Accueil > Archives de la XIe législature > Discours de M. Raymond Forni, Président de l'Assemblée nationale

Deuxièmes rencontres parlementaires sur la société de l'information et l'Internet
Ouverture du colloque « L'internet pour tous : un défi moderne, des réponses solidaires »,
à l'Assemblée nationale le mardi 10 octobre 2000

Discours de M. Raymond Forni,

Président de l'Assemblée nationale

Messieurs les ministres,

Mesdames et messieurs les députés,

Mesdames et Messieurs,

En premier lieu, je voudrais saluer mon ami Patrick BLOCHE, député de Paris, qui a organisé ces deuxièmes rencontres parlementaires sur la société de l'information et l'Internet. Il succède ainsi à Christian Paul, initiateur de ces journées, appelé à d'autres fonctions, mais dont la présence parmi nous témoigne de l'intérêt constant qu'il porte aux nouvelles technologies de l'information.

Je n'oublie pas que le premier a été le rapporteur de la loi relative à la communication et s'est rendu célèbre, entre autres choses, bien sûr, par un amendement portant sur la responsabilité des hébergeurs. Je n'oublie pas non plus que le second, avant d'être Secrétaire d'Etat chargé de l'Outremer, a été le rapporteur de la loi sur la signature électronique qui a donné droit de cité à l'écrit électronique.

Ces deuxièmes rencontres parlementaires prouvent, s'il en était besoin, la forte implication de l'Assemblée nationale dans le développement de la société de l'information.

Ce n'est pas un hasard, tant je suis persuadé que le développement continu de la puissance de traitement de l'information ne peut pas être sans influence sur notre conception de la démocratie.

C'est d'autant moins un hasard que le thème choisi cette année, l'Internet pour tous, pose très directement la question de l'égalité et celle de la démocratie qui sont chères à notre maison.

I. Nous assistons aujourd'hui à un grand nombre de facteurs qui vont dans le sens d'une diffusion massive des technologies de l'information dans tout le corps social.

La croissance continue de la puissance de traitement des ordinateurs, leur standardisation autour de modèles quasi-uniques, l'augmentation de leur mémoire, la vitesse de transmission de leur données s'accompagnent d'une réduction de leur taille et surtout de leurs coûts.

En même temps, un réel abaissement des prix a facilité la diffusion de la micro-informatique grand public. Un grand nombre de personnes a ainsi accès à l'information en réseaux.

Le Gouvernement de Lionel JOSPIN a d'ailleurs compris dès l'année 1997 qu'il y avait là un enjeu technologique, économique, social et politique important qu'il convenait d'accompagner si on ne voulait pas que la France soit en retard dans la diffusion de l'Internet.

Par son action volontariste, il a mis en oeuvre un programme d'action pour la société de l'information qui s'est décliné, depuis trois ans, dans tous les secteurs d'activité. La démarche du Gouvernement visait cependant à distinguer nettement ce qui relevait de l'action directe de l'Etat - comme la modernisation des services publics et l'adaptation du cadre législatif et réglementaire - des domaines dans lesquels l'Etat doit simplement donner l'exemple et sensibiliser les acteurs.

Je serai bref sur tous les projets entrepris depuis trois ans. Le Premier ministre l'a indiqué lors du Troisième comité interministériel pour la société de l'information le 10 juillet dernier.

- L'Ecole a constitué une priorité, ce qui a permis de doubler le nombre d'ordinateurs par élèves et de constater que le taux de connexion des lycées et collèges est un des plus élevés d'Europe.

- La modernisation des services publics a constitué la seconde priorité. On peut dire également que l'administration a rattrapé son retard par rapport au secteur privé. Avoir accès par le réseau aux textes législatifs et réglementaires ainsi qu'aux formulaires administratifs correspond non seulement à l'exigence de connaissance, de clarté et de transparence de la loi, que nul n'est censé ignorer, mais aussi pour les citoyens, à l'accomplissement plus facile des démarches administratives. Je pense tout particulièrement à l'accès aux offres d'emplois de l'ANPE sur l'Internet qui facilite la recherche d'un emploi.

De ces exemples qui montrent que l'action volontariste du Gouvernement a eu un impact réel depuis trois ans, vous parlerez évidemment au cours des tables rondes organisées lors de cette journée.

Au nom de l'Assemblée nationale que je préside, je voudrais remercier les intervenants ainsi que tous les participants de cette journée, pour leur implication dans le domaine de la société de l'information et surtout pour la réflexion qu'ils pourront apporter au sous-titre du colloque. L'Internet pour tous, c'est évidemment un défi moderne mais c'est aussi un questionnement auquel on doit apporter des réponses solidaires.

II. Les implications sociales et politiques de l'Internet pour tous.

Il n'est pas possible de se borner à constater que les technologies de l'information, la numérisation, l'informatisation des modes de production et d'échange, bouleversent notre économie.

Il faut aussi prendre conscience que la mondialisation des flux d'informations, due au satellite, à l'Internet ou aux nouveaux réseaux multimédias a de fortes répercussions sociales, culturelles et politiques.

A. Des effets politiques et sociaux

Les technologies de l'information et de la communication auront sur le long terme des effets sur les hiérarchies les mieux établies, dans l'entreprise et dans l'administration, mais aussi sur le lien social.

Je ne pense pas, pour paraphraser le général de Gaulle, qu'il suffise de sauter sur sa chaise comme un cabri en répétant l'Internet pour tous, l'Internet pour tous...... Il est clair que la technologie n'est qu'un moyen. Si nous ne sommes pas capables d'en penser les fins au service de l'homme et de la société, nous passerons à côté de ce qui fait la principale richesse de l'information. Il faut par conséquent penser le bouleversement en profondeur que la toile induit dans les relations entre les citoyens et l'orienter vers un approfondissement de la démocratie.

On voit bien, par exemple, que les grandes organisations bureaucratiques qui ont fait l'Etat moderne, dotées d'une structure et d'une hiérarchie par lesquelles le commandement se propageait de haut en bas, de façon autoritaire, sont atteintes par les systèmes en réseaux.

Les deux grands mécanismes de l'exercice du pouvoir étaient la hiérarchie et le secret, ce qui implique aussi la rétention de l'information. A partir du moment où n'importe quel citoyen peut accéder, dans son entreprise ou son administration, à la totalité des informations disponibles, il n'y a plus moyen de faire servir l'opacité à l'exercice du pouvoir. Lorsque chacun peut détenir, grâce aux bases de données, un savoir aussi étendu que celui de n'importe quel expert et les communiquer à ses collègues, sans passer par sa hiérarchie, il n'est plus possible de faire fonctionner les grandes organisations de la même manière.

Je suis convaincu qu'il y a un parallélisme à faire entre l'autonomisation de la société et le développement des réseaux. Que l'interconnexion des sources d'information est également une occasion à saisir par les espaces géographiques qui n'ont pas la chance d'être reliés par des voies de communication, de façon à mettre en relation leurs habitants avec les lieux du savoir et du pouvoir. Et à cet égard, je me demande s'il n'y a pas un autre parallélisme à établir entre les réseaux et la nécessité de décentraliser davantage les sociétés.

Il faudrait réfléchir sur les conséquences d'un Internet pour tous qui ruinerait, dans ses effets, l'idée même de centralisation et de hiérarchie. On pourrait même pousser l'image plus loin en disant de la toile qu'elle construit une forme d'univers démocratique dont « le centre est partout et la circonférence nulle part ». La définition métaphysique de Dieu selon Pascal deviendrait, par un heureux paradoxe, pour le laïc que je suis, la nouvelle figure de la démocratie citoyenne !

Tous ceux qui réfléchissent aux transformations de nature de la démocratie conviennent qu'il faut mesurer les conséquences de l'effritement de l'idée de représentation et des mécanismes de délégations que celle-ci implique. Car le citoyen pourrait bien être celui qui refuse de se faire représenter puisqu'il peut accéder directement à l'espace public du débat .

Une telle évolution potentielle, dont on peut voir peut-être des signes inquiétants dans l'abstention et la désaffection de nos concitoyens pour les grandes organisations représentatives, doit interpeller tous les républicains.

C'est probablement un risque mais aussi une chance. Car la démocratie c'est avant tout la capacité, pour le peuple, de s'autogouverner.

B. Une telle vision prospective est sans doute naïve pour plusieurs raisons :

Si l'Internet est une formidable technologie, il y a encore beaucoup à faire pour qu'elle soit mise au service des citoyens pour leur permettre de recevoir des informations et de les communiquer. On sait que c'est la définition même de la liberté d'expression. Mais si l'Internet était réservé à quelques-uns, on verrait assez vite une aristocratie du savoir, maîtresse de l'information, détenir durablement le pouvoir. Rien ne serait plus contraire à ma conception de la République.

L'inégalité d'accès aux outils de la société de l'information doit être combattue avec vigueur de façon à mettre le réseau à la portée de chacun. Cela veut dire très clairement que la connexion au réseau doit être moins coûteuse. Pour cela, il faut que les opérateurs de télécommunication offre à un plus grand nombre de ménages un accès à haut débit à un tarif forfaitaire.

Au-delà du simple coût, il faut non seulement une initiation plus large à l'Internet dans les écoles, dans les entreprises et les administrations, mais aussi des lieux de formation, car la demande de professionnels des technologies de l'information est en constante augmentation. Nous avons devant nous un défi majeur dans la mesure où l'Europe a encore beaucoup de retard par rapport aux Etats Unis .

Enfin, si le risque de fossé numérique est important chez nous, il l'est bien plus encore entre le Nord industrialisé et le Sud en développement. 88 % des utilisateurs d'Internet vivent dans les pays développés alors que l'Afrique n'en compte que 0,3 % !

Comme l'a très bien rappelé Laurent Cohen Tanugi lors de la conférence qu'il a donnée dans le cadre de l'Université de tous les savoirs, « L'internet, symbole de la mondialisation, s'arrête aux portes du sous-développement numérique, caractérisé par la quasi-absence d'infrastructures de télécommunications, et a fortiori d'équipements informatiques et d'accès à Internet, par l'absence de formation à l'utilisation de ces technologies, et par la volatilité des élites locales dans une société numérique mondialisée ». Je le cite pour dire que nous sommes encore loin d'un Internet pour tous et qu'il serait intolérable que les inégalités se creusent encore plus entre nos pays et ceux du Sud. Cela doit devenir un axe privilégié de notre coopération.

C. Enfin, une telle vision est naïve, parce que l'Internet pour tous est également porteur de menaces qui occupent tous les jours notre actualité.

Je ne peux pas les rappeler toutes, mais je veux en citer quelques unes :

- Une menace tout d'abord pour les libertés publiques parce que chacun sait que les réseaux gardent les traces des navigations des internautes. Si le réseau permet de voir, il ne faut jamais oublier qu'il permet d'être vu. L'exploitation commerciale des fichiers de données personnelles est d'une facilité déconcertante.

- Elle est au coeur des technologies de l'information. Le défi qu'elle constitue pour la protection de la vie privée est énorme et doit être relevé.

- Une menace, ensuite, en raison des infractions qui peuvent être commises à grande échelle sur les réseaux : délits commerciaux, diffusion de messages racistes ou pornographiques, ventes d'objets interdits, délinquance financière et recyclage d'argent sale.

- Enfin, une menace liée au piratage des systèmes informatiques, propagation de virus, atteinte à la propriété intellectuelle et artistique.

Tout cela ne relève pas de la fiction mais de l'actualité la plus quotidienne. Par conséquent, face à la diffusion de l'Internet, il incombe aux Etats dont c'est la légitimité, d'élaborer des règles d'utilisation des réseaux. Personne n'est dupe du fait que cela est particulièrement difficile puisqu'aucun Etat n'a la capacité de les faire respecter. En cette matière, plus que dans d'autres, la mise en oeuvre de règles précises ne peut être que mondiale et sans doute élaborée en concertation avec les acteurs.

En conclusion

Malgré les défis qui sont devant nous, je reste persuadé que l'Internet pour tous est une chance qui s'offre à nos sociétés, pour peu qu'elle sachent en maîtriser les effets pervers et qu'elles sachent apporter des réponses solidaires.

Je ne me lasserai jamais de répéter que l'information n'est pas en soi synonyme de savoir, de culture ou de maîtrise des enjeux. Les citoyens doivent apprendre à la traiter. Ils doivent savoir la décrypter et l'utiliser. Car il y a au moins deux façons de creuser un fossé numérique : que certains soient privés d'information alors que d'autres y accèdent; que certains soient noyés sous l'information quand d'autres la maîtrisent.

Enfin, les citoyens doivent apprendre à sécuriser les réseaux sous peine de voir l'Internet pour tous se transformer en cauchemars pour certains.

Ce sont là des vrais enjeux démocratiques.