DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 113

Réunion du jeudi 15 juin 2000 à 9 heures

Présidence de M. Alain Barrau

Rapport d'information de Mme Béatrice Marre sur la réforme de l'OMC et l'architecture des organisations internationales

Le Président Alain Barrau a rappelé que Mme Béatrice Marre avait présenté un rapport d'information sur les enjeux de la conférence ministérielle de l'OMC avant la réunion de celle-ci à Seattle et avant que le Conseil des ministres de l'Union européenne ait défini le mandat de la Commission européenne. Après l'échec de cette conférence, la Délégation pour l'Union européenne a décidé de poursuivre ses travaux dans deux directions : la réforme de l'OMC et son lien avec les organisations internationales des Nations Unies, un rapport d'information étant confié à Mme Béatrice Marre ; la place des pays en développement dans les relations commerciales multilatérales, thème sur lequel M. Jean-Claude Lefort présentera son rapport à l'automne.

Mme Béatrice Marre, rapporteure, a rappelé, à titre liminaire, que l'échec de la conférence ministérielle de Seattle avait tenu, d'une part, aux divergences traditionnelles entre les Etats-Unis et l'Union européenne, et, d'autre part, à des raisons nouvelles, qui ont conduit les membres de l'OMC à confier à M. Mike Moore le « mandat » de travailler à rétablir la confiance et de proposer des pistes pour une réforme de l'OMC. Les Etats-Unis ont été meurtris par l'échec de cette conférence, tandis que l'Union européenne en est revenue déçue mais sereine. Les pays en développement ont pu éprouver à Seattle leur capacité à bloquer les négociations et l'opinion publique est confortée dans son sentiment qu'elle peut peser sur les négociations multilatérales.

· Compte tenu de ce contexte, la rapporteure a estimé qu'il convenait à présent de relancer un cycle de négociation et de réformer l'OMC, mais aussi de renforcer la cohérence entre les différentes organisations internationales afin de parvenir, à une échéance sans doute lointaine, à une forme de démocratie planétaire.

Des négociations - dépourvues de calendrier - sur l'agriculture et sur des accords qui contiennent des clauses de réexamen ont été ouvertes à Genève au début de l'année. Elles soulèvent quelques inquiétudes, même si leur objet principal est de préparer l'ouverture d'un cycle global. L'Union européenne considère que les pré-accords élaborés à Seattle n'existent pas et s'est opposée avec succès à ce que la présidence du comité de négociation sur l'agriculture soit confiée à un Brésilien, car il n'était pas acceptable que cette présidence revienne à un membre du groupe de Cairns.

L'Union européenne a reconduit le mandat confié à la Commission européenne pour l'ouverture d'un cycle global. Elle insiste sur la nécessité de répondre aux demandes des pays en développement. Grâce à son initiative, un accord permettra un examen de la mise en _uvre des Accords de Marrakech. La position américaine n'a pas beaucoup évolué, en dépit d'un certain recentrage du discours des autorités américaines, surtout préoccupées par la question de l'octroi à la Chine de la clause sur les « relations commerciales normales permanentes »(PNTR). Cette clause a été votée par la Chambre des Représentants après un débat difficile et doit encore être examinée par le Sénat. M. Pascal Lamy, Commissaire européen en charge du commerce, s'efforce de parvenir à l'ouverture d'un cycle, mais il est peu probable que ses efforts soient couronnés de succès avant les élections américaines.

Les réflexions sur la réforme de l'OMC portent à la fois sur la procédure de négociation et sur le règlement des différends. L'OMC, qui n'est pas intégrée au système des Nations Unies, présente l'originalité d'associer les 136 Etats membres sur un pied d'égalité à tous les travaux de toutes ses instances (conférence ministérielle, conseil général, comités de négociation). Cette égalité a toutefois été dénaturée par la pratique des réunions restreintes(« chambres vertes »), héritées de l'ancien GATT, qui permet aux pays les plus commerçants de se réunir entre eux. Plutôt que d'instituer un organe restreint permanent, la France et l'Union européenne ont proposé des mesures de transparence pour les réunions restreintes. Il serait également souhaitable de renforcer l'influence du directeur général, de clarifier les rôles respectifs du président de la conférence ministérielle et du président du conseil général et d'accroître l'assistance technique en faveur des pays en développement.

L'Organe de règlement des différends de l'OMC (ORD) est la cible la plus visible des critiques adressées à l'OMC. C'est une institution utile car elle renforce le droit international et assure une plus grande égalité entre les Etats. La transparence de son fonctionnement pourrait être améliorée par une diffusion plus large des documents et une meilleure association des ONG. L'Union européenne propose une professionnalisation des groupes spéciaux, qui aurait le mérite de favoriser la spécialisation de leurs membres et de mettre un terme à leur dépendance technique à l'égard du secrétariat de l'OMC.

· Abordant la seconde partie de son rapport, de caractère prospectif, Mme Béatrice Marre a estimé que la maîtrise de la mondialisation ne pourrait véritablement progresser si la cohérence entre les organisations internationales n'était pas mieux assurée. Il lui paraît souhaitable de s'inspirer de l'esprit de la Charte de la Havane (1948), qui prévoyait la création d'une institution (l'Organisation Internationale du Commerce) dotée de compétences dans le domaine du développement et de l'emploi, mais qui n'avait pu être mise en _uvre en raison du refus américain de la ratifier. Dans l'architecture des organisations internationales, toutes les pièces du puzzle sont réunies, mais le principe de spécialité des institutions conduit parfois au cloisonnement. Il convient donc de lutter contre « l'esprit de maison » de ces organisations et de lever les obstacles politiques qui empêchent, par exemple, l'établissement de relations officielles entre l'OMC et l'OIT.

De surcroît, un vent de contestation planétaire souffle sur les institutions dont la légitimité est en crise. La réforme de l'ONU est à l'ordre du jour depuis sept ans. Elle devrait conduire à un élargissement du Conseil de sécurité et à une meilleure coordination entre les agences de l'ONU. Les institutions financières internationales doivent elles aussi améliorer leur transparence, élargir le cercle des pays décideurs aux pays émergents, réviser leurs modes d'intervention au profit des pays en développement et améliorer la régulation des marchés financiers. Les valeurs non-marchandes ne sont pas assez défendues, qu'il s'agisse du droit de l'environnement, des normes sociales fondamentales ou du principe de précaution. Leurs conflits avec les normes commerciales se dénouent à leur détriment. Dans ces domaines, il convient de renforcer le droit international et son contrôle.

A terme, ce mouvement de réforme pourrait conduire à une démocratie planétaire reposant sur une instance de décision, un ordre juridique international cohérent et des mécanismes de contrôle démocratique. Déjà, des regroupements régionaux prennent corps et les pays émergents ont été associés récemment aux pays du G7, par la création du G20. Dans le même esprit, le Conseil de sécurité pourrait jouer un rôle de coordination dans le domaine économique, ce qui supposerait son élargissement et la révision de ses attributions. La création d'un nouvel ordre juridique pourrait consister à faire de la Cour Internationale de Justice une juridiction suprême et à transformer l'ORD en un tribunal civil détaché de l'OMC et doté de compétences plus larges. L'institution d'un contrôle démocratique suppose un renforcement du contrôle parlementaire, qui pourrait être obtenu par la création d'une délégation spécialisée, ainsi qu'une meilleure association des ONG aux travaux des institutions, ce qui supposerait l'élaboration d'un statut des ONG. Mme Béatrice Marre a enfin suggéré à la Délégation de se prononcer sur des conclusions reprenant les principaux points de son exposé.

M. Gérard Fuchs a estimé que le rapport portait sur un sujet central, le contrôle de la mondialisation étant l'un des objets majeurs du débat politique des années à venir. Sur la réforme de l'OMC, il a jugé souhaitable, comme la rapporteure, de renforcer la transparence de son fonctionnement, même si les groupes organisés subsisteront. L'Organe de règlement des différends (ORD), en dépit des critiques dont il fait l'objet, présente bien des avantages : c'est une instance d'arbitrage internationale, dont les décisions sont suivies d'effet ; à ce titre, il revêt même, dans la mesure où toute norme constitue un progrès, un caractère exemplaire.

Favorable à un décloisonnement des autorités internationales, M. Gérard Fuchs a également approuvé l'idée d'une autorité mondiale, forgée à partir de l'ONU, qui permettrait de faire converger l'action des organisations internationales dans les domaines du commerce, du travail, de l'environnement, des droits de l'homme. La crise de légitimité qui affecte, selon les conclusions de la rapporteure, certaines organisations internationales, lui paraît caractériser davantage le Conseil de sécurité que l'ONU elle-même, confrontée surtout à un problème d'organisation et de représentativité. Il a donc suggéré de modifier les conclusions en ce sens. Plutôt que de mettre l'accent sur la souveraineté des Etats, dans la mesure où beaucoup de problèmes actuels appellent des réponses de la communauté internationale, il a suggéré la recherche d'une légitimité à un niveau supérieur, l'efficacité de la décision étant liée, dans bien des cas, au dépassement du niveau étatique.

Il a enfin estimé qu'il était capital que l'Union européenne puisse s'exprimer d'une seule voix au sein de ces organisations, notamment au FMI, où l'Union dispose d'une représentativité plus large que les Etats-Unis.

Pour M. Pierre Brana, l'élection présidentielle aux Etats-Unis n'est guère susceptible de modifier leur position. Il est par conséquent difficile d'imaginer qu'ils puissent se rallier à un renforcement du rôle de la Cour Internationale de Justice ou à la constitution d'une juridiction universelle, ce qui ne doit pas empêcher un certain volontarisme en faveur de la démocratie planétaire évoquée par Mme Béatrice Marre. Le Conseil de sécurité de l'ONU lui paraît être placé dans une situation comparable à celle de la Commission européenne : plus on augmentera le nombre de ses membres, plus il sera long et difficile d'en obtenir des décisions. Il s'est dit persuadé que le droit à l'environnement devait devenir un des axes majeurs de l'action de la communauté internationale, de même que les normes relatives au travail, pour le respect desquelles le dispositif de contrôle doit être renforcé.

Le Président Alain Barrau a estimé qu'il ne fallait pas s'attendre à des avancées décisives à l'OMC avant la prochaine conférence ministérielle. Il a insisté sur le fait que l'Union européenne devait mettre à profit ce délai pour se trouver des alliés et créer un rapport de forces permettant de progresser dans la voie d'un monde multipolaire. L'Organe de règlement des différends est un facteur de régulation de l'économie internationale, qui doit donc être préservé. Il s'est interrogé sur la place qu'il convenait de donner à l'OMC au sein de l'architecture internationale : faut-il que l'OMC traite, de manière autonome, d'autres sujets que le commerce, tels que le développement et l'emploi, ou bien doit-elle être placée sous l'égide d'une ONU rénovée ? L'Union européenne devrait appuyer les propositions du directeur général, M. Mike Moore, sur le renforcement de l'assistance technique aux pays en développement et apporter sa contribution aux réflexions sur l'introduction d'une plus grande différenciation entre les pays en développement membres de l'OMC ; en appuyant au sein de cette organisation des initiatives tendant à mieux prendre en considération leurs préoccupations, l'Union européenne pourra regagner leur confiance.

S'agissant du contrôle parlementaire des négociations à l'OMC, il s'est félicité de ce que la Délégation pour l'Union européenne effectue un travail d'analyse et de proposition exemplaire, informant ainsi les députés sur les enjeux de ces questions. Sans être hostile à la création d'une instance parlementaire traitant des questions économiques internationales, il s'est demandé s'il ne serait pas préférable d'en assurer le suivi au sein des organes existants.

Dans ses réponses aux intervenants, Mme Béatrice Marre a notamment apporté les précisions suivantes :

- la création de l'Organe de règlement des différends constitue une avancée majeure, même si elle a quelque peu désorganisé l'ordre juridique international. Il conviendrait de donner à ses décisions une portée qui excède le cadre du commerce international ;

- s'agissant de la position des Etats-Unis, il est difficile de dire si elle évoluera après l'élection présidentielle, car il faut prendre en compte les orientations du Congrès. Les décideurs américains se sont surtout mobilisés pour l'entrée de la Chine à l'OMC, dont le principe a été acquis à la Chambre des Représentants mais pas encore au Sénat. Cependant, le Président Clinton semble vouloir effacer l'échec de Seattle et donc prendre des initiatives pour lancer un cycle de négociations. Les Américains ont toujours eu une attitude méfiante à l'égard du multilatéralisme, comme l'ont montré l'échec de la Charte de la Havane et, plus récemment, les crises de financement récurrentes de l'ONU. Cependant, en acceptant l'Organe de règlement des différends, les Etats-Unis ont fait un pas significatif vers l'acceptation d'un monde régi par la règle de droit ;

- en ce qui concerne l'articulation des normes, les sanctions que pourrait prendre l'OIT à l'encontre de la Birmanie, qui a violé de façon réitérée la convention sur le travail forcé, démontreront, une fois encore, l'exigence d'une plus grande cohérence entre l'OMC et les autres organisations internationales ;

- pour la constitution d'alliances avec les pays en développement, l'initiative en faveur des pays les moins avancés et l'institution d'un mécanisme d'examen de la mise en _uvre des accords de Marrakech constituent des progrès, mais il faut aller plus loin. M. Pascal Lamy s'est livré ces derniers mois à un exercice de pédagogie vis-à-vis des pays en développement en se rendant dans leurs capitales pour expliquer la problématique d'un cycle large. Il conviendrait aussi de favoriser la coopération entre l'OMC et les organismes s'occupant de développement. S'agissant de la différenciation des pays en développement, on ne peut que constater la coexistence de trois groupes, à savoir : celui des pays émergents, dont certains ont vocation à devenir membres du Conseil de sécurité ; celui des pays les moins avancés ; le groupe intermédiaire, hétérogène, regroupant les autres pays en développement.

La Délégation a ensuite adopté les conclusions présentées par la Rapporteure, modifiées pour tenir compte des observations de MM. Gérard Fuchs et Pierre Brana :

« La Délégation,

Considérant l'échec de la conférence ministérielle de l'Organisation mondiale du Commerce réunie à Seattle du 30 novembre au 3 décembre 1999 ;

Considérant que cet échec est imputable à l'ampleur des divergences qui séparaient les participants à cette conférence mais aussi à la crise de légitimité que traverse aujourd'hui l'OMC ;

Considérant que cette crise de légitimité résulte des exigences de transparence et de démocratie, mais aussi des interrogations quant aux finalités et aux modes d'intervention de l'OMC ;

Considérant que des crises de légitimité sont également perceptibles dans les principales organisations internationales (Conseil de sécurité de l'ONU, FMI, Banque mondiale...) ;

Considérant que ces crises ne se résorberont que dans une mise en cohérence des institutions internationales, seule susceptible d'engager un processus de maîtrise de la mondialisation ;

Invite le Gouvernement, dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne, à :

1. promouvoir la force de proposition de l'Union européenne en faveur d'une réforme de l'OMC privilégiant la transparence, la démocratisation du processus de négociation, l'amélioration du fonctionnement de son organe de règlement des différends et de la place de celui-ci dans l'ordre juridique international ;

2. renforcer l'expression et la cohésion de l'Union au sein des institutions financières et économiques internationales afin de lui permettre de peser sur l'orientation de leurs décisions en faveur du développement ;

3. _uvrer à l'élaboration de positions communes des Etats membres dans chacune des organisations internationales dans le but de favoriser l'émergence d'une architecture démocratique planétaire. »