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Hommage solennel à Jacques Chaban-Delmas,
Hémicycle, mercredi 22 novembre 2000

Discours de M. Raymond Forni,

Président de l'Assemblée nationale

Monsieur le Premier ministre,

Mesdames et Messieurs les ministres,

Mesdames et Messieurs les députés, mes chers collègues,

Madame,

Jacques Chaban-Delmas a vécu comme il marchait, à grandes enjambées, presque à marche forcée ; comme il fonça sur Paris, avec le Général Leclerc, pour rejoindre l'homme du 18 juin et libérer la capitale ; faisant deux choses à la fois et réussissant l'une et l'autre, reçu Inspecteur des finances en 1943 et nommé Général de brigade en 1944, alors qu'il n'avait pas encore trente ans.

C'est en réalité dans la chaleur de l'été niçois, en août 1940, que Jacques Chaban-Delmas rencontre son destin. Ce soir là, sur les ondes brouillées de la radio de Londres, il entend pour la première fois la voix du Général de Gaulle, cette voix singulière et inoubliable, dans laquelle résonne l'écho de l'espoir et de la liberté. Ce soir là, il embrasse irrévocablement l'amour de la France et de la République. Il y sera fidèle. Méditons, mesdames et messieurs, l'héroïsme du jeune et fringant soldat, major de Saint-Cyr en 1939, qui rejoint l'action clandestine et « l'armée des ombres », pour rendre à son pays l'honneur et la dignité.

Mais il n'y eut pas que l'audace, le courage et le sens du devoir de celui qui sera fait compagnon de la Libération le 7 août 1945 par le Général de Gaulle. Il faut également rendre hommage à l'intelligence et au talent, essentiels à la naissance d'un homme d'État. Ces qualités lui firent choisir une carrière dans la haute administration, dont il apprit à connaître les rouages et les subtilités au Secrétariat général du Ministère de l'Information. Mais, pour cet homme de la génération de la guerre, de la Libération, de la reconstruction, la « vraie vie », sa vie, était ailleurs. Pour ce grand sportif, dont l'attitude physique a toujours illustré le dynamisme et l'enthousiasme, il fallait agir, aller de l'avant, en un mot : s'engager.

Il n'y a pas d'engagement véritable sans action sur le terrain. En 1946, Jacques Chaban-Delmas fait de la Gironde sa terre d'élection et de Bordeaux son fief. Arpentant la terre bordelaise, respirant l'odeur de ses chais, il la découvre, apprend à la connaître et à l'aimer, d'une passion toute charnelle et terrienne. Entre Bordeaux et son « Duc d'Aquitaine », l'histoire d'amour durera près d'un demi-siècle. Une fidélité digne d'un record, qui flattait certainement son tempérament de sportif.

Je veux aussi, bien sûr, saluer en Jacques Chaban-Delmas le ministre passé par les plus hautes charges de l'État. Après-guerre, il apporta au Parti Radical sa jeunesse, son charme, son énergie. Grande figure de la IVème République, il a collectionné les maroquins, passant des Transports à la Défense, mais partout, il s'est attaché à agir au nom de l'intérêt général, du service public et du bien commun. Ce fut cela, aussi, sa droiture : faire vivre les valeurs qu'il avait reçues en précieux héritage de ses camarades de la Résistance.

Dans tous ses mandats, ardent et passionné, il n'a cessé de se battre pour la grandeur de la France, pour la « certaine idée », qu'avec l'homme de Colombey, il avait aussi de notre pays. Avec lui, Jacques Chaban-Delmas connut ce déchirement intime, lorsqu'il faut mettre en balance certaines convictions et la fidélité à l'homme admiré. Il sut se confronter à lui, s'en écarter pour mieux le rejoindre, mais jamais il ne supporta qu'on puisse ne pas le respecter, ou pis, qu'on ose le trahir. C'était là son exigence et sa fidélité.

Toute sa vie, Jacques Chaban-Delmas batailla, avec panache, pour la présence du gaullisme. L'Histoire, en 1958, lui donna raison. Alors qu'on enterrait la IVème République et qu'avec la Vème naissait un nouvel espoir, il s'illustra dans une permanente défense de la politique d'un Président de la République, qu'il avait tant souhaité voir revenir au pouvoir. Ce qui ne l'empêcha pas de continuer d'entretenir des liens, parfois intimes, toujours solides, avec d'anciens compagnons d'armes, devenus des adversaires politiques ; témoignant, par ses amitiés et son comportement, de sa tolérance et de sa volonté d'ouverture. L'amitié aussi résume sa vie. Ce fut certainement sa force, peut-être sa faiblesse, assurément son grand mérite.

De cette personnalité élégante et séduisante, certains ont partagé les engagements, d'autres les ont combattus. Aussi dure soit-elle, c'était ainsi qu'il concevait la lutte politique : se battre pour gagner mais savoir accepter la défaite.

Quelle vie, à plus forte raison une vie politique, n'a pas connu ses échecs, ses revers et ses déconvenues ? Aussi brillante qu'ait été celle de Jacques Chaban-Delmas, elle n'a pas échappé à la règle. Petitesses et trahisons ne lui ont pas été épargnées. Ces moments douloureux pour lui, le départ de Matignon, la défaite de 1974, point n'est besoin de s'y attarder, chacun les connaît et l'heure n'est pas, aujourd'hui, à cela. Non pas pour voiler la réalité, mais parce que la réalité de celui qui restera pour l'Histoire « Chaban », c'est le succès, « l'intensité » comme il le disait en reprenant un mot prêté à Georges Clemenceau ; mais aussi « l'Ardeur » dont il fit le titre d'un de ses ouvrages.

Le succès, il est évidemment parlementaire. Jacques Chaban-Delmas est, depuis 1789, celui qui aura présidé le plus longtemps l'Assemblée nationale issue du suffrage universel direct, en étant élu six fois à ce fauteuil. Il est celui qui a voulu rendre un rôle véritable au pouvoir législatif, quand l'heure était à un exécutif tout-puissant. Il est celui qui disait : « L'assentiment de la Nation à l'action gouvernementale, il faut d'abord le recevoir du Parlement ».

Sa présidence fut le fruit d'une rencontre, décisive, entre un homme et une institution. J'en ai été le témoin : Il montra dans l'art de présider les débats une exigence, une autorité, parfois même une sévérité, mais aussi une chaleur et une courtoisie, qui surent lui gagner l'amitié et le respect de tous les parlementaires. « Le fauteuil du président, écrit-il dans ses Mémoires, est un tonneau de vigie d'où l'on peut se voir lever les tempêtes ». Son sens du dialogue et de l'équité surent bien souvent les prévenir, sans jamais priver les discussions des confrontations si nécessaires à la marche des idées, à l'exercice quotidien de la démocratie.

Pendant de longues années, il consacra ses efforts, son énergie, à moderniser l'Assemblée nationale et à lui donner la place qui devrait être la sienne dans notre démocratie. La création des questions d'actualité, brèves, improvisées - du moins en principe -, illustre cette volonté de rappeler au Gouvernement sa responsabilité à l'égard de la représentation nationale. Attentif aux attentes et aux aspirations de chaque député, il décida, enfin, en 1969, de leur donner les moyens d'accomplir leur mission dans les meilleures conditions, en leur permettant de disposer d'un bureau personnel à Paris. Ce fut l'acquisition et la construction du n° 101 de la rue de l'Université inauguré en 1974. En hommage à son engagement si sincère en faveur de notre Assemblée, j'ai proposé à son Bureau de donner le nom de Jacques Chaban-Delmas à ce lieu de rencontres, de travail et de réflexion.

Jacques Chaban-Delmas fut sans doute - mais n'oublions pas Edouard Herriot - notre plus grand président. Il avait pour chacun, une parole, un geste, un sourire, qui laisseront son souvenir à jamais vivant dans cette maison. Sa maison.

Mais, aussi profond qu'ait été son engagement parlementaire, on peut gager que ce qui restera durablement de Jacques Chaban-Delmas, c'est le discours qu'il prononça le 16 septembre 1969, de sa voix elle aussi singulière et inoubliable, pour demander, trois mois après sa désignation comme Premier ministre par Georges Pompidou, la confiance de cette Assemblée. Certes pas pour que le revendique un camp qui n'était pas le sien, même si on le retrouva parfois, durant la IVème République, aux côtés de Pierre Mendès France ou de François Mitterrand.

Mais ce discours qui, trente et un ans après, n'a pas subi l'usure du temps, était plus que « nouveau » comme devait être « nouvelle » la société qu'il imaginait. Il était prémonitoire. Il était, au sens noble du terme, celui d'un visionnaire.

Ce qui, à l'époque, on me permettra de le dire, heurta davantage sa majorité que l'opposition, fait maintenant partie des acquis de la République dont nous sommes tous légitimement fiers, de ces principes qu'aucun changement politique ne saurait désormais remettre en cause. Pour mettre fin à ce qu'il appelait lui-même une « société bloquée », ne proposait-il pas déjà la formation professionnelle continue, la réduction du temps de travail, la liberté de l'information, la décentralisation, la nécessaire « transparence » de l'État ? Déjà, il annonçait une modification de la présentation du budget afin de le rendre plus intelligible.

Cette « nouvelle société », il la voulait « plus juste », « plus solidaire », « plus humaine ». Elle fut son rêve, partagé avec enthousiasme par ceux qui l'accompagnaient dans cette démarche. Un idéal auquel, une vie durant, il ne renonça jamais. Il doit aujourd'hui rester le nôtre. Comment trouver plus belle manière d'honorer sa mémoire ? Comment rendre plus bel hommage à son souvenir ?

* * *

La conclusion de ce trop bref éloge, au regard de la personnalité d'un tel homme, c'est encore à Jacques Chaban-Delmas que je la demanderai en vous lisant ce qu'il disait, ici même, il y a quatre ans, lorsqu'il devint notre Président d'honneur :

« Nous avons entretenu, disait-il, les uns et les autres, quelle que soit notre appartenance politique, des relations confiantes, cordiales, familiales.

Cela a été possible non seulement parce que les personnes que nous sommes étaient attentives au respect de l'autre, mais aussi parce que nous avons été réunis, regroupés, rassemblés par un idéal dans lequel nous communions et qui peut se résumer en deux mots : la France et la République ».

A l'évidence, Jacques Chaban-Delmas nous manquera. Il nous manque déjà. Devant vous, Madame, devant les enfants de notre Président aujourd'hui disparu du monde des vivants, et devant lui, devant cette flamme qui ne s'éteindra pas dans les livres d'Histoire de France, notre hémicycle s'incline avec déférence et émotion.