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Victor Hugo
Discours à l’Assemblée nationale (1848-1871)

Séance du 11 novembre 1848

 

[...]

  

Le citoyen président. L'ordre du jour appelle la suite de la discussion du budget rectifié pour 1848.

La discussion générale, commencée hier sur le budget du ministère de l'instruction publique, continue. M. Victor Hugo a la parole.

Le citoyen victor Hugo. Personne plus que moi, messieurs, n'est pénétré de la nécessité, de l'urgente nécessité d'alléger le budget ; seulement, à mon avis, le remède à l'embarras de nos finances n'est pas dans quelques économies chétives et contestables ; ce remède serait, selon moi, plus haut et ailleurs : il serait dans une politique intelligente et rassurante, qui donnerait confiance à la France, qui ferait renaître l'ordre, le travail et le crédit... (Exclamations et rires)

Plusieurs membres. C'est très facile, il suffirait de la trouver !

Une voix. La politique de l’Événement.

Le citoyen Hugo.....Et qui permettrait de diminuer, de supprimer même les énormes dépenses spéciales qui résultent des embarras de la situation. C'est là, messieurs, la véritable surcharge du budget, surcharge qui, si elle se prolongeait et s'aggravait encore, et si vous n’y preniez garde, pourrait, dans un temps donné, faire crouler l'édifice social.

Ces réserves faites, je partage sur beaucoup de points l'avis de votre comité des finances.

J'ai déjà voté, et je continuerai de voter la plupart des réductions proposées, à l'exception de celles qui me paraîtraient tarir les sources mêmes de la vie publique et de celles qui, à côté d'une amélioration financière douteuse, me présenteraient une faute politique certaine.

C'est dans cette dernière catégorie que je range les réductions proposées par le comité des finances sur ce que j'appellerai le budget spécial des lettres, des sciences et des arts.

Ce budget devrait, par toutes les raisons ensemble, être réuni dans une seule administration et tenu dans une seule main. C'est un vice de notre classification administrative que ce budget soit réparti entre deux ministères, le ministère de l’instruction publique et le ministère de l'intérieur.

Ceci m'obligera, dans le peu que j'ai à dire, d'effleurer quelquefois le ministère de l'intérieur. Je pense que l'Assemblée voudra bien me le permettre, pour la clarté même de la démonstration. Je le ferai, du reste, avec une extrême réserve. (Parlez ! parlez !)

Je dis, messieurs, que les réductions proposées sur le budget spécial des sciences, des lettres et des arts sont mauvaises doublement : elles son insignifiantes au point de vue financier, et nuisibles à tous les autres points de vue.

Insignifiantes au point de vue financier. Cela est d'une telle évidence, que c’est à peine si j’ose mettre sous les yeux de l’Assemblée le résultat d’un calcul de proportion que j’ai fait. Je ne voudrais pas éveiller le rire de l’Assemblée dans une question sérieuse ; cependant il m’est impossible de ne pas lui soumettre une comparaison bien triviale, bien vulgaire, mais qui a le mérite d'éclairer la question et de la rendre pour ainsi dire visible et palpable.

Que penseriez-vous, messieurs, d'un particulier qui aurait 1.500 fr. de revenus, qui consacrerait tous les ans à sa culture intellectuelle par les sciences, les lettres et les arts, une somme bien modeste, 5 francs, et qui, dans un jour de réforme, voudrait économiser sur son intelligence six sous ?

Voila, messieurs, la mesure exacte de l'économie proposée. (Nouveau rire) Eh bien, ce que vous ne conseilleriez pas à un particulier, au dernier des habitants d'un pays civilisé, on peut le conseiller à la France !

Je viens de vous montrer à quel point l'économie serait petite ; je vais vous montrer maintenant combien le ravage serait grand.

Pour vous édifier sur ce point, je ne sache rien de plus éloquent que la simple nomenclature des institutions, des établissements, des intérêts que les réductions proposées atteignent dans le présent et menacent dans l'avenir.

J'ai dressé celte nomenclature ; je demande à l'Assemblée la permission de la lui lire, cela me dispensera de beaucoup de développements.

Les réductions proposées atteignent :

Le collège de France,

Le Muséum,

Les bibliothèques,

L'école des chartes,

L'école des langues orientales,

La conservation des archives nationales,

La surveillance de la librairie à l'étranger... (l'orateur s'interrompant) ruine complète de notre librairie, le champ livré à la contrefaçon… .

Je continue : 1

L'école de Rome,

L'école des beaux-arts de Paris,

L'école de dessin de Dijon,

Le conservatoire,

Les succursales de province,

Les musées des Thermes et de Cluny,

Nos musées de peinture et de sculpture,

La conservation des monuments historiques.

Les réformes menacent pour l'année prochaine :

Les facultés des sciences et des lettres,

Les souscriptions aux livres,

Les Subventions aux sociétés savantes,

Les encouragements aux beaux-arts.

En outre (ceci touche au ministère de l'intérieur, mais la chambre me permettra de le dire, pour que le tableau soit complet), les réductions atteignent dès à présent et menacent, pour l'an prochain, les théâtres ; je ne veux en dire qu'un mot en passant : on propose la suppression d'un commissaire sur deux ; j'aimerais mieux la suppression d'un censeur et même de deux censeurs…. (On rit)

Un membre. II n'y a plus de censure !

Un membre à gauche. Elle sera bientôt rétablie !

Le citoyen Victor Hugo. Enfin le rapport réserve ses plus dures paroles et ses menaces les plus sérieuses pour les indemnités et secours littéraires. Oh ! voilà de monstrueux abus ! Savez-vous, messieurs, ce que c'est que les indemnités et les secours littéraires ? C'est l'existence de quelques familles pauvres entre les plus pauvres ; honorables entre les plus honorables. Si vous adoptiez les réductions proposées, savez-vous ce qu'on pourrait dire ? On pourrait dire : Un artiste, un poète, un écrivain célèbre travaille toute sa vie, il travaille sans songer à s'enrichir, il meurt, il laisse à son pays beaucoup de gloire, à la seule condition de donner à sa veuve et à ses enfants un peu de pain. Le pays garde la gloire et refuse le pain.

Voilà ce qu'on pourrait dire et voilà ce qu'on ne dira pas, car, à coup sûr, vous n'entrerez pas dans ce système d'économies qui consternerait l'intelligence et qui humilierait la nation.

Vous le voyez, ce système, comme vous le disait si bien hier notre honorable collègue M. Charles Dupin, ce système attaque tout, ce système ne respecte rien, ni les institutions anciennes, ni les institutions modernes, pas plus les fondations libérales de François Ier que les fondations libérales de la convention. Ce système d'économies ébranle d'un seul coup tout cet ensemble d'institutions civilisatrices qui est, pour ainsi dire, la base du développement de la pensée française.

Et quel moment choisit-on (c'est ici, à mon sens, la faute politique grave que je vous signalais en commençant), quel moment choisit-on pour mettre en question toutes ces institutions à la fois ? Le moment où elles sont plus nécessaires que jamais, le moment où, loin de les restreindre, il faudrait les étendre et les élargir.

Eh ! quel est, en effet, j'en appelle à vos consciences, j'en appelle à vos sentiments à tous, quel est le grand péril de la situation actuelle ? L'ignorance ; l’ignorance plus encore que la misère... (Adhésion), l'ignorance qui nous déborde, qui nous assiège, qui nous investit de toutes parts. C'est à la faveur de l'ignorance que certaines doctrines fatales passent de l'esprit impitoyable des théoriciens dans le cerveau confus des multitudes. Le communisme n'est qu'une forme de l'ignorance. (Très bien !). Le jour où l'ignorance disparaîtrait, les sophismes s'évanouiraient. Et c'est dans un pareil moment, devant un pareil danger qu'on songerait à attaquer, à mutiler, à ébranler toutes ces institutions qui ont pour but spécial de poursuivre, de combattre, de détruire l'ignorance !

Sur ce point, j'en appelle, je le répète, au sentiment de l'Assemblée. Quoi ! d'un côté, la barbarie dans la rue, et de l'autre, le vandalisme dans le Gouvernement ! Messieurs, il n'y a pas que la prudence matérielle au monde, il y a autre chose que ce que j'appellerai la prudence brutale. Les précautions grossières, les moyens de force, les moyens de police ne sont pas, Dieu merci, le dernier mot des sociétés civilisées ! On pourvoit à l'éclairage des villes, on allume tous les soirs, et on fait très bien, des réverbères dans les carrefours, dans les places publiques ; quand donc comprendra-t-on que la nuit peut se faire aussi dans le monde moral, et qu'il faut allumer des flambeaux pour les esprits ! (Approbation et rires.)

Puisque l'Assemblée m'a interrompu, elle me permettra d'insister sur ma pensée.

Oui, messieurs, j'y insiste. Un mal moral, un mal moral profond nous travaille et nous tourmente; ce mal moral, cela est étrange à dire, n'est autre chose que l'excès des tendances matérielles. Eh bien, comment combattre le développement des tendances matérielles ? Par le développement des tendances intellectuelles. Il faut ôter au corps et donner à l'âme.

Quand je dis: Il faut ôter au corps et donner à l'âme, vous ne vous méprenez pas sur mon sentiment. (Non ! non !) Vous me comprenez tous ; je souhaite passionnément, comme chacun de vous, l’amélioration du sort matériel des classes souffrantes ; c'est là, selon moi, le grand, l'excellent progrès auquel nous devons tous tendre de tous nos vœux comme hommes et de tous nos efforts comme législateurs.

Mais si je veux ardemment, passionnément le pain de l'ouvrier, le pain du travailleur, qui est mon frère, à côté du pain de la vie, je veux le pain de la pensée, qui est aussi le pain de la vie ; je veux multiplier le pain de l'esprit comme le pain du corps. (Bruit).

Il me semble, messieurs, que ce sont là les questions qui ressortent naturellement de ce budget de l’instruction publique que nous discutons en ce moment. (Oui ! oui !).

Eh bien, la grande erreur de notre temps a été de pencher, je dis plus ; de courber l’esprit des hommes vers la recherche du bien-être matériel, et de les détourner par conséquent du bien-être religieux et du bien-être intellectuel. (C’est vrai !). La faute est d’autant plus grande que le bien-être matériel, quoi qu'on fasse, quand même tous les progrès qu’on rêve et que je rêve aussi, moi, seraient réalisés, le bien-être matériel ne peut et ne pourra jamais être que le partage de quelques-uns, tandis que le bien-être religieux, c'est-à-dire la croyance, le bien être intellectuel, c'est-à-dire l’éducation, peuvent être donnés a tous. (Approbation).

D’ailleurs le bien-être matériel ne pourrait être le but suprême de l'homme en ce monde qu'autant qu’autant qu’il n’y aurait pas d’autres vies et c’est là une affirmation désolante, c’est là un mensonge affreux qui ne doit pas sortir des institutions sociales. (Très bien !).

Il importe, messieurs, de remédier au mal, il faut redresser, pour ainsi dire, l’esprit de l’homme ; il faut, et c'est à la grande mission spéciale du ministère de l'instruction publique, il faut relever l'esprit de l'homme, le tourner vers Dieu, vers la conscience, vers le beau, vers le juste et le vrai, vers le désintéressé et le grand. C'est là ; et seulement là, que vous trouverez la paix de l'homme avec lui-même, et par conséquent la paix de l'homme avec la société. (Très bien !)

 Pour arriver à ce but, messieurs, que faudrait-il faire ? Précisément tout le contraire de ce qu'ont fait les précédents gouvernements ; précisément tout le contraire de ce que vous propose votre comité des finances. Outre l'enseignement religieux, qui tient le premier rang parmi les institutions libérales, il faudrait multiplier les écoles, les chaires, les bibliothèques, les musées, les théâtres, les librairies ; il faudrait multiplier les maisons d'études, pour les enfants, les maisons de lecture pour les hommes ; tous les établissements, tous les asiles où l'on médite, où l’on s'instruit, où l’on se recueille, où l'on apprend quelque chose, où l'on devient meilleur, en un mot ; il faudrait faire pénétrer de toutes parts la lumière dans l'esprit du peuple, car c'est par les ténèbres qu'on le perd. (Très-bien !)

Ce résultat vous l'aurez quand vous voudrez ; quand vous le voudrez, vous aurez en France un magnifique mouvement intellectuel ; ce mouvement, vous l'avez déjà ; il ne s'agit que de l'utiliser et de le diriger; il ne s'agit que de bien cultiver le sol. La question de l'intelligence, j'appelle sur ce point l'attention de l'Assemblée ; la question de l'intelligence est identiquement la même que la question de l'agriculture (Mouvement).

L'époque où vous êtes est une époque riche et féconde ; ce ne sont pas, messieurs, les intelligences qui manquent, ce ne sont pas les talents ; ce ne sont pas les grandes aptitudes ; ce qui manque, c’est l’impulsion sympathique, c’est l'encouragement enthousiaste d'un grand gouvernement. (C'est vrai !) Ce gouvernement, j'aurais souhaité que la monarchie le fût ; elle n’a pas su l'être. Eh bien, ce conseil que je donnais loyalement à la monarchie (Rires), je le donne loyalement à la République. (Nouveaux rires.)

Je voterai contre toutes les réductions que je viens de vous signaler et qui amoindriraient l'éclat utile des lettres, des arts et des sciences :

Je ne dirai plus qu’un mot aux honorables auteurs du rapport. Vous êtes tombés dans une méprise regrettable, vous avez cru faire une économie d'argent, c’est une économie de gloire que vous faites (Mouvement) ; je la repousse pour la dignité de la France, je la repousse pour l'honneur de la République. (Très bien ! très bien !)

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