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12/11/2003 - Inauguration du «Salon Michel DEBRÉ» - Hôtel des Ministres à Bercy

Monsieur le ministre,
Messieurs les Premiers ministres,
Monsieur le Président du Conseil constitutionnel,
Mesdames, Messieurs, chers amis,
Permettez-moi tout d'abord de vous remercier de l'initiative que vous avez prise de donner aux salons d'honneur de l'Hôtel des Ministres du Ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie, le nom de Michel DEBRÉ. Cette initiative, mon père l'aurait certainement accueillie avec fierté et assurément conçue comme un honneur.

D'autant qu'en dévoilant cette plaque qui ornera désormais ces salons, vous avez, en quelque sorte, remis en lumière une période souvent méconnue de son action, une étape parfois même oubliée de sa carrière politique.

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Pour les Français qui ont vécu ou connu cette époque, pour ceux qui l'ont parcourue dans les livres d'histoire, le nom de Michel DEBRÉ évoque, d'abord et avant tout le compagnon fidèle du Général de Gaulle, principal rédacteur de la Constitution de 1958 ; celui qui, comme Premier ministre, eut la charge d'installer la toute jeune Vème République dans les textes, les faits et surtout dans les esprits et réflexes des politiques. Tâche délicate tant de mauvaises habitudes avaient été prises par les partis politiques, tant les hommes de la IVème République avaient bien souvent, trop souvent, confisqué le pouvoir à leur profit ; plongeant notre République dans une impuissance désespérante et une instabilité paralysante pour l'action. Mon père s'attelle à cette mission animé de deux principes qui guideront son action, toute sa vie politique : le souci de l'intérêt général et l'exigence de la restauration de l'autorité de l'Etat - convaincu qu'il était et qu'il sera toujours que la liberté ne s'oppose pas au pouvoir de l'Etat. Au contraire, elle meurt de l'absence de pouvoir ou simplement d'une insuffisante appréciation par le pouvoir de ses responsabilités.

Bien sûr, le quotidien de Matignon ne s'arrête pas aux institutions. Il faut rapidement, comme vous l'avez rappelé, restaurer l'autorité de l'État, cicatriser les blessures du passé, achever la décolonisation. Sans oublier l'économie et le social évidemment, car Matignon est un tout. Au moment où se dessine le Marché commun, où notre pays s'ouvre aux échanges et découvre la concurrence, la France doit définitivement quitter ses habits terriens et paysans de la première moitié du siècle pour s'ancrer, comme ses voisins et désormais partenaires, dans l'ère de l'industrie et de la technologie. Elle doit découvrir l'espace, se lancer résolument dans la recherche et se doter nécessairement du nucléaire. Tout cela, au nom de la modernité bien sûr. Mais aussi, au nom de l'indépendance et de la grandeur de la France.

Le 14 avril 1962, à l'heure de quitter Matignon après y avoir passé 3 ans et 3 mois, c'est donc avec une certaine satisfaction et une légitime fierté - dont il ne parle jamais, par pudeur et par discrétion -, mais non sans frustration qu'il lègue à son successeur, Georges Pompidou, une France apaisée, des institutions ancrées dans la vie politique et une économie en parfaite santé, tirée par une consommation en pleine expansion, signe s'il en est d'une confiance retrouvée. Confiance qui n'a pas encore été altérée par les grèves de 1963 et le plan de stabilisation mis en place pour faire face à la « surchauffe » qui se manifestera quelques temps plus tard.

Telle est d'abord l'image qui vient à l'esprit à l'évocation du nom de mon père. L'homme de droit et de loi qui a édifié, aux côtés du Général de Gaulle, les fondements de la Vème République.

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Et pourtant, c'est sous un jour nouveau qu'en 1966, le 8 janvier précisément, après quatre années passées loin des allées du pouvoir, que les Français vont le découvrir. À un poste un peu inattendu, ou qui ne lui semblait pas naturellement dévolu. Quoique l'économie et les finances ne lui soient pas étrangères, le cabinet de Paul Reynaud en 1939 et Matignon bien entendu étant passés par là. Il accepte donc, un peu avec résignation et sous la pression (notamment du Général de Gaulle), par devoir comme toujours, et pour servir encore et encore la France et le grand homme qui la dirige depuis sept ans et qui vient d'être élu pour la première fois directement par le peuple français. Il accepte donc, le 8 janvier 1966, de s'installer dans le fauteuil du Ministre de l'Economie et des Finances alors situé rue de Rivoli.

Je me souviens d'ailleurs d'avoir entendu mon père évoquer un déménagement des services du ministère de l'économie et des finances. Il estimait que les locaux de Rivoli étaient exigus et peu adaptés et c'était alors les Halles qui étaient envisagées pour les remplacer. Mais les habitudes sont là et les conservatismes tenaces. Ce projet ne verra finalement pas le jour... du moins pas tout de suite.

Mon père arrive donc rue de Rivoli animé de la volonté d'agir, de trancher, de commander. De quoi dérouter certains hauts fonctionnaires des finances qu'il connaît peu, mais sur lesquels il saura asseoir une vraie autorité et qui lui voueront, en échange et en fin de compte, estime et respect tant sa passion de vouloir et sa jalousie de décider recueillent l'admiration générale.

Comme à Matignon quelques années plus tôt, c'est avec la ferme intention et l'inébranlable volonté d'asseoir l'indépendance de la France, de conforter son rang dans le monde et de l'ancrer définitivement dans la modernité qu'il passe à l'action.

Mon père a toujours mesuré que l'économie et les finances n'étaient qu'« un moyen, au service d'une fin qui est ailleurs et plus élevée ». Mais il savait aussi que les finances sont au cœur du pouvoir et surtout qu'elles participent de la puissance d'une nation.

De ce constat, il a naturellement déduit que la France devait, si elle voulait compter sur la scène internationale, avoir des finances saines. Qu'elle devait aussi engager sans délai une réforme profonde et une modernisation intensive de ses structures économiques, de ses procédures et de ses pratiques financières, budgétaires, fiscales et comptables. Et cela pour garantir sa place en Europe, et dans le monde. Mon père avait parfaitement compris, me semble-t-il, que le conservatisme est le pire ennemi de la croissance et, par-delà, de la cohésion de la société.

Partant de là, j'ai envie de dire que tout est dit, mais que tout reste à faire. Et c'est donc sans perdre de temps que mon père se mit à l'ouvrage.

Je ne voudrais pas revenir sur les nombreuses réformes conduites pendant ces 28 mois où il fut Ministre de l'Economie et des Finances et que vous avez parfaitement décrites. À tel point d'ailleurs que toutes ne m'étaient pas spontanément revenues en mémoire en préparant ces quelques lignes.

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Pour assurer l'indépendance de la France, il finit d'apurer complètement sa dette extérieure.

Pour garantir sa place et son rang, il engage une vaste entreprise de réformes des secteurs de la banque, du crédit, des assurances et des marchés financiers. Parce qu'il faut doter la France d'une force de frappe financière digne de ses ambitions internationales. C'est pendant ces 28 mois que naît la Banque Nationale de Paris, que sont créés l'Union des Assurances de Paris, les Assurances générales de France et le Groupe d'Assurances nationales. Je note, au passage, que l'exemple donné ainsi par le secteur nationalisé fait école dans le secteur privé, qui prend conscience de la nécessité de faire émerger des groupes de taille suffisante pour affronter la concurrence internationale de plus en plus vive. Du côté de la bourse de Paris, dont mon père veut faire la « première place financière d'Europe », les changements ne sont pas moins importants avec la création de la Commission des Opérations de Bourse, de la Compagnie nationale des agents de change et l'introduction des procédures d'Offres publiques d'achat. C'est en poursuivant le même objectif qu'il supprime le contrôle des changes et ouvre le pays aux investissements étrangers.

Mais les réformes ne s'arrêtent pas là et n'épargnent pas le propre ministère qu'il dirige. Il dote notre pays de nouveaux moyens d'évaluation et d'expertise, avec le Centre d'études des revenus et des coûts et l'Institut national de la consommation, et ouvre son ministère sur l'extérieur, en lui faisant découvrir la communication. Un service est créé et les Notes bleues sont lancées parce qu'il faut « faire œuvre de pédagogie ». De la même manière et pour ce qui touche aux méthodes, il met en place la procédure de rationalisation des choix budgétaires pour moderniser la gestion de l'État et mieux évaluer l'efficacité de la dépense publique. Vaste ambition qui n'est pas sans rappeler la période que nous traversons et l'objectif que nous poursuivons conjointement, avec la mise en œuvre de la nouvelle loi organique.

Si les réformes ne s'arrêtent pas aux portes du ministère, elles dépassent également les frontières. C'est en effet pendant ces deux années que mon père œuvrera pour une réforme du système financier international, avec la création des Droits de tirage spéciaux au FMI.

Enfin, pour inscrire l'expansion dans la durée, il sait qu'il faut investir dans l'avenir. C'est pour cette raison qu'il met en place, aux côtés de son ami Jean-Marcel Jeanneney, la grande loi sur la formation professionnelle, qu'il développe les mécanismes d'intéressement et de participation pour inciter à l'émergence d'un capitalisme moderne et qu'il multiplie le nombre des organismes publics de recherche.

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Permettez-moi d'évoquer enfin deux actions dont mon père, Ministre de l'Economie et des Finances, fut, je le crois, très fier :

- Sur les conseils de son frère, Olivier, et de Pierre Rosenberg, Président-Directeur du Musée du Louvre, il introduisit en France le système anglo-saxon de la "dation en paiement" qui permet notamment à un légataire d'acquitter les droits de succession par la remise d'œuvres d'art ou d'objets de haute valeur artistique ou historique. Cette "dation", qu'il fallut imposer à la Direction des impôts, permit de conserver en France des chefs-d'œuvre qui faisaient l'objet de la convoitise de certains Etats. Les collaborateurs de mon père ont certainement aussi le souvenir de sa fierté d'avoir fait acheter in extremis par la France un autoportrait de Chardin, aujourd'hui exposé au Louvre, qu'un étranger s'apprêtait à acquérir. Cette magnifique œuvre, mon père la garda quelques temps dans son bureau, rue de Rivoli.

- Enfin, mon père était heureux d'avoir aidé André Malraux à faire voter une deuxième loi de programme sur la restauration et la protection des monuments et sites, tout en empêchant les services de la Direction du budget de réduire les crédits affectés annuellement à la conservation des monuments.

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Voilà tracées à grands traits les lignes de son action au ministère de l'économie et des finances. J'aurais pu évoquer aussi sa légitime fierté d'avoir porté la Fondation de France sur les fonts baptismaux.

Une politique empreinte de pragmatisme et somme toute assez visionnaire, me semble-t-il, réalisant un équilibre encore instable et peut-être imparfait entre les lois du marché et l'intervention publique. Mais il ne faut pas oublier que la France n'est encore, en cette fin des années 60, qu'à mi-chemin entre les nationalisations de 1945 et les régulations de la fin des années 90. Une politique qu'il résume dans cette phrase que j'extrais de ses Mémoires : « Libérer l'économie française, mais ne pas perdre de vue les exigences nationales : le devoir de l'État républicain est d'associer ces deux obligations. En face de « socialisants », je défends les lois du marché, c'est-à-dire j'apparais comme un libéral. En face de « libéralisants », je défends les droits de l'État ».

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À Rivoli, comme dans toutes les fonctions qu'il a exercées, celles qui l'ont conduit du Ministère de la Justice à Matignon, au Ministère des Affaires étrangères, ou à celui de la Défense nationale, mon père a toujours été guidé par une certaine idée de la France, une exigeante conception de l'Etat, une volonté de défendre la République et ses valeurs. Il aurait été fier de l'hommage que vous venez de lui rendre aujourd'hui. D'autant plus qu'il a été rendu en présence de sa sœur, Madame Claude Monod-Broca, de ses anciens collaborateurs, des Premiers ministres Pierre Mesmer et Raymond Barre, du Président du Conseil constitutionnel Yves Guéna et de vous tous, ses amis. Permettez-moi donc de vous redire toute ma gratitude pour l'initiative que vous avez prise et, à nouveau, chers amis, merci de vous être associés à l'hommage rendu à l'action de mon père au ministère de l'Economie et des Finances.