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Jacques Chaban-Delmas

« Il faut un Etat fort et stable »

Séance du 27 octobre 1949

Le jeudi 27 octobre 1949 s’ouvre la troisième séance d’investiture depuis la chute du ministère Queuille le 6 octobre, provoquée par la démission du ministre du Travail, le socialiste Daniel Mayer, en désaccord avec la politique gouvernementale. Au problème des salaires et des prix, accru par la dévaluation de la livre, s’ajoute celui de la réforme électorale. Pour la Troisième Force, elle est rendue urgente par le succès du RPF aux élections municipales d’octobre 1947 et par ses bons résultats au dernier scrutin cantonal, reporté pourtant d’octobre 1948 à mars 1949 dans l’espoir de briser la dynamique gaulliste. Après les tentatives infructueuses du socialiste Jules Moch puis du radical René Mayer, c’est le MRP Georges Bidault qui se présente devant l’Assemblée, en ayant, au préalable, arrêté la composition de son ministère avec les responsables des partis de la Troisième force. Ces garanties qui laissent peu de doute sur les résultats du scrutin expliquent la tonalité du discours de Jacques Chaban-Delmas. Ce jeune député de la Gironde, nommé général de brigade à 29 ans pour son action dans la Résistance, Compagnon de la Libération, a choisi la fidélité à de Gaulle. Il adhère, à l’instar de Michel Debré, au RPF, tout en étant membre du Parti radical qui tolère encore, contrairement au MRP, la double appartenance. Deux fois minoritaire, au sein du groupe radical et au sein de l’Assemblée qui accorde une majorité substantielle à Georges Bidault (367 voix), Jacques Chaban-Delmas utilise la tribune du Palais Bourbon pour établir le diagnostic de la crise. Appelant de ses vœux une révision constitutionnelle, il dresse le constat du divorce irrémédiable entre le pays réel -les électeurs-, et le pays légal -les députés.

M. Jacques Chaban-Delmas. Monsieur Georges Bidault, selon toute probabilité, vous serez, dans quelques heures, passé de la qualité de président du Conseil désigné à celle président du Conseil investi. Pour ma part, et en compagnie de quelques amis, j’en éprouverais la plus grande joie si je ne craignais qu’à une crise artificielle n’ait été apportée une solution également artificielle.

Nous nous trouvons, en effet, en présence des mêmes formules, des mêmes méthodes, de la même majorité.

Pendant un an, à quel spectacle avons-nous assisté ? A celui des efforts d’un homme, M. le président Queuille, qui a empêché ou retardé la catastrophe à force d’ingéniosité, de ténacité et d’habileté, qui a permis par son action persévérante un redressement économique incontestable, malgré quelques ralentissements récents. (Mouvements divers.)

M. Henri Teitgen. Vous avez toujours voté contre lui.

M. Jacques Chaban-Delmas. Tant d’habileté déployée s’est finalement brisée à la tâche. Pourquoi donc le ministère Queuille s’est-il disloqué ? Pourquoi MM. Moch et René Mayer, successivement investis, ont-ils successivement échoué ?

Ce n’est pas pour des considérations superficielles, ce n’est même pas pour des questions d’hommes, quoi qu’il ait pu apparaître ; c’est parce qu’il existe au sein de la majorité des divergences profondes, non pas sur les buts, qui sont communs à la plupart des hommes siégeant sur ces bancs, même à beaucoup de ceux qui ne sont pas de la majorité, mais sur les moyens.

En effet, on a bien abouti à un accord verbal sur l’Indochine, mais cet accord verbal recouvre un désaccord profond. En matière de salaires, la prime unique exceptionnelle représente, certes, une transaction, mais assurément pas une solution.

Il est vrai, monsieur le président du Conseil désigné, que la population ne comprend rien à cette crise et qu’elle s’en désintéresse, ce qui est pire, car ce n’est un secret pour personne ici que la démocratie n’est jamais tant menacée que par l’indifférence du peuple à son égard.

Mais que signifie donc cette crise ? Où mène-t-elle le pays, malgré son dénouement prochain ?

Il semble que la France doive choisir entre son standard de vie et sa sécurité, entre la paix sociale et son influence dans le monde, entre des réformes récentes et un redressement durable.

Ainsi, malgré tant d’efforts, tant d’habileté et, malgré la clémence des éléments, malgré de bonnes récoltes, malgré le travail de tout un peuple et ses sacrifices, malgré aussi l’aide américaine, si importante et si exceptionnelle…

M. Virgile Barel. Surtout à cause d’elle!

M. Jacques Chaban-Delmas. …il semble que la France ne puisse s’assurer à la fois la sécurité sociale et sa reconstruction, des secteurs nationalisés et une défense nationale véritable, son appareil administratif et la stabilité des finances publiques.

Ce dernier problème, celui des finances publiques, offre un exemple qui illustre et résume cette pénible conjoncture. […]

A cela, il n’y a pas de solution technique. En effet, les contribuables sont dans l’impossibilité de supporter de nouveaux impôts.

[…]

On a parlé de taxer les superbénéfices des sociétés, d’augmenter le nombre des décimes. […]

Ce sont des solutions que l’on peut envisager des tréteaux d’une tribune électorale, mais qui sont, à coup sûr, anti-démocratiques.

[…]

D’autre part, les épargnants ne veulent pas souscrire aux emprunts de l’Etat. Ils ont subi trop de déceptions […].

Reste la troisième solution, l’inflation.

Jusqu’à présent, on s’est à peu près gardé de l’utiliser, et j’espère, monsieur le président du Conseil désigné, que, comme vos prédécesseurs, vous vous efforcerez de ne pas vous engager sur un chemin dont on sait qu’il est facile à son début, mais dont on sait également qu’il se termine par la ruine de l’ensemble du pays.

Par conséquent, vous allez vous trouver sans possibilité d’emprunt et vous ne voudrez pas recourir à l’inflation.

Que vous restera-t-il ? La solution coercitive ; il vous restera l’impôt.

[…]

Mais comme le recours à l’impôt vous apparaîtra difficile, vous serez amené à réduire les marges déficitaires, c’est-à-dire les investissements. Vous serez amené à faire moins de maisons, moins de barrages, à freiner l’électrification ; en fait, à réduire le nombre des chantiers, avec en moins des réalisations d’équipement et en plus du chômage et aussi, ce qui est peut-être le plus grave, la réduction des chances de la France d’être, lors de l’échéance de 1951, équipée de telle manière qu’elle puisse courir sa chance dans les compétitions internationales.

[…]

Tel que je vous connais, en effet, je ne pense pas que vous soyez entré dans cette salle en acceptant de laisser à la porte toute espérance.

Il existe en effet une solution acceptable et c’est même la seule qui le soit : l’emprunt.

Si elle est impossible, c’est uniquement parce que font défaut certaines conditions psychologiques, surtout celles que M. Poincaré avait réussi à créer : la confiance.

[…]

Que faut-il donc pour inspirer cette confiance ?

Il faut un Etat fort et stable. Il faut une Constitution remaniée, un exécutif renforcé, un véritable gouvernement s’appuyant sur une véritable majorité. Et celle-ci, vous le savez, ne sera possible que par une réforme de la loi électorale.

[…]

Ainsi, monsieur le président du Conseil désigné, il apparaît que le véritable problème est d’ordre politique et qu’il est possible, non pas de choisir et de retrancher, mais d’ajouter.

On peut opérer une réorganisation de la sécurité sociale qui, sans diminuer les prestations, mais grâce à des économies de gestion et aussi en supprimant la tentation permanente offerte actuellement aux assurés et au corps médical, permette au système de peser moins lourdement sur la nation. (Applaudissements sur certains bancs à gauche et à droite.)

On peut y ajouter une réforme des entreprises nationalisées, de telle manière que celles-ci cessent d’être des chancres dévorants au flanc du pays pour redevenir des entreprises prospères et rentables, non plus, comme avant la guerre, pour les seuls intérêts privés, mais pour l’ensemble de la nation.

On peut ajouter aussi la rénovation d’un appareil administratif qui, actuellement, pèse deux fois sur la France : une première fois par le poids des charges financières qu’il comporte et une deuxième fois par les entraves qu’apporte quotidiennement au travail des Français une administration alourdie. (Applaudissements sur certains bancs à gauche et à droite.)

En même temps, on peut, en Indochine, rechercher la fin de la guerre, souhaitable à tous égards, mais dans le respect des intérêts essentiels de la France.

[…]

Mais rien de cela ne sera possible monsieur le président du Conseil désigné – et je sais bien que je ne me ferai pas un succès ici, aussi bien je ne le cherche pas- avec la majorité que peut nous offrir notre Assemblée.

C’est pourquoi, mesdames, messieurs, parler de réforme électorale, de réforme constitutionnelle, ou même de dissolution, c’est, dans un pareil débat, traiter le véritable sujet. (Mouvements divers.)

Je sais bien monsieur le président du Conseil désigné, que le Mouvement républicain populaire est nettement hostile à la réforme de la loi électorale.

Mais je sais aussi que vous n’êtes pas homme à laisser prévaloir indéfiniment les préférences et même les avantages de parti sur les exigences de l’intérêt national.

[…]

Pour la réforme constitutionnelle, vos efforts devraient rencontrer moins d’obstacles, monsieur le président du Conseil désigné.

N’est-ce pas le groupe du Mouvement républicain populaire lui-même qui, lors du vote de la Constitution, rappelait solennellement que ce texte serait en tout état de cause amendable, et indiquait, par cela même, que la voie de la révision était ouverte ?

M. Jean-Louis Tinaud. C’est évident.

M. Jacques Chaban-Delmas. Sur ce point, d’ailleurs, comme sur celui de la réforme électorale, je dois dire que le climat a bien changé, même dans cette Assemblée. Il a bien changé dans le pays et jusque dans la presse qui était le plus hostile à ce qu’on abordât seulement ces problèmes.

[…]

Reste la dissolution. Je vous l’abandonne. Elle est impossible, et il est préférable de n’en plus parler. (Rires au centre et à gauche.)

[…]

Mais ce qui est possible, c’est la séparation de l’Assemblée par sa propre volonté. (Rires à l’extrême gauche.)

De par votre passé, monsieur le président du Conseil désigné – et, permettez-moi de le dire avec émotion, notre commun passé- vous êtes parmi les hommes les plus qualifiés pour jeter le pont entre un présent sans espoir et un avenir acceptable. Qui, d’ailleurs, dans les circonstances actuelles, serait plus qualifié que l’ancien président du Conseil national de la résistance ? (Très bien ! très bien ! sur certains bancs à gauche et à droite.)

En dépit de nos divergences récentes et de celles de nos amis, bien épisodiques au regard des valeurs en cause, je conserve ma confiance d’homme dans l’homme que j’ai connu à un des moments les plus pénibles et les plus graves de notre histoire, que j’ai vu, à ce moment-là, exprimer, par sa résistance, l’opinion profonde de notre peuple, opinion qui n’était à l’époque qu’un murmure affaibli par un bâillon.

Non ! Monsieur le président du Conseil désigné ; non ! permettez-moi de le dire, mon cher ancien camarade de résistance, je ne peux pas croire que vous soyez résigné complètement, dans votre for intérieur, à vous fermer la voie du salut, celle qui nous permettra de ne pas renoncer à avoir, enfin, des lendemains qui chantent. (Applaudissements sur certains bancs à gauche et à droite.)

Annales de l’Assemblée nationale, Débats parlementaires, pp.5920-5922.