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Ouverture du forum « Quelle sécurité pour les consommateurs européens ? »
organisé à l'Assemblée nationale le mercredi 14 juin 2000

Discours de Monsieur Raymond FORNI,

Président de l'Assemblée nationale

Je suis particulièrement heureux d'ouvrir ce colloque, consacré à une question essentielle parce qu'elle porte sur la sécurité des consommateurs européens.

Heureux, non seulement parce qu'il est organisé par mon ami Alain BARRAU, Président de la délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne, mais aussi parce que cela me ramène deux années en arrière, du temps où je pouvais encore rapporter des textes devant la représentation nationale.

Je ne peux évidemment passer sous silence le fait que je me suis intéressé de près aux questions de la sécurité des consommateurs européens d'aujourd'hui et de demain puisque j'ai été le quatrième (!) rapporteur du texte destiné à transposer la directive du 25 juillet 1985 sur la responsabilité du fait des produits défectueux.

Il faut d'ailleurs rendre hommage une fois de plus à l'Europe qui a pris conscience très tôt des problèmes que pouvaient poser les produits fabriqués par l'homme à une époque de technicité croissante. Je rappellerai seulement que la Directive est l'héritière de la Convention du Conseil de l'Europe du 27 janvier 1977 sur la responsabilité des produits en cas de lésions corporelles ou de décès dont l'élaboration avait même commencé en 1972.

Je ne reviendrai pas sur les multiples raisons qui ont retardé de près de dix ans la transposition de cette directive de 1985 dans notre droit interne, retard qui a même conduit à la condamnation de notre pays par la Cour de justice des communautés européennes le 13 janvier 1993. C'est dire si la Commission européenne a suivi de très près les progrès de la navette parlementaire en fonction de laquelle elle s'apprêtait ou non à condamner la France pour non-exécution de l'arrêt de la Cour.

Je ne rappelle pas ces faits pour le plaisir masochiste de souligner le retard que notre pays met trop souvent à transposer les directives européennes, Alain BARRAU le sait mieux que moi-même, mais pour souligner que l'Union européenne a été particulièrement attentive à la sécurité des consommateurs européens.

En effet, on a pu croire un temps que le développement industriel quantitatif était l'unique horizon, voire l'unique ambition de la Communauté économique européenne. Et il est vrai qu'on a tendance à oublier aujourd'hui les considérables besoins que les Européens avaient à satisfaire au lendemain de la Seconde guerre. La politique agricole commune, la mise en oeuvre de politiques industrielles autour des noyaux durs du charbon et de l'acier ont permis de les satisfaire.

Mais il est certain que le prodigieux développement industriel de masse qui a investi tous les secteurs, et particulièrement celui de l'alimentaire, a conduit à poser les questions non plus seulement en termes quantitatifs mais aussi qualitatifs.

Produire certes, mais pourquoi, pour qui, à quelles conditions, et en prenant quels risques ? Telles sont les questions qui ont émergé progressivement à cause, je ne dis pas grâce évidemment, d'un certain nombre d'événements dramatiques, celui de la Dioxine par exemple, de la listéria, de l'amiante plus récemment, ou de véritables catastrophes comme celles de Tchernobyl ou du sang contaminé par le virus HIV.

La prise de conscience des peuples a été progressive mais radicale et il faut rendre hommage à certains groupes ou associations qui ont posé la question du risque dans une société industrielle. Bien entendu la croissance du PIB est un élément fondamental pour réaliser le plein emploi mais il convient également que celle ci n'apporte pas la mort et la désolation au moment où on croit que le progrès nous fait vivre.

Je crois que les citoyens des pays les plus industrialisés, mais pas seulement eux, même s'ils sont les plus concernés, n'acceptent plus l'idée de catastrophes qui emporte avec elle celle que personne ne serait responsable et qu'il faudrait inévitablement faire sa part à la fatalité. Il ne peut plus y avoir de risque sans responsabilité.

Les risques, ce sont d'abord les comportements qui les engendrent. Si l'on regarde l'évolution du droit pénal et notamment l'idée de mise en danger délibérée d'autrui de l'article 223-1 du code pénal, on s'aperçoit que la circulation routière offre un grand nombre d'exemples de comportements à risques qui doivent être poursuivis. Un accident de voiture ne saurait être considéré comme une fatalité. Quand on sait quelles en sont les causes les plus fréquentes, et à quels risques elles exposent, il convient de poursuivre les responsables sans faiblesse. De même l'article 121-3 du même code fait de l'imprudence, de la négligence ou du manquement à un obligation de prudence ou de sécurité un délit.

Cela veut dire clairement que la frontière devient extrêmement ténue, dans une société comme la nôtre, entre le risque acceptable au regard des sciences et des techniques et l'imprudence ou la négligence punissables. Et il n'est pas évident que le droit pénal puisse être circonscrit de telle façon qu'il n'appréhende que ceux qui ont commis des fautes pénales. On vient de le voir dans la mobilisation d'un certain nombre d'associations de victimes à l'égard de la proposition de loi de M. le sénateur FAUCHON.

Les risques, ce sont aussi les produits qui les font courir aux consommateurs. A supposer que l'on veuille en tout état de cause limiter la responsabilité pénale à ceux qui ont vraiment commis des fautes de comportement, il est impératif que les mécanismes de réparation civile puissent être mis oeuvre facilement lorsque les citoyens sont exposés à des produits défectueux qui peuvent tuer ou blesser. Dans ce domaine, pas plus que dans celui des comportements, il ne saurait y avoir de fatalité.

Je crois que c'était précisément l'ambition de la loi du 19 mai 1998 que d'affirmer, comme le faisait le deuxième considérant de la directive qu'elle transposait, que "seule la responsabilité sans faute des producteurs permettrait de résoudre de façon adéquate le problème, propre à notre époque de technicité croissante, d'une attribution juste des risques inhérents à la production technique moderne".

D'où l'affirmation capitale du nouvel article 1386-1 du code civil que "le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu'il soit lié ou non par un contrat avec la victime".

D'une part, cette affirmation écarte toute différence entre les demandeurs, qu'ils soient acheteurs d'un bien ou non. Elle protège donc tous les consommateurs; d'autre part, elle se borne à exiger de la victime qu'elle établisse l'existence d'un défaut du produit et le lien de causalité entre ce défaut et le dommage dont elle est victime. Elle n'exige donc pas de prouver une faute.

Bien entendu les expressions retenues par le code civil qui transpose celles de la directive peuvent paraître imprécises. Je suis certain que dans vos débats vous vous interrogerez par exemple sur la notion de causalité.

La jurisprudence ira-t-elle jusqu'au point de considérer, comme aux Etats-Unis, qu'une simple implication d'un produit dans un dommage équivaut à un lien de causalité? Ou encore, que faut-il entendre par le défaut d'un produit ? Peut on aller plus loin que la sécurité à laquelle il faut raisonnablement s'attendre ? Peut-on soutenir qu'un produit inefficace, c'est à dire celui qui ne remplit pas la fonction qu'on attendait de lui, est défectueux ? Ne serait-ce pas aller trop loin ?

Je ne veux pas anticiper sur tous ces débats mais je veux seulement souligner que de nombreuses et difficiles questions n'ont pas encore trouvé de réponses . D'ailleurs le Livre vert de la Commission européenne en date du 28 juillet 1999 cherche à établir un premier bilan de la directive de 1985 en se demandant, par exemple, s'il ne convient pas d'alléger les modalités de la charge de la preuve qui pèse sur les victimes du caractère défectueux des produits et du lien de causalité entre les défauts et le produit.

Il y a certainement de bonnes raisons de permettre aux victimes de prouver plus facilement pour être indemnisées dans de meilleurs conditions. Mais il y a aussi un risque qui résulte d'une trop grande judiciarisation de la société.

En conclusion,

et avant de laisser place à vos travaux, je crois qu'il y a un équilibre extrêmement difficile à trouver entre la prudence et le risque assumé.

Prudence, au sens où il convient de redécouvrir cette antique vertu qui permet aux hommes de mesurer les avantages et les inconvénients d'un produit ou d'une action avant de le mettre sur le marché ou de l'entreprendre.

Risque assumé aussi, sinon on stériliserait l'innovation et le progrès technique dont les anciens disaient aussi qu'il pouvait être le meilleur comme le pire.

Disons alors, parce que je ne l'ai pas encore prononcé, mais je sais qu'il le sera entre vous, qu'entre la prudence qui s'apparenterait à de la timidité et le risque qui serait de l'aveuglement, il y a la précaution.

Je souhaite à vos travaux la richesse que l'on peut en attendre des éminents spécialistes qui sont ici réunis.