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27/04/2006 - Ouverture du colloque « Michel Debré et l'Algérie »

Monsieur le Premier ministre Pierre Messmer,

Monsieur le Président Yves Guéna,

Mesdames et Messieurs,

Mes très chers amis,

Je suis heureux de vous accueillir aujourd'hui à l'Assemblée nationale, à l'occasion de ce colloque organisé par l'Association des Amis de Michel Debré.

Associer acteurs de l'histoire et universitaires pour faire parler les faits, réhabiliter les grands jalons d'une trajectoire politique, mettre les événements en perspective, expliquer les raisons de cette passion pour la France qui était le moteur et l'énergie mêmes de mon père, tel est bien le fil directeur de l'Association des Amis de Michel Debré.

C'est votre honneur, Mesdames et Messieurs, c'est notre honneur à nous tous, mes chers amis, que de contribuer activement, en faisant œuvre de témoin et d'historien, à défendre sa mémoire et son œuvre. Je souhaite donc aussi vous exprimer ma profonde gratitude.

Revenons à l'objet qui nous occupera deux jours.

Je suis frappé par la densité, et j'ai presque envie de dire l'exhaustivité du programme de ce colloque qui fera date, tout comme celui du 5 avril 2002 que vous avez consacré à l'Europe. Les quatre tables rondes successivement présidées par Pierre Messmer, Yves Guéna, Pierre Mazeaud et Jean Foyer nous donneront l'occasion de mieux cerner la perception que mon père avait de l'Algérie et les ressorts profonds qui guidèrent sa politique.

Passion pour la France, passion pour l'Algérie.

L'actualité, qu'il s'agisse de la polémique soulevée par l'article 4 de la loi du 23 février 2005, ou plus près de nous encore, certaines déclarations, nous prouve combien ce drame de la guerre d'Algérie marque encore, et très profondément, nos consciences contemporaines, près de 50 ans après les faits. Elle nous montre à quel point la genèse et l'issue de ce conflit laissent dans la mémoire collective, en France comme en Algérie, une plaie sans doute encore imparfaitement cicatrisée, à quel point aussi le sort de l'Algérie indépendante et le sort de la France sont intimement liés aujourd'hui car la France et l'Algérie sont des puissances méditerranéennes condamnées à s'entendre. La fièvre et la fougue qui caractérisent nombre des écrits de mon père sur l'Algérie doivent, aussi, être examinées au vu de cette réalité qui, seule, importe. Par-delà les vicissitudes de l'histoire, par-delà les drames de la guerre d'Algérie et de l'indépendance, nos deux peuples sont plus près qu'on ne veut le dire. Ils n'ont jamais été aussi proches, et lorsque l'on se rend en Algérie, on ne peut qu'en être frappé.

Loyauté et souffrance. Le Général de Gaulle écrira dans ses mémoires : « Michel Debré adopte avec un complet loyalisme chacune de mes initiatives et, d'ailleurs, sait bien que l'État ne peut connaître que la raison mais il en souffre et ne le cache pas ». Tout est dit ou presque.

Au-delà du seul plaisir de revoir des visages amis, un autre mérite de ces deux journées de colloque est de souligner combien la question de l'Algérie fut, pour mon père, une épreuve et une souffrance qu'il sut surmonter.

Oui, il y eut chez lui de la souffrance, une souffrance assumée qui était à l'image d'une France gravement divisée sur cette question, au seuil de la guerre civile.

En tant que Premier ministre, il a dû mener une politique contraire à celle qu'il espérait, parce qu'il a toujours été convaincu que le Général de Gaulle, en apportant la solution au problème algérien, permettrait à la France d'assurer son destin et son rang dans le monde. Il la conduira avec fermeté jusqu'à son aboutissement, c'est-à-dire l'autodétermination et l'indépendance.

Oui, mon père avait le génie d'exprimer avec passion ses idées à la tribune du Conseil de la République et dans ses articles du « Courrier de la colère ». Si certaines idées sont apparues quelquefois excessives, c'est peut-être aussi et principalement parce qu'elles ont souvent été déformées.

La première table ronde de ce matin apportera, je l'espère et je n'en doute pas, un éclairage plus précis et plus juste de la perception des problèmes nord-africains par mon père.

Le 29 mai 1956, mon père expliquait ainsi sa conception de l'Algérie française : « Je ne dis pas, l'Algérie, c'est la France, ce qui est une formule vague politiquement et plus encore sociologiquement, mais je dis qu'en Algérie se joue le destin de la France, ce qui est à la fois plus grave et plus important. »

A ses yeux, les hommes, les institutions et le contexte international justifient le destin commun de la France et de l'Algérie. Sociologiquement, l'inégalité numérique ne permet pas d'intégration. Politiquement, nous sommes dans le contexte de la guerre froide : fin du conflit indochinois, crise de Suez. La présence de la France apparaît alors comme une garantie pour le respect des droits de l'Homme et des libertés fondamentales sur la rive sud de la Méditerranée.

Dans son discours d'investiture prononcé devant l'Assemblée nationale le 15 janvier 1959, mon père rappelle que « l'Algérie est la priorité absolue, » et que trois principes doivent prévaloir:

- l'Algérie relève de la souveraineté française ;

- l'indispensable promotion économique et sociale passe par le plan de Constantine et la scolarisation ;

- l'offre de la paix des Braves du 23 octobre 1958 reste valable.

Pour lui, la France seule peut apporter « une chance d'unité et une espérance de fraternité » à une communauté composite.

Ils sont là les piliers de l'analyse que fait alors mon père : pour amarrer l'Algérie à la France, il faut la transformer grâce à la pacification et à la promotion musulmane. Mon père fait appel à Nafissa Sid Cara nommée Secrétaire d'État en charge des questions sociales en Algérie. Il effectue avec elle de nombreux voyages en Algérie, signera à ses côtés une ordonnance qui fera date sur la condition de la femme musulmane.

Le 16 septembre 1959, le Général de Gaulle prononce son discours sur l'autodétermination. Alors que mon père fonde encore sa vision de l'avenir sur le principe de la souveraineté partagée et l'autonomie interne pour une durée de 25 ans, la décision du Général provoque une accélération de l'histoire. Dans ses mémoires, mon père jugera ce discours « constructif ». Le vote d'autodétermination se fera bien sur les 13 départements algériens, en dehors du régime particulier du Sahara. L'autodétermination est un signe du respect de la démocratie et de la liberté politique.

Puis viendra, en janvier 1960, la semaine des barricades au cours de laquelle les émeutiers algérois ont tenu la rue contre la politique gouvernementale. Le 4 novembre 1960, le Général de Gaulle prononce un nouveau discours et évoque « la république algérienne qui existera un jour ».

Mon père écrira dans ses mémoires : « Dois-je partir ? » C'est la première fois qu'il se pose sérieusement la question de la démission. Dès le lendemain, le samedi 5 novembre, mon grand-père vient le voir et lui dira : « le Général a besoin de toi. » Telle est sa conclusion, et l'affaire sera entendue.

Comme le Général de Gaulle porte le destin de la France, comme une éventuelle démission risquerait de donner le signal de la révolte de l'armée en Algérie, comme enfin sa loyauté ne fera jamais défaut au chef de la France libre, mon père ne démissionnera pas.

« Je reste », écrit-il sobrement dans ses mémoires près de trente ans plus tard. Il restera en effet et appliquera sans état d'âme le changement de cap.

« Là encore, dira de lui Alain Peyrefitte, le fidèle s'est élevé jusqu'à la vision de son maître et l'homme à la dimension de sa fonction. ». « Les événements sont venus à la rencontre de ma foi, » avoue, de son côté, mon père dans ses mémoires. Il ne dissimule pas les nuances qui parfois le séparent du Général. Il a perçu la tragédie de l'armée, celle des Pieds-Noirs, celle des Harkis dont nous nous efforçons encore aujourd'hui de panser les plaies et de réparer l'injustice de l'Histoire à leur égard. Mais il assumera, comme il le dira lui-même à l'Assemblée nationale, le 20 mars 1962, « un choix exercé librement par la France à la face de l'univers ».

Ce choix ne fut pas sans douleur.

« Infandum, regina, jubes renovare dolorem », Tu me commandes, Ô Reine, de renouveler une terrible douleur. C'est en ces termes que, sous la plume de Virgile, Énée commence le récit de la prise de Troie. « Depuis le moment où je me suis résolu à écrire mes mémoires, je sais que ce vers illustre ouvrira le chapitre sur l'Algérie. »

Cette douleur intense, mon père ne fut pas le seul à l'éprouver. Ce fut la douleur de toute une génération nourrie des lectures de Renan et de sa conception de la Nation.

Ce fut la douleur de celles et ceux qui ressentirent au plus profond d'eux-mêmes les déchirements du patriotisme lorsqu'il a fallu tirer un trait sur 130 ans de présence française en Algérie.

L'Algérie telle que la voyait mon père n'était pas « l'Algérie française » des intégrationnistes, c'est-à-dire celle des ultras qui considèrent que l'assimilation est la seule solution. Mon père était favorable à un changement de statut et à une promotion musulmane qui arrivait pourtant trop tard.

Plus tard, le 21 février 1962, au moment de l'acceptation par le Conseil des Ministres de l'accord des Rousses, prélude des accords d'Evian, reprenant une formule d'André Malraux qui parlait d'une victoire de la France, mon père dira : « je ne peux appeler victoire le retrait de notre drapeau. Cette victoire, c'est sur nous-mêmes que nous l'avons remportée. Et elle n'aura de sens que si nous poursuivons et accentuons dans tous les domaines l'œuvre de redressement national ».

Voilà sans doute l'une des clefs essentielles du cheminement intérieur qui conduisit mon père à ne pas faire obstacle à l'Histoire en marche.

Le 20 mars 1962, le Parlement est convoqué en session extraordinaire pour débattre des accords d'Evian. Il appartient au Premier ministre de commenter ces accords devant l'Assemblée. Mon père conclut son propos en évoquant les obligations qui seront les nôtres demain, notamment au regard de la Méditerranée et de l'Afrique. Pour la France et pour la nouvelle Algérie « l'objectif doit être de même nature rappelle-t-il : une réconciliation intérieure des communautés, une association entre l'Algérie et la France dont la solidité est à la fois la récompense d'un siècle et demi d'efforts et de sacrifices et le gage d'un avenir d'entente et de fraternité ».

En cela, le colloque d'aujourd'hui est particulièrement d'actualité. Parce qu'il renouvelle utilement l'historiographie sur une période douloureuse de notre histoire et parce qu'il favorise une confrontation désormais apaisée des divers protagonistes, ce colloque participe à la construction de cet avenir d'entente et de fraternité que nous appelons tous de nos vœux sur les deux rives de la Méditerranée. C'est pourquoi je n'attache pas une importance excessive à certains propos officiels qui m'ont, pourtant, choqué.

L'important est ailleurs.

Faisons en sorte d'améliorer autant qu'il se peut la compréhension mutuelle de nos deux peuples et de leur histoire. Cessons de ne voir dans le passé que des raisons de se fâcher ou de culpabiliser. Regardons résolument vers l'avenir. Ne laissons plus certains vieux démons s'immiscer dans le dialogue et la coopération indispensables entre l'Algérie et la France. Rappelons-nous que la grandeur de la France passe par sa faculté de rayonnement dans le monde, et que la Méditerranée est un de ces espaces où notre pays peut le mieux exprimer son génie. Ce rayonnement sera d'autant plus grand que nous saurons entretenir et développer des liens déjà nombreux avec les pays que cette mer rassemble.

Je suis heureux que ce colloque nous offre aussi l'opportunité de réaffirmer cette évidence.

Je vous remercie.