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Conférence des Présidents des assemblées parlementaires européennes
le vendredi 5 mai 2000 dans l'hémicycle du Conseil de l'Europe - Bruxelles

Allocution de M. Raymond FORNI,

Président de l'Assemblée nationale

La réflexion que nous engageons ne saurait se dérouler dans une enceinte plus adaptée que celle du Conseil de l'Europe. Le Conseil de l'Europe est sans doute le premier producteur de normes européennes puisqu'en un demi-siècle, il a élaboré 175 conventions juridiquement contraignantes, liant les Etats membres, et créé un véritable espace normatif à l'échelon paneuropéen.

Ces textes portent non seulement sur les droits de l'homme et les principes de l'Etat de droit, mais aussi sur de très nombreux secteurs de la vie sociale et culturelle. Cette _uvre impressionnante n'est pour autant jamais achevée, compte tenu de l'évolution des situations, des retombées des nouvelles technologies, des avancées scientifiques et de leurs incidences sur la vie humaine. Le Conseil de l'Europe ne néglige aucun de ces domaines émergents ou déjà classiques du droit, par exemple la bioéthique ou le droit des nouvelles techniques de l'information.

Cette action normative du Conseil de l'Europe a d'ailleurs une portée régulatrice et simplificatrice puisque ses conventions se sont substituées à des myriades d'accords bilatéraux. Cependant, nous avons aujourd'hui le sentiment, justifié, de nous heurter à des problèmes aigus de multiplication et de complexité des normes. Ces problèmes existent dans chacun de nos Etats, dans chacune des organisations européennes (je citerai simplement l'exemple de la reprise de l'acquis communautaire par les pays candidats à l'adhésion à l'Union européenne, qui représente 80 000 pages de texte), enfin la coexistence de plusieurs systèmes de références (Conseil de l'Europe, Union européenne, OSCE) qui n'ont pas la même sphère d'application (les 15, les 41, les 54). N'oublions pas enfin les normes à vocation universelle élaborées par les Nations Unies.

Ces systèmes ne sont pas en principe concurrents, et ils puisent leur inspiration dans le même corpus de valeurs. Ils ne sont pour autant pas à l'abri de doubles emplois voire de contradictions.

Certes la complexité est la caractéristique des sociétés contemporaines, et le droit reflète l'état de la société. Le développement de normes toujours plus nombreuses et différenciées est en quelque sorte fatal. Pour ce qui est de l'Europe, la diversité des institutions qui y font le droit est un héritage des vicissitudes historiques, qu'il serait impossible voire téméraire de prétendre effacer d'un trait de plume. La situation que nous constatons a donc ses justifications.

Nous savons aussi que l'excès de droit vaut mieux que l'absence de droit, et qu'il est préférable d'avoir à déplorer trop de normes et de procédures plutôt que l'absence ou l'insuffisance de références ou d'outils juridictionnels. Au fond, l'existence de plusieurs textes, de plusieurs voies de recours, peut renforcer la protection du citoyen européen.

Tout en étant conscients des causes de la situation actuelle, et même de ses vertus un peu paradoxales, nous ne devons pas nous résigner à ses inconvénients. La prolifération du droit peut tuer le droit, pour des raisons matérielles : juxtaposition voire antinomie des règles et des procédures, conflits de compétences, éventuelles divergences de jurisprudence. Elle a aussi des effets négatifs sur l'opinion que se font les citoyens sur la clarté, l'efficacité, l'accessibilité de cet univers juridique. Ils éprouvent trop souvent des difficultés à pénétrer des arcanes qui laissent parfois perplexes les spécialistes eux-mêmes. Leur réaction peut être de désintérêt voire de soupçon. A l'extrême, ils pourraient perdre confiance dans l'Etat de droit européen qui se construit depuis des décennies.

En tant que législateurs, nous éprouvons tous cette préoccupation à l'échelon national. Nos Parlements, par des méthodes diverses, codification et autres, s'efforcent d'y trouver remède. Les Parlements de l'Union européenne ont entrepris une réflexion sur la simplification législative, à l'initiative de notre collègue italien L. Violante.

Au niveau de l'Europe, comment traiter le problème, je dis bien traiter et non pas résoudre, car je ne crois pas que dans le système démocratique, ouvert et pluraliste qui est le nôtre, il puisse y avoir un droit figé et monolithique ?

Il ne peut pas y avoir de répartition des compétences ratione materiae, ce serait limiter, selon les cas, les souverainetés des Etats ou les prérogatives des organisations multilatérales. Les partages de compétences sont donc inévitables.

Compte tenu de ces éléments, deux voies me semblent donc devoir être privilégiées.

La première approche se concentre sur le contenu des normes européennes. Elle vise à l'harmonisation le fond.

Sous cette rubrique je voudrais évoquer un sujet d'actualité dont je sais qu'il suscite des interrogations dans cette assemblée. Je veux parler de l'élaboration d'une Charte des droits fondamentaux par l'Union européenne. Il est bien connu que la solution alternative, l'adhésion de la Communauté et de l'Union à la convention du Conseil de l'Europe, se heurtait à des obstacles institutionnels. L'option retenue, consistant à bâtir une charte propre à l'Union, a une portée juridique qu'il ne faut pas majorer ou mal interpréter. Du point de vue juridique en effet, la référence aux droits fondamentaux a été admise depuis longtemps par la Cour de justice des communautés européennes. D'autre part la décision du Conseil européen lançant l'élaboration de cette charte se réfère explicitement aux textes du Conseil de l'Europe - convention des droits de l'homme et charte sociale - et à ses procédures : il n'y a donc aucune volonté de rupture, mais bien l'affirmation d'une continuité.

Cette initiative constitue plutôt une innovation politique : alors que la construction européenne a été axée pendant des décennies, jusqu'à l'union économique et monétaire, sur la réalisation d'un grand marché, les Etats membres de l'Union européenne ont désormais admis qu'un projet authentiquement politique devait être fondé sur l'énonciation de valeurs. Cette démarche est donc une sorte d'hommage à l'esprit qui inspire le Conseil de l'Europe depuis sa naissance.

La convergence sur le fond, qu'il nous appartient de favoriser, doit faciliter ce que j'appellerai la gestion de la pluralité, la coexistence des instances et des compétences. La recherche de cette cohérence interne passe, là encore, par la concertation et l'échange. Les parlementaires de toute l'Europe ont une responsabilité particulière en la matière et un rôle éminent à jouer dans ce processus.

L'orientation que je propose vise en définitive à concilier un indispensable pragmatisme avec la foi dans le droit et dans l'unité européenne qui, j'en suis sûr, nous anime tous.