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Ouverture du colloque « L'anonymat dans la société de l'inform@tion :
fichage et démocratie » au Grand auditorium de la Maison du Barreau,
le mercredi 26 avril 2000

Allocution prononcée par M. Raymond FORNI

Président de l'Assemblée nationale

    Par delà l'apparente contradiction de son intitulé, qui réunit l'information et l'anonymat, votre colloque porte sur un sujet qui est actuel dans les deux sens du terme : Parce qu'il est contemporain, parce qu'il est on ne peut plus réel ; parce qu'il est même la question majeure qu'ont engendrée la naissance et le développement de ce qu'on désignera sous le nom de société, si ce n'est de civilisation, de l'ordinateur.

    Ainsi que vous le rappelez dans le premier de vos thèmes de débat, cette double caractéristique est apparue avec un article de presse remontant à 1974 et qui portait le titre de Safari ou la chasse aux Français. Il faut dire que les inventeurs du programme ainsi mis en cause avaient été bien mal inspirés en lui donnant un tel nom. Pour la petite histoire, il semblerait que sa suspension ait été sur-le-champ décidée par Georges Pompidou lui-même, dans les derniers jours de sa vie.

    Les craintes qui s'étaient manifestées à l'époque sont aujourd'hui bien dépassées, comme est dépassé le 1984 de George Orwell dont la parution en 1949 a dû faire dire à beaucoup que le monde imaginé par l'auteur ne verrait jamais le jour. Nous y sommes et au-delà et c'est pourquoi votre colloque vient à point nommé.

    Pourtant parfaitement protégée des indiscrétions de la presse grâce à l'article 9 du code civil mais aussi par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la vie privée des Français est aujourd'hui menacée de toutes parts et bien davantage que par la publication intempestive d'une photographie ou d'un écho, réel ou supposé, auxquels ne sont en principe exposées que les célébrités du moment.

    A moins de vivre comme Diogène ou comme Siméon stylite, l'homme contemporain est maintenant un individu perpétuellement repérable. Qu'on y songe, en un quart de siècle, ce qui est tout de même peu, on a vu devenir des objets familiers de la vie quotidienne la carte bancaire, la clé électronique, le téléphone mobile et le fameux Internet ; ces objets et systèmes fonctionnant de manière totalement invisibles puisque les transmissions ne nécessitent, du moins pour l'utilisateur, rien d'autre que l'objet lui-même.

    Avec la carte bancaire et les paiements dont elle est la première fonction, on peut connaître vos habitudes alimentaires, vos goûts en matière de loisirs et, pour peu que vous régliez vos péages d'autoroutes avec ce petit rectangle de plastique, la nature de vos déplacements.

    Alors que la vieille horloge pointeuse était la cible des syndicats pour ce qu'elle représentait de soupçon, les clés électroniques désormais requises dans nombre d'entreprises pour aller d'un point à un autre et pas seulement pour vérifier la durée du travail, permettent de savoir à la seconde près les allées et venues des salariés, y compris pour les fonctions les plus intimes. Et la même clé électronique que fournissent nombre d'hôtels à leurs clients, combinée à la carte bancaire dont l'empreinte est souvent prise à l'arrivée, ne va-t-elle pas révéler encore où et quand l'anodin M. Martin a pris des vacances, peut-être pas si anodines que cela ?

    Le téléphone portable repère à la dizaine de mètres près l'emplacement de son utilisateur. On en a constaté l'évidente utilité lors de l'enquête sur l'assassinat du préfet Claude Erignac. Mais ce procédé peut pareillement être employé pour des gens dont l'existence ne justifie pas une telle incursion dans leur vie, privée par hypothèse. La problématique est connue. Comment identifier les délinquants sans menacer les honnêtes gens ? On serait tenté de dire : sécurité ou liberté ? Qui peut répondre de manière péremptoire ?

    La description qui précède aurait suffi à donner sa raison d'être à votre colloque si n'était, en outre, apparu un nom qui est aussi répandu que récent : Internet. Et ce phénomène est devenu tellement omniprésent, dans les conversations, les publicités, sans oublier les bourses de valeurs et leurs formidables coups d'accordéon, qu'on pourrait se demander comment la vie était possible auparavant. Etant ici redit que « auparavant », c'était un système de communication de l'armée américaine...

    Comment, pourtant, ne pas saluer une technique de transmission qui se joue instantanément de tout : des distances, des horaires, ou même des mouvements sociaux. Faire passer en un éclair un message à l'autre bout de la terre, commander une machine à laver sur le coup de trois heures du matin, consulter un dictionnaire franco-lapon, découvrir où est à vendre une édition princeps de l'Eloge de la folie et connaître tous les détails de la vie d'Erasme ; toutes ces choses insensées il y a encore cinq ans sont aujourd'hui à la portée du premier venu.

    Mais pas sans contrepartie, sans même que l'on sache, à l'heure où je m'adresse à vous, quelle est l'étendue de cette contrepartie et les périls qu'elle recèle. Les renseignements à ce sujet sont encore incomplets et éparpillés. Il y a plus de questions que de réponses, en tout cas disponibles.

    Au-delà même de la sécurité des paiements, quel usage le commerçant «en ligne » fait-il des informations que le client donne sur lui-même : l'adresse, la nature et le montant de la commande, pourquoi pas l'âge et la profession, la composition de la famille, que sais-je encore ? Qu'en est-il de ces cookies, qui ont cessé de n'être que des gâteaux et qui s'approprient à l'insu des intéressés des informations qui les concernent ? Leurs habitudes sur la Toile, leurs interlocuteurs favoris et jusqu'au contenu de leurs conversations. Sans oublier ce cookie gigantesque qui a nom Echelon et qui ravale Big Brother aux rangs d'un valet de comédie qui écoute aux portes.

    Le bref panorama que je viens de tracer devant vous nous fournit la description non pas apeurée mais réaliste d'une société incontestablement plus pratique que naguère, mais exactement effrayante si elle se développe sans contrepoids. La société de l'information n'a pas encore trouvé son Montesquieu. L'homme devient une espèce d'objet de laboratoire et les outils de communication sont autant de microscopes qui l'épient.

    Y a-t-il, pour contrebalancer le caractère désormais constamment repérable de l'individu, ce qu'il dit, ce qu'il écrit, ce qu'il fait et, pourquoi pas ? au travers des livres qu'il commanderait, ce qu'il pense, des outils dont on puisse attendre davantage que les effets d'un placebo ?

    Pour la France, bien sûr, mais vieille de vingt-deux ans par rapport à une situation inimaginable à l'époque, la loi du 6 janvier 1978 sur l'Informatique et les Libertés. Ce n'est pas devant vous que je vais en rappeler le contenu. Mais la récente enquête de la Commission a montré qu'il était plus d'un site d'importance, y compris du secteur public, pour se soustraire aux obligations de la loi portant sur ces éléments essentiels que sont la déclaration de son existence, le droit d'accès et le droit de rectification de ses usagers.

    Le deuxième outil, c'est la directive européenne du 24 octobre 1995 qui doit bientôt être introduite dans le droit interne français.

    Enfin, je me suis interrogé sur le secours que pourraient apporter, à la liberté des individus vis-à-vis de la société informatique, les récents textes sur la cryptologie, autrement dit, si je me réfère à l'article 28-I de la loi du 26 juillet 1996, les « prestations visant à transformer, à l'aide de conventions secrètes, des informations au signaux clairs en informations ou signaux inintelligibles pour des tiers ».

    Jusqu'à une époque récente, le cryptage était un privilège de l'Etat, en particulier dans des situations que je vous laisse deviner. Des décrets du 24 février 1998, des arrêtés du 13 mars 1998, des décrets et des arrêtés du 17 mars 1999 autorisent dorénavant les particuliers (personnes physiques ou groupements) à recourir à ce procédé. Est-ce là le remède aux dangers de la société informatique ? C'est au moins une piste.

    Ces dangers, vous le savez comme moi, votre colloque en est la preuve, sont, à titre principal, l'absence d'anonymat, le défaut de confidentialité du message (privé ou commercial) ; enfin, et c'est peut-être le plus grave à mes yeux, le repérage ; ce que l'on appelle d'un mot en forme de barbarisme la « traçabilité ». Si cette dernière est nécessaire pour les aliments, je doute qu'il doive en aller de même pour les comportements humains, à plus forte raison si on veut a priori les tenir pour innocents.

    Or, si une conversation, une consultation de site, un achat ne peuvent à eux seuls définir un individu, le profiler, comme on dit, leur rassemblement le permet. Un tel espionnage, s'il faut appeler un chat un chat, ne va plus être le fait des héritiers de Fouché, mais plutôt du monde commercial prospecteur de clients, ou de simples petits curieux, ces pirates que les Anglo-saxons nomment hackers ; le danger, ce ne sont plus les fameux RG, c'est la World Company ; tout le monde et personne, un démiurge, un Léviathan qu'aucune consultation électorale ne viendrait jamais troubler. Je vous renvoie sur ce point à un article publié dans le journal « Le Monde » du 18 avril 2000, d'une précision hallucinante, sur le fichage des consommateurs par les publicitaires.

    Je veux, cependant, croire que nous n'en sommes pas là. Des travaux comme les vôtres sont de nature à empêcher que se produise une telle catastrophe. Mais, en matière de libertés tout particulièrement, mieux vaut prévenir que guérir. Comme le dit un héros des Damnés de Visconti qui va bientôt devoir fuir les nazis : « cela ne sert à rien d'élever la voix quand il est trop tard ».

    Bon courage pour cette journée et qu'elle ait le plus grand écho.