Accueil > Archives de la XIe législature > Discours de M. Raymond Forni, Président de l'Assemblée nationale

Congrès de la Ligue des Droits de l'Homme
« La peine de mort aux Etats-Unis »
à l'Assemblée nationale le samedi 10 juin 2000

Discours de M. Raymond FORNI,

Président de l'Assemblée nationale

Cent deux ans après la création de votre Ligue pour soutenir Emile Zola et son fameux J'accuse ; en dépit de la naissance d'un discours humanitaire qui sait faire entendre sa voix d'un bout à l'autre de la planète, la lutte pour la défense des droits de l'homme n'a pas cessé d'être une impérieuse nécessité dans tous les domaines et jusque dans les pays qui méritent pourtant le nom de démocratie ; à commencer par le plus riche et le plus puissant d'entre eux, et chacun pense alors aux Etats-Unis.

Car il y a une tache sur l'image prestigieuse des Etats-Unis d'Amérique ! Ce n'est plus l'esclavage, ce n'est plus la ségrégation raciale organisée, c'est la peine de mort. Injection, fusillade, électrocution, gazage, pendaison ; au pays de l'innovation, l'invention est aussi au service de la mort. L'an passé, quatre-vingt-dix-huit personnes ont ainsi été légalement assassinées ; cependant que quelque trois mille six cents autres sont exposées au même sort dans les trop célèbres couloirs de la mort.

L'espoir qu'avait suscité l'arrêt de 1972 Furman contre Géorgie ne dura guère. L'Etat de Géorgie ayant, si l'on ose dire, donné une apparence décente à la peine capitale et à son prononcé, la Cour suprême décide, dès 1976, que celle-ci n'est plus contraire au Huitième Amendement qui proscrit les « châtiments cruels ou anormaux ».

Forte de cela, sans doute, la peine de mort, là-bas, ne recule pas, elle progresse : en nombre et quant à son champ d'application. Alors qu'aucune exécution n'avait eu lieu depuis 1967, on en constate deux en 1982, dix-huit en 1986, trente et une en 1994, soixante-quatorze en 1997. Demain, combien ?

Les mineurs au moment des faits, les malades mentaux avérés, nulle catégorie n'est épargnée alors que le discernement du criminel au moment de son acte est plus que douteux. Les noirs, bien au-delà de ce qu'ils représentent par rapport à l'ensemble du peuple américain, composent à 35 % cette population des couloirs de la mort qui attend pendant des années d'être fixée sur son sort.

Il a été calculé qu'un condamné à mort demeurait en moyenne neuf ans dans les antichambres de la chaise électrique, du gibet, du peloton d'exécution, ou de la médecine qui tue. Temps gagné sur la mort ou forme particulièrement subtile de la torture morale et physique ?

Etrange pays que celui où la religion est omniprésente, sinon obsédante, où la confiance en Dieu figure sur les billets de banque, où le nouveau Président prête serment sur la Bible, mais où la rédemption n'a pas droit de cité.

Certains auront vécu vingt-deux ans dans ces conditions et le célèbre Caryl Chessman lutta douze ans au moyen de ces procédures aussi méticuleuses que souvent vaines avant d'être gazé un 2 mai 1960 sur le coup de 10  heures 3 et de mourir neuf minutes plus tard. Peu importait qu'il fût devenu, entre sa condamnation et ce jour-là, un écrivain reconnu. Peu importait que l'homme qu'on tuait n'ait évidemment plus été celui qui avait été condamné. Force devait rester à cette forme contemporaine du sacrifice humain. Pour apaiser quels dieux ? Pour rassasier quelles foules ? A cet instant, non sans émotion, je me rappelle cette forme d'exorcisme que constitua la mise à mort d'Ethel et Julius Rosenberg en 1953.

Cette pratique forcenée de l'exécution capitale et qui se promet de beaux jours a-t-elle seulement fait reculer le crime et de manière significative ? L'accroissement vertigineux du nombre de ces exécutions et des occupants des couloirs de la mort en apporte la sinistre preuve contraire et ce n'est pas dans l'Europe abolitionniste, mais bien en Amérique, que se produisent ces sanglantes fusillades, venues d'on ne sait où et accomplies on ne sait pourquoi ; dues même parfois à des meurtriers à peine sortis de l'enfance.

Cela ne saurait nous faire taire, mais je dois reconnaître que la France n'est pas la mieux placée pour faire la leçon. Notre pays n'a-t-il pas été le dernier d'Europe occidentale à bannir la peine de mort de ses prétoires ? Il a fallu en effet attendre ce jour de mars 1981 où François Mitterrand annonça que, s'il était élu, il abolirait la peine capitale pour savoir qu'on apercevait peut-être la fin de cette barbarie, ─ qui disparut effectivement par la loi du 9 octobre 1981 que fit voter Robert Badinter et dont j'ai eu l'immense honneur d'être le rapporteur devant l'Assemblée nationale.

Les crimes de sang en ont-ils augmenté pour autant ? Les chiffres ne le démontrent pas. Avant et après l'abolition on ne voit pas que la courbe de criminalité soit affectée, en bien ou en mal, par la suppression de la peine de mort. C'est ma conviction et celle de beaucoup, la peine de mort n'est pas un outil pertinent contre le crime, elle n'est qu'un symbole, parmi les pires de ceux que croient devoir se donner les sociétés.

Ce symbole-là, hélas ! en dépit même des multiples erreurs judiciaires constatées outre-Atlantique et parfois pour innocenter un mort, les Etats-Unis ne veulent manifestement pas y renoncer. Le New York Times a beau entamer une audacieuse campagne contre la peine de mort, ce débat d'une si haute portée philosophique n'a aucune place dans le combat qui oppose le candidat républicain et le candidat démocrate dans la course à la Maison Blanche. On sait ce que peut en penser le premier, gouverneur de cet Etat du Texas où un condamné est exécuté toutes les trois semaines, où cent vingt et une personnes ont subi une telle fin depuis cinq ans qu'il est au pouvoir. Et que l'on ne vienne pas faire valoir le sursis, de trente jours ! qui vient d'être concédé à un condamné à mort. On sait ce que vaut un sursis dans les couloirs de la mort.

Face à cette sauvagerie, qu'a dit, qu'a fait, que propose le candidat démocrate ? Rien. Un silence gêné ou une approbation tacite de l'adversaire ?

Comme si dans ce pays pétri de religiosité, l'Etat, les Etats qui le composent étaient, eux, affranchis de l'obligation de respecter le cinquième Commandement qui énonce depuis Moïse : « Tu ne tueras point ». Comme si ce pays qui prétend guider le monde voulait ignorer comment le monde évolue et même s'opposer à son évolution.

Alors que déjà cent dix des cent quatre-vingt-cinq pays de l'ONU ont rejeté la peine de mort, comment interpréter autrement l'attitude des Etats-Unis, joignant leur voix à celle de la Chine contre une résolution de l'Union européenne demandant que la commission des droits de l'homme des Nations unies vote l'abolition universelle de la peine de mort ? Comme si les Etats-Unis éprouvaient de la fierté d'être la dernière des démocraties occidentales à maintenir la peine de mort vivante.

*

* *

On s'en voudrait cependant d'abandonner tout espoir. On voudrait pouvoir se raccrocher à l'idée qu'il se trouve quand même aux Etats-Unis une douzaine d'Etats qui ne recourent pas à la peine capitale ; sans que, pour autant, le crime y règne en maître. La campagne engagée, je l'ai dit, par le grand quotidien le New York Times peut faire des émules. Les sondages feraient apparaître une décrue des partisans de la peine de mort. Le New Hampshire, l'Illinois s'engagent sur la voie de l'abolition. Leurs populations n'y sont probablement pas plus favorables que dans d'autres Etats. Mais ces deux-là, sachant que l'abolition a, toujours et partout, été décidée contre les opinions publiques (encore récemment en Pologne) mettent en pratique ce qui devrait être la qualité première d'un gouvernant : le courage.

Nous devons aider ces précurseurs avec détermination, nous devons continuer à agir pour que soit sauvée la vie de Moumia Abou Djamal dont la condamnation à mort remonte à 1982. Nous devons être la mauvaise conscience de l'Amérique pour que, enfin, elle ne soit plus le mouton noir des démocraties occidentales. Nous devons l'aider contre elle-même.

Vous, Mesdames et Messieurs les membres de cette Ligue des Droits de l'Homme qui a tant fait depuis un siècle pour que triomphent les libertés, une mission supplémentaire s'offre à votre énergie. Elle est immense. Elle sera longue et difficile. Elle est à la mesure de votre Histoire.