N° 3327
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
ONZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 12 octobre 2001.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION

visant à la création d'une commission d'enquête relative au bilan et aux conséquences de la loi n° 56-258 du 16 mars 1956 autorisant le Gouvernement à disposer des pouvoirs spéciaux en vue du rétablissement de l'ordre et de la sauvegarde du territoire en Algérie.
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République, à défaut de constitution d'une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée
par M. NoËl MAMÈRE,
Député.

Droits de l'homme et libertés publiques.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,
Les révélations du général Aussaresses, la commémoration du quarantième anniversaire de l'assassinat de plusieurs centaines d'Algériens à Paris le 17 octobre 1961 et le sort des harkis mettent la France en face de son histoire.
Pourquoi notre pays a-t-il cautionné une dérive aussi grave des pratiques de son armée et de sa police dans sa guerre coloniale contre le peuple algérien ? Pourquoi a-t-il autorisé la généralisation de la torture sur l'ensemble du département d'Algérie ? Pourquoi a-t-il couvert l'extension de pratiques délictueuses en métropole, notamment dans les commissariats des grandes villes ?
La guerre d'Algérie a commencé en novembre 1954, sur la décision du FLN algérien. En votant en mars 1956 les pouvoirs spéciaux, le Parlement français a pris, lui aussi, une décision très grave : se dessaisir de son pouvoir politique et donc de ses responsabilités via le gouvernement de l'époque, qui a conféré de fait ces pouvoirs à l'armée française. L'article 5 de la loi précise que « le gouvernement disposera des pouvoirs les plus étendus pour prendre toute mesure exceptionnelle en vue du rétablissement de l'ordre ». Dans la réalité, le ministre résidant en Algérie détiendra des pouvoirs quasi dictatoriaux concentrés entre ses seules mains. La loi n° 56-258 portait dans son intitulé « l'autorisation du Gouvernement à mettre en _uvre en Algérie un programme d'expansion économique, de progrès social et de réforme administrative ». Ce projet de loi ne fut que le prétexte des pouvoirs spéciaux et ne déboucha pas sur une amélioration significative du niveau de vie, des droits sociaux et politiques des citoyens français musulmans. Il entraîna des frustrations qui accrurent la fracture entre ces derniers et les colons d'origine européenne.
Le projet de loi a été adopté par une large majorité de 455 voix contre 76. Cette décision débouchera notamment sur l'envoi massif du contingent en Algérie. Selon l'éditorialiste du Monde le 13 mars 1956, cette mesure « est nécessaire pour éviter une défaite qui serait aussi humiliante et coûteuse qu'une guerre perdue ». De fait, la France a perdu cette guerre qui fût longue, humiliante et coûteuse autant pour le peuple algérien que pour le peuple français. La décision du Parlement n'a pas institué la torture en Algérie, elle existait déjà en tant que pratique. Elle n'a pas institué les massacres. Quelques années auparavant, alors que notre pays fêtait la fin de la Seconde Guerre mondiale, le 8 mai 1945, 45 000 Algériens furent massacrés. Elle a simplement permis la généralisation de crimes de guerre, couverts par l'autorité politique. Elle a permis de couvrir des crimes restés impunis comme ceux contre Maurice Audin, maître Boumendjel ou bien encore le massacre du 17 octobre 1961 ou plusieurs centaines d'Algériens furent assassinés par la police française sous la responsabilité du préfet Maurice Papon.
Nous ne devons pas laisser porter par l'armée ou la police française tout le poids de ces pratiques devant l'histoire. Nous devons reconnaître la responsabilité des autorités politiques de l'époque qui n'ont pas su prendre la mesure de la gravité de la situation dans laquelle ils engageaient notre pays. En 1999, notre Parlement a reconnu qu'il n'y avait pas des événements en Algérie, traitables par des opérations de police ou de maintien de l'ordre, mais une guerre entre un Etat et un peuple en lutte pour sa libération du joug colonial.
Le moment est donc venu de faire le bilan politique de cette guerre, en partant de l'examen du vote des pouvoirs spéciaux en 1956 et de ses conséquences. Dans une récente prise de position (le Monde du 10 et 11 juin 2001), les historiens français ont indiqué qu'ils avaient fait leur travail. En tant que représentation nationale à notre tour, nous devons faire le nôtre. Pour les appelés du contingent et leurs familles, pour le peuple algérien envers lequel nous avons un devoir de réparation, pour réhabiliter la mémoire des Justes qui s'opposèrent courageusement aux actes de barbarie et de tortures, pour les générations présentes et futures envers lesquelles nous avons un devoir de mémoire et l'exigence de reconnaître notre responsabilité devant l'histoire. Il ne s'agit pas seulement de condamner moralement des tortionnaires et leurs donneurs d'ordres mais de comprendre comment un processus politique dérogatoire à la souveraineté démocratique a débouché sur des actes de barbarie contraires à la Déclaration des droits de l'homme et à notre Constitution. C'est à cette seule condition que nous pourrons forger des liens de confiance et d'amitié durables entre les peuples français et algérien.
Il est donc maintenant nécessaire de faire un bilan des actions de la décision d'attribuer les pouvoirs spéciaux et ses conséquences sur la guerre d'Algérie, sur les rapports de la France avec l'Algérie et l'image de la France. C'est l'honneur de notre Parlement et de notre pays qui sont en jeu.
Sous le bénéfice de ces observations, nous vous demandons, Mesdames et Messieurs, d'adopter la proposition de résolution suivante.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION
Article unique

En application des articles 140 et suivants du Règlement, est créée une commission d'enquête parlementaire de trente membres relative au bilan du vote de la loi n° 56-258 par l'Assemblée nationale, le 16 mars 1956, autorisant le Gouvernement à disposer des pouvoirs spéciaux. La commission fera notamment le point sur la généralisation, à partir de cette date, des pratiques de l'armée en matière de tortures et de garantie des droits des personnes et considérera les conséquences de cette loi sur l'évolution ultérieure de la situation en Algérie et en métropole ainsi que sur l'image de la France.


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