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Ouverture du colloque franco-allemand
« L'avant-garde européenne, un nouveau centre de gravité pour l'Europe »
le jeudi 29 juin 2000 à l'Assemblée nationale

Discours de M. Raymond FORNI,

Président de l'Assemblée nationale

    Messieurs les Présidents,

    Mesdames, Messieurs,

    Chers collègues et amis,

    Je voudrais d'abord remercier très sincèrement la Fondation Friedrich Ebert, Europartenaires et le Club Témoin, de s'être associés pour organiser ce débat à l'Assemblée sur un thème majeur, qui concerne l'avenir politique de l'Europe. Je n'ai pas besoin de souligner auprès de vous l'urgence de cette réflexion. Je me réjouis du caractère franco-allemand de cette initiative. On assiste depuis quelque temps à la relance du dialogue et de l'entente entre Paris et Berlin, comme en témoigne le discours du Président de la République au Reichstag.

    Je souscris personnellement au souci qui vous inspire. Il faut donner à l'Europe les moyens d'approfondir son identité, de clarifier ses finalités, d'affirmer plus fortement son sens et son rôle tant vis à vis des citoyens européens que de ses partenaires extérieurs.

    Par quels moyens ? Au vu de l'expérience des années écoulées, dans le contexte de l'élargissement, qui va modifier les équilibres actuels, l'idée de former une avant-garde parmi les Quinze, centrée sur l'Allemagne et la France, a acquis une certaine audience. Nous connaissons bien les idées émises, dans cette perspective, par MM. Lamers et Schaüble, par le chancelier Schmidt et le Président Giscard d'Estaing et par notre ami Jacques Delors.

    L'objectif est clair : il s'agit de préserver la dynamique politique de l'Europe. Sur ce point, nul n'a de doute, en tout cas pas vous et pas moi. C'est comme toujours l'exécution qui est difficile.

    La question sur laquelle nous nous penchons aujourd'hui peut et doit être formulée clairement : faut-il créer au sein de l'Union une association plus restreinte de pays qui serait non seulement destinée à faciliter la réalisation de projets communs à ces pays, mais aussi structurée par des institutions spécifiques, puisque telle est bien la définition de ces projets, notamment de celui de Jacques Delors ? Inutile de vous dire que je serais prêt à répondre oui avec enthousiasme si j'étais convaincu que c'était là le meilleur, voire le seul moyen de préserver la construction européenne de la dilution. Mais je dois vous avouer que je ne suis pas pleinement convaincu.

    1) En premier lieu, je voudrais relever que le lancement d'une avant-garde risque d'être une initiative hasardeuse si toute l'armée n'est pas en ordre de bataille. Il faut être sûr de ses arrières.

    Nous n'en sommes pas là. Pour parler un peu brutalement, je dirai : avant de songer à un traité dans le traité, nous avons d'abord le devoir de nous occuper du traité ou plutôt des traités existants, qui ont bien besoin de nos soins.

    Il est superflu d'insister sur la complexité des textes qui régissent l'Union et la Communauté. Ce qu'il faut bien appeler leur confusion n'est pas pour rien dans certaines réticences des opinions. Les travaux de l'Institut européen de Florence ont montré que l'essentiel des traités pourrait être contracté en une centaine d'articles. Ce travail de synthèse pourrait aboutir à la mise au net d'un « traité fondamental », possible préfiguration d'une Constitution de l'Union, dont la Charte des droits pourrait être le préambule.

    Si cette tâche ne peut être accomplie pendant l'actuelle conférence intergouvernementale, il faudra s'y atteler aussitôt après. On devine bien qu'un simple travail de codification et d'ordonnancement juridique, quelque indispensable qu'il soit, ne suffira pas. Au-delà de l'indispensable adaptation des institutions, objet de la CIG en cours, il faudra bien s'attaquer à leur refonte.

    Les axes en sont clairs : mieux distinguer les fonctions législative et exécutive, réformer l'exécutif européen, en renforçant la dimension politique de sa désignation et de sa responsabilité, affirmer la personnalité et le rôle du Parlement européen, en l'élisant sur des listes européennes. Il conviendrait également de favoriser un dialogue permanent avec les Parlements nationaux, et de clarifier la répartition des compétences entre l'Union et les Etats membres.

    Avant de lancer, le cas échéant, une avant-garde, il me paraît donc prioritaire de travailler sur le tronc commun, de consolider le socle. Cet impératif ne doit pas échapper aux tenants de l'avant-garde.

    2) J'en viens maintenant à une deuxième série de considérations. Beaucoup de difficultés constatées ou redoutées sont attribuées à l'élargissement. C'est la nécessité d'adapter l'Union à l'élargissement qui a justifié la convocation de la CIG. C'est aussi l'élargissement qui sert d'argument aux tenants de l'avant-garde. Je cite Jacques Delors : « Personne ne peut croire qu'une Europe à trente voire plus puisse se donner comme objectif crédible la réalisation pleine et entière des traités de Maastricht et d'Amsterdam ».

Je dirai pour ma part que l'élargissement a bon dos.

    En effet, jusqu'à maintenant, les élargissements successifs ont toujours paru a priori plus difficiles qu'ils ne l'ont été en fait. Je ne veux pas dire par-là qu'il faut minimiser les incertitudes de l'élargissement ni en accélérer indûment le rythme, mais je tiens à souligner que l'optimisme n'est pas condamné d'avance par l'expérience.

    Ensuite, pour ce qui est de l'avenir de l'Europe, s'il est vrai que le nombre est un problème en soi, il faut reconnaître franchement que les lignes de clivage ne passent pas entre actuels et futurs membres : elles passent déjà entre les membres actuels de l'Union. Les débats au sein de la CIG, après d'autres, montrent bien que les Quinze ne partagent pas la même philosophie européenne. Ces divergences existent indépendamment de l'élargissement. La question d'une éventuelle avant-garde se pose ou se poserait à Quinze : il n'est donc pas fondé de rattacher cette problématique à la seule perspective de l'élargissement.

    3) Au-delà du contexte interne et externe dans lequel est apparu le thème de l'avant-garde, il nous faut nous interroger sur son contenu et sa portée.

    L'objectif visé serait de constituer un centre de gravité, un noyau dur. Cette approche implique, nous dit-on, pour sceller le pacte entre les membres de l'avant-garde, que ce noyau soit institutionnalisé, afin d'en accroître la cohérence, la stabilité et le pouvoir d'entraînement. Là est bien le point essentiel et, à mes yeux, le plus risqué.

    L'Union a certes connu des cercles au départ limités à quelques membres qui se sont ensuite agrandis. L'espace Schengen s'est progressivement étendu. La Grèce est sur le point d'entrer dans l'union économique et monétaire. Que quelques-uns commencent et soient rejoints par les autres est une méthode qui a fait ses preuves. Mais institutionnaliser l'avant-garde, en faire une entité politique, serait la figer, l'isoler, même si ce n'est pas, je veux bien le croire, le but poursuivi, et si l'on qualifie cette avant-garde d'« ouverte ».

    Songeons d'abord aux pays actuellement candidats. Ils ne seront pas immédiatement partenaires de l'Union compte tenu des périodes de transition. Et voilà que certains Etats membres viendront leur dire : chers amis, en entrant dans le club, vous en changez la nature, nous n'y sommes plus à l'aise, et nous allons faire un club dans le club, plus sélect. Vous nous y rejoindrez peut-être plus tard, quand vous serez plus riches et plus mûrs, quand vous aurez fait vos preuves de bons Européens. C'est un langage qui, même implicite, n'est pas facile à tenir ni à entendre.

    - Songeons d'ailleurs aux actuels membres de l'Union qui ne feraient pas partie de l'avant-garde. Même si ce sont eux qui en décident ainsi, n'auraient-ils pas le sentiment d'une rétrogradation, d'une forme d'exclusion ?

    - Songeons enfin à la perception de l'Europe par ses partenaires extérieurs. Ceux-ci ont déjà du mal à comprendre cette construction baroque. Comment vont-ils réagir s'ils se trouvent face non plus à une mais à deux Europes ?

    Voilà donc quelques réflexions qui sont des appels à la prudence. Je suis très attaché au progrès de la construction européenne. Je suis convaincu qu'il lui faut un moteur, des précurseurs. Je suis partisan des coopérations renforcées, de l'assouplissement de leurs conditions. Mais, je ne crois pas qu'il soit viable ni opportun d'avoir des institutions à deux étages, une Europe des poupées russes, des structures gigogne. C'est au sein d'institutions profondément rénovées, mais communes, que les impulsions doivent s'exercer. L'orientation doit être la même pour tous même si certains montrent le chemin.

    Je suis sûr que les débats de cette journée vont permettre d'approfondir la discussion sur ce sujet d'importance vitale. Je vous souhaite donc un excellent travail, au service de l'Europe qui nous réunit.