Accueil > Histoire et patrimoine > André Malraux > Le ministre et le Parlement > Les séances des 1er et 2 juin 1958 à l'Assemblée nationale

André Malraux

Les séances des 1er et 2 juin 1958 à l'Assemblée nationale

Extrait des Antimémoires

Les séances de nuit à l'Assemblée ont toujours un caractère irréel, qui tient à la clarté d'aquarium que la verrière diffuse comme celle d'un jour de neige, sur la tapisserie de l'École d'Athènes, sur les trois tribunes en pyramide - président, orateur, sténographes -avec leurs bas-reliefs Empire comme des camées énormes. L'hémicycle grenat était comble. Les tribunes du public aussi. La veille, Bidault avait dit aux députés : « Entre la Seine et vous, il n'y a que lui. C'est le dernier parapluie contre les sauterelles !...» Le calme n'avait pas remplacé la menace, l'agitation non plus. Séances historiques de la IIIe République, récits de Barrès, houle des députés vers la tribune, Clemenceau et Jaurès affrontés, proclamation de la victoire de 1918 !... Ces députés à leur banc, ce public serré entre les hautes colonnes, me semblaient suspendus dans le temps, comme si le film séculaire de l'Assemblée Nationale s'était arrêté sur une image fixe, La « déclaration ministérielle » de l'après-midi se confondait avec les amendements, les explications de vote, dans la même lumière d'aquarium, dans la même irréalité qui venait de ce que personne ne parlait pour convaincre. Le général avait dit : « La dégradation de l'État qui va se précipitant. L'unité française immédiatement menacée. L'Algérie plongée dans la tempête des épreuves et des émotions. La Corse subissant une fiévreuse contagion. Dans la métropole, des mouvements en sens opposés renforçant d'heure en heure leur passion et leur action. L'armée, longuement éprouvée par des tâches sanglantes et méritoires, mais scandalisée par la carence des pouvoirs. Notre position internationale battue en brèche jusqu'au sein même de nos alliances. Telle est la situation du pays. En ce temps même où tant de chances, à tant d'égards, s'offrent à la France, elle se trouve menacée de dislocation et, peut-être, de guerre civile. » Les arguments des adversaires, on les connaissait comme le sens de l'exposé du général. Ce qui m'enveloppait n'était pas l'indifférence, c'était une attention intense et sans objet, à l'affût de l'imprévisible. Jacques Duclos défendait la démocratie, ce qui n'était pas sérieux, mais Mendès France défendait des principes qui avaient conduit sa vie. Tous affirmaient qu'ils étaient le peuple. l'État, la France, et pourtant tous savaient que le peuple ne les défendrait pas. Ils craignaient que les colonels ne devinssent plus forts que de Gaulle (ils connaissaient comme moi le mot d'ordre : Vive de Gaulle, - et Nasser après Neguib !) ; mais les colonels étaient plus forts que l'Assemblée. Et comment qualifier sérieusement de fasciste, un gouvernement dont les ex-présidents G. Mollet, Pflimlin et Pinay étaient les ministres ? Le fascisme, c'est un parti des masses, un chef. Alger n'avait pas encore de parti, Paris en avait trop. L'Histoire se cassait les ailes contre cette morne verrière au-dessus d'une Assemblée où les derniers sourires de la dédaigneuse ironie parlementaire s'effaçaient sur des visages cordiaux et hagards. Un public exténué regardait ricaner les auspices. Lorsque à la fin de sa dernière intervention, le général dit que si la confiance de l'Assemblée lui permettait d'obtenir du suffrage universel le changement de nos institutions « l'homme qui vous parle considère qu'il en portera, tout le reste de sa vie, l'honneur », des applaudissements marquèrent la fin de la pièce, et MM. Mitterrand et Pineau parlèrent devant le rideau.

C'était ce que les communistes allaient appeler « l'opération-séduction, après l'opération-sédition », en oubliant que le général de Gaulle n'est pas le seul à être charmant quand il est vainqueur. La séance terminée, le théâtre (la Chambre des communes est une salle, mais l'Assemblée nationale est un hémicycle) se vida sans bruit. En partant, je dépassai une pauvre femme en caraco et en pantoufles qui brandissait un balai et je crus rencontrer ce qui, au temps de Fleurus, s'était appelé la République.

Antimémoires, Gallimard, 1967