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Victor Hugo
Discours à l’Assemblée nationale (1848-1871)

Séance du 30 janvier 1849

 

[...]

 

le citoyen président. J'invite tous les membres de l'Assemblée au silence. On doit écouter M. Victor Hugo comme on a écouté M. Favre.

Le citoyen Victor hugo.....Illimité quant à la souveraineté, limité quant à l'œuvre à accomplir. Je suis de ceux qui pensent que l'achèvement de la constitution épuise le mandat, et que le premier effet de la constitution votée doit être, dans la logique politique, de dissoudre la constituante.

Et, en effet, messieurs, qu'est-ce que c'est qu'une Assemblée constituante? C'est une révolution agissant et délibérant avec un horizon indéfini devant elle. (Nouvelle interruption à gauche.) Plusieurs membres à droite. Attendez le silence !

Le citoyen Victor hugo. Qu'est-ce que c'est qu'une constitution? C'est une révolution accomplie et désormais circonscrite. Or peut-on se figurer une telle chose : une révolution à la fois terminée par le vote de la constitution et continuant par la présence de la constituante ; c'est-à-dire, en d'autres termes, le définitif proclamé et le provisoire maintenu ; l'affirmation et la négation en présence. (Nouveaux rires à gauche. — Vive approbation à droite.) Une constitution qui régit la nation et qui ne régit pas le parlement. Tout cela se heurte et s'exclut.

Je sais qu'aux termes de la constitution vous vous êtes attribué la mission de voter ce qu'on a appelé les lois organiques. Je ne dirai donc pas qu'il ne faut pas les faire ; je dirai qu'il faut en faire le moins possible. Et pourquoi? Les lois organiques font elles partie de la constitution ? participent-elles de son privilège et de son inviolabilité? Oh ! alors votre droit et votre devoir sont de les faire toutes. Mais les lois organiques ne sont que des lois ordinaires ; les lois organiques ne sont que des lois comme toutes les autres, qui peuvent être modifiées, changées, abrogées sans formalités spéciales, et qui, tandis que la constitution, armée par vous, se défendra, peuvent tomber au premier choc de la première assemblée législative. Cela est incontestable. A quoi bon les multiplier, alors, et les faire toutes dans des circonstances où il est à peine possible de les faire viables? Une assemblée constituante ne doit rien faire... (Rires au banc de M. Ledru-Rollin.) qui ne porte le caractère de la nécessité. (L'orateur se tourne vers le banc de M. Ledru-Rollin.) En vérité, monsieur Ledru-Rollin, c'est puérile.

Plusieurs membres à droite. C'est un parti pris d'interrompre.

m. le citoyen denjoy. Il y a quatre ou cinq membres qui interrompent ainsi constamment, ait

Un membre. C'est au banc de M. Ledru Rollin.

Le citoyen Victor hugo. J'invite ces messieurs i vouloir bien écouter en silence. On respecte le droit de tribune en leur personne, ils doivent le respecter dans leurs collègues.

Le citoyen Victor hugo. Je le répète, tout ce que fait une assemblée constituante doit porter le caractère de la nécessité. Et ne l’oublions pas, là où une assemblée comme celle-ci n’imprime pas le sceau de sa souveraineté, elle imprime le sceau de sa faiblesse.

Je dis donc qu’il faut limiter à un très petit nombre les lois organiques que la constitution vous impose le devoir de faire.

J’aborde, pour la traverser rapidement (car dans les circonstances où nous sommes, il ne faut point irriter un tel débat), j’aborde la question délicate que j’appellerai la question d'amour-propre, c'est-à-dire le conflit qu'on cherche à élever entre le ministère et l'Assemblée à l'occasion de la proposition Râteau, Je répète que je traverse cette question rapidement ; vous en comprenez tous le motif, il est puisé dans mon patriotisme et dans le vôtre. Je dis seulement, et je me borne à ceci, que Cette question ainsi posée, que ce conflit, que cette susceptibilité, que tout cela est au-dessous de vous. Les grandes assemblées comme celle-ci ne compromettent pas la paix du pays par susceptibilité ; elles se meuvent et se gouvernent par des raisons plus hautes. Les grandes assemblées, messieurs, savent envisager l'heure de leur abdication politique avec dignité et liberté ; elles n'obéissent jamais, soit au jour de leur avènement, soit au jour de leur retraite, qu'à une seule impulsion, l'utilité publique. C'est là le sentiment que j'invoque et que je voudrais éveiller dans vos âmes. (Très bien ! très bien !)

Je suis donc certain, quoi qu'il arrive, qu'au moment du vote, au moment de ce vote si grave qui doit consterner ou rassurer le pays... (Réclamations à gauche.) Oui, consterner ou rassurer le pays. (Marques d'assentiment à droite.) Je dis que je suis certain qu'aucune considération mesquine ne dominera vos esprits au moment de ce vote si grave, qui, je le répète encore, doit consterner ou rassurer le pays.

J'écarte donc comme renversés par les discussions antérieurs les trois arguments puisés, l'un dans la nature de notre mandat, l'autre dans la nécessité de voter les lois organiques, et le troisième dans la susceptibilité de l'Assemblée en face du ministère.

J'arrive à une dernière objection qui, selon moi, est encore entière, et qui est au fond du discours remarquable que vous venez d'entendre. Cette objection, la voici :

Pour dissoudre l'Assemblée, nous invoquons la nécessité politique. Pour la maintenir, on nous oppose la nécessité politique ; on nous dit : Il faut que l'Assemblée constituante reste à son poste ; il faut qu'elle veille sur son œuvre ; il importe qu'elle ne livre pas l'avenir, qu'elle ne livre pas la constitution à ce courant qui emporte les esprits vers un avenir inconnu.

Et là-dessus, messieurs, on évoque je ne sais quel fantôme d'une assemblée menaçante pour la paix publique ; on suppose que la prochaine assemblée législative (car c'est le vrai point de la question, j'y insiste, et j'y appelle votre attention) , on suppose que la prochaine assemblée législative apportera avec elle les bouleversements et les calamités, et qu'elle perdra la France au lieu de la sauver.

C'est là toute la question, il n'y en a pas d'autre ; car si vous n'aviez pas cette crainte et cette anxiété, vous, mes collègues de la majorité que j'honore et auxquels je m'adresse ; si vous n'aviez pas cette crainte et celle anxiété, si vous étiez tranquilles sur l'esprit de la future assemblée, à- coup sûr votre patriotisme vous conseillerait de lui céder la place.

C'est donc là, à mon sens, le point véritable de la question. Eh bien, messieurs, j'aborde cette objection, c'est pour la combattre que je suis monté à cette tribune. 0n nous dit : savez-vous ce que sera, savez-vous ce que fera la prochaine assemblée législative ? Et l'on conclut des inquiétudes qu'on manifeste qu'il faut maintenir l’Assemblée constituante.

le citoyen jules favre. Je n'ai pas dit un mot de cela !

Le citoyen Victor hugo. Si on ne le dit pas, on le pense, et je réponds à la pensée (Approbation à droite), et c'est mon droit ! (Parlez !)

Le précédent orateur aussi a fait allusion a des pensées qu'on ne dit pas ; j'ai le même droit et j'en use. Eh bien, messieurs, mon intention est de vous montrer ce que valent les arguments comminatoires ; je le ferai en très peu de paroles, et par un simple rapprochement, qui est maintenant de l'histoire, et qui, à mon sens, éclaire complètement toute la question.

Messieurs, il y a moins d'un an, en mars dernier, une partie du Gouvernement provisoire semblait croire à la nécessité de se perpétuer. Des publications officielles placardées au coin des rues affirmaient que l'éducation politique de la France n'était pas faite, qu'il était dangereux de livrer au pays, dans l'état des choses, l'exercice de sa souveraineté, et qu'il était indispensable que le pouvoir qui était alors debout, prolongeât sa durée. En même temps, un parti qui se disait le plus avancé, une opinion qui se proclamait exclusivement républicaine, qui déclarait avoir fait la République, et qui semblait penser que la République lui appartenait…

A droite. Très bien ! très bien !

Le citoyen Victor hugo.... Cette opinion jetait le cri d'alarme, demandait hautement l'ajournement des élections, et dénonçait aux patriotes, aux républicains, aux bon citoyens, l'approche d'un danger immense et imminent, immense danger qui approchait,messieurs,c'était vous (Très bien ! très bien !), c'était l'Assemblée nationale à laquelle je parle en ce moment. (Nouvelle approbation à droite !)

Ces élections fatales qu'il fallait ajourner à tout prix le salut public,et qu'on a ajournées, ce sont les élections dont vous êtes sortis.

Eh bien, messieurs, ce qu'on disait, il y a dix mois de l'Assemblée constituante, on le dit aujourd'hui de l'Assemblée législative. (A droite. Très bien !)

Je laisse vos esprits conclure, je vous laisse interroger vos mémoires, et vous demander à vous-mêmes ce que vous avez été et ce que vous avez fait. Ce n'est pas ici le lieu de détailler tous vos actes ; mais ce que je sais, c'est que la civilisation sans vous eût été perdue, c'est que la civilisation a été créée par vous. Or sauver la civilisation, c'est sauver la vie du peuple. Voilà ce que vous avez fait, voilà comment vous avez répondu aux prophéties sinistres qui voulaient retarder votre avènement.

Messieurs, j'insiste : ce qu'on disait alors de vous, on le dit aujourd'hui de vos successeurs ; aujourd'hui, comme alors fait de l'assemblée future un péril ; aujourd'hui comme on veut ajourner les élections ; aujourd'hui, comme alors on se défie de la France, on se défie du peuple, on se défie du souverain. (Vive approbation à droite.) D'après ce valaient les craintes du passé, jugez de ce que valent les craintes du présent.

On peut l'affirmer hautement, l'Assemblée législative répondra aux prévisions mauvaises comme vous y avez i vous-mêmes par son dévouement au bien public.

Messieurs, dans les faits que je viens de vous citer, rapprochement que je viens de faire, dans beaucoup d'actes que je ne veux pas rappeler, car j'apporte à cette discussion une modération profonde (C'est vrai) ; dans d'autres actes, qui sont dans toutes les mémoires, il n’y a pas seulement la réfutation d'un argument, il y a une évidence il y a un enseignement. Cette évidence, cet enseignement voici : c'est que, depuis onze mois, chaque fois qu'il s’agit de consulter le pays, on hésite, on recule, on cherche des fuyants. (Oui ! oui ! Non! Non !)

le citoyen de la rochejaquelin. On insulte constamment au suffrage universel.

Un membre à gauche. Mais on a avancé l'époque de l’élection du président.

le citoyen yictor hugo. Je suis certain qu’en ce moment je parle à la conscience de l’Assemblée.

Et savez-vous ce qu’il y au fond de ces hésitations ? Je le dirai (rumeurs à gauche. – Parlez ! parlez !) Mon Dieu ! messieurs, ces murmures ne m’étonnent, ni ne m’intimident. (Exclamations).

Ceux qui sont à cette tribune y sont pour entendre des murmures, de même que ceux qui sont sur ces bancs y sont pour entendre des vérités.

Nous avons écouté vos vérités, écoutez les nôtres. (Rumeurs diverses.)

Eh bien, je dirai ce qu'il y avait au fond de ces hésitations, et je le dirai hautement, car la liberté de la tribune n'est rien sans la franchise de l'orateur. Ce qu'il y a au fond de tout cela, de tous ces actes que je rappelle, ce qu'il y a, c'est une crainte secrète du suffrage universel. (A gauche : Allons donc! - A droite : C'est vrai !) Et, je vous le dis, à vous qui avez fondé le Gouvernement républicain sur le suffrage universel, à vous qui avez été longtemps le pouvoir tout entier , je vous le dis, il n'y a rien de plus grave en politique qu'un gouvernement qui tient en défiance son principe.

Il vous appartient et il est temps de faire cesser cet état de choses ; le pays veut être consulté ; montrez de la confiance au pays, le pays vous rendra delà confiance. C'est par ces mots de conciliation que je veux finir. Je puise dans mon mandat ie droit et la force de vous conjurer au nom de la France qui attend et qui s'inquiète... (Exclamations diverses), au nom de ce noble et généreux peuple de Paris qu'on entraîne de nouveau aux agitations politiques... A droite. Oui ! oui !

Une voix à gauche. C'est le Gouvernement qui l'agite !

Le citoyen Victor hugo. Au nom de ce bon et généreux peuple de Paris qui a tant souffert et qui souffre encore, je vous conjure de ne pas prolonger une situation qui est l’agonie du crédit, du commerce, de l'industrie et du travail (C'est vrai !) ; je vous conjure de fermer vous-mêmes, en vous retirant, la phase révolutionnaire, et d'ouvrir la période légale ; je vous conjure de convoquer avec empressement, avec confiance, vos successeurs. Ne tombez pas dans la faute du Gouvernement provisoire. L'injure que les partis passionnés vous ont faite avant votre arrivée, ne la faites pas, tous législateurs, à l'assemblée législative. N'ajournez pas, vous qui avez déjà été ajournés ! (Mouvements divers).

Je suis convaincu que, malgré les interruptions systématiques qui accueillent les paroles des défenseurs de la proposition, cette Assemblée, dans sa sagesse, pèsera toutes les raisons et comprendra la nécessité de fixer à ses travaux un terme précis et prochain. Oui, la majorité comprendra, je n'en doute pas, que le moment est enfin venu où la souveraineté de cette Assemblée doit rentrer et s'évanouir dans la souveraineté de la nation.

S'il en était autrement, messieurs, s'il était possible, ce que, dans mon respect pour l'Assemblée, je suis loin de conjecturer, s'il était possible que cette Assemblée se décidât à prolonger indéfiniment son mandat... A gauche. Personne n'a dit cela!

Le citoyen Victor hugo. Ce que nous voulons, c'est la fixation d'une date. (Rumeurs à gauche.)

Ce que nous voulons, c'est la fixation d'une date ; si c'est là aussi le sentiment de ceux qui m'interrompent, nous sommes d'accord ; mais s'il était possible que cette opinion si sage, et que je me réjouis de voir partagée par mes honorables interrupteurs ; s'il était possible, dis-je, que cette opinion ne prévalût pas ; s'il était possible que l'Assemblée prolongeât indéfiniment. .. (Nouvelles rumeurs à gauche.)

On a toujours permis à un orateur une hypothèse, surtout quand il a commencé par dire que cette hypothèse lui paraissait improbable.

S'il était possible, dis-je, que l'Assemblée prolongeât (vous ne voulez pas indéfiniment, soit), prolongeât un mandat désormais discuté ; s'il était possible qu'elle ne fixât pas de date et de terme à ses travaux ; s'il était possible qu'elle se maintînt dans la situation où elle est aujourd'hui vis-à-vis du pays, il est temps encore de vous le dire : l'esprit de la France, qui anime et vivifie celte Assemblée, se retirerait d'elle. (Réclamations à gauche.)

Cette assemblée ne sentirait plus battre dans son sein le cœur de la nation ; il pourrait lui être encore donné de durer, mais non de vivre. (Rires ironiques à gauche.)

Voix à droite. C'est vrai !

Le citoyen Victor hugo. La vie politique ne se décrète pas.

A droite. C'est vrai !

Le citoyen Victor hugo. Voilà tout ce que je voulais dire. Je termine...

A gauche. Ah! Ah !

A droite. C'est indécent ; ce sont des exclamations d'écolier.

Le citoyen Victor hugo. Je termine en suppliant l'Assemblée constituante de convoquer l'assemblée législative ; de ne pas s'arrêter à ces vaines terreurs que je lui ai signalées et qui retomberaient sur elle-même ; et, quant à moi, je voterai pour le terme possible le plus prochain. (Approbation à droite.) Voix nombreuses. La clôture ! la clôture ! Autres voix. Non ! non !

Le citoyen Victor hugo. On demande la clôture ; je mets la clôture de la discussion aux voix. (Le bureau déclare l'épreuve douteuse.)

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