence de prise en compte des travaux d’évaluation menés : il n’y avait pas eu de « délabellisation » des pôles dont les résultats avaient été jugés insuffisants dans le processus d’évaluation interne ; une réforme de la politique des pôles avait été annoncée pour l’été 2016, alors même que les résultats d’une évaluation prévue, portant particulièrement sur la dimension économique de l’action des pôles, ne seraient disponibles que postérieurement, fin 2016.

Enfin, la Cour appelait à mieux articuler les différents outils de soutien à l’innovation et à aider les entreprises à utiliser ceux qui sont les mieux adaptés à leurs besoins, « rôle que les pôles sont particulièrement bien placés pour assumer. L’État a un rôle majeur à jouer pour atteindre ce résultat en articulant mieux la politique des pôles de compétitivité avec sa stratégie industrielle et sa politique de soutien à l’innovation, ce qu’il n’a pas fait ces dernières années » selon la Cour.

Dans sa note récente sur le sujet ([62]), France Stratégie revient en premier lieu sur les lacunes de l’évaluation des pôles : « La politique des pôles de compétitivité a fait l’objet de plusieurs études d’impact centrées sur sa capacité à inciter les entreprises à investir davantage en recherche et développement. Or cette politique vise aussi à développer les relations partenariales entre acteurs publics et privés pour renforcer les synergies favorables à la création de richesses et d’emplois. Les évaluations menées jusqu’ici ont peu abordé ce second objectif, pourtant central. »

La note de France Stratégie s’attache notamment à mesurer la capacité des pôles à développer des réseaux interentreprises ainsi qu’à évaluer leurs effets sur les performances économiques des entreprises et leurs dépenses de recherche et développement. L’analyse confirme que la politique publique en faveur des pôles de compétitivité a eu des effets positifs sur les entreprises, les réseaux et les territoires, mais ces effets restent difficiles à mesurer de manière précise, compte tenu des fragilités méthodologiques inhérentes à l’objet d’étude.

iii.   Le premier volet du programme d’investissements d’avenir : des défauts structurels dans la construction des objectifs et des évaluations

Le comité de surveillance ad hoc institué pour l’évaluation du programme d’investissements d’avenir (PIA) a produit une analyse portant sur les dix premières années du dispositif.

Cette étude sur la période 2009-2019 ([63]) fait suite à plusieurs rapports d’évaluation dont celui de la Cour des comptes en 2015 ([64]) qui établissait un premier bilan, cinq ans après la mise en œuvre du programme. La Cour observait notamment qu’« aucun des deux montants du PIA 1 et du PIA 2 n’a été fixé sur la base d’une étude économique permettant de déterminer l’importance du programme en fonction de l’objectif à atteindre, aucune évaluation ex ante des deux programmes n’ayant été réalisée, ni sur leur impact macroéconomique ni sur leurs conséquences sectorielles ».

Le rapport du comité d’examen à mi-parcours ([65]) estimait pour sa part qu’« une quantification des effets du PIA par des méthodes économétriques ex post sera complexe et sans doute impossible ». Il constatait en outre que « les indicateurs de suivi des actions sont extrêmement disparates et ne permettent pas d’avoir un aperçu transversal ni une comparaison des effets entre les actions ».

Le rapport précité du comité de surveillance pointe, quant à lui, les faiblesses méthodologiques auxquelles il a dû faire face :

– faiblesse du nombre et de la qualité des évaluations disponibles (au printemps 2019, moins de 30 % des actions avaient fait l’objet d’une évaluation ; les approches étaient hétérogènes et portaient insuffisamment sur les impacts) ;

– hétérogénéité des données quantitatives et qualitatives disponibles, voire caractère incomplet.

Les écueils constatés ont amené le comité à formuler plusieurs recommandations méthodologiques pour les futurs PIA parmi lesquelles :

– conduire des évaluations ex ante et bien définir les bénéfices attendus des investissements pour permettre une évaluation ex post ;

– adopter un référentiel ou une charte pour définir les standards de qualité des évaluations ;

– renforcer le dispositif de contrôle de gestion pour suivre les procédures et maintenir les efforts de maîtrise des délais, avec des objectifs et des indicateurs mesurables ainsi qu’un tableau de bord régulièrement mis à jour ;

– se doter d’une vision consolidée de la performance des actions in itinere et ex post, par la mise en place et l’analyse systématiques d’indicateurs ;

– conduire avec les opérateurs des actions de simplification pour rendre plus agiles et accessibles les procédures d’allocation des investissements d’avenir ;

– lancer une étude sur les charges administratives additionnelles liées aux procédures du PIA pour les bénéficiaires finaux ;

– renforcer la coordination du PIA avec l’action des conseils régionaux, ainsi qu’avec les autres politiques publiques dans le domaine de la transition énergétique et environnementale.

Enfin, le comité de surveillance plaide pour une redéfinition, dans le cadre de travaux interministériels, des priorités nationales d’investissement.

On notera que plusieurs de ces préconisations ont été, au moins pour partie, entendues. Ainsi, le nombre d’opérateurs du PIA a-t-il été réduit à quatre ; une nouvelle gouvernance interministérielle se dégage (un conseil de l’innovation coprésidé par le ministre de l’économie et des finances et la ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation a été institué et un comité interministériel va l’être) ; des discussions sont également en cours pour mieux associer les régions au dispositif ; un effort de clarification est opéré avec l’inscription dans la loi de la doctrine d’investissement du PIA ([66]).

c.   Quantifier le coût de la politique industrielle : une démarche nécessaire mais qui se heurte inévitablement à des limites

Dans ce contexte de dispersion des travaux d’évaluation, les rapporteurs saluent le travail exhaustif mené par l’équipe de France Stratégie pour quantifier les interventions financières publiques au bénéfice de l’industrie dans notre pays, ce sur le millésime le plus récent pouvant être pris en compte, soit 2019. Plusieurs études avaient déjà été menées dans cette optique, mais aucune n’était très récente ni aussi complète.

i.   Des difficultés méthodologiques qui génèrent des approximations

Le rapport de France Stratégie décrit le processus suivi pour quantifier les interventions publiques au bénéfice de l’industrie.

 Il convient dans un premier temps d’identifier et d’estimer les moyens mobilisés dans le cadre de l’ensemble des interventions économiques publiques en faveur de l’ensemble des entreprises, industrielles ou non. Cette opération implique de faire des choix de prise en compte, ou non, de certaines mesures. France Stratégie délimite ainsi quatre périmètres concentriques possibles de la notion d’« intervention au bénéfice des entreprises », donnant des totalisations s’étageant entre 139 milliards d’euros et 223 milliards. Les différences entre les périmètres tiennent à la prise en compte, ou non, de certaines catégories de mesures :

– les dépenses fiscales « déclassées », c’est-à-dire les régimes fiscaux dérogatoires qui, à un moment, ont cessé d’être considérés par l’administration comme des « dépenses fiscales » (voir supra) ;

– les interventions dites « financières » de Bpifrance pour le compte de l’État, qui prennent la forme non de subventions ou d’avantages fiscaux, mais de prêts, garanties ou prises de participation directes ou indirectes (via des fonds d’investissement) ;

– certaines dépenses concernant des secteurs spécifiques et généralement au profit d’entreprises publiques (financement d’infrastructures de transport, prise en charge des pensions de retraite de certaines entreprises publiques, aides au service public de l’audiovisuel…).

De manière générale, observe l’équipe de France Stratégie, « il n’existe pas de recensement annuel exhaustif et consolidé de ces interventions économiques, tant les dispositifs et les sources de données sont nombreux et les modalités d’intervention sont variées. » De nombreuses sources doivent donc être mobilisées, permettant une fiabilité plus ou moins grande : documents budgétaires de l’État, notamment pour évaluer les dépenses fiscales ; rapports annuels d’opérateurs publics ; budgets publiés par les régions, etc. Globalement, plus de 600 dispositifs doivent être pris en compte pour le seul État…

In fine, et outre les questions de champ à prendre en considération évoquées supra, le résultat obtenu comprend nécessairement de nombreuses approximations. Les données présentées dans les documents disponibles de natures diverses sont plus ou moins fiables et ne sont pas homogènes. Nous avons déjà évoqué les questionnements portant sur la prise en compte des « dépenses fiscales », allégements sociaux et autres mesures diminuant les prélèvements obligatoires. Un autre exemple est celui des interventions « financières » de Bpifrance, qui posent plusieurs questions méthodologiques :

– il ne s’agit pas de subventions ou d’avantages fiscaux à fonds perdus, mais de prêts ou d’interventions en fonds propres, dans lesquels l’opérateur compte bien « récupérer sa mise », de sorte qu’il faudrait pour les convertir en équivalent de subventions en mesurer le degré de « libéralité », c’est-à-dire à quel point ces interventions dérogent aux conditions normales du marché, chose difficile pour un opérateur qui se définit lui-même comme un « investisseur avisé opérant aux conditions de marché », quoiqu’« au service de l’intérêt collectif » ;

– en tout état de cause, le rapport de France Stratégie prend en compte les nouvelles souscriptions de Bpifrance en 2019, sans en déduire les cessions de participations opérées la même année, presque aussi élevées (la branche « investissement » de l’opérateur a effectué pour 2,7 milliards d’euros de souscriptions nouvelles en 2019, mais aussi cédé 2,3 milliards d’euros de participations). Par rapport à un objectif de mesure des interventions dans l’économie, on peut sans doute aussi bien justifier le choix d’une quantification en « brut » de ces souscriptions que celui d’une quantification en « net » des cessions, le même débat valant d’ailleurs pour les nouveaux prêts et le remboursement des anciens.

 Une fois les concours aux entreprises globalement – et difficilement – quantifiés, il reste à les analyser pour distinguer la part bénéficiant à l’industrie, avec des difficultés méthodologiques là encore, car cette ventilation n’est pas toujours possible techniquement, tandis que l’on retrouve aussi les incertitudes liées à la délimitation du champ industrie. Au total, selon France Stratégie, près de 90 % des interventions en faveur des entreprises ont pu être ventilées pour identifier la part revenant à l’industrie.

ii.   Un constat qui interpelle : les entreprises industrielles sont globalement moins soutenues que celles d’autres secteurs

Au terme de la démarche décrite supra, le rapport de France Stratégie parvient à une estimation globale des interventions économiques en faveur de l’industrie : selon le périmètre des interventions retenu (cf. supra), elles auraient représenté, en 2019, entre 17,5 milliards d’euros et 20,1 milliards.

Ces montants dédiés à l’industrie correspondraient, là aussi selon le périmètre retenu, à 11,5 % à 12,5 % du total des interventions pour les entreprises de tous les secteurs.

Ce résultat interpelle. En effet, si selon les données compilées par l’OCDE (pour 2019), la seule industrie manufacturière ne génère en France que 11 % du PIB, ce taux atteint 13,5 % en ajoutant le secteur de l’énergie au secteur manufacturier.

De plus, puisque nous mesurons ici la fraction « industrie » des concours aux entreprises, donc à l’économie marchande – « marchande » par opposition aux biens publics et services publics fournis gratuitement ou pris en charge par la collectivité –, il conviendrait de prendre en compte non le poids de l’industrie dans l’économie globale, mais seulement dans l’économie marchande. Ce calcul peut être fait approximativement sur la base des données de l’OCDE en soustrayant du PIB la part affectée au secteur « administration publique, défense, éducation, santé, action sociale », qui est représentative du PIB non-marchand (et qui représente près de 22 % du PIB global français). Après cette opération, l’industrie manufacturière apparaît peser 14,1 % dans le PIB marchand de la France, ce taux montant à 17,3 % en y ajoutant le secteur de l’énergie.

Il semble donc bien que les entreprises industrielles bénéficient globalement d’une part des aides aux entreprises inférieure à ce qu’est la part de l’industrie dans l’ensemble de l’économie marchande du pays : il y aurait 12 % environ des aides pour un secteur pesant 14 %, voire 17 %, de l’économie marchande. Cette situation est vraisemblablement liée en grande partie à la structure des aides françaises à l’économie, largement centrées sur l’allégement du coût du travail rémunéré à des niveaux proches du salaire minimum ; or, nous l’avons vu, l’industrie offre en moyenne des salaires plus attractifs que beaucoup d’autres secteurs.

iii.   Des interventions principalement indirectes et transversales

Le travail de France Stratégie met par ailleurs en lumière la prédominance des aides indirectes, consistant principalement en allégements de charges sociales et en dépenses fiscales (crédits d’impôt, exonérations ou taux réduits de TVA et taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques-TICPE…), dans les concours aux entreprises : elles en représentent globalement environ 80 %. Ces aides indirectes sont également « transversales » (ou « horizontales »), bénéficiant à tous les secteurs de l’économie.

Cette prépondérance des aides indirectes et horizontales se retrouve pour les concours à la seule industrie, même si elle est un peu atténuée. Les aides directes, donc explicitement ciblées sur l’industrie, représenteraient 25 % à 30 % du total des interventions économiques pour le secteur.

Dans le détail, les allégements fiscaux et sociaux représentent en montant 68 % du total des interventions au bénéfice de l’industrie (13,6 milliards d’euros sur 20,1 milliards en prenant le périmètre dit large de France Stratégie), les subventions ne pesant que 15 % dans ce total. Le graphique ci-après met en image cette situation.

Structure des interventions économiques en faveur de l’industrie

(pour 2019, sur la base du « périmètre 2 » de France Stratégie)

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Source : graphique élaboré à partir des données de France Stratégie.

Le tableau ci-après détaille cette décomposition des interventions au bénéfice de l’industrie.

Les interventions économiques en faveur de l’industrie

(pour 2019, sur la base du « périmètre 2 » de France Stratégie)

Intitulés

en millions d’euros

Participations, prêts, avances remboursables et garanties, hors Régions

1 294

Interventions économiques des Régions « Investissements »

165

Dépenses fiscales, hors TVA, TICPE, CICE et CIR

400

Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE)

2 272

Taxes affectées (Formation, y compris CTI, Logement-solidarité)

1 311

Interventions économiques des Régions « Formation »

565

Allégements de charges sur les bas salaires

2 843

Autres allégements de charges, y compris JEI 191 millions d’euros

1 317

CICE

4 114

Interventions économiques des Régions « Action économique »

92

Aides indirectes à la recherche et l’innovation (crédits d’impôt CIR+CII+JEI)

2 659

Aides directes à la recherche et à l’innovation, hors aides des Régions

1 955

Aides d’État indirectes notifiées à l’UE

447

Aides d’État directes notifiées à l’UE, hors aides à la R&D&I

323

Aides à la R&D des entreprises en provenance des Régions

26

Aides à la R&D en provenance de l’Union européenne

102

Soutien général et au commerce extérieur

199

Total des interventions économiques en faveur de l’industrie

20 083

Source : estimations de France Stratégie.

La prédominance des allégements fiscaux et sociaux rend compte de plusieurs réalités :

– le poids des mesures de baisse du coût du travail (allégements de charges sociales + crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi-CICE), qui à elles seules sont évaluées à 8,3 milliards d’euros pour l’industrie, soit 41 % des concours financiers au secteur ;

– celui des allégements ou exonérations de TICPE et autres taxes sur l’énergie (sur l’électricité, le gaz…) prévus pour certains secteurs – 2,3 milliards d’euros, soit 11 % des concours à l’industrie. Il est à noter que le poids relatif des allégements des taxes sur l’énergie devrait diminuer dans l’avenir compte tenu de la suppression programmée de l’avantage fiscal concernant le gazole dit « non routier » ;

– enfin, celui des aides indirectes à la recherche via notamment le crédit d’impôt recherche (CIR), soit 2,7 milliards d’euros et 13 % des concours à l’industrie.

iv.   Une spécificité de l’industrie : le poids des aides à la recherche et l’innovation

Les différentes aides à la recherche et l’innovation, qu’elles soient fiscales (CIR notamment) ou directes, étatiques, régionales ou européennes, comptent de manière importante dans le total des interventions au bénéfice de l’industrie : elles en représentent près du quart à 4,6 milliards d’euros.

Globalement, selon France Stratégie, l’industrie recevrait ainsi la moitié du total des aides à la recherche et l’innovation, estimées à 9,2 milliards d’euros pour l’ensemble de l’économie, ce qui s’explique aisément par le rôle de l’industrie dans la R&D : la moitié de la dépense intérieure de R&D des entreprises est réalisée par les entreprises industrielles et plus de 70 % au profit des branches des industries manufacturières.

France Stratégie décrit un panorama des aides à la R&D et l’innovation dans l’industrie qui s’est complexifié depuis vingt ans :

– jusqu’au début des années 2000, le paysage de ces aides était assez simple et dominé par les subventions à la R&D des entreprises, gérées par les ministères dans une logique sectorielle ;

– la période 1999-2007 a vu le développement de dispositifs destinés d’une part à développer les coopérations entre acteurs, d’autre part à valoriser davantage les résultats de la recherche publique. Le poids des incitations fiscales s’est accru (élargissements du crédit d’impôt recherche-CIR) et de nouveaux opérateurs publics en charge de la gestion des dispositifs ont été créés (comme l’Agence nationale de la recherche en 2006) ou transformés ;

– en réponse à la crise financière de 2008, les incitations fiscales ont été fortement accrues avec une nouvelle réforme du CIR, tandis qu’étaient mis en place de nouveaux instruments publics comme les programmes d’investissements d’avenir (PIA) et Bpifrance.

Globalement, les dispositifs étatiques d’aide à la recherche et l’innovation se sont multipliés, passant d’une trentaine en 2000 à plus de soixante aujourd’hui, et poursuivent des finalités qui se sont également diversifiées. La part des aides fiscales a beaucoup augmenté et des instruments reposant sur l’intervention en fonds propres (via des fonds de capital-risque) ont été développés, tandis que le rôle des subventions régressait.

D’après les comparaisons internationales disponibles – l’OCDE dispose de données concernant une quarantaine de pays, ses membres et quelques autres tels que la Russie –, la France est l’un des pays où les aides publiques à la R&D sont le plus élevées, du fait de la générosité de son système d’incitation fiscale (CIR) : elle arrive au 2ème rang pour la part de son PIB consacrée aux aides à la R&D en général (soit 0,4 %) et pour celle consacrée aux aides fiscales dans ce domaine, mais seulement au 7ème concernant les seules aides directes à la R&D.

France Stratégie relève toutefois que, par rapport à d’autres secteurs de l’économie, l’industrie continue à recevoir une part significative d’aides directes à la R&D ; en 2017, elle a ainsi perçu 72,2 % du total (tous secteurs) des aides directes de cette nature, contre seulement 41 % du total des aides fiscales. Ce poids spécifique des aides directes dans les soutiens publics à la R&D industrielle s’explique essentiellement par les contrats de recherche à objet militaire : en 2017, le ministère de la défense a financé pour 1,5 milliard d’euros de contrats de R&D auprès des entreprises, soit plus de 56 % du total des aides directes à la R&D en France. Ces contrats ne bénéficient pas qu’aux industries d’armement au sens le plus étroit, mais sont nécessairement concentrés sur quelques branches principalement industrielles (aéronautique, espace, matériels de navigation et de communication).

C.   L’EUROPE : ENTRE IDÉOLOGIE DU MARCHÉ UNIQUE ET AMBITIONS INDUSTRIELLES AFFICHÉES

1.   Un contexte historique et des intérêts divergents qu’il faut prendre en compte

Le fonctionnement et les priorités économiques de l’Union européenne suscitent souvent des critiques.

Pour comprendre comment ce fonctionnement et ces priorités se sont construits, il est utile de revenir sur les conditions qui régnaient lors de la mise en place des institutions communautaires, car elles ont durablement influé sur les politiques européennes.

Il est également nécessaire de tenir compte des positions et intérêts divergents des États membres.

a.   Des priorités de politique économique inspirées par le contexte qui régnait dans les débuts de la Communauté européenne

La Communauté européenne a d’abord été un petit « club » de six membres seulement, portés par un projet politique commun. Ces pays avaient des niveaux de développement économique et social très voisins. Enfin leur économie était encore souvent gérée d’une manière très dirigiste, même si, de ce point de vue, les préférences nationales n’étaient pas identiques. En France, c’était le temps du Plan, des grands programmes portés par un secteur public très puissant, du contrôle des prix et des changes…

Cette situation explique les priorités portées dans les premiers temps de la construction européenne :

– l’harmonisation sociale et fiscale n’apparaissait pas comme une priorité entre des économies et des systèmes sociaux assez similaires, même si les risques résultant d’une harmonisation insuffisante avaient été précocement identifiés ;

– en revanche, l’impératif de libéralisation d’un marché unique et la priorité à la concurrence s’imposaient, notamment au bénéfice des consommateurs, dans des économies encore assez fermées, très réglementées et souvent cartellisées.

b.   Des divergences d’intérêts et de perception entre des États membres…

Les divergences d’intérêts (ou de perception des intérêts) entre États membres sont également une réalité dont il convient d’être conscient.

Structurellement, une politique de libre-échange tournée vers les consommateurs est nécessairement plus facile à mener dans une organisation telle que l’UE qu’une politique industrielle favorisant le développement de certains secteurs : la première bénéficie aux citoyens, en tant que consommateurs, de tous les États membres (ils accèdent à des biens importés à moindre coût, ce qui accroît leur pouvoir d’achat « toutes choses égales par ailleurs »… tant qu’ils ne perdent pas leur emploi suite à cette politique), alors qu’une politique favorisant l’offre de certains secteurs, a fortiori la constitution de « champions européens », entraîne inévitablement des rivalités entre États sur le partage industriel et la localisation des sièges sociaux, des usines, etc.

C’est pourquoi une réussite telle qu’Airbus ne résulte pas d’un projet européen à proprement parler, mais de la coopération entre une poignée d’États membres – et l’on sait que la répartition de la chaîne de fabrication, des usines, de la valeur ajoutée, des emplois d’Airbus entre ces quelques partenaires est soigneusement suivie et est l’objet de revendications constantes.

Par ailleurs, contrairement à l’état d’esprit souvent dominant en France, la libéralisation européenne, aussi bien interne (marché unique) qu’externe (ouverture commerciale), est jugée très profitable par la plupart des pays de l’Union.

Si notre pays rencontre des difficultés à équilibrer ses échanges extérieurs dans le cadre de la politique commerciale actuelle de l’UE, ce n’est pas le cas de la grande majorité de ses partenaires européens. Prise dans sa globalité, l’Union dégage un excédent structurel dans ses échanges externes (extracommunautaires). Depuis 2012, le commerce extérieur des biens de l’UE (hors Royaume-Uni) avec le reste du monde a toujours été excédentaire, avec un solde annuel moyen de 182 milliards d’euros sur les années 2012-2019, ce qui représente un taux de couverture moyen des importations par les exportations qui atteint 111 %. À titre de comparaison, sur la même période, les États-Unis ont enregistré en moyenne 648 milliards d’euros de déficit commercial annuel, avec un taux de couverture moyen de seulement 67 %. On comprend que les discours protectionnistes n’aient pas le même succès dans la majorité des pays européens que de l’autre côté de l’Atlantique.

De même, la plupart de nos partenaires n’ont aucune raison de s’inquiéter du taux de change de l’euro : un euro « fort » ne les empêche pas d’équilibrer leurs comptes extérieurs et permet à leurs citoyens d’accéder au meilleur prix aux biens de consommation importés, ainsi qu’aux vacances exotiques. Il en est de même de la situation de l’emploi, le chômage de masse récurrent ne caractérisant que certains États membres.

c.   … qui ont pris inégalement la mesure des conséquences du passage à l’euro

Les différences de situation économique entre États membres se sont aggravées dans les années 2000, après le passage à l’euro.

Les pays « du Sud » ont rapidement subi les conséquences, lors de la crise de leur dette en 2010-2012, des facilités budgétaires ou des bulles immobilières permises dans un premier temps par l’adoption de l’euro (accompagnée pour ces pays, dans un premier temps, d’une baisse considérable des taux d’intérêts qui a permis de « vivre à crédit » beaucoup plus aisément – mais cela n’a pas duré).

La signature de l’État français n’a pas été attaquée lors de cette crise et, globalement, notre pays en a moins souffert que ses voisins méditerranéens. Mais, comme l’a rappelé un interlocuteur de la mission, le franc avait été dévalué pas moins de seize fois avant le passage à l’euro : la France, habituée à une inflation structurelle plus élevée que l’Allemagne et d’autres pays européens, rétablissait classiquement sa compétitivité en dévaluant sa monnaie. La monnaie unique a supprimé cet outil de politique économique très puissant (du moins à court terme car il conduisait inéluctablement à une paupérisation relative à long terme) et, sans entrer dans les détails et les polémiques, il semble que les gouvernants français aient mis du temps à prendre en compte cette nouvelle réalité.

2.   Le résultat : le primat donné à la concurrence et au libre-échange dans un marché unifié

L’Union européenne s’est donc construite sur un ensemble de postulats qui pouvaient être justifiés il y a un demi-siècle, mais sont de moins en moins adaptés au monde contemporain : la croyance absolue dans les vertus de la concurrence, objectif central du « marché unique », et le souci primordial de satisfaire les intérêts des consommateurs en leur permettant d’accéder à des biens et services importés disponibles au moindre coût.

a.   La concurrence fiscale : le développement des paradis fiscaux européens

En matière fiscale, la règle de l’unanimité pratiquée dans un club de plus en plus large a donné une capacité remarquable de blocage à quelques pays, qui ont découvert à quel point une fiscalité « douce » pouvait être attrayante pour certains investisseurs. Ces États membres sont souvent, comme les autres paradis fiscaux, de petite taille, car ce sont les petits territoires qui sont les mieux à même de compenser la perte de matière fiscale inhérente à une fiscalité allégée par les gains d’activité économique « haut de gamme » apportés par la localisation de sièges sociaux européens et/ou de holdings plus ou moins fictives, mais employant, et pour cause, de nombreux juristes et fiscalistes…

L’utilisation habile des règles européennes sur la liberté des services et des flux de capitaux, des conventions fiscales bilatérales et des lacunes (délibérées ou non) des droits fiscaux nationaux (non harmonisés) a permis le développement de montages complexes passant par plusieurs États membres à seule fin d’éluder l’impôt, comme en son temps le fameux « double irlandais sandwich hollandais », par le biais duquel de nombreuses multinationales, en particulier des entreprises internet et des laboratoires pharmaceutiques nord-américains, ont longtemps échappé pratiquement à l’impôt sur leurs bénéfices engrangés en Europe.

Par définition, les flux financiers échappant à l’impôt, que ce soit légalement, par l’« optimisation », ou non, sont difficiles à quantifier. Une étude récente ([67]) s’efforce toutefois d’évaluer la perte de base fiscale pour notre pays, en matière d’impôt sur les bénéfices, qui résulte du « déplacement » (shifting) des profits des multinationales vers des paradis fiscaux. Cette étude part d’une analyse des profits déclarés par les multinationales françaises pour leurs filiales à l’étranger, profits dont nous avons vu qu’ils généraient des excédents considérables de notre balance des revenus d’investissements directs, ce en raison principalement de l’ampleur des investissements extérieurs de nos grandes entreprises. Mais il est possible aussi que ces flux de revenus soient « gonflés » par des pratiques d’optimisation fiscale, qui conduiraient les entreprises françaises à localiser artificiellement une part excessive de leurs profits mondiaux dans leurs filiales étrangères, afin de bénéficier d’une fiscalité plus favorable et de rapatrier ensuite des dividendes défiscalisés (grâce aux régimes fiscaux de type « mère-fille » qui exonèrent largement d’impôt, au niveau de la société-mère, les profits remontant des filiales, au motif qu’ils ont déjà été fiscalisés).

C’est cette hypothèse qui est testée par l’étude, qui part de l’observation de l’étonnante profitabilité apparente des investissements directs des entreprises françaises à l’étranger, en particulier de ceux localisés dans les filiales installées dans ce que l’on appellera communément des « paradis fiscaux » : le constat est que « 33 % des multinationales françaises détiennent directement au moins une filiale dans un paradis fiscal. Ces filiales dans les paradis fiscaux concentrent une part disproportionnée des profits des groupes français : 19 % des profits étrangers des maisons-mères françaises sont ainsi enregistrés dans les paradis fiscaux en 2015 (contre 7 % en 2001), alors que ces pays n’attirent que 12 % des investissements directs étrangers français. Plus largement, les maisons-mères françaises déclarent autant de profits dans leurs filiales localisées dans sept petits pays (PaysBas, Belgique, Suisse, Luxembourg, Irlande, Singapour et Hong-Kong), représentant moins de 4 % du PIB mondial, que dans les pays du G7 et la Chine, représentant 57 % du PIB mondial ». Une analyse quantitative de ces « surprofits » bien particuliers conduit l’auteur de l’étude à estimer que 36 milliards d’euros de profits seraient ainsi « soustraits » annuellement à l’assiette de l’impôt en France, sur la base des données de 2015. Ce montant est d’autant plus impressionnant qu’il apparaît en augmentation constante depuis le tout début des années 2000, où il était quasi nul. La répartition géographique de ces profits « soustraits » à l’impôt français est pour le moins intéressante (voir graphique ci‑après).

Répartition géographique des profits non déclarés en France
par les multinationales françaises

(en milliards d’euros, pour 2015)

Source : La Lettre du CEPII, N° 400 – Juin 2019, L’évitement fiscal des multinationales en France : combien et où ?, par Vincent Vicard.

Nous le voyons, selon cette analyse, l’« évitement » fiscal de nos grands groupes ne passerait pas principalement par le recours à des paradis fiscaux situés dans de lointaines îles tropicales, mais plus banalement par quelques voisins européens : Royaume-Uni, Pays-Bas, Luxembourg, Suisse, Belgique, ou encore Irlande, même si, in fine, une large part des profits ainsi « déplacés » se retrouvent ensuite placés dans des endroits plus exotiques (par exemple les profits européens de certaines multinationales états-uniennes qui sont stockés avant qu’une mesure de faveur ne permette de les rapatrier aux États-Unis avec une taxation réduite).

Redisons-le, nous ne parlons pas là de fraude, mais d’« évitement », qui peut être licite ou non, selon les cas, par rapport à nos lois fiscales, aux règles européennes et aux conventions fiscales internationales. Et ces chiffres ne correspondent pas à des montants avérés, seulement à des estimations par une méthode économétrique. Pour autant, ils n’en éclairent pas moins les liens entre fiscalité et délocalisations : des entreprises peuvent être amenées à localiser des activités à l’étranger non seulement parce que la fiscalité, qui est un élément des coûts, y est attractive, mais aussi parce que l’existence de filiales étrangères permet d’y « déplacer » une part de leurs profits réalisés en France, par le biais de divers mécanismes tels que la manipulation des « prix de transfert » des biens et services échangés en interne (entre filiales d’un groupe) ou la création de filiales gérant les droits de propriété intellectuelle localisées dans des pays à la fiscalité plus légère.

Au demeurant, l’ampleur des enjeux liés aux délocalisations de bases fiscales est désormais clairement prise en compte par la communauté internationale. À la demande des membres du G20, l’OCDE a lancé en 2013 un plan d’action relatif à l’érosion de la base d’imposition et au transfert de bénéfices, dit plan BEPS (pour Base Erosion and Profit Shifting), aux travaux duquel participent désormais 137 États et territoires fiscalement autonomes réunis dans un « cadre inclusif ». Ces discussions ont notamment conduit à l’adoption en novembre 2016 d’un instrument multilatéral ([68]) destiné à prévenir certaines utilisations abusives des conventions fiscales existantes, qui est mis à la disposition de tous les membres désireux d’y adhérer.

Au niveau européen, cette préoccupation a conduit à l’adoption de premières mesures, partielles, de transparence et d’harmonisation, avec les « paquets » de directives dites « DAC » et « ATAD » (voir infra).

b.   La toute-puissance de la politique européenne de la concurrence

Dans un autre domaine, celui de la politique de la concurrence, la situation est inverse : à la faiblesse de l’harmonisation fiscale il faut opposer la puissance du corpus de moyens administratifs et de droit qui s’est solidifié en matière de contrôle européen des concentrations et des aides d’État.

Sans doute, s’agissant des concentrations, est-il rare, in fine, que la Commission européenne interdise les opérations : sur 7 443 concentrations notifiées depuis la création du règlement européen relatif au contrôle des concentrations en 1989, seules trente transactions ont fait l’objet d’une interdiction, dont douze dans le secteur de l’industrie ([69]). Cependant, l’impact de ce contrôle est naturellement bien plus large : outre l’effet dissuasif résultant de son existence même, dans certains cas, l’autorisation est donnée sous condition de cession d’actifs, dans d’autres, les opérations sont abandonnées en amont. Et, s’agissant des quelques cas de refus, certains restent très discutables. Il en est ainsi de l’interdiction du rapprochement entre Alstom et Siemens en février 2019, la Commission ayant refusé de prendre en compte la montée en puissance rapide de l’industriel ferroviaire et concurrent chinois CRRC.

c.   L’utilisation limitée des instruments de défense commerciale par l’Union européenne

Sur le plan commercial, la priorité donnée au libre-échange a conduit l’Union à parier sur le cadre multilatéral de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), y prenant des engagements dissymétriques – par exemple sur l’ouverture des marchés publics – ou acceptant un peu rapidement sans contreparties de nouveaux membres, tels que la Chine, dans l’espoir d’exercer des effets d’entraînement « vertueux ». Puis, constatant le blocage de ce cadre multilatéral, elle a cherché à multiplier les accords commerciaux bilatéraux dits « complets et approfondis » destinés à libéraliser les flux commerciaux tout en prévoyant, sur le principe, des clauses destinées à ce que ces échanges soient « équitables » (discipline des subventions, clauses sociales et environnementales, protection de la propriété intellectuelle…) : elle en ainsi signé avec la Corée du Sud (en 2010), les pays andins (2011), les pays d’Amérique centrale (2012), le Canada (2016), le Japon (2018), Singapour (2018), le Vietnam (2019), sans omettre les négociations très avancées avec le Mexique, le Mercosur, l’Australie et la Nouvelle‑Zélande.

Toujours désireuse de signer des accords de libre-échange, l’Union européenne paraît en revanche moins soucieuse de se défendre contre les pratiques déloyales de ses partenaires, même quand elle dispose pour ce faire d’instruments juridiques parfaitement licites, prévus par les textes (que ce soit ceux de l’OMC ou les stipulations des accords bilatéraux).

S’agissant des « instruments de défense commerciale » (IDC) autorisés par l’OMC et prévus par le droit européen, droits anti-dumping et anti-subventions, l’UE en fait un usage des plus modérés, comme l’observe une étude récente ([70]), qui compare les pratiques européennes et américaines en la matière.

Cette comparaison apparaît pertinente dans la mesure où le commerce extérieur des deux entités (l’Union étant prise en bloc, donc sans tenir compte du commerce intracommunautaire) est sensiblement du même niveau : en 2019, les importations totales des États-Unis ont atteint un montant de 2 232 milliards d’euros, celles de l’UE un montant de 1 935 milliards.

Le graphique ci-après permet cependant de constater une forte disproportion dans l’usage des IDC de part et d’autre de l’Atlantique, avec en 2018 plus de 450 mesures en vigueur imposées par les États-Unis à leurs divers partenaires, contre moins de 150 mises en place par l’UE. On voit également que les États‑Unis n’ont pas attendu l’élection de Donald Trump fin 2016 pour utiliser ces mesures bien plus fréquemment que l’Union européenne et en intensifier l’usage. De 2000 à 2018, le nombre de mesures européennes a diminué de 11 %, celui de mesures américaines augmenté de 82 %.

Instruments de défense commerciale : nombre comparé de mesures en vigueur dans l’Union européenne et aux États-Unis

Source : Fondation pour l’innovation politique, novembre 2019, L’Europe face aux nationalismes économiques américain et chinois (2) – Les pratiques anticoncurrentielles étrangères, par Emmanuel Combe, Paul-Adrien Hyppolite et Antoine Michon.

Les auteurs de l’étude relèvent que l’Union européenne s’est dotée de règles de droit ayant pour effet de limiter le recours aux instruments de défense commerciale, en compliquant les critères permettant de les invoquer ou en réduisant leur portée. Ils évoquent ainsi une « surtransposition » européenne des règles multilatérales (celles de l’OMC), dont un exemple est donné par l’introduction du critère dit d’« intérêt de l’Union », lequel requiert de justifier les mesures commerciales non seulement au regard des intérêts des producteurs européens affectés par la pratique de concurrence déloyale, mais aussi de ceux des importateurs, des industriels des filières amont et aval ainsi que des consommateurs finaux. Autre exemple, la « règle du droit moindre » (abrogée en 2018), selon laquelle les taxes instaurées en retour des pratiques déloyales étaient plafonnées à hauteur du préjudice subi par l’industrie européenne, plutôt qu’au taux réel de dumping ou de subvention pratiqué.

En pratique, ces obstacles ont conduit à une diminution tendancielle des ouvertures de procédures européennes de défense commerciale, ainsi que l’indique le graphique ci‑après.

Nouvelles enquêtes antidumping et antisubventions
ouvertes par la Commission européenne

(hors réouvertures d’enquêtes passées)

Source : Fondation pour l’innovation politique, novembre 2019, L’Europe face aux nationalismes économiques américain et chinois (2) – Les pratiques anticoncurrentielles étrangères, par Emmanuel Combe, Paul‑Adrien Hyppolite et Antoine Michon.

Au total, les droits anti-dumping et anti-subventions n’affectent qu’une part minime et en recul des importations totales de l’UE : c’était 0,6 % en 2009, ce n’est plus que 0,3 % en 2017. Les exemples souvent mis en avant, comme celui de la taxation des vélos importés de Chine, ne doivent pas cacher la forêt des importations (l’UE a importé en 2019 pour 362 milliards d’euros de produits chinois…).

Le constat quant aux réticences de l’UE à protéger les intérêts de ses entreprises en utilisant les instruments de droit – nous ne parlons pas ici de mesures unilatérales comme les affectionnait l’administration du président Donald Trump ! – vaut aussi dans le cadre des accords bilatéraux. Il a fallu ainsi attendre décembre 2018 pour que la Commission européenne actionne la procédure de règlement des différends prévue dans l’accord de libre-échange de 2010 avec la Corée du Sud, ce pays ne respectant pas, selon Bruxelles, ses engagements en matière de respect des droits fondamentaux du travail, en particulier celui de ratifier l’ensemble des conventions dites « fondamentales » ([71]) de l’Organisation internationale du travail (OIT).

3.   La difficile émergence de l’idée de « politique industrielle » européenne

a.   Des progrès qui ne sont pas que rhétoriques

Même si ces réalisations restent pour l’heure limitées, il convient de saluer les quelques avancées concrétisées ces dernières années, en particulier durant le mandat de la « Commission Juncker » (2014‑2019).

i.   Un début de renforcement des instruments de défense commerciale

 Le dispositif anti-dumping de l’Union a été renforcé par deux réformes entrées en vigueur le 20 décembre 2017 puis le 8 juin 2018 (règlement 2018/825 du 30 mai 2018). Les enquêtes sont accélérées afin que des mesures provisoires puissent être prises plus vite ; les droits compensatoires mis en place peuvent être plus élevés (modification de la règle dite du « droit moindre ») ; le prix dit « non-préjudiciable » (celui qui devrait être payé hors subventions ou vente à perte) est calculé en prenant en compte plus d’éléments (investissements, coûts liés aux normes sociales et environnementales, marge bénéficiaire…) ; les coûts spécifiques des normes sociales et environnementales pour les entreprises européennes sont intégrés ; les entreprises européennes bénéficient d’un système d’alerte plus rapide s’agissant de l’imposition de droits provisoires…

 Le 5 mars 2019, le Conseil a approuvé le nouveau cadre européen relatif aux investissements directs étrangers qui entrent dans l’Union européenne (règlement n° 2019/452 du 19 mars 2019), clôturant le processus législatif relatif à ce dispositif, initialement proposé en 2017 par la France, l’Allemagne et l’Italie. Ce nouveau système laisse la liberté aux États membres d’établir ou non un système de contrôle des investissements étrangers dans les secteurs stratégiques, mais encadre les dispositifs en la matière, prévoit des échanges d’informations entre États membres et avec la Commission, enfin instaure un avis de la Commission sur certains projets d’investissements étrangers. Nous reviendrons sur ce dispositif.

ii.   Un premier train de mesures contre la fraude transnationale et la concurrence fiscale déloyale

Malgré la règle de l’unanimité, la pression liée à la dénonciation, à l’occasion de multiples scandales, des abus d’évasion et d’optimisation fiscales, ainsi sans doute que la volonté des responsables européens de ne pas paraître totalement inactifs dans ce domaine alors même qu’une action était engagée dans d’autres cadres (principalement le « Forum mondial sur la transparence à des fins fiscales » de l’OCDE), ont permis l’adoption d’un ensemble de directives fiscales depuis 2011.

 S’agissant de la transparence fiscale, six directives dites « DAC » (Directive on Administrative Cooperation) adoptées successivement entre 2011 et 2018 ont imposé l’échange automatique (donc systématique et non sur demande) d’informations entre administrations fiscales des États membres, échanges qui portent notamment sur les revenus perçus par des non-résidents, leurs comptes bancaires et les rescrits fiscaux accordés par les États. De nouvelles obligations déclaratives ont également été imposées aux contribuables, donnant lieu ensuite aux échanges d’information susmentionnés : ainsi des déclarations pays par pays que doivent faire les multinationales, afin que les administrations fiscales aient une vision d’ensemble de leurs activités, et des montages fiscaux que les cabinets spécialisés doivent désormais porter à la connaissance des autorités.

 Deux directives dites « ATAD » (Anti Tax Avoidance Directive) de 2016 et 2017 imposent aux États membres de prendre un socle minimal de mesures pour contrer l’optimisation fiscale transfrontalière des (grandes) entreprises, telles que le plafonnement de la déductibilité fiscale des intérêts d’emprunt ou encore la neutralisation du bénéfice fiscal tiré des dispositifs dits « hybrides » ([72]).

 Toutefois, la règle de l’unanimité a empêché l’adoption des deux paquets de réformes fiscales qui étaient les plus ambitieux :

– en 2011, la Commission européenne a proposé de mettre en place une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS), proposition réitérée, avec quelques amendements, en 2016. Il s’agirait, d’une part d’unifier les règles d’assiette de l’impôt sur les bénéfices dans toute l’Union (du moins pour les grandes entreprises), d’autre part de déterminer une clef de répartition de la base imposable des groupes transnationaux entre États membres : cette répartition se ferait en fonction de celle de leurs actifs, de l’emploi (masse salariale et effectifs) et des ventes finales, ces trois critères étant pris en compte à parts égales. Un tel dispositif mettrait fin aux pratiques de « déplacement » des profits (profit shifting) entre États membres. L’étude d’impact annexée à la proposition de 2011 évaluait ce que serait alors la redistribution des bases fiscales entre États membres. Elle concluait à une forte redistribution depuis des pays tels que les Pays-Bas, la Belgique et dans une moindre mesure l’Irlande, mais aussi les pays scandinaves, au bénéfice des grands pays européens (dans l’ordre de gains d’assiette, l’Allemagne, l’Italie, la France et l’Espagne). Vu l’ampleur des enjeux, il n’est guère surprenant que la proposition d’ACCIS soit restée encalminée ;

– en mars 2018, la Commission européenne a présenté un paquet sur la fiscalité du numérique composé de deux projets de directives. Le plus ambitieux visait à adapter structurellement les principes de la fiscalité à l’émergence de l’« économie internet » en inventant un concept d’« établissement stable virtuel » (auquel rattacher des droits d’imposition) fondé sur la notion de « présence numérique significative ». Le second visait à établir de manière transitoire une taxe de 3 % sur le chiffre d’affaires réalisé par les grandes entreprises dans deux domaines : l’intermédiation (plateformes) et la publicité ciblée (source principale de revenu des moteurs de recherche et des réseaux sociaux). C’est en l’absence de consensus sur ce second projet que la France a instauré au niveau national sa propre taxe sur les services numériques, avec des paramètres quasiment identiques à la proposition de la Commission.

b.   Le volontarisme de la nouvelle Commission

La nouvelle Commission européenne, installée fin 2019, a publié à la veille de la crise sanitaire sa « nouvelle stratégie industrielle pour l’Europe » ([73]). Sans doute certains des items de politiques affichés dans ce document relèvent-ils encore du jargon européen parfois grandiloquent. Ainsi annonce-t-on l’élaboration de stratégies « pour une mobilité́ durable et intelligente », « une Europe durable et numérique » ou encore « une intégration intelligente des secteurs ». Mais il convient aussi de saluer des engagements plus concrets, en espérant qu’ils seront mis en œuvre. Un vrai travail de préparation, notamment d’identification des chaînes de valeur de l’industrie européenne, a été effectué dans les services.

i.   Des mesures concrètes envisagées en matière de réciprocité et de lutte contre les subventions étrangères

Le document met en particulier l’accent sur le renforcement des mécanismes et instruments contre les subventions étrangères distorsives. Il annonce la publication d’un livre blanc sur cette question. Il doit être suivi d’une proposition d’« instrument juridique » en 2021. Il devrait notamment s’agir de traiter des subventions d’États étrangers qui ont un impact sur le marché intérieur sans pouvoir être combattues via les instruments habituels de défense commerciale (parce que l’effet distorsif de ces subventions n’est pas transmis via des importations).

La Commission et ses services ont bien travaillé sur la question. Le livre blanc a effectivement été publié en juin 2020 ([74]). Il propose trois mesures précises :

– un « instrument général de contrôle du marché » qui permettra notamment d’imposer des paiements réparateurs et des mesures correctives en cas de subventions aux entreprises étrangères ;

– un outil visant à lutter spécifiquement contre les distorsions dues à des subventions étrangères facilitant l’acquisition d’entreprises européennes, qui passerait notamment par un dispositif de notification obligatoire imposé aux entreprises non européennes subventionnées et souhaitant acquérir une entreprise européenne ;

– un mécanisme dans le cadre duquel les soumissionnaires extracommunautaires de marchés publics européens devraient informer le pouvoir adjudicateur des contributions financières reçues de la part de pays tiers.

La Commission appelle aussi à l’adoption rapide de l’instrument relatif à la réciprocité en matière de marchés publics. Pour mémoire, les États membres et les institutions européennes débattent depuis 2012 d’un projet de règlement européen visant à imposer la réciprocité en matière d’ouverture des marchés publics : il s’agirait d’écarter éventuellement des procédures d’appel d’offres en Europe les entreprises des partenaires qui ne garantissent pas un accès des entreprises européennes à leurs propres marchés publics.

ii.   Une politique commerciale plus contrôlée et prenant en compte les coûts environnementaux

D’autres dispositions sont annoncées, sinon pour changer au fond l’orientation de la politique commerciale européenne, du moins pour mieux en contrôler l’application et pour éviter que les engagements européens en matière d’environnement et de lutte contre le changement climatique n’entraînent une perte de compétitivité de l’industrie européenne :

– un plan d’action sur la propriété intellectuelle qui viserait notamment à mieux lutter contre le vol de celle-ci ([75]) ;

– un plan d’action sur l’union douanière comprenant un « guichet unique » numérique ;

– la nomination d’un haut fonctionnaire européen chargé spécifiquement de veiller au respect des accords commerciaux de l’Union. Le premier responsable européen du respect des règles du commerce (Chief Trade Enforcement Officer-CTEO) a été nommé le 24 juillet 2020. Il s’agit de M. Denis Redonnet (par ailleurs adjoint au directeur général du commerce). Cette nomination a été accompagnée de mesures d’organisation administrative (création d’une direction chargée du respect des règles et d’un guichet unique pour les plaintes des entreprises) ;

– la future mise en place d’un « mécanisme d’ajustement carbone aux frontières » (« taxe carbone aux frontières ») ;

– l’inscription du respect de l’accord de Paris en tant qu’« élément essentiel » de tous les accords commerciaux globaux à venir (le non‑respect d’une clause « essentielle » d’un accord pouvant justifier la suspension de l’application de celui‑ci).

iii.   Des perspectives de révision des règles de la politique de la concurrence, avec déjà des applications effectives

La nouvelle stratégie industrielle de la Commission envisage également d’« évaluer, revoir et adapter les règles de concurrence de l’UE à partir de 2021 ».

Pour le moment, la principale mesure structurelle dans ce domaine a concerné les « projets importants d’intérêt européen commun » (PIIEC), exemptés des règles habituelles en matière d’aides d’État. Longtemps mis sous le boisseau, cet instrument est maintenant bien accepté et utilisé. Ainsi, en décembre 2019, la Commission a‑t‑elle autorisé sept États membres (Allemagne, Belgique, Finlande, France, Italie, Pologne et Suède) à subventionner à hauteur de 3,2 milliards d’euros leur projet commun d’« Airbus des batteries ».

Un rapport d’experts a identifié des chaînes de valeur stratégiques clés prioritaires pour bénéficier de ce genre de projets dérogatoires : véhicules connectés, propres et autonomes ; technologies et systèmes de l’hydrogène ; santé intelligente ; internet industriel des objets ; industrie à faibles émissions de CO2 ; cybersécurité.

Par ailleurs, de manière conjoncturelle, la crise sanitaire a conduit à l’aménagement provisoire de l’encadrement des aides d’État. Ce régime temporaire autorise largement des types d’aides publiques généralement prohibées ou strictement contrôlées, telles que des mesures de recapitalisation de groupes en difficulté ou encore la couverture partielle des coûts fixes des entreprises ayant subi une forte perte de chiffre d’affaires.

iv.   Des ambitions affichées en matière de structuration des filières industrielles stratégiques

Enfin, la Commission envisage, de manière moins précise, des « plans d’action » dans des secteurs industriels : ils concerneraient par exemple « les synergies entre l’industrie civile, spatiale et de la défense », les « matières premières critiques » ou encore le secteur pharmaceutique, avec notamment un objectif de sécurisation de l’approvisionnement.

v.   Le plan de relance européen : des ambitions industrielles implicites

Le 21 juillet 2020, les chefs d’État et de gouvernement européens se sont accordés sur le plan de relance européen exceptionnel de 750 milliards d’euros consécutif à la crise sanitaire.

Ce plan représentera une avancée considérable en matière de coordination budgétaire et de solidarité financière. Il n’est pas conçu comme un instrument de politique structurelle, mais certaines des exigences prévues pour sa mise en œuvre auront de fait un impact important en matière industrielle. Les plans de relance nationaux qu’il couvrira en partie devraient ainsi obéir à des obligations communes, notamment de consacrer au moins 37 % des dépenses aux objectifs environnementaux européens et 20 % à la digitalisation de l’économie.


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II.   UNE SITUATION EXCEPTIONNELLE DE CRISE QUI NOUS PERMET ET NOUS IMPOSE DE REFONDER UNE POLITIQUE INDUSTRIELLE

La crise sanitaire a entraîné un retour en grâce de l’État, qui apparaît plus que jamais, dans pratiquement tous les pays, comme l’agent économique non seulement le plus puissant, mais aussi du dernier recours. En France (comme dans les autres pays développés), l’État a réglementé l’économie à un point jamais atteint depuis la Seconde Guerre mondiale  en décidant la fermeture de secteurs entiers d’activité durant les mesures de confinement –, sauvegardé les entreprises par des aides exceptionnelles et préservé les revenus en généralisant le chômage partiel.

Les contraintes budgétaires ont été levées (pour un temps) et les plans de relance massifs décidés dans de nombreux pays sont évidemment l’occasion d’avoir une action plus structurelle.

Cette opportunité ne doit pas être ratée s’agissant de la politique industrielle. Il serait en effet naïf d’imaginer que le mouvement de « démondialisation » que devrait accélérer la crise sanitaire entraînera naturellement un mouvement de réindustrialisation des vieux pays riches.

Dans le cadre de leur baromètre annuel sur l’attractivité de la France, les consultants d’E&Y ([76]) ont interrogé au printemps 2020 un panel de dirigeants d’entreprises européennes sur les conséquences de la crise sanitaire quant à leurs affaires. Pour 83 % d’entre eux, le mouvement le plus probable est un rapprochement géographique de certains sites de production et fournisseurs, qui s’implanteraient dans des localisations à bas coûts en Afrique ou près des frontières de l’UE ; 77 % miseraient sur l’automatisation ; 61 % sur la réduction de la dépendance aux approvisionnements uniques ou dominants ; 37 % seulement sur le renforcement de la présence industrielle en Europe. La volonté de diminuer la dépendance par rapport aux productions lointaines (et généralement asiatiques) est partagée, mais la (re)localisation industrielle en Europe est donc très loin de constituer la réponse la plus naturelle.

Par ailleurs, à une question sur les facteurs susceptibles d’influencer leurs choix de localisation, 80 % des dirigeants interrogés  c’est la première réponse mettent en avant le poids des mesures de relance et leur impact.

Nous avons donc des chefs d’entreprise qui, dans leur très grande majorité, n’envisagent pas un renforcement de leur activité de production en Europe comme la réponse la plus naturelle à la crise sanitaire, mais dont les décisions de localisation seront principalement dictées par les politiques publiques des États. Il appartient à ces derniers de savoir convaincre les entreprises. Et, en amont, d’organiser leur fonction de pilotage de la politique industrielle.

A.   LE PILOTAGE : S’ORGANISER, SE FIXER DES OBJECTIFS ET SE DONNER LES MOYENS D’ÉVALUER

1.   La politique industrielle doit être placée sous la responsabilité d’acteurs politiques et administratifs identifiés

a.   Restaurer un ministère de l’industrie de plein exercice et réorganiser la fonction économique au sein de l’État

Le déclin concomitant de la visibilité de la politique industrielle dans l’organigramme gouvernemental et dans celui des grandes administrations centrales est un constat général, qui n’est pas seulement le fait des défenseurs les plus acharnés de l’industrie, mais que l’on retrouve dans des rapports administratifs cosignés par moult hauts fonctionnaires et membres des différents corps d’inspection, comme celui, déjà cité, de 2018 sur les aides à l’innovation ([77]). Les auteurs de ce document regrettaient « l’absence réelle d’une fonction économique suffisamment bien structurée, complète et influente par rapport à la fonction financière au sein du ministère de l’économie et des finances » et appelaient à « la consolidation et la légitimation institutionnelle de la politique de compétitivité, et notamment de l’innovation pour la part qui lui revient, au sein d’une unité administrative plus lisible dans la sphère financière de l’État et considérablement renforcée, comme c’est le cas en Allemagne, au Royaume-Uni, en Espagne, au Japon ou aux ÉtatsUnis (…) ».

Ledit rapport recommandait donc de « lancer rapidement une revue des missions de la fonction économique au sein de l’État ; en tirer les conséquences organisationnelles en vue de constituer une capacité de pilotage de nos politiques économiques et de compétitivité comparable à celle de nos principaux partenaires européens et mondiaux ».

Les rapporteurs sont conscients que, dans notre pays, la structuration du Gouvernement et celle des administrations centrales relèvent du seul pouvoir exécutif. Ils appellent toutefois à la restauration d’un ministère de l’industrie de plein exercice, comme il en existait un dans le passé, doté d’une administration centrale propre (le/la titulaire de ce ministère aurait l’autorité principale sur cette administration).

Préalablement et en vue de cette restauration, les rapporteurs proposent la formation d’une mission administrative de haut niveau qui serait chargée de réfléchir :

– au périmètre souhaitable de ce ministère, compte tenu des synergies possibles, qui ont légitimé dans le passé plusieurs formules de rapprochement du portefeuille de l’industrie avec ceux de la recherche, du commerce extérieur, de l’aménagement du territoire, des transports, de l’énergie…

– à la réorganisation des administrations centrales de « Bercy » (s’agissant en particulier des missions dévolues respectivement aux directions générales du Trésor et des entreprises), réorganisation qui devrait notamment reconnaître la légitimité de spécialistes des différents secteurs économiques en préservant leurs effectifs ;

– à l’enrichissement des échanges établis entre les administrations centrales, le Conseil national de l’industrie et ses filières.

Proposition n° 1 : Restaurer un ministère de l’industrie de plein exercice ; préalablement, constituer une mission administrative de haut niveau chargée de réfléchir au périmètre de ce ministère, compte tenu des synergies avec différents secteurs de l’action de l’État, à la réorganisation des administrations centrales du ministère de l’économie et des finances – les moyens consacrés à l’expertise sectorielle sur l’industrie doivent être protégés – et aux moyens de renforcer les échanges entre ces administrations centrales, le Conseil national de l’industrie et ses filières.

b.   Une nouvelle gouvernance pour l’actionnariat public

i.   Le rappel des éléments du débat

Ainsi qu’il est exposé en première partie du présent rapport, la gouvernance de l’actionnariat public a suscité la publication, début 2017, de deux documents portant un jugement très sévère.

 Dans une note rédigée pour l’Institut Montaigne ([78]), l’ancien commissaire aux participations de l’État David Azéma expliquait être arrivé à la conclusion « que les termes État et actionnaire sont ontologiquement incompatibles et qu’il convient d’en tirer les conséquences ». Il recommandait un recentrage radical du portefeuille géré en direct par la puissance publique sur une poignée d’entreprises publiques qui s’apparentent plus à des « agences publiques » en raison de leur activité de service public, de leur dépendance récurrente aux financements publics et donc de l’intervention constante des politiques et des administrations dans leur gestion. Pour le reste des participations publiques, « l’État doit s’interdire d’agir comme actionnaire direct et déléguer la gestion à une entité tierce protégée de l’intervention politique au jour le jour », qui devrait être Bpifrance selon M. Azéma.

 Naturellement plus mesurée dans la forme, la Cour des comptes ([79]) n’en avait pas moins appelé à l’adoption de mesures réformant profondément la gestion de l’actionnariat public. Il s’agirait non seulement de mieux coordonner les acteurs et de préciser les doctrines d’intervention – recommandations génériques pour nombre de politiques publiques –, mais encore de doter l’Agence des participations de l’État (APE) d’un statut d’agence autonome et de mettre en place une gestion beaucoup plus cadrée, notamment en définissant des « cibles » en matière de taux de détention publique du capital selon la nature des participations et en procédant régulièrement à des revues de portefeuille.

 C’est suite à ces travaux que le Parlement, dans le cadre de la loi de finances pour 2018, a demandé au Gouvernement d’exprimer sa position sur ces questions, ce qui a donné lieu au dépôt d’un rapport durant cet exercice ([80]).

Ce document prend effectivement acte des difficultés résultant du statut de l’APE, qui reste un service de l’État dépourvu de la personnalité morale. En particulier, les opérations concernant les participations gérées par l’APE doivent être retracées dans la comptabilité budgétaire tout en respectant la distinction entre opérations en capital et opérations courantes. Le compte d’affectation spéciale Participations financières de l’État (CAS-PFE) retrace en conséquence les cessions (en produits) et les prises de participations ou apports en fonds propres (en charges) pilotées par l’APE, mais pas les remontées de dividendes, qui ne sont pas des opérations en capital. Le CAS-PFE est par ailleurs régi par la règle de l’annualité budgétaire.

Le rapport du Gouvernement met en lumière les défauts de ce mode de gestion comptable :

– l’absence d’affectation des dividendes au CAS-PFE « a pu conduire par le passé à des choix de désinvestissement sous-optimaux au regard des intérêts patrimoniaux de l’État » ;

– le CAS-PFE est présenté chaque année « en équilibre notionnel pour préserver la confidentialité des informations et assurer l’équilibre entre dépenses et recettes cumulées (…) afin de disposer d’une trésorerie suffisante ». Cette formulation obscure signifie que les prévisions de charges et surtout de produits inscrites en loi de finances annuelle, dans le respect du principe d’annualité et pour être soumises au vote du Parlement, sont de pure forme, car l’État non seulement ne connaît pas d’avance ce que rapporteront les cessions anticipées (ou coûteront d’éventuels investissements), mais se refuse même à envisager de diffuser une information exacte sur ce qu’il en escompte. Cette position est justifiée par des raisons valables d’intérêt patrimonial – les opérations boursières sont plus profitables quand elles ne sont pas annoncées et que le prix souhaité n’est pas affiché ! –, mais contredit l’objectif même de l’annualité budgétaire, qui est de permettre au Parlement d’exercer un contrôle sur les masses financières inscrites au budget, ce qui implique qu’elles ne soient pas délibérément fictives. Cette contradiction est platement mentionnée par le rapport : « le Gouvernement est (…) soumis à une double obligation, celle d’information et de transparence à l’égard du Parlement et celle de gérer au mieux les deniers publics et donc de défendre les intérêts du contribuable, ce qui suppose de ne pas révéler ses intentions aux marchés » ;

– le CAS-PFE est utilisé « pour de nombreuses opérations ne relevant pas du portefeuille de l’APE, mobilisant ainsi des ressources issues des opérations patrimoniales pour des dépenses patrimoniales qui ne relèvent pas directement des missions de l’État actionnaire (…) », bref ne permet pas d’avoir une vision, même tronquée, de l’action spécifique de ce dernier.

A contrario, constate le rapport, « avec la création d’un opérateur public évoluant dans un cadre juridique banalisé par rapport à celui des principaux investisseurs en fonds propres, le gestionnaire des participations de l’État disposerait des trois types de ressources découlant de ses participations comme tout autre gestionnaire d’actifs : le produit des cessions, comme c’est déjà le cas aujourd’hui ; les dividendes et les retours en capital de ses participations, qui sont aujourd’hui des recettes de l’État ; le cas échéant, la possibilité de recourir à des instruments de financement non spéculatifs dans des circonstances exceptionnelles tels que les obligations échangeables (avec les titres des actifs en sous-jacents). »

Bref, transférer les participations de l’État à une agence autonome (et dotée de la personnalité morale) permettrait d’y regrouper tous les flux financiers liés à ces participations, y compris les flux de dividendes, et d’envisager éventuellement que cette agence se finance par l’endettement, par exemple pour recapitaliser des entreprises publiques. Selon les termes du rapport précité, « une évolution de la gestion des participations publiques pourrait prendre la forme d’une nouvelle personne morale de droit privé, dont le capital serait détenu à 100 % par l’État et la présidence assurée par l’État personne morale (représenté par le commissaire aux participations). »

Un autre argument évoqué par le rapport pour justifier une transformation statutaire de l’APE tient à ses « effectifs limités (plafond de 58 ETP), la jeunesse et la rotation élevée des effectifs (…) considérées comme des fragilités organiques de l’APE. Le statut d’administration de l’APE limite de ce point de vue son cadre d’action (en matière par exemple de déroulé de carrière des fonctionnaires, de contraintes sur les recrutements d’agents contractuels) (…). »

Nonobstant cette argumentation, le rapport estime finalement que « la création d’une structure de droit privé pour exercer le rôle de l’État actionnaire ne semble pas indispensable pour renforcer et rendre plus efficace l’action de l’État ». Cette position est justifiée par le Gouvernement en mettant en avant les progrès déjà réalisés (création de l’APE, modernisation de la doctrine de l’État actionnaire, fait que les cessions d’actifs seraient « désormais motivées uniquement par des considérations patrimoniales », etc.). « Dans ces conditions, et compte tenu des difficultés inhérentes à une évolution du statut de l’APE et des apports modérés décrits dans ce rapport, cette réforme ne fait pas partie des priorités du Gouvernement », conclut ce rapport.

ii.   La position des rapporteurs : la gouvernance de l’actionnariat public justifie une réforme d’ensemble débouchant sur la constitution d’un véritable fonds souverain français

Quoi qu’en dise le rapport précité, de très solides arguments justifieraient une réforme d’ensemble de la gouvernance de l’actionnariat public. Rappelons‑les brièvement :

– les réformes qui ont conduit à la constitution de l’APE, en vue d’une gestion plus stratégique et plus professionnelle de l’« État actionnaire », ne sont pas allées jusqu’au bout, l’Agence étant restée un service de l’État. Elle ne contrôle pas la politique de prélèvement de dividendes par l’État et la comptabilité budgétaire ne permet pas d’avoir une vision globale, patrimoniale et budgétaire, du portefeuille étatique. Par ailleurs, les effectifs jeunes et limités de l’Agence ne lui permettent toujours pas d’assurer dans les conseils des entreprises à capitaux publics une représentation suffisamment influente, même si des progrès ont été faits ;

– les participations publiques restent éclatées entre trois acteurs principaux, l’État (APE), la Caisse des dépôts et consignations et la filiale commune aux deux précédents, Bpifrance. Chacun de ces acteurs dispose d’une « doctrine » censée justifier ses investissements, mais seule celle de Bpifrance apparaît suffisamment précise et contraignante pour ne pas être seulement un habillage justifiant l’existant. Une vision stratégique d’ensemble manque et l’on est très loin de mettre en œuvre les recommandations de la Cour des comptes portant sur une revue périodique du portefeuille public et la fixation d’objectifs cibles de taux d’actionnariat public selon la nature des entreprises ;

– cet éclatement ne permet pas non plus de valoriser le large portefeuille d’actifs publics en tant qu’outil de financement, comme contrepartie d’émissions obligataires ;

– en pratique, l’État actionnaire minoritaire échoue souvent à faire prévaloir ses vues dans les grands choix des entreprises, en partie faute d’administrateurs le représentant qui soient suffisamment influents.

*

Dans l’autre sens, il faut rester conscient des difficultés qu’une réforme globale devrait surmonter. La Caisse des dépôts et consignations (CDC) est depuis sa création en 1816 une institution pourvue d’un statut unique, sui generis, et dotée de missions d’intérêt général qui sont exercées sous le contrôle du Parlement : le législateur a voulu qu’elle soit une sorte de tiers de confiance, en charge notamment de la gestion d’une large part (dite « réglementée ») de l’épargne des Français. Ce statut peut être vu comme un obstacle à une forme de « rapprochement », dans la gestion de ses actifs, avec l’État actionnaire. Bpifrance, également gestionnaire de participations, constitue par ailleurs un actif commun de la CDC et de l’État. Enfin, aussi bien la CDC que Bpifrance sont des institutions financières soumises légitimement à des obligations prudentielles.

Une réforme d’ensemble du dispositif pourrait être envisagée. Il semble aux rapporteurs qu’elle devrait s’inscrire dans une logique de consolidation du financement de nos entreprises et prendre la forme de la création d’un véritable fonds souverain français dont les grandes lignes sont exposées plus loin dans le présent rapport.

En attendant, les rapporteurs suggèrent des mesures de portée plus limitée à prendre sans délais :

– former un véritable « vivier » de personnalités d’expérience susceptibles de représenter l’État au conseil d’administration des entreprises à capitaux publics, notamment en les recrutant parmi les hauts fonctionnaires en fin de carrière (par exemple dans les inspections générales) ou « jeunes retraités » ;

– instaurer plus de transparence dans les processus décisionnels de l’État actionnaire, ce qui implique au préalable une analyse de ce qu’il est opportun et légal de rendre public, même a posteriori – ce pourrait être des éléments sur les recommandations des conseils externes sollicités sur certaines opérations et/ou des comptes rendus des processus décisionnels, en s’inspirant des obligations existantes en matière de marchés publics (dont la passation et l’exécution font l’objet de rapports de la « personne responsable »)…

Proposition n° 2 : Renforcer et démocratiser l’exercice de l’État actionnaire :

– former un « vivier » de personnalités d’expérience susceptibles de représenter avec autorité l’État au conseil d’administration des entreprises à capitaux publics, notamment en recrutant parmi les hauts fonctionnaires en fin de carrière ;

– instaurer plus de transparence dans les processus décisionnels de l’État actionnaire, notamment par la publication a posteriori de documents confidentiels.

2.   La politique industrielle doit avoir une doctrine et des objectifs

Le réarmement administratif de notre politique industrielle n’aura d’intérêt que s’il est accompagné d’un effort accru de définition, au niveau global, de la doctrine et des objectifs de cette politique.

a.   Des débats à trancher

Cet effort « doctrinal » impose de clarifier au préalable plusieurs débats qui perdurent.

i.   Quelles places respectives pour les mesures « horizontales » et « verticales » ?

La vision « libérale » des politiques économiques privilégie, de manière générale, les mesures dites « horizontales » ou « transversales », qui bénéficient potentiellement à tous les secteurs de l’économie et ne modifient donc pas l’action du marché (considérée comme intrinsèquement plus efficace) dans l’allocation des ressources entre ces secteurs.

Par ailleurs, ces mesures horizontales sont souvent des mesures fiscales (baisses de prélèvements ou régimes fiscaux/sociaux dérogatoires constituant des « dépenses fiscales »), par exemple, dans le cadre du plan de relance, l’allégement des impôts de production. Cela constitue une raison de plus de les privilégier pour les tenants d’un recul du degré de socialisation de l’économie (mesuré par la part des prélèvements obligatoires et celle des dépenses publiques dans le PIB).

Comme nous l’avons vu, les allégements de charges sociales et dépenses fiscales ont pris une place prédominante dans les aides publiques à l’économie et en particulier à l’industrie, puisqu’ils représentent environ les deux tiers de ces dernières selon le chiffrage de France Stratégie. Et la plupart de ces mesures sont transversales : les allégements de charges sur les bas salaires et le crédit impôt recherche sont des mesures nationales concernant toutes les entreprises ; d’autres mesures sont également « tous secteurs », même si leur champ est limité par d’autres critères, par exemple géographiques (cf. les dispositions concernant les zones franches urbaines, les zones de revitalisation rurale, etc.) ou en fonction des catégories de personnes employées (cf. les exonérations sociales qui existaient au bénéfice des contrats en alternance et des contrats aidés). Parmi les dépenses fiscales, les seules qui sont réservées à des secteurs de l’industrie prennent la forme de différents allégements des taxes sur l’énergie (carburant ou électricité).

Il convient néanmoins de rappeler que des mesures horizontales peuvent, de fait, favoriser plus particulièrement tel ou tel secteur de l’économie. Les allégements de charges sur les bas salaires bénéficient ainsi plus fortement aux secteurs des services où les salaires sont en moyenne les plus faibles.

Le plan de relance en cours de déploiement mêle, de manière générale, mesures horizontales et mesures sectorielles beaucoup plus ciblées.

Parmi les mesures horizontales, un bon nombre devraient plus particulièrement favoriser l’industrie. La diminution du taux de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) est ainsi le type même d’une mesure horizontale, mais cette décision a été pensée et est présentée comme particulièrement favorable à l’industrie, celle-ci contribuant plus que d’autres secteurs à cet impôt (en rapport à la valeur ajoutée générée). On peut dire la même chose d’autres volets du plan de relance, comme par exemple la prise en charge à 80 % du salaire de jeunes chercheurs en entreprise, dans le cadre d’un contrat de recherche entre l’entreprise et un laboratoire public à la disposition duquel ils sont mis : de fait, ce dispositif, doté de 300 millions d’euros, devrait logiquement concerner particulièrement les entreprises industrielles, puisqu’elles réalisent la moitié du total de la recherche en entreprise. Il en est de même du renforcement des dispositifs de soutien à l’exportation (accroissement des moyens de l’assurance-prospection, prise en charge de frais de participation à des salons internationaux, aide accrue à l’embauche de volontaires internationaux en entreprise-VIE, etc.), les deux tiers de nos exportations étant constituées de produits manufacturés.

L’opposition entre mesures horizontales et verticales peut donc être dépassée. L’important, ainsi que l’a rappelé un grand industriel devant la mission, est de toujours prendre en compte l’impact potentiel de toutes les politiques publiques, même les plus « horizontales », sur l’industrie. Il s’agit de se donner les moyens d’anticiper cet impact, positif ou négatif, de le quantifier ex ante, afin de décider en connaissance de cause. Certains dispositifs envisagés au titre de la transition écologique, comme l’« ajustement carbone » aux frontières, dit aussi « taxe carbone » aux frontières ou « mécanisme d’inclusion carbone », justifient tout particulièrement cet investissement en évaluation préalable, au regard des multiples interrogations techniques, juridiques, économiques et financières qu’ils suscitent.

Proposition n° 3 : Évaluer systématiquement l’impact potentiel (ex ante) des décisions transversales de politique publique sur les entreprises industrielles et rendre publique cette évaluation, afin que cette dimension soit toujours prise en considération.

ii.   Quel sens donner au retour de la planification ?

Le plan de relance comprend, par ailleurs, des mesures qui sont explicitement orientées vers l’industrie :

– certaines de ces mesures sont tournées vers l’ensemble des branches industrielles et des technologies. On peut citer l’« aide à l’investissement de transformation vers l’industrie du futur », qui prend la forme de subventions d’investissement aux PME et ETI acquérant des équipements choisis sur une large liste (robots, imprimantes 3D, certains logiciels, machines de calcul intensif, capteurs de données physiques, équipements de réalité virtuelle ou augmentée, etc.) ;

– d’autres dispositifs orientés vers l’ensemble de l’industrie ciblent étroitement certaines technologies. La politique de « décarbonation de l’industrie » est ainsi plus directive et passera notamment par des versements de compensation des surcoûts aux industriels utilisant des chaudières à biomasse ou à combustibles solides de récupération. Le dispositif comprend aussi des offres plus ouvertes, à savoir des appels à projets ou à « manifestation d’intérêt » pour développer des mesures d’efficacité énergétique ou des projets de transformation des procédés industriels ;

– des plans et des mesures concernent spécifiquement certaines branches industrielles, notamment des « secteurs stratégiques » identifiés – aéronautique, automobile, nucléaire, agro-alimentaire, santé, électronique et « intrants essentiels de l’industrie » – ou, encore plus précisément, des activités telles que celles des abattoirs et de la transformation du bois (qui font l’objet de mesures spécifiques) ;

– la « stratégie nationale pour le développement de l’hydrogène décarboné », qui est l’un des axes les plus forts du plan de relance en mobilisant 7 milliards d’euros, apparaît encore plus « dirigiste » en ciblant à la fois des technologies et le développement de nouvelles branches de l’industrie telles que la production d’hydrogène par électrolyse (seul moyen de disposer d’« hydrogène vert » en fonction de l’origine de l’électricité utilisée, le vapocraquage étant au contraire une technique très polluante) ou de véhicules lourds fonctionnant à l’hydrogène. L’objectif affiché est de développer tout à la fois une offre industrielle française et les marchés allant avec. Le plan traite des différentes étapes de ce développement, de la R&D au soutien financier par la tarification, en passant par le déploiement d’« écosystèmes territoriaux » sous la forme de consortiums réunissant des collectivités et des industriels (avec différents usages de l’hydrogène) en vue de maximiser les économies d’échelles, ainsi que de « démonstrateurs ». Bref, l’État entend développer toute une filière en utilisant plusieurs types d’instruments financiers.

Ces exemples tirés du plan de relance illustrent un second débat, au-delà du clivage entre mesures transversales et sectorielles : s’agissant de ces dernières, quel doit être le degré d’implication de l’État dans la définition ex ante des secteurs et des technologies prioritaires ? Cette question est au cœur du récent rapport « Potier » ([81]) (voir infra).

Le rétablissement d’un commissariat au plan met en lumière l’actualité de ce débat : quel doit être le rôle de cette nouvelle planification ? Et le degré très variable de dirigisme des mesures du plan de relance montre que le débat est loin d’être tranché.

Les personnalités auditionnées par les rapporteurs ont exprimé des opinions variées sur cette question. Selon un ancien ministre en charge de l’industrie, l’État ne devrait pas hésiter, s’il le faut, à monter des entreprises pour assurer certaines productions stratégiques. Au contraire, pour les tenants de visions beaucoup plus libérales, un ciblage ex ante trop précis des secteurs et des technologies prioritaires risque d’être trop souvent « tourné vers l’arrière », vers ce que l’on connaît et croit intéressant parce que d’autres l’ont développé ou sont en train de le faire ; le danger est alors d’« avoir toujours un train de retard », ce qui peut conduire à des investissements généralement improductifs si les premiers arrivés ont entretemps acquis un avantage massif (grâce aux effets d’échelle et/ou à la protection de leur propriété intellectuelle). On pense bien sûr aux « GAFAM », qu’il n’est plus temps d’essayer d’imiter.

Mais des questionnements de cette nature pourraient aussi concerner d’autres grands projets, afin de se protéger d’éventuelles désillusions futures. À cet égard, l’observation des cours de bourse – censés anticiper l’avenir, avec certes d’énormes marges d’erreur – des constructeurs automobiles pourrait faire réfléchir s’agissant des perspectives des uns et des autres en matière de motorisation électrique : le 18 novembre 2020, la valorisation boursière de Tesla a atteint 461 milliards de dollars, soit 2,3 fois celle de Toyota, numéro deux, près de 30 fois celle de PSA et 60 fois celle de Renault (qui emploie pourtant plus de trois fois plus de salariés que Tesla) ! L’avenir dira la part de la vérité, de la spéculation ou des illusions dans ce « jugement » sans appel des marchés…

Sur cette question de l’implication des pouvoirs publics dans les choix technologiques, on entend souvent vanter le modèle « DARPA », du nom de cette fameuse agence des États-Unis : l’idée (reprise aujourd’hui à des degrés divers dans la politique industrielle des autres pays développés, dont la France) est de lancer des « défis » aux mondes de la recherche et de l’industrie en leur laissant toute liberté sur la manière d’y répondre, plutôt que de déterminer ex ante les technologies et filières à soutenir.

La DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency)

La DARPA est une agence du département de la défense des États-Unis chargée de la recherche et du développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire. Elle a pour mission de faire des investissements cruciaux dans des technologies novatrices pour la sécurité nationale et sous-traite la R&D à des laboratoires et des entreprises avec lesquels elle contracte.

D’abord centrée sur l’espace et les missiles, puis l’aviation et les drones, cette agence, créée en 1958, s’est tournée vers l’intelligence artificielle. À partir des années 1990, elle a financé des programmes de recherche sur les médicaments (vaccins, antiviraux). Elle est à l’origine de ce qui deviendra Internet, le GPS, de Google Maps, la reconnaissance vocale SIRI et de nombreux développements informatiques dont elle s’attache désormais à renforcer la sécurité. La DARPA concentre aujourd’hui ses investissements stratégiques dans quatre domaines principaux : repenser les systèmes militaires complexes ; maîtriser l’information ; exploiter la biologie comme technologie ; élargir la frontière technologique.

La DARPA emploie quelque 220 personnes dont une centaine de gestionnaires de programme, qui supervisent quelque 250 projets de recherche. Ces gestionnaires de programme, de très haut niveau, viennent de l’université, de l’industrie et des agences gouvernementales et sont recrutés pour conduire des projets sur trois à cinq ans. Son budget pour 2019 approchait les 3,5 milliards de dollars.

Les programmes sont constitués de manière ascendante : les responsables de programme définissent et proposent de nouveaux objectifs qui, selon eux, promettent un changement révolutionnaire. Les idées émanent de la direction de la DARPA et souvent des militaires eux‑mêmes.

Le modèle « DARPA » repose sur la prise de risque (le taux de succès technologique est de l’ordre de 10 %), le développement de prototypes dans un délai maximum de cinq ans, la précision des objectifs à atteindre, une grande autonomie des directeurs de programmes, des financements conséquents. Il a été décliné dans d’autres agences fédérales, par exemple la Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA), dont les financements massifs ont permis d’accélérer les recherches concernant la covid-19 et en particulier l’élaboration de vaccins.

Les transpositions européennes du modèle « DARPA »

● En 2018, la France a lancé les « grands défis » pour soutenir, à hauteur de 120 millions d’euros par an, via le Fonds pour l’innovation et l’industrie (FII), les innovations de rupture. Des programmes sont déterminés pour trois à quatre ans en laissant à leurs directeurs une large autonomie.

● En Allemagne, l’agence SprinD, dotée de 100 millions d’euros par an, a de même été créée pour développer des innovations de rupture. Les thèmes de recherche définis par le directeur et un réseau d’experts sont mis en œuvre par des directeurs recrutés pour trois à cinq ans et autonomes dans le choix des projets, qui font l’objet de concours à destination des chercheurs.

● À l’échelle européenne, le programme-cadre Horizon Europe, qu’il est prévu de doter de 10 milliards d’euros sur la période 2021-2028, poursuit les mêmes objectifs.

● La fondation Joint European Disruptive Initiative (JEDI) a été créée en août 2017 par quelque 80 patrons de grands groupes, start-up et organismes de recherche français et allemands.

Un rapprochement de ces initiatives qui, isolément, représentent des budgets bien inférieurs aux sommes engagées dans la DARPA permettrait de massifier les investissements sur les thématiques les plus importantes, de renforcer la visibilité des actions menées, d’attirer les meilleurs talents et les projets les plus prometteurs, enfin de favoriser l’articulation entre les dispositifs de financement nationaux et européens.

Le plan de relance ne tranche pas entre les différentes options plus ou moins « dirigistes » : il mobilise des mesures très diverses, des plus transversales aux plus ciblées et dirigistes ; les types d’instruments sollicités sont également variés (allégements fiscaux, subventions, prises de participations, garanties…), de même que les « guichets » les gérant ; enfin, le recours fréquent aux « appels à projets » vise à laisser une certaine liberté aux acteurs économiques, même pour les mesures les plus ciblées, tout en partageant avec eux la responsabilité dans l’analyse de l’opportunité et de la faisabilité des actions.

Pourtant, les termes du débat devront être clarifiés. Une évaluation comparative des résultats des différentes mesures du plan de relance (et plus généralement des politiques économiques) qui comprendrait un indicateur de leur « dirigisme » pourrait être intéressante à cet égard. Le grand retour de l’action publique qui résulte de la crise sanitaire doit être l’occasion d’en mieux évaluer les outils.

b.   Des points de consensus possible

i.   Se fixer des objectifs clairs, en nombre limité et séquencés

Si le degré de ciblage et de dirigisme de la politique industrielle est débattu, il est plus aisé de trouver un consensus sur la nécessité de lui fixer (comme pour toute politique publique) des objectifs clairs, en nombre limité et compatibles entre eux. Des expériences telles que celle du CICE, qui prétendait à la fois développer l’emploi et la compétitivité, montrent la grande difficulté qu’il y a, pour un dispositif, à poursuivre simultanément plusieurs objectifs pas nécessairement compatibles. S’efforcer de fixer un objectif (au moins un objectif principal) à chaque outil de politique publique est une recommandation traditionnelle, mais toujours justifiée, des économistes.

La maîtrise de la dimension temporelle des politiques est un autre impératif, souvent insuffisamment pris en compte. Les politiques économiques donnent des résultats sur les moyen et long termes ; pour éviter les déceptions, il faut l’assumer lorsqu’on les initie, en fixant des objectifs à des échéances déterminées suffisamment lointaines.

Au-delà de la question des résultats des politiques, il est important que les acteurs économiques puissent anticiper les évolutions de celles-ci : les politiques engagées doivent avoir une certaine stabilité et les changements de règles doivent, si possible, être annoncés longtemps en avance, pour permettre aux entreprises d’adapter préventivement leurs stratégies. C’est au demeurant ce que la plupart des pays, dont la France, s’efforcent désormais de faire – anticipant par exemple la fin de la commercialisation des véhicules à motorisation thermique, décidée pour 2040 dans notre pays ([82]). La prévisibilité des politiques doit devenir une obligation systématique.

ii.   Définir un contrat gagnant-gagnant entre écologie et industrie, fondé sur la prévisibilité des nouvelles mesures

Ainsi que le montre l’exemple de la fin des moteurs thermiques, la question de l’anticipation et de la prévisibilité est déterminante en matière d’obligations écologiques et climatiques.

La politique de décarbonation aura évidemment un impact considérable et très variable sur les différentes branches de l’industrie. Elle est tout le contraire d’une politique neutre.

Cet impact fait d’ailleurs, d’ores et déjà, l’objet de mesures budgétaires de compensation très significatives, justifiées par les enjeux de compétitivité dans un contexte où les taxes sur l’énergie et les coûts résultant des « quotas carbone » ne sont pas harmonisés. En 2021, d’après les estimations du projet de loi de finances pour cet exercice, le gazole non routier et non agricole (donc industriel) devrait ainsi bénéficier de 600 millions d’euros d’allégement de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques, tandis que les industriels dits électro‑intensifs totaliseront près de 1,6 milliard d’euros de réductions de la taxe intérieure de consommation sur la fourniture d’électricité. En outre, les sites industriels « très électro-intensifs » devraient recevoir des subventions budgétaires de « compensation carbone », motivées par la répercussion sur le prix de l’électricité des coûts du système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre, ce à hauteur de 403 millions d’euros. Ces différentes mesures, totalisant globalement plus de 2 milliards d’euros, représentent plus de 10 % du total des interventions publiques pour l’industrie. Elles sont souvent concentrées sur un petit nombre de spécialités industrielles et d’entreprises. La sidérurgie et l’aluminerie ont ainsi reçu 47 % des montants de compensation budgétaire carbone en 2017, la chimie 36 % et l’industrie papetière 14 %.

L’impact très différencié, selon les branches, et parfois très lourd des légitimes mesures environnementales et climatiques justifie tout à la fois :

– une grande anticipation de l’évolution de ces mesures, afin que les entreprises puissent adapter leurs stratégies ;

– dans un contexte de concurrence internationale entre acteurs plus ou moins (ou pas du tout) assujettis à ce type de mesures, l’adoption de mesures internes de compensation, dans l’attente de mécanismes d’ajustement aux frontières (voir infra concernant le mécanisme d’inclusion carbone-MIC).

L’État doit non seulement favoriser, par des incitations, le développement des activités les plus compatibles avec ses objectifs environnementaux et climatiques, mais aussi donner le temps et les moyens aux industries les plus affectées par les nouvelles contraintes de s’adapter.

Une autre condition doit être remplie pour que soit dégagé un contrat « gagnant-gagnant » entre industrie et transition écologique : les moyens publics considérables consacrés à cette dernière doivent être mis en œuvre en tenant compte des intérêts de l’industrie, donc en veillant en particulier à ce que cet argent public contribue aussi au développement industriel. Les mesures prises au titre de la transition écologique doivent systématiquement être accompagnées de mesures d’organisation des filières industrielles correspondantes.

Il importe à cet égard de rompre avec le véritable « anti-modèle » que constitue la politique de soutien à l’électricité éolienne et photovoltaïque (qui passe par des tarifs garantis d’achat aux producteurs supérieurs aux tarifs de marché et compensés par la puissance publique). Cette politique recouvre en effet des engagements financiers considérables sur le long terme (les tarifs sont garantis sur plusieurs décennies), que la Cour des comptes a chiffrés à 121 milliards d’euros pour la période 2018-2046 (donc en moyenne plus de 4 milliards d’euros annuels). Pourtant, a observé la Cour, dans cette politique, les objectifs de développement de l’industrie française des énergies renouvelables sont « devenus secondaires », conduisant à un bilan très décevant malgré l’ampleur des fonds engagés :

– la Cour a constaté que « la France ne compte aujourd’hui aucun ensemblier d’éoliennes terrestres et a perdu ses champions sur l’éolien offshore ». On peut ajouter que, parmi les sites industriels français du secteur, souvent de taille modeste, certains sont en grande difficulté, voire condamnés, comme la presse s’en fait l’écho – liquidation de FrancEole (à Longvic) en juin 2019, fermeture de Wec Mâts Béton (à Longueil-Sainte-Marie) un an plus tard…

 la part de valeur ajoutée française dans les nouveaux parcs éoliens français, ainsi que dans les installations photovoltaïques, serait de l’ordre de 40 % seulement ;

– la balance commerciale des équipements destinés à la production d’énergies renouvelables rend compte de la faiblesse de l’industrie française. Sur les années 2009‑2016, elle a été déficitaire en moyenne de 1,1 milliard d’euros par an, les importations représentant le double des exportations.

La nouvelle stratégie pour le développement de l’hydrogène porte une volonté explicite de ne pas se retrouver dans la même situation. Elle affiche l’ambition de constituer une filière industrielle nationale dédiée. Les résultats dans ce domaine devront être évalués au fur et à mesure de son déploiement. Plus généralement, l’ensemble des décisions et programmes accompagnant la transition écologique devraient, à l’avenir, prendre en compte pleinement les enjeux industriels ; les programmes engageant des fonds publics importants devraient obligatoirement comporter un volet précis et chiffré relatif aux filières industrielles nationales permettant de les mettre en œuvre.

Proposition n° 4 : Concevoir les politiques accompagnant la transition écologique en tenant systématiquement compte des enjeux industriels. À cette fin :

 programmer à moyen/long terme, en les annonçant publiquement longtemps à l’avance, les changements de réglementation ou de dispositifs financiers/fiscaux (incitations et désincitations), afin de permettre l’adaptation des filières industrielles affectées. Le niveau d’impact industriel de chaque décision devrait être évalué ex ante afin de déterminer le délai minimum d’anticipation de son annonce ;

 insérer obligatoirement, dans tous les programmes engageant des fonds publics importants, un volet précis et chiffré de développement des filières industrielles correspondantes, ainsi que des dispositifs d’accompagnement.

iii.   Une proposition de doctrine globale : réindustrialiser/identifier et localiser les industries nécessaires à l’indépendance européenne/à la souveraineté nationale

Nous sommes aujourd’hui dans un contexte très particulier, où se mêlent un événement accidentel, mais à l’impact massif, la crise sanitaire, et deux évolutions de moyen/long terme : la désindustrialisation ; la mondialisation et son début de retour de balancier avec la tendance à la « démondialisation » (accélérée mais pas initiée par la crise sanitaire). Dans cette situation, les échanges des rapporteurs avec des économistes et des industriels ont mis en lumière la nécessité de bien distinguer plusieurs enjeux différents en matière de localisation industrielle.

 D’abord, si l’on va du plus général au particulier, un enjeu global de réindustrialisation, quelles que soient les industries concernées – les objectifs sont là très généraux : l’amélioration de la situation de l’emploi et de l’équilibre extérieur, la cohésion sociale et territoriale. Pour cela, il faut que notre pays apparaisse comme attractif, d’un point de vue comparatif, pour y développer des activités industrielles. Cette attractivité globale est à rechercher à travers des mesures principalement transversales : aménagements de la fiscalité, renforcement du système de formation initiale et continue et meilleure ouverture de ce système vers les métiers de l’industrie, soutien efficace à la R&D, adaptation des législations et réglementations dans divers domaines (par exemple le droit du travail), etc.

 Se posent ensuite des enjeux de localisation : quelles industries estimons‑nous absolument nécessaire de localiser ou relocaliser (faire revenir) sur notre sol ? Il s’agit notamment de favoriser la localisation en France des activités « de demain », celles qui ont un fort potentiel de développement et sont des outils de souveraineté technologique – les politiques de soutien à la recherche et à l’innovation sont là déterminantes –, mais pas seulement. La crise sanitaire a aussi mis en lumière les enjeux de résilience de l’appareil économique et sanitaire dans les moments de cette nature.

Les rapporteurs proposent, quant à ces enjeux de localisation, de bien distinguer ce qui relève de la souveraineté nationale et ce qui peut être géré au niveau européen.

 Ce qui est aujourd’hui mis en place en matière de vaccination contre la Covid‑19 paraît montrer que l’Union européenne est à même de gérer les enjeux d’indépendance sanitaire. Il en est sans doute de même en matière d’alimentation : l’indépendance alimentaire a été l’un des premiers objectifs – peut-être un peu oublié aujourd’hui – de la construction européenne et les institutions de l’UE continuent à défendre dans le monde, avec une certaine efficacité même si c’est souvent conflictuel, les positions européennes sur ce qu’est une bonne alimentation (cf. les combats sur la viande aux hormones, les OGM, les appellations d’origine, etc.).

 D’autres domaines continuent à être essentiels à la souveraineté nationale, et cela va au-delà des seules industries militaires. Quel Gouvernement accepterait de ne pas « avoir le dernier mot » sur la gestion des grandes activités de réseau (de la 5G à la distribution électrique…) ?

En tout état de cause, de grands industriels rencontrés par les rapporteurs ont mis en garde quant aux conséquences de (re)localisations massives d’activités sur les coûts, donc les prix payés par les consommateurs. Ils ont donc appelé à une cartographie précise des industries à (re)localiser absolument. Ce d’autant que, même pour des biens essentiels de santé, par exemple, l’objectif ne saurait être de tout produire sur le sol national ou européen, mais plutôt de ne pas se retrouver totalement dépendant de fournisseurs trop lointains et/ou trop peu nombreux.

Globalement, la préoccupation de souveraineté économique ne devrait donc pas conduire à une recherche d’autarcie. Mais il s’agit d’éviter les situations de dépendance par rapport à des acteurs peu fiables, ce qui peut passer par plusieurs stratégies : la (re)localisation d’activités ; mais aussi la diversification des fournisseurs ; ou l’investissement dans la recherche et l’innovation pour développer des technologies ou produits de substitution. Cette dernière voie est fréquemment nécessaire, car la dépendance excessive vis-à-vis de quelques rares fournisseurs concerne souvent deux types de biens : des biens hautement technologiques maîtrisés seulement par de rares pays (par exemple les semi-conducteurs les plus avancés dont les États-Unis veulent priver la Chine dans le cadre de leur guerre commerciale) ; quelques matières premières, notamment des métaux rares ([83]). Pour les premiers, la réponse de souveraineté est naturellement dans la capacité nationale à développer des technologies avancées ; et pour les seconds, la réponse réside dans la densité des partenariats internationaux noués à travers le monde mais également dans la recherche et l’innovation, qui permettent (éventuellement) de développer des technologies utilisant des intrants alternatifs.

● Enfin, la dimension territoriale de la politique industrielle ne doit pas être oubliée : elle fait partie des éléments à prendre en compte dans une réflexion doctrinale sur la politique industrielle.

Proposition n° 5 : Construire la politique industrielle en distinguant bien les objectifs de :

– réindustrialisation globale soutenue par des mesures horizontales ;

– (re)localisation de certaines industries essentielles, soit au niveau national pour des raisons de souveraineté, soit au niveau européen ;

– soutien du tissu industriel local.

À cette fin, établir une cartographie précise des industries devant être (re)localisées, sur la base d’une analyse des risques de dépendance excessive, notamment en temps de crise, vis‑à‑vis d’un trop faible nombre de fournisseurs étrangers, et des différents moyens d’y remédier (développement sur le sol national ou européen en accompagnant les industriels, en particulier les PME et TPE, mais aussi diversification des fournisseurs étrangers ou développement de technologies alternatives).

3.   La politique industrielle doit être suivie et évaluée en temps réel

a.   Donner une lisibilité budgétaire à la politique industrielle de l’État

Le suivi de la politique industrielle de l’État devrait tout d’abord reposer sur une plus grande lisibilité budgétaire de cette politique, l’exercice budgétaire annuel restant, en particulier pour le Parlement, l’un des principaux rendez‑vous pour le contrôle de l’action de l’État.

Nous l’avons vu, l’action de l’État pour l’industrie n’est jusqu’à présent ni identifiée dans une subdivision budgétaire (une « mission » ou un « programme »), ni même récapitulée dans une annexe budgétaire d’information (un « orange » ou un « jaune »).

Les rapporteurs recommandent l’instauration d’un document de politique transversale (« orange ») relatif à l’effort financier de l’État pour l’industrie.

Proposition n° 6 : Répertorier et commenter annuellement l’effort budgétaire de l’État en faveur de l’industrie dans un document de politique transversale (« orange ») annexé au projet de loi de finances.

b.   Systématiser et professionnaliser l’évaluation des politiques industrielles

L’observation des travaux d’évaluation menés sur différents dispositifs de politique industrielle met en lumière, comme il a été développé en première partie du présent rapport, des faiblesses certaines dans l’évaluation ex ante, in itinere et ex post des politiques publiques concernées, mais aussi la difficulté d’évaluer des politiques aux objectifs multiples, développées dans un écosystème constitué de nombreux outils et intervenants.

Ces faiblesses trouvent en partie leur origine dans l’insuffisante précision, dès la mise en œuvre des politiques publiques, des objectifs assignés comme des outils de suivi et d’évaluation. Ces travaux épars illustrent aussi la difficulté d’évaluer « en silo » les effets de politiques publiques qui, nécessairement, interagissent.

Le rapport du comité de surveillance des investissements d’avenir sur la période 2009‑2019 expose l’une des analyses les plus poussées des insuffisances des évaluations telles que conçues jusqu’à présent. Il présente un « cercle vertueux » de l’évaluation, rappelant d’abord que la définition des objectifs constitue le socle d’une bonne évaluation, ensuite qu’une complète remontée des données est absolument nécessaire, enfin que les résultats d’une évaluation orientent les décisions futures.

Les chantiers d’évaluation des investissements d’avenir
conduits par le Comité de surveillance se sont déroulés sur 8 mois

Source : Le programme d’investissements d’avenir, un outil à préserver, une ambition à refonder, Évaluation du premier volet du programme d’investissements d’avenir (PIA, 2009-2019) – novembre 2019.

Ces constats d’évidence conduisent à des recommandations de bon sens :

– il faut en amont définir précisément les moyens que l’on compte mettre dans une politique et les résultats qui en sont attendus (à défaut toute évaluation d’efficience et d’efficacité est impossible) ;

– la mise en œuvre de cette politique doit ensuite pouvoir être suivie de manière continue à travers des objectifs intermédiaires, des tableaux de bord, des indicateurs chiffrés ;

– l’analyse de ces données doit être conduite par une instance indépendante prévue à cet effet dès le lancement de la politique publique en cause.

Pour obtenir le respect systématique de ces principes d’action, il conviendrait :

– de positionner une instance d’expertise qui aurait vocation à être la référence en matière d’évaluation des politiques économiques. Cela n’empêcherait pas les initiateurs d’une nouvelle politique de prévoir un dispositif différent d’évaluation (un comité de suivi ad hoc…), mais cette instance d’expertise aurait un rôle de conseil vis-à-vis de toute instance d’évaluation et une compétence automatique en l’absence d’autre instance. Divers « candidats » (France Stratégie, le Conseil d’analyse économique, le CEPII, etc.) sont envisageables pour tenir ce rôle. Le Haut-commissariat au plan pourrait être chargé d’organiser cette professionnalisation de l’évaluation et de rédiger un « cahier des charges » (ou un guide de qualité) rappelant les principes et les exigences minimales de toute bonne évaluation.

Proposition n° 7 : Confier au Haut-commissariat au plan l’organisation de l’évaluation des politiques économiques ou industrielles :

– d’une part en rédigeant un « cahier des charges » (ou un guide de qualité) rappelant les principes et les exigences minimales de toute évaluation rigoureuse ;

– d’autre part en identifiant des pôles d’expertise de référence chargés de conseiller les instances d’évaluation (comités de suivi…), notamment par des analyses microéconomiques, et de les suppléer le cas échéant.

c.   Une occasion pour une évaluation rénovée des politiques publiques : le plan de relance

Le plan de relance, mis en œuvre dans le cadre d’une crise sans précédent qui impose d’agir vite, ne constitue pas un contexte favorable à une évaluation ex ante. Les objectifs d’ensemble du plan apparaissent très généraux, ce qui n’exclut pas une évaluation ultérieure des résultats obtenus, mais en réduira la portée : les mesures à disposition des entreprises sont formalisées dans le projet de loi de finances pour 2021, dont l’exposé des motifs indique notamment que « le plan de relance a pour objectif une relance rapide de la demande par l’investissement public et un soutien à la conversion de l’économie française vers une économie décarbonée, compétitive et souveraine. Il vise également à renforcer la cohésion sociale et territoriale ».

Pourtant, l’ampleur exceptionnelle des fonds publics engagés justifie une exigence particulière quant à l’évaluation de leur utilisation. Le grand retour de l’action publique qui résulte de la crise sanitaire doit être l’occasion d’en mieux évaluer les outils.

Le site gouvernemental « France relance » annonce la création de comités de suivi, l’un national, présidé par le Premier ministre, les autres régionaux.

Par ailleurs, des indicateurs de référence sont définis (au moins dans leur principe) pour les différentes actions, mais leur mise en cohérence entre eux, ainsi qu’avec les outils existants, qui ont leur propre structure de suivi et d’évaluation, n’a pas été précisée. On ne peut que plaider pour une mise en cohérence de cet ensemble foisonnant, tant en termes de suivi que d’évaluation, afin d’avoir les moyens de dresser un état des lieux in itinere de la mise en œuvre globale du plan et de son impact.

B.   LA FISCALITÉ : CESSER DE PÉNALISER L’INDUSTRIE PAR RAPPORT AUX AUTRES SECTEURS

1.   La dégradation de la compétitivité-coût est l’un des facteurs de la désindustrialisation de la France

Dans un rapport récent qui compare la compétitivité de la France à celle de ses principaux partenaires européens ([84]), le Conseil national de productivité s’interroge sur les causes des difficultés de notre pays dans la compétition internationale, difficultés manifestées notamment par une dégradation assez constante de son équilibre extérieur durant la décennie 2000-2010, avant une stabilisation. S’il ne parvient pas à des conclusions « définitives », il met en lumière un problème de compétitivité par les coûts.

Selon cette analyse, la dégradation de notre commerce extérieur depuis 2000 ne serait pas imputable à une mauvaise spécialisation sectorielle de nos exportations (cette spécialisation serait même plutôt favorable, c’est-à-dire que les points forts de la France correspondraient plutôt à des secteurs dynamiques), non plus qu’à une mauvaise orientation géographique.

En revanche, notre compétitivité-coût semble s’être plutôt dégradée (d’environ 5 %) par rapport à la moyenne de nos partenaires de la zone euro dans les années 2000‑2010, avant une stabilisation depuis lors. Par rapport à l’ensemble des partenaires de l’OCDE, on aurait eu d’abord une nette dégradation, puis une relative amélioration dans un contexte de dépréciation relative de l’euro après la crise financière de 2008.

Cependant, en raisonnant cette fois en termes de compétitivité-prix, la situation de notre pays se serait plutôt améliorée, tendanciellement, entre 2000 et 2018 par rapport au reste de la zone euro. Par rapport à l’ensemble des membres de l’OCDE, l’évolution serait plus contrastée, avec une dégradation dans un premier temps, puis un retour au niveau du tout début des années 2000 après la crise financière de 2008, l’euro s’étant déprécié.

Une situation dans laquelle la compétitivité-coût évolue moins favorablement que la compétitivité-prix peut traduire un effort de compression de leurs marges par les exportateurs français plus important que chez leurs concurrents étrangers : l’effort relatif de marge à l’exportation est le rapport de la compétitivité-prix à la compétitivité-coût.

Taux de marge comparés dans les secteurs exposé et abrité en France