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N° 3459

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 12 décembre 2001

RAPPORT D'INFORMATION

Déposé

En application de l'article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D'INFORMATION COMMUNE
SUR LES DIVERSES FORMES DE L'ESCLAVAGE MODERNE (1)

Présidente

Mme Christine LAZERGES,

Rapporteur

M. Alain VIDALIES,

Députés.

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TOME II

AUDITIONS

Volume 2 - 2ème partie

(1) La composition de cette Mission figure au verso de la présente page.

Droits de l'homme et libertés publiques.

La mission d'information commune sur les diverses formes de l'esclavage moderne est composée de : Mme Christine Lazerges, Présidente ; M. Marc Reymann, Mme Chantal Robin-Rodrigo, Vice-Présidents ; MM. Pierre-Christophe Baguet, Michel Lefait, Secrétaires ; M. Alain Vidalies, Rapporteur ; Mmes Marie-Hélène Aubert, Christine Boutin, M. Christophe Caresche, Mme Odette Casanova, MM. Richard Cazenave, François Colcombet, Mme Monique Collange, M. Franck Dhersin, Mmes Cécile Helle, Bernadette Isaac-Sibille, MM. Jérôme Lambert, Jean-Claude Lefort, Michel Liebgott, Lionnel Luca, Philippe Nauche, Bernard Outin, Mme Françoise de Panafieu, MM. Bernard Perrut, Pierre Petit, Mme Yvette Roudy, MM. André Schneider, Bernard Schreiner, Joseph Tyrode, Mme Marie-Jo Zimmermann.

TOME SECOND

Volume 2 - 2ème partie

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des déplacements en délégation de la Mission
(la date et le lieu de l'audition figurent ci-dessous)

Lyon (17 - 18 septembre 2001)

― Mme Claude FLAVEN, chargée des droits personnels et sociaux des femmes et Mme Naïma ATOUI, chargée de la politique de la ville à la délégation régionale aux droits des femmes et à l'égalité (17 septembre 2001) 170

― M. Michel BILLIET, contrôleur général, directeur départemental des services de police du Rhône, M. Alain CLOCHER, commandant de police, chef de la brigade de préservation sociale à la sûreté départementale, M. Serge ANTONIEFF, commissaire principal, adjoint au chef de la sûreté départementale, M. Jean-Luc VIDALOT, commandant de police, chef de l'unité de préservation sociale et de protection sociale (UPPS) à la sûreté départementale, M. Bernard TRENQUE, directeur régional de la police judiciaire, M. Jean-François SAILLARD, directeur interrégional de la police aux frontières (17 septembre 2001) 185

― Mme Martine ROURE, adjointe au maire de Lyon, chargée des affaires sanitaires et sociales, députée européenne (17 septembre 2001) 212

― Représentants d'associations : au titre de l'Amicale du Nid : M. Jean-Claude JOLLY, directeur ; au titre de l'Association des praticiens de l'urgence sociale (APUS) et du Service de prévention et de réadaptation sociale (SPRS) : M. Denis HAMELIN, directeur et M. Robert DUBANCHET, psychologue ; au titre de Cabiria : Mme Martine SCHUTZ-SAMSON, directrice et Mme Françoise GUILLEMAUT, sociologue, chargée des relations internationales ; au titre du Comité contre l'esclavage moderne (CCEM) : Mme Claude DUCOS, animatrice de l'antenne lyonnaise ; au titre du Collectif des associations des femmes d'Afrique centrale (CFAC) : Mme Eugénie OPOU, présidente, responsable du comité du Collectif des associations africaines ; au titre de la Croix-Rouge française : M. Jean-Pierre PETIT, directeur d'Action service réfugiés ; au titre du Mouvement du Nid : Mme Juliette CHEMIN, responsable de délégation et M. Michel de VERCLOS, trésorier (17 septembre 2001) 229

― M. Pierre GOFFINET, directeur général adjoint des services du conseil général du Rhône, Mme Marie-Noëlle BERT, directeur du service développement social, M. Michel GOUGNE, directeur de l'Institut départemental de l'enfance et de la famille et Mme Béatrice POUILLOT, directeur du service protection de l'enfance (18 septembre 2001) 261

― M. Jean-Marie LAGRANGE, directeur départemental des affaires sanitaires et sociales du Rhône, Mme Geneviève COLOMBET inspectrice principale chargée de l'action sociale, Mme Marie-Thérèse VILLARD-BRIANT, conseillère technique, assistante sociale chef chargée du suivi avec les associations (18 septembre 2001) 280

― M. Christian HASSENFRATZ, procureur de la République au tribunal de grande instance de Lyon (18 septembre 2001) 289

Marseille (18 - 19 septembre 2001)

― M. Yvon OLLIVIER, préfet de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, préfet des Bouches-du-Rhône, accompagné de M. Yves DASSONVILLE, préfet délégué pour la sécurité et la défense, M. Philippe CURÉ, sous-préfet chargé de la politique de la ville, M. Rachid BOUABANE-SCHMITT, secrétaire général adjoint, et Mme Mady VETTER, juriste, responsable du bureau régional des ressources juridiques internationales (BRRJI), représentant Mme Aline Vergnon-Bondarnaud, déléguée régionale aux droits des femmes et à l'égalité (18 septembre 2001) 304

― Mme Françoise LLAURENS, première vice-présidente du tribunal de grande instance de Marseille, M. Francis FRÉCHÈDE, procureur près le tribunal de grande instance, M. Jean-Pierre DESCHAMPS, président du tribunal pour enfants et M. René CRAPOULET, directeur départemental adjoint de la protection judiciaire de la jeunesse (18 septembre 2001) 312

― Mme Catherine LENZI, directeur régional de la police judiciaire, M. Gérard BUONUMANO, commissaire principal, chef de la brigade de répression du proxénétisme, M. Franck COURSON, commissaire principal, chef de la sûreté départementale des Bouches-du-Rhône, Mme Danielle LABORDE, chef de la brigade des mineurs, M. Fernand LIEURE, directeur régional des renseignements généraux, M. Yves DASSONVILLE, préfet délégué pour la sécurité et la défense, M. Bernard MUNOZ, directeur régional de la police aux frontières, Commandant LHOTELIER, commandant le groupement de gendarmerie des Bouches-du-Rhône (18 septembre 2001) 320

― M. Jean COETMEUR, directeur régional des affaires sanitaires et sociales et Mme Yolande NOCHUMSON, conseillère technique, représentant le directeur départemental des affaires sanitaires et sociales des Bouches-du-Rhône (18 septembre 2001) 331

Audition de Mme Claude FLAVEN,
chargée des droits personnels et sociaux des femmes

et de Mme Naïma ATOUI,
chargée de la politique de la ville
à la délégation régionale aux droits des femmes et à l'égalité (DRDFE)



(compte rendu de l'entretien du 17 septembre 2001 à Lyon)

M. le Rapporteur : Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Vous connaissez l'objet de notre Mission. Je vous propose de nous présenter mutuellement.

Mme Naïma ATOUI : Je suis chargée de mission pour la politique de la ville et pour l'insertion socioprofessionnelle des femmes à la délégation régionale aux droits des femmes et à l'égalité.

Mme Claude FLAVEN : Je suis aussi chargée de mission en ce qui concerne les droits personnels et sociaux à la délégation régionale aux droits de femmes à Lyon. Par droits personnels et sociaux, on entend l'ensemble des droits propres des femmes. Mes deux principales missions sont, d'une part, la lutte contre les violences exercées sur les femmes, violences conjugales et prostitution et, d'autre part, la mise en _uvre de la loi sur la contraception et l'IVG.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je fais partie de la mission parlementaire dont M. Vidalies, qui effectue un travail très intéressant, est le rapporteur. En tant que vice-présidente du Conseil général du Rhône, je suis plus particulièrement chargée de la femme et de l'enfant. Je me suis donc indirectement occupée de ces problèmes et je reconnais que cette Mission nous fait découvrir beaucoup de choses, n'est-ce pas, monsieur le Rapporteur ?

M. le Rapporteur : De plus en plus. Je suis député des Landes et rapporteur de la Mission sur l'esclavage moderne.

Cette Mission a pour objet de dresser un état des lieux et de faire des propositions sur ce que l'on a appelé les formes de l'esclavage moderne, qui devraient plutôt s'appeler les formes contemporaines de l'esclavage.

Nous réfléchissons au problème de l'esclavage économique, notamment le travail dans des ateliers clandestins, mais ce n'est sans doute pas un sujet auquel vous êtes confrontées ici. Nous nous intéressons également, deuxième volet de notre Mission, à l'esclavage domestique. Pour l'instant, ce genre de cas semble se concentrer dans la région parisienne. Il s'agit de phénomènes assez nouveaux, de personnes que certaines familles amènent de leur pays et traitent avec le mépris le plus complet, sans égard pour la législation et la dignité humaine. Le troisième volet de notre réflexion porte sur l'esclavage sexuel.

Nous souhaiterions savoir si vous avez été confrontées à ce problème, notamment à de jeunes femmes ou de jeunes garçons prostitués désireux d'en sortir et si vous avez subi des pressions venant des réseaux, puisqu'une des grandes interrogations de notre Mission est l'existence de ces réseaux, notamment internationaux.

Nous aimerions savoir comment vous appréciez la situation. Quelles informations, enseignements ou expériences, pouvez-vous apporter à notre Mission ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Bien que je ne sois pas mandatée pour cela, je voudrais ajouter que nous n'avons pas simplement l'intention de faire une étude. L'un des grands soucis de Mme Lazerges, la présidente de la Mission, est de déboucher sur des propositions tangibles, peut-être sur des lois nouvelles mais à tout le moins obtenir l'application de certaines lois dont nous voyons qu'elles sont mises au placard trop facilement.

Tant M. Vidalies que Mme Lazerges expriment le souhait constant que ce travail débouche vraiment sur des réalisations concrètes car trop de propositions dorment au fond des tiroirs.

M. le Rapporteur : Aujourd'hui, l'une de nos interrogations majeures est de savoir si nos propositions s'inspireront des initiatives prises en Italie ou en Belgique, qui attribuent un statut particulier aux femmes victimes de la prostitution, à la fois, pour leur permettre de coopérer avec la police ou, en tout cas, d'aider les pouvoirs publics à lutter contre les réseaux, et pour apporter une solution à leur situation personnelle.

L'une des difficultés actuelles en France est, à l'évidence, que ces personnes sont considérées comme des délinquantes au regard de leur situation d'étranger sans papiers. Nous souhaiterions, à l'image des Italiens et des Belges, même si c'est sous une forme légèrement différente, les considérer davantage comme des victimes, avec un statut leur donnant un droit au séjour.

Tel est l'état d'esprit dans lequel nous réfléchissons, mais tout cela doit d'abord partir d'un constat. C'est pour cela que nous sommes ici. Nous sommes également rendus à l'étranger ainsi qu'à Strasbourg, et nous irons à Marseille et à Nice pour voir ce qui s'y passe. Nous sommes là pour vous écouter et n'avons déjà que trop parlé.

Mme Claude FLAVEN : J'imagine que vous connaissez et que vous allez rencontrer les quatre associations qui s'occupent, dans le domaine de l'accompagnement et de la réinsertion, des personnes prostituées à Lyon ?

M. le Rapporteur : Nous allons les rencontrer dans la journée.

Mme Claude FLAVEN : En tant qu'associations de terrain, elles connaissent très précisément la situation des personnes prostituées à Lyon, en particulier celle des femmes qui viennent des pays de l'est, qu'elles soient Albanaises, de cette partie de l'Europe du sud, ou issues de pays de l'ex-URSS. Je sais que des actions ont été menées.

Je travaille beaucoup en partenariat avec ces associations sur le phénomène de la prostitution parce que, seule, la délégation aux droits des femmes ne peut rien faire. Nous ne sommes qu'une toute petite poignée de personnes : deux chargées de mission et une déléguée régionale. Nous travaillons donc beaucoup en partenariat et, sur la prostitution, bien évidemment, je ne peux que travailler avec les associations qui s'en préoccupent.

Il y a un an et demi, deux traductrices ont été embauchées sur deux postes à mi-temps, une Albanaise et une femme qui parlait russe. La difficulté pour entrer en contact avec ces femmes prostituées est, en effet, la barrière de la langue. Le fait de pouvoir communiquer dans leur propre langue les rassurait, les sécurisait, permettait de connaître leurs problèmes et d'essayer de les sortir de là, du moins pour celles qui le souhaitaient.

D'après ce qui m'en a été dit, la situation n'est pas simple parce que ce sont des femmes qui vivent dans la terreur - cela a déjà dû vous être dit - et elles ont également très peur de la police en France. Elles n'ont pas de papiers puisqu'on les leur a confisqués. Des pressions sont exercées sur leurs familles restées dans leur pays. Elles sont complètement prisonnières. Il est donc extrêmement difficile d'entrer en contact avec elles.

Par le biais de ces deux traductrices-interprètes, des situations peuvent être réglées et ces femmes peuvent être aidées.

Le problème qui demeure, et dont vous avez parlé, est celui de leurs papiers, puisqu'elles n'en ont pas. Elles ne souhaitent pas forcément retourner dans leur pays d'origine, soit parce qu'elles n'y ont pas de travail, soit parce qu'elles ne s'y sentent pas en sécurité. Une des solutions est donc de les autoriser à rester en France et d'obtenir un statut qui leur permette d'avoir un travail, un vrai travail, de manière à ce qu'après être sorties de la prostitution, elles puissent avoir le choix de retourner dans leur pays d'origine quand elles sont suffisamment fortes ou celui de rester ici. Bref, il faudrait qu'elles ne soient pas obligées de partir, reconduites à la frontière parce qu'elles n'ont pas de papiers.

Sur la prostitution, je ne sais pas si je peux vous en dire plus. Je pense que les associations vous citeront des cas précis et vous éclaireront sans doute mieux que notre service.

M. le Rapporteur : Mais j'aimerais connaître le niveau d'implication de votre service. Nous voyons bien, partout, qu'il y a des associations très impliquées et très performantes, qu'il y a un travail effectué par les services de police et de justice. Mais, sur le plan social et de la prise en charge, nous nous demandons aujourd'hui si les actions ne sont pas complètement abandonnées aux associations. Les délégations aux droits des femmes ne viennent-elles pas pallier l'absence de réponse de la part de l'administration d'Etat ou départementale ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Quelles relations entretenez-vous, par exemple, avec la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) ?

Mme Claude FLAVEN : Vous avez tout à fait raison de soulever ce problème. En fait, la délégation aux droits des femmes n'a en charge ce dossier, et de façon extrêmement partielle, que depuis trois ans. C'est la DDASS qui gère tous les crédits consacrés à la prostitution.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Vous n'en avez pas du tout ?

Mme Claude FLAVEN : Non. Nous sommes associées, mais nous n'avons aucun budget de lutte contre la prostitution. C'est la DDASS qui décide, gère tous les crédits, et les répartit entre les différentes associations.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : A partir de ce que vous lui dites, ou est-ce vous qui acceptez ce que la DDASS décide ?

Mme Claude FLAVEN : C'est la DDASS qui gère les crédits.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Et qui décide ?

Mme Claude FLAVEN : C'est la DDASS qui gère et qui décide. Selon les départements, certains directeurs départementaux des affaires sanitaires et sociales associent plus ou moins la délégation aux droits des femmes. Nous sommes, de toute façon, associés à une ou deux réunions par an, qui regroupent les différents partenaires dont la DDASS, la délégation aux droits des femmes, la police, les associations et - me semble-t-il mais je n'en suis pas sûre - un représentant de la ville de Lyon.

Lors de ces réunions, nous faisons le point sur la situation de la prostitution - à Lyon surtout, car l'essentiel de la prostitution, celle visible, en tout cas, se déroule à Lyon.

M. le Rapporteur : Des jeunes femmes prostituées s'adressent-elles directement à vos services ?

Mme Claude FLAVEN : Non, jamais.

M. le Rapporteur : Vous n'êtes jamais sollicitées directement ?

Mme Claude FLAVEN : Non...

M. le Rapporteur : D'abord, parce qu'elles ne savent pas que vous existez ?

Mme Claude FLAVEN : Oui, c'est un service qui est très peu connu. Par ailleurs, la présence des associations sur le terrain conduit les personnes prostituées à s'adresser d'abord à celles qui viennent à leur rencontre. Je pense à Cabiria, à l'Amicale du Nid ou au Service de prévention et de réadaptation sociale (SPRS).

Il y a deux ans, nous avons réalisé une plaquette qui présentait les différentes associations s'occupant de l'accompagnement des personnes prostituées dans le département du Rhône. Elle a été réalisée en collaboration avec la DDASS et financée par elle. Cette plaquette est disponible pour les personnes prostituées elles-mêmes ou, éventuellement, pour les travailleurs sociaux qui peuvent être confrontés au problème de la prostitution ou de personnes en danger de prostitution.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Plus que par la délégation aux droits des femmes, peu connue, il peut arriver aussi que, par l'intermédiaire du Mouvement du Nid, par exemple, l'ANPE et les services chargés du RMI arrivent à mettre en place des éléments pour l'insertion de certaines femmes.

M. le Rapporteur : Je souhaite comprendre précisément comment sont mises en _uvre les politiques publiques en la matière.

Il y a donc des crédits d'intervention. Il est clair que sur le terrain, ici comme ailleurs, ce sont d'abord les associations qui font le travail. Néanmoins, concernant le suivi de ces actions, existe-t-il une structure permanente réunissant l'ensemble des associations et les administrations, qui prenne les décisions ? Celles-ci sont-elles discutées et prises en concertation ? Ou est-ce du cas par cas, réglé avec chacune des associations ? La mise en _uvre de cette politique est-elle totalement transparente ?

Mme Claude FLAVEN : Je vais parler de ce qui me concerne. La délégation aux droits des femmes n'est pas consultée, par exemple, pour la répartition des crédits. Nous recevons un avis de la DDASS nous indiquant l'enveloppe attribuée à telle ou telle association.

Il y a ensuite cette réunion, ce comité de pilotage, pourrait-on dire, qui regroupe un certain nombre de services de l'Etat, ainsi que de la ville de Lyon, et les associations. On y débat de la situation, on dresse un état des lieux, un bilan, et l'on essaie de voir ce que l'on peut faire. C'est dans ce cadre, par exemple, qu'avait été proposée l'embauche des deux interprètes à mi-temps que j'ai évoquée précédemment.

M. le Rapporteur : Les initiatives se prennent donc là ?

Mme Claude FLAVEN : Les associations ont toujours beaucoup d'initiatives. Celles-ci se discutent là, en effet, car, ensuite, le financement des projets est, bien sûr, public.

M. le Rapporteur : Quelle est la périodicité des réunions de ce comité ?

Mme Claude FLAVEN : Deux fois par an au maximum.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Associez-vous le CDES à ces réunions ?

Mme Claude FLAVEN : Je ne le pense pas.

M. le Rapporteur : Il est certainement associé par l'intermédiaire de la DDASS. C'est elle qui pilote et assure le secrétariat de ces réunions, n'est-ce pas ?

Mme Claude FLAVEN : Tout à fait. C'est la DDASS qui pilote. Cela se passe ainsi dans le Rhône, mais je ne sais pas ce qu'il en est des autres départements. Il est clair que, sur le plan local, c'est la DDASS qui gère les crédits.

De plus, je dois quand même vous dire que la délégation aux droits des femmes n'était pas très favorable pour se saisir de la question de la prostitution. Je ne suis à la délégation aux droits des femmes que depuis trois ans et demi et quand j'y suis arrivée, la prostitution, on ne voulait pas en entendre parler, parce que c'est... un cas à part.

C'est un dossier extrêmement sensible, très difficile à gérer car, en matière de prostitution, différentes idéologies s'affrontent : vous avez les abolitionnistes, les gens qui sont d'accord pour l'abolition mais qui sont néanmoins favorables à une prise en charge des personnes prostituées et enfin, ceux qui pensent carrément qu'après tout, la prostitution, pourquoi pas ? Cela peut être un moyen de gagner sa vie.

Il est extrêmement complexe et très difficile d'avoir une position consensuelle en ce domaine.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Une vision générale des choses.

Mme Claude FLAVEN : C'est très complexe.

M. le Rapporteur : Il est vrai que ces différentes positions coexistent - abolitionnistes, réglementaristes et, éventuellement, les tenants de l'interdiction de se prostituer prônant la pénalisation du client, comme c'est le cas en Suède. La vraie difficulté vient du fait qu'en raison de l'existence même de ce débat, on ne fait rien et l'on voit aujourd'hui se développer une prostitution qui est loin de l'idée, parfois défendue, d'une prostituée travailleuse indépendante. En fait, je doute qu'il en existe beaucoup. En tous les cas, si elles existent, elles sont minoritaires, voire marginales car on sait bien aujourd'hui que, derrière nombre d'entre elles, il existe des réseaux internationaux qui font subir à ces femmes des traitements que personne n'ose imaginer. Nous avons reçu des témoignages affreux.

Nous sommes donc confrontés à un problème et ce n'est pas parce qu'il existe un débat sur les différents types d'approches ou de réponses, que l'on ne doit pas essayer de régler la situation et de trouver des solutions pour ces femmes. Ces réponses appartiennent d'abord à ceux et celles qui travaillent sur le terrain, qu'il s'agisse des services de l'Etat ou d'associations - et s'il faut des moyens supplémentaires, notre Mission le dira -, mais aussi aux services de lutte contre ces réseaux mafieux internationaux.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Vous dites que les jeunes femmes étrangères ne connaissent pas la délégation aux droits des femmes, mais les prostituées françaises, car il y en a encore quelques-unes, n'en avez-vous jamais vu qui soient venues vous rencontrer ?

Mme Claude FLAVEN : Non.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est assez étonnant.

M. le Rapporteur : Mais cela s'explique par le fait que ce n'est pas dans la mission de la délégation.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Oui, mais elles auraient pu venir pour le principe, pour savoir ce que l'on peut faire quand on est maltraité. Il est étonnant que même des Françaises ne s'adressent pas à vous.

Mme Claude FLAVEN : Nous ne sommes pas un service chargé d'accueillir le public. Le pendant de notre service qui accueille le public est le CIDF, le centre d'information du droit des femmes, qui est chargé d'accueillir toutes les femmes pour tout problème d'ordre juridique ou autre.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Au CIDF, les problèmes de prostitution sont-ils évoqués ?

Mme Claude FLAVEN : Non. Ce que je connais de la prostitution provient du travail que je mène avec les associations.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Qu'adviendrait-il sans les associations ? !

Mme Claude FLAVEN : Jamais aucune femme prostituée ne viendrait nous voir.

M. le Rapporteur : Pas plus qu'elles ne viennent voir le CIDF, semble-t-il.

Madame Atoui, vous vous occupez de réinsertion ?

Mme Naïma ATOUI : En effet, de la réinsertion socioprofessionnelle des femmes.

M. le Rapporteur : En aval de la prostitution, n'avez-vous jamais été saisie par les associations de situations de femmes souhaitant sortir des griffes de ces réseaux et cesser cette activité ? N'avez-vous jamais rencontré de cas de ce genre dans votre travail ?

Mme Naïma ATOUI : C'est une réflexion que nous nous menions avant de vous rencontrer. Dans notre travail, personne ne nous interpelle sur un quelconque problème d'esclavage domestique ni même sur l'esclavage économique.

Néanmoins, je me suis penchée sur une situation qui est pour moi une forme d'esclavage moderne, même si elle ne l'est pas forcément pour vous.

La définition donnée par la coprésidente du Comité contre l'esclavage moderne s'articule autour de cinq critères. Quand je les reprends, je vois « l'exploitation de sa force de travail jusqu'à l'épuisement avec une rémunération inexistante ou quasi inexistante ». J'ai été interpellée par ce dernier point et j'ai aussitôt pensé à ces femmes qui viennent en France et qui sont mariées.

Cette forme ne vous a peut-être pas été citée. Il s'agit de femmes étrangères, qui arrivent parfois en France dans le cadre du regroupement familial, mais pas toujours ; souvent même, ces femmes mariées viennent avec un visa de tourisme d'un mois puis restent chez leur mari ou dans leur belle-famille en situation irrégulière. C'est ainsi qu'étant en situation irrégulière, elles subissent toutes les formes d'exploitation qui sont citées : elles n'ont pas de papiers en règle, elles ne peuvent pas sortir, elles sont terrorisées, elles ne maîtrisent pas la langue, elles ne connaissent pas la culture d'accueil, elles subissent parfois des violences et elles ne savent pas vers qui se tourner.

A mon sens, cela peut entrer dans la définition de l'esclavage moderne, puisque l'on utilise sa force de travail dans la sphère domestique. Cela rejoint étrangement la définition que nous donne Mme Sylvie O'Dy de l'esclavage moderne. Il est vrai que l'on rencontre là des cas dramatiques.

M. le Rapporteur : Pourriez-vous nous donner plus de détails sur ces situations ? Sur les cas dont vous avez été saisie ? Quels sont les pays d'origine de ces femmes ?

Mme Naïma ATOUI : Nous n'avons eu connaissance que de quelques cas parce que ces personnes hésitent à nous interpeller. Toute la complexité du problème de l'esclavage moderne est aussi de repérer et d'identifier les personnes le subissant. Bien souvent, elles sont en situation irrégulière et nous sommes, malgré tout, un service de l'Etat, de la préfecture, repéré comme tel. Il est toujours très difficile de venir nous interpeller pour se plaindre de sévices alors qu'on est en situation irrégulière.

M. le Rapporteur : Ce sont les personnes elles-mêmes qui vous saisissent ?

Mme Naïma ATOUI : Non.

M. le Rapporteur : L'entourage ? Des voisins ?

Mme Naïma ATOUI : Ce sont des associations et des tierces personnes.

M. le Rapporteur : Quel type d'associations ?

Mme Naïma ATOUI : Comme je suis chargée de mission pour la politique de la ville, je travaille beaucoup avec les associations de femmes de quartiers. Ainsi, les signalements peuvent être faits par une femme-relais, un membre de l'association ou encore un travailleur social qui me parlent d'un cas auquel ils ne savent pas répondre.

Je ne vous cacherai pas que moi non plus je ne sais pas toujours y répondre. On s'adresse alors à des associations d'accueil des femmes victimes de violences quand il s'agit de violences conjugales, et on leur demande d'assurer un suivi de ces femmes et de leur trouver un hébergement, parce qu'il y a le problème de l'hébergement, ...

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Mais si elles sont dans la belle-famille ou la famille, elles sont déjà logées ?

Mme Claude FLAVEN : Oui, mais elles subissent toutes les pressions familiales, les violences conjugales, etc. Elles sont prises dans la toile d'araignée de la sphère privée où elles n'ont pas les moyens de s'exprimer. Au barrage de la langue s'ajoute l'enfermement dans une communauté, dans un quartier. Il est très difficile de les faire sortir de cette situation.

C'est pour cela que je vous dis que l'on n'en parle pas beaucoup, parce que je ne sais pas si les gens repèrent ces situations comme étant des formes d'esclavage moderne. Mais cela en présente pourtant des caractéristiques. Vous allez me dire qu'il s'agit d'une femme mariée, vivant dans sa famille. Certes, mais il n'empêche qu'elle subit des mauvais traitements, etc.

M. le Rapporteur : Oui, le mariage n'accorde pas le droit de faire subir des actes de barbarie.

Quelles suites ont été données à ces situations quand vous en avez été saisie ? A votre connaissance, y a-t-il eu des poursuites pénales ?

Mme Naïma ATOUI : Non.

M. le Rapporteur : Personne ne fait rien ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : S'il n'y a pas de plaintes, personne ne peut rien faire.

M. le Rapporteur : Il existe pourtant des signalements ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Sans plainte, la police ne peut pas intervenir. Et elles ne vont pas déposer une plainte parce que toute la famille serait bouleversée et qu'elles sont en situation irrégulière. C'est tout le problème.

Mme Naïma ATOUI : La seule chose que nous puissions faire en tant que délégation aux droits des femmes, c'est de les orienter vers les associations qui accueillent les femmes victimes de violences et de pouvoir leur assurer un hébergement pour qu'elles puissent respirer.

M. le Rapporteur : Et vous l'avez déjà fait ?

Mme Naïma ATOUI : Oui.

M. le Rapporteur : Cela a-t-il donné des résultats ?

Mme Naïma ATOUI : C'est toujours très compliqué, compte tenu de la situation irrégulière de la femme. En effet, elle peut interpeller les services de la préfecture, le service des étrangers, pour voir s'il est possible de régulariser sa situation, mais vous connaissez très bien la réglementation en matière de regroupement familial, même pour les femmes qui sont dans une situation régulière.

En fait, deux situations existent : il y a celles qui sont là avec un visa de tourisme et celles qui sont arrivées dans le cadre d'un regroupement familial. Dans ce dernier cas, il faut au moins un an prouvé de vie commune pour pouvoir se séparer en ayant le droit de rester sur le territoire français. Sur le plan de la procédure, si la femme interrompt la vie commune ou si elle demande le divorce, elle risque de se retrouver en situation irrégulière...

M. le Rapporteur : Oui, il faut qu'elle remplisse ces conditions pour voir sa situation régularisée.

Mme Naïma ATOUI : ... même dans le cadre d'un regroupement familial. Je vous interpelle à ce sujet parce que c'est à double tranchant.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Dans les cas dont vous avez été saisie, ces femmes avaient-elles des enfants ?

Mme Naïma ATOUI : Elles n'ont pas d'enfants.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est ce que je pensais.

Mme Claude FLAVEN : Ce sont des jeunes filles, mariées au pays et qui viennent en France. On m'avait signalé le cas d'une jeune femme turque, qui était séquestrée.

M. le Rapporteur : Ce sont systématiquement des Turques ?

Mme Naïma ATOUI : Il y a des Algériennes également.

Mme Claude FLAVEN : Ce sont des Turques la plupart du temps. Souvent, le fils a déjà une femme en France et il arrive avec une autre femme venant de la campagne turque. Cette dernière arrive dans la belle-famille, est séquestrée, on lui prend ses papiers et elle sert de bonne à toute la famille, toute la journée. Elle est violentée. Tels sont les cas que l'on nous signale.

Mme Naïma ATOUI : Je tenais à vous interpeller sur ces cas parce que nous n'avons aucun moyen d'y répondre, compte tenu du fait qu'elles sont soit en situation irrégulière soit dans le cadre d'un regroupement familial.

A ce propos, je fais partie du comité de pilotage qui travaille sur la plate-forme d'accueil des familles migrantes, puisque le Rhône a été le département-pilote, avec la Seine-Saint-Denis. J'ai déjà interpellé le comité puisque si, dans le cadre du regroupement familial, la femme ne passe pas une année de vie commune avec son époux, si elle rompt ou demande le divorce, elle n'a plus le droit au séjour. Cela aussi est très difficile à comprendre.

M. le Rapporteur : La réponse est probablement davantage dans une prise en considération de ces situations spécifiques que dans l'assouplissement de la règle générale, car vous voyez bien ce à quoi cela peut aboutir. Il en est de même de la régularisation.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Comme elles se marient dans les pays d'origine, il est très difficile d'intervenir sur ce point sur le plan du regroupement familial.

Mme Naïma ATOUI : Il y a un an d'épreuve, si je puis dire. Après, vous recevez votre carte de séjour pour cinq ans. Mais si, pendant cette période d'épreuve, la femme rompt son union pour des raisons de violences conjugales, elle se retrouve en situation irrégulière.

Mme Claude FLAVEN : Il existe aussi des cas de femmes sans papiers qui n'avaient pas la durée de séjour suffisante pour bénéficier de titres de séjour permanents, mais que nous avons réussi à résoudre. Il est vrai que nous travaillons aussi avec les services de la préfecture, notamment avec celui de la réglementation qui traite de la situation des étrangers : quand il y a des cas extrêmement flagrants de femmes victimes de violence avérée et que se pose un problème de papiers, en général, nous parvenons à régler cette situation avec la préfecture. Nous arrivons à faire en sorte que ces femmes obtiennent des papiers qui leur permettent, d'une part, de quitter leur mari ou leur famille et, d'autre part, de trouver un travail quand elles le peuvent.

M. le Rapporteur : Lorsque vous, ou des associations, êtes informées de telles situations, faites-vous des signalements au parquet ?

Mme Claude FLAVEN : A vrai dire ...

M. le Rapporteur : Vous savez que c'est une obligation, conformément à l'article 40 du code de procédure pénale ?

Mme Claude FLAVEN : Vous avez tout à fait raison.

M. le Rapporteur : La seule personne qui peut décider de ne pas engager les poursuites, c'est le procureur de la République. La loi prévoit que c'est lui qui, en fonction des circonstances, va le décider ou pas.

Si vous, informées de ces faits, ne transmettez pas l'information au parquet, nous sommes un peu en dehors du dispositif tel qu'il existe.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Si elles sont enceintes, elles peuvent bénéficier de la loi sur la protection de la femme.

Mme Claude FLAVEN : Oui, mais elles n'ont pas forcément des enfants. Parfois même, ces très jeunes femmes que l'on fait venir de Turquie et qui ont été mariées, ne vivent pas avec leur mari, mais dans la belle-famille, et n'ont pas forcément de vie conjugale.

Mme Naïma ATOUI : Elles le peuvent.

Mme Claude FLAVEN : Mais pas forcément.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Dès qu'elles sont enceintes, elles peuvent bénéficier de l'action du Conseil général et des assistantes sociales qui s'occupent de la PMI.

M. le Rapporteur : A votre connaissance, personne ne fait de signalement ? Ni à votre niveau ni au sein des associations qui vous saisissent ?

Mme Claude FLAVEN : Vous savez, le problème à Lyon, c'est que quand je me mets en rapport avec le parquet au sujet des violences conjugales, on me répond qu'il y a je ne sais combien de milliers d'affaires et que toutes ne peuvent pas être poursuivies par manque de moyens en personnel. Cela étant, vous avez raison, ces situations peuvent faire l'objet de signalements.

M. le Rapporteur : Oui, parce qu'ensuite, lorsque nous allons poser la même question aux services de police ou aux services judiciaires, ils vont naturellement nous répondre qu'ils n'ont pas connaissance de tels faits, alors que vous avez obligation de les leur signaler.

Mme Claude FLAVEN : Tout à fait. Je pense que personne ne songe à les signaler. On essaie surtout de sortir la femme de la situation dans laquelle elle se trouve le plus rapidement possible.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Vous parez au plus pressé.

Mme Naïma ATOUI : Tout à fait.

Mme Claude FLAVEN : Vous avez raison, le recours à l'article 40 du code de procédure pénale n'est pas un réflexe que nous avons.

Mme Naïma ATOUI : Ce sont les associations qui accueillent ces femmes victimes de violences et qui veillent à leur fournir un hébergement et à les sortir de ces situations.

M. le Rapporteur : Pour en revenir plus précisément à l'objet de votre mission, au sein des délégations aux droits des femmes et au plan national, lors des réunions que vous avez, la question de l'orientation de votre action est-elle d'actualité ?

Le constat que nous faisons aujourd'hui au sujet de votre action dans le domaine de la prostitution, alors que l'on pourrait tout naturellement penser que vous devriez avoir un rôle à jouer sur cette question, fait-il l'objet de discussions à l'intérieur de vos délégations départementales, de votre ministère ? Ou, compte tenu de la difficulté du sujet, renvoie-t-on cette réflexion à plus tard ?

Mme Claude FLAVEN : La prostitution ne fait pas partie des priorités.

M. le Rapporteur : Vous le ressentez comme ça ou est-ce exprimé tel quel ?

Mme Claude FLAVEN : Je le ressens comme ça. Cela dit, en janvier, lors des assises nationales contre les violences, organisées par Mme Nicole Péry, cela a donné lieu à un débat parce qu'à l'origine, dans l'organisation de ces assises, la prostitution n'était pas incluse comme thème de violence.

Des associations ont protesté et, finalement, la prostitution a été rajoutée. C'est vous dire si c'est un sujet délicat.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Vous disiez vous-même que ce n'était pas dans votre mission.

Mme Claude FLAVEN : Ça l'est depuis très peu de temps. Auparavant, c'était, et ça a toujours été, la DDASS qui s'en occupait. Cela continue puisque c'est elle qui prend en charge les interventions sur le plan financier.

Il y a malgré tout quelque chose de nouveau qui s'est accéléré ces dernières années, à savoir le proxénétisme et la traite des êtres humains. En effet, pendant toute une période que je ne saurais pas situer très précisément, la prostitution était une profession « libérale ». Les femmes étaient indépendantes, depuis que, dans les années 70, avait eu lieu la révolte des prostituées.

M. le Rapporteur : Les réseaux étaient locaux, mais il y a toujours eu des proxénètes. Comment les policiers les appellent-ils déjà ? Le « Julot casse-croûte », à savoir le proxénète de bonne présentation, c'est celui qui, d'après ce que j'ai compris de la terminologie policière, possède un local avec deux ou trois filles, à l'inverse des réseaux. Mais la vérité, c'est que tous sont des proxénètes !

Mme Claude FLAVEN : Cependant, l'arrivée massive de ces femmes, et des réseaux mafieux qui sont derrière, est un élément tout à fait nouveau qui, me semble-t-il, change un peu la situation à Lyon.

M. le Rapporteur : Quelle est la nationalité de ces jeunes femmes arrivées à Lyon ?

Mme Claude FLAVEN : Il y a quelques années, c'étaient de jeunes femmes venues d'Afrique de l'ouest. Maintenant, ce sont des Ukrainiennes, des Albanaises, en grand nombre.

Mme Naïma ATOUI : Il y a beaucoup d'Albanaises et de Kosovares.

M. le Rapporteur : Y a-t-il toujours des femmes d'Afrique de l'ouest ?

Mmes Claude FLAVEN : Toujours, mais il me semble que cela a un peu diminué.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Comme elles ont changé de lieux de prostitution, c'est difficile à dire.

Mme Naïma ATOUI : Je pense que vous allez rencontrer Mme Eugénie Opou, présidente du Collectif des femmes d'Afrique centrale. Elle me sollicite pour la préparation d'une journée internationale de la femme sur le thème de l'esclavage moderne.

M. le Rapporteur : Elle fait partie des associations que nous rencontrons cet après-midi.

Mme Claude FLAVEN : Je pense que vous apprendrez beaucoup de ces associations qui sont sur le terrain.

M. le Rapporteur : Nous souhaitions cependant vous rencontrer parce que l'une des questions que nous nous posons est celle de la lisibilité de la réponse administrative de l'appareil d'Etat sur ces questions. Nous voyons bien que la DDASS distribue les crédits. Mais qui élabore la politique ? Quel est, pour le public ou pour ces personnes, l'interlocuteur identifié ? Tout cela mérite réflexion.

Mme Naïma ATOUI : Avez-vous rencontré d'autres délégations départementales aux droits des femmes ?

M. le Rapporteur : Nous revenons de Strasbourg où nous les avons rencontrées. Je pense que c'est une question que l'on peut se poser. En tout cas, nous pouvons suggérer une meilleure coordination des actions et de la réflexion.

Mme Claude FLAVEN : Je pense qu'il faudrait que le service des droits des femmes s'empare de ce sujet d'une manière claire et nette, et pas seulement du bout des doigts. Une analyse rigoureuse serait souhaitable car il existe quand même des revendications de personnes prostituées qui veulent en faire un métier normal en France. Un métier avec des droits.

M. le Rapporteur : Votre sentiment personnel est-il que cela peut être un métier, avec un statut ?

Mme Claude FLAVEN : Mon sentiment personnel est que cela ne peut pas être un métier. C'est clair.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il n'y a que des hommes pour le penser.

Mme Claude FLAVEN : La prostitution est vraiment l'aboutissement des violences et de la domination d'un sexe sur l'autre.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est un mépris total de l'être humain.

M. le Rapporteur : Que pensez-vous de la pénalisation des clients, c'est-à-dire du système à la suédoise ?

Mme Claude FLAVEN : Je vais vous donner un avis personnel. J'étais tout à fait partisane de la pénalisation du client. A l'expérience, il semblerait que ce ne soit pas une bonne idée. Cela dit, en matière de prostitution, je pense qu'il y a effectivement une prostituée et des clients, et que les clients sont toujours anonymes et que ce sont toujours les prostituées qui sont stigmatisées - on leur demande leur nom, c'est condamné moralement...

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est tout à fait vrai !

Mme Claude FLAVEN : En revanche, un client qui va voir une prostituée, c'est normal. C'est sur cet aspect que j'aimerais que quelque chose soit fait. Pour qu'il y ait prostitution, il faut qu'il y ait deux personnes et il ne faut pas oublier le client. Sans aller jusqu'à le pénaliser, il faudrait néanmoins trouver un système pour le responsabiliser.

M. le Rapporteur : Vous seriez favorable à ce que l'on fasse connaître dans des campagnes d'information ce qu'ont subi ces femmes ?

Mme Claude FLAVEN : Et puis, payer pour avoir un service sexuel, je trouve cela révoltant.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : La définition que vous venez de donner est tout à fait exacte. C'est monstrueux.

Mme Claude FLAVEN : Tout à fait.

M. le Rapporteur : Si c'est monstrueux, vous êtes pour l'interdiction et, donc, pour la pénalisation des clients ?

Mme Claude FLAVEN : Nous pouvons peut-être trouver d'autres moyens que la pénalisation pour intervenir, ne serait-ce que faire des campagnes d'information.

M. le Rapporteur : Cela peut être fait.

Mme Claude FLAVEN : On le fait bien pour le tourisme sexuel.

M. le Rapporteur : En matière de tourisme sexuel, on a voté une loi conférant une compétence extraterritoriale aux juridictions françaises. On a modifié le code pénal de telle façon que l'on puisse punir en France les personnes qui ont des relations avec des mineurs dans les pays étrangers.

Mme Claude FLAVEN : L'exemple de la Suède n'est pas assez probant pour que l'on puisse dire que la solution est de pénaliser le client. Je pense néanmoins qu'il faut faire sortir les clients de l'anonymat, parce que ce n'est pas normal, finalement, que le client soit bien vu et non la prostituée. Personne ne réprouve le fait qu'un homme aille voir une prostituée. En revanche, les prostituées, elles, sont montrées du doigt. Je ne trouve pas cela normal. Mais je n'ai pas la solution.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il faut travailler la question parce que je suis tout à fait de votre avis.

Mme Claude FLAVEN : Cela peut sembler avoir un aspect moralisateur. Encore que...

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est une question de moralité. Ce qui est un acte d'amour entre un homme et une femme, on en fait, comme vous le dites, un service payant. C'est tout à fait effrayant.

Mme Claude FLAVEN : Il est vrai que la prostitution prend de l'ampleur. Nous vivons dans une société marchande, où plus rien ne sera gratuit. Tout va s'acheter, tout va pouvoir s'acheter et se vendre.

M. le Rapporteur : On vend aussi des organes ! Que l'on importe des organes soit, mais il y a le trafic qui est derrière. Ce sont là aussi de véritables réseaux qui sont à l'_uvre.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : La France ne le tolère pas. Elle n'admet pas de payer l'organe, mais on trouve normal qu'un homme paye pour coucher avec une femme. C'est toute une philosophie qui est à reprendre.

Mme Claude FLAVEN : Je trouve aussi que c'est le summum de l'exploitation d'un sexe par l'autre.

Mme Naïma ATOUI : Aujourd'hui, on ne peut traiter la question de la prostitution, compte tenu de la mondialisation et du fait que la traite des femmes a toujours plus ou moins existé, sans une forte mobilisation de tous. L'année dernière, une grande marche mondiale des femmes a rassemblé de nombreuses associations sur les thèmes de la pauvreté et de la violence. Ce qui ressort du constat général, c'est que jamais, au grand jamais, la traite des femmes n'a été aussi importante. Beaucoup de femmes quittent leur pays d'origine pour des raisons économiques, pensant être serveuses dans nos pays. C'est ainsi que de nombreuses prostituées se retrouvent sur le trottoir. Elles partent en espérant trouver l'Eldorado et se trouvent prises dans des réseaux mafieux, qui les maintiennent dans le cercle infernal de la prostitution et de la drogue.

C'est un phénomène qui est très difficile à contrer parce qu'il y a aussi le problème des prostituées nationales : elles sont sur le trottoir pour maintes raisons, mais elles ressentent la concurrence de ces femmes étrangères qui sont apparues en France depuis peu et qui définissent une nouvelle donne.

M. le Rapporteur : Bien sûr, ne serait-ce que parce qu'elles sont vraiment prises en charge par des réseaux internationaux, très violents, notamment pour ce qui est des prostituées provenant des pays de l'est.

Audition de M. Michel BILLIET,
contrôleur général, directeur départemental des services de police (Rhône),

M. Alain CLOCHER,
commandant de police, chef de la brigade de préservation sociale
à la sûreté départementale,

M. Serge ANTONIEFF,
commissaire principal, adjoint au chef de la sûreté départementale,

M. Jean-Luc VIDALOT,
commandant de police, chef de l'unité de préservation sociale
et de protection sociale (UPPS) à la sûreté départementale,

M. Bernard TRENQUE,
directeur régional de la police judiciaire,

M. Jean-François SAILLARD,
directeur interrégional de la police aux frontières

(par ordre d'intervention)


(compte rendu de l'entretien du 17 septembre 2001 à Lyon)

M. le Rapporteur : Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Notre Mission d'information s'intéresse aux diverses formes de l'esclavage moderne, mais il aurait peut-être été plus astucieux de parler des formes contemporaines de l'esclavage.

Nous avons trois champs d'investigation.

Le premier, qui est une véritable forme nouvelle de l'esclavage, est qualifié de domestique. Il semble peu concerner la région. Je ne sais pas si vous avez eu des affaires de ce genre, mais vos collègues des grandes villes de France ne nous en ont pas signalées. Cette forme d'esclavage a l'air très concentrée sur la région parisienne et plutôt liée au milieu diplomatique mais pas exclusivement. Nous avons néanmoins constaté qu'il existe aussi des familles de Français moyens qui se livrent à ce genre de pratiques.

Le second est l'esclavage économique. Il s'agit essentiellement des ateliers clandestins. Nous ne parlons pas là des formes habituelles de travail au noir. Nous nous intéressons plus aux réseaux qui fournissent en main d'_uvre les ateliers clandestins. En France, il s'agit essentiellement de Chinois qui possèdent assez peu de ramifications en dehors de Paris et de ses départements limitrophes.

Le troisième est l'esclavage sexuel. Sur ce sujet, me semble-t-il, vous êtes concernés au même titre que d'autres endroits. Nous souhaiterions que vous nous indiquiez quelle est votre appréciation de l'évolution de ce phénomène.

Je suppose que, comme partout, vous avez eu aussi à Lyon une période marquée par des réseaux de prostitution venant d'Afrique, suivie d'une autre où vous avez vu arriver les réseaux des pays de l'est. Il nous est utile de savoir d'une manière assez précise quels sont les pays d'origine de ce trafic parce qu'il semble y avoir des accords entre ces différents réseaux, y compris des arbitrages internationaux, sur la mise en _uvre du partage de tel ou tel territoire.

On peut rencontrer, par exemple, des Bulgares à Strasbourg, parce que ce sont eux qui se sont vu attribuer le secteur de Strasbourg alors qu'à Lyon, vous n'avez peut-être jamais vu de Bulgares.

Quelle est donc votre appréciation du phénomène ? Quelles sont les procédures en cours ? Quels réseaux avez-vous démantelés ?

Les formes de prostitution que vous avez à Lyon révèlent-elles une surveillance rapprochée, un peu à l'ancienne, de la part des responsables des réseaux ? Sont-ils sur le terrain ou existe-t-il des dispositifs de surveillance plus sophistiqués ?

Quelles sont les techniques de transfert de fonds ? Sont-ils quotidiens ? Avez-vous des informations à ce sujet ?

Comme vous le voyez, notre champ d'interrogation est très large et nous amène à rechercher les informations que vous pourriez nous communiquer sur vos difficultés sur le terrain.

Sans doute pourriez-vous commencer par nous décrire l'état de la situation. L'arrivée des femmes venant des pays de l'est est-elle importante ici ? A mon avis, il n'y a aucune raison pour que vous y ayez échappé. Quel était l'état de la prostitution avant leur implantation ? Y avait-il un milieu local ? Comment s'est déroulée la cohabitation entre ces réseaux et ce qui existait auparavant ? Y a-t-il eu collaboration ou conflit ?

M. Michel BILLIET : Les mieux placés pour vous en parler sont les commandants Vidalot et Clocher, qui sont directement impliqués dans la lutte contre ce fléau.

M. Alain CLOCHER : Je suis depuis un an responsable de la brigade de préservation sociale et des m_urs à Lyon. J'ai pris la suite de M. Vidalot. Je peux vous parler de l'évolution depuis 1998, depuis l'arrivée constatée de la première fille de l'est.

Depuis juin 1998 jusqu'à maintenant, nous avons recensé cent soixante-dix arrivées de filles de l'est. On estime que leur nombre sur le trottoir lyonnais est actuellement entre soixante et soixante-dix.

Elles arrivent pour la plupart grâce à des réseaux constitués. Plusieurs procédures ont été diligentées. C'est ainsi que, depuis juin 1998, nous avons eu dix procédures dans la section. La plupart des filles que l'on rencontre se déclarent originaires du Kosovo ou prennent une fausse identité kosovare. Elles se déclarent aussi quelquefois Yougoslaves et demandent l'asile politique.

En fait, nous nous sommes rendu compte, tant par le biais des traducteurs que par l'observation des mouvements de fonds qu'elles effectuent, qu'elles étaient pour la plupart Albanaises. Nous avons aussi eu des Moldaves, des Ukrainiennes et nous assistons actuellement à une croissance du nombre des filles bulgares, qui arrivent effectivement à Lyon.

Nous travaillons actuellement sur une affaire impliquant deux filles bulgares. Elles sont arrivées d'Espagne au mois de juin et nous avons arrêté leur proxénète qu'elles avaient fait venir d'Espagne pour tenter de s'implanter ici...

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Elles étaient donc arrivées seules sans leur proxénète ?

M. Alain CLOCHER : Seules sans leur proxénète. Comme elles n'arrivaient pas à s'installer puisqu'elles étaient frappées, repoussées tant par les travestis que par les prostituées locales, elles ont fait appel à deux hommes venus d'Espagne - un Yougoslave, qui a été interpellé, et un Bulgare qui a pris la fuite.

La procédure a été mise en _uvre. Actuellement, sur les cinq Bulgares qui sont ici, deux sont reparties et trois sont restées à Lyon, deux travaillant toujours ensemble, l'autre tentant de s'implanter seule, puisqu'elle n'a pas de protecteur. Elles ont trouvé la protection d'une prostituée lyonnaise et d'un Lyonnais. Voilà en ce qui concerne l'arrivée des Bulgares.

Il est vrai que les filles de l'est constituent une importante arrivée de prostituées, néanmoins, cette année, nous avons observé beaucoup de Noires originaires notamment de Sierra Leone.

M. le Rapporteur : La Sierra Leone, c'est comme le Kosovo. Elles se déclarent toutes originaires de Sierra Leone.

M. Alain CLOCHER : Elles se disent, en tout cas, Sierra-Leonaises pour pouvoir bénéficier de l'asile politique. En fait, beaucoup sont Nigérianes.

M. le Rapporteur : Avez-vous pu le vérifier ?

M. Alain CLOCHER : Nous n'avons pas pu le vérifier, elles se déclarent Sierra-Leonaises mais la plupart viennent de Paris.

M. Serge ANTONIEFF : Pour vous indiquer les pourcentages, les filles de l'est représentent environ 30 % des prostituées en activité et celles originaires d'Afrique, 18 %. Ces chiffres étaient valables au 31 décembre 2000, mais cela évolue.

M. le Rapporteur : Cela conduit à penser qu'il y aurait encore 50 % de prostituées d'origine locale ?

M. Alain CLOCHER : Non, ces chiffres sont ceux établis au 31 décembre 2000. A l'heure actuelle, la section a recensé 285 prostituées et, au 11 septembre 2001, 71 Noires ont pu être contrôlées, ce qui ne veut pas dire qu'elles sont toutes en activité. Certaines sont reparties ou viennent ponctuellement. Il y en a d'autres que l'on ne voit plus. Nous avons également contrôlé 79 filles de l'est, 72 travestis et 83 divers.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ces 72 travestis sont-ils des locaux ?

M. Serge ANTONIEFF : Oui.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ils sont très nombreux !

M. le Rapporteur : Les travestis sont-ils tous de nationalité française ?

M. Serge ANTONIEFF : Non mais il y a une majorité de Français. L'année dernière, nous avions 83 % de travestis français en activité pour 17 % d'étrangers.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Les autres viennent-ils d'Amérique du sud ?

M. Serge ANTONIEFF : Quelques-uns proviennent d'Amérique du sud puisque nous comptons deux Equatoriens, un Brésilien et deux Chiliens ; les autres sont Ivoiriens, Laotiens, Marocains, Portugais ou Turcs - deux Turcs.

M. le Rapporteur : Comment s'est passé le partage du territoire sur le terrain ?

M. Serge ANTONIEFF : Ce sont des conflits larvés ; quelques violences s'exercent, mais pas de règlements de comptes violents.

M. le Rapporteur : Vous n'avez pas eu de guerre des gangs ?

M. Serge ANTONIEFF : Cela se règle entre les filles. Les souteneurs se contentent d'intervenir ponctuellement.

M. le Rapporteur : Sont-ils présents sur le terrain ? Constate-t-on une surveillance rapprochée ou non ?

M. Alain CLOCHER : De moins en moins. Alors qu'auparavant, ils ne se cachaient pas, maintenant, ils sont très méfiants. Nous travaillons actuellement sur un réseau pour lequel nous avons identifié huit Albanais, qui contrôleraient au moins dix filles, mais maintenant il faut exercer une surveillance sur les filles pour pouvoir les mettre en cause.

M. le Rapporteur : Ces souteneurs, ceux que vous avez arrêtés ou ceux sur lesquels vous travaillez aujourd'hui, sont-ils installés à Lyon ?

M. Alain CLOCHER : Oui, avec des comptes financiers et des sommes considérables, des voitures de plus de 200 000 francs qui circulent. Il y a de l'argent !

M. le Rapporteur : Ils habitent sur place ?

M. Alain CLOCHER : L'un d'entre eux a même un titre de séjour de dix ans. Il est soi-disant d'origine yougoslave.

M. le Rapporteur : Albanais ?

M. Alain CLOCHER : Oui.

M. le Rapporteur : Les systèmes de transferts de fond sont évidemment ceux de la Western Union ?

M. Jean-Luc VIDALOT : Je suis le prédécesseur de mon collègue Clocher, et je confirme que l'apparition des premières filles de l'est date bien de juin 1998.

Pour répondre précisément à votre question, lorsque nous avons entamé les procédures, notamment celles que mon collègue a évoquées, il faut vous préciser qu'une jeune femme avait parlé.

C'est important parce qu'elle a été quasiment la seule à expliquer le phénomène et la façon dont cela se passait, ainsi qu'une autre fille mais pour d'autres raisons, notamment à cause des pressions qu'elle subissait via celles exercées à l'encontre de sa famille restée au pays. Elles nous ont bien expliqué le système : elles étaient vendues et revendues plusieurs fois entre leurs pays d'origine et la France ; au départ, elles répondaient à des petites annonces pour être jeune fille au pair ou autre ; puis, elles étaient complètement piégées.

Nous avions constaté que la Western Union était un support vraiment efficace de cette activité. Cela a peut-être évolué depuis, mais des sommes considérables transitent par ce système. Nous avons effectué des réquisitions de sommes considérables.

M. le Rapporteur : Nous sommes entrain de découvrir que cela sert de support à des choses encore plus graves, comme le terrorisme. C'est tellement facile le système de la Western Union qu'il va bien falloir qu'on s'y intéresse sérieusement.

M. Bernard TRENQUE : Les réseaux de criminels ont toujours utilisé les infrastructures existantes.

Je confirme que nous avons affaire à une population albanaise et que 80 % de l'argent transféré semble partir en Albanie. Ils envoient l'argent à la source.

Le système est à ce point sophistiqué qu'ils en arrivent à effectuer des envois de fonds plusieurs fois dans la journée. Ils ne surveillent plus le réseau qu'ils ont à Paris, ni même directement les filles sur le terrain, mais elles doivent, toutes les trois ou quatre heures, envoyer tant de milliers de francs. C'est quand les envois ne sont pas effectués que le réseau intervient et vient voir sur place.

M. le Rapporteur : A Strasbourg, les policiers ont également observé ce genre de pratiques. C'était des Tchèques. Au départ, les proxénètes surveillaient les filles à trois mètres à l'ancienne. Evidemment, ils ont tous été incarcérés. Maintenant, il y a toujours les filles et, apparemment, personne derrière. Mais le système continue à fonctionner. Ils se sont très rapidement adaptés.

Des jeunes femmes sont-elles venues vous voir pour essayer de sortir de cette situation ? Vous avez parlé d'une jeune femme. Est-ce le seul cas ?

M. Jean-Luc VIDALOT : C'est la seule à avoir voulu arrêter de se prostituer. Elle a faussé compagnie à deux autres prostituées, qui exerçaient la même activité qu'elle tout en la surveillant, afin de venir tout nous raconter.

Les autres prostituées, à l'époque où j'étais en poste, ne parlaient pas. Manifestement, elles subissaient des contraintes et de la peur. Elles ne disent rien.

Quand nous avons donc déclenché la procédure, elles connaissaient à peine les proxénètes. Quand on interpellait les proxénètes avec une de leurs filles à l'hôtel, ils racontaient qu'ils s'étaient rencontrés la veille. Heureusement qu'il y avait les PV de surveillance parce que, sinon, il ne fallait pas espérer par ce moyen arriver à prouver quelque chose.

M. le Rapporteur : Vous n'avez jamais eu aucune collaboration de la part des filles dans le cadre de vos procédures ?

M. Alain CLOCHER : Si, nous commençons à avoir quelques renseignements importants sur ce qui se passe par quelques filles. La difficulté est qu'elles sont expulsables...

M. le Rapporteur : Ce que vous dites là m'intéresse beaucoup parce que l'une des conclusions à laquelle pourrait aboutir notre Mission serait de s'inspirer de la réponse adoptée par les Italiens.

On se heurte à une véritable difficulté, à la fois humaine et policière par rapport à ces filles. On les considère généralement avant tout comme des étrangères en situation irrégulière, alors que, nous semble-t-il, nous devrions les considérer plutôt comme des victimes des réseaux.

Les Italiens ont adopté une législation que je trouve assez intelligente, qui consiste notamment à laisser à l'appréciation des parquets et des policiers, lorsque ces filles prostituées les aident à démanteler les réseaux, d'organiser des procédures exceptionnelles pour les régulariser. Certaines prostituées peuvent même obtenir une nouvelle identité en raison des risques qu'elles encourent pour leur sécurité.

Je pense que c'est une des voies vers laquelle notre Mission est susceptible d'avancer et, comme le Premier ministre a récemment dit qu'il attendait le dépôt de notre rapport pour proposer un texte de loi, il me semble que ce serait une réponse assez équilibrée.

M. Serge ANTONIEFF : Jusqu'à présent, nous avons obtenu une certaine compréhension de la part de la préfecture...

M. le Rapporteur : Oui, cela se fait dans la pratique.

M. Serge ANTONIEFF : ...qui nous délivre des autorisations provisoires de séjour, sans autorisation de travail, de trois mois en trois mois. Mais nous en sommes toujours à demander des renouvellements.

M. Bernard TRENQUE : Je me permets d'intervenir, monsieur le Rapporteur. Je suis le directeur du SRPJ de Lyon, je n'ai pas beaucoup de choses à vous dire sur la réalité actuelle, pour une raison que je vous expliquerai ensuite mais je vais vous parler de mon parcours professionnel pour que vous compreniez la raison de mon intervention.

J'ai été en fonction à Lyon en 1977 ; j'ai donc une petite idée de l'évolution de 1977 à nos jours. De 1985 à 1988, j'ai été le chef de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), dont je pense que vous avez dû entendre parler. Dans ce cadre, j'ai réalisé une très belle affaire en 1987, dans les Landes, votre département, l'affaire dite « des Poteaux ».

Si je vous parle de cette affaire des Poteaux, c'est qu'en 1987, c'était exactement le même schéma qu'aujourd'hui mais avec des prostituées espagnoles et sud-américaines. Je voudrais vous dire au sujet de votre proposition, monsieur le rapporteur, qu'il faudra être très prudent, parce que s'il n'existe que la possibilité de régularisation et de protection sans suivi social, vous serez immédiatement confronté à une perversion du système. Vous allez avoir des prostituées officiellement installées qui vont très rapidement comprendre le moyen de garantir leur séjour en France.

M. le Rapporteur : Non, j'ai dû mal m'expliquer.

Je parlais des filles qui veulent sortir de la prostitution pour lesquelles il y aurait à la fois un suivi social, mais comme on ne peut pas offrir simplement un suivi social, parce que cela peut conduire à un détournement de procédure en vue de la régularisation d'étrangères en France, il serait également exigé la fin de la prostitution pour ces filles.

C'est dire que du moment où une fille, victime de la prostitution et de la traite veut s'en sortir, participe à la procédure policière et judiciaire en donnant des informations sur l'existence de ces réseaux, nous lui permettrions d'être en situation régulière, avec un suivi social, un travail, etc.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Est-ce que ces personnes qui vous permettent de démanteler les réseaux ont envie de s'en sortir ?

M. Bernard TRENQUE : Elles en auraient l'envie, le problème c'est qu'elles ne savent rien faire d'autre.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Donc, si elles trouvaient un moyen de s'insérer par une formation quelconque, elles le feraient. Mais n'ont-elles pas une famille là-bas, dans leur pays ?

C'est un problème qui est extrêmement complexe, parce que les faire changer d'identité, si elles ont une famille là-bas, c'est malgré tout difficile.

M. Serge ANTONIEFF : Elles ont indiqué leur nationalité ; nous supposons qu'il s'agit de leur réelle identité, mais nous n'en avons aucune certitude. Nous n'avons pas les moyens de le vérifier dans leur pays d'origine. Elles nous l'affirment, nous donnent une identité, une date de naissance, une ville, mais nous en sommes là.

Quant à leur volonté de quitter la prostitution, c'est assez difficile à déterminer. Actuellement, elles ont l'argent facile. Accepteraient-elles de vivre avec 3 ou 4 000 francs seulement par mois ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Cela dépend si elles ont envie de rester ici ou de repartir chez elles ?

M. Serge ANTONIEFF : Elles n'ont pas envie de repartir chez elles. C'est une certitude.

M. Bernard TRENQUE : Mais elles ont peut-être une famille restée dans leur pays parce que soit elles financent les voyous, soit elles financent la famille. Il peut y avoir les deux cas de figure. Ce sont des histoires très complexes.

M. Serge ANTONIEFF : Pour l'instant, elles sont toujours prostituées. On a des renseignements par elles sur le milieu de la prostitution parce qu'elles y sont. Mais ont-elles vraiment envie de s'en sortir ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Vous ont-elles dit pour quelles raisons elles étaient venues ? Pour des raisons économiques, pour nourrir leur famille ou parce qu'elles ont été trompées par des petites annonces ?

M. Alain CLOCHER : En ce qui concerne celles avec lesquelles nous avons établi un contact, la plupart sont venues par amour. Elles ont suivi un ami dont elles étaient amoureuses mais qui, en fait, ne leur avait pas dit qu'il allait les prostituer.

Nous en avons une dont le proxénète est en prison et qui s'est aperçue qu'il avait une autre fille. L'autre est également amoureuse. Il avait donc établi un lien affectif avec elles, avant de leur dire qu'il n'avait pas beaucoup d'argent et de les contraindre à se prostituer.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Les origines sont donc très variées.

M. le Rapporteur : C'est l'ancien système du souteneur français. Ils n'ont rien inventé.

M. Bernard TRENQUE : Ce sont des liens personnels, des liens affectifs qui sont créés.

M. le Rapporteur : Et le fond du système repose sur la misère.

M. Alain CLOCHER : C'est cela. Il peut néanmoins s'exercer par la suite une violence à l'encontre de ces jeunes femmes parce que c'est un rapport ambigu, toujours basé sur l'amour, la haine, la violence. C'est comme ça qu'elles sont tenues.

M. Michel BILLIET : N'ont-elles pas des familles dans leur pays qui peuvent être des otages et donc s'avérer des obstacles à votre action ?

M. Alain CLOCHER : Pour certaines, oui. Nous connaissons certaines filles qui refusent de nous parler parce qu'elles ont peur des représailles sur leur famille.

M. Serge ANTONIEFF : Nous n'avons pas, nous, les moyens de les protéger, au sens policier du terme. On ne peut pas faire une surveillance de 24 heures sur 24 de ces filles, ce qui pourrait d'ailleurs être assimilé à... je ne développerai pas !

M. Bernard TRENQUE : Cela ne se fait plus depuis 1970-1972. Ce n'est pas envisageable de recommencer aujourd'hui.

M. le Rapporteur : Comment êtes-vous organisés du point de vue policier ? Qui assure le travail de lutter contre les réseaux ? Est-ce vous, monsieur Clocher ? Comment se fait la répartition avec le SRPJ ?

M. Serge ANTONIEFF : Elle commence à se mettre en place. Nous avons commencé à travailler ensemble. Cela prend forme, mais jusqu'à une période récente, c'était la sûreté départementale qui assurait le travail sur le terrain.

M. Bernard TRENQUE : Pour répondre à votre question, le SRPJ avait supprimé son groupe « proxénétisme » en 1995. Nous le remettons en place.

Il faut que vous ayez une petite idée de l'évolution du proxénétisme dans la région, qui est très simple.

Dans les années 70-80, c'est le « proxénétisme banditisme », c'est-à-dire que les braqueurs sont en ménage avec une prostituée, laquelle en dirige un certain nombre d'autres, avec par ailleurs, une nourrice spécialisée dans les enfants des prostituées, chez laquelle, en perquisitionnant, on retrouve les enveloppes d'argent déposées par les jeunes prostituées. C'était classique.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il y avait des enfants ?

M. Bernard TRENQUE : Les enfants, bien sûr. C'est fondamental pour la prostitution, pour le rapport de la prostituée avec son proxénète, dans sa vie de tous les jours.

Je connais mal les filles de l'est parce que nous ne faisons que redémarrer. Nous n'avons recréé ce groupe spécialisé que depuis le 3 septembre.

Je reviens sur l'historique rapide du proxénétisme à Lyon.

Donc, les années 70-80 sont celles du proxénétisme banditisme.

Cela se termine au début des années 1990, parce que cette période connaît l'explosion de la toxicomanie, ce qui signifie que les braqueurs proxénètes se transforment en trafiquants de stupéfiants. Ils sont installés, comme aujourd'hui, en Espagne. La prostitution change également de visage et nous observons le développement des prostituées toxicomanes. Je suppose qu'elles existent toujours. Ce sont des prostituées assez misérables qui, en général, partagent une chambre d'hôtel avec un toxicomane en aussi mauvais état qu'elles.

C'est au début des années 90 que nous voyons également arriver la prostitution en provenance des pays du tiers monde. C'étaient des Ghanéennes, des Camerounaises, etc.

Tout à l'heure, M. le Rapporteur posait une question sur le milieu local. Actuellement, le milieu s'est recyclé dans le trafic de stupéfiants en grosses quantités. Les jeunes braqueurs lyonnais, qui sont très actifs puisque nous sommes très bien placés au palmarès des braquages de banque, ne sont plus en ménage avec des prostituées et n'exploitent plus la prostitution.

M. le Rapporteur : Ils ne sont plus que des braqueurs.

M. Bernard TRENQUE : Ils ne sont que braqueurs. Ils trafiquent aussi les stupéfiants, mais je n'ai pas d'exemple récent.

M. le Rapporteur : Existe-t-il encore beaucoup de prostituées toxicomanes aujourd'hui ? S'agit-il de prostituées plutôt âgées ?

M. Alain CLOCHER : Il n'en existe que quelques-unes mais nous n'avons pas de chiffres précis.

M. le Rapporteur : Sont-elles les plus âgées ?

M. Alain CLOCHER : Non, les plus âgées sont les anciennes prostituées lyonnaises.

M. Bernard TRENQUE : Ce sont les survivantes de l'époque du proxénétisme banditisme.

M. Alain CLOCHER : Elles sont une dizaine à Lyon, âgées de 60 à 75 ans.

M. le Rapporteur : Elles sont toujours dans un réseau local ou elles vivotent?

M. Alain CLOCHER : Non, elles vivotent, correctement quand même, puisqu'elles ont encore pas mal de clients. Il y a une forte concurrence de la part de prostituées plus jeunes, ce qui provoque leur agacement. Mais généralement, elles ont un « chauffeur », c'est-à-dire quelqu'un qui les amène, avec qui elles vivent un peu, une compagnie. Nous n'intervenons plus à ce niveau-là.

M. le Rapporteur : Ce sont des chauffeurs, mais sont-ils présents aussi sur le terrain pour les aider ?

M. Alain CLOCHER : Non.

M. le Rapporteur : Quand il y a des heurts, je suppose que c'est comme partout et qu'il s'agit de guerres de territoire ?

M. Alain CLOCHER : Elles règlent cela entre elles. Elles nous demandent davantage d'intervenir au niveau de la discussion, quand il y a une petite embrouille. Dans ce cas, on se déplace, parfois certaines anciennes interviennent également.

M. le Rapporteur : Ce sont deux clientèles différentes ?

M. Alain CLOCHER : Ce n'est pas directement concurrentiel. C'est concurrentiel dans le sens où l'afflux de jeunes personnes doit être commercialement plus dur pour elles.

M. le Rapporteur : Qu'est-ce qui fait que, en fonction des départements, on ait tantôt une section spécialisée au sein du SRPJ, tantôt la brigade des m_urs, etc.

M. Bernard TRENQUE : Nous essayons de coller à la réalité en fonction du potentiel disponible, des priorités et en fonction de ce qui nous tombe sur la tête.

M. Serge ANTONIEFF : En fonction de l'histoire des services, de la culture locale qui est parfois difficile à expliquer.

M. Bernard TRENQUE : A Lyon, les m_urs ont toujours existé et ont une politique de présence. Le SRPJ a dû se recentrer sur ses activités propres.

Nous avons quitté la prostitution et le proxénétisme quand le banditisme s'est orienté dans d'autres secteurs. Nous avons suivi le banditisme. Mais aujourd'hui, c'est très clair, nous avons des instructions pour repartir sur le proxénétisme.

M. Serge ANTONIEFF : La sécurité publique est confrontée aux problèmes d'ordre public causés par la prostitution. Nous sommes donc obligés de nous en occuper.

M. le Rapporteur : Les problèmes d'ordre public sont-ils très aigus ici ? Y a-t-il eu des réactions de la population face à une extension des activités de la prostitution dans des quartiers résidentiels, par exemple ?

M. Serge ANTONIEFF : Il y a eu une extension géographique de la prostitution par la venue de ces filles de l'est et nous avons des revendications des habitants ces derniers temps, notamment dans le II ème arrondissement de Lyon.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : La géographie des prostituées a complètement changé depuis vingt ans. Les endroits où on les trouvait lorsque j'étais étudiante, vers la rue Mercière, sont maintenant devenus des quartiers chics. Le bouleversement du boulevard de ceinture a aussi changé les comportements.

M. Bernard TRENQUE : C'est la différence d'exploitation de la prostitution.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Oui, tout un ensemble d'éléments a contribué à faire que la police s'adapte aux besoins, ne serait-ce que par l'organisation des commissariats. Il y a eu de nombreuses évolutions.

M. Bernard TRENQUE : Chez les malfaiteurs aussi, parce que s'il existe des prostituées dans des fourgons, sur des bords de route ou sous les portes cochères, c'est que le malfaiteur fait un moindre investissement.

Pendant la période dont vous parliez, des années 70-80 au début des années 90, les prostituées étaient dans des appartements, des studios. C'était un investissement, un investissement facile pour eux puisque, de toute façon, c'était la prostituée qui le rentabilisait. Mais dans les affaires récentes, je crois qu'elles dormaient pratiquement dans la rue.

Les prostituées en camionnettes sur les routes ne sont apparues que vers la fin des années 80. Les proxénètes ont trouvé que c'était un moyen plus simple de gagner de l'argent.

M. le Rapporteur : Ces systèmes avec des camionnettes existent-ils encore ?

M. Bernard TRENQUE : On les a en ville. Auparavant, elles étaient en banlieue.

M. Michel BILLIET : Ce sont surtout des Africaines, et quelques anciennes Lyonnaises qui ont exercé dans des fourgons et qui ont amené leur activité sur le boulevard de la ceinture.

M. Bernard TRENQUE : C'était un boulevard périphérique qui n'était pas autoroutier auparavant, ce qui permettait l'exploitation prostitutionnelle. Maintenant que c'est devenu autoroutier, ce n'est plus possible.

M. Serge ANTONIEFF : Confrontés à ces problèmes d'ordre public, nous avons bien été obligés de nous investir. Nous sommes « obligés » de contrôler ces filles, de constituer des « dossiers » dans la mesure de nos moyens, afin qu'elles se tiennent correctement, que le racolage ne soit pas trop visible.

La sécurité publique est obligée d'être là. C'est sa fonction.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Avez-vous plus de problèmes avec la prostitution masculine ?

M. Serge ANTONIEFF : Oui. Quand on dit filles, il faut y voir une identité, on pourrait dire prostitué au féminin ou masculin. En plus, on n'identifie pas toujours clairement le sexe de la personne.

M. Michel BILLIET : A ce sujet, juste une correction, le chiffre est de 52 travestis.

M. Serge ANTONIEFF : Mais nous avons du mal à avoir les chiffres parce que ce n'est pas comme dans une entreprise où vous pointez en arrivant et où vous repointez à la sortie. Les filles arrivent, restent un temps, repartent, certaines reviennent, d'autres non. Nous sommes incapables de vous dire au jour d'aujourd'hui combien sont en activité. Nous ne pouvons donner qu'une approximation. Parce que celles que nous avons contrôlées la semaine dernière sont déjà parties. Reviendront-elles ? Nous n'en savons rien.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : En avez-vous beaucoup qui reviennent ?

M. Alain CLOCHER : Quelques-unes reviennent ponctuellement. C'est un peu comme pour les anciennes, on ne supprime pas complètement leurs dossiers parce qu'elles vont peut-être revenir. On peut très bien ne pas voir une fille pendant un an ou deux, et la voir reparaître pour un mois ou deux. Puis, elle disparaît à nouveau.

M. Bernard TRENQUE : Cela ne signifie pas forcément une sortie de la prostitution mais peut indiquer un déplacement géographique. Elle va se prostituer ailleurs, ou elle a abandonné pour une raison donnée et, pendant un certain temps, ne se prostitue plus.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Vous parliez d'enfants tout à l'heure. Avez-vous des signalements par la PMI ?

M. Jean-Luc VIDALOT : Non. Je suis à la brigade des mineurs, qui travaille donc dans le cadre de l'enfance. S'il y avait des signalements par la PMI, nous en serions destinataires. Nous n'en avons jamais eus.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Les filles de l'est ont-elles leurs enfants avec elles ?

M. Bernard TRENQUE : Non.

M. Alain CLOCHER : C'est un peu différent parce qu'elles sont très jeunes. Les prostituées que nous avions ici, à l'époque du proxénétisme banditisme, avaient leur vie, leurs enfants, etc. Apparemment, pour ces filles, c'est différent. Certaines ont un enfant et il est au pays.

M. le Rapporteur : Concernant la prostitution des mineurs, M. le Préfet nous disait qu'il disposait d'une information toute récente laissant à penser qu'apparaissait à Lyon, une prostitution de mineurs, notamment de mineurs étrangers.

M. Jean-Luc VIDALOT : A la brigade des mineurs, nous n'avons pas eu de signalements directs, de quelque nature que ce soit.

M. Alain CLOCHER : Nous avons mené une procédure avec une prostituée mineure au mois de juin. C'est une jeune d'origine colombienne qui avait été adoptée et qui était en fuite du domicile de ses parents, puis du foyer où elle avait été placée. Elle était prostituée par une autre mineure et un majeur. La procédure s'est déroulée au mois de juin, c'est le seul cas que nous ayons connu pour l'année 2001.

Nous avons connu un autre cas en 2000. Il s'agissait d'une jeune fille de seize ans, prostituée par deux voyous de l'agglomération lyonnaise.

M. Jean-Luc VIDALOT : Il doit y avoir un malentendu, s'il y avait de nouveaux cas, cela ne nous aurait pas échappé.

M. le Rapporteur : M. le Préfet, que nous venons de voir à l'instant, vient de nous dire qu'il y a quelques heures ou quelques jours, une information de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) lui était parvenue indiquant un phénomène nouveau et très récent de prostitution de jeunes mineurs, sans qu'il sache d'ailleurs si cela concernait des moins de quinze ans, ce qui changerait la procédure applicable.

Nous avons vu M. le Préfet il y a une demi-heure.

M. Serge ANTONIEFF : Nous sommes quand même présents sur le terrain. Nous contrôlons l'activité des prostitués, hommes et femmes.

Vous sortez combien de fois par semaine ?

M. Alain CLOCHER : Nous sortons tous les après-midi et deux à trois nuits par semaine.

M. Serge ANTONIEFF : Deux fois au moins par semaine, vous pensez que cela pourrait nous échapper ?

M. Alain CLOCHER : Nous avons une connaissance à 90 ou 95 % de la prostitution, parce qu'il nous échappe toujours quelque chose, mais des mineurs prostitués, c'est visible.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : A propos de mineurs, seriez-vous d'accord que l'on mette une majorité unique à dix-huit ans ?

M. Bernard TRENQUE : On peut dire aujourd'hui que notre code pénal organise, d'une certaine façon, une majorité sexuelle dès l'âge de quinze ans...

M. le Rapporteur : C'est un texte qui a été modifié à cet effet en 1982.

M. Bernard TRENQUE : La majorité sexuelle est de même nature que la majorité civile, ce qui suppose par exemple de modifier l'âge des femmes pour se marier.

J'ai tout à fait suivi la modification législative de l'époque. Le véritable problème est de savoir comment l'on a pu estimer qu'un enfant de quinze ans était capable d'avoir un consentement libre pour avoir des relations sexuelles avec un adulte. A mon sens, c'est cela le vrai problème. Alors maintenant, peut-être va-t-on revenir là-dessus mais je me souviens parfaitement des débats de l'époque...

M. le Rapporteur : Il se trouvait que l'âge du mariage dans le code civil était déjà à quinze ans et trois mois, c'était encore pire.

Le raisonnement était le suivant : vous aviez des parents qui pouvaient, à cette époque, consentir à ce que leurs enfants aient des relations sexuelles dès lors qu'ils autorisaient le mariage. Vous savez très bien que, dans certaines communautés, notamment dans les communautés manouches, cela avait été utilisé pour les activités dont on parle aujourd'hui.

Je ne suis pas sûr que ce raisonnement ait été le meilleur, mais en tout cas, on ne pouvait pas régler l'un des problèmes sans régler l'autre. Si l'on veut aujourd'hui supprimer cela, il faut revenir en arrière et ne pas autoriser le mariage avant l'âge de dix-huit ans. Sinon, ce n'est pas cohérent.

M. Bernard TRENQUE : A l'époque, on le savait très bien, cela faisait suite à certaines affaires très particulières. Je m'en souviens parfaitement, et cela a scandalisé toutes les personnes de bon sens.

Néanmoins, en tant qu'être humain, je suis scandalisé que l'on puisse dire qu'un gamin ou qu'une gamine de quinze ans peut avoir des relations sexuelles librement consenties avec un adulte. Pour ma part, j'ai plus que des doutes.

M. le Rapporteur : La difficulté ensuite, ce sont les dix-sept ans et six mois... l'effet de seuil est délicat en cette matière.

M. Bernard TRENQUE : A l'époque, l'affichage pouvait être désastreux. Ils avaient quinze ans, ils ne savaient pas ce qu'est une contrainte et pouvaient faire tout ce qu'ils voulaient.

M. le Rapporteur : Pour en revenir à ce que j'évoquais précédemment, il est étonnant que vous ne soyez pas au courant de ce dont nous parlait M. le Préfet.

M. Bernard TRENQUE : Il n'avait aucun détail supplémentaire ?

M. le Rapporteur : Non. Il ne savait même pas l'âge des mineurs en question. Mais il nous a indiqué que sa source était la DDASS.

M. Bernard TRENQUE : Nous allons remonter l'information. Il faut souhaiter que ce ne soit pas un malentendu avec les récents articles de la presse parisienne.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : J'ai posé la question de savoir si l'information venait de M. Lagrange et il m'a été répondu qu'il s'agissait de sa collaboratrice.

M. le Rapporteur : Au-delà de la circulation de l'information, s'il s'avérait qu'il y ait une évolution de ce type, la Mission souhaiterait que, même après notre venue, toutes informations dont vous disposeriez nous soient transmises.

Ce qui est en train de se passer à Paris est encore plus préoccupant. Les mineurs, qui avaient été spécialisés dans le pillage des horodateurs, sont, en raison des modifications techniques apportées aux horodateurs depuis quelques semaines, mis sur les trottoirs pour se prostituer. Ce phénomène a commencé au mois d'août avec le tarissement de l'argent provenant du vol des horodateurs.

Nous sommes donc très attentifs à cet aspect. Vos collègues sont en train de mettre en place une vigoureuse répression à Paris.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : L'argent facile quand on casse une machine ce n'est quand même pas la même chose que lorsqu'on se fait violer.

M. le Rapporteur : Puisqu'il s'agit de mineurs de quinze ans, la répression est plus facile, mais étant donné que vous n'avez pas d'enfants concernés ici, passons à un autre sujet. Que pensez-vous de l'initiative des Suédois, tendant à pénaliser le client ?

M. Alain CLOCHER : Cela se passe aussi en Italie. Ils mettent des contraventions.

M. le Rapporteur : Le seul pays qui pénalise vraiment les clients est la Suède, où c'est considéré comme un délit.

M. Michel BILLIET : Du coup, les prostituées vont dans les pays voisins.

M. le Rapporteur : C'est clair. Les deux conséquences pratiques de cette mesure sont, d'une part, qu'il est devenu très à la mode de prendre le bateau pour aller dans les pays voisins et, d'autre part, qu'on assiste au développement d'une prostitution qui n'est pas la même, ...

M. Jean-François SAILLARD : Confidentielle et informée.

M. le Rapporteur : ...une prostitution d'appartement et surtout la prostitution par Internet. Le système est donc contourné.

Mais, par ailleurs, il semble que le problème de trouble à l'ordre public soit réglé.

L'essentiel est, à mon avis, de lutter contre la tentation du réglementarisme. Ce serait la pire catastrophe. Je suis un fervent partisan du système français actuel.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est-à-dire ?

M. Bernard TRENQUE : La France a un régime abolitionniste. C'est extrêmement important de le maintenir et, lorsqu'au début du siècle on parlait d'abolitionnisme, on faisait le parallèle avec l'esclavage. Il faut lutter contre toute tentation de réouverture de maisons closes.

Cela, c'est le réglementarisme. En Allemagne, quand une fille est sur le trottoir, la police la prend et la remet dans les Eros centers. Je ne sais pas si c'est toujours comme ça, mais c'est cela le réglementarisme, c'est le pire esclavage parce que c'est la puissance publique elle-même qui fixe la prostitution.

M. le Rapporteur : On m'a dit que l'envoi en Allemagne ou aux Pays-Bas dans une maison close est considéré comme une punition interne au réseau pour les filles qui se comporteraient mal sur nos trottoirs.

M. Bernard TRENQUE : Cela l'a été. Cela permet également de faire travailler des filles éventuellement mineures avec de faux papiers. Tout est possible dans le système réglementariste.

Si vous posez la question à mon successeur à la tête de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), il pourra vous citer des exemples. Celui des Antillaises, qui étaient exploitées dans les Eros centers en Allemagne par des proxénètes antillais d'ailleurs, est assez typique. C'est le pire système qui soit.

Nous vous donnerons les tarifs des locations journalières d'un studio dans un Eros center. Je ne peux vous les communiquer maintenant parce que je ne suis plus au fait, mais vous verrez que ce sont des chiffres impressionnants. Là, on organise l'exploitation.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Alors que faut-il faire ?

M. Bernard TRENQUE : Madame, nous avons une législation qui est particulièrement bien adaptée, reposant sur un système abolitionniste. Il faut soutenir les personnes qui permettent aux prostituées qui veulent sortir de ce système, de le faire.

Je ne sais pas si elles existent toujours, mais à l'époque j'ai travaillé avec les Equipes d'action contre la traite des êtres humains, rue Sainte-Croix de la Bretonnerie, le travail qu'elles réalisaient était considérable. Il s'agit de prendre en charge physiquement la personne ; parfois, de changer son identité, de la prendre en tant qu'être humain avec sa vie, son gosse, etc. A l'époque, ces équipes d'action fonctionnaient avec l'appui des familles d'accueil, qui acceptaient de prendre ces femmes chez elles. C'est vraiment très compliqué.

M. le Rapporteur : Travaillez-vous sur le terrain avec les associations ? Avez-vous des contacts avec elles ?

M. Alain CLOCHER : Nous avons quelques contacts, mais pas très développés car nous n'avons pas la même approche ni la même finalité.

Nous nous occupons de la répression du proxénétisme. C'est d'ailleurs le reproche qui nous est fait, certaines associations semblent considérer que nous sommes trop présents ou que nous exerçons, disent-elles, des pressions. Ne serait-ce que parce qu'elles fournissent une adresse, une aide, une assistance, les associations ont l'impression que nous allons à l'encontre de ceci en exerçant des pressions.

Nous avons donc peu de contacts. Ils existent, mais ne sont pas réguliers.

M. Bernard TRENQUE : C'est toute la différence qu'il y a entre les associations qui prennent clairement le parti d'aider les prostituées qui veulent sortir de la prostitution et celles qui les aident à vivre leur prostitution. Ce sont deux choses différentes.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est vrai.

M. Serge ANTONIEFF : On nous reproche, en quelque sorte, d'avoir une vision de policier. En fait, je ne sais pas si l'on peut parler de « reproche », mais il est certain que nous ne communiquons pas bien du fait que l'on voit seulement en nous le policier chargé de la répression.

M. le Rapporteur : Vous n'êtes pas intervenu sur la question de l'expérience suédoise. Quel est votre sentiment d'homme de terrain sur ces questions ?

M. Serge ANTONIEFF : Pénaliser le client ? Je pense que l'on n'en mesure pas bien les conséquences. A titre personnel, cela ne me choque pas, mais quelles en seront les conséquences et comment le mettre en _uvre, je ne le sais.

M. le Rapporteur : Lorsque vous surprendriez quelqu'un en flagrant délit avec une prostituée, c'est-à-dire ayant des relations sexuelles avec elle, il y aurait une procédure répressive.

M. Michel BILLIET : Je ne suis pas sûr qu'en France, cela ait le même impact sur les clients.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est-à-dire ?

M. Michel BILLIET : Si cela devient un délit, ...

M. Serge ANTONIEFF : Nous avons déjà du mal à établir des PV de racolage, compte tenu de la complexité pour caractériser les faits. Il restera à déterminer les éléments constitutifs de l'infraction que l'on va retenir. Pourra-t-on les établir facilement ?

M. le Rapporteur : Les Suédois n'ont pas eu de difficultés après deux ou trois jugements. L'approche est plutôt de principe.

M. Bernard TRENQUE : Cela dépend de la conclusion que l'on en tire. Est-ce le client sur la voie publique ? Est-ce le client dans le studio privé ?

M. le Rapporteur : Ce qu'on fait les Suédois s'adresse à tous les types de clients. Leur législation concerne toute personne ayant des relations sexuelles monnayées et tarifées.

M. Bernard TRENQUE : Mais quelles en sont les conséquences ? Cela renvoie à la question de savoir si c'est parce qu'il y a un client qu'il y a de la prostitution ?

Actuellement, c'est parce qu'il y a de la misère et des gens pour l'exploiter qu'il y a de la prostitution. Les clients, c'est vraiment secondaire.

Si les Albanaises viennent ici, c'est sans doute parce qu'il y a des clients, c'est aussi certainement parce qu'il y a de la misère là-bas et que leur petit copain leur raconte que l'Eldorado est ici.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Monsieur, il s'agit de dire que c'est un délit si l'acte sexuel est un produit que l'on vend. L'objet du délit est celui-là. Pour le moment, on estime que l'on a droit de vendre et d'acheter des relations sexuelles comme l'on vend ou l'on achète une veste.

M. Bernard TRENQUE : C'est la liberté individuelle, la femme ou l'homme prostitué dispose de son corps. C'est le fondement de la liberté individuelle. C'est pour cela que la prostitution n'est pas pénalisée dans notre pays.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Vous pouvez l'interpréter comme cela. Mais c'est aussi le problème de la vente.

Monsieur, en France, on n'a pas le droit de vendre ni d'acheter des organes, pourquoi peut-on acheter une femme ? C'est tout de même un délit extraordinaire !

On n'a pas le droit d'acheter du sang, d'acheter un organe, mais, et c'est effrayant, on aurait le droit d'acheter une femme.

M. le Rapporteur : Ou un enfant !

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ou un enfant, vous avez tout à fait raison d'insister sur ce point. C'est très grave.

C'est tout à fait différent. Il ne s'agit plus de réglementation, il s'agit de définir ce qu'est un produit dans notre société de marchands.

M. Bernard TRENQUE : C'est vrai, mais penser que l'on va résoudre le problème en pénalisant le client... il faut voir ce qui se passe en Suède. Je suis quant à moi très sceptique quant à l'impact que peut avoir la pénalisation du client. Il y a une certitude, qui est la misère des pays d'origine des prostituées, et une seconde certitude, qui est l'exploitation de ces personnes.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Cette misère, monsieur, ne justifie-t-elle pas plutôt d'aider ces filles à avoir du travail ? Cela pose la question de la délocalisation du travail : n'est-ce pas, finalement, la meilleure façon d'aider les pays en voie de développement à être autonomes ?

Et c'est une application philosophique que nous avons de dire que tout n'est pas à vendre.

M. Bernard TRENQUE : Tout à fait, mais si les femmes se vendent ou se louent, ce n'est pas par plaisir. C'est à cause de la misère et de l'exploitation. Et cela, vous ne le supprimerez pas facilement.

M. le Rapporteur : Le choix entre interdiction et réglementation n'est pas simple. C'est un vrai débat de société qui ne concerne et ne partage pas simplement les responsables que nous sommes. Nous, qui avons eu l'occasion de rencontrer de nombreux policiers en cinq mois, pouvons vous assurer que toutes les thèses existent. Certains de vos collègues pensent exactement l'inverse, en ayant la même expérience.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : A Strasbourg, par exemple, ils sont partisans de la réglementation.

M. Bernard TRENQUE : C'est désolant, ils ont les Eros center en face.

M. Serge ANTONIEFF : Sans prendre en considération l'élément moral, on peut aussi s'interroger sur les conséquences de la pénalisation du client. Que se passera-t-il ensuite ? Que vont devenir ces filles et ces clients ? Peut-on vraiment éradiquer la prostitution par ce moyen ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ce ne sont pas les filles qui ont créé la prostitution mais les besoins des hommes !

M. Serge ANTONIEFF : Ce n'est pas le sens de ma réflexion. Nous avons actuellement des filles, pense-t-on que cela peut permettre de les faire disparaître ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Quand une usine ferme, on cherche à savoir comment utiliser les gens qui y travaillaient.

M. Serge ANTONIEFF : Tout à fait.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Quand on fait disparaître la prostitution, on peut peut-être se poser la question de savoir ce que l'on propose à ces filles. Il faut faire en sorte que cela cesse !

M. Serge ANTONIEFF : Ne vont-elles pas, tout simplement, aller dans le pays voisin ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est bien la question.

M. Serge ANTONIEFF : Ne vont-elles pas plutôt entrer dans la clandestinité, ce qui fait que nous aurons autant, voire plus, de problèmes ?

M. Bernard TRENQUE : Nous avons une excellente législation en France. Il faut, d'une part, continuer à combattre le proxénétisme, et de l'autre, tendre la main aux personnes qui en ont besoin. L'expérience nous apprend qu'il n'y a pas de solution définitive et complète.

M. le Rapporteur : Sauf qu'aujourd'hui, la nouveauté dans cette problématique est l'émergence de ces réseaux internationaux. Si la police et la justice - et les débuts d'Eurojust sont très balbutiants à cet égard - n'organisent pas de réponse, nous serons des enfants de c_ur face aux responsables de ces réseaux criminels.

Il y a de véritables négociations sur les objets de trafic, sur les droits de passage entre mafias. La mafia italienne, qui n'a même pas mis les mains dans le cambouis, perçoit une dîme par fille qui passe par l'Italie en fonction de son âge. C'est tarifé !

Savez-vous que s'organisent des marchés aux femmes ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : En Albanie, il y a des marchés aux femmes.

M. le Rapporteur : Il existe maintenant des lieux en Europe où l'on vend des femmes comme l'on vend des bestiaux ! Elles sont exposées et des réseaux viennent les acheter là. C'est le premier acte d'achat.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est monstrueux !

M. Bernard TRENQUE : Monsieur le député, en 1987, quand on a fait tomber « les Poteaux », sur la route départementale, la prostitution s'étendait sur deux kilomètres et demi. C'étaient des Espagnoles et des sud-Américaines. Les maquereaux étaient installés en Espagne, les filles venaient un mois pour travailler.

Nous sommes intervenus avec la DDASS et nous avons récupéré trois bébés, qui étaient dans la chambre où travaillaient leurs mères. C'était en 1987.

M. le Rapporteur : Tout a été fermé ?

M. Bernard TRENQUE : Nous avons tout fermé parce que nous avons envoyé des gens en prison. Je pense que nous avons une excellente législation. Il faut continuer à l'appliquer.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Les proxénètes gèrent leurs réseaux depuis leurs téléphones portables.

M. Bernard TRENQUE : Vous savez, la délinquance, on exerce une pression dessus mais on ne l'efface pas. Mais j'espère que nous n'abandonnerons pas le système abolitionniste. Ce serait la catastrophe.

M. Jean-François SAILLARD : Je n'ai pas encore parlé. Je suis le directeur de la police aux frontières : une porte d'entrée de cette prostitution.

Vous avez demandé comment nous sommes organisés. Nous avons, sous l'égide du préfet, un protocole entre nos services et le procureur de la République, parce que la compétence de nos services dépend de ce dernier. En conséquence et contrairement à ce que vous avez pu observer à Strasbourg ou à Nice, où la PAF s'occupe de prostitution, nous ne nous occupons pas de prostitution en première ligne à Lyon.

L'objectif étant essentiellement de poursuivre les proxénètes, la législation en matière d'asile et d'immigration n'est certainement pas des plus pertinentes pour s'attaquer au problème. Comme vous le savez certainement, pour déposer une demande d'asile, une fois qu'on en a formulé l'intention, il faut déjà quatre mois pour obtenir un premier rendez-vous et, ensuite, il faut parfois un an pour l'examen au fond du dossier

Sur une prostitution tournante, cela donne suffisamment de délais pour travailler six mois à un an dans une ville avant d'aller ailleurs.

Il y a aussi le problème que rencontre l'association Forum réfugiés.

La loi est telle qu'elle oblige les gens qui déposent une demande d'asile à se domicilier. Les associations les domicilient et nous sommes confrontés à ce paradoxe que les filles, lorsqu'elles sont arrêtées, donnent comme adresse Forum réfugiés. Cette association est encore plus connue des contrôleurs de la SNCF sur la ligne Lyon-Paris, parce que tous ceux qui voyagent gratuitement dans le train disent qu'ils habitent à Forum réfugiés puisqu'ils ont un récépissé donnant une domiciliation auprès de cette association. Ensuite, c'est le récépissé de convocation avec toujours la même domiciliation.

L'angle d'attaque du problème par la législation sur l'immigration irrégulière n'est pas le plus pertinent. Nous travaillons ensemble une dizaine de fois par an. Lorsque des prostituées, essentiellement albanaises, arrivent, nous essayons de trouver leur réelle nationalité.

Ce problème est important pour nous, dans la mesure où ces personnes ont déposé une demande d'asile, c'est-à-dire qu'elles sont sur une liste d'attente. Actuellement, la liste d'attente est de quatre mois à Lyon, elle est d'un an à Bourg et à Marseille. Vous avez donc la possibilité d'avoir une convocation, sans vérification de votre identité que vous fassiez la demande sous une vraie ou sous une fausse identité. Vous pouvez donc la réitérer sous une fausse identité. Une fois que vous avez ce récépissé de convocation, vous n'êtes plus jamais contrôlé sur le plan de l'immigration. Il n'y a plus de délit, vous ne passez donc plus à l'anthropométrie puisque vous êtes en situation régulière car vous avez fait une demande d'asile.

Cela fait que nous avons du mal à travailler. Ce que disaient les fonctionnaires de la sûreté est vrai : nous avons une identité de la personne, qui est une identité supposée, une nationalité qui est une nationalité supposée puisque, dans ce cadre de la procédure de demande d'asile, tout cela est déclaratif.

C'est intéressant pour avoir un suivi de l'exploitation de ces femmes dans le cadre de ces réseaux !

Elles deviennent des denrées sans nom parce qu'on leur a retiré leur identité. On a eu affaire à un réseau avec des gens qui venaient de Bulgarie à une époque où les Bulgares avaient besoin de visas. Ils avaient des faux papiers moldaves, et déposaient des demandes d'asile sous ces fausses identités moldaves. Lorsque nous avons arrêté le faussaire, nous avons retrouvé leurs identités, ce qui est relativement simple avec un interprète. Ces gens ont ensuite déposé de nouvelles demandes d'asile territorial en tant que Bulgares.

C'est le même cas pour les Roumains, qui nous présentent des demandes d'asile territorial en tant que Roumains appartenant à la minorité tzigane. Nous sommes dans un système où, j'irai plus loin que vous, ils n'ont plus d'identité. Ce ne sont pas de fausses identités ; on ne peut plus prouver leur identité.

Le fait qu'ils déposent une demande d'asile politique nous empêche de leur faire subir un examen anthropométrique, parce qu'il n'y a plus de délit.

C'est la même situation que nous connaissons à la frontière. Toutes ces personnes, toutes les nuits, que nous remettons en Italie, nous ne savons pas qui elles sont. Nous remettons des personnes qui nous déclarent une identité, une nationalité, mais qu'en sait-on véritablement ?

Il s'agit d'un problème global européen. Nous sommes dans un système d'une affreuse complexité. Ces femmes sont aussi toutes les victimes de notre désorganisation.

Quand M. Trenque faisait l'historique de la prostitution locale, on voyait bien comment cela se passait. Ces femmes pouvaient même avoir des enfants.

Aujourd'hui, beaucoup sont là sous de faux noms. Pourquoi ? Parce que si je suis proxénète et que je veux faire venir une prostituée à Strasbourg ou à Nice, elle ira à Forum réfugiés ou dans une autre association à Nice, donnera un nouveau nom, et dira qu'elle souhaite demander l'asile politique. On la convoquera dans un an pendant lequel le proxénète pourra l'exploiter, puis la renvoyer en Allemagne ou lui faire faire le tour des lieux de prostitution de France et, éventuellement, de Suède, ou l'envoyer sur des bateaux entre l'Estonie et les pays baltes.

C'est un vrai problème parce que nous sommes dans une législation protectrice. Il est certain que quand elles auront déposé des demandes d'asile ou de séjour pendant quatre mois, six mois, un an, les services compétents prendront leurs empreintes pour voir si on leur attribue le statut de réfugié ou si on leur accorde l'asile politique. Entre-temps, elles auront été exploitées dans l'anonymat. C'est un vrai paradoxe. Il y a un véritable détournement de la procédure.

M. le Rapporteur : Nous avons auditionné, il y a quelques jours, le responsable de France Terre d'Asile, qui nous a fait la démonstration de ce que vous nous dites.

Son audition est tellement ravageuse pour le système que je ne vois pas comment nous pourrions continuer ainsi.

M. Jean-François SAILLARD : Pour reprendre votre comparaison, madame, quand vous allez acheter une veste, il y a un code barre dessus. Là, nous avons des femmes, des hommes et des enfants sans code barre ! On ne sait plus qui ils sont et nous sommes confrontés à un effet pervers dramatique de la législation sur l'identité : ces gens, on ne peut pas leur donner une identité parce qu'on dit qu'on les protège en ne leur en mettant pas.

Je trouve très bien que vous envisagiez de les réinsérer, mais réinsérez des individus qui ont une identité. Vous vous proposez de modifier leur nom et de leur donner une nouvelle identité, mais il y a très longtemps que cela a déjà été fait pour pouvoir les vendre, parce que, sans identité, elles sont quand même plus faciles à vendre.

Nous sommes là dans une situation totalement paradoxale et nous n'y travaillons pas. Pourquoi le faire ? Elles font une demande d'asile. C'est toute la perversité du système. Si je me déclare à Lyon, cela prend quatre mois, à Bourg, un an, alors, je vais à Bourg. N'importe laquelle va me donner un récépissé de demande et une convocation pour obtenir l'asile. C'est un moyen de rester sur le territoire assez longtemps.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Pourriez-vous me dire si quelqu'un à qui l'on a refusé l'asile politique peut par la suite demander l'asile territorial ?

M. Jean-François SAILLARD : Oui, elle recommence alors une procédure.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est donc exactement pareil ?

M. Jean-François SAILLARD : Bien sûr. Les délais sont alors très longs pour obtenir la convocation. Ensuite, une fois que la personne a été convoquée et a déposé son dossier, si elle n'est pas partie en attendant, elle bénéficie pendant trois mois d'un récépissé provisoire de demande de carte de séjour.

Pour l'asile politique, la préfecture ne délivre pas de carte tant que la personne n'a pas envoyé le récépissé à l'OFPRA et que l'OFPRA ne lui a pas retourné un accusé de réception. L'OFPRA met quatre à six mois pour retourner cet accusé de réception. Lorsque nous la contrôlons, cette personne n'a plus le récépissé provisoire, mais elle peut dire qu'elle a écrit à l'OFPRA. On vérifie à la préfecture. Ce sont des associations qui payent le recommandé pour écrire à l'OFPRA, mais elles n'ont même pas l'accusé de réception parce que l'OFPRA ne le renvoie pas. On arrive ainsi à des délais d'un an. Puis, quand l'OFPRA signale l'impossibilité d'obtenir l'asile, vous allez devant la commission de recours. Et cela se poursuit.

Pour l'asile territorial, les dossiers sont instruits par le ministère de l'Intérieur.

Nous en discutions avec mes collègues avant que vous n'arriviez. Les Roumains que l'on a déboutés du droit d'asile sont maintenant entrés dans des procédures de demande d'asile territorial. Où croyez-vous qu'ils déposent leurs demandes d'asile territorial ? Pas à Lyon où on les convoque au bout de quatre mois ; ils vont à Bourg ou à Marseille, où la file d'attente est d'un an.

M. Brachet ne dit rien d'autre que cela. Il y a une perversité dans l'utilisation du système, qui ne nous permet pas d'attaquer la prostitution.

M. Bernard TRENQUE : Un petit exemple. J'ai répondu à une demande d'Interpol-Rome concernant une prostituée qui a dénoncé ses deux proxénètes qui sont arrêtés. Cela se passait à Gênes le 4 mai. L'un d'eux possède un véhicule qu'il a fait immatriculer à la préfecture du Rhône, à son nom, le 4 avril 2001. Il a un récépissé provisoire de demande de carte de séjour, valable du 11 avril 2001 au 10 juillet 2001, et le 4 mai, on le trouve à Gênes avec sa voiture immatriculée chez nous en train de faire le proxénète. 

M. le Rapporteur : De quelle nationalité est-il ?

M. Bernard TRENQUE : Pour autant que nous le sachions, il serait Yougoslave, un Albanais se disant Yougoslave.

Si l'on regarde nos fichiers, il apparaît protégé par son récépissé provisoire de demande de carte de séjour jusqu'au 10 juillet.

Mais quand nous allons le contrôler au mois d'août, il aura le récépissé d'envoi à l'OFPRA et il sera en parfaite légalité sur le territoire.

S'il est arrêté par les Italiens, que va-t-il se passer ? Dans le cadre de l'application de la convention de Schengen, les Italiens vont nous dire qu'il est en train de se promener et vont nous le renvoyer. Ils vont lui payer le voyage, nous irons l'accueillir à Saint-Exupéry, il sera en situation irrégulière, et nous le mettrons dehors.

M. le Rapporteur : Les Italiens vont le renvoyer ?

M. Bernard TRENQUE : Puisqu'il est résident en France, il est légalement domicilié en France.

M. le Rapporteur : Existe-t-il une zone d'attente à Saint-Exupéry ?

M. Jean-François SAILLARD : Il y en a une qui est très peu fréquentée. Les personnes qui s'y trouvent proviennent essentiellement des vols d'Afrique du nord ou sont des Maliens qui remontent. La seule vraie zone d'attente qui pose problème, c'est Roissy. Les autres zones d'attente ne posent plus de problèmes.

Vous avez parlé d'esclavage économique, on a fait quelques affaires concernant la communauté chinoise ou vietnamienne, mais très peu. L'essentiel de notre activité porte plutôt sur des affaires de Turcs dans le bâtiment ou des Maghrébins dans la boulangerie et la restauration.

La dernière grosse affaire remonte à trois ans. C'était une affaire avec des Vietnamiens et des Laotiens, mais, comme vous l'avez dit, c'est essentiellement dans la région parisienne que cela se produit ; le tissu économique s'y prête beaucoup moins à Lyon.

M. le Rapporteur : C'est un phénomène assez curieux car ils travaillent quatre à cinq ans dans ces conditions et, ensuite, ils sont d'une certaine manière « affranchis » et reproduisent eux-mêmes le schéma en faisant venir des personnes qu'ils exploitent. Tout cela est interne à la communauté.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Vous ne proposez donc pas de changement législatif mais l'application des lois qui existent.

M. Bernard TRENQUE : Madame la députée, nous avons une loi excellente. Excellente.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est ce que vous pensez tous ?

M. Jean-Luc VIDALOT : Une petite réflexion par rapport à ce que vous disiez quant à l'application du modèle suédois.

M. le Rapporteur : Ce sur quoi notre réflexion a porté dans le cadre de la Mission c'est, d'une part la remise en cause ou du moins, une étude des détournements de la législation sur le droit d'asile, et d'autre part, la reconnaissance du statut de victime pour les filles qui accepteraient de nous aider à démanteler les réseaux. Ces deux pistes sont sûres. Pour le reste, ce ne sont encore que des interrogations.

M. Jean-Luc VIDALOT : La réflexion que je me faisais était la suivante. Si l'on poursuit le client, on éradiquerait la prostitution. Je me pose la question de savoir ce que deviendraient les clients ? Quel comportement auraient-ils alors ?

M. le Rapporteur : Vous devriez peut-être aller voir à Pompéi. Ils avaient trouvé une solution.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : A Pompéi, il est vrai qu'il y a des vestiges assez éloquents.

M. le Rapporteur : Il y avait des lupanars.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ils étaient d'ailleurs très bien indiqués !

M. le Rapporteur : Tout à fait. Vous n'aviez plus de filles dans la rue, mais vous aviez les enseignes.

M. Serge ANTONIEFF : On va retomber dans la clandestinité. L'interdiction d'alcool aux Etats-Unis n'a jamais empêché la distillation d'alcool. Cela favorise même un certain trafic.

Sur les plans de l'éthique et de la morale, c'est très bien. Mais que se passera-t-il ? Que feront les clients qui fréquentent les prostituées ? Que feront aussi les prostituées ? Vont-elles se réfugier dans la clandestinité ? Iront-elles exercer leurs charmes ailleurs ?

Si l'on se voile les yeux, on peut se dire qu'il est très bien qu'elles partent en Suisse mais il est quand même difficile de le dire.

M. Jean-François SAILLARD : Si je peux abuser de votre temps, je dirai que la piste Internet est certainement intéressante.

Je voudrais cependant citer le problème que nous avons à la frontière avec Genève.

Quand nous avons essayé de lutter contre les marabouts qui vendaient leurs sciences occultes à Lyon, nous avons réussi à en faire tomber la plupart. Ils sont allés se reconvertir ensuite autour du bassin de Genève. Ils faisaient, comme les prostituées, leur publicité dans les journaux d'annonces locales.

Les fonctionnaires vous parlent de Lyon, mais je peux vous dire ce que l'on fait en Haute-Savoie et dans l'Ain. Les policiers luttent contre la prostitution à domicile : il s'agit d'Africaines ou de filles d'Europe centrale qui passent des petites annonces dans la presse genevoise, tout simplement.

Il suffit de prendre le journal des petites annonces et d'aller voir qui se prostitue, à quel endroit... Et même prendre le client helvète par la même occasion.

M. le Rapporteur : Que font les Suisses chez eux en matière de prostitution de rue ?

M. Jean-François SAILLARD : Je vous avouerai que je ne le sais pas mais, en tout cas, ils viennent voir des filles dans des appartements en France.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : A Genève, il ne me semble pas avoir observé des femmes sur le trottoir.

M. Jean-François SAILLARD : Non, elles exercent dans des salons de massages. Elles se sont transformées en hôtesses de massages.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : En France, on a de plus en plus de salons de massages et d'annonces pour des numéros de téléphone. Sur la place du Grillon, il y en a je ne sais combien. Vous avez le choix.

M. le Rapporteur : C'est de la prostitution à domicile.

M. Jean-François SAILLARD : Et Internet facilitera la prostitution. Vous aurez même la photo. Vous aurez tout. Ce que l'on voit sur les réseaux pédophiles vaudra en cette matière également.

M. Bernard TRENQUE : Cela existait déjà et avait démarré avec le Minitel.

M. le Rapporteur : En Suède, cela a été immédiat. Le transfert d'une grande partie de l'activité prostitutionnelle sur les réseaux Internet a été très net.

M. Bernard TRENQUE : Il faudrait que vous vous fassiez expliquer ce qui se passe dans les Eros centers en Allemagne, les contraintes qui y sont exercées sur les filles qui sont déclarées sous de fausses identités et qui sont parfois mineures. C'est cela le réglementarisme.

Les réseaux y sont très forts. C'est là que l'on peut faire régner la discipline puisque les filles sont toutes là. Si le patron de l'Eros center, qui a la liste des sponsors, a besoin d'une fille, il sait qu'il peut contacter M. Untel. C'est ainsi que l'on a fait tomber les proxénètes Antillais qui se déclaraient sponsors de Mlle Unetelle dans la ville Untelle.

Nous pourrons vous fournir de multiples exemples : le réglementarisme vise à enfermer la prostituée dans la prostitution, et c'est la puissance publique qui va l'enfermer.

M. Jean-François SAILLARD : Et reconnaître un métier.

M. Bernard TRENQUE : Et on parlera des « travailleuses du sexe » !

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est joli !

M. Jean-François SAILLARD : Vous avez aussi des associations qui défendent l'idée de travailleuse du sexe.

S'agit-il de délit ou de contravention pour le client suédois ?

M. le Rapporteur : De délit.

M. Jean-François SAILLARD : Il me semble difficile en France de faire passer cela.

Audition de Mme Martine ROURE,
adjointe au maire de Lyon,
chargée des affaires sanitaires et sociales,
députée européenne


(compte rendu de l'entretien du 17 septembre 2001 à Lyon)

M. le Rapporteur : Madame, nous savons qu'en tant que Parlementaire européenne vous vous intéressez au problème que nous étudions mais, avant d'aborder l'approche du parlement européen, nous aimerions savoir ce qu'il en est de la situation lyonnaise.

Mme Martine ROURE : La situation à Lyon ressemble à celle que l'on trouve dans les grandes villes européennes, plus que françaises. En France, ce sont surtout les villes de Strasbourg, Marseille et Lyon qui connaissent ce problème, cette dernière étant une plaque tournante pour les proxénètes.

Récemment, des proxénètes ont été interpellés à Lyon grâce à certaines victimes qui ont accepté de les dénoncer, mais nous nous heurtons à des victimes terrifiées, qui ont tellement peur qu'elles ne disent rien. Nous voyons beaucoup de jeunes filles d'une quinzaine d'années sur les quais. Heureusement, les associations sont là pour nous aider. La brigade des m_urs intervient également et nous travaillons bien ensemble, mais nous sommes confrontés à une vraie mafia - ce n'est pas à vous que je vais l'apprendre.

A Lyon, nous sommes face à la criminalité organisée, qui « tourne » d'ailleurs aussi puisque nous avions repéré un réseau, et quand ils ont su qu'ils étaient identifiés, ils sont partis. Nous savons pertinemment qu'ils sont maintenant à Barcelone. Ensuite, ils iront ailleurs. Ce sont les mêmes personnes.

C'est un grave problème. Les 26 ou 27 novembre, nous organisons une audition qui réunira toutes les associations s'occupant de ce problème, la brigade des m_urs et Interpol, avec qui je suis en relation, ainsi que des victimes qui acceptent de venir témoigner. Elle se tiendra à Lyon, dans la salle du conseil municipal. Madame Isaac-Sibille, vous en aurez connaissance, puisque vous faites partie du conseil municipal.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Savez-vous qu'il y a beaucoup de mineurs prostitués à Lyon ? J'ignorais qu'ils fussent si nombreux.

Mme Martine ROURE : Il y en a beaucoup entre quatorze et seize ans.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Que fait la brigade des mineurs ?

Mme Martine ROURE : Le problème est que ces personnes ont de vrais-faux papiers.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : En êtes-vous sûre ?

Mme Martine ROURE : Nous avons l'habitude. Nous voyons bien quand il s'agit d'une jeune fille de quatorze ou quinze ans mais que ses faux papiers attestent qu'elle a dix-huit ans.

En fait, elles arrivent sans papier, elles se déclarent Kosovares alors que pour la plupart, elles sont Albanaises ou Bulgares. Elles déclarent avoir perdu leurs papiers, et sur la foi de ce qu'elles disent, elles se retrouvent avec des papiers les déclarant âgées de dix-huit ans. Allez vérifier ensuite !

Elles ont des papiers, elles sont demandeurs d'asile, donc elles sont inexpulsables. Elles entrent dans la procédure de demande d'asile et sont domiciliées, en général, à Forum Réfugiés ou dans d'autres associations. Puis, elles tombent dans la prostitution qui n'est pas interdite en France et c'est un vrai problème parce que nous n'avons pas vraiment les moyens de les protéger si elles déclarent qu'elles ont dix-huit ans.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Cela vient tout à fait corroborer ce que l'on sait déjà.

Mme Martine ROURE : Beaucoup de femmes nous demandent pourquoi nous ne faisons rien. Ce n'est pas que nous ne faisons rien, c'est que nous n'avons pas les moyens d'agir tant qu'elles ne parlent pas. C'est pour cela qu'il faut absolument réussir à les faire parler. Nous y sommes parvenus ; des proxénètes sont tombés.

M. le Rapporteur : Quelle sera l'organisation de cette audition publique ?

Mme Martine ROURE : Nous allons inviter les conseillers municipaux de Lyon, les associations de défense des droits de l'homme et les autres, qui sont intéressées par le problème de la traite, ainsi que des journalistes. C'est assez restreint, ce n'est pas une grande audition, mais le but est de tenir au courant et de sensibiliser avec précision les participants et notamment la presse.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il est, effectivement, très important de sensibiliser les gens car ils n'y croient pas. Ils ne pensent pas que cela puisse exister chez eux.

Mme Martine ROURE : Je pense personnellement qu'il faut s'adresser aux clients car s'il y a traite des femmes, c'est qu'il y a des clients. Certains d'entre eux se moquent bien qu'elles soient mineures ou non, qu'elles soient violentées ou pas, mais d'autres y sont sensibles et ne sont pas au courant - ou ne veulent pas l'être. Il me paraît très important de les sensibiliser, de leur dire ce qu'il en est réellement.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Cette sensibilisation paraît aussi très importante à l'égard des jeunes originaires de chez nous - enfants, élèves, collégiennes ou lycéennes - qui peuvent se laisser prendre à des petites annonces exactement comme l'ont été ces femmes.

Mme Martine ROURE : Tout à fait. Je sensibilise aussi les prostituées habituelles, les Françaises qui sont là depuis des années pour qu'elles soient vigilantes, nous rendent compte de ce qui se passe et essaient de protéger ces jeunes. Certaines le font. Il est vrai qu'au départ, vous en avez sans doute entendu parler, il y a eu une révolte des prostituées lyonnaises qui avaient l'impression que l'on venait leur prendre leur gagne-pain ! Ce n'est pas tout à fait cela. J'ai eu de grandes discussions à ce sujet avec elles. On a d'ailleurs fait une émission sur TLM au cours de laquelle nous avons eu un débat extrêmement intéressant et nous avons continué à nous voir par la suite. Ces femmes sont très sensibles à ce qui se passe et à ce que vivent ces jeunes femmes. Aujourd'hui, elles sont plus attentives.

M. le Rapporteur : Ces femmes, sont-elles vraiment indépendantes ?

Mme Martine ROURE : Les prostituées lyonnaises de longue date ? Oui, mais « indépendantes », qu'est-ce que cela signifie ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Cela veut dire sans souteneur.

Mme Martine ROURE : Elles sont sans souteneur, mais à l'âge qu'elles ont, avec la vie qu'elles ont menée, elles aimeraient bien s'en sortir. La plupart d'entre elles me l'ont dit, mais elles n'ont pas les moyens de le faire.

M. le Rapporteur : Il n'y a pas de réseau derrière elles ?

Mme Martine ROURE : Pas pour celles-là. Mais c'est une minorité. Aujourd'hui, nous avons des réseaux de jeunes femmes venues de l'est qui sont près de 300 à Lyon.

M. le Rapporteur : D'après les chiffres que l'on nous a communiqués ce matin, les prostituées seraient au nombre de 250 à 260 à Lyon dont 80 filles venant des pays de l'est.

Mme Martine ROURE : Ce n'est pas tout à fait cela. D'abord, elles tournent beaucoup. Ensuite, il n'y a pas que les pays de l'est qui fonctionnent avec une mafia. Pour ma part, je ne regrouperais pas les jeunes femmes par nationalité, mais plutôt en distinguant celles qui sont sous la coupe des mafias, la majorité, et les autres.

Il y a de plus en plus d'Africaines, mais aussi des jeunes femmes d'Asie, de partout.

M. le Rapporteur : Les plus violents proxénètes sont, malgré tout, ceux des réseaux des filles de l'est.

Mme Martine ROURE : Ce sont les plus violents, c'est vrai.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ceux dans lesquels les femmes sont les plus maltraitées.

Mme Martine ROURE : La mafia albanaise est terrible.

M. le Rapporteur : Avec des choses absolument incroyables à l'origine de la traite, comme des marchés aux femmes...

Mme Martine ROURE : Nous avons eu au Parlement européen une audition publique où des jeunes femmes ayant subi ces violences et qui en étaient sorties grâce aux associations, étaient venues témoigner. C'était épouvantable ! Elles nous ont raconté des histoires atroces. L'une d'elles racontait qu'un homme l'avait emmenée en lui disant qu'il voulait se marier avec elle, qu'elle était arrivée en Allemagne, avait eu un bébé, - il était allé jusque-là pour la terroriser à travers cet enfant et la forcer à se prostituer.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il est également sûr que cela existe depuis longtemps.

M. le Rapporteur : Les jeunes femmes moldaves que nous avons pu auditionner avaient été vendues trois ou quatre fois, violées tout au long du parcours les menant en Europe occidentale, asservies complètement. Les témoignages montrent que, pour celles qui sont rebelles au départ, il y a des « sas de conditionnement » où on leur fait subir les pires choses.

Mme Martine ROURE : Il y a aussi un terrorisme exercé sur la famille restée sur place.

M. le Rapporteur : Au-delà de ce constat, il faut développer la diffusion de l'information, ne serait-ce qu'en direction du client. Chacun étant responsable de ses actes, le client doit au moins savoir qui il fréquente et ce que ces femmes ont subi.

Notre Mission d'information a un champ d'investigation plus large puisqu'elle traite de tous les problèmes d'esclavage, qu'il s'agisse de l'esclavage domestique, de l'esclavage économique, très spécifique à la communauté chinoise avec des conditions assez particulières et de toute la problématique de la traite des femmes.

L'une de nos pistes, que vous avez dû étudier au Parlement européen, est la législation italienne et belge qui établit un statut de la victime.

Mme Martine ROURE : Ce que nous voulons, c'est harmoniser les législations. Tant que cela ne sera pas fait, le trafic se déplacera, c'est-à-dire que dès que ça ne va plus dans un pays, on va ailleurs.

M. le Rapporteur : Il y a d'abord l'harmonisation en matière de répression, c'est-à-dire l'entrée en vigueur du protocole de Palerme et du projet de décision-cadre de l'Union européenne. Sur ce point, le Premier ministre a fait des déclarations fortes à la Rochelle, puisqu'il a visé notre Mission d'information en disant qu'il attendait que nous déposions nos conclusions et qu'il souhaitait qu'un projet de loi s'inscrive dans le cadre de la transposition en droit interne de ces textes.

Il existe ensuite des législations spécifiques, comme celles de l'Italie ou de la Belgique, qui permettent à la victime d'accéder à un titre de séjour dès lors qu'elle veut s'en sortir et qu'elle coopère. Ce sont des pistes sérieuses sur lesquelles nous réfléchissons au sein de la Mission et qui pourraient figurer parmi nos conclusions.

Mme Martine ROURE : Si on protégeait mieux les victimes, beaucoup plus d'entre elles parleraient. Pour le moment, le fait qu'elles ne soient pas protégées entrave le dialogue. Je vous donne un exemple et vous comprendrez que je ne puisse pas donner de nom. J'ai été informée par une association qu'une jeune femme voulait témoigner. C'est cette association qui la cachait et la protégeait car il n'existe pas de protection des victimes. On devrait pouvoir les protéger.

M. le Rapporteur : Quand nous avons entendu le juge d'instruction de Nice, il a évoqué ce problème. Il nous a expliqué le cas d'une jeune fille moldave qui a témoigné et qui a permis d'arrêter des personnes. Comme elle était en situation irrégulière, ni le procureur, ni personne ne savait comment la protéger. Alors, ils l'ont abritée dans un couvent. C'est la seule solution qu'ils ont trouvée.

Mme Martine ROURE : Malgré tout, elle a été protégée. Celle dont je vous parlais n'a même pas été protégée. Elle a été laissée dans la rue et ce sont les associations qui l'ont cachée. Ce n'est pas normal. Il devrait y avoir des mesures de protection des témoins et des victimes.

M. le Rapporteur : Il faudrait aller jusqu'à la possibilité de changer d'identité et envisager l'anonymat dans le témoignage. Nous devons vraiment réfléchir à de telles propositions et utiliser toutes les armes.

Mme Martine ROURE : Dans cette hypothèse, nous aurions plus de jeunes femmes qui accepteraient de parler. Il faudrait aussi mettre en place des mesures de protection des familles et de l'enfant.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Les souteneurs organisent de plus en plus leurs mafias.

M. le Rapporteur : Il est également nécessaire de réaliser un travail en collaboration avec les associations des pays d'origine.

Mme Martine ROURE : Oui, surtout quand la famille restée au pays est menacée. Il faudrait également qu'il y ait une meilleure information sur place.

M. le Rapporteur : Sur ce qu'est en réalité l'Eldorado qui leur est promis.

Mme Martine ROURE : On devrait les mettre en garde, quand elles partent pour être coiffeuse, vendeuse ou serveuse, pour qu'elles se méfient davantage.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il faudrait presque avoir une réglementation des annonces. On fait vraiment n'importe quoi dans les journaux. Annoncer des emplois sans les offrir à la sortie, c'est monstrueux pour ces gamines qui crèvent de faim chez elles.

M. le Rapporteur : Le travail par l'intermédiaire des associations et des ONG, dans ces pays, commence à porter ses fruits. Nous avons pu le constater quand nous nous sommes rendus en Ukraine et en Moldavie.

Mme Martine ROURE : Ceci dit, il y a un certain contexte en la matière. C'est pour cela que je souhaite m'adresser aux clients, il y a une banalisation de ces jeunes femmes qui viennent d'Asie, de Russie et autre, qui est véhiculée par de grands journaux très sérieux. On ne va pas donner de nom, mais quand vous lisez « jeune femme venue de Russie sur catalogue » ou « fleur d'Asie à cueillir ». Comment des journaux très sérieux peuvent-ils laisser passer de telles annonces ! Je ne sais pas ce qu'elles cachent et j'espère que ce ne sont pas des choses trop graves, mais il n'empêche que ce type d'annonce banalise complètement la vente de femmes. Même si c'est pour le mariage, lire « jeune femme de Russie sur catalogue », c'est tout de même révoltant.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il faut renforcer les garanties des petites annonces.

M. le Rapporteur : Il faut distinguer les deux démarches, celle de prostitution plus ou moins cachée et celle tendant au trafic du mariage, qui est un trafic parallèle, notamment pour les Russes, sur catalogue, mais avec des hommes qui se marient réellement avec des femmes qu'ils ont trouvées ainsi. On connaît tous, dans nos provinces, de tels cas.

Mme Martine ROURE : Je ne suis pas contre les agences matrimoniales, mais il faut respecter l'être humain. Mettre dans un journal une annonce telle que : « jeune femme de Russie sur catalogue », pour moi, c'est l'horreur. Cela fait partie d'un tout. C'est un contexte global qui banalise le fait que l'on peut vendre des êtres humains.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : En France, nous sommes tellement attachés à l'interdiction de la vente des organes et pourtant on n'interdit pas la vente de femmes.

M. le Rapporteur : Au parlement européen, où en êtes-vous des initiatives en matière de lutte contre la traite ?

Mme Martine ROURE : Depuis deux ans et demi, ces initiatives ont beaucoup progressé grâce à une députée hollandaise, Mme Patty Sorensen. Mais nous butons sur la question de la protection des victimes, c'est-à-dire de savoir s'il faut leur donner un statut qui leur permette, à partir du moment où elles ont dénoncé les responsables du réseau, de rester sur le territoire de l'Etat d'accueil.

M. le Rapporteur : Il existerait donc des réticences sur ce point au parlement européen ?

Mme Martine ROURE : Surtout de la part des gouvernements.

M. le Rapporteur : Les Belges et les Italiens ont déjà avancé sur cette voie.

Mme Martine ROURE : Oui, mais nous sommes quinze. Les autres traînent les pieds.

M. le Rapporteur : Redoutent-ils l'appel d'air que pourraient provoquer ces nouvelles procédures ?

Mme Martine ROURE : Oui. Beaucoup de pays ont tendance à jouer à l'autruche. Cela fait partie d'un tout, beaucoup plus vaste, qui est le problème des demandeurs d'asile en règle générale. Mais je ne pense pas que se mettre la tête dans le sable résolve les difficultés.

M. le Rapporteur : Il est sûr qu'aujourd'hui, et les associations nous le confirment, il y a un tel détournement de la procédure de demande d'asile que nous serons obligés d'aborder cette question dans notre rapport. Même les associations sont demandeuses de propositions en ce sens.

Mme Martine ROURE : Une chose m'inquiète beaucoup actuellement. Certaines personnes, jeunes femmes ou jeunes hommes, sont arrivées d'elles-mêmes des pays de l'est. Elles ont déposé une demande d'asile, mais nous n'avons pas la possibilité de les accueillir correctement en France. Elles se domicilient et font leur demande. Vous savez, comme moi, qu'elles ont six ou sept mois d'attente avant leur rendez-vous à la préfecture. Comme il n'y a plus de place pour les héberger, on ne sait plus où les loger. Ces jeunes qui se trouvent dehors, sans moyens de travailler car ils n'en ont pas le droit, sans logement, sans revenu pour se nourrir, deviennent alors la proie des proxénètes. Ils sont venus librement, mais ils finissent par être la proie des proxénètes car ils n'ont pas d'autres moyens légaux de vivre, et même de survivre.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Dans notre pays, en 1999, 390 jeunes filles que l'on ne pouvait pas renvoyer dans leur pays d'origine mais que l'on ne pouvait pas garder officiellement sur notre territoire, ont disparu dans la nature. Que pouvaient-elles faire, ces mineures ? Et ce sont des chiffres officiels du ministère de l'intérieur !

Mme Martine ROURE : Que vouliez-vous qu'elles fassent ?

M. le Rapporteur : Peut-on quantifier le nombre de ces personnes qui arrivent spontanément ?

Mme Martine ROURE : C'est considérable. Depuis avril-mai dernier, cela doit représenter 500 personnes à Lyon. Il s'agit de familles, de jeunes. Il y a eu, depuis quelques mois, un afflux effrayant de demandeurs d'asile.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ceux qui vivaient sous les ponts, leur avez-vous trouvé un abri ?

Mme Martine ROURE : Oui, mais c'est le tonneau des Danaïdes parce qu'il en arrive encore après eux. On ne peut pas laisser à la rue les familles quand il y a des enfants. On se débrouille, mais il en arrive d'autres et vient un moment où on ne sait plus quoi faire.

Mais ce qui m'inquiète le plus, c'est que ces jeunes filles et jeunes garçons, des mineurs de surcroît, se retrouvent à la rue. Ils ont quatorze, quinze ou seize ans et arrivent seuls en demandant l'asile, ici, en France. Les filles, on arrive pour certaines à les protéger, mais les garçons qui se promènent tout seuls dans la rue ne sont pas protégés. Je trouve cela scandaleux. Ils se retrouvent dans des foyers pour SDF, avec des ivrognes ou même carrément dans la rue sans rien. C'est un problème considérable. Il ne faut pas s'étonner qu'ils se retrouvent par la suite dans la délinquance ou la prostitution.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Bien malgré eux. Il y en a qui choisissent, mais là, non.

Mme Martine ROURE : S'agissant d'un enfant de quinze ans, on ne peut pas considérer qu'il choisisse. Nous sommes bien d'accord.

M. le Rapporteur : De quelle nationalité sont ces jeunes garçons qui arrivent seuls ?

Mme Martine ROURE : Ce sont aussi des gens de l'est.

M. le Rapporteur : S'agit-il essentiellement de Roumains ?

Mme Martine ROURE : Il y a beaucoup de Roumains, mais aussi des Géorgiens et quelques Tchétchènes. Un peu de toutes les nationalités.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ce sont des pays très éloignés. La Roumanie est plus proche, mais les autres pays que vous avez cités sont lointains et ces jeunes doivent être complètement perdus dans notre civilisation.

Mme Martine ROURE : Tout à fait. Je vous assure que laisser des jeunes mineurs, seuls dans la rue, cela ne devrait pas arriver dans notre pays. Cela ne devrait pas être toléré et je suis étonnée qu'on le tolère.

M. le Rapporteur : Normalement, la réponse doit venir du conseil général.

Mme Martine ROURE : Normalement, comme vous dites. Eh bien, ce n'est pas normal. Il y a de l'anormalité dans le normal. Cela dit, cela devrait être la mission du conseil général mais sa réponse n'est pas bonne.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ce n'est pas normal, parce que l'ASE va jusqu'à dix-huit ans. Jusqu'à cet âge, le conseil général est responsable des enfants.

Mme Martine ROURE : Eh bien, ce n'est pas le cas. Ils sont dans la rue, je vous le garantis.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je sais bien que la Cité de l'enfance est complète, mais cela vaut la peine de mettre deux enfants dans une chambre pour éviter ce genre de situation.

M. le Rapporteur : Est-ce un sujet de débat entre les élus locaux et le département ?

Mme Martine ROURE : Oui. J'ai rendez-vous avec Mme Dini qui est vice-présidente chargée de la protection de l'enfance au conseil général car je ne peux plus admettre de pareilles situations.

M. le Rapporteur : S'agit-il d'un sujet de débat de séance publique du conseil général ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je peux vous assurer que je poserai la question.

Mme Martine ROURE : Vous m'aviez d'ailleurs dit que vous alliez le faire.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je vous l'ai dit et je le ferai. Je poserai la question à la commission permanente parce que dès lors que cela a été fait, le président et le secrétaire général peuvent essayer de trouver des solutions, d'autant qu'il y en a. Il ne s'agit pas de les mettre tous ensemble, mais on pourrait demander à chaque maison qui accueille des enfants d'en prendre un ou deux supplémentaires, comme nous avons au moins trente-cinq maisons...

Mme Martine ROURE : On doit le faire. On ne peut pas les laisser ainsi.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est inhumain.

M. le Rapporteur : Leur accueil est une obligation, du moins d'après les textes de loi.

Mme Martine ROURE : D'après les textes, oui, mais je vous assure que ce n'est pas le cas.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Si on ne les héberge pas tous ensemble, on peut trouver une école qui les accueille, on peut trouver une solution. C'est tout à fait autre chose que de chercher une solution pour une grande famille de cinq ou six personnes.

M. le Rapporteur : Connaissez-vous des phénomènes de mendicité organisée ?

Mme Martine ROURE : Bien sûr, elle est même très organisée. C'est presque comme le proxénétisme. Il y a, par exemple, des sourds ou des handicapés, que l'on amène de ces pays.

M. le Rapporteur : Vous avez été également concernés par le réseau des sourds ?

Mme Martine ROURE : Oui. On connaît bien leur organisation. Ils sont amenés en voiture et on revient les chercher. Il y a aussi des femmes avec des enfants que l'on dépose pour mendier ; et elles changent de bébés dans la journée. On l'a vu faire.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Oui, il existe un trafic au niveau des enfants.

M. le Rapporteur : Existe-t-il des enfants seuls, qui sont postés aux coins des rues pour mendier ?

Mme Martine ROURE : Oui. Nous l'avons vu, mais les responsables de ces organisations se méfient davantage parce que, lorsqu'il s'agit de trop petits enfants, nous faisons intervenir la police. Ils n'osent pas trop les laisser seuls. Mais des femmes mendiant avec des enfants dans les bras qui sont changés pendant la journée, nous en avons rencontrées.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Nous avons au Point-du-jour une Roumaine qui en est à son quatrième enfant et qui est toujours enceinte depuis son arrivée.

M. le Rapporteur : Ces mineurs arrivent-ils également par avion ? Existe-t-il des zones d'attente à l'aéroport Saint-Exupéry ?

Mme Martine ROURE : Je ne crois pas qu'ils arrivent par avion, mais plutôt par la route. Ils passent la frontière à pied. Nos frontières n'existent plus.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Lyon est tellement proche de l'Italie, de la Suisse et de l'Allemagne.

M. le Rapporteur : Avez-vous des associations spécialisées dans l'accueil de ces mineurs isolés ?

Mme Martine ROURE : Non.

M. le Rapporteur : C'est un phénomène trop récent ?

Mme Martine ROURE : Certaines associations s'en occupent, mais elles rattachent cela à leur mission initiale.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : A partir du moment où il y a un enfant, le conseil général est concerné, la mère et l'enfant devraient être pris en charge. La législation existe.

Mme Martine ROURE : Oui, mais elle n'est pas appliquée.

M. le Rapporteur : La situation à Paris est, de ce point de vue, terrifiante.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : A Paris, le conseil général et la ville ne sont pas séparés et ils ont le même territoire. Dans une ville comme Lyon, qui ne représente que le quart de la population du département du Rhône, qui dispose d'une campagne à proximité immédiate, on devrait arriver à trouver des solutions.

Mme Martine ROURE : Il me le semble. Je compte sur votre aide.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je vous l'ai dit, je le ferai. Vendredi prochain siège une commission permanente et demain, la Mission rencontre M. Pierre Jamet, le directeur général des services départementaux. Nous pourrons lui poser la question.

M. le Rapporteur : Bien entendu. D'autant que la prise en charge de ces mineurs pourrait avoir un effet assez dissuasif. Du jour où l'on saura qu'à Lyon, dès qu'un mineur traîne dans la rue, il y a une intervention et un placement en foyer, on aura déjà sauvé ceux-là et, surtout, on bénéficiera d'un effet dissuasif en direction des autres.

Mme Martine ROURE : Oui, on a tout intérêt à le faire.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est aussi un problème de législation parce que dans une maison d'accueil, le prix de journée est tel qu'il est préférable de trouver des familles d'accueil pour ces enfants. Le prix de journée se situe entre 700 et 1 800 francs.

M. le Rapporteur : L'institution peut en effet offrir une réponse complémentaire grâce aux familles d'accueil agréées. C'est à l'appréciation du conseil général, mais, qu'au moins, il y ait une réponse organisée ! Le problème aujourd'hui est que s'il n'existe pas de réponse organisée, cela se sait et crée un mouvement d'attraction de jeunes migrants de plus en plus fort.

Ce qui s'est passé sur Paris est extrêmement inquiétant à cet égard. Comme la source de revenu des jeunes enfants roumains, que l'on avait spécialisés dans le pillage des horodateurs, s'est tarie du fait de la modification des parcmètres, ces mêmes enfants se retrouvent aujourd'hui livrés à la prostitution.

Mme Martine ROURE : Vous vous rendez compte ! Comment peut-on laisser faire cela ? Ce sont des enfants ; nous avons une législation qui est très protectrice, pourquoi ne l'applique-t-on pas ? Je ne comprends pas. Cela me dépasse.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Quand on voit les victimes qui ont été sodomisées et traumatisées à vie, qui ont des regards de bêtes à la Saint Jean de Dieu, c'est impressionnant. Nous n'avons pas le droit de rester sans rien faire.

M. le Rapporteur : A Paris, depuis que cela a été révélé, il y a une intervention assez vigoureuse de la police et de la justice, avec des arrestations puisque nous sommes confrontés à un milieu criminel. Mais il nous faut prendre conscience de cette évolution.

Mme Martine ROURE : Si, en amont, on était plus un peu plus à l'écoute, on n'en arriverait pas là, parce que c'est très bien que l'on réagisse, mais en attendant, ces enfants ont souffert.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ils sont marqués à vie.

Mme Martine ROURE : C'est comme pour la violence, on agit toujours trop tard. Nous sommes en tant qu'adultes les responsables. Nous nous fabriquons une génération de souffrants et de violents. Je trouve, vraiment, que nous n'agissons pas correctement. Nous devons absolument trouver des solutions. On n'a pas le droit de ne pas réagir.

M. Jean-Christophe CHATTON, France Télévision : C'est un sujet qui vous passionne, madame.

Mme Martine ROURE : Absolument. Cela fait partie des choses pour lesquelles je m'engage totalement. Si l'on me dit qu'il y a des jeunes dans la rue, je sors de mon bureau et je vais voir. Je passe des coups de fils. Il est vrai que je m'implique parce que cela fait partie des choses qui me paraissent, non seulement, être de ma compétence d'élue, mais de mon devoir d'être humain, tout simplement.

Que ce soit la violence ou n'importe quelle déviance, c'est nous qui nous les fabriquons. Nous sommes entièrement responsables de ce qui arrive. Vous savez quand on dit : « La jeunesse... » mais cette jeunesse, c'est nous qui l'avons fabriquée, c'est nous qui l'avons élevée. Nous n'avons qu'à nous en prendre à nous-mêmes. Cela fait des années que je le dis. Mais comment peut-on être entendu ?

« Faut-il crier pour être entendu ? » C'est une publicité actuelle qui m'a beaucoup touchée. Même lorsque l'on crie, on n'est pas toujours entendu. Il ne faut pas crier ; il faut seriner, seriner, seriner, continuer et continuer. Puis, un jour, vous ne savez pas pourquoi, un jour enfin, vous êtes entendu.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ne perdons pas espoir, puisque c'est pour cela que nous sommes là.

Mme Martine ROURE : Vous avez raison. Je trouve qu'en ce moment, les choses évoluent et j'en suis heureuse.

M. le Rapporteur : Ce que je trouve également rassurant, c'est que les choses évoluent dans les pays d'origine par le biais de la presse et des associations sur place. Un vrai travail de dissuasion se met en _uvre, des mises en garde sont adressées aux jeunes : « Attention, les postes de serveuses, ce ne sont pas de vrais postes de serveuses, etc. »

Mme Martine ROURE : C'est comme pour le tourisme sexuel. Il y a quelques années, on entendait souvent : « Oh, mais ils n'agissent pas comme nous, ils ne voient pas l'amour comme nous. » On justifiait de la sorte ces pratiques.

En fait, on ne voulait pas voir la souffrance et l'asservissement de ces populations qui n'avaient que ce moyen pour vivre. Maintenant, on commence à comprendre, mis à part quelques illuminés qui ne veulent ou ne peuvent pas l'admettre parce qu'ils sont obtus, la majorité se rend compte de l'horreur de la situation. Là aussi, les choses commencent à changer.

M. le Rapporteur : C'est un débat universel qui commence à porter ses fruits.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est un vrai débat car, comme vous le disiez, chacun le ressent dans ses tripes et quand c'est le cas, on fait davantage entendre sa voix que lorsque l'on se borne à appliquer une règle.

Mme Martine ROURE : C'est évident.

M. le Rapporteur : A condition de le dire et de le faire savoir. Il est vrai qu'il y a une telle hypocrisie sur ce sujet, qu'après tout, dans « tourisme sexuel », d'abord, il y a le mot tourisme qui est associé à une démarche de curiosité...

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Prenez des associations comme le Mouvement du Nid. Depuis le temps qu'elles agissent, il vient un moment où cela finit par porter ses fruits, Dieu merci.

Mme Martine ROURE : Cela fait bientôt treize ans que je suis élue au conseil municipal. Vous avez dû lire mes interventions. Je l'ai dit, re-dit et re-re-dit, en matière violence, de prostitution, d'atteinte aux droits de l'homme dans notre pays et dans notre ville, puisque nous étions concernés. Si vous saviez les propos graveleux qui m'ont été tenus en conseil municipal, ce n'est pas triste ! Les élus osent moins, maintenant. Il y a une évolution dans les mentalités. Mais, franchement, de la part d'élus, cela faisait peur. On se disait que si eux-mêmes répondaient comme cela !...

J'ai fait une intervention sur la traite des femmes il y a un an ou deux, pas plus. Je vous engage à lire ce qui a été dit dans la salle. Je vous assure que les interventions de certains de mes collègues n'étaient pas tristes. Je ne citerai pas de noms, mais cela faisait peur.

M. le Rapporteur : Quelles sont les réactions quand vous parlez de ce sujet au Parlement européen ?

Mme Martine ROURE : Il y a une prise de conscience. Au Parlement européen, vous entendez de tout aussi. Il n'est toutefois pas possible de tenir des propos graveleux car il faut avoir un micro pour s'exprimer, sinon, on ne vous entend pas, en raison de la nécessité de la traduction. Mais au Parlement européen, il y a autant de personnages inintéressants qu'ailleurs.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Quand Christiane Scrivener s'occupait de la toxicomanie, c'est inimaginable ce qu'elle a pu entendre.

Mme Martine ROURE : Au Parlement européen, nous sommes protégés parce que sans micro, on ne vous entend pas. C'est très pratique à l'encontre des hurluberlus qui racontent n'importe quoi.

M. le Rapporteur : Quelle est votre réaction sur la législation adoptée par les Suédois ?

Mme Martine ROURE : La démarche des Suédois me tente, bien sûr, mais je me dis qu'il faut attendre afin de pouvoir l'évaluer. Il n'empêche que cette législation contre toutes les violences faites aux femmes a permis une évolution favorable. Mais la pénalisation des clients ne met-elle pas les prostituées dans la clandestinité totale ? Je le crains. C'est pour cela que je ne porte pas de jugement pour le moment.

Mais je me dis qu'après tout, le client est peut-être le plus grand responsable de la prostitution. Alors, qu'il soit puni, pourquoi pas ? Je n'ai pas arrêté mon jugement. J'attends. Je ne suis pas quelqu'un qui s'emporte, même si je suis passionnée. J'essaie d'analyser. C'est une législation récente. Elle ne date que de 1999. Il faut attendre de voir ses résultats.

C'est intéressant à observer. Les Suédois ont complètement éradiqué la prostitution de rue, toutes les violences sur les femmes sont punies, et les clients sont punis.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Même si la prostitution s'est déplacée à l'étranger dans les pays limitrophes ?

Mme Martine ROURE : Je vais vous dire ce que j'ai envie de faire quelquefois, mais que je ne fais pas. Quand je vois ces hommes s'arrêter, avec leur jolie voiture, et je suis sûre que ce sont de bons pères de famille, j'ai envie de les prendre en photo et d'envoyer la photo à leur femme. C'est entre nous (Rires) mais franchement, ça me démange.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Le plus extraordinaire, c'est qu'on a l'air de trouver ces pratiques normales dans notre civilisation. Quand vous parlez de punir les hommes, ils ont l'air de se sentir offusqués dans leur dignité.

Mme Martine ROURE : Pas tous.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Une bonne partie quand même, dans tous les milieux, a l'air de dire que cela a toujours existé et s'interroge sur les raisons de vouloir tout changer.

Mme Martine ROURE : Justement, ce n'est pas vrai que c'est le plus vieux métier du monde. Le plus vieux métier du monde, c'est celui de berger, pas de prostituée. J'en ai assez d'entendre ce genre de discours. Ce n'est pas parce que tout le monde a souffert depuis tant de temps, que l'on est obligé de reproduire la souffrance. Je ne vois pas l'intérêt de laisser perdurer la souffrance.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : On trouve cela normal de la part des hommes et on ne pense pas que c'est une souffrance pour les femmes. C'est là qu'il y a quelque chose qui ne va pas.

Mme Martine ROURE : Cela peut également être une souffrance pour les hommes, car il y en a de plus en plus qui se prostituent. Ils sont encore plus souffrants que les femmes et les associations me disaient qu'ils subissent beaucoup de pratiques sadiques de la part des autres hommes, bien davantage que celles exercées sur les femmes.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : On explique souvent que c'est satisfaire un besoin naturel pour le client et que l'autre n'a qu'à le supporter !

Mme Martine ROURE : Au XIXe siècle, Châtelet disait que les prostituées étaient : « Les égouts séminaux ». C'est joli, n'est-ce pas ! C'est l'horreur ! Cela signifie bien que ce sont des objets et pas des êtres humains.

M. le Rapporteur : Dès lors qu'il y a vente, on ramène la femme, ou l'homme, à l'état d'objet.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Comme chez la femme, le physique est beaucoup plus lié au mental que chez l'homme, la souffrance chez elle est encore plus grande parce que, non seulement son corps, mais aussi son esprit est atteint.

Mme Martine ROURE : Personnellement, la liberté sexuelle ne me gêne pas du tout et il ne s'agit pas de la combattre. Si une femme veut s'amuser, si c'est son plaisir de se donner à qui elle veut, cela m'est complètement égal. Le problème n'est pas là. En revanche, quand une personne est obligée de se vendre, qu'elle l'est par un tiers ou par la contrainte, je trouve cela abominable. A chaque fois, il y a souffrance. Je suis passionnée, vous l'avez dit. Cela m'a poussé à aller rencontrer des prostituées. J'en connais beaucoup et la plupart de celles que j'ai rencontrées m'ont dit qu'elles aimeraient bien s'en sortir mais qu'elles étaient dans une situation qui ne le leur permettait pas.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Que ce soit en raison de la peur ou par la force du besoin.

Mme Martine ROURE : Il y a de multiples situations, mais pour la majorité d'entre elles, si on leur disait qu'on va leur trouver une petite boutique, un travail sympathique et un logement demain, elles accepteraient de quitter immédiatement la prostitution. Il y a peut-être quelques prostituées heureuses, mais elles doivent être très minoritaires. Je n'en ai pas rencontrées qui soient très satisfaites de ce qu'elles faisaient. Une chose est sûre, c'est que quand on demande à une petite fille ce qu'elle a envie de faire plus tard, je n'en ai jamais entendu répondre : « Je veux être prostituée ».

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Quand on les voit dans la rue, elles ne donnent pas l'impression de respirer le bonheur.

Mme Martine ROURE : Croyez-vous que ce soit par plaisir, en plein hiver, quand elles se trouvent à moitié dévêtues sur les quais ? Je ne pense pas que ce soit exaltant !

M. Jean-Christophe CHATTON, France Télévision : Quel écho une personne passionnée comme Mme Roure rencontre-t-elle auprès des députés de la République ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Comme je le suis autant qu'elle, l'écho trouve toute sa résonance.

M. le Rapporteur : C'est très encourageant de constater que notre démarche n'est pas une démarche isolée, et qu'il y a des personnes qui, au Parlement européen, ont autant de passion et de détermination que nous pour trouver des solutions à ce problème qui, dès que l'on y réfléchit, suppose une réponse au-delà des frontières de l'Etat, mais nous le savions déjà car nous avons, évidemment, connaissance des travaux des autres institutions.

En outre, puisqu'il existe des solutions plus rapides à mettre en _uvre dans le cadre de notre législation nationale qu'au niveau européen, je trouve que ce sont des rencontres très intéressantes. Cela nous permet d'unir nos forces et nos initiatives pour aller dans le même sens.

Au point où nous en sommes de notre investigation et de notre connaissance du phénomène de la traite depuis maintenant quatre mois et demi que nous y travaillons, nous revenons toujours sur la question de la prostitution, et notamment sur l'attitude à avoir par rapport à la décision des Suédois qui fera l'objet d'un débat dans la Mission. A cet égard, j'ai le sentiment que si nous ne parvenons pas à trouver une réponse définitive à la question de la prostitution, il nous faut cependant au moins régler celle de la traite. Il me semble que c'est l'urgence.

Mme Martine ROURE : C'est l'urgence. Je n'ai pas voulu mélanger les deux sujets, prostitution et traite des femmes, car nous nous trouverions alors face à une question très complexe, philosophique et autre, mais, vous avez raison, l'urgence concerne la traite des femmes.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Mais l'esclavage, c'est la traite, qu'il soit économique, domestique ou sexuel.

Mme Martine ROURE : L'audition que nous allons organiser au mois de novembre porte sur la traite des femmes.

M. le Rapporteur : Il faut au moins que l'on avance sur cet aspect. Si nous pouvons obtenir l'adoption d'un texte sur la traite, s'appuyant sur le protocole de Palerme et le projet de texte communautaire, permettant de donner des instruments juridiques aux policiers et à tous ceux qui interviennent pour combattre ces réseaux, ce serait une réelle avancée.

Mme Martine ROURE : Absolument, c'est l'urgence.

M. Jean-Christophe CHATTON, France Télévision : Cela fait quatre mois et demi que vous travaillez sur le sujet, que vous entendez des témoignages, tous, j'imagine, plus difficiles les uns que les autres. N'avez-vous pas suffisamment de matière maintenant pour rédiger votre rapport ?

M. le Rapporteur : Nous arrivons bientôt au terme de notre Mission. Mais je crois que nous devons entendre tout le monde, tous ceux qui se sont manifestés. Il y a à la fois des policiers, des responsables politiques, des intellectuels qui ont réfléchi sur ces questions, de nombreuses associations et des témoignages des victimes. Il nous faut tous les entendre. C'est ce que nous sommes en train de faire.

Il faut également se rendre à l'étranger pour observer ce qui se fait et analyser les problèmes sur le terrain avec les municipalités et les départements.

Mais il est vrai que, aujourd'hui, à la fin du mois de septembre 2001, nous sommes à deux mois et demi du dépôt du rapport. Nous nous situons plutôt dans la phase où les derniers témoignages soit nous servent à corroborer ce que nous savons déjà, soit nous permettent d'affiner des propositions qui pour certaines ne seront pas des propositions majeures, notamment en termes d'organisation des pouvoirs publics. Par exemple, la délégation aux droits des femmes et à l'égalité, au sein de la laquelle l'on voit bien que la question de la traite n'est pas une mission prioritaire, devrait peut-être être compétente en la matière. Par ailleurs, les interventions des départements dont le niveau d'organisation varie de l'un à l'autre devraient être harmonisées et renforcées.

C'est la phase finale, juste avant la rédaction et le dépôt du rapport, mais aucun témoignage n'est surabondant. Ils nous permettent de conforter notre position.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Nous apprenons tous les jours et à chaque audition. Même si cela a l'air d'être la même chose, parfois, les manifestations sont différentes. Ce que vient de nous dire Mme l'adjointe est différent de ce que nous avons entendu ce matin, ce qui prouve bien que chacun a sa pierre à apporter. Il ne faut pas s'arrêter au milieu du chemin.

M. Jean-Christophe CHATTON, France Télévision : Vous parliez de crier, madame Roure. Vous croyez que les députés vont vous entendre ?

Mme Martine ROURE : Je le crois. Si j'ai eu le plaisir de les recevoir aujourd'hui, c'est parce que j'étais sûre que cela allait porter ses fruits. C'est extrêmement important. Je ne pense pas qu'ils fassent du tourisme.

M. Jean-Christophe CHATTON, France Télévision : Des fois, on crie dans le vide.

Mme Martine ROURE : Ecoutez, j'ai crié dans le vide pendant des années...

M. le Rapporteur : Parfois, on crie dans le vide, mais on peut aussi crier ensemble.

Mme Martine ROURE : C'est le principe de la bouteille à la mer. Vous la lancez et, pendant des mois, elle ne va pas être ramassée, parfois même pendant des années. Puis, un jour, quelqu'un va lire ce qu'il y a dedans.

M. le Rapporteur : Nous avons tout de même progressé. La situation d'aujourd'hui en témoigne, puisque l'Assemblée nationale a décidé de créer la Mission d'information et qu'un travail est en cours aussi au Parlement européen. La presse a déjà, pour partie, rendu compte de nos travaux.

Il y a dix jours, le Premier ministre a dit qu'il attendait les conclusions de notre rapport pour prendre une initiative sur la question de la traite. Il s'agira peut-être même d'un projet de loi. C'est une déclaration qui montre bien la direction dans laquelle nous nous engageons et notre travail pourrait se concrétiser très rapidement sur le plan législatif. Ce sera, en tout cas, l'opinion très largement partagée de toute la mission.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je tiens à préciser, que ce qui m'a fait le plus plaisir c'est que, toutes tendances confondues, on se retrouve sur la même longueur d'onde, parce que c'est quelque chose qui concerne l'humanité.

M. Jean-Christophe CHATTON, France Télévision : Là, nous avons toutes les tendances confondues en face de nous ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Vous avez deux tendances confondues, l'opposition et la majorité.

M. le Rapporteur : Nous verrons ce qu'il en est au sein de la Mission. Pour le moment, il s'agit de toutes les tendances confondues de ceux qui se sont investis dans le dossier. C'est déjà plus facile ! Nous allons aborder le débat ultérieurement, c'est la démocratie.

M. Jean-Christophe CHATTON, France Télévision : S'il n'y avait qu'une mesure à prendre, Mme Roure, laquelle serait-elle ?

Mme Martine ROURE : La mesure la plus urgente est celle qui concerne les mineurs. Cela me paraît extrêmement important. La deuxième concerne la protection des victimes. C'est aussi urgent.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je voudrais vous poser une question que nous avons évoquée ce matin. A propos des mineurs, êtes-vous favorable au maintien de la majorité sexuelle à quinze ans et de la majorité civile à dix-huit ans ? Ne seriez-vous pas d'accord pour qu'il n'y ait qu'une seule majorité en France ?

Mme Martine ROURE : C'est une question beaucoup trop complexe pour que je vous réponde à l'emporte-pièce.

M. le Rapporteur : Cela mérite réflexion.

Mme Martine ROURE : Je vous donnerai ma réponse après y avoir réfléchi. Cela dit, au Parlement Européen, nous avons considéré que l'on disait « enfant » pour toute personne de moins de dix-huit ans.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Pour l'aide sociale à l'enfance, c'est cela.

Mme Martine ROURE : Il faut y réfléchir. La question est simple et compliquée à la fois.

Audition de représentants d'associations à Lyon :

- au titre de l'Amicale du Nid :
M. Jean-Claude JOLLY, directeur

- au titre de l'Association des praticiens de l'urgence sociale (APUS)
et du Service de prévention et de réadaptation sociale (SPRS) :
M. Denis HAMELIN, directeur
et M. Robert DUBANCHET, psychologue

- au titre de Cabiria :
Mme Martine SCHUTZ-SAMSON, directrice
et Mme Françoise GUILLEMAUT,
sociologue, chargée des relations internationales,

- au titre du Comité contre l'esclavage moderne (CCEM) :
Mme Claude DUCOS, animatrice de l'antenne lyonnaise

- au titre du Collectif des associations des femmes d'Afrique centrale (CFAC) :
Mme Eugénie OPOU, présidente,
responsable du comité du Collectif des associations africaines

- au titre de la Croix-Rouge française :
M. Jean-Pierre PETIT,
directeur d'Action service réfugiés

- au titre du Mouvement du Nid :
Mme Juliette CHEMIN, responsable de délégation
et M. Michel de VERCLOS, trésorier



(compte rendu de l'entretien du 17 septembre 2001 à Lyon)

M. le Rapporteur : Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Vous connaissez l'objet de notre visite. J'en ferai un bref résumé : l'Assemblée nationale a créé une Mission d'information sur les formes de l'esclavage moderne en France.

Cette Mission s'intéresse aux trois aspects identifiés aujourd'hui de l'esclavage moderne. Le premier est l'esclavage domestique. Le deuxième est l'esclavage économique, c'est-à-dire le travail pour dette, le travail clandestin. Enfin, le troisième aspect est l'exploitation sexuelle qui, compte tenu des activités de vos associations, vous concerne davantage. Nous avons de ce point de vue, reçu de nombreux témoignages.

Il en résulte qu'il est évident que nous ne pouvons pas nous contenter d'un diagnostic, qu'il faudra faire des propositions. La Mission réfléchit à ces propositions et aux orientations - que je ne peux pas avancer aujourd'hui - qui porteront notamment sur l'amélioration du fonctionnement des pouvoirs publics et de la prise en compte de la situation des victimes.

Il s'agit de se donner les moyens de s'attaquer plus fermement aux réseaux.

Il faudra aussi savoir si nous pouvons, et si nous devons, introduire dans notre législation, des dispositions nouvelles telles que celles déjà retenues les Italiens et les Belges.

Il est plusieurs sous-questions à cette interrogation principale : faut-il permettre, et selon quelles modalités, le témoignage anonyme ? Faut-il prévoir des dispositions spécifiques permettant une régularisation de la situation des victimes étrangères, en évitant un éventuel détournement de la nouvelle procédure à l'instar de ce qu'on constate pour le droit d'asile ?

Voilà donc toute une série de questions. Mais nous sommes là pour vous écouter. Nous souhaiterions entendre ce que vous avez à nous dire sur l'état de la prostitution à Lyon, sur ce que vous avez vécu, sur l'évolution et les pratiques des réseaux venant de l'est et d'Afrique et connaître vos suggestions.

M. Jean-Claude JOLLY : A titre liminaire, je tiens à marquer la distinction entre l'Amicale du Nid, qui fait partie des services sociaux, d'accueil et de rencontre des personnes prostituées, et le Mouvement du Nid, qui va se présenter.

Mme Juliette CHEMIN : La rencontre avec les personnes prostituées est notre quotidien depuis trente-cinq ans. Nous rencontrons, bien entendu, des personnes de l'est régulièrement : l'action que nous menons est vraiment de les considérer comme des personnes à part entière avec lesquelles nous avons des entretiens et des contacts réguliers.

Mais, étant donné que nous sommes tous des bénévoles, nous ne pouvons pas nous lancer dans les questions d'hébergement ou autres, ce qui nous amène à les orienter, en cas de besoin, vers les associations compétentes existant sur la région lyonnaise. Nous n'avons donc pas de points particuliers à soulever à l'occasion de cette rencontre.

Notre autre activité est la sensibilisation et la responsabilisation de tous les publics, en particulier des jeunes, au moyen des outils pédagogiques dont nous disposons. Nous avons, bien entendu, des suggestions à formuler à cet égard.

Il faudrait une réelle prise de conscience de la gravité de la situation parce que les réseaux de l'est, c'est du « jamais vu ». La réponse tient en une harmonisation des législations sur le plan européen et un statut pour les victimes du trafic.

Que le sujet soit abordé au Parlement n'est pas simplement un problème de morale. Il faut savoir si, oui ou non, l'exploitation d'une femme ou d'un homme mérite répression. Des textes existent, il faut qu'ils soient appliqués. Que la convention de Vienne ait évité de limiter la notion de trafic à la contrainte et à la violence est encourageant ; même si les personnes prostituées sont consentantes, il ne s'agit pas moins d'un trafic.

La conception française, telle qu'elle est affirmée, a peut-être à nouveau le vent en poupe. Il faut que la France impose sa façon de voir au plan européen.

Quant aux projets relatifs à l'information, notre objectif est d'informer sur la réalité de la prostitution, quelle qu'elle soit, et de casser les clichés trompeurs qui propagent la désinformation.

Face aux dérives qui visent à organiser la prostitution, les acteurs sociaux, en contact avec ce public, ont besoin d'un soutien technique dans ce secteur, qui est bien complexe. Nous avons donc lancé une enquête auprès d'eux. Les premières réponses que nous avons reçues montrent qu'en effet, ils ont des attentes, et qu'elles sont nombreuses.

Le programme de formation initié par le Mouvement du Nid répond à cette demande. Il a déjà été mis en _uvre auprès d'un public et nous souhaitons l'étendre à toute la région de Lyon.

Un autre problème nous apparaît très important : celui des clients.

Si, pour nous, il est évident que le client doit se protéger, nous voulons aller plus loin dans la réflexion publique et avec les clients eux-mêmes. Nous souhaitons que les hommes, tous les hommes, reconnaissent enfin les femmes comme des égales sur le plan social, mais aussi sur le plan sexuel ; qu'ils leur reconnaissent des désirs, le même droit qu'eux au plaisir et la même place dans la société ; qu'ils réhabilitent le droit à l'amour, à la réciprocité face à l'instauration de ce qui existe actuellement : l'ordre marchand, qui est le pire ordre de notre temps.

Certains pays comme la Suède ont choisi la pénalisation des clients. Les enquêtes sur les clients manquent désespérément en France : qui sont-ils ? Que cherchent-ils ? Pourquoi ? Quelles sont les conséquences humaines, sociales, économiques de leurs actes ? Nul ne veut vraiment le savoir.

Pour le Mouvement du Nid, la répression et la pénalisation ne sont pas en soi des objectifs à poursuivre. Le travail doit porter sur l'information, l'éducation, la responsabilisation et la prévention. Une recherche est en cours sur le sujet pour mieux comprendre les clients et engager une réflexion qui permette un changement.

M. Michel de VERCLOS : Vous nous demandiez dans les questions préparatoires à cette réunion ce que nous faisions sur Lyon, nous avions donc émis d'autres propositions, mais elles ne correspondent pas tout à fait au cadre que vous avez défini en début de réunion.

M. le Rapporteur : C'est vous qui appréciez, le débat n'est pas fermé.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Vous pouvez peut-être nous en faire un résumé ?

M. Michel de VERCLOS : Nous évoquions la rencontre avec les prostituées.

Nous avons différentes équipes que nous avons interrogées. L'une d'entre elles nous indiquait : « La rencontre des personnes prostituées est une démarche importante pour nous, car elle nous permet de nous introduire auprès d'elles et, souvent, d'ouvrir des chemins nouveaux dans leur vie.

« Ces personnes soulignent combien notre regard sur elles est différent et contraste avec celui des gens, habituellement chargé de mépris. Cette relation humaine, essentielle, les sort pendant un court moment du statut de personnes prostituées dans lequel on les enferme et où elles finissent par s'enfermer.

« Elles se sentent considérées comme des personnes et, suite à cette première entrevue, souvent elles expriment le désir de nous rencontrer à nouveau pour pouvoir parler et être écoutées. ».

C'est aussi le cas des personnes de l'est et, bien que nous sentions qu'elles ont souvent un souteneur derrière, elles arrivent à parler.

Nous sortons toujours à deux militants, jamais seul et nous rencontrons un psychiatre une fois par mois pour une supervision des militants de contact.

M. Jean-Claude JOLLY : Je suis directeur de l'Amicale du Nid, association nationale qui possède une antenne dans le Rhône, avec une action de médiation auprès des femmes de l'est. L'Amicale du Nid à Lyon est un CHRS de quatre-vingt-quinze places, avec des actions périphériques pour l'accueil de personnes, en particulier, en hébergement d'urgence et en logements en sous-location.

Je limiterai mon propos à ce que nous avons appris grâce à l'embauche par notre association d'une médiatrice culturelle ukrainienne, qui a été amenée à rencontrer une soixantaine de personnes, en liaison avec Cabiria qui est plus en contact avec les femmes albanaises ou de langue albanaise.

Notre médiatrice culturelle, qui a été embauchée dans le cadre des adultes-relais, parle toutes les langues cyrilliques, plus le polonais, le macédonien, le bulgare, le tchèque. Elle a suivi une formation universitaire à Kiev ; elle est de double nationalité, française et ukrainienne.

Selon son analyse que nous partageons - j'ai d'ailleurs remis un rapport le 30 juin -la dépendance et l'exploitation de ces personnes prend de multiples formes. Il faut surtout sortir des généralités. Il y a celles qui ont peur et celles qui se sacrifient pour leur famille, mais toutes vivent dans un grand isolement.

En Ukraine, la décision de partir à l'ouest est souvent libre. En revanche, il faut passer par des agences. Vous devez le savoir puisque vous êtes allés en Ukraine. Le parcours jusqu'à Lyon commence dans des agences souvent très sympathiques, et dans des conditions très ambiguës parce que si elles cherchent des jeunes femmes, c'est pour gagner de l'argent. Il est plus facile de dire à ces jeunes femmes qu'elles vont aller en Allemagne, en Italie, en France pour garder des enfants, faire du ménage, etc.

Cependant, dès le départ, pour avoir un passeport et un visa, vrai ou faux - un faux est beaucoup plus cher - il faut qu'elles versent 10 000 dollars. Il faut payer en dollars. Il est possible qu'elles remboursent après, mais cela signifie que, quand elles payent 10 000 dollars pour venir dans les pays de l'ouest, quelqu'un sera derrière elles, qui va les suivre jusqu'au bout.

C'est une sorte de marché de dupes. Ces femmes ont besoin d'un protecteur pour arriver jusqu'en Italie, Allemagne ou France. Quand elles arrivent, elles sont au courant des démarches qu'il faut faire pour être demandeur d'asile et, en même temps, elles savent mentir puisque quand on leur demande un récit de vie pour l'OFPRA, elles racontent toutes qu'elles sont réfugiées politiques, ce qui n'est pas vrai. Elles ne sont pas des réfugiées, elles sont les victimes d'un trafic très compliqué et très complexe.

J'en donne quelques exemples, sans citer de nom.

Une jeune femme ukrainienne passe la frontière de la Hongrie à pied avec un passeur. Ensuite, quelqu'un tombe amoureux d'elle et devient, en quelque sorte, son protecteur. Elle dit que c'est son « protecteur », elle ne parle pas de proxénète. Il lui donne un portable pour être toujours en relation avec elle, et pouvoir la contrôler. En même temps, il lui explique qu'ils vont avoir un restaurant en Italie, qu'il faut qu'elle mette de l'argent de côté. La manière dont ces hommes arrivent à ce que ces femmes se prostituent repose sur le même système que celui du proxénète lyonnais d'il y a trente ans. C'est le jeu à l'affectif.

Le deuxième exemple est celui d'une Macédonienne. Venue en Allemagne pour être serveuse, arrivée en gare en Allemagne, elle se fait voler tout son argent et ses papiers. Comme un fait exprès, une femme est là, en fait une mère maquerelle d'un réseau, qui lui propose un hébergement où elle rencontre deux protecteurs albanais qui l'obligent à aller aux Pays-Bas. Des Pays-Bas, comme elle ne veut pas faire ce qu'ils veulent, ils la mettent de force dans un hôtel à Orléans.

Il faut remarquer que c'est parce qu'elle ne supporte plus, au bout de deux mois, d'être enfermée dans cet hôtel, ne parlant pas un mot de français, sans passeport ni aucun papier d'identité, qu'elle demande à un client : « policie ». C'est ce client qui la conduira à la police. Nous connaissions bien l'ancien commissaire des m_urs de Lyon, qui est maintenant à Orléans. Il l'a adressée à notre CHRS. Nous l'avons accueillie et avons organisé son retour chez elle.

Ce n'est pas la première fois, c'est même assez fréquent, que des clients, devant la souffrance de ces femmes et leur exploitation, nous les amènent, à Paris comme Lyon.

A Paris, une jeune femme bulgare, avec son enfant, nous a été amenée par un chef d'entreprise client. Il l'a d'abord conduite chez lui, puis ramenée chez elle et, ensuite, emmenée chez nous. Il y a donc une solidarité qui est passée par ces clients. Je ne dis pas que tous les clients le font, mais cela peut arriver.

Il est intéressant que les clients des personnes prostituées sachent qu'ils peuvent faire quelque chose pour les personnes qui sont victimes.

Un autre exemple est celui d'une Bulgare, venue en France pour soigner son fils dont un _il ne s'ouvrait pas. Dès son arrivée à Paris, elle a été prise par un réseau, contrainte à se prostituer. Comme elle n'acceptait pas et qu'elle n'avait pas les moyens de payer l'opération de son fils, elle a subi des violences, des viols, ainsi que son fils, tout ce qu'on peut imaginer. Elle a porté plainte. Dès lors, elle ne pouvait plus rester à Paris et nous l'avons accueillie à Lyon dans notre CHRS avec son enfant.

Elle a fait une demande d'asile territorial. Elle n'a pas menti et elle se retrouve dans l'impossibilité de rester en France, du fait qu'elle ne peut être considérée comme réfugiée politique. Cela pose le problème du statut que vous évoquiez tout à l'heure.

Le seul endroit où ces personnes peuvent être hébergées, ce sont les CHRS car il n'en existe pas d'autre en France où une personne puisse être hébergée gratuitement.

J'ai aussi l'exemple d'une Ukrainienne de trente-six ans - il n'y a donc pas que des jeunes de dix-huit ans ou des mineures passant pour majeures qui sont concernées. Notre médiatrice l'a accompagnée à la préfecture. Elle avait eu un passeport avec visa allemand et, comme elle ne « faisait pas assez d'argent » à Lyon, elle a été menacée d'être déplacée à Nice où il y a un gros réseau. Le réseau de Nice, avec tous les pays de l'ancienne URSS, est très marqué par le milieu.

Elle a su qu'elle allait être transférée. Elle était tellement mal, elle avait aussi subi beaucoup de violences, qu'elle nous a demandé de la cacher, ce que nous avons fait dans un hôtel. Puis, elle a repris l'avion pour l'Ukraine. Nous avons pris contact avec sa famille. Ce contact est maintenu et nous nous sommes rendu compte qu'il n'y avait pas eu de répression sur la famille, comme on pouvait le croire pour beaucoup de personnes.

Peut-être y en a-t-il plus du côté de l'Albanie, Cabiria pourra en parler mieux que moi.

Cette personne est repartie avec rien, elle ne voulait même pas un seul cadeau ; elle disait : « Je ne veux rien garder de ce que j'ai vécu en France. »

C'est l'exemple de personnes qui veulent repartir. Notre médiatrice a permis le retour de douze personnes dans les pays de l'est, tels que la Bulgarie, la Macédoine, la Moldavie, l'Ukraine surtout, et la Biélorussie.

Une autre Ukrainienne qui était passée grâce à une amie en Italie et qui, comme elle, n'y faisait pas bien son travail, a été déplacée en Espagne. Cela n'allant pas mieux là-bas, elle a été transférée à Lyon. Il y a trois semaines, elle en a eu tellement assez qu'elle a demandé à venir dans notre CHRS. Elle a donc pris rendez-vous, a eu un entretien et, au moment de venir, a disparu. Par les autres, nous avons appris qu'elle avait été envoyée dans un autre pays.

Quand elles commencent à parler, à dire qu'elles veulent être protégées et trouver une solution, dans 30 % des cas, nous assistons à une mutation de la personne pour qu'elle ne puisse pas poursuivre ses démarches.

Je ne parle pas des Albanaises. Cabiria en parlera plus que moi, mais l'on se rend compte que le réseau albanais est bien plus organisé que ceux des autres pays de l'est, qu'ils soient d'Ukraine, de Macédoine, de Moldavie ou autre. Plusieurs personnes touchent l'argent et il existe une organisation très forte et très impressionnante, avec le passage obligé par l'Italie, mais cela, je crois que vous le savez aussi bien que nous.

Que peut-on faire pour ces personnes qui ont peur de la rupture car, en fait, elles ont très peur de la rupture et de l'isolement parce que le « proxo » est bien souvent l'ami de c_ur. Elles sont liées à cet homme et, de plus, elles sont coincées parce qu'elles se retrouvent dans un pays dont elles ne connaissent pas la langue, un pays où elles ne peuvent pas se situer.

Les connaître, aller au-devant d'elles, parler leur langue, connaître leur culture, savoir ce qu'elles pensent, c'est le rôle de notre médiatrice. Sans poser de questions, elle arrive peu à peu à les faire parler d'elles-mêmes. La médiatrice peut leur citer des situations anonymes, pour leur montrer qu'elles ne sont pas isolées ni les seules à avoir ce problème. Quand elles découvrent qu'elles ne sont pas seules, elles recommencent à penser à elles et à une possibilité de faire autre chose.

Que peut-on suggérer ?

Premièrement, leur proposer l'hébergement.

Le CHRS accueille des personnes qui ne viennent pas de Lyon puisqu'en général, quand elles demandent à quitter Lyon, nous trouvons une autre solution. Nous avons un projet national, dans le cadre de la direction générale de l'action sanitaire et sociale (DGASS) : celui d'un réseau d'accueil dans tous les CHRS de toute la France, projet qui est porté par l'association ALC-Nice, avec la possibilité d'accueillir à Lyon des personnes qui viennent des autres régions de France, pas seulement en CHRS, mais aussi dans des logements temporaires. La direction départementale de l'action sanitaire et sociale (DDASS) accepte que nous le fassions.

Deuxièmement, mettre en _uvre un meilleur accueil dans les préfectures.

Comme je vous le disais, la situation est ambiguë parce qu'il est vrai que si elles veulent rester en France et avoir droit à l'OFPRA, il faut qu'elles racontent qu'elles sont des victimes politiques. Que d'histoires, que de mensonges ! Il faut donc trouver, dans la législation française, une possibilité pour ces victimes de la traite des êtres humains, de choisir de rester en France ou de repartir chez elles.

La traite des êtres humains est différente, pensons-nous, du danger des réseaux avec des proxénètes. C'est un problème politique beaucoup plus large ; problème politique dans le sens que nous avons à faire à des personnes qui viennent chercher de l'argent dans les pays de l'ouest et qui se font récupérer autrement.

Troisièmement, tenir compte de leur vraie situation de victimes.

50 % des femmes rencontrées seraient d'accord pour rester en France. Les autres veulent repartir chez elles avec de l'argent. Et encore, quand on dit que 50 % d'entre elles veulent rester en France, cela suppose qu'elles trouvent une situation.

Quatrièmement, apprendre à ces personnes le français, pour qu'elles soient en sécurité, notamment par rapport aux clients et au réseau, pour qu'elles connaissent la culture et les règles en France. C'est ce que réalise déjà l'adulte-relais, projet que nous conduisons avec le fonds d'action sociale.

Cinquième et dernière suggestion, qui pourrait peut-être concerner aussi d'autres que notre association : aller faire un voyage d'étude de huit ou quinze jours, différent de celui que les politiques peuvent faire, pour rencontrer en Ukraine et en Moldavie, pays très touchés par ce problème de la prostitution, le réseau, de manière indirecte, les politiques, les radios et les télévisions locales.

Certains de nos collègues sont allés en Russie pendant quinze jours et ont découvert que la prostitution n'était pas du tout évoquée dans ce pays puisqu'elle y est prohibée. Mais, à trois heures du matin, un collègue a reçu un coup de fil lui proposant une jeune fille de dix-huit ans. La prostitution est interdite ! Quand il a rencontré ces personnes, il a pu constater que leur désir était de venir en France, en Allemagne ou en Italie.

J'ajouterai, pour terminer, que la législation française doit s'appliquer véritablement.

M. Denis HAMELIN : Je suis directeur de l'association APUS, association des praticiens de l'urgence sociale, qui, entre autres services et actions, gère le SPRS, service de prévention et de réadaptation sociale qui s'adresse plus particulièrement à des personnes prostituées. Mon propos sera bref parce que je pense que le SPRS de l'APUS s'inscrit de façon latérale, et peut-être même marginale, par rapport à l'objectif de votre Mission parlementaire.

L'APUS a repris le SRPS il y a quatre ans. Depuis les années 60, il était géré directement par les services de l'Etat, donc ici, par la DDASS du Rhône. Le ministère ayant souhaité ne plus le gérer, l'APUS a accepté la proposition qui lui était faite de le reprendre.

Si la question centrale de vos travaux tourne autour de ce que nous pourrions appeler l'exploitation au sens actif des personnes, notamment des femmes de l'est, le SPRS n'est pas vraiment positionné sur ce terrain. C'est la richesse du dispositif lyonnais que nous puissions être complémentaires et avoir des approches différentes.

Les objectifs du travail du SPRS s'articulent essentiellement autour d'actions d'accueil, d'accompagnement des personnes, d'accès aux droits, d'hébergement sécurisé des personnes, en lien parfois avec la brigade de préservation sociale, appelée autrefois brigade des m_urs.

Nous avons souhaité apporter à ce travail une approche de santé à la fois somatique et psychique. La présence du psychologue du service à mes côtés en témoigne. Il est vrai que la population accueillie et suivie au SPRS - j'avance là avec prudence car je ne suis pas certain que l'on puisse la définir comme une population faisant l'objet d'exploitation active de négriers ou d'acteurs malfaisants, comme on peut le voir pour les femmes de l'est - se compose essentiellement de personnes souffrant de troubles importants - troubles psychologiques, troubles de l'identité, troubles de l'identité sexuelle - qui éprouvent des mouvements de modification de leur corps dans des formes de travestisme ou de transsexualisme. 70 % d'hommes constituent l'essentiel du public qui fréquente le SPRS.

Nous sommes amenés, en raison de notre partenariat avec l'Amicale du Nid ou Cabiria, à rencontrer ou à donner un coup de main pour héberger telle ou telle personne, mais le travail du SPRS, sans vouloir être pompeux ou grandiloquent, est essentiellement un travail clinique après des personnes travesties ou transsexuelles. A la différence de nos collègues, nous n'avons pas de contact de rue. Nous ne sommes pas au contact des personnes prostituées dans la rue.

J'ajouterai, pour conclure, que le mot de prostitué est un mot qui ne permet pas d'appréhender ou de rendre compte ni du public ni de l'action que nous menons avec les personnes qui fréquentent le SPRS. Ce sont avant tout des personnes qui sont en très grande difficulté et en très grande souffrance, dans leur corps, dans leur chair, dans leur esprit et dans leur sexualité. La notion d'exploitation, au sens où vous l'entendez dans le cadre de votre Mission, n'est pas, me semble-t-il, ce qui pourrait définir la population qui vient chez nous.

M. Robert DUBANCHET : J'ajouterai simplement un mot sur la souffrance psychologique. Nous avons plus affaire à des couples pathologiques au sein duquel l'un a un ascendant sur l'autre et l'amène à se prostituer, occasionnellement ou en permanence. Nous avons 70 % d'hommes qui viennent nous voir et nous retrouvons aussi cette notion de victime mais cela reste assez particulier dans la façon dont cela s'agence.

Nous n'avons pas, par exemple, d'homme de l'est prostitué. Nous ne sommes pas placés sur le même créneau.

Mme Françoise GUILLEMAUT : L'association Cabiria est une association de santé communautaire dont on dit souvent qu'elle est une association de première ligne, parce qu'elle est présente sur les trottoirs quatre nuits par semaine de 21 heures à 4 heures du matin, et deux fins de journées. Le local est ouvert tous les jours pour un accueil convivial.

Je ne vais pas présenter l'association. Nous vous avons apporté des rapports d'activités, qui sont à votre disposition.

Cabiria s'inscrit dans le paysage lyonnais qui, je voudrais le souligner, présente l'intérêt de la diversité. C'est intéressant pour l'ensemble des personnes puisque, en fonction de leur problématique particulière, leur origine, leurs affinités, leurs besoins, elles peuvent s'adresser à l'un ou l'autre, y compris à plusieurs des services et des associations. Cela améliore, à mon avis, les possibilités de prise en charge.

Je dirai un mot sur la manière dont nous avons préparé cette rencontre avec vous. Les membres de l'équipe, les membres qui sont sur le terrain et certaines personnes de l'est nous sommes réunis pour préparer cette intervention en vue de décrire leurs conditions de vie et faire des propositions. Ce que je vais vous livrer est donc le fruit d'un travail collectif, tout à fait récent, sur le thème de l'esclavage moderne. Le texte est un peu long, je vous le remettrai. Je ferai en vous l'exposant des coupures, notamment sur les définitions de l'esclavage moderne que je suis allée chercher sur le site du Comité contre l'esclavage moderne (CCEM) qui, à mon avis, est le mieux documenté pour le moment.

Cette intervention porte également sur les femmes de l'est. Il faut dire que nous en rencontrons une centaine par année. Il y a évidemment un certain turn over, mais certaines sont présentes depuis trois ans, puisque Cabiria travaille avec elles depuis 1999. Les autres restent bien moins longtemps. Il semblerait que leur nombre se stabilise.

En revanche, l'immigration des femmes en provenance d'Afrique subsaharienne et, en particulier d'Afrique anglophone, semble se renforcer. Elle est, à notre avis, due aux troubles dans certaines régions comme la Sierra Leone, le Ghana, le Nigeria...

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Le Zimbabwe ?

Mme Françoise GUILLEMAUT : Non, elles viennent plutôt des pays de la Corne ouest de l'Afrique anglophone. L'immigration d'Africaines francophones est plus traditionnelle.

Elles passent par l'Espagne ou par le Commonwealth et la Grande-Bretagne. Mon intervention ne portera pas sur la situation des femmes d'Afrique subsaharienne parce que nous n'avons pas eu l'occasion de travailler avec elles avant de venir et que nous n'allons pas parler à leur place s'il n'y a pas eu un travail collectif avec elles. Mais, depuis une petite année, Cabiria s'est beaucoup rapprochée d'elles et traite des demandes particulières.

Peut-être sont-elles encore dans l'ombre, parce qu'elles sont arrivées plus récemment et parce qu'il y a eu moins de battage médiatique les concernant. Nous aurions finalement tendance à dire qu'il n'est peut-être pas plus mal pour le moment, soit dit sans cynisme, qu'on leur fiche la paix, y compris du point de vue des contrôles policiers. Ce sont des femmes qui semblent se débrouiller, même si leur vie est compliquée et difficile.

Les conditions de vie des femmes issues de l'Europe de l'est sont assez similaires à celles que subissent les femmes de l'Afrique subsaharienne. En revanche, leurs conditions d'immigration sont différentes. Il nous semble que les femmes d'Afrique subsaharienne ont plus d'autonomie que celles de l'Europe de l'est ; autonomie psychique, matérielle même si, évidemment, elles ont payé des passeurs et des papiers. Il n'existe pas de migrant qui débarque aujourd'hui en Europe sans avoir payé à chaque frontière des dizaines de gens. Quand je dis qu'elles sont plus autonomes, je veux dire que leur décision et leur processus semblent plus... autodéterminés, dirons-nous. Peut-être plus collectifs aussi ; le bouche-à-oreille fonctionne différemment.

Mon intervention s'articulera en trois parties : la première portera sur une description pratique et matérielle des conditions de vie de ces femmes issues de l'Europe de l'est ; la deuxième, sur la réflexion que nous avons pu mener collectivement sur esclavage moderne et prostitution ; la dernière, sur nos propositions, que j'expose rapidement dès à présent, même si je les reprendrai en conclusion.

Notre première suggestion serait d'observer les stratégies de ces femmes et de faire confiance en leurs propres stratégies, cela nous paraît être un préalable ; la deuxième d'utiliser la régularisation comme un outil de lutte contre l'esclavage ; et la troisième, de travailler sur la répression et la coercition, tout en essayant de ne pas se tromper de cible, c'est-à-dire lutter contre les réseaux et non contre ces femmes parce que, bien entendu, derrière les réseaux et tous les discours que l'on peut tenir, il y a des personnes, des jeunes femmes qui ont l'avenir devant elles. Elles ont traversé des expériences extrêmement difficiles, mais leur avenir est en train de s'ouvrir. Nous devons en tenir compte.

Comme je le disais, nous travaillons avec de jeunes femmes issues de l'Europe de l'est depuis 1999. Actuellement, une cinquantaine d'entre elles sont domiciliées à Cabiria puisque, vous le savez, elles vivent essentiellement dans des hôtels, dont elles changent régulièrement. Elles se cachent et ont un mode de vie difficile.

Leurs demandes sont multiples : renouvellements de carte de séjour et autorisation provisoire de séjour ; demandes d'asile territorial, suivi des convocations à l'Office français pour les réfugiés et apatrides (OFPRA) ; démarches auprès des banques et des chèques postaux, j'y reviendrai ; accompagnement chez les médecins et lors d'examens médicaux ; réponses à des demandes plus spécifiques, en particulier, IVG ; et réponses aux violences de tous ordres qu'elles subissent.

Le fait qu'elles soient domiciliées chez nous permet d'ouvrir avec elles le courrier qu'elles reçoivent et d'être le plus près possible de leurs demandes. Cela permet également de recueillir des confidences qu'elles ne livreraient pas ailleurs.

Elles viennent de plus en plus à Cabiria. Nous partagerons des repas, des cafés. L'ambiance devient de plus en plus proche et conviviale parce qu'il faut bien dire que, les premiers mois, elles se méfiaient terriblement : qui leur disait que nous ne travaillions pas avec les flics et que nous n'allions pas participer à leur rapatriement forcé ? Il a fallu qu'elles en aient la preuve.

Pour établir les contacts, nous avons travaillé avec une première médiatrice culturelle albanaise, une jeune femme qui avait un haut niveau d'études, qui est maintenant repartie en Hollande, puisqu'elle était de nationalité hollandaise, reprendre sa carrière professionnelle. Nous travaillons actuellement avec une jeune femme qui est de niveau Bac + 4 dans son pays, et qui est polyglotte.

Elles peuvent aussi appeler sur la ligne d'urgence. Elles ont les numéros de téléphone de certaines d'entre nous et, 24 heures sur 24, elles peuvent nous contacter. Souvent, nous nous rendons compte qu'elles appellent le dimanche après-midi ou le soir, pour rien, juste pour qu'on leur dise qu'elles existent et que l'on est bien là - « Oui, on se voit lundi. » C'est assez touchant et cela ne nous prend pas plus de temps que ça. C'est aussi une question de solidarité.

Lorsque la confiance est établie, nous sommes étonnés de voir comment elles se débrouillent au quotidien. Ici aussi des réseaux se constituent, des réseaux d'écrivains publics et d'avocats mafieux, qui leur prennent parfois 2 500 ou 3 000 francs pour rédiger une simple lettre. Quand nous leur disons en plaisantant :  « Si là, je te demande 3 000 francs, tu fais quoi ? » Le plus sérieusement du monde, elles répondent : « Sans problème, je te les donne. ». Cela veut dire qu'elles sont prêtes à tout payer, et je vous assure qu'elles trouvent du monde pour les faire payer ! Ce n'est pas un problème, que ce soit à Lyon ou à Marseille, où je travaillais précédemment.

En général, nous arrivons à faire des dépôts de demandes d'asile territorial avec des renouvellements d'autorisations provisoires de séjour auprès de l'OFPRA. Les conditions d'accueil à la préfecture sont relativement correctes, elles se sont améliorées depuis un an, mais, de toute façon, nous préférons les accompagner parce qu'elles sont terrorisées quand elles arrivent à proximité de la préfecture ou qu'elles croisent la police dans la rue.

Mme Martine SCHUTZ-SAMSON : Vous imaginez que la multiplication des contrôles aux abords des préfectures ces derniers jours, avec la mise en place du plan Vigipirate, a été pour elles une forme supplémentaire de peur. Plusieurs d'entre elles ont refusé de s'y rendre.

Mme Françoise GUILLEMAUT : En revanche, dans les commissions de l'OFPRA, c'est un peu plus compliqué. Certaines jeunes femmes qui parlaient un peu le français ont eu à se plaindre d'interprètes qui ne traduisaient pas exactement ce qu'elles disaient et minimisaient leurs propos. Il nous faut malgré tout le signaler. C'est un réel dysfonctionnement.

Par ailleurs, les avocats ou les membres de l'association ne sont pas autorisés à assister aux premiers rendez-vous à l'OFPRA. Il semblerait cependant qu'aucun texte ne précise qu'elles ne puissent pas être accompagnées. Nous sommes donc désolés de ne pas pouvoir les soutenir mieux lors des entretiens avec l'OFPRA, d'autant qu'une employée de la préfecture nous a indiqué qu'elles avaient le droit d'être assistées de leur avocat dès la première entrevue, ce qui n'avait pourtant pas été possible quand nous en avions fait la demande dans certaines situations précises.

L'intérêt de l'autorisation provisoire de séjour (APS) est de pouvoir mettre en place l'aide médicale d'Etat et surtout la couverture maladie universelle (CMU), qui permettent d'octroyer des soins à ces femmes puisque leur état de santé est souvent extrêmement dégradé, d'une part, parce qu'elles n'ont pas été suivies depuis longtemps, et, d'autre part, parce qu'elles ont des pathologies liées au stress, des pathologies cardio-vasculaires et maux de dos. Certaines ont aussi des blessures graves nécessitant de la chirurgie plastique : par exemple, les deux cols du fémur cassés et broyés qui ont été mal réparés - un accident de voiture, comme vous pouvez l'imaginer !

Nous avons vraiment envie d'avoir le temps de permettre à ces femmes d'être soignées correctement.

Nous les accompagnons également dans leurs démarches CMU, parce que bien souvent, les agents ne sont pas au courant des textes et leur demandent des papiers qui ne sont pas nécessaires. Ils leur demandent, par exemple, des déclarations d'impôts ou des avis de non-imposition. Or ces avis ne sont pas obligatoires pour obtenir la CMU.

Nous avons eu quelques problèmes avec quelques gynécologues hospitaliers, mais nous sommes en train de régler cette question. Il arrive que des personnes, qui sont censées faire leur travail en tant que fonctionnaires, abusent de leur pouvoir pour obtenir quelques faveurs, quelques grâces. Je crois que, malheureusement, la malhonnêteté se rencontre partout. Bien entendu, dès que nous sommes avertis de pareils agissements, nous en avisons les chefs de service et faisons tout ce qu'il faut pour que cela ne puisse se reproduire. Mais, en même temps, il est parfois délicat d'intervenir dans un endroit pour dire ce que nous savons.

Sur le plan financier, nous tenons à vous alerter sur un élément que nous n'avons découvert que récemment : elles n'ont pas le droit d'ouvrir un compte ailleurs qu'aux Chèques postaux ou à la Caisse d'épargne. Elles n'ont le droit d'ouvrir qu'un livret A et, lorsque leur autorisation provisoire de séjour arrive à terme, leur compte est bloqué et elles n'ont plus accès à leur argent.

Cela nous a énormément inquiétés parce que, du jour au lendemain, elles se retrouvent sans argent et sans possibilité de retirer l'argent qu'elles avaient pu mettre sur un compte.

Mme Martine SCHUTZ-SAMSON : D'ailleurs, plusieurs d'entre elles qui ont été prises lors des contrôles, amenées au centre de détention et reconduites ensuite par avion dans leur pays, ont effectivement perdu leur argent. Je pense que cela demande un éclaircissement.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Est-ce une circulaire ministérielle, préfectorale ?

Mme Françoise GUILLEMAUT : Nous nous renseignons car nous n'arrivons pas à savoir si ce sont des consignes orales ou écrites, si elles sont internes au système bancaire ou si elles viennent d'un organisme d'Etat. Pour l'instant, nous ne connaissons pas la réponse.

Mme Martine SCHUTZ-SAMSON : Sur leur RIB de CCP à leur nom figure l'inscription « Réfugiée n° tant ». Le RIB étant ainsi notifié, on sait tout de suite qu'il s'agit d'une réfugiée portant tel numéro. C'est déjà assez stigmatisant.

Concernant cette histoire de CCP, nous chercherons et trouverons les textes, s'il y en a. Cela a de quoi nous alerter puisque ces femmes, qui sont reconduites à la frontière, perdent tout leur argent, et c'est vraisemblablement l'Etat qui le garde. Cela reste encore une question.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Et l'avez-vous posée aux services de M. le préfet ?

Mme Françoise GUILLEMAUT : Nous l'avons posée également à La Poste, mais figurez-vous que La Poste n'a pas pu nous répondre.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est invraisemblable. Savez-vous si cela concerne tous les bureaux de postes du département du Rhône ou certains seulement ?

Mme Françoise GUILLEMAUT : Apparemment, c'est dans tout Lyon et cela semble aller de soi pour tout le monde. Nous vous tiendrons au courant.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Volontiers, parce que c'est invraisemblable.

Mme Martine SCHUTZ-SAMSON : Ce qui paraît le plus invraisemblable encore, c'est que le CCP est bloqué au jour même où la date de l'APS est dépassée. Mais, finalement, qui sait que la date est dépassée ? La Poste ? La Poste et la préfecture, ce n'est tout de même pas pareil ! On pourrait s'interroger.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Vous pensez que la Poste se renseigne pour connaître la date d'expiration du visa ?

Mme Martine SCHUTZ-SAMSON : Je ne sais pas, ce n'est pas mon métier. Nous nous inquiétons simplement de ces façons d'opérer parce que nous constatons que ces femmes ne peuvent pas récupérer le moindre centime à partir du moment où leur autorisation provisoire de séjour est dépassée d'une seule petite journée.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Avez-vous essayé de voir ce qui se passe dans des banques autres que le CCP ?

Mme Martine SCHUTZ-SAMSON : Elles ne peuvent pas ouvrir de comptes ailleurs.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Au nom de quoi ?

Mme Françoise GUILLEMAUT : Nous ne savons pas. Au guichet, nous n'avons pas eu de réponse. Nous devons prendre rendez-vous avec les personnes adéquates pour réclamer des explications. C'est la démarche que nous sommes en train d'entreprendre.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Vous n'avez jamais accompagné une de ces personnes dans une banque en disant que vous veniez ouvrir un compte ?

M. Jean-Claude JOLLY : Nous l'avons fait. Le Crédit Agricole a refusé en demandant les feuilles de paie. Une autre banque, la Caisse d'Epargne, a refusé également au motif qu'elles n'avaient pas de papiers officiels, qu'elles étaient en permis touristique, en quelque sorte.

En revanche, nous nous rendons compte qu'elles envoient beaucoup de sommes en argent liquide. Comme elles ne peuvent pas les envoyer elles-mêmes car elles n'ont pas forcément les papiers nécessaires, elles passent par quelqu'un qui a un passeport pour envoyer l'argent en Italie. Elles ont donc un intermédiaire pour envoyer ces sommes, qui sont énormes.

Mme Martine SCHUTZ-SAMSON : Les dossiers d'ouverture de compte sont tellement draconiens qu'elles n'y ont pas accès.

M. le Rapporteur : Y a-t-il à Lyon des antennes ou des relais de la Western Union pour envoyer l'argent ?

Mme Martine SCHUTZ-SAMSON : Elles passent généralement par ce biais. La Western Union prend l'argent pour l'envoyer, mais les banques ne le prennent pas pour le garder en France. Il n'y a que le CCP avec le livret A qui le fait.

La loi dit bien que les personnes sans ressources peuvent avoir droit aux Chèques postaux. C'est le seul service bancaire qui peut être accordé à quelqu'un sans ressources.

M. le Rapporteur : C'est le service bancaire de base et obligation leur est faite par la loi d'ouvrir un compte à quiconque est refusé par les autres banques. C'est un des progrès apporté par la loi contre l'exclusion.

En réalité, avant cette loi, il n'y avait aucune obligation et nous nous retrouvions avec des individus qui n'avaient droit à aucun compte bancaire. Aujourd'hui, au moins, il y a cette obligation. Cela ne date que de 1998.

M. Jean-Pierre PETIT : Pour ouvrir un compte, ce qui est absolument nécessaire c'est que la personne qui souhaite le faire ait des papiers en règle. Comme vous le dites, lorsque l'APS est dépassée au point de vue du temps, soit qu'elle ne soit pas renouvelée auprès de la préfecture soit qu'elle ne soit plus en règle, elle ne peut plus ouvrir de compte. Mais on pourrait au moins lui restituer son argent.

M. le Rapporteur : Quels sont les cas les plus anciens dont vous avez eu connaissance de jeunes femmes qui, renvoyées dans leur pays, ont eu leurs comptes bloqués en France ?

Mme Martine SCHUTZ-SAMSON : Ils sont restés bloqué ici, ce qui fait que maintenant nous alertons les femmes. Il n'est pas question qu'elles aient de l'argent qu'elles ne puissent pas emporter.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Alors la veille de la fin de leur APS, elles vont chercher leur argent ?

Mme Martine SCHUTZ-SAMSON : Elles ont intérêt à le faire.

M. le Rapporteur : Celles dont le compte a été bloqué ont-elles pu, in fine, récupérer leur argent ?

Mme Martine SCHUTZ-SAMSON : Non, monsieur. C'est ce que je vous expliquais tout à l'heure. C'est cela qui est invraisemblable. L'argent reste à La Poste. Quand elles ont dépassé leur APS, elles ont leur compte bloqué. Elles sont sans statut en France. Non seulement elles n'ont plus rien, puisqu'elles ne peuvent pas récupérer leur argent, mais elles continuent à travailler dans la plus pure illégalité, car ce n'est pas parce que l'APS est dépassée qu'elles retournent dans leur pays. Ce n'est pas si simple.

En tout cas, pour les jeunes personnes, il vous a été dit que 50 % des Albanaises souhaitaient rester, mais je pencherais plutôt pour 60 %, même si elles sont venues par des moyens que l'on juge assez effroyables.

Nous avons plusieurs exemples de personnes qui sont arrivées sur le territoire français après être passées par le circuit classique. L'une d'elles nous disait être arrivée en Italie très jeune, c'est-à-dire à treize ans et demi, Milan, quatorze ans et demi, Turin. Puis, elle est arrivée en France il y a un an, elle a aujourd'hui dix-huit ans. C'est un circuit très dommageable pour les personnes.

Je voudrais parler de la réalité. Cette personne a été extrêmement contrainte, très jeune, mais elle a un niveau tout à fait normal. Sur le plan scolaire, elle a suivi sa scolarité jusqu'à treize ans et demi. Elle a très vite compris, par exemple, en Italie que l'homme qui la contraignait ne pouvait pas la suivre en France. Elle est donc partie d'elle-même. Elle a trouvé les moyens de partir, a sauté dans un train et est arrivée en France. Aujourd'hui, elle ne souhaite pas repartir, pas du tout, puisque le « mari »...

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Elle a été mariée ?

Mme Martine SCHUTZ-SAMSON : Elle a été vendue en fait. C'est un exemple particulier. Elle ne souhaite ni retourner en Albanie parce qu'elle sait qu'ils sont là, ni repasser par l'Italie où elle sait qu'on l'attend. Il lui arrive de rester deux jours dans sa chambre d'hôtel sans bouger car elle sait qu'autour, ça tourne et que, si ce n'est pas celui-là, ç'en est d'autres qui l'attraperont. Elle reste coincée dans sa chambre d'hôtel.

Si l'on doit renforcer la lutte contre le proxénétisme, ce que l'on sait très bien faire en France car on le fait depuis des années, on doit, par contre, réfléchir vraiment à de réelles solutions pour ces femmes. Il faut qu'au moins, nous ayons la possibilité de les aider, de les aider à se poser. Si elles se posent, nous pourrons faire le tour de la question, voir vraiment de quoi il s'agit et de quoi elles ont besoin.

Pour les soins, par exemple, nous avons besoin de temps. Nous avons eu des opérations à c_ur ouvert car il y a des pathologies cardiaques très graves. Nous avons besoin de temps, pour que ces femmes se reprennent un peu, pour elles. Nous demandons d'avoir, pour ces femmes, une autorisation provisoire de séjour d'au moins d'un an. Je sais que c'est énorme.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Elles sont mineures ?

Mme Martine SCHUTZ-SAMSON : Elles ne sont pas mineures.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Vous parliez de quatorze ans et demi.

Mme Martine SCHUTZ-SAMSON : Quatorze ans et demi en Italie, où elle est arrivée à treize ans et demi pour être prostituée. Mais quand elle est passée en France, elle avait dix-huit ans. Cela faisait déjà quatre ans et demi qu'elle subissait cette situation.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous indiquer plus précisément vos suggestions sur l'autorisation provisoire de séjour d'un an ?

Mme Françoise GUILLEMAUT : Notre proposition serait celle d'une carte de séjour et de travail de trois années, éventuellement renouvelables. C'est aussi clair et aussi simple que cela.

Notre demande est parfaitement fondée. C'est la suite de notre argumentaire, je vais donc y revenir.

Les conditions actuelles d'accueil en France renforcent, en fait, les possibilités de mise en esclavage. Si ces femmes ne sont pas protégées en tant que personne par l'Etat français, alors d'excellents protecteurs sont à l'affût pour pouvoir les protéger à la place de l'Etat français.

Vous disiez que les réseaux mafieux utiliseraient les possibilités d'asile politique et territorial pour étendre le nombre de filles qui travaillent. Notre analyse n'est pas celle-là. On le voit dans l'histoire des flux migratoires.

En France, il y a des gens qui arrivent, dont les origines et les nationalités varient. Vient toujours un moment où l'afflux des gens arrivant d'un pays donné, que ce soit de Pologne, d'Italie, d'Algérie, du Mali ou autre, se tasse ; un moment où l'on atteint un certain contingent des personnes du pays concerné et où une dynamique se crée entre le pays d'origine et la France, des échanges économiques s'instaurent, qui font que l'émigration d'un groupe se stabilise. Nous ne croyons pas à une hémorragie sans fin, à une invasion des femmes de l'est et des réseaux.

M. le Rapporteur : Concernant l'hémorragie, nous constatons quand même aujourd'hui que les statistiques font ressortir qu'en Moldavie, certes un petit pays, au moins 30 % des femmes entre dix-huit et trente ans ont disparu. Nous sommes face à un phénomène vraiment très important.

Mme Françoise GUILLEMAUT : La question des chiffres est extrêmement délicate puisque dans l'émigration internationale aujourd'hui, 50 % des migrants sont des femmes. Ce n'était pas le cas il y a dix ou quinze ans. C'est aussi un phénomène à prendre en compte. Pourquoi les femmes migrent-elles aujourd'hui ? Avant, nous étions dans des sociétés où, massivement, les femmes étaient enfermées. L'homme était pourvoyeur de ressources.

A propos de chiffres, à une époque, les rumeurs rapportaient le chiffre de 500 000 femmes venant de l'Europe de l'est. Puis, il est descendu à 300 000 et, d'après les dernières données de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) citées dans le rapport de la délégation pour l'égalité des chances du Sénat, elles sont un peu plus de 1 000. Ce dernier nombre nous paraît cependant une sous-estimation, car ce sont les estimations faites par les services de police à partir des fichages. Peut-être sont-elles 2 000 ? Ces questions de chiffres donnent lieu à des batailles incessantes. Mais ce qui nous importe, c'est que le phénomène existe.

M. le Rapporteur : Ce n'est pas, en effet, un problème d'échelle.

Mme Françoise GUILLEMAUT : Et nous aurions tendance à nuancer cette peur d'une migration massive.

Le deuxième point qui nous importe est cette possibilité d'accès au titre de séjour et de travail. Cela rejoint une des propositions que nous faisons, à savoir observer leurs stratégies et leur faire confiance.

Lorsqu'elles ont les moyens d'être autonomes, elles sont comme tout individu normalement constitué, c'est-à-dire qu'elles ne souhaitent pas dépendre de quelqu'un et, quand elles parviennent à sortir du système, elles en sortent rapidement. Lorsqu'il nous arrive de faire le calcul avec ces jeunes femmes des sommes qu'elles ont données, elles disent : « Jamais plus ». Mais le seul moyen d'en sortir serait qu'elles soient en situation légale. Tant qu'elles seront en situation illégale, voire en APS avec le risque que l'APS ne soit pas renouvelée au bout de trois mois - et nous connaissons bien les refus de l'OFPRA, qui tomberont même si on rallonge de dix-huit mois - il n'est pas possible de les aider.

C'est une question de protection de ces femmes et cela rejoint les recommandations, même si elles sont succinctes, du Protocole de Vienne - que l'on appelle maintenant de Palerme, puisqu'il a été discuté à Vienne et signé à Palerme - sur la traite des êtres humains. Un article de ce protocole stipule que les personnes victimes de trafic ont le droit d'être protégées dans les pays d'accueil. Et, puisque nous travaillons en proximité avec elles, l'aspect auquel nous serons le plus sensibles sera cette protection des jeunes femmes.

Il serait bien que l'on arrête immédiatement tous les réseaux mafieux, bien entendu, par tous les moyens de coercition et de répression possibles, mais ce que nous voyons au quotidien, ce sont des jeunes femmes qui ont entre dix-huit et vingt-cinq ans, et qui ont leur avenir devant elles. Que leur proposons-nous en France, pour les soutenir dans ce travail sur leur propre avenir, sachant que dans leurs pays - le Kosovo et l'Albanie étant légèrement différents des ex-pays d'URSS en ce que l'oppression des femmes y est bien plus grande et qu'une femme victime de viol est, par exemple, une paria - elles ne peuvent pas rentrer sans prendre le risque d'être rejetée par leur famille et leur entourage.

En conséquence, pour le retour dans le pays d'origine et dans la famille, il y a aussi un certain nombre de précautions à prendre. Il faut vraiment réfléchir au cas par cas, sur chaque dossier, puisque, d'après les informations dont nous disposons, en Albanie elles seraient même mises en prison quand elles arrivent. Justement parce que les autorités albanaises sont prévenues des retours et, à travers ces informations, prévenues qu'elles se prostituaient en Europe, elles les enferment immédiatement en prison.

M. Jean-Claude JOLLY : C'est très différent dans les pays de langues cyrilliques.

Je voulais intervenir sur votre proposition d'un an de séjour avec carte de travail. Le document de la plateforme collective de lutte contre l'exploitation à des fins sexuelles, que je vous ai donné, a déjà été remis à Mme Lazerges par notre collectif national ; il contient des propositions concrètes sur ce point précis, en particulier, pour arriver progressivement à un statut pour ces personnes qui ne soit ni un statut de réfugié politique ni de demandeur d'asile territorial.

M. le Rapporteur : Ce sont en effet des documents qui nous ont été remis par la plate-forme lors de notre entrevue à Paris. Nous souhaitons cependant entendre toutes les propositions.

Mme Françoise GUILLEMAUT : Il existe, à mon avis, un certain consensus des associations de terrain sur les conditions d'accueil, car ce sont aussi des conditions de protection pour ces femmes.

M. le Rapporteur : Pour rebondir sur ce que vous disiez et qui va dans le sens de mon introduction, si l'on doit opter pour cette solution, ce ne doit pas être par extension ou par utilisation d'un cadre réglementaire ou législatif déjà existant mais bien par le choix d'un cadre spécifique pour que, justement, cela n'engendre pas de confusion.

Mme Françoise GUILLEMAUT : La question est de faire un parallèle entre prostitution et esclavage et d'essayer de trouver dans les définitions des uns et des autres, des éléments communs.

En un mot, tout ce qui a trait à la prostitution n'est pas que la prostitution de rue. Nous considérons que la prostitution implique des relations vénales, y compris relations vénales virtuelles.

Nous souhaiterions, à cet égard, attirer votre attention sur les conditions de travail avec contrat légal. On constate que l'inspection du travail ne bouge pas sur ces contrats de travail par lesquels des femmes travaillent dans des peep show, dans les salons de massages, dans les bars à hôtesses et au téléphone rose.

Des collègues qui travaillent à l'Université de Toulouse sur ces questions de travail sexuel et pas sur la prostitution de rue, ont fait une enquête assez approfondie sur les conditions de travail de ces jeunes femmes, françaises et étrangères confondues. En général, elles ont des papiers, nous ne sommes pas dans la traite. Ce sont parfois des jeunes femmes qui paient leurs études...

M. le Rapporteur : Pourriez-vous nous donner les références de ce travail ? Il serait peut-être intéressant que nous les rencontrions.

Mme Françoise GUILLEMAUT : Je vous les transmettrai car je n'ai pas eu le temps de faire la bibliographie.

Donc, une enquête de terrain approfondie a été faite dont je ne vous livre là qu'un détail, celui du contrat de travail. Ces jeunes femmes travaillent avec des contrats de travail absolument légaux ; elles partent même au Panama, dans les paradis fiscaux, en Arabie Saoudite, de manière tout à fait légale - elles sont d'ailleurs ravies de voyager - pour faire du travail sexuel sur place, par téléphone. Elles ont, ensuite, d'autres contrats annexes dont elles n'ont pas le droit de parler, contrats de films, de photos, etc. Mais ce sont des contrats de dessous de table qui n'apparaissent jamais lors des discussions.

Un des axes de l'enquête était d'aller à l'inspection du travail avec ces contrats, les jeunes femmes disant que le travail qu'elles faisaient était infernal et qu'il fallait poursuivre leur employeur. Les inspecteurs du travail répondaient que le contrat de travail était tout à fait légal, qu'elles travaillaient dans des conditions légales et ne pouvaient, en conséquence, poursuivre leur employeur.

Je tenais simplement à attirer votre attention sur le fait qu'il y a des formes de travail sexuel que l'on peut, d'après nous, assimiler à de la prostitution, sauf que ce n'est pas de la prostitution de rue, mais des formes parfaitement encadrées par l'inspection du travail.

La question prostitution-esclavage, esclavage-prostitution est donc une question où il faut d'abord définir les concepts que l'on utilise, que ce soit celui d'esclavage, très bien défini par le CCEM, ou celui de prostitution. Il convient de réfléchir sur l'équivalence entre prostitution et esclavage moderne.

L'autre question est celle de savoir comment sortir des filières.

C'est étonnant. Nous avons repéré trois manières pour elles de sortir.

Premièrement, le proxénète a été emprisonné. Le proxénète, il faut le dire, est souvent un ami de c_ur, un amant, un époux, c'est-à-dire quelqu'un avec qui elles entretiennent une vraie relation, quel que soit le jugement que l'on peut porter sur cette relation. Souvent, en tout cas pour les femmes que nous avons rencontrées, il a été mis en prison à la suite d'autres affaires. Ce sont des types qui ont les dents longues. Une fois qu'ils se sont fait de l'argent sur le dos des filles, soit ils jouent au casino, soit ils organisent d'autres filières de passage, soit ils ont d'autres d'activités complètement illégales et frauduleuses. Ils sont généralement pris pour ces autres activités.

A partir de ce moment, la femme se dit qu'elle en est débarrassée, qu'il va l'oublier. Il ne parlera pas d'elle et elle non plus. En général, elle ne parle pas parce qu'il existe une solidarité « ethnique » ou une solidarité de groupe, une solidarité de famille ou encore la peur.

Certaines arrivent à dire qu'elles n'ont pas peur et alertent les autorités, mais souvent, la peur est très forte.

Il y a aussi des femmes qui ont fini leur contrat. On trouve cela plutôt chez les femmes originaires des pays de l'ex-Union soviétique. Pour payer le passeur, elles travaillent un an, et au bout d'une année, elles retournent lui dire que c'est fini, qu'elles ont payé ce qu'elles lui devaient et qu'elles reprennent leur liberté. Apparemment, cela fonctionne assez bien.

A cet égard, il me semble qu'il existe vraiment une différence entre les femmes qui viennent de ces pays et celles qui viennent d'Albanie et du Kosovo. Les premières paraissent avoir une dépendance psychique et affective moindre par rapport aux hommes. De nombreuses femmes albanaises disent : « Une femme appartient d'abord à son père et à ses frères et, ensuite, à son mari. Et c'est comme ça. ».

Dans leur esprit, elles ne peuvent pas circuler sans la protection d'un homme. Quand un homme garde leur argent, c'est parce qu'il leur veut du bien. C'est inimaginable pour nous mais, dans la réalité, elles se racontent cela pendant des mois et des mois, d'autant que ces hommes en général leur disent qu'ils mettent l'argent de côté pour réaliser un projet. Lorsqu'elles se rendent compte que c'est une arnaque totale, un an ou an et demi se sont déjà écoulés.

Elles les croient. C'est vraiment une question d'éducation. Peut-être dans les pays de l'est est-ce très culturel. Indépendamment de la religion, cela tiendrait plutôt à une évolution des sociétés en question. On peut se demander, par exemple, si le fait que les pays de l'ex-Union soviétique aient favorisé la scolarité des garçons et des filles, que les filles aient aussi eu accès à l'éducation et au travail, y compris à des métiers masculins, n'a pas introduit dans la société un rapport à l'égalité et à la dépréciation différent.

Cela reste à l'état de question. En tout cas, il nous semble que les femmes originaires des pays de l'ex-Union soviétique négocient plus en terme de contrat tandis que celles qui arrivent de l'autre côté semblent plus assujetties, et que cela est plus lié à la culture du pays d'origine, dont dépend le mythe qu'elles ont dans la tête.

Le dernier cas est celui des femmes qui se sont sauvées dans un autre pays, sachant que le proxénète ne pourrait pas passer la frontière.

Je vais maintenant vous exposer nos propositions. Naturellement, ces femmes expriment toutes, avec force, l'envie de se libérer de leur proxénète ou de leur contrat.

Elles n'expriment pas toutes la volonté de rentrer chez elles. En tout cas, pas tout de suite. Certaines disent : « Maintenant que je suis libre, j'aimerais bien gagner un peu d'argent et mettre de côté un petit pécule avant de rentrer chez moi. ». C'est un premier cas de figure.

Nous avons le cas d'une jeune femme qui est repartie il n'y a pas très longtemps ouvrir un commerce dans son pays. Il n'y a que quinze jours, mais apparemment dans un vrai projet.

D'autres veulent reprendre leurs études en France, puisqu'elles sont parfois Bac + 2, voire Bac + 4. Leurs études ont été interrompues pendant deux à trois ans et elles disent que maintenant qu'elles sont en France, elles pourraient suivre les cours à la faculté ici parce qu'elles bénéficieraient d'une bien meilleure qualification pour rentrer chez elles.

Puis, il y a celles qui veulent rester définitivement ici. Ce n'est pas le cas le plus fréquent, parce qu'elles ont un lien familial là-bas tellement fort que, généralement, elles n'envisagent pas de rester longtemps en France.

C'est pour cela aussi que nous défendons l'idée d'un permis de séjour et de travail de trois années, qui leur permettrait de se refaire une santé financière et psychique. Nous ne sommes pas convaincus que ces femmes souhaitent rester. Bien sûr, certaines s'inséreront dans la société française, mais cela ne semble pas être leur souhait premier.

En revanche, ce dont nous sommes sûres, c'est que les conditions d'accueil dans leur pays sont déterminantes pour elles. Plus elles sont dans la clandestinité au regard de la loi, plus elles sont en danger. Si elles n'ont pas de titre de séjour légal, elles sont obligées de se cacher et de s'en remettre à la protection des réseaux. Si elles sont expulsées, elles reviennent en utilisant à nouveau les filières, et le cercle infernal reprend.

Les conditions de coercition auxquelles elles doivent faire face renforcent leur situation de dépendance. Elles sont presque systématiquement mises en garde à vue dans des enquêtes policières. Là encore, leurs papiers et leur argent leur sont confisqués pour les besoins de l'enquête et, bien souvent, elles se retrouvent à la rue sans rien.

Nous avons remarqué aussi que certains clients les aidaient. C'est une réalité dont il faut aussi tenir compte et je pense qu'un travail de sensibilisation ne serait pas inutile, parce qu'ils ne sont pas tous « méchants » ; ce sont aussi des hommes qui ont une vie et une sensibilité personnelles et il arrive qu'ils les aident, par exemple en les envoyant consulter un ami médecin.

Nous voudrions également insister sur l'énergie que déploient ces jeunes femmes pour traverser tous ces dangers, depuis le départ de chez elles jusqu'à leur libération ici. Elles dépensent toute leur énergie physique, psychique et mentale à survivre aux conditions qu'elles sont obligées d'endurer. Elles traversent des systèmes de coercition successifs, et c'est comme une machine infernale qui va aller contre leur propre destin.

Au nom de quoi ces jeunes femmes doivent-elles endurer tout cela ? C'est aussi l'idée de la régularisation. C'est un acte humanitaire, d'une certaine manière, d'aider ces jeunes femmes dans leur itinéraire personnel.

Quelle que soit la raison pour laquelle elles ont quitté leur pays, de notre point de vue, nous n'avons pas à juger de la légitimité de leur départ. Nous avons simplement à observer qu'elles sont parties, parfois dupées, parfois en sachant ce qui allait leur arriver, et qu'elles continuent à traverser ce qu'elles vivent. Et, malgré tout, elles veulent continuer à se battre pour leur avenir. On ne peut pas les laisser passer ainsi, en leur disant de rentrer chez elles reprendre la vie dans leurs familles. Ce n'est pas si simple.

Par ailleurs, les conditions de vie qu'elles ont fuies dans leurs pays les dépassent largement. Il s'agit de guerres, de crises politiques, des conséquences de la mondialisation sauvage et du capitalisme, de quelque chose qui ressemblerait à un chaos général. Nous n'allons pas nous étendre sur ces questions, mais il est clair que cela dépasse largement leur petite histoire personnelle mais que c'est contre tout cela qu'elles se battent à titre individuel.

C'est bien l'ensemble des conditions externes qui les entourent qui a créé cette possibilité de les réduire en esclavage. Partout où elles passent, des individus - des hommes, en général - exploitent leur vulnérabilité. Par exemple, si le consulat leur refuse les visas, quelqu'un sera là pour les aider. Elles sont coincées à la frontière ? Quelqu'un sera là pour les aider. La police leur confisque les papiers ? Quelqu'un sera là pour les aider. Elles trouvent toujours ces personnes, contre de l'argent, contre de la sexualité gratuite, contre tout ce que l'on peut imaginer.

Le fait qu'elles n'aient pas de titre de séjour et de travail et qu'elles soient victimes de répression et de persécutions - car nous avons peu évoqué la question des enquêtes judiciaires mais, comme ce sont elles qui sont les plus visibles, ce sont elles aussi qui sont les premières traquées pour remonter les filières alors qu'il nous semble que celles-ci pourraient être descendues plutôt que remontées à partir des filles qui sont sur le trottoir car les moyens des polices internationales sont probablement suffisamment sophistiqués pour traquer les réseaux autrement - donc, les persécutions et les menaces permanentes dont elles sont l'objet, sont aussi le fait de notre propre législation et de nos propres manières d'agir. Nous devrions y réfléchir. C'est ce que, pour notre part, nous sommes en train de faire.

Deuxième proposition : observer leur stratégie et leur faire confiance, faciliter leurs conditions de vie et de sécurité. Utiliser leur régularisation comme un outil de lutte contre l'esclavage moderne et ne pas nécessairement les soumettre à la dénonciation des proxénètes, parce que cela ne fonctionnera pas et je vous laisse imaginer pourquoi. Il ne faut pas se tromper de cible sur les questions de répression et de coercition.

Nous considérons qu'elles ont des capacités d'autonomie et une intelligence dans leur projet et leur stratégie. En tant qu'associations, nous engageons des actions de proximité, de mise en confiance et de soutien. Nous facilitons leur accès aux soins ainsi que leur protection lorsque c'est nécessaire, nous les soutenons dans leur autonomie financière. Cela nous a valu des déboires avec la police l'année dernière, puisque notre médiatrice culturelle a été mise en garde à vue durant vingt-quatre heures et que plusieurs membres de l'association ont été, longuement, interrogés par les services de police. Certaines personnes prostituées proches de l'association ont été menacées sur le trottoir. Nous en avons été tous très affectés.

Cela s'est arrangé, heureusement, mais cela ne nous empêchera pas de continuer notre travail de terrain et de marquer notre solidarité envers ces jeunes femmes.

Juste avant que je parte, une des jeunes femmes m'a demandé de rajouter : « que leur compte en banque leur soit accessible à tous moments et dans toutes les conditions et qu'elles aient le choix de leur banque ; qu'en cas de disparition ou de maladie, des recherches soient entreprises afin que leur argent soit remis à leur famille restée au pays... ».

Je ne cite pas tout, vous l'aurez dans le document que nous vous remettrons
- « ... et qu'en cas de procès pour proxénétisme,... » - c'est une réflexion plus collective - « ... l'argent qui leur a été extorqué leur soit restitué. ».

En effet, lors des procès, il n'y a jamais de clause qui envisage que l'on rende l'argent à ces femmes. Evidemment, il ne sera jamais rendu intégralement parce qu'en général, il est déjà parti loin mais un système de dédommagement devrait être étudié. Parfois, les sommes portent sur un ou deux millions de francs par an et par fille.

Enfin, il faut que la priorité des services de police soit orientée vers la sécurité de ces jeunes femmes, avant tout. C'est pour cela que l'on dit : « coercition-répression : ne pas se tromper de cible », c'est-à-dire que, par pitié, leur sécurité soit assurée quand elles sont dans nos villes.

M. le Rapporteur : Il est une question que nous n'avons pas abordée, mais que je souhaite insérer maintenant dans le débat : dans votre travail sur les projets de retour de celles qui souhaitent rentrer dans leur pays, travaillez-vous avec des associations qui, sur place, les prennent en charge ?

M. Jean-Claude JOLLY : Oui.

M. le Rapporteur : Sur place, ils insistent beaucoup sur ce travail d'aide au retour. En même temps, mon sentiment est que, quantitativement, cela reste assez limité aujourd'hui.

Mme Françoise GUILLEMAUT : Nous avons des partenariats avec ces associations. Nous avons rencontré ces organisations non gouvernementales (ONG) à Budapest il y a un an et demi et nous allons probablement pouvoir faire des échanges et aller voir sur place ce qui se passe. Ce milieu des ONG des pays de l'est nous paraît extrêmement complexe : par qui est-il financé ? Comment et pour quoi ? Que se passe-t-il sur la réalité du terrain ?

La Strada nous semble être une ONG de confiance, mais il serait sans doute intéressant avant même que nous mettions en place une collaboration, que nous ayons des échanges de visu avec ces associations.

Mme Martine SCHUTZ-SAMSON : C'est complexe. Nous nous sommes rendu compte, par exemple, qu'une association en Hongrie n'avait que le nom. C'était une vitrine. Aucun travail n'était réalisé. Il faut rester très méfiant.

M. Jean-Claude JOLLY : Il y a très peu de travailleurs sociaux dans les pays de l'est. Il est donc difficile de travailler avec eux.

Mme Françoise GUILLEMAUT : Qui prendra cela en charge ?

M. le Rapporteur : Il est clair qu'aujourd'hui, ce sont ces associations.

Je peux témoigner de ce que j'ai vu en Moldavie et en Ukraine que dans ces deux pays, La Strada et d'autres associations correspondent à une réalité et réalisent un réel travail auprès de ces jeunes femmes et une aide au retour.

Mais, pour rejoindre votre observation, il est vrai que le lien entre le travail réalisé par ces ONG et les services de l'administration locale sont soit inexistants, soit hostiles.

Mais l'effort déployé par La Strada notamment en Ukraine, quant au nombre d'aides au retour, d'une quinzaine sur l'année, apparaissait peut-être comme une grande victoire pour eux, mais me semblait surtout une mobilisation de moyens tout à fait disproportionnée.

Mme Françoise GUILLEMAUT : Elles peuvent rentrer tout de suite. Il faut le comprendre aussi. Donc, si on les renvoie...

M. le Rapporteur : C'est une aide au retour, pas au renvoi.

Mme Françoise GUILLEMAUT : Je pense que le retour se fait vraiment avec un vrai projet, y compris deux ou trois ans d'études ici.

M. le Rapporteur : Je voulais vous interroger sur l'expertise que vous aviez concernant l'action de ces associations car il ne faut pas que ce soit une vitrine pour mobiliser l'effort européen ou se mettre en conformité avec tel ou tel programme européen, alors que sur le terrain cela ne correspondrait à rien.

Je n'ai pas d'opinion, même en y étant allé et ayant vu. J'ai plutôt du respect pour ce que j'ai vu du travail fourni, face aux difficultés que rencontrent ces associations dans des pays où la frontière entre autorités publiques et réseaux mafieux est parfois difficile à faire respecter.

M. Jean-Claude JOLLY : En Albanie, c'est certainement très difficile.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Les conditions économiques sont tellement terribles dans ces pays que les femmes se disent qu'elles vont partir deux ans et revenir. Vous n'allez tout de même pas leur dire qu'il leur faut passer deux ans sur le trottoir pour pouvoir profiter de ces avantages ? Comment accordera-t-on ces avantages aux personnes qui souhaitent faire des études en France ?

Mme Françoise GUILLEMAUT : Cela sera plutôt accessible à celles qui ont déjà suivi des études dans leur pays.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il ne faut peut-être pas les encourager à passer par le trottoir. Il vaut sans doute mieux donner plus de bourses dans ces pays.

Mme Françoise GUILLEMAUT : Vous avez entièrement raison puisque, pour la plupart, ces jeunes femmes ont essayé de sortir par le consulat, parce qu'elles ont un niveau d'éducation qui leur permet d'avoir la connaissance des démarches. Elles vont au consulat, et comme ce sont de jeunes femmes célibataires, le consulat leur dit qu'il n'est pas possible de leur délivrer de visa car elles risquent d'être victimes de trafic. Que font-elles alors ? Elles vont l'acheter, ce visa ; elles passent autrement.

Mme Eugénie OPOU : Je suis responsable du Comité des femmes d'Afrique. Après ce que je viens d'entendre, je dirai que notre problème est d'une autre nature. Je n'ai rien entendu dire de tout ce que nous constatons à l'heure actuelle dans la communauté africaine.

Quand vous parliez, madame, tout à l'heure des prostituées venues d'Afrique subsaharienne, vous disiez qu'elles étaient plutôt plus soutenues. En fait, je suis d'Afrique centrale, où j'ai pu traiter des problèmes de prostitution, et je puis vous assurer que le trafic est là aussi très organisé. Tout se passe à travers des couples ordinaires, c'est-à-dire que des personnes d'origine française se marient avec des filles africaines. C'est ce qui se passe actuellement avec les jeunes femmes africaines qui, pour venir en Europe, trouvent le moyen d'épouser un Français et d'avoir des papiers, le plus simplement du monde.

Je ne sais pas si leur mariage se passe en Afrique ou en France, souvent ici, me semble-t-il, mais je sais que ces jeunes filles, une fois ici, subissent deux types d'esclavage : soit elles sont mises sur le trottoir, livrées à la prostitution, le mari devenant proxénète, soit elles subissent l'esclavage domestique, c'est-à-dire qu'elles sont purement et simplement employées et exploitées.

Le dernier cas que nous avons vu, qui nous a beaucoup touchés, est celui d'une jeune fille qui a épousé un agriculteur et qui a été utilisée pour le travail dans les champs.

Nous avons quelques difficultés à traiter de telles situations parce que nous n'avons ni les structures ni les moyens de le faire. Peut-être arriverons-nous à travailler en collaboration avec le CCEM et à faire quelque chose.

J'ai reçu ces personnes personnellement parce que, généralement, ce sont des jeunes qui sont presque confisquées à elles-mêmes. Elles n'ont pas de contact avec la communauté. Leurs papiers leurs sont souvent retirés. Elles ne sortent pas très souvent de peur d'être attrapées et reconduites à la frontière. Elles ne peuvent pas parler parce qu'elles ne savent pas à qui faire confiance.

Moi, dans mon salon de coiffure, quand je leur donne rendez-vous à un moment où leurs « maris » ne sont pas là, il suffit d'une ou deux minutes pour qu'elles se confient et se mettent à me raconter tout ce qu'elles vivent.

Ce sont des filles qui, souvent, sont battues, qui ont vraiment des tendances suicidaires. Alors, il y a deux possibilités : ou elles se suicident en s'ouvrant les veines, ou elles tentent de s'enfuir ailleurs. Mais elles n'en ont pas réellement la possibilité car elles n'ont pas un seul sou en poche, le mari y veille. Elles ne peuvent travailler ailleurs parce qu'elles sont exploitées chez elles. Quand elles ne sont pas battues par leur mari, elles le sont par la famille.

Face à ces situations, on ne sait comment réagir, on n'a pas de structure, on écoute et on assiste sans avoir la capacité de réagir. Le plus souvent, nous n'avons plus de nouvelles de ces filles.

J'ai essayé de garder le contact avec une d'entre elles, parce que j'ai pu avoir son numéro de téléphone. Mais, dès que j'ai appelé, le téléphone a été coupé.

La seule jeune fille que j'ai pu aider était une jeune fille au pair brésilienne. Amenée du Brésil par un couple français, elle a été utilisée ici en esclavage domestique pendant trois ans alors qu'initialement, elle devait venir en France en tant que jeune fille au pair pour continuer ses études de droit.

Elle a passé trois nuits à la gare de Perrache. C'est en passant devant ma boutique qu'elle est entrée et m'a expliqué sa situation. Je l'ai aidée de mes propres moyens, mais c'était insuffisant. J'ai donc essayé de la mettre en contact avec la communauté brésilienne, qui l'a tout simplement mise sur le trottoir parce que, d'après eux, c'était la seule façon de se faire de l'argent.

Elle ne voulait pas. Aujourd'hui, je ne sais pas ce qui lui est arrivé. Je ne l'ai jamais revue, je n'ai plus eu de ses nouvelles.

Quand on est devant des cas de ce genre, on a envie d'appeler au secours. On ne sait pas vers qui se diriger. La première idée est d'appeler la police. Mais la jeune fille a peur parce que, sans papiers, elle redoute d'être reconduite à la frontière. Nous demandons tout simplement qu'il existe en Rhône-Alpes, comme cela se fait à Paris, des structures, ne serait-ce que le Comité contre l'esclavage moderne.

Cela nous a conduits à organiser pour la Journée internationale de la femme du mois de mars prochain, un colloque dont le thème serait « Femmes immigrées à l'épreuve des nouvelles formes d'esclavage », parce que les cas sont multiples et variés. Chaque fille ici est un cas exceptionnel. Je voulais le déclarer solennellement devant vous parce qu'on a l'impression que ce sont des filles qui sont officiellement mariées. On n'imagine donc pas qu'il puisse se passer des choses vraiment atroces.

La communauté africaine que nous représentons ne peut rien parce que les contacts entre ces personnes sont totalement coupés. L'homme marié ne veut pas que ces filles aient des liens avec leur communauté. Souvent d'ailleurs, il s'agit de jeunes filles qui n'ont pas de famille ici. Si nous disposions ne serait-ce que de structures où elles puissent téléphoner, entrer en contact avec quelqu'un qui ne les dénoncerait pas parce qu'elles sont sans papiers, quelqu'un à qui elles puissent faire confiance et qui puisse les aider à trouver un premier hébergement et à bénéficier des premiers soins - car elles arrivent souvent avec des marques sur les bras parce qu'elles ont tenté de s'ouvrir les veines -, ce serait déjà un progrès. Il faudrait des personnes qui puissent les mettre un peu à l'aise, pour qu'elles puissent parler : si, un jour, ces filles parlent, nous découvrirons beaucoup, car c'est un sujet dont nous ne pourrons jamais parler mieux qu'elles.

Quand j'ai rencontré Dominique Torrès à Paris, elle m'a parlé de cas d'esclavage similaires. Quand je lui ai décrit les cas que nous rencontrions ici, elle n'en était pas au courant. Je suis sûre que cela doit se passer partout. J'ai eu l'occasion de rencontrer ces filles, qu'à tout moment je perds de vue. Je voudrais bien garder le contact, mais c'est impossible. S'il y avait les conditions d'accueil, je me ferais volontiers le porte-parole de ces filles pour qu'elles puissent parler, trouver un emploi et retrouver leur liberté.

Mme Claude DUCOS : Nous allons changer de registre car nous sortons du problème de la prostitution. Nous sommes une antenne en constitution. Vous m'aviez demandé une fiche de synthèse : j'ai apporté des documents et je vais essayer de vous expliquer, après notre expérience, assez courte, ce que nous pouvons apporter de plus, en tant qu'antenne « provinciale », que ce que peut observer le CCEM à Paris.

Il est vrai qu'en 1994, le CCEM à Paris a permis d'identifier ce problème et surtout, ce qui est plus important, de définir les cas sur la base de critères. Cabiria l'a relevé, ces critères permettent de savoir de quoi on parle et de centrer les propos.

Etant une structure locale, nous sommes complètement adossés à l'expérience et à la structure du CCEM Paris qui a déjà une réflexion lancée sur le sujet, et surtout, une expertise fondée sur l'observation de cas. Il dispose d'une cellule juridique et cadre la question. Cependant, ce qui est observé à Paris ne correspond peut-être pas exactement à la réalité des autres villes. C'est cette différence que nous souhaiterions mettre en lumière.

Notre programme général d'action, même si nous ne sommes pas encore complètement constitués, repose sur trois orientations.

Tout d'abord, nous souhaitons informer les professionnels des secteurs social, médical, policier et judiciaire, parce que ce sont tous les professionnels qui, à un moment ou à un autre, seront sollicités par ces situations. Or il est très clair que l'ensemble de ces professionnels n'est pas sensibilisé à la question de l'esclavage moderne. Pour avoir travaillé dans une institution publique médico-sociale, je sais pertinemment que les professionnels sociaux ont une grande méconnaissance de ce problème. J'y reviendrai par la suite.

Notre deuxième orientation de travail est la sensibilisation du grand public, qui peut être amené à côtoyer des cas. Il a besoin de disposer des éléments pour savoir les reconnaître mais aussi, comme le disait Mme Opou, de contacts immédiats pour pouvoir donner l'alerte et recevoir une réponse et une aide rapide.

La troisième orientation est l'aide aux personnes, lorsque des cas doivent être pris en charge. Je serai amenée à vous parler des situations que nous avons rencontrées.

En matière d'action, nous souhaiterions, premièrement, mettre sur pied une journée d'information, en essayant de regrouper les professionnels des différents secteurs concernés pour parler avec eux de ces questions. Cela devrait normalement se faire d'ici la fin de l'année.

Notre action vers le public est très modeste mais a déjà commencé. Nous avons accompagné une compagnie théâtrale qui présentait une pièce intitulée Hilda, écrite par Marie Ndiaye, qui a vécu cette situation. Nous avons également participé au Forum des associations dans le Rhône, ce qui nous a permis d'entrer en contact avec de nombreuses autres structures et, surtout, de faire connaître l'existence de ce travail.

Nous avons été confrontés à des cas qui nous ont mis dans des situations de quasi-échec.

Il y a trois ans, un cas local avait cristallisé l'activité d'un premier groupe de bénévoles en lien avec le CCEM. Il s'agissait d'une jeune femme malgache, venue avec une famille franco-malgache à Lyon. Au cours des dix-huit mois de séjour au sein de cette famille, elle a été clairement exploitée et mise dans des conditions de travail relevant de l'esclavage. Elle a pu s'échapper de ce lieu et, dans un premier temps, a été prise en charge par des membres de la communauté malgache à Lyon, puis accueillie par une famille de la ville, et soutenue et accompagnée par le groupe CCEM. Est apparue alors l'extrême difficulté à traiter ces situations, parce qu'il faut pouvoir s'appuyer sur des éléments très clairs et objectifs pour engager une démarche d'ordre juridique.

On marche souvent au-dessus du vide parce qu'on n'a plus assez de témoins, pas suffisamment d'éléments objectifs. Ainsi, cette jeune femme malgache n'a pas été jusqu'aux prud'hommes parce que la famille franco-malgache est intervenue, aussi bien à Madagascar, où elle est très influente, qu'ici. Cela s'est résolu par un arrangement financier à l'amiable, qui a permis à la personne de rentrer chez elle.

Ces conditions ne sont pas pleinement satisfaisantes, même si la jeune femme est rentrée à Madagascar avec une somme très élevée compte tenu du niveau de vie là-bas. J'espère qu'elle a pu s'établir et la faire fructifier.

Le deuxième cas était bien plus triste. Il se passait en Haute-Savoie. Nous avons été appelés pour une jeune femme vietnamienne de trente-cinq ans venue avec sa fille de dix ans pour épouser un Français qu'elle avait connu au Vietnam, et qui s'est effectivement mariée. Mais, dès le début, elle a été mise au travail non pas au domicile du mari mais dans un atelier proche. Pendant presque deux ans, elle a travaillé sans sortir, en n'ayant ni ses papiers ni argent.

Lorsque nous l'avons rencontrée, elle ne parlait pas encore le français alors que sa fille, qui avait été scolarisée, s'était tout à fait bien adaptée. Quand elle s'est enfuie, brutalement, le mari a changé de position et a introduit une demande en divorce.

Elle est alors tombée sur une difficulté juridique importante : quand nous avons été alertés sur son cas, elle était déjà sortie de sa situation d'esclavage et nous n'avions plus personne pour venir authentifier les faits. Aucun des services sociaux du secteur n'avait une notion réelle de la situation.

Le mari a obtenu le divorce. A partir de là, comme elle n'avait pas la nationalité française, elle devait quitter le territoire. Revenue à Lyon, elle a été conduite au centre de rétention, où, prévenus trop tard, nous n'avons pas pu intervenir non plus. Du centre de rétention, elle devait être expulsée avec sa fille de dix ans via Paris.

A Roissy, il a été constaté un vice de procédure. Elle a été relâchée, elle s'est fait voler ses papiers et, à partir de là, a disparu. Je sais qu'elle est retournée en Haute-Savoie dans sa communauté puisque j'ai été alertée une nouvelle fois et, ensuite, plus rien. Nous ne savons plus où elle est.

Cela me fait froid dans le dos, car c'est un échec douloureux. A tous les moments, la situation nous a filé entre les doigts. Avons-nous été avertis trop tard ? L'avocate qui s'occupait de son dossier nous a dit que, sur le plan juridique, c'était impossible. Nous nous sommes rendu compte que, sur ce cas, nous n'étions que des observateurs. C'est un cas qui nous a tellement émus que nous avons eu envie de faire d'autres choses.

Après cela, un peu en rafales, au mois de juin à Lyon plusieurs situations nous ont été signalées, qui sont en ce moment à l'étude.

Un jeune homme du Bénin serait venu avec une famille qui l'aurait utilisé ; il semblait très exploité et certainement, aussi, manipulé : il a même fini par écrire un courrier en disant qu'il remerciait la famille qui l'avait soutenu, etc. Nous sommes encore face à une situation impalpable. Il est maintenant accueilli par une famille et nous essayons de travailler avec lui.

Je me permets de vous donner tous les exemples parce qu'à chaque fois, ce sont des situations nouvelles sur lesquelles nous butons et nous aurons des propositions à faire.

Nous avons récemment eu connaissance du cas d'une femme capverdienne, venue par l'intermédiaire d'une diplomate. Cette femme était sans argent, ou quasiment ; elle n'avait pas le droit de sortir mais elle sortait quand même. Elle est tombée enceinte. Elle avait sept enfants au Cap-Vert et venait travailler en France pour envoyer de l'argent à sa famille.

Elle est donc à nouveau enceinte et la famille d'accueil lui dit qu'il n'est pas question qu'elle reste et que dès qu'elle aura accouché, ils la mettront dehors. Nous l'avons récupérée alors qu'elle venait d'accoucher.

Elle a, en effet, accouché en catastrophe et les services départementaux ont été alertés. Ce sont eux qui gèrent cette situation, qui est très complexe : elle n'était pas complètement en esclavage , mais elle n'était pas totalement libre. Bref, une situation très difficile à analyser.

Pour vous donner la palette des situations très diverses auxquelles nous sommes confrontés, nous avons aussi eu le cas d'un ouvrier agricole de soixante ans. Un monsieur du village est venu nous expliquer qu'il pouvait témoigner que cet homme était exploité, utilisé depuis trente ans par son employeur. Il s'agit sûrement d'un homme assez fruste qui a été recueilli et à qui l'on fait bien comprendre qu'il a de la chance d'avoir été ainsi recueilli, alors qu'on l'héberge dans une pièce minable. Il arrive à la retraite et commence à demander autour de lui ce qu'il va devenir. C'est un peu le simple du village, mais il travaille énormément et il n'a pas la prise en charge sociale à laquelle il aurait droit.

En fait, pour tous ces cas, je ne sais pas si nous aurions vraiment pu faire quelque chose. Tout d'abord, nous sommes souvent alertés un peu tard. Ensuite, les contextes sont extrêmement difficiles et l'on manque sûrement d'une appréciation juridique et technique suffisante. Enfin, dans l'antenne, nous sommes tout à fait dépourvus des compétences d'une expertise suffisantes. Pour l'instant, nous en référons donc au CCEM ; à nous de nous constituer plus fortement.

Mais, même au niveau où nous sommes, celui de gens qui veulent s'investir, nous aurions quelques propositions à faire.

La première serait de faciliter l'information des professionnels qui agissent dans le domaine social, qu'ils appartiennent au secteur médical, à la police ou à la justice. Il faut faire reconnaître cette problématique comme un des éléments de formation professionnelle. Il faut que cette question soit intégrée dans le cadre de la profession, ce qui n'est pas le cas pour l'instant parce qu'elle est méconnue.

La deuxième proposition correspond à notre deuxième axe de travail vis-à-vis du grand public. Elle rejoint ce que disait Mme Opou : il faudrait faciliter la connaissance par le grand public de ces situations pour que les gens alertent et sachent où alerter. Ne pourrait-il pas y avoir un numéro d'appel, de façon à ce qu'une réponse puisse être apportée aux personnes qui s'interrogent ?

Cela faisait, par exemple, longtemps que ce monsieur qui est venu nous voir pour l'ouvrier agricole s'interrogeait, mais il ne savait pas vers qui se tourner. Il en avait parlé avec les professionnels sociaux du secteur, mais il n'obtenait pas de réponse car ces derniers n'en avaient pas et, comme l'exploitant avait une forte influence locale, personne n'avait envie de bouger.

La référence à une structure extérieure faciliterait les choses et permettrait de lever le poids des influences locales.

La troisième proposition concerne le suivi des cas. Il pourrait se constituer une sorte de système d'alerte et ce numéro central permettrait de mieux visualiser pour les professionnels et les associatifs qui s'occupent de cette question la réelle importance du problème sur le terrain, qui est, à mon avis, largement supérieure à ce que l'on imagine.

Si nous reprenons le cas de notre Vietnamienne, quand j'ai contacté l'avocate, celle-ci m'a dit qu'il fallait être très prudent parce qu'elle pensait qu'il existe une filière entre le Vietnam et la France qui alimente des ateliers de travail clandestins. Et l'on retombe sur la troisième forme d'esclavage. C'est une filière qui passe par le mariage, ce qui est assez pervers. A l'heure actuelle, visiblement, personne n'est vraiment au courant de la réalité de cette filière.

En ce qui concerne l'aide aux personnes, nous travaillons à rassembler les éléments pour mieux savoir ce que l'on peut attendre des services sociaux. Nous nous heurtons aussi au problème de nationalité : nous ne savons pas vers quelle juridiction nous tourner. Les liens avec la justice sont parfois extrêmement difficiles, nous l'avons vu pour le cas à Grenoble.

Et, dans toute cette dynamique, je ne sais pas très bien comment faire un appel à des bénévoles. C'est fondamental parce que, lorsque nous avons pris en compte tous les problèmes d'ordre technique et administratif, un aspect est apparu comme crucial, celui de l'accueil des personnes.

Françoise Guillemaud parlait de l'avenir de ces femmes. Pour toutes les personnes que nous rencontrons, c'est l'avenir qui est en jeu. Il vient un moment où, à la limite, elles sont presque protégées dans le milieu qui les exploite. Complètement aveuglées par le milieu extérieur, elles en ont peur, tout en le souhaitant. Elles sont très démunies intellectuellement, affectivement. Il faut vraiment travailler à l'accueil pour créer autour d'elles un environnement à la fois stable, réconfortant - elles ont réellement besoin d'être remises dans leur propre identité - et restructurant, car il va falloir leur apporter de l'éducation, au moins leur apprendre la langue du pays dans lequel elles se trouvent pour qu'elles puissent se défendre un peu mieux, et engager toutes les actions susceptibles de les responsabiliser, de leur redonner une certaine autonomie. Ces sont des personnes qu'il faut sortir d'un système, et non plonger dans le néant.

Dernier point, il nous reste également un important travail à accomplir : celui de développer les contacts locaux avec toutes les autres structures qui sont concernées par ces problèmes.

Nous avons déjà parlé avec Martine Schutz-Samson. Même si nous ne traitons pas exactement des mêmes domaines et ne voulons pas nous frotter au milieu de la prostitution parce que c'est un problème entier et que l'on ne peut pas tout faire, nous souhaitions cependant établir un contact. J'ai rencontré Mme Opou depuis peu. Mais il y a aussi la Ligue des droits de l'homme avec laquelle il faut tisser des liens, la Maison des avocats, tout un ensemble de structures qui, pour l'instant, ne se sont pas rencontrées sur ce thème. C'est un souhait et un besoin qu'il faut porter.

M. le Rapporteur : Il est évident qu'il ne s'agit pas de mélanger les genres. A l'expérience, on voit bien que ce sont des domaines différents. Mais, en même temps, il y a de tels croisements et de telles informations qui permettent ensuite aux uns et aux autres de détecter ce à quoi vous êtes confrontés, qu'il faut prendre en compte ce que vous venez de dire.

Je suis, pour ma part, très attentif à ces affaires de mariages sur catalogue avec des jeunes femmes que l'on retrouve ensuite dans un département rural. Je suis élu de l'un d'eux et j'ai appris que quatre ou cinq agriculteurs du fin fond des Landes se sont mariés avec de jeunes Russes. Cela donne lieu à des procédures de divorce invraisemblables.

Je pense, comme vous, qu'il faut être capable de croiser les informations, car, au départ, toutes les interprétations sont possibles. Nous sommes manifestement devant des affaires qui relèvent de l'entourloupe ou, en tout cas, d'un détournement de la loi.

Parfois, c'est aussi une façon détournée de faire venir ces jeunes femmes en France, ce sont des tiers qui utilisent ces méthodes et ces « benêts de maris » se rendent compte un beau jour qu'elles ont disparu alors que ce sont eux qui, en les épousant, les ont fait venir.

Tout cela est assez complexe et suppose, si l'on est vraiment persuadé que l'imagination des réseaux est sans limite, que vous puissiez échanger des informations pour pouvoir porter un diagnostic. C'est aussi peut-être la responsabilité de l'administration de déterminer clairement qui fait quoi, notamment qui peut porter les diagnostics.

Mais la mobilisation des moyens que l'on pourrait avoir à notre disposition suppose que ce combat soit identifié. Il existe des réseaux d'avocats engagés qui devraient naturellement être intéressés par ces questions, mais le croisement ne se fait pas, alors que l'on a absolument besoin d'eux.

Cela s'est fait sur d'autres questions. Par exemple, sur la question de la défense des étrangers en situation irrégulière, sur les procédures particulières d'expulsion. Au bout de pas mal d'années, la mise en place d'un réseau d'alerte s'est effectuée, avec un maillage sur le territoire assez dense entre les professionnels du droit et les travailleurs sociaux.

Sur le sujet qui nous intéresse, notamment sur les questions de l'esclavage domestique, mis à part à Paris, où cela est assez bien organisé, il n'y a pas de réponse.

Souhaitez-vous porter d'autres éléments à notre connaissance ?

Mme Françoise GUILLEMAUT : Une anecdote. Nous avons eu très récemment des échos sur la situation de deux jeunes femmes brésiliennes. Elles sont arrivées au pair par des circuits tout à fait officiels et, une fois ici, on leur a retiré leurs papiers. Elles n'avaient aucun contact téléphonique avec leur famille. Leurs sorties étaient limitées, elles n'avaient pas le droit d'aller à la faculté. Quand elles arrivent à s'échapper, elles sont très atteintes psychiquement.

Mme Martine SCHUTZ-SAMSON : En province, il y a des situations tout aussi dramatiques qu'à Paris, mais peut-être moins visibles.

Le réseau d'accueil et de soutien est nécessaire. J'ai vu des jeunes femmes qui, au bout d'un an, n'avaient toujours pas repris d'autonomie intellectuelle. On ne pouvait pas les lâcher seules dans la vie.

Mme Françoise GUILLEMAUT : L'une des jeunes femmes dont nous parlions est justement hébergée chez Martine depuis trois ou quatre mois. Elle commence à souffler, à exister. Ce matin encore, elle demandait si elle avait le droit de prendre son petit déjeuner à la cuisine. Des détails comme celui-là sont hallucinants.

M. Jean-Pierre PETIT : Je suis assez loin de ces problèmes, puisque nous nous occupons des demandeurs d'asile politique mais un point nous paraît important d'un point de vue politique.

Nous disions qu'un aspect grave est celui de la dépendance de ces personnes vis-à-vis des passeurs, mais, tant que dans les pays qui sont « fournisseurs » d'exilés, les ambassades et les consulats de France ne délivreront pas de visas, ces gens auront forcément recours aux passeurs. Notre politique actuelle est une politique qui enrichit les passeurs, les fait vivre et conduit aux situations de détresse que vous venez de décrire.

Vous en parliez pour ce qui concerne la prostitution et le travail domestique, ils sont également impliqués dans « l'approvisionnement » des ateliers clandestins. A la Croix-Rouge - Action service réfugiés, nous rencontrons des personnes qui, n'ayant pas le droit de travailler pendant la période d'instruction de leur dossier, ne pouvant pas entrer dans un centre d'aide aux demandes d'asile en raison du manque de places et ne bénéficiant plus de l'allocation d'insertion, qui n'est donnée que pendant un an, se retrouvent sans rien et entrent dans des circuits de travail au noir.

Ce sont des traits très généraux que je vous donne là. Vous travaillez sur un thème plus précis que moi, ma vision est plus large, mais cela me choque énormément lorsque je vois que l'Europe est en chute libre démographique, que l'Allemagne est obligée de délivrer 10 000 visas à des informaticiens indiens, et que nous continuons à être fermés.

C'est une question politique, mais vous êtes un homme politique...

Audition de M. Pierre GOFFINET,
directeur général adjoint des services du conseil général du Rhône

Mme Marie-Noëlle BERT,
directeur du service développement social

M. Michel GOUGNE,
directeur de l'Institut départemental de l'enfance et de la famille (IDEF)

et Mme Béatrice POUILLOT,
directeur du service protection de l'enfance



(compte rendu de l'entretien du 18 septembre à Lyon)

M. Pierre GOFFINET : Je vous prie d'excuser M. Pierre Jamet qui devait vous recevoir mais qui a été obligé de s'absenter. Nous l'avons appris hier. Etant son adjoint, j'ai donc pris sa place.

M. le Rapporteur : Je vous remercie de nous recevoir. Dans le cadre de cette Mission d'information sur les problèmes de l'esclavage moderne en France, nous effectuons des déplacements sur le terrain. Nous nous intéressons à l'esclavage sexuel, domestique, économique, par la mendicité ou le vol forcés.

Je souhaiterais connaître votre approche, ce que vous mettez en place à Lyon, notamment en direction des mineurs étrangers isolés. Apparemment, les témoignages que nous avons pu recevoir des associations montrent qu'il existe, en ville, des mineurs étrangers isolés se livrant à des activités répréhensibles. Vous êtes donc aussi concernés par ce phénomène. Quelles sont vos réponses ? Quelle expérience avez-vous en la matière ? Quelles modifications vous paraîtraient nécessaires, soit en ce qui concerne la compétence stricte du conseil général, soit sur le plan pénal ?

M. Pierre GOFFINET : Je pense qu'il vaut mieux que ce soient les personnes en charge des secteurs sociaux qui vous répondent. Le problème dont vous parlez est d'abord un problème d'étrangers, c'est-à-dire que votre problématique touche assez peu les ressortissants français, n'est-ce-pas ?

M. le Rapporteur : Sur la question des mineurs isolés, ce phénomène concerne aussi des Français en région parisienne mais il n'entre pas dans la problématique qui est la nôtre. Nous nous intéressons avant tout aux réseaux qui contrôlent ces mineurs, qui ont la mainmise sur eux, à ces barbares capables de faire n'importe quoi.

L'un des problèmes aujourd'hui est celui des mineurs isolés pris en main par des réseaux criminels. Les mineurs que vous voyez au coin des rues en train de mendier, amenés par des camionnettes, sont sous la coupe de ces réseaux. Que ce soient les sourds ou les enfants qui mendient dans les rues, ils dépendent de réseaux mafieux internationaux, qui amassent par ces méthodes des sommes tout à fait considérables.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : On ne peut pas imaginer les sommes rapportées en une journée par une personne.

Mme Béatrice POUILLOT : Il faut distinguer ceux dont vous parlez, placés sous la coupe des réseaux, du cas des mineurs isolés, ainsi que de ceux victimes de ce que vous appeliez l'esclavage domestique. Dans ce dernier cas de figure, nous intervenons dans le cadre de la protection de l'enfance au sens habituel du terme lorsque, par exemple, on constate la déscolarisation du jeune et que l'enquête fait ressortir que l'enfant accomplit des tâches ménagères à la maison plus que de raison.

En ce qui concerne les mineurs isolés, nous avons effectivement constaté une augmentation de leur nombre. Cela concerne peut-être plus de garçons que de filles, et les filles sont prises plus facilement dans des réseaux de prostitution.

Quel est leur cheminement ? Ils arrivent, soit auprès des services sociaux d'aide aux émigrants, soit auprès de l'association Forum Réfugiés, soit auprès des services de police en ville. A l'heure actuelle, nous les prenons en charge dès lors que le parquet nous signifie une ordonnance de placement. Ces jeunes sont accueillis directement à l'IDEF, l'Institut départemental de l'enfance et de la famille, ou directement dans un établissement.

Nous constatons que, s'ils fuguent, ils le font dans les quarante-huit heures qui suivent leur placement. Et c'est assez rare. On sent, au contraire, chez eux une volonté de s'intégrer parce que l'on a affaire, semble-t-il, à une demande réelle d'un nouveau statut qui, à mon sens, n'est pas forcément toujours le statut de réfugié politique, mais souvent économique. Toutes les nationalités sont représentées. Pour l'essentiel, ils viennent d'Afrique, mais aussi bien du Pakistan ou de l'Europe de l'est, ...

M. le Rapporteur : Du Kosovo ? De l'Albanie ?

Mme Béatrice POUILLOT : On se heurte très rapidement à des problèmes de demandes de statut de réfugié. Ils ont la possibilité de demander à l'OFPRA, l'office français pour les réfugiés et apatrides, l'ouverture d'un dossier.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : De la part des mineurs ?...

Mme Béatrice POUILLOT : A partir de seize ans, ils le peuvent. Je ne parle là que des mineurs isolés.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Et s'ils ont moins de seize ans ?

Mme Béatrice POUILLOT : Nous attendons qu'ils aient seize ans pour ouvrir un dossier à l'OFPRA.

Deux possibilités s'offrent alors : soit ils restent dans le cadre de l'assistance éducative ordonnée par un juge des enfants ; soit nous pouvons demander la tutelle. Je souhaiterais que l'on n'ait pas de systématisme en la matière, c'est-à-dire que l'on ne considère pas qu'il faille systématiquement demander la tutelle pour ces jeunes puis la nationalité française.

A mon sens, une demande de nationalité est un acte important, qui ne doit pas être une réponse à un problème de statut. Comment peuvent-ils, à seize ans, juger de l'acquisition d'une nationalité ? Pour eux, cela ne représente que la possibilité d'entrer dans des droits. Il faudrait trouver un autre système que celui de l'accès à la nationalité française.

Si des modifications devaient être apportées, je pense qu'il faudrait que l'on effectue systématiquement une enquête de police dès le départ, pour savoir comment ce mineur est arrivé en France, par quelle filière et quel réseau. Certes, certains arrivent à l'aéroport et sont « lâchés » par les adultes qui les accompagnaient, mais d'autres arrivent aussi par l'Italie.

Il faudrait parvenir à faire des enquêtes de police systématiques. Ce serait peut-être un moyen de démanteler des réseaux.

Une seconde enquête est possible. Nous essayons, pour notre part, de la demander systématiquement, mais malheureusement, certains pays ne peuvent pas s'y prêter en raison de leur situation actuelle. Il s'agit de l'enquête auprès des services sociaux internationaux qui permet de connaître l'identité réelle de ces jeunes.

Nous sommes parfois face à des mineurs, nous en avons eu deux cas l'année dernière, qui, hors la présence d'éducateurs et de juges, prétendaient avoir vingt-cinq ans.

Une troisième piste peut être celle des examens osseux permettant de déterminer plus précisément leur âge. Il faut savoir cependant que l'on fait faire ces enquêtes par des services hospitaliers variés, dont certains ne sont pas forcément compétents - cela m'ennuie un peu de le dire.

Dans une grande ville comme Lyon, il serait bon que nous ayons un centre spécialisé qui effectue suffisamment de recherches ethnologiques pour pouvoir juger de l'âge d'un mineur en fonction de son origine de tel ou tel pays ou telle ou telle région d'Afrique : un jeune de seize ans au Congo n'a probablement pas la même morphologie qu'un jeune Somalien de seize ans. Nous savons que la marge d'erreur de ces examens osseux est de deux ans. Quand on nous répond que la personne a dix-huit ans à un ou deux ans près, nous nous demandons si c'est dix-huit plus deux années ou dix-huit moins deux années.

Nous nous heurtons à certaines difficultés. Certains sont francophones, cela facilite l'insertion. Quand ils ne le sont pas, comme nous n'avons pas toujours un interprète, même si les enfants ont des capacités pour apprendre très vite une langue, cela nous met en difficulté quant à leur accueil.

Ensuite, ils sont mélangés à une population d'enfants, ce qui peut être une solution d'intégration, mais on peut aussi se demander s'ils ne seraient pas mieux dans une communauté de vie familiale.

A ce propos, j'avais essayé de demander à Forum Réfugiés s'il ne serait pas possible de trouver, parmi les familles qu'ils suivent et qui ont obtenu leur statut de réfugié, - puisque Forum Réfugiés les suit durant un an après l'obtention du statut - des compatriotes de ces mineurs qui les accueilleraient, et que nous indemniserions dans le cadre de la protection de l'enfance. Si ces familles ont obtenu leur statut, elles sont dans une demande d'intégration. Il serait sans doute plus facile pour un jeune de s'intégrer là plutôt que d'être placé dans un foyer ou dans une maison d'enfants chez nous.

Nous avons tenté l'expérience d'envoyer quatre jeunes au centre d'accueil de Boissy-Saint-Léger. Ce fut une expérience que je ne renouvellerai pas. En effet, nous n'avons pas eu de bonnes relations avec ce centre dans la mesure où ils ont engagé les démarches pour obtenir la tutelle et la demande de nationalité française sans nous en informer. Actuellement, ces jeunes sont « orientés », c'est-à-dire qu'ils sont sortis du centre de Boissy et orientés par eux-mêmes dans la région parisienne. Imaginez comme il est simple, pour nos travailleurs sociaux, d'aller suivre ces jeunes en région parisienne, avec un juge des enfants saisi là-bas et un juge des tutelles qui nous a confié la tutelle ici !

Nous sommes dans une situation juridique qui facilitera peut-être l'insertion de ces jeunes, mais qui ne sera certainement pas simple pour en assurer le suivi. Il faut tout de même une proximité des travailleurs sociaux pour les suivre !

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est la décision du juge qui détermine les modalités de la tutelle.

Mme Béatrice POUILLOT : Le juge des enfants à Evry semble vouloir se saisir de ces situations et les confie, par exemple, à l'aide sociale à l'enfance (ASE) du Val-de-Marne. Mais, par ailleurs, la tutelle nous est confiée ici. Nous en arrivons à des aberrations ! Ce n'est pas une bonne solution.

M. le Rapporteur : Quelles proportions prend ce phénomène ?

Mme Béatrice POUILLOT : Depuis le 1er janvier de cette année, nous avons eu treize nouveaux mineurs isolés. Un Tchétchène vient d'arriver. Nous sommes donc à quatorze maintenant.

M. le Rapporteur : Quatorze mineurs étrangers isolés qui ont été identifiés et pris en charge ?

M. Michel GOUGNE : Je ne peux qu'appuyer ce qu'a dit Mme Pouillot. Il est vrai que ce sont des mineurs et que, comme tout mineur, ils doivent être pris en charge sans distinction, mais il faut aussi tenir compte de leurs spécificités. Ces spécificités posent des problèmes, ne serait-ce qu'en raison du barrage de la langue. Ils peuvent aussi être malades mentalement et avoir des troubles du comportement, qui peuvent poser problème.

Nous l'avons d'ailleurs vu, malheureusement, pour ce jeune Africain qui a fini par mourir. Nous nous en sommes beaucoup occupés, un psychiatre l'a suivi, le travail a été très bien fait. Malheureusement, nous en étions arrivés à la conclusion que c'était un gamin qui avait des troubles psychiatriques très importants.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : De quel mineur parlez-vous ?

M. Michel GOUGNE : De cet enfant qui est décédé dans les soutes de l'avion. Nous avons un problème quant à la détermination de l'identité de ces enfants, de leur nationalité car, souvent, ils donnent de fausses informations, et nous nous apercevons qu'en établissant des rapports plus confiants, nous finissons par obtenir d'autres renseignements plus fiables.

Je pense donc qu'il faudrait une période d'évaluation. Il ne faudrait pas se précipiter pour obtenir la tutelle comme cela se fait en ce moment, sinon nous arriverons à ce que des grandes villes les prennent sous tutelle dès qu'ils arrivent, alors que beaucoup d'entre eux repartent dans leur pays d'origine.

Certains séjournent plus durablement. Avec eux, nous pouvons développer des rapports de confiance. Nous pouvons même les scolariser et parvenir à un résultat. Mais les autres ne demandent rien. Si on les met sous tutelle immédiatement, nous allons nous retrouver avec un tas de gamins qui vont errer en France ou dans les grandes agglomérations. Nous passerons alors notre temps à aller à Paris, ou ailleurs, pour récupérer des mineurs dont nous sommes censés assurer la tutelle, qui n'ont pas demandé à rester à Lyon, et qui repartiront à Paris, Marseille ou ailleurs.

C'est la raison pour laquelle une période d'évaluation préalable à la demande de tutelle me semble nécessaire.

Puis, il y a des problèmes spécifiques. Heureusement, le département a passé une convention avec Inter-migrants pour les traducteurs.

Mme Béatrice POUILLOT : Notre service travaille à l'élaboration d'une convention avec Forum Réfugiés. Elle doit être présentée à l'Assemblée départementale avant la fin de l'année. L'objectif est qu'ils puissent nous aider, dans le cadre de la réglementation, car il est vrai que nous ne sommes pas un service spécialisé dans l'obtention des droits des familles ou des mineurs étrangers.

En ce qui concerne les mineurs, les services de Forum Réfugiés ont également la possibilité de rechercher des familles d'accueil compatriotes.

Ils peuvent aussi être une aide lors de l'arrivée, pas seulement des mineurs, mais aussi des familles et avant la prise en charge par nos soins. Cette convention a pour objet d'organiser les modalités de leur aide à nos actions sur le plan social et celui du droit, afin de déterminer où en est la famille lorsqu'elle arrive, pour qu'ils puissent lui trouver un hébergement d'urgence, dans un hôtel, par exemple. Le coût des nuitées a été très élevé cette année pour Forum Réfugiés. Outre les fonds européens qu'ils ont pu obtenir, ils sollicitent aussi la participation des collectivités locales.

Un important travail est réalisé en amont qui ne nous oblige plus, comme ce fut le cas pendant longtemps, à intervenir par le biais des subventions financières attribuées au titre de l'aide aux familles, pour payer les nuitées d'hôtel. Cela représentait un coût considérable, avec la sensation de ne pas en voir le bout, parce que nous n'avions pas d'accompagnement au niveau d'une procédure. Les situations traînaient en longueur alors que maintenant, ils prennent en charge les personnes jusqu'au moment où elles obtiennent l'allocation d'insertion.

M. le Rapporteur : Ces jeunes enfants vous arrivent à la suite de signalements de la police ou, éventuellement, des associations ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je suis étonnée du chiffre que vous indiquez car, étant à la commission des affaires sociales à la ville de Lyon, l'autre jour, nous y avons évoqué le cas de cette famille que l'on avait trouvée sous le pont avec un enfant de quinze jours. Je m'étonne donc que vous n'ayez que quatorze cas, étant donné que, déjà là, il y avait je ne sais combien de mineurs...

M. Michel GOUGNE : Nous ne parlions que de mineurs isolés.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Mais ils sont en danger là aussi.

M. Michel GOUGNE : Oui, mais c'est autre chose. Ceux qui mendient vivent de façon assez fusionnelle avec leur mère. Ce n'est pas si évident d'intervenir.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je sais que ce n'est pas évident.

M. Michel GOUGNE : Nous connaissons tous, dans le métro, ces femmes qui mendient avec leur enfant à côté.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : La famille dont je parle a passé quinze jours ou trois semaines sous le pont. Cela s'est produit au moment de la réunion de la commission aux affaires sociales. Un enfant était né quinze jours auparavant sous le pont et, d'après la liste qui nous a été communiquée, il y avait un autre nourrisson et six ou sept enfants mineurs.

Mme Marie-Noëlle BERT : C'était sous le pont Pasteur, à Gerland.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Que fait-on pour leur accueil ? Comment gère-t-on ce genre de cas ?

M. Pierre GOFFINET : C'est le service santé et prévention qui intervient dans de tels cas. Sur cette situation particulière, comme pour toutes les autres, l'équipe médico-sociale du secteur intervient directement auprès de la famille pour lui proposer les interventions et consultations de PMI qui permettent un premier bilan, une orientation et un suivi possible. Si nécessaire, les professionnels se rendent sur les lieux pour mieux faire passer leurs messages ou intervenir de façon spécifique si l'état de l'enfant impose une intervention médicale d'urgence. Il faut aussi savoir que les mères n'acceptent pas toujours les interventions, et que l'état de santé de ces enfants n'est pas forcément mauvais, même si les conditions de vie sont très dégradées.

Mme Marie-Noëlle BERT : Les services sociaux le font également. En règle générale, nous effectuons une démarche auprès des familles pour étudier si, effectivement, il y a une situation de danger pour les enfants. Cette démarche se fait conjointement avec le service santé et prévention - assistante sociale et puéricultrice.

Souvent, c'est le contexte qui crée le danger, parce qu'ils sont sous les ponts, dans des situations très précaires, ou dans des squats en situation d'insalubrité, mais il est très difficile de séparer les enfants des parents, parce que, d'une part, les parents ne le veulent pas et, d'autre part, la séparation serait aussi préjudiciable à l'équilibre des enfants.

Ponctuellement, pour cet enfant qui venait de naître, il y a une aide alimentaire qui a été accordée. Les membres du service social et la puéricultrice sont allés les voir et leur ont donné des conseils d'hygiène. Une aide financière ponctuelle leur a été attribuée pour leur permettre d'acheter du lait et des couches pour le bébé. L'intervention s'est limitée à cela.

Habituellement, il y a un suivi régulier.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Essaie-t-on de les loger ? Que se passe-t-il ?

Mme Marie-Noëlle BERT : C'est le problème que rencontrent toutes les personnes qui sont sans droits en France. Ils n'ont pas d'autorisation de travailler, et ils ne l'auront pas. Ils ne peuvent avoir de droits sociaux puisqu'ils n'ont pas de statut en France. Normalement, ils ne devraient pas se trouver en France. C'est un problème. Ce sont des « sans droits » qui végètent.

Très souvent, nous sommes en contact avec les services de l'Etat, de la DDASS, en particulier, pour leur demander ce que nous devons faire dans de pareils cas. Ils n'ont pas plus de réponses à apporter que nous. Ce sont des situations très difficiles.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : On ne peut pas leur trouver un logement ?

Mme Marie-Noëlle BERT : On ne peut pas trouver de logement puisqu'ils n'ont pas de droits.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Et les foyers ?

Mme Béatrice POUILLOT : A l'arrivée, ceux qui sont demandeurs d'asile peuvent entrer dans un processus qui leur permet d'avoir un minimum pour vivre, l'allocation d'insertion, et surtout de bénéficier d'un logement dans un foyer Sonacotra, ...

M. le Rapporteur : Et de la CMU.

Mme Béatrice POUILLOT : Des conventions sont passées qui permettent d'organiser cet accueil.

Le problème est plus celui de ceux qui sont déboutés du droit d'asile et qui se retrouvent en situation irrégulière. Pendant des années parfois, ils restent sans droits, sans prestations, sans droit au travail et au logement.

M. le Rapporteur : Les adultes sont sans droits, mais qu'en est-il des enfants ?

Mme Béatrice POUILLOT : Les enfants sont scolarisés.

M. le Rapporteur : L'obligation qui pèse sur le département en matière de PMI, ne fait pas seulement référence à l'enfant français. Il y a une obligation d'intervention.

M. Michel GOUGNE : Le problème que l'on rencontre est qu'une jeune maman ne peut être expulsée quand elle a un enfant né sur le sol français. Mais elle ne peut pas travailler, elle n'a droit à rien. On nous demande de l'héberger, mais elle ne peut pas travailler. Alors, elle travaille au noir, dans la restauration ou autre...

Mme Béatrice POUILLOT : Ou la solidarité joue.

M. Michel GOUGNE : On ne peut pas avoir de projet avec elle.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Avez-vous beaucoup de réfugiés femme et enfant sans ressources ?

M. Michel GOUGNE : Oui, nous avons beaucoup de gens sans ressources.

Mme Béatrice POUILLOT : Ils sont sans ressources, dans une situation d'attente d'un statut qui ne s'achève jamais.

M. Michel GOUGNE : C'est déjà assez difficile d'avoir accès à un logement pour des personnes qui ont des droits ouverts. Je ne vous énumère pas toutes les garanties qu'il faut fournir.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Etes-vous obligés de refuser des dossiers de femmes parce que, financièrement, elles ne peuvent pas assumer la charge du loyer?

M. Michel GOUGNE : Nous avons des problèmes de places. Mais ce n'est pas forcément un accueil qu'elles demandent. Elles veulent des aides financières, parce qu'il y a des hommes aussi derrière. Ils peuvent nous demander des dépannages en argent, un hôtel ou des aides financières, mais ils sont habitués à avoir une certaine liberté, une certaine autonomie.

Vous avez bien vu comment cela se passe ? C'est un accueil réservé aux mères et enfants. Il n'y a pas d'accueil pour les pères. Ils peuvent faire des visites, mais nous accueillons la mère et l'enfant. Notre mission, c'est l'accueil des mères avec des enfants de moins de trois ans.

Mais ce n'est pas forcément ce qui leur convient.

Mme Béatrice POUILLOT : Ce n'est pas ce qui leur convient. L'accueil mère-enfant a une visée éducative et s'inscrit dans un projet de long terme. Or ce qu'ils cherchent, c'est un hébergement. Mais, à mon avis, le lien mère-enfant est bon.

M. Michel GOUGNE : Nous avons eu des adolescentes roumaines en foyer et cela a été la catastrophe. Cela n'a pas duré longtemps, fort heureusement. Elles allaient à Auchan et en revenaient avec des montagnes d'articles - je ne sais pas comment elles faisaient. Puis, elles faisaient entrer des garçons la nuit pour venir prendre des douches et se laver. L'établissement devenait une vraie passoire. Il a fallu y remettre bon ordre. Il faut être vigilant parce que cela devient un mode de vie pour certains.

Pour revenir sur l'accueil mère-enfant, il est vrai que se pose le problème du travail car, étant en situation irrégulière, les gens n'ont pas le droit de travailler mais, en même temps, ils ne peuvent pas être expulsés parce qu'ils ont un enfant né en France.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE  : Avez-vous des problèmes d'enfant de prostituées ?

Mme Béatrice POUILLOT : Ce n'est pas affiché comme tel.

M. Michel GOUGNE : Il y a beaucoup de prostitution occasionnelle dans certains milieux. Il ne faut pas se le cacher. Chaque année, nous avons aussi des affaires de drogue car c'est une population habituée à fumer du haschich, à boire de l'alcool. Nous avons également des petits trafics...

Mme Béatrice POUILLOT : Ce n'est pas spécifique au mineur isolé.

M. Michel GOUGNE : Je suis d'accord avec vous, ce n'est pas spécifique.

Mme Béatrice POUILLOT : L'année dernière, par exemple, le département a été amené à accorder des aides financières au titre de l'aide sociale à l'enfance à hauteur d'environ deux millions de francs pour les personnes en situation irrégulière, sans statut ou en attente de statut, hormis l'aide aux mères avec enfant.

M. Michel GOUGNE : En plus, sur Lyon, nous avons avec la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) un protocole d'accueil d'urgence pour les nuits et les week-ends. Il a été mis en place par le département, avec la PJJ et le secteur associatif. Tous les mineurs de moins de seize ans sont accueillis dans le service de l'aide à l'enfance via l'IDEF. Les plus de seize ans sont accueillis par la protection judiciaire de la jeunesse, qui reçoit aussi la nuit des mineurs en situation irrégulière. Je crois qu'ils ont assez rapidement des mainlevées.

Mme Béatrice POUILLOT : C'est la distinction qui existe entre l'accueil de jour et l'accueil de nuit. De nuit, ce sont généralement les services de police qui interviennent. S'ils ne sont pas demandeurs, ils peuvent repartir très vite. En revanche, si cela se produit par le biais d'une association, et qu'il y a un accueil de jour à la demande du parquet, ce sont des mineurs qui ont envie de rester, d'être pris en charge.

M. Michel GOUGNE : Dans ce cas c'est différent, car il y a une demande de leur part.

Mme Béatrice POUILLOT : Au niveau de la protection judiciaire de la jeunesse, il y a beaucoup plus de mouvements et l'on risque plus d'y trouver des jeunes faisant partie de réseaux.

M. le Rapporteur : Avez-vous été témoin ou saisi de phénomènes de mendicité forcée ?

Mme Béatrice POUILLOT : C'est très difficile à dire. Il faut faire la distinction avec les Roms, parce que ce sont des phénomènes souvent liés à cette population. Nous avons eu le cas d'un jeune couple de mendiants, tous deux mineurs. Ils ont été placés tous les deux avec un très jeune enfant. Nous les avons donc pris en charge tous les trois.

M. le Rapporteur : Vous parlez de mineurs...

Mme Béatrice POUILLOT : Je parle du tout-petit et de ses parents mineurs tous deux.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il y a deux générations de mineurs.

Mme Béatrice POUILLOT : C'est cela. Ils ont été pris en charge et placés en foyer, mais il a été impossible de travailler avec eux. Ils étaient dans la revendication d'argent permanente. Malgré tout ce que nous avons pu essayer de mettre en place sur le plan éducatif et de la formation, ils partaient pour mendier dans la journée. La jeune mère allait mendier, alors qu'elle n'avait pas à subvenir à un besoin élémentaire.

Mme Marie-Noëlle BERT : Il est très difficile de travailler dans ces conditions.

Il y en avait beaucoup, il y a trois, quatre ans.

M. Michel GOUGNE : Y a-t-il beaucoup de vendeurs de journaux Sans Abri à Lyon ? Cela a l'air bien quadrillé. Je ne sais pas qui les tient. Je ne sais pas si ce sont des Roumains ou des Russes.

M. le Rapporteur : Des enfants ?

Mme Béatrice POUILLOT : Nous avons l'impression qu'il s'agit plutôt d'adultes. Il y a peu d'enfants.

M. Michel GOUGNE : En revanche, ils sont utilisés pour les vols.

Mme Béatrice POUILLOT : Les services de PMI vont auprès de ces jeunes mères qui sont dans la rue, pour les inciter à venir pour un suivi du bébé.

M. le Rapporteur : Vous faites une démarche sur le terrain?

Mme Béatrice POUILLOT : Mais, je crois que la prise en charge n'est pas possible avec des populations comme celles-là. Elles la refusent.

Mme Marie-Noëlle BERT : Ou elles s'en servent.

Mme Béatrice POUILLOT : Oui, elles s'en servent. Nous n'avons jamais pu obtenir qu'elles soignent correctement ce petit bébé alors qu'il avait la gale. Ils n'appliquaient pas nos recommandations.

M. Michel GOUGNE : Il y a aussi des mineurs en fugue, que l'on suit au gré de leur fuite. Mais ils ont le mode d'emploi. Ils savent que, quand ils sont dans une ville et qu'ils sont mineurs, il y a généralement un foyer d'enfants où ils sont accueillis, placés, où ils peuvent prendre une douche. Eventuellement, ils peuvent emmener tout ce qui n'est pas trop « chaud », comme on dit, et pas trop lourd, avant de poursuivre leur périple.

Certains voyagent dans les voitures auto-couchettes dont ils ont cassé les vitres pour y entrer. Nous avons eu quelques cas comme ceux-là.

M. le Rapporteur : Ils sont seuls, ceux-là. Il faut être très attentif, car il faut savoir que l'affaire des ventes de journaux a été le signe précurseur du quadrillage de Paris par la mafia roumaine avec les enfants. Vu de l'extérieur, il est sûr que quand vous voyez ces enfants mendier, ils ne semblent pas en danger.

Si vous les interrogez, ils vous diront, évidemment, que tout va bien. Mais c'est la pire des choses car cela signifie qu'ils sont pris dans des réseaux, et volent évidemment pour ramener leurs gains aux adultes dont les exigences de rendement sont telles que, si elles ne sont pas respectées, les enfants subissent des représailles. Il arrive qu'ils soient vendus de réseaux à réseaux. Les moins de treize ans étant les plus recherchés, s'ils sont en plus débrouillards, leur cote devient bien plus élevée.

Le problème est que vous pouvez avoir des enfants eux-mêmes désocialisés en raison du mode de vie des parents. Vous connaissez bien les Roms, la réponse appartient aux professionnels.

A côté de ceux-là, même si les comportements peuvent se ressembler, la situation n'est pas du tout la même quand on est confronté à des enfants victimes de réseaux organisés. Leur comportement ressemble à celui des autres, mais notre responsabilité aujourd'hui est d'aller les chercher, les sauver.

La réponse n'est pas simple, y compris en ce qui concerne le système éducatif spécialisé à mettre en place, et face aux fugues dont vous parliez.

M. Pierre GOFFINET : Vous avez sans doute entendu parler de ce réseau qui sévit dans le nord-ouest lyonnais. Des enfants ont été repérés. Ce que vous décrivez existe aujourd'hui à Lyon.

M. le Rapporteur : Ce phénomène concerne toute l'Europe. Ces enfants sont en extrême danger.

M. Pierre GOFFINET : Nous ne voyons que des gamins. Il n'y a pas d'adulte sur place.

M. Michel GOUGNE : C'est un système de grande dépendance. Nous n'en avons reçu que quelques cas, très peu, mais ces gamins, même ceux âgés de huit ou neuf ans, repartent des foyers. Ils doivent avoir des adresses, des lieux de ralliement ; ils ne restent pas. Nous n'avons aucun moyen de les retenir.

Ils auraient pourtant vraiment besoin d'une aide. Mais il faudrait mettre en place tout un travail de fond parce qu'on sait très bien que certains de ces enfants roumains entrent dans la prostitution.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ils sont déjà dévoyés.

M. Michel GOUGNE : Nous traitons de situations identiques pour des enfants français et nous savons qu'il faut énormément de temps et de moyens pour y répondre.

Mme Béatrice POUILLOT : Nous y arrivons mieux, à la limite, quand ce sont des mineurs isolés. Nous avons eu quelques cas de jeunes venant d'Albanie, qui avaient été vendus en passant par l'Italie. Dans ce cas, nous avons beaucoup plus de possibilités d'avoir une accroche avec eux. Ils restent. Ils ont envie d'en sortir parce qu'ils ont compris qu'ils avaient été complètement exploités. La situation est légèrement différente.

M. le Rapporteur : Le seul moyen qu'ils ont pour s'en sortir, c'est la main tendue qu'on peut leur offrir à un moment donné. Il faut vraiment que nous soyons conscients de ce qu'ils endurent et de ce qui se passe. C'est un phénomène assez nouveau. A Paris, en quelques semaines, une centaine au moins d'enfants roumains sont passés du vol à la prostitution.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est plus facile quand ils n'ont pas d'adultes avec eux, quand ils sont seuls et qu'ils n'ont pas à obéir à des personnes qui leur donnent des ordres et qui les contrôlent complètement.

Mme Marie-Noëlle BERT : Il se crée une dépendance psychologique.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est tout à fait normal.

M. Michel GOUGNE : Entre eux, aussi. Ils ont sûrement des liens, ces enfants. Ils veulent retrouver le groupe. Des menaces pèsent certainement aussi sur leur famille restée au pays. Parfois, ils ont été vendus et la famille touche de l'argent.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Tous ces trafics d'argent transitent par des banques et des établissements de change, c'est impressionnant. Ces enfants représentent des sommes d'argent fantastiques.

M. le Rapporteur : Le seul pillage des parcmètres de la ville de Paris, pour les deux années où cela a fonctionné à temps plein, représenterait un bénéfice d'au moins six millions de francs par mois pour le réseau. Chaque enfant ramenait entre 1 500 et 4 000 francs par jour, simplement en pillant les horodateurs. Ils avaient quasiment tous moins de treize ans. C'était très organisé.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ce sont des enfants qui sont rentables. Certains nous disent que s'ils ne rapportaient pas d'argent, ils subissaient des sévices.

M. le Rapporteur : Un des réseaux a été démantelé grâce aux déclarations d'un enfant hospitalisé à la suite des mauvais traitements.

Certains policiers ont dit parfois que le placement en milieu fermé serait peut-être utile dans le cadre des enfants qui fuguent. Qu'en pensez-vous ?

M. Michel GOUGNE : Nous n'en pensons rien. La loi ne le permet pas.

M. le Rapporteur : Justement. Pensez-vous que cela pourrait être une aide ? Tout à l'heure, nous parlions de suggestions que notre Mission aura à formuler.

M. Michel GOUGNE : Dans certains cas, on se demande comment parvenir à les protéger sans les isoler. C'est toujours le même problème. On le voit dans le cas des abus sexuels, les auteurs ont des stratégies très bien élaborées et je pense que si l'on veut réellement protéger ces mineurs, effectivement, « enfermer » qui n'est peut-être pas le bon mot est peut-être une piste. Mais je vois mal de quelle manière on peut les protéger sans assurer un cordon autour d'eux, compte tenu des pressions extérieures. En même temps, il faut bien qu'ils aillent à l'école, il paraît difficile de les enfermer.

Nous avons eu des centres fermés pour mineurs. J'y ai travaillé pendant les derniers temps de leur existence. Mais aujourd'hui, je ne vois pas bien comment nous pourrions fonctionner avec de tels centres. Il n'y a que quelques rares personnes favorables à de telles mesures. Les magistrats y sont quasiment tous fortement opposés, ainsi que la PJJ et tous ceux qui travaillent avec des mineurs.

Mme Béatrice POUILLOT : On ne peut pas y être favorable. Cela fait penser aux maisons de correction d'autrefois, même si ce n'est pas sur ce registre On est très vite critiqué si on l'évoque comme une solution.

M. Michel GOUGNE : Cela ne passe pas. On nous parle du droit de l'enfant. Notre devoir est de le protéger et il est vrai que cela devrait passer par sa contention à un moment donné.

Si l'on parle de mineurs, il existe à Berlin un centre de privation de liberté. J'ai trouvé cela intéressant. Il ne s'agit pas d'une prison, mais le mineur est privé de liberté pendant huit jours. Il n'a pas de casier judiciaire. Le taux de récidive est faible. En France, nous attendons toujours, on remet à la prochaine fois et, d'admonestations en admonestations, il est parfois trop tard. Il est vrai qu'actuellement, on n'enferme les mineurs qu'après une accumulation, mais ce n'est pas non plus satisfaisant.

Mme Béatrice POUILLOT : Je crois qu'il ne faut pas voir le milieu fermé comme une maison de correction. Mais je me souviens qu'il y a cinq ou six ans encore, quand nous en discutions et que nous parlions de contenir les mineurs, les yeux se levaient au ciel. Aujourd'hui, ce sont les directeurs des établissements qui le demandent.

Il faut cependant faire la distinction : mieux contenir, certainement ; contenir pour protéger, sûrement, mais cela ne veut pas dire, que l'on ne nous le fasse pas dire, que nous voulons absolument mettre en prison et rétablir les maisons de correction. Ce n'est pas cela, mais il faut de l'autorité, il faut donner un cadre à ces enfants.

M. Michel GOUGNE : Il faut également mettre une distance psychologique et kilométrique, parce que la grande ville, on le voit avec nos mineurs, les aspire.

Pour une adolescente qui fugue tous les soirs, qui trafique de la drogue et de l'ecstasy et qui tourne dans les boîtes de nuit, une grande ville fonctionne en aspiration. Dès qu'on est en fugue, on a des relais.

Quand on est à trente kilomètres de la première agglomération, qu'il faut partir en stop un jour de pluie, la situation est différente.

Mme Béatrice POUILLOT : Nous en avons envoyé une en Haute-Savoie. Elle a reconstitué un réseau avec Genève !

M. Michel GOUGNE : Là aussi, malheureusement, la réponse a été trop tardive. Ce n'est pas quand il y a eu accumulation qu'il faut agir. Ces adolescentes récidivistes savent se recréer un réseau ou tout simplement, elles ne veulent pas vivre à la campagne. Elles n'y restent pas.

Alors, elles reviennent en ville et fuguent à nouveau. A quel moment peut-on être amené à dire qu'il faut éloigner certains mineurs ? Faut-il les regrouper ? Vous parliez d'une centaine de mineurs, s'ils restent sur Paris, comment faire ? Paris, cela crée quand même un certain anonymat qu'ils recherchent.

M. le Rapporteur : Ceux donc je vous parle n'ont pas le choix. Tous les soirs, ils doivent restituer le produit du vol.

M. Michel GOUGNE : Si nous parvenions à les éloigner, cela créerait des difficultés pour les personnes qui les contrôlent et qui en abusent. Il faudrait qu'ils se créent de nouveaux réseaux, de nouveaux circuits, il faudrait qu'ils les retrouvent. Cela désorganiserait leur affaire, puisque c'est un business pour eux. Mais, effectivement, il y a deux solutions : ou ils les recherchent ou ils les laissent tomber et font venir d'autres enfants.

Mme Béatrice POUILLOT : Il serait intéressant de voir quelles sont les mesures prises à l'égard des parents de ces mineurs de douze-treize ans et qui sont, ensuite, demandeurs d'une aide ? Qu'il y ait des mesures pénales est une chose, mais, en matière civile, allons-nous assez loin pour demander un retrait d'autorité parentale ?

Dans les situations de mineurs isolés, on parle très peu de l'autorité parentale. Mais y compris pour ces mineurs qui viennent de l'étranger, il faudrait s'assurer qu'il n'existe pas une famille.

M. Michel GOUGNE : Une famille inquiète quelque part.

Mme Béatrice POUILLOT : Tout à fait. Pour ceux qui seraient là avec des parents impliqués dans ces réseaux, il devrait y avoir un retrait de l'autorité parentale.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je crois que nous parlons en personnes vivant dans des pays organisés. Ces enfants arrivent de pays totalement désorganisés. Que ce soit l'Albanie, le Tchétchénie ou même la Roumanie, il faut voir comment cela se passe là-bas. C'est impressionnant. Il est sûr que l'on peut se poser des questions sur l'autorité parentale de ces personnes.

Mme Béatrice POUILLOT : Dans les cas que nous évoquons des mineurs qui échouent ici, il faut essayer de reconstituer leur parcours et de voir où est leur famille. Certains de ces jeunes téléphonent dans leur pays à leurs parents. Tous n'ont pas été assassinés, quand même !

M. le Rapporteur : Ce n'est pas le bon exemple. Les enfants roumains qui vivent dans...

Mme Béatrice POUILLOT : Je ne parle pas de ceux qui sont pris dans les réseaux et dont vous parliez, ou de ceux qui sont là avec leurs parents. Je parle des mineurs isolés.

M. le Rapporteur : Même pour les mineurs isolés, quand vous allez dans leur pays d'origine, vous voyez bien qu'ils y vivent dans la rue. Il n'y a pas de PMI chez eux. Il n'y a rien de tout cela.

Mme Béatrice POUILLOT : Ils ont quinze ans quand ils arrivent ; je ne parle pas de tout-petits.

M. le Rapporteur : Ils ont quinze ans, certes, mais ils vivent depuis l'âge de neuf ans dans les égouts de Bucarest.

En revanche, vous dites que pour les enfants isolés qui arrivent du Maghreb, il y a toujours un adulte qui l'accompagne.

M. Michel GOUGNE : Tout à fait.

M. le Rapporteur : Alors qu'en Europe de l'est, vous avez des enfants élevés dans la rue, totalement seuls.

Mme Béatrice POUILLOT : Ceux que j'appelle, au sens propre, les mineurs isolés sont des enfants sans parent. Pour ceux qui sont en France avec leurs parents, il faudrait que nous puissions aller jusqu'au bout de la démarche, avec le retrait de l'autorité parentale.

M. le Rapporteur : En ce qui concerne les enfants roumains, soit ils ont été vendus par leur famille à ces réseaux, soit ces familles elles-mêmes sont organisatrices de ces activités, soit elles touchent de l'argent provenant de l'activité de leur enfant.

Mme Béatrice POUILLOT : Nous n'avons eu que deux cas de jeunes filles qui nous ont déclaré avoir été vendues par leur famille. Et nous avons peu de cas de prises en charge d'enfants qui auraient vécu dans la rue dans ces pays.

M. le Rapporteur : Cela concerne les adultes mais nous n'avons pas été collectivement assez attentifs à l'évolution de ces réseaux, notamment ceux de mendicité, en pensant qu'il s'agissait de pratiques « culturelles ». Or ce n'est absolument pas le cas, y compris en ce qui concerne les adultes postés à tous les carrefours d'une ville avec des panneaux : « J'ai faim, donnez-moi un franc ».

Le réseau des sourds-muets qui a sévi dans toute la France fait aussi partie des réseaux mafieux. Les responsables ont récupéré ces personnes et les ont amenées ici où ils sont traités comme des animaux. Ils les déposent chaque matin avec des camionnettes et ils les ramassent le soir. Ils sont dans la mendicité aussi. Cette activité ne concerne en général pas des enfants, mais c'est parfois le cas.

Mon sentiment à ce sujet est que la police, la justice, aussi bien que nos services sociaux restent dans l'expectative.

Dans une petite ville des Landes, en plein mois d'août, j'ai vu un homme hagard avec un panneau « J'ai faim », posté en plein soleil. Il devait faire 40°. Le maire de la localité a été très étonné que je l'appelle en lui disant que cet homme n'était certainement pas arrivé comme cela, par hasard, qu'il n'avait pas sauté en parachute d'on ne sait où. On voit tout de suite que c'est un étranger qui ne comprend rien. Peu de temps après, mon collègue m'a dit qu'une camionnette l'amenait tous les matins. Je lui ai demandé s'il savait ce que cela signifiait, s'il savait si c'était un réseau de trafiquants qui exploitait cette personne.

Mais, que voulez-vous, il n'y a pas vraiment de troubles à l'ordre public ! Tout le problème est là. Nos concitoyens ne se révoltent pas, en fait, contre la prostitution. Ce qui les gêne, c'est la prostitution sous leurs fenêtres. Ces personnes, qui mendient, ne sont pas forcément agressives dans leur démarche. Elles sont là et attendent. Il n'y a pas d'agression du citoyen et, comme personne ne se plaint, cela perdure.

Cet élément est parfaitement exploité par les réseaux. L'affaire des horodateurs est exemplaire à cet égard.

Mme Béatrice POUILLOT : Cela ne gênait pas grand monde.

M. le Rapporteur : La mairie de Paris, mais c'était tout.

M. Michel GOUGNE : Les procureurs interviennent quand on a des vols. Nous avons beaucoup de mères qui se font arrêter pour vol. On amène alors les enfants chez nous le temps de l'audition. Quand la mère ressort, elle revient chercher son enfant. Effectivement, ces enfants sont très liés à leur mère, ils vivent de manière assez fusionnelle avec elle. Toute la journée, ils sont dans ses bras ou avec elle. Quand vous les en séparez, ils sont complètement désorientés.

Mme Béatrice POUILLOT : Concernant les tout-petits, je me disais qu'ils devaient même être drogués car il n'était pas possible qu'ils restent ainsi, sans réaction toute la journée.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Leur relation est très fusionnelle comme vous venez de le dire. Il y a quelque chose qui passe entre la mère et l'enfant. Ils ne sont pas forcément drogués.

Mme Béatrice POUILLOT : Ils ne bougent pas quand ils mendient. Il serait intéressant de le savoir.

M. le Rapporteur : Dès que ces phénomènes apparaissent, même si cela ne gêne personne, il faut être très vigilant. C'est notre responsabilité car le problème est que ces enfants sont victimes d'actes atroces.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ces enfants sur les trottoirs, c'est monstrueux.

Mme Béatrice POUILLOT : Il ne faut pas s'insurger contre ce qui se passe dans des pays comme la Thaïlande, si nous laissons faire la même chose chez nous.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il n'y a qu'à voir certains malades que j'ai pu rencontrer. Jamais je n'oublierai ce gamin de neuf ans, sodomisé pendant des années, qui n'avait plus d'anus et une poche à la place. Il avait un regard de bête. On m'a dit qu'il resterait ainsi durant toute sa vie ; il est en bonne santé !

M. le Rapporteur : Comment peut-on intervenir ?

M. Michel GOUGNE : Ce n'est pas tout à fait le sujet, mais nous voyons beaucoup de jeunes, entre vingt et vingt-deux ans, qui roulent avec des BMW. Si on les contrôlait, je suis bien persuadé que certains ne touchent que le RMI, c'est tout de même un peu curieux.

Je voyais des filles, qui devaient être des pays de l'est, qui faisaient le trottoir et un jeune homme arrêté au feu rouge, qui n'avait pas vingt-cinq ans en superbe Mercedes, qui n'a pas redémarré au feu vert. J'ai vu qu'il regardait. C'était peut-être un client, mais d'autres n'en ont pas l'air. Ils semblent plutôt postés là en surveillance.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : A Strasbourg, les proxénètes habitent de l'autre côté de la frontière, ils n'ont qu'à traverser le fleuve, puisque la législation en Allemagne est différente, et ils téléphonent à leurs « travailleuses ».

Mme Béatrice POUILLOT : Cette nuit, monsieur Vidalies, avez-vous pu constater une circulation de mineurs ?

M. le Rapporteur : Non. Je crois que dans la prostitution, c'est malgré tout assez rare en France. Les trafiquants sont conscients que nous avons une législation très répressive sur le proxénétisme. On voit assez peu de mineurs.

Mme Béatrice POUILLOT : A une époque, il y avait de la prostitution vers la gare de Perrache. Nous avions des jeunes qui partaient se prostituer là-bas. Les rondes de police les ont fait fuir.

M. Michel GOUGNE : Je pense avec ma petite expérience, mais je peux me tromper, que l'on ne pourra pas apporter une aide à ces mineurs tant que nous n'aurons pas dans nos services des personnes pouvant leur parler quand nous les recueillons. Nous avons parfois des traducteurs, mais généralement nous nous heurtons à la barrière de la langue.

J'ai pu mesurer l'ampleur du problème tout récemment. La police m'a amené un mineur avec sa tante. Elle a fait tout un discours. J'ai été coincé, le gamin est reparti, il n'est pas resté. La police me le ramène quelque temps plus tard. Nous avons un chef de service marocain, qui parle très bien la langue. Cela n'a pas du tout été pareil. Mon traducteur était fiable cette fois. Il a pu expliquer à l'enfant ce que nous allions faire, comment et quel était son intérêt.

Le gamin est resté et nous avons pu agir, tout simplement parce que nous avions eu la maîtrise de la langue. C'est important, quand nous recueillons un enfant, car il se sent trop isolé du fait que l'on ne peut pas communiquer dans sa langue. Il ne souhaite que partir, surtout s'il subit des menaces par ailleurs.

Je ne sais pas comment se déroulent les interrogatoires à la police, mais je crois qu'ils sont aussi très sommaires. Le gamin est ramassé, il n'a pas de titre de séjour et on nous l'amène.

M. le Rapporteur : Pour intervenir auprès des femmes qui travaillent dans la rue, l'association Cabiria avec laquelle je suis allé sur le terrain, a recruté une médiatrice culturelle albanaise. Hier soir, elle était avec moi et m'a permis de parler avec des jeunes filles albanaises. C'est l'horreur absolue. Certaines ont à peine dix-huit ans et sont déjà complètement déstructurées.

M. Michel GOUGNE : Malheureusement, les psychiatres ne parlent pas la langue, même si deux d'entre eux font partie de leur équipe, le soir.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Depuis combien de temps sont-elles là ? Si elles ont dix-huit ans, cela veut dire qu'elles sont arrivées en étant mineures.

M. le Rapporteur : Non. Elles viennent d'arriver.

Mme Béatrice POUILLOT : Ça tourne beaucoup.

M. le Rapporteur : Par exemple, nous avons rencontré une jeune femme albanaise qui a été prise par les réseaux et envoyée en Italie à l'âge de quatorze ans.

Mme Béatrice POUILLOT : Celle qui est arrivée enceinte était aussi passée par l'Italie à quatorze ans aussi. Elle avait été vendue par sa famille.

M. le Rapporteur : Celle-ci a dix-neuf ans aujourd'hui. Quand elle a eu dix-huit ans, elle s'est échappée d'Italie et est arrivée ici. Elle est un peu à l'abri des réseaux italiens mais elle prend quelques précautions au quotidien.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je crois aussi qu'en alertant les gens, les choses devraient pouvoir évoluer. Nous avons l'impression que ces réseaux peuvent faire ce qu'ils veulent comme ils veulent, sans que l'on s'occupe d'eux. Déjà, s'ils voient qu'on parle d'eux, ils feront plus attention.

Nous avons aussi appris au travers des témoignages des associations, que ce sont parfois des clients des prostituées qui les aident, quand ils apprennent les conditions dans lesquelles ces femmes travaillent.

Mme Béatrice POUILLOT : Certains.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je ne dis pas tous. Mais nous l'avons entendu à plusieurs reprises. Mme Roure le disait également, il serait bon d'informer les clients pour qu'ils sachent ce qui est arrivé à ces femmes. Même s'ils se servent de ces personnes, ce ne sont pas forcément des tortionnaires. Si nous pouvions faire comprendre que l'on ne peut pas faire n'importe quoi impunément et indéfiniment, ce serait déjà un premier pas important. Nous avons trop passé sous silence ce problème en acceptant d'entendre dire que de toute manière, c'est le plus vieux métier du monde !

Mme Marie-Noëlle BERT : La prostitution en camionnette réapparaît. Elle avait disparu depuis quelques années, et actuellement, sur les quais, vers le marché de gare, jour et nuit, il y en a une quinzaine, voire une vingtaine. Je ne sais pas si ce sont des prostituées étrangères ou françaises, là n'est pas le problème, mais je sais que, même en pleine journée, cela fonctionne. C'est assez surprenant.

M. Michel GOUGNE : Pourquoi la police se contente-t-elle des photocopies des papiers d'identité quand elle fait des contrôles parce que ce sont les souteneurs qui ont leurs papiers d'identité ou leurs passeports ? Je ne dis pas qu'il faille les enfermer mais, au moins, pendant qu'elles sont éloignées, elles ne travaillent pas pour les souteneurs. Puisqu'elles n'ont pas de papiers, il n'y a aucune raison de ne pas intervenir.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ce sont des femmes qui sont des victimes.

M. Michel GOUGNE : Justement, à partir du moment où elles sont contrôlées et qu'elles n'ont pas leurs papiers, la simple photocopie n'étant pas valable, il y a peut-être quelque chose à faire pour arriver à ce qu'elles aient leurs papiers. Car ils les font chanter avec ça.

M. le Rapporteur : Les seuls papiers qu'elles ont - souvent, d'ailleurs, elles n'en ont pas - sont ceux obtenus dans le cadre du détournement de la procédure de la demande d'asile conventionnel. Il n'y a pas de secret.

Audition de M. Jean-Marie LAGRANGE,
directeur départemental des affaires sanitaires et sociales (DDASS) du Rhône,

Mme Geneviève COLOMBET
inspectrice principale chargée de l'action sociale,

et Mme Marie-Thérèse VILLARD-BRIANT,
conseillère technique, assistante sociale chef chargée du suivi avec les associations



(compte rendu de l'entretien du 18 septembre 2001 à Lyon)

M. le Rapporteur : Nous sommes heureux de vous rencontrer. Nous avons craint pendant un moment de nous être trompés de lieu.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Personne ne nous attendait et quand nous avons annoncé qui nous étions à la réception, ils paraissaient tout étonnés. Nous sommes surpris de l'accueil réservé par la DDASS à une Mission parlementaire, qui est une chose sérieuse.

M. Jean-Marie LAGRANGE : Nous sommes vraiment désolés. Je vous prie d'accepter mes sincères excuses.

M. le Rapporteur : Pour en venir au sujet qui nous amène, il nous importe de connaître votre constat de la situation sur les différentes formes de l'esclavage moderne. Il nous reste quelques questions non spécifiques à la région lyonnaise à vous poser, qui rejoignent ce que nous avons fait déjà à Strasbourg et dans d'autres villes : quelle est la place de la délégation aux droits des femmes dans l'intervention de l'Etat sur cette question ? En dehors des associations, à qui les femmes prises dans les réseaux de prostitution peuvent-elles s'adresser ? L'Etat abandonne-t-il définitivement cette mission aux associations ? Est-il possible de l'envisager autrement ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : On a l'impression que toutes les actions restent entre les mains des associations.

M. le Rapporteur : C'est un phénomène que l'on connaît dans toute l'Europe aujourd'hui. Un travail spécifique se fait ici, je l'ai vu hier, et par rapport à ce qui se fait dans d'autres villes, il est assez exceptionnel. Je trouve que le travail réalisé permet à ces femmes qui se prostituent dans la rue de commencer à envisager une autre perspective que celle de la situation dans laquelle elles sont placées. C'est ce cheminement assez extraordinaire sur lequel nous souhaiterions vous entendre.

M. Jean-Marie LAGRANGE : Nous allons essayer de satisfaire votre curiosité. Je vous présente Mme Colombet, inspecteur principal, responsable du service des actions sociales à la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS), et Mme Villard-Briant, conseillère technique et assistante sociale en chef, qui travaille plus en lien avec les associations.

Vous avez dû rencontrer les quatre associations avec lesquelles nous travaillons en permanence. Quand je suis arrivé dans le département il y a quelques années, notre action a été de recréer un climat de dialogue entre les différentes associations, qui sont, comme vous avez pu le constater, très différentes dans leur philosophie et leur mode d'intervention.

Aujourd'hui, je trouve intéressant que chacune, avec son histoire, contribue à l'effort tendant à proposer une réponse adaptée à une situation qui évolue très vite.

Le choix opéré, accentué sans doute par les lois de décentralisation, est que l'Etat a confié aux associations le rôle de travail sur le terrain. Heureusement, nous n'avons pas dépendu uniquement des crédits affectés à la lutte contre la prostitution, pour les soutenir. Par exemple, pour une association comme Cabiria, nous disposons heureusement de crédits au titre de la lutte contre le sida ; pour d'autres, nous nous servons de crédits dédiés aux CHRS ou à d'autres formes de soutien. C'est l'addition de l'ensemble de ces crédits qui a permis aux associations de répondre à l'évolution de la prostitution et d'être à la dimension des besoins.

De plus, une bonne entente règne entre les diverses administrations d'Etat et des crédits de la politique de la ville - ce qui est quand même à souligner car ce n'est pas le cas partout - sont venus compléter ceux de la DDASS consacrés à la lutte contre la prostitution.

M. le Rapporteur : Il y a également des crédits européens.

M. Jean-Marie LAGRANGE : En effet, sans oublier des crédits exceptionnels de l'action FNARS, c'est-à-dire de la direction générale de l'action sociale du ministère de la solidarité, passant par le biais de la fédération.

M. le Rapporteur : Que représentent les crédits spécifiques des actions d'Etat affectés à la lutte contre la prostitution par rapport à la masse totale de ceux que vous gérez ?

M. Jean-Marie LAGRANGE : Ils ne représentent pas grand-chose. Il convient toutefois de souligner que l'année 2001 a connu une nette augmentation des crédits affectés à la lutte contre la prostitution par rapport aux exercices ultérieurs. C'est encourageant.

Mme Geneviève COLOMBET : Cela représente une augmentation de l'ordre de 20 % alors que ces crédits avaient stagné pendant des années.

M. le Rapporteur : C'est important, mais en masse, cela reste faible.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Qu'en est-il pour les CHRS, par exemple ?

M. Jean-Marie LAGRANGE : Il est vrai que les taux de croissance des crédits des CHRS permettent seulement de couvrir les évolutions des salaires. Nous sommes dans une situation difficile, dans ces CHRS de la région comme ailleurs.

A côté de cela, les crédits alloués à la lutte contre la prostitution qui ne variaient pas, ont augmenté cette année de 20 %. Nous sentons bien que la problématique de la prostitution est enfin prise en compte. Cela faisait des années que nous faisions des demandes en ce sens. Nous commençons à obtenir une écoute.

M. le Rapporteur : S'agissant des CHRS, arrivez-vous à obtenir des créations de places supplémentaires ?

M. Jean-Marie LAGRANGE : Très à la marge.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est dommage parce que cela correspond à l'accueil que pourraient espérer trouver ces femmes prostituées.

M. Jean-Marie LAGRANGE : Mais actuellement, le flux massif auquel est confrontée l'agglomération lyonnaise est celui des demandeurs d'asile. Après Paris, et Strasbourg peut-être, Lyon est la ville où le nombre de demandes d'asile est le plus important, ce problème étant aggravé par l'arrivée des femmes de l'est. Les deux vont ensemble.

M. le Rapporteur : Le détournement massif des procédures de demandes d'asile conventionnelles par les réseaux mafieux est aujourd'hui une constante dans toutes les villes de France. Ce sont d'ailleurs les associations qui assument les domiciliations, qui expriment un ras-le-bol par rapport à ce détournement. Pour que les choses puissent continuer, il faudrait une modification de la procédure actuelle.

M. Jean-Marie LAGRANGE : A cet égard, on peut souligner que la préoccupation est partagée par les associations. Sur la base de crédits différents, dont ceux versés au titre de la politique de la ville, nous avons réussi à soutenir les associations Cabiria et l'Amicale du Nid pour qu'elles puissent avoir des interprètes leur permettant de communiquer avec ces femmes. Ce n'est pas toujours facile, et les situations sont parfois délicates à assumer dans ce contexte difficile. Elles l'ont peut-être exprimé quand vous les avez rencontrées.

Cependant, il me paraît intéressant que cette préoccupation ait pu être prise en compte dans une logique d'aide sociale et sanitaire puisque, sur le plan des pratiques sanitaires, les problèmes liés au sida vont se poser de façon plus cruciale que par le passé.

Comme cela s'est produit dans d'autres régions, il y a eu un mouvement de rejet par la prostitution « classique », portée par des figures lyonnaises de longue date, de cette nouvelle prostitution, qui venait bousculer les habitudes.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Signez-vous des conventions sur plusieurs années avec ces associations ?

Mme Marie-Thérèse VILLARD-BRIANT : Ce sont souvent des conventions annuelles dans la mesure où les crédits le sont également.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est insupportable car il est difficile de faire une politique sur un an. Au conseil général, j'ai signé beaucoup de conventions triennales. Dans l'humanitaire, on ne peut pas travailler quand on est obligé de faire un budget tous les ans.

M. Jean-Marie LAGRANGE : Vous avez tout à fait raison, madame. C'est le fameux problème de la sécurisation de l'enveloppe financière sur laquelle on peut s'appuyer. Jusqu'à présent, cette enveloppe qui ne bougeait pas, était déjà difficile à obtenir. Nous ne l'obtenions d'ailleurs pas très tôt dans l'année, ce qui ne nous simplifiait pas la tâche. Le volume de crédits en cause relève d'une procédure peu déconcentrée. L'essentiel des crédits provenait d'autres types de financement, comme ceux alloués à la lutte contre le sida, pour lesquels les moyens offerts au département du Rhône étaient revus à la baisse - ou plus exactement les moyens sur la région Rhône-Alpes n'étaient pas revus à la baisse, mais les moyens sur le Rhône l'étaient dans la mesure où il y avait un rééquilibrage entre les départements de la région. Il était donc difficile de s'engager sur trois ans sur des sommes dont on savait qu'elles allaient diminuer.

L'autre volet a été beaucoup plus simple à gérer, c'est celui des CHRS, puisque nous sommes dans une logique de dotation globale. Un arrêté est pris. Ce sont des procédures beaucoup plus simples pour les associations. D'année en année, le versement continue.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je trouve tout à fait intéressant, pour la collectivité nationale, que l'on ne crée pas de nouvelles structures lourdes et que vous vous reposiez sur les associations qui existent depuis vingt-cinq ans, comme le Nid. Mais il est normal aussi que l'Etat assure une continuité à ses subventions puisque les associations deviennent ainsi les travailleurs de l'Etat. Alors qu'il est tout à fait souhaitable que ces associations aient des conventions de salaires, les bénévoles sont en droit d'exiger de l'Etat une rémunération. Les associations peuvent légitimement espérer qu'on leur accorde le salaire de leurs travailleurs.

M. Jean-Marie LAGRANGE : Tout à fait.

M. le Rapporteur : Quel est le niveau de coordination entre tous les acteurs intervenant sur les questions liées à la prostitution ? L'Etat, par votre intermédiaire, participe-t-il ou prend-il l'initiative d'une approche globale du problème avec la justice, la police, les associations, les collectivités locales ? Existe-t-il un comité départemental ?

M. Jean-Marie LAGRANGE : Il existe un comité départemental qui réunit régulièrement sur l'initiative de la DDASS les quatre associations, la ville de Lyon, la délégation aux droits des femmes. Sous l'égide du préfet de police, se tiennent aussi des réunions qui ont permis d'aborder ensemble, par exemple, le problème de la prostitution des filles des pays de l'est.

M. le Rapporteur : Ces réunions ont-elles lieu sur l'initiative du préfet délégué à la sécurité ? Qui y participe ?

M. Jean-Marie LAGRANGE : Lors de la réunion sur les prostituées des pays de l'est que j'évoquais, bien que notre représentante nous ait depuis quittée, je sais néanmoins que la vision qu'en avaient la DDASS, les associations, la police, la justice, sans compter les pétitions qui circulaient et les préoccupations des élus locaux concernés par l'arrondissement dans lequel les faits de la prostitution se découvraient, convergeait. C'est le préfet de police qui avait organisé cette réunion.

M. le Rapporteur : Tout le monde y était, mais ce ne fut qu'une réunion ponctuelle ?

M. Jean-Marie LAGRANGE : Cette réunion a permis de prendre précisément la mesure de ce problème. Un bilan a été dressé qui nous a conforté dans l'idée que les acteurs sociaux et ceux de la santé avaient besoin de se retrouver entre eux, de se confronter avec les autres intervenants, notamment ceux en charge de l'aspect répressif, afin de dire qu'il fallait prendre en charge un volet plus social de défense de la santé et de protection sanitaire. Ce problème nécessitait un dialogue entre nous, en y associant la mairie de Lyon concernée par ce volet.

Mme Geneviève COLOMBET : Le projet commun porté par Cabiria et l'Amicale du Nid en direction de la prostitution albanaise a vu le jour à la suite de ces réunions de concertation puisque l'objectif était de faire travailler ensemble les associations de façon à obtenir une action coordonnée et complémentaire et non pas que chaque association gère son propre projet indépendamment de l'autre. Cette réunion a eu lieu en fin d'année 2000 et a permis de finaliser le projet présenté par les deux associations et d'arriver à une cohérence et une complémentarité d'action. Le comité a été l'initiateur de ce projet et l'a accompagné.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il en a été le coordonnateur plutôt que l'initiateur.

M. Jean-Marie LAGRANGE : Cette organisation a permis d'éviter d'avoir des initiatives parallèles concurrentes, même si, à l'arrivée, les deux associations ont porté chacune le projet.

M. le Rapporteur : En tant que DDASS, êtes-vous destinataires d'informations sur l'évolution du phénomène de la prostitution, sur sa connaissance ?

M. Jean-Marie LAGRANGE : Par ce que les associations veulent bien nous en dire.

M. le Rapporteur : Mais qu'en est-il des autres services de l'Etat, de la police, de la justice ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Comment vous coordonnez-vous entre institutions d'Etat ?

M. Jean-Marie LAGRANGE : Avec la délégation aux droits des femmes, cette coordination existe puisque celle-ci est systématiquement associée aux réunions organisées et à la réflexion en cette matière.

M. le Rapporteur : Nous avons senti que les personnes de la délégation aux droits des femmes considéraient qu'elles n'étaient pas impliquées complètement, que leur positionnement n'était pas clair par rapport à la question de la prostitution, bien qu'elles en aient envie. C'est un problème qui relève de la politique du Secrétariat d'Etat sur cette question.

C'est assez étrange car, manifestement, il s'agit d'un service administratif d'Etat, même modeste, dont c'est le travail, et qui semble s'interroger pour savoir si cela relève bien de ses compétences. Il n'est même pas ouvert au public et ne fait pas connaître ce qu'il fait sur ce problème.

M. Jean-Marie LAGRANGE : Nous constatons que la direction générale de l'action sociale du ministère nous paraît s'impliquer de plus en plus. Nous lui avons d'ailleurs adressé quelques courriers pour l'y inciter et, cette année, par exemple, il y a des appels d'offres en ce sens pour des actions ponctuelles mais dont on peut espérer qu'elles seront pérennisées.

Nous avons le sentiment que, cette année, l'évolution des crédits et les appels d'offres plus ciblés semblent correspondre à un repositionnement au niveau national, sachant qu'au niveau local, le choix qui a été fait est celui d'un pilotage plus direct des initiatives, sous l'angle social-santé, par la DDASS, avec la délégation aux droits des femmes. Les termes sont toujours ambigus puisque la procédure implique que tout dossier qui remonte au ministère passe par la délégation aux droits des femmes mais il y a toujours des points de convergence.

On constate cependant que, progressivement, le phénomène de la prostitution se déféminise - je n'ose pas dire qu'il se masculinise parce que, parfois, on ne sait plus très bien.

M. le Rapporteur : La proportion de travestis est-elle importante à Lyon ?

M. Jean-Marie LAGRANGE : 50 % de la prostitution est peut-être féminine, mais pas beaucoup plus.

M. le Rapporteur : C'est très particulier, du moins dans la proportion.

M. Jean-Marie LAGRANGE : Cela incite les associations à dire que ce n'est plus obligatoirement un problème relevant du droit des femmes.

Le deuxième élément relevé par les associations, c'est que le type de prise en charge de ce problème n'est pas ciblé par la loi sur l'exclusion et que des réponses spécifiques sont nécessaires.

Vous voyez bien, au travers de la façon dont nous avons répondu jusqu'à présent, que nous avons utilisé des outils qui n'étaient pas liés officiellement à la prostitution, que ce soient ceux de la lutte contre le sida, de l'aide au logement ou de l'accompagnement social.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Concernant la prostitution, les opinions ne sont pas bien définies. A force de dire que c'est le plus vieux métier du monde, les gens ont fini par oublier que c'est une forme d'esclavage. C'est sur les mentalités qu'il faut travailler.

Je ne sais si vous en avez discuté avec les personnes concernées, mais ce qui frappe le plus quand vous leur parlez, c'est le regard de commisération que les gens leur jettent. Les prostituées françaises y étaient habituées, mais les prostituées étrangères se sentent rejetées.

M. le Rapporteur : Les plus jeunes ont exprimé très fortement leur incapacité à avoir même une vie en dehors de leur travail de rue compte tenu de leur image réelle, ou de ce qu'elles en ressentent. Il y a évidemment les deux phénomènes. Vous évoquiez à juste raison la loi sur l'exclusion. J'ai rencontré des femmes qui se vivent comme des exclues complètes de la société. Elles font leur travail, elles vivent entre elles, enfermées. Elles n'ont aucune ouverture sur le monde extérieur, sur ce qui s'y passe et sur la vie, en général.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Pour des gamines, mineures ou de dix-huit ans, ce n'est pas vraiment une leçon de vie.

M. Jean-Marie LAGRANGE : Il est vrai que face à un certain nombre de difficultés présentées par les associations, nous sommes très démunis. Dans notre société, beaucoup de choses sont organisées autour des bulletins de paye. On voit bien que cela pose un problème pour la stabilité de logement, même dans le cadre des dispositifs prévus par la CMU.

M. le Rapporteur : Le bulletin de paye et les papiers sont toujours problématiques. J'aimerais bien que l'on se décide pour savoir si l'on considère que ce sont des victimes ou des participantes à un réseau.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Elles sont de plus en plus esclaves parce qu'en fait, elles dépendent intégralement de leur souteneur qui possède leurs papiers, leurs payes, leur logement. C'est vraiment là qu'est l'esclavage ; elles n'ont plus de possibilité de vie par elles-mêmes.

Mme Geneviève COLOMBET : Avec les menaces qui pèsent aussi sur leurs familles, leurs enfants restés au pays.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Et sur celles qui ne ramènent pas assez d'argent par jour. Ce sont de vraies esclaves.

M. Jean-Marie LAGRANGE : Il est vrai que, pour ces jeunes femmes des pays de l'est, la reconduite à la frontière n'est certainement pas la solution la plus appropriée, y compris pour leur sécurité.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Que pensez-vous que l'on peut changer ? Quelles sont vos suggestions ?

Mme Marie-Thérèse VILLARD-BRIANT : Ces dernières années, un travail important a été mené avec succès sur la question du logement et de sa sécurisation. Les associations sont parvenues à impliquer des acteurs que, souvent, nous finançons aussi, sur des actions en matière de logement d'urgence et de logement intermédiaire, pour permettre d'avoir des logements en ville auxquels on accède sans trop de difficultés.

Cette action, conjuguée à celle de la médiation culturelle, initiée par Cabiria et l'Amicale du Nid, a permis que des femmes, peu à peu, expriment un souhait de changement de leur situation et le réalisent. Nous avons eu là quelques succès ; des femmes sont reparties dans des circonstances qui étaient sécurisées et, de fait, leur trajectoire change. Cela nous semble important à souligner.

L'aspect médiation culturelle nous paraît aujourd'hui important pour ces raisons. Comme les populations varient - aujourd'hui, ce sont des femmes d'Afrique de l'ouest qui arrivent à côté de celles de l'Europe de l'est - il nous semble important que cet aspect soit développé et enrichi. Cela demande que les salariés embauchés à ces postes aient des compétences de toutes sortes, il faut maîtriser plusieurs langues, bien sûr ; il faut avoir une situation en France à peu près sécurisée parce qu'il y a des risques ;  la police peut y aider, mais ce n'est jamais très simple parce que les milieux de la prostitution sont des milieux de violence.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il y a beaucoup de violence contre les prostituées à Lyon ?

Mme Marie-Thérèse VILLARD-BRIANT : C'est un milieu de violence. Même avec la police, les situations des prostituées ne sont jamais très simples, entre l'attitude répressive et les associations qui sont au milieu. On s'est aperçu qu'il y a des choses qui ont achoppé pour ces raisons.

Le recrutement de médiatrices culturelles nous semble une orientation très intéressante. Elle a été financée à titre expérimental l'année dernière. Cette année, compte tenu des crédits qui ont augmenté, nous la finançons de façon plus importante ; les fonds attribués à Cabiria ont quadruplé cette année, mais cela nous semblait une évidence. L'Amicale du Nid profite également d'une augmentation.

Le logement et la médiation culturelle nous semblent deux initiatives qu'il faut poursuivre, parce qu'elles procèdent de la même intuition, qui est celle de la sécurisation des personnes et une façon de leur faire exprimer leurs désirs, car chacun a les siens, de façon à ce que les situations puissent évoluer d'une façon parfois très radicale.

Lié à la loi contre l'exclusion, il existe désormais le PRAPS - programme régional d'accès à la prévention aux soins - en matière d'accès à la santé. Nous nous sommes rendu compte que cela représentait aussi une aide pour nous. Les crédits PRAPS ne sont pas énormes, mais pour l'ensemble de ces associations, nous avons conjugué les crédits qui avaient un versant sanitaire, de façon à impliquer des acteurs santé, qui sont actifs à Lyon, sur l'accès aux soins des personnes prostituées.

Cela peut se faire par le biais de la toxicomanie, parce que, malheureusement, il y a souvent des questions de toxicomanie qui s'ajoutent à celles de prostitution. Mais c'est aussi l'accès à des consultations qui ont lieu dans les associations ou à l'hôpital.

Cette espèce d'imprégnation aboutit à ce qu'une rencontre se fasse entre le sanitaire et le social, qui prenne en compte ces personnes de façon plus globale, dans la différence culturelle, aussi.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ce qui est intéressant, c'est que les associations globalisent leurs actions. C'est essentiel.

Mme Marie-Thérèse VILLARD-BRIANT : Nous pouvons les conforter dans cette démarche parce que nous sommes persuadés de son bien-fondé et, comme nous avons plus de moyens, cela nous aide aussi. Mais une approche plus globale est vraisemblablement plus constructive aujourd'hui face à un phénomène qui est très complexe.

M. Jean-Marie LAGRANGE : C'est ce qui explique la différence entre la délégation aux droits des femmes et nos services. Par son statut même, la DDASS a cette vocation en matière d'affaires « sanitaires et sociales ». C'est un des outils importants des interventions en matière de prostitution.

L'autre élément que je voudrais souligner, c'est qu'une association comme l'APUS porte une attention plus particulière à des personnes plus jeunes.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il y a vingt ans, elle avait vocation à accueillir la mère et l'enfant, elle s'adapte.

M. Jean-Marie LAGRANGE : Elle s'est adaptée.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est le propre des associations, et leur richesse.

M. Jean-Marie LAGRANGE : En sachant que c'est elle qui a repris un service qui était auparavant un service DDASS, le Service de prévention et de réadaptation sociale (SPRS).

Un autre élément me paraît important, c'est qu'à toute prostitution correspond un client. On ne peut pas l'oublier. Je constate avec inquiétude l'évolution des types de rapports autour de la sexualité, notamment dans les quartiers en difficulté et dans le regard que certaines populations portent sur la place de la femme qui n'est pas reconnue comme elle devrait l'être.

D'une certaine façon, en tant que DDASS, nous avons été précurseurs en mettant dans le contrat-ville de l'agglomération lyonnaise un volet concernant la santé incitant à « la prise en compte des besoins de santé des jeunes femmes d'origine étrangère dans leur contexte culturel, en y associant des actions visant à la responsabilisation des jeunes hommes : IVG, sexualité, contraception. » A l'époque, la « tournante » n'était pas dans toute la presse, mais on ne peut pas éliminer ce volet de prévention de base lié à l'éducation et la sexualité, sur lequel une association comme le Mouvement du Nid a beaucoup investi. Mais je crois qu'il faut aller au-delà. Nous sommes face à un problème comportemental et à une vision de la place de la femme et de la relation entre l'homme et la femme sous l'angle de la sexualité contre lesquels il faut lutter.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : En prenant en compte aussi le problème de la santé psychique. Nous avons trop tendance, en France, à considérer prioritairement la santé somatique et pas assez la santé psychique, sans penser que c'est un point essentiel, surtout pour ces personnes, qui ont une vie terrible et pour lesquelles il est essentiel de s'occuper de cet aspect pour les aider à s'en sortir.

Avez-vous beaucoup de rapports avec la justice ?

M. Jean-Marie LAGRANGE : Pas particulièrement sur ce terrain. Sur celui de la toxicomanie, certainement plus.

Mme Marie-Thérèse VILLARD-BRIANT : C'est par le biais de la toxicomanie que les choses se passent.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il faudra que je rencontre un juge des enfants car la protection de l'enfance pose aujourd'hui des problèmes.

M. Jean-Marie LAGRANGE : Avec la protection de l'enfance, nous retombons sur les problèmes du conseil général.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il est vrai que la DDASS représente l'Etat. Il y a quand même quelque chose à faire.

M. Jean-Marie LAGRANGE : Elle représente du moins un des services de l'Etat. Je ne voudrais pas prendre la place de M. le préfet.

Audition de M. Christian HASSENFRATZ,
procureur de la République près le tribunal de grande instance de Lyon


(compte rendu de l'entretien du 18 septembre 2001 à Lyon)

M. le Rapporteur : Notre Mission s'est penchée sur les formes modernes d'esclavage, particulièrement l'esclavage économique, celui des ateliers clandestins, l'esclavage domestique que l'on rencontre quasi exclusivement dans la région parisienne mais pas uniquement dans le milieu diplomatique.

M. Christian HASSENFRATZ : Le parquet a effectivement traité récemment une procédure intéressant un employeur relevant du statut diplomatique ou consulaire. Je serai en mesure de vous apporter toutes informations utiles à ce sujet.

De manière plus générale, j'ai préparé un relevé des condamnations intervenues sur la base des articles 225-13 et 225-14 du code pénal. Il y a finalement peu d'affaires. Les données statistiques ne sont pas forcément pertinentes, dans la mesure où une seule et même affaire peut donner lieu à plusieurs enregistrements au bureau d'ordre pénal, pour chacune des infractions ou pour chacune des personnes victimes.

En remontant sur cinq ans, les chambres correctionnelles ont prononcé moins de dix condamnations pour des affaires de ce type.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Comment vous sont-elles signalées ?

M. Christian HASSENFRATZ : Elles nous sont signalées par des dénonciations d'associations ou de personnes confrontées à quelqu'un qui leur paraît être dans le plus grand dénuement. Le plus souvent, c'est par un truchement associatif.

Nous n'avons actuellement aucune affaire en cours.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Et au niveau de l'esclavage économique ?

M. Christian HASSENFRATZ : Sur ces deux articles - rémunération et hébergement - certains signalements des services de police, de l'inspection du travail ou d'autres partenaires ont été reçus et sont exploités. Mais ils n'ont pas permis de caractériser des conditions de travail ou d'hébergement qui soient attentatoires à la dignité humaine.

Nous n'avons pas davantage trace de l'existence d'ateliers clandestins et de personnes qui seraient hébergées sur place. A priori, il pourrait ne pas y en avoir. Les affaires que l'on retrouve dans le Sentier sont probablement spécifiques à la capitale.

C'est plutôt la mémoire qui me permet de retrouver certaines affaires.

J'ai ici un jugement de condamnation, que je peux vous remettre, où l'on constate que des personnes ont été recrutées pour faire du démarchage à domicile pour des ventes de bougies ou de petits objets, en faisant croire aux personnes sollicitées que les démarcheurs étaient des personnes en voie de réinsertion, et qu'il y avait donc un aspect caritatif autour de tout cela.

Nous avions donc poursuivi du chef d'escroquerie et de tromperie. Il apparaissait que ces personnes étaient hébergées et que cela concernait des jeunes n'ayant, pour la plupart, jamais travaillé. Il s'agit de jeunes ayant pour l'essentiel des noms d'origine maghrébine, mais pas exclusivement : « Poussés par la nécessité d'occuper un emploi à une époque où le chômage frappe principalement cette catégorie de personnes, ils ont été contraints en raison de leur situation économique particulièrement fragile, d'accepter les conditions de travail fixées par le prévenu.

« Attirés par la promesse d'une formation et le gain qui leur était annoncé de 300 ou 600 francs par jour, ils ne percevaient qu'une commission de 15 francs par article vendu et aucune formation sérieuse ne leur était dispensée. On retirait de leur rémunération potentielle, des pénalités journalières s'ils ne réalisaient un nombre de ventes suffisant, sous forme de participation aux frais d'essence qui leur permettaient de se déplacer pour démarcher la clientèle. »

Cela ne me paraît pas une affaire très significative. Si toutefois cela vous intéresse, je peux vous remettre le jugement.

M. Marc REYMANN : Achetaient-ils les objets ?

M. Christian HASSENFRATZ : Non, eux-mêmes ne les achetaient pas. Ils étaient simplement chargés de les distribuer.

Ensuite, nous avons une affaire en attente d'audiencement, que je vais faire audiencer d'urgence parce qu'elle est déjà ancienne. La cinquième chambre financière du tribunal de grande instance de Lyon est proche de l'asphyxie, avec un « stock supérieur » à 300 dossiers. Les affaires sont donc audiencées en limite de prescription.

Il s'agit d'une procédure qui a été diligentée sur une intervention de la direction du travail et de l'emploi, dont l'attention avait été attirée par une personne d'origine polonaise qui n'était titulaire d'aucun titre de travail mais qui, malgré tout, était amenée à travailler. Elle se trouvait dans un état de dénutrition et dans un état physique très affaibli et avait trouvé refuge auprès d'un élu local, M. Alain Joly, maire adjoint de la commune de Marcy l'Etoile, vice-président de la Courly (communauté urbaine de Lyon). Ce dernier a apparemment eu son attention attirée sur cette personne d'origine slave et a porté les faits à la connaissance de la préfecture du Rhône, laquelle nous les a révélés. Nous avons donc diligenté une enquête.

Il apparaît que cette personne a été engagée par un couple pour le compte d'une société. On a pris son passeport pour lui faire croire que l'on allait régulariser sa situation alors que l'on savait très bien qu'a priori, elle n'était pas régularisable puisqu'elle ne disposait d'aucun titre de séjour en France.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Habitait-elle dans la famille ?

M. Christian HASSENFRATZ : Apparemment, d'après ce que je lis, le gérant lui tenait le discours suivant : « Attention, d'une part, vous êtes clandestine et, d'autre part, je suis armé. Il vous faut donc travailler dans les conditions que je vous indique. ».

N'étant pas payée, elle s'est retrouvée dans un état de grande précarité : elle n'a pu honorer le paiement de la pièce qu'elle occupait et a dû aller vivre dans une chambre de bonne, sous les toits, sans chauffage durant la période hivernale. Elle a souffert du froid, de la faim, se nourrissant de lait et de pain de manière irrégulière, n'ayant pas d'argent et personne à qui demander de l'aide.

Elle avait réclamé son dû à ce gérant de société, qui trouvait toujours une excuse pour surseoir au paiement.

On s'est servi d'elle comme intermédiaire dans une transaction portant sur l'achat de bijoux auprès d'un ami de la jeune femme, un bijoutier polonais, pour une somme d'environ 100 000 francs. Comme, par ailleurs, c'était une de ses relations, elle avait d'autant plus de scrupule à demander le paiement de ce qui lui était dû.

Elle a été très marquée physiquement et psychologiquement par cette aventure, qui s'est étalée sur plusieurs mois. Elle a perdu sept kilos en peu de temps, se sentant coupable de ce qui lui arrivait, ayant peur du gérant, de son comportement violent, craignant qu'il ne fasse usage de son arme. C'est alors qu'elle s'est manifestée auprès des autorités.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Est-elle toujours en France ?

M. Christian HASSENFRATZ : Je ne le sais pas. La situation remonte à fin 1999.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Depuis trois ans, elle n'est plus dans cette situation ?

M. Christian HASSENFRATZ : Non, elle a été secourue. Mais je ne pourrais pas trop vous dire ce qu'elle est devenue.

Je vois qu'elle a obtenu une décision prud'homale condamnant le responsable de l'entreprise, « pour autant, le mis-en-cause se refuse à admettre l'évidence. C'est en connaissance de cause qu'il dit avoir embauché la jeune Polonaise : il était plus rentable de la faire travailler sans la déclarer étant donné le manque de trésorerie de la société, tout en lui laissant croire...

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Effectivement, c'est une façon de faire des affaires !

M. Christian HASSENFRATZ : ... tout en lui laissant croire qu'il s'occupait des démarches administratives.

Conserver le passeport de la jeune fille la met dans une situation de dépendance. Violences, irrespect pour la personne humaine,... ».

Cette affaire devrait être jugée dans les prochains mois.

Nous avons, pour finir, une affaire qui intéresse le consul du Portugal, une femme, mais les faits paraissent moins caractérisés. Il s'agit probablement plus de l'emploi d'un travailleur clandestin que de faits caractérisant des conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine.

Cette personne, qui était auparavant consul du Portugal en Espagne, employait alors la mère de la personne victime de l'infraction, qui est une Capverdienne. La mère avait souhaité mettre un terme à ses fonctions et avait proposé sa fille pour lui succéder.

Cette fille, elle-même Cap-Verdienne résidant au Cap-Vert et ayant sept enfants, est arrivée en France après un parcours assez compliqué : Cap-Vert, Lisbonne, Porto, puis, un chauffeur d'une société connue de la consul l'a véhiculée en Espagne, puis en France, où elle s'est installée.

Elle y avait la charge d'une maison complète, avec de nombreux chiens et chats, qui semblent être la préoccupation essentielle de notre diplomate. Elle était donc engagée dans des conditions irrégulières, sans contrat de travail, sans démarches de régularisation administrative, payée au lance-pierres, de la main à la main.

C'était la situation telle qu'elle était au départ. Elle s'est révélée par le fait qu'elle a accouché d'un huitième enfant en France et que la section des mineurs du parquet a été appelée à suivre cette personne puisqu'il paraissait y avoir un problème.

Une police circonstanciée a permis de clarifier la situation :

« Avez-vous déterminé quelle devait être votre rémunération ?

« Nous n'avons pas parlé salaire au téléphone. Ma mère percevait 70 000 escudos par mois. J'ai pensé obtenir la même somme. En fait, je ne percevais aucun salaire. Lorsque je réclamais de l'argent à Mme le consul, elle me donnait 100 ou 200 francs en le notant sur un carnet.

« Il m'arrivait aussi de dire qu'il fallait envoyer de l'argent au Cap-Vert pour mes enfants. Mme le consul se chargeait alors d'effectuer des virements. »

Je ne sais pas ce qu'effectivement, elle a touché, si ce n'est de l'argent de poche !

« - Quels sont les montants que vous avez perçus et ceux qui ont été virés au Cap-Vert ?

« - En fait, je ne sais pas exactement combien j'ai perçu, mais je ne pense pas avoir été exploitée. », dit cette personne aux enquêteurs. « Je pense avoir été rémunérée justement. Ce que je reproche à Mme le consul, c'est d'avoir décidé pour moi de transférer mon argent au Cap-Vert. Mis à part l'argent de poche que je réclamais de temps à autre, j'étais nourrie et logée. »

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'était peut-être le mari qui avait demandé de récupérer l'argent.

M. Christian HASSENFRATZ : Avec cette affaire, rentre-t-on exactement dans le cadre qui est le vôtre ou est-ce simplement du travail clandestin ? Je ne le sais pas.

Mais il y a là une dimension diplomatique qui nous interdira d'engager des poursuites à l'encontre de cette personne qui est une consule diplomate et non une consule honoraire comme nous en avons sur Lyon. La connaissez-vous, madame Isaac-Sibille ?

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je connais certains consuls, bien sûr. C'était en quelle année ?

M. Christian HASSENFRATZ : En ce moment même. Elle explique aussi qu'elle devait faire les courses « même lorsque sa grossesse devenait handicapante ». Telles sont les affaires que nous avons en matière de domesticité abusive.

M. le Rapporteur : Cela concerne la partie ayant trait à l'esclavage domestique, mais si nous sommes venus à Strasbourg, Lyon et allons à Marseille et Nice ensuite, c'est plutôt pour savoir tout ce qui se passe en matière de proxénétisme et de lutte contre les réseaux. Nous souhaitons faire le point avec les services de police, les administrations d'Etat, sur cette arrivée massive, qui concerne toute l'Europe dont la France, de jeunes filles originaires des pays de l'est mais aussi sur l'existence de réseaux mafieux.

Nous nous sommes même rendus en Ukraine, en Moldavie. Nous avons entendu beaucoup de gens qui révèlent des actes de barbarie proprement incroyables : vente de femmes, existence en Europe, en ex-Yougoslavie de marchés où ces femmes sont vendues aux enchères, etc.

Notre propos est, d'une part, de faire le constat de la situation en France, et d'autre part, de transcrire dans notre droit les conclusions des nouveaux instruments internationaux sur la traite des êtres humains. Par ailleurs, nous devrons réfléchir à l'approche que nous pouvons avoir du traitement de ces situations, notamment par la création d'un statut de victime au profit de ces femmes.

Il existe, à l'heure actuelle, une utilisation quasi systématique par les réseaux de la procédure d'asile conventionnel. Ces pratiques ont lieu à une telle échelle, à un point tellement systématique que les associations agréées pour la domiciliation crient elles-mêmes au détournement de la procédure, notamment à Paris. Elles affirment qu'elles ne seront bientôt plus en mesure de distinguer les véritables demandeurs d'asile politique des autres, tant c'est devenu aujourd'hui un passage obligé pour ces femmes.

Notre réflexion porte donc sur ces questions et notamment sur l'éventuel statut à accorder à ces jeunes femmes. Je suis allé hier soir faire un tour de la ville dans le bus des associations qui travaillent ici. Ces prostituées sont dans des situations absolument épouvantables, connaissent des histoires personnelles terribles. Cela ne se passe pas de l'autre côté du monde. On ne peut être simplement spectateurs. Nous sommes confrontés aujourd'hui, sur notre territoire, à des jeunes femmes qui ont été prises dans ces réseaux à quatorze-quinze ans.

Elles arrivent malgré tout ici en étant majeures parce que les souteneurs savent que nous sommes très répressifs lorsqu'une mineure est exploitée sexuellement. Ils sont très organisés.

J'ai rencontré hier une jeune femme albanaise de dix-neuf ans. C'est l'âge auquel nos jeunes filles entrent à la faculté. Elle est déjà vieille dans sa tête. Elle a été battue, violée, vendue et revendue.

Il est vrai qu'un travail extraordinaire est fait par les associations, mais la création de ce statut de victime est la question qui se posera au législateur. L'idée pourrait être d'élaborer un statut dans le cadre duquel les associations effectueraient un travail de réinsertion, d'activité professionnelle ou d'études au profit de la victime, tout en luttant contre les réseaux grâce à la collaboration de la personne avec les services de police. Il faudrait essayer de mettre en _uvre dans notre législation un statut particulier, qui permettrait aux victimes d'être régularisées en France, pour des périodes renouvelables et à condition que le « contrat » soit respecté. Un statut qui soit spécifique et qui évite les détournements, comme cela a déjà été fait par l'Italie et la Belgique.

Notre rapport posera aussi toutes les questions qui restent à aborder sur la coordination des services de l'Etat, l'organisation des services de la police. Je ne vous cacherai pas que je trouve qu'en France, les relations entre les services dits des m_urs, et les SRPJ, les uns n'ayant qu'une approche en matière d'ordre public et les autres en matière de criminalité, me paraissent aboutir à une distinction des rôles qui n'est pas optimale.

M. Christian HASSENFRATZ : Vous parliez de cette rencontre avec cette femme victime. Dans ce cadre associatif, elle a parlé ? Habituellement, les victimes étrangères de proxénètes se refusent à toute déclaration.

M. le Rapporteur : Je suis allé dans le bus d'une association hier soir. J'y ai passé quatre heures. J'ai vu, dans un premier temps, trois jeunes femmes albanaises avec une interprète. Ensuite, j'ai rencontré deux Camerounaises et deux Lyonnaises plus « traditionnelles », déjà connues grâce aux médias et prônant une approche leur reconnaissant un statut de travailleur sexuel.

C'était intéressant parce que ce ne sont pas du tout les mêmes parcours. Même avec la Camerounaise, nous avons parlé de choses qui sont plus proches de la prostitution traditionnelle française, y compris par rapport à la capacité qu'avait cette fille de se situer dans son histoire, de dire ce qu'elle faisait il y a quelques mois, même si cela n'enlève rien au drame. En revanche, l'histoire des autres jeunes femmes, les Albanaises, s'inscrit dans une totale déstructuration et une absence complète de repères, même temporels. Il n'y a plus de projet, plus d'avenir. Ce sont des êtres humains complètement brisés.

En même temps, on perçoit que grâce au travail de l'association, il peut se passer quelque chose... Au bout d'un long silence, d'un long moment, elles ont un peu parlé, racontant leurs histoires, leurs difficultés sur le terrain et, finalement, précisant qu'elles étaient comme tout le monde, que si elles avaient la possibilité de recommencer leur vie, elles le feraient... Une de celles que j'ai rencontrées s'était sortie du réseau. Il y a, en fait, dans les rues à Lyon, pas mal de filles qui se sont échappées d'Italie et de réseaux très violents. Selon les associations, cela s'explique par le fait que la France en général a la réputation auprès des réseaux d'être assez répressive et, malgré tout, les proxénètes hésitent à venir ici.

En tout cas, ces filles perçoivent Lyon comme un endroit où l'on peut encore échapper à ces réseaux.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Où une certaine liberté est encore possible.

M. le Rapporteur : Mais elles sont soumises à une inquiétude permanente parce qu'évidemment les souteneurs rôdent et elles sont recherchées.

Telles sont donc nos interrogations sur ces affaires qui prennent, depuis quelques temps, une ampleur assez considérable en France.

M. Christian HASSENFRATZ : Rencontrerez-vous des représentants de la police ?

M. le Rapporteur : Nous les avons rencontrés à Strasbourg et hier ici. Tous les services étaient présents : le directeur département et le patron du SRPJ, les agents des m_urs, le responsable de la brigade des mineurs et le responsable de la police aux frontières.

M. Christian HASSENFRATZ : Vous avez donc déjà fait un examen complet de la situation qui vous préoccupe, à plus d'un titre d'ailleurs, car il y a effectivement l'aspect que vous soulignez, qui est le plus grave, mais il en est un deuxième, qui est l'arrivée des mafias de l'est par le biais de la prostitution, qui est probablement l'un des premiers vecteurs, très rémunérateur, mais qui, ensuite, en amènera peut-être d'autres.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Les sommes d'argent en cause sont impressionnantes.

M. le Rapporteur : Ces réseaux criminels ne sont évidemment pas spécialisés que dans la prostitution mais dans tous les types de trafics.

M. Christian HASSENFRATZ : Ils font du business.

M. le Rapporteur : Leur intervention sur le marché des femmes est le résultat d'une situation assez particulière. En fait, ces mafias, dont nous avons aujourd'hui une cartographie assez complète, intervenaient auparavant plutôt dans le trafic de cigarettes et le trafic d'armes. Ce sont les événements de Yougoslavie et la présence des troupes stationnées - car qui dit stationnement de troupes, dit prostituées - qui leur a révélé tout l'argent que l'on pouvait gagner dans ces nouveaux trafics.

C'était des réseaux préexistants. Ils se sont recyclés dans ces activités. C'est ainsi que les années 1997 et 1998 ont été marquées par une arrivée massive de filles de l'est, portée par une organisation terrifiante, avec même, semble-t-il, des accords internationaux conclus avec la mafia italienne. Cette dernière n'est pas organisatrice, mais assure la sécurité pour le transfert des filles sur son territoire et perçoit une « dîme » en échange. Le droit de passage perçu par la mafia italienne, qui les prend en charge et les restitue, sans être organisatrice, s'élèverait à 4 000 francs par fille.

La Moldavie est, certes, un petit pays, mais 30 % des filles entre dix-huit et vingt-cinq ans y ont disparu.

M. Christian HASSENFRATZ : C'est très inquiétant. La presse audiovisuelle a diffusé d'intéressants reportages à ce sujet. Dans le cadre des enquêtes menées au plan local, on découvre un proxénétisme que l'on croyait disparu, avec des proxénètes particulièrement agressifs et violents.

M. le Rapporteur : Très violents.

M. Christian HASSENFRATZ : ... qui perçoivent leur dîme et inspirent aux prostituées une crainte absolue. Cette crainte des représailles est prépondérante et, ensuite, le phénomène linguistique et culturel fait largement obstacle au climat de confiance qui doit présider aux relations entre un policier qui recueille une déposition et la personne en question. De ce fait, nous avons peu d'éléments sur la structuration des trafics, sur leur histoire et sur ce qui les a conduit à arriver dans l'agglomération lyonnaise.

Nous avons eu cinq affaires qui ont abouti l'an dernier, pour lesquelles des condamnations très significatives ont été prononcées à l'égard de proxénètes. Mais c'était assez circonstanciel, parfois le résultat de surveillances, parfois des filles qui, subitement, quittaient ce circuit pour différentes raisons et livraient alors des éléments à la police ; parfois des perquisitions fructueuses qui permettaient de caractériser les infractions.

Mais jusque là, nous nous en étions tenus aux incidences locales de ce phénomène, aux personnes que nous pouvions appréhender sur place sans envisager les perspectives d'enquêtes transfrontalières ; enquêtes qui sont très malaisées dans le climat actuel.

Pouvez-vous me donner des éléments quant à la contribution aux enquêtes des autorités étrangères requises, que ce soit celles de la Moldavie, la Roumanie ou tous les pays de l'ex-Yougoslavie. Qu'en est-il, notamment, de l'autorisation donnée aux policiers français de se transporter dans ces pays pour mener leurs investigations ?

Le SRPJ de Lyon se mobilise pour mener, à l'étranger, des investigations sur les réseaux.

M. le Rapporteur : Vous avez la possibilité de vous rapprocher du procureur de Strasbourg qui, dans cette bataille et devant l'absence de collaboration avec les autorités locales, a choisi la stratégie d'engager des procédures de droit français. En effet, il considère que cela met malgré tout les proxénètes et les réseaux en situation d'insécurité, même s'il n'y a pas d'exécution de peine ni de poursuites possibles. Il considère que c'est plutôt efficace.

C'est, en tout cas, une stratégie qui est privilégiée par rapport à l'intervention à l'extérieur des policiers français pour exécuter des actes de procédure.

M. Christian HASSENFRATZ : Cela suppose l'autorisation des autorités étrangères requises.

M. le Rapporteur : Elles vous seront accordées, parce qu'ils n'ont pas d'autres possibilités aujourd'hui en termes de politique de coopération. Ensuite, sur leurs capacités de réponse réelle, la situation est plus nuancée.

Je crois qu'il faudrait élaborer une sorte de liste des pays en fonction de leur coopération. J'ai, par exemple, le sentiment qu'en Ukraine aujourd'hui, l'appareil d'Etat a vraiment pris conscience du phénomène. Nous y avons rencontré des magistrats assez déterminés à s'occuper de la question de la traite.

Je serais peut-être plus réservé pour la Moldavie.

M. Christian HASSENFRATZ : C'est un pays dont on pensait qu'il allait se rapprocher de la Roumanie, puisqu'il en avait été détaché du temps de Staline.

M. le Rapporteur : Le problème le plus extraordinaire est celui de la Transnistrie, qui, depuis six ans, fort de ses 800 000 habitants, seul au milieu de l'Europe possède une armée, un drapeau, un parlement, un président de la République, une monnaie... et une douane ! C'est un pays que personne n'a reconnu et qui, pour les échanges internationaux, utilise les tampons de la Moldavie. C'est le lieu privilégié de tous les trafics, principalement des trafics d'armes. C'est par la Transnistrie que sont écoulées les armes provenant des armées de l'ex-Union soviétique qui ont alimenté tout le marché sur le Kosovo, etc.

C'est une situation assez aberrante propice à tous les trafics. Ils ont même instauré un contrôle douanier...

M. Christian HASSENFRATZ : Sur le fleuve ?

M. le Rapporteur : Oui.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Un article très intéressant est paru dans Le Figaro sur le sujet. C'est assez impressionnant. Grâce au fleuve, ils font ce qu'ils veulent.

M. le Rapporteur : La mondialisation, par certains aspects, a tout de même du bon. L'information circule et fait qu'au niveau des journalistes, des associations et des ONG, y compris en Moldavie, un véritable de travail de sensibilisation est réalisé sur la question de la traite pour essayer de tarir l'offre à la source.

M. Christian HASSENFRATZ : Les chiffres que vous citiez sont effrayants.

M. le Rapporteur : C'est pour cela qu'une mobilisation se dessine.

M. Christian HASSENFRATZ : Je pense au modèle italien. C'est une réflexion que nous devons avoir également. Nous devons pouvoir accueillir, protéger, isoler et, ensuite, inscrire les victimes dans une perspective d'insertion professionnelle...

M. le Rapporteur : Et de retour.

M. Christian HASSENFRATZ : ... et de retour. A l'heure actuelle, nous ne sommes pas en mesure de leur assurer une protection efficace, ce qui explique que lorsqu'elles sont entendues par la police, elles disparaissent très vite du trottoir lyonnais pour se retrouver dans les vingt-quatre heures ailleurs. Il y a une extrême mobilité.

M. le Rapporteur : Le juge d'instruction et le procureur de Nice avaient recueilli une déclaration d'une jeune Moldave, expliquant son terrible parcours, la brutalité, les viols, déclaration qui a permis des arrestations. A l'issue de cette audition - elle était, bien sûr, en situation irrégulière - ils sont allés l'enfermer dans un couvent, à la fois pour la protéger mais parce que c'était le seul endroit où, en accord avec les autorités françaises, on pouvait la placer.

M. Christian HASSENFRATZ : J'ai vu cela dans le sud de l'Italie où un prêtre a organisé un dispositif de protection. C'est carrément un fortin avec des barricades tout autour. Il est extrêmement menacé, et la police exerce une protection périmétrique autour de ces installations. C'est un dispositif extrêmement lourd.

L'Italie est probablement plus exposée que nous puisqu'elle est déjà, géographiquement, au contact direct de ces pays.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ma fille est installée là-bas. Elle me dit que l'on voit les Albanais débarquer par bateaux entiers. Ils ont chassé les Roms d'ailleurs.

M. le Rapporteur : Ce qui est assez inquiétant, c'est que la violence de ces réseaux est telle qu'aujourd'hui, en Italie, cela se traduit par de nombreux meurtres de jeunes filles qui tentent de se rebeller. Nous n'avons pas encore cela en France, mais ce sont les mêmes réseaux. C'était assez étonnant d'ailleurs, parce que, hier soir, les jeunes femmes disaient que les souteneurs n'avaient pas le même comportement, la même sauvagerie chez nous qu'en Italie, où ils ont peut-être un sentiment d'impunité plus fort. L'une d'elles nous racontait qu'une de ses amies y avait été tuée.

Est-ce qu'ils considèrent l'Italie comme une sorte de « centre de tri » ? En tout cas, la mafia albanaise est celle qui commet les actes les plus violents.

M. Christian HASSENFRATZ : Je pense que c'est un pays rural, un peu féodal. Il y a eu un régime stalinien pendant très longtemps.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je me rappelle avoir fait une mission dans ce pays. Le précédent régime était impressionnant. C'est un pays auquel on a enlevé son âme. Ce qui est assez étonnant, c'est que, en Albanie, vous ne trouvez même plus le moindre objet artisanal, pas même une broderie, contrairement à ce qui peut exister dans les pays voisins. C'est un pays effrayant. J'en suis revenue impressionnée. On sentait que les gens regardaient à gauche et à droite et ne vivaient plus.

M. le Rapporteur : Ils sont tous armés.

Ils avaient découvert « l'économie casino ». Ils pensaient tous devenir millionnaires...

M. Christian HASSENFRATZ : Vous évoquez le système « boule de neige » ?

M. le Rapporteur : Oui, qui a été organisé par l'Etat.

M. Christian HASSENFRATZ : J'avais vu cela en Roumanie car, dans mes fonctions antérieures, nous étions jumelés avec une juridiction du nord de la Roumanie. Nos correspondants magistrats, qui étaient des personnes de qualité, que je sentais vraiment soucieux de mettre en place dans leur pays une justice équivalente à celle que nous connaissons, disposaient de moyens dérisoires.

Ils étaient effectivement très préoccupés par une affaire de loterie qui, je crois, générait une part considérable du PIB. Ils ne savaient pas comment l'interrompre, parce qu'ils étaient conscients que si c'était une autorité d'Etat qui le faisait, cela risquait de provoquer une révolution. Finalement, cela s'est écroulé à un moment donné...

M. le Rapporteur : En Albanie, c'étaient les caisses d'épargne d'Etat qui avaient organisé cela. Ainsi, ils ont tous vécu pendant un an et demi sur l'idée qu'ils étaient en train de devenir millionnaires. Puis, quand le système a fait faillite, ils se sont révoltés et ont pris d'assaut toutes les casernes. C'est comme ça qu'ils sont finalement tous armés, y compris avec des armes de guerre.

M. Christian HASSENFRATZ : Il y a aussi une culture de l'arme.

M. le Rapporteur : Oui, c'est vrai.

M. Christian HASSENFRATZ : Il est certain qu'il existe des domaines dans lesquels nous devons être extrêmement vigilants. Le proxénétisme et la prostitution en sont un mais, sur le plan du droit du travail, ici, nous avons aussi les travaux agricoles qui pourraient éventuellement employer des personnes clandestines par le biais de pseudo-contrats.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Oui, mais nous n'avons pas, comme dans la Beauce, d'énormes exploitations... Notre agriculture est très morcelée, c'est une agriculture de polycultures. Il est plus difficile pour un agriculteur d'employer quelqu'un.

M. Christian HASSENFRATZ : Et je pense que, à la différence du Midi français, il existe ici une tradition d'ordre...

M. le Rapporteur : C'est plus saisonnier aussi. Je pense que ce sont des situations qui existent. Dans le sud-ouest, nous avons découvert quelques réseaux de ce genre organisés par des personnes de la même nationalité. C'étaient des Lettons qui faisaient venir d'autres Lettons, trois cents à peu près, pour des travaux saisonniers dans les Landes. Ils les payaient dix francs par jour. Mais cela durait un mois et ils rentraient chez eux.

M. Christian HASSENFRATZ : Nous avons eu deux signalements de médecins du Rhône pour des hébergements de clandestins, mais les dénonciations de voisinage n'ont pas été corroborées par l'enquête.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'étaient plutôt des sans-papiers que des esclaves ?

M. Christian HASSENFRATZ : Oui, sûrement. Mais quant il s'agit de personnes non déclarées, travaillant dans des conditions de précarité, on tombe assez vite dans le domaine de l'esclavage, parce que l'employeur, évidemment, profite de conditions qui lui sont très favorables, compte tenu des risques qu'il prend.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Oui, mais la personne n'est peut-être pas maltraitée. Ce n'est pas comme certaines situations effrayantes que nous avons vues dans des ateliers à Paris. Ce sont des mouroirs.

M. Christian HASSENFRATZ : On voit notamment toutes ces images de personnes venues d'Extrême-Orient, qui viennent travailler dans des ateliers en France. On n'arrive pas à bien décrypter la situation. S'agit-il de personnes qui le font avec la perspective de réussir ?

C'est très laborieux, de toute façon. Elles sont enfermées pendant quatorze heures par jour...

M. le Rapporteur : Mais pour une période déterminée. C'est une pratique très particulière, propre à la communauté chinoise, essentiellement, où tous les acteurs sont partie prenante, et consentants. Une somme d'argent est fixée au départ et doit être remboursée par prélèvement sur la rémunération. Cela dure en général quatre ans.

Pendant quatre ans, ils travaillent quatorze heures par jour, sont logés sur place, reçoivent une rémunération qui est de l'ordre de 3 000 francs par mois et, au bout de quatre ans, ils sont affranchis. Il n'y a plus de mainmise du réseau et ils n'ont de cesse alors, pour certains, que de devenir des organisateurs pour faire venir d'autres personnes à exploiter.

De plus, quand ils se sont affranchis, la communauté a ses propres règles pour leur faire des prêts s'ils veulent ouvrir une boutique ou trouver un logement.

Du point de vue des victimes, vous ne trouverez jamais quelqu'un qui vienne témoigner sur ce qu'il a subi. Des interventions ponctuelles sur ces ateliers, qui ne sont pas clandestins à 100 %, sont menées mais le système est bien plus sophistiqué. Il y a vingt-cinq ou trente salariés, quinze ou vingt sont déclarés, papiers en règle, et, au milieu, une dizaine qui sont en situation irrégulière.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Vous n'avez jamais eu d'affaires dans le Chinatown de Lyon, vers la Guillotière, où les restaurants se multiplient ?

M. Christian HASSENFRATZ : Non, d'affaires d'emploi de travailleurs clandestins, oui, bien sûr, mais pas d'affaires du type que vous décrivez. C'est vraiment très peu de choses par rapport aux 160 000 affaires traitées ici.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Tant mieux.

M. Christian HASSENFRATZ : Si cela correspond à la réalité, tant mieux. Sinon...

M. le Rapporteur : Je pense que, en matière d'esclavage économique, il ne doit pas y avoir beaucoup d'affaires ici. C'est vraiment sur la question du proxénétisme et de la traite que la situation pourrait évoluer rapidement, y compris vers des actes de violence plus nombreux. C'est assez préoccupant.

C'est un phénomène très fluctuant. Certaines villes ont connu, par exemple, l'arrivée massive de Bulgares il y a six mois, ce qui signifie qu'un réseau s'y est installé. Les jeunes femmes bulgares sont également assez maltraitées.

Ailleurs, on a observé l'arrivée des filles de Lituanie avec un système qui sera difficile à poursuivre pénalement puisque, apparemment, elles partagent les revenus avec le souteneur. Cela s'apparente plus à la méthode des Chinois. Elles ont une somme à rembourser, une fois la somme remboursée, il n'y a pas de contrainte de la part du réseau. Le problème, c'est qu'avec ce type d'activité, elles font fortune...

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il est étonnant de constater que la Slovénie n'est jamais citée en tant que pays d'origine de la traite.

M. Christian HASSENFRATZ : La Slovénie a toujours été une république yougoslave bien plus riche que les autres. C'est en plus un tout petit pays frontalier de l'Autriche.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : La région de Timisoara pourrait être pareille, mais ce n'est pas le cas. Lorsque nous y construisions notre orphelinat, le gouverneur me disait qu'il ne pouvait plus aller chez les Roms parce que ses services y étaient accueillis le fusil à la main. Il déclarait qu'il ne pouvait interdire aucune construction parce que les Roms revenaient de France très riches et construisaient des maisons sans autorisation. Or, c'est à côté de la Slovénie. C'est pour cela que ce pays est étonnant : est-ce dû au tempérament, aux gouvernements ? Je m'interroge.

M. Christian HASSENFRATZ : Sur le fonds du débat, je rejoins votre préoccupation et vous avez pu constater lors de votre rencontre avec la police judiciaire que nous allons nous employer à investir ce domaine. Je pense qu'au-delà de l'aspect humain, si nous ne réagissons pas à temps, nous risquons de nous retrouver avec des mafias bien implantées sur notre sol.

M. le Rapporteur : Le service de la PJ n'avait plus jusqu'à très récemment de section spécialisée dans le proxénétisme ; il est en train de la reconstituer.

M. Christian HASSENFRATZ : Il restait les Offices centraux, bien entendu, mais, en effet, sur le plan local, il faut reconstituer un service susceptible d'avoir une capacité de projection à l'étranger.

Il faut dire que le proxénétisme avait pratiquement disparu, à part celui de cohabitation et des salons de massage, où parfois la police tombait, dans telle ou telle structure, sur des situations qui méritaient d'être éclaircies, mais nous n'avions plus vraiment d'affaires de ce type.

C'était une infraction qui avait quasiment disparu depuis une vingtaine d'années. C'est cette mafia de l'est qui a réintroduit à nouveau ce proxénétisme pur et dur dans notre pays.

M. le Rapporteur : Ce qui n'empêchera pas de voir renaître le débat entre les tenants de l'abolitionnisme et les partisans de la réglementation. Je dois dire que l'approche que ces jeunes femmes ont de ce qui se passe en Allemagne et dans les pays réglementaristes est assez éclairante : pour elles, c'est la punition d'aller là-bas.

M. Christian HASSENFRATZ : Je me suis rendu avec d'autres procureurs aux Pays-Bas. Il est vrai qu'ils en ont l'approche que nous connaissons ; elle n'est pas totalement inintéressante. C'est la théorie de l'endiguement, au sens propre et figuré : il y a un problème, on estime qu'il faut le traiter et l'on va essayer de fixer le phénomène dans une zone contrôlable. Autour de ce périmètre, on met une digue, et c'est comme ça que l'on en arrive au quartier rouge d'Amsterdam. Connaissent-ils aussi ces phénomènes d'arrivée des filles de l'est ? A mon avis, ils doivent être infiniment mieux contrôlés là-bas parce qu'ils savent exactement, pour chaque maison, qui sont les occupants, les propriétaires ou les prête-noms. Cela a l'air d'être un travail de fond très important.

M. le Rapporteur : Ils ont les noms de filles, mais ici aussi la police les a.

M. Christian HASSENFRATZ : Cela va bien au-delà. Le système néerlandais repose sur une sorte de triumvirat que constituent le maire, le chef de la police et le procureur, le maire n'étant pas un élu, mais une sorte de préfet ayant à ses côtés un conseil municipal élu. Ce triumvirat se réunit de manière habituelle en se fixant des objectifs communs et se donne les moyens, y compris financiers, de réussir. Je dois reconnaître avoir été impressionné par la connaissance qu'ils ont du quartier rouge, qui représente quelques centaines de maisons dans Amsterdam, avec une cartographie très précise et un recueil des renseignements venant de toutes les administrations, sur les propriétaires, etc. Nous ne pourrions pas procéder de la même façon, ne serait-ce qu'en raison de notre position abolitionniste.

M. le Rapporteur : La vision que l'on peut avoir du fonctionnement de ces établissements, c'est que tant la présence que le choix des filles est entièrement aux mains des réseaux. Les policiers et magistrats de Strasbourg, qui sont tout près de l'Allemagne, sont tout à fait affirmatifs sur ce point.

D'ailleurs, les filles l'expriment aussi. Pour elles, c'est une sanction. Celles qui se comportent mal ici, qui ne ramènent pas assez d'argent vont en Allemagne : « Tu iras trois mois faire de l'abattage en Allemagne ou aux Pays-Bas. » Pour les femmes, c'est vraiment l'horreur. C'est la plus grave des sanctions que d'être obligées d'aller dans ces maisons.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je n'ai jamais très bien compris comment cela fonctionnait en Hollande. S'agit-il d'établissements ou est-ce organisé dans une certaine liberté à l'intérieur d'un quartier ? Est-ce que ce sont des établissements surveillés sanitairement ou des appartements loués ?

M. Christian HASSENFRATZ : Tout le quartier est en surveillance complète.

M. le Rapporteur : Une surveillance complète, sanitaire, policière...

M. Christian HASSENFRATZ : Administrative, fiscale.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : La surveillance, oui, mais qu'en est-il de la situation des proxénètes ?

M. Christian HASSENFRATZ : J'imagine que le proxénétisme est interdit chez eux comme chez nous. Le but est justement d'empêcher les mafias et les réseaux de pénétrer ce dispositif. Y parvient-on ? C'est une autre affaire, mais on s'en donne, en tout cas, les moyens.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ce ne sont que des femmes « libres », si j'ose dire, qui travaillent à l'intérieur de ce périmètre et pas des femmes soumises à des réseaux ?

M. le Rapporteur : C'est la théorie.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Comment se fait-il que les proxénètes n'entrent pas dans le dispositif ?

M. le Rapporteur : Ils sont de fait fortement impliqués. Deux réalités cohabitent, parce que quand une fille veut s'en sortir, le système mis en place lui permet d'avoir des perspectives. Les proxénètes ne vont pas aller contre la police d'Amsterdam.

Mais, en réalité, le choix et les flux des filles qui viennent dans ces établissements, que ce soit en Allemagne ou aux Pays-Bas, sont totalement maîtrisés par les réseaux. Cette situation est d'ailleurs lourde de problèmes considérables que vous pouvez imaginer, par exemple de corruption.

Audition de M. Yvon OLLIVIER,
préfet de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur,
préfet des Bouches-du-Rhône

accompagné de M. Yves DASSONVILLE,
préfet délégué pour la sécurité et la défense,

M. Philippe CURÉ,
sous-préfet chargé de la politique de la ville

M. Rachid BOUABANE-SCHMITT,
secrétaire général adjoint,

et Mme Mady VETTER, juriste,
responsable du bureau régional des ressources juridiques internationales (BRRJI), représentant Mme Aline VERGNON-BONDARNAUD,
déléguée régionale aux droits des femmes et à l'égalité (DRDFE)



(compte rendu de l'entretien du 18 septembre 2001 à Marseille)

M. Yvon OLLIVIER : Mesdames, messieurs les députés, soyez les bienvenus dans le département des Bouches-du-Rhône. Je suis très heureux d'accueillir la délégation de la Mission d'information sur les diverses formes de l'esclavage moderne. Nous sommes, moi et mon équipe, à votre disposition pour vous donner toute information sur ce qui se passe ou se passerait dans le département sur le thème important qui fait l'objet de votre mission.

M. le Rapporteur : Comme vous l'avez rappelé, notre Mission d'information a pour objet les diverses formes de l'esclavage moderne dont il s'agit d'examiner trois formes identifiées.

Premièrement : l'esclavage domestique. On pourrait penser que ce phénomène est essentiellement concentré dans la région parisienne. Mais, l'action du Comité contre l'esclavage moderne a mis en lumière des situations analogues ici ou là, en province. Notre approche consiste à appréhender géographiquement le phénomène. Elle est sans doute limitée, faute d'une connaissance suffisante du phénomène dans les autres régions françaises.

Deuxièmement : l'esclavage économique et la question des ateliers clandestins. Là encore, le phénomène semble concentré sur la région parisienne. C'est pourquoi nous sommes très curieux de savoir s'il existe à Marseille.

Troisièmement : l'esclavage sexuel et la question de la traite. On parle beaucoup des prostituées des pays de l'est, de réseaux et d'actes de barbarie dont elles sont victimes. Les témoignages et les informations que nous avons d'ores et déjà recueillis font état de comportements, d'actes d'une cruauté inouïe. En Roumanie ou en ex-Yougoslavie se trouvent des endroits où l'on vend des femmes qui, avant d'être envoyées en Italie, sont conditionnées et violées à répétition.

La finalité de notre mission est double.

D'abord, dresser le constat de ces situations dans leurs trois aspects. Ensuite, améliorer les formes d'intervention de l'Etat et des collectivités locales. Enfin, élaborer un texte législatif, la piste essentielle que nous étudions consistant à mettre en place un statut pour les femmes victimes d'esclavage sexuel. A l'instar de ce qui se fait déjà en Italie ou en Belgique, l'objectif est de réfléchir à une législation qui leur reconnaîtra des droits et la qualité de victime.

Telles sont les pistes sur lesquelles nous travaillons. Le Premier ministre a annoncé la semaine dernière qu'il attendait les conclusions de notre Mission pour prendre rapidement des initiatives. Il s'agit également de transcrire dans notre droit le protocole additionnel de Palerme qui fait suite à la convention de Vienne sur la traite. Nous serons ainsi amenés à apporter des modifications à notre code pénal de manière à donner des définitions de la traite qui permettront d'améliorer l'efficacité des procédures pénales.

Nous souhaitons donc nous informer de l'état de la situation dans la région de Marseille et des réponses que vous avez élaborées de manière à ce que vos informations figurent dans notre rapport.

M. Yvon OLLIVIER : Je n'évoquerai que la situation de Marseille, la prostitution des filles de l'est constituant un problème spécifique à Nice dont les magistrats niçois auront l'occasion de vous entretenir.

En ce qui concerne l'esclavage domestique, le seul cas qui a été porté à ma connaissance est celui d'une jeune malienne.

Quant au travail clandestin, on ne peut pas exclure qu'il existe quelques formes d'exploitation dans des ateliers clandestins. Mais jusqu'à présent, nous n'avons pas mis à jour de phénomène massif d'esclavage. Pour autant, compte tenu de l'existence d'une population en situation très précaire, composée de nombreux immigrés en provenance d'Afrique du nord, d'Europe de l'est et du Proche-Orient, avec une nouvelle vague d'immigration qui durcit le problème, des phénomènes d'exploitation de travailleurs clandestins ne sont pas à exclure.

Quant à l'esclavage sexuel, nous ne connaissons pas encore, à ma connaissance, le phénomène des prostituées niçoises. La prostitution des filles de l'est reste, semble-t-il, assez rare à Marseille. On ne peut pourtant pas exclure que le phénomène se mette en place dans certaines zones périphériques. En revanche, il convient de parler de prostitution masculine et, semble-t-il, de mise en place progressive de réseaux. C'est un de nos grands sujets d'interrogation. Je pense tout particulièrement aux « jeunes errants » - essentiellement des jeunes marocains - qui vivent désormais par centaines dans les rues de Marseille. Certains sont isolés, d'autres probablement entre les mains de filières. Si nous n'avons pas encore bien identifié l'existence effective de réseaux d'exploitation d'enfants ou d'adolescents, nous de devons pas en être très éloignés.

Telle est, brossée à très gros traits, la situation générale.

M. Yves DASSONVILLE : Sans anticiper sur la réunion avec les services de la police et de la gendarmerie qui aura lieu tout à l'heure, je veux indiquer que l'on compte à Marseille 385 prostituées, dont 31 % d'étrangères - des Algériennes, des Espagnoles et des Ghanéennes, pour l'essentiel. La proportion d'étrangères est nettement plus importante à Cannes ou à Nice.

Le phénomène des jeunes errants est spécifique à Marseille. Débarqués par cargo dans le port de Marseille, on les retrouve près de la gare Saint-Charles où ils se livrent à différentes activités, notamment la prostitution.

S'agissant du travail clandestin, peu d'affaires nous sont remontées. Les procédures engagées sont en nombre limité. Jusqu'à présent, pour l'année 2001, nous avons pu identifier 78 Français et 64 étrangers employés de manière irrégulière.

M. Philippe CURÉ : D'autres formes d'exploitation d'enfants peuvent exister dans des cités difficiles, même s'il est très difficile de circonscrire le phénomène, les enfants contribuant à l'économie informelle qui procure une partie du revenu de la famille. Je pense en particulier à certaines cités où sont installées, depuis deux ans, des populations en provenance d'ex-Yougoslavie, désignées de manière informelle comme Bosniaques, même si cela ne signifie pas qu'elles viennent effectivement de Bosnie. J'ai la presque certitude qu'il existe dans certaines cités, comme celle du parc Bellevue, des formes sinon d'esclavage ou d'exploitation, du moins d'utilisation à vocation économique de ces jeunes.

Mme la Présidente : Qu'entendez-vous par jeunes enfants ?

M. Philippe CURÉ : Il s'agit de très jeunes enfants, dont les plus jeunes ont dix ou douze ans.

Nous avons également mis en lumière d'autres pratiques, dans la cité de Castellane, où de très jeunes de huit à douze ans, contrôlés par leurs grands frères, se livrent à des cambriolages pendant que les parents passent l'hiver au pays. Ils contribuent ainsi à constituer des stocks, leurs aînés jouant le rôle de receleur, stocks qui seront écoulés l'été suivant quand les parents rentreront au pays

Cette pratique évoque assez clairement une exploitation précise. Faut-il pour autant parler d'esclavage ? Je n'en suis pas sûr. Car, dans ce type de quartier, la contribution des enfants à l'économie familiale existe depuis longtemps.

En matière de prostitution, je confirme que le phénomène des jeunes errants est le cas le plus singulier de Marseille.

M. le Rapporteur : Existe-t-il des réseaux de mendicité à Marseille ?

M. Philippe CURÉ : Oui, mais le phénomène est beaucoup moins prononcé qu'en région parisienne.

Mme la Présidente : Y a-t-il beaucoup d'enfants venant des pays d'Europe de l'est à Marseille ?

M. Yvon OLLIVIER : Non ! On ne voit pas beaucoup de jeunes de l'est pratiquer la mendicité dans les rues de Marseille.

Mme la Présidente : Les enfants dont vous parlez sont-ils scolarisés ?

M. Philippe CURÉ : De manière très volatile ! Les assistantes sociales ont beaucoup de mal travailler avec les familles qui sont soit peu présentes, soit hostiles à leur venue.

Mme la Présidente : Le phénomène des jeunes errants est spécifique à Marseille, même si Montpellier commence à être touché. L'association « jeunes errants » peut-elle, à elle seule, assurer un suivi ? Vous avez parlé de plusieurs centaines d'enfants. Lorsque j'ai rencontré cette association au moment de sa création, ils n'étaient qu'une dizaine.

M. Yvon OLLIVIER : On en n'est plus du tout à ce niveau-là !

M. Rachid BOUABANE-SCHMITT : L'association « jeunes errants » avec laquelle j'ai beaucoup travaillé ne peut prendre en charge qu'une partie infime de la réalité du problème.

Pour notre part, nous nous efforçons de maintenir son action sur la voie publique, de telle façon qu'elle puisse prendre contact avec le plus grand nombre de jeunes. A elle seule, elle ne peut assurer le suivi des mineurs, la compétence légale en matière de protection de l'enfance revenant d'ailleurs aux pouvoirs publics et à ses services spécialisés.

Nous sommes en train de mettre en place un réseau au sein des maisons d'enfants pour accompagner, avec l'aide des éducateurs de l'association, ces mineurs dans les foyers. Nous pensons en effet que l'on ne doit pas transférer la charge de l'hébergement des jeunes à l'association.

Mme la Présidente : Lorsqu'elle a été créée, l'association disposait-elle d'un foyer ?

M. Rachid BOUABANE-SCHMITT : Non, elle n'a jamais eu de foyers. Par contre, elle hébergeait les jeunes dans des hôtels. Cette situation posait de grosses difficultés et rendait impossible toute forme d'accompagnement social. Les jeunes, placés à l'hôtel à 22 heures par les éducateurs, s'enfuyaient immédiatement, certains se rendant par le train à Barcelone, via Montpellier.

Mme ISAAC-SIBILLE : Le juge de tutelle intervient-il ?

M. Rachid BOUABANE-SCHMITT : Oui. Les jeunes sont placés auprès d'une association au titre de l'ordonnance de 1945, art. 33.

Nous avons dû réorienter le travail de l'association « jeunes errants », car elle se trouvait complètement saturée par la prise en charge hôtelière des jeunes. Du coup, elle ne pouvait plus faire son travail de prospection sur la voie publique. Aujourd'hui, le phénomène s'aggrave et se répand dans d'autres régions, comme à Bordeaux, où le Conseil général a ainsi ouvert un établissement d'une soixantaine de places pour ces jeunes.

Mme la Présidente : Le phénomène des « jeunes errants » a débuté à Marseille, n'est-ce pas ?

M. Yvon OLLIVIER : Oui, il s'agissait de jeunes en provenance de Casablanca.

Mme la Présidente : Ce sont tous de jeunes Marocains ?

M. Yvon OLLIVIER : L'ambassadeur du Maroc en France, que j'ai rencontré à l'occasion du forum pour l'Europe que j'organisais à la demande du Gouvernement, m'a demandé d'être très prudent quant à la nationalité marocaine de tous ces jeunes errants et m'a rappelé que ce n'est pas parce qu'ils venaient tous de Casablanca qu'ils étaient pour autant tous marocains.

Cela dit, d'après nos informations, les jeunes errants sont essentiellement de nationalité marocaine. Quant à leur nombre, j'ai indiqué qu'ils étaient plusieurs centaines.

M. Rachid BOUABANE-SCHMITT : Oui, on dénombre actuellement 500 à 600 jeunes errants à Marseille.

Mme la Présidente : C'est considérable ! Que se passe-t-il lorsque ces jeunes deviennent majeurs ?

M. Rachid BOUABANE-SCHMITT : Vaste problème !

M. Yvon OLLIVIER : Connaître leur âge est déjà un problème ! On compte d'ailleurs probablement un certain nombre de faux mineurs qui ont dépassé 18 ans mais qui, au regard de la loi, ont tout intérêt à rester mineurs. Certains jeunes, semble-t-il, refusent de vieillir...

Mme la Présidente : Y a-t-il des reconduites à la frontière après dix-huit ans ?

M. Rachid BOUABANE-SCHMITT : Oui, mais faut distinguer deux populations. La première est composée des jeunes qui ont fait l'objet d'interpellations successives. Elle est prise en charge administrativement et échappe largement au réseau d'accompagnement social. La seconde est prise en charge par l'association. Nous travaillons sur le retour dans le pays d'origine, et grâce à l'aide du consulat marocain, on compte entre un quart et un tiers de retours. Lorsqu'ils ne souhaitent par rentrer au pays, d'autres solutions sont recherchées : formation ou réinsertion dans le système scolaire. Grâce à l'inspecteur d'académie, une classe permettant aux jeunes de réintégrer le circuit scolaire a été mise en place.

Nous avons également passé un accord informel avec l'association visant à régulariser, à leur majorité, ceux qui ont fait preuve de leur capacité d'insertion en se formant ou en intégrant le système scolaire. Mais on ne compte que dix ou douze cas par an.

M. Yvon OLLIVIER : Le système a ses limites. S'il se sait que nous prenons totalement en charge des jeunes dans une filière de formation leur ouvrant une voie de régularisation, on risque de créer un système d'appel d'air. Au demeurant, ce risque existe déjà, puisque le foyer des jeunes errants de Marseille est bien connu de l'autre côté de la Méditerranée. C'est le dilemme terrible. D'un côté, un traitement social et humain est nécessaire pour ces jeunes qui sont à la fois des délinquants et des jeunes exploités. D'un autre côté, on ne peut pas se permettre de mettre en place des formules d'accueil trop sophistiquées et trop encourageantes. Car comme nous de disposons d'aucun moyen de contrôle à l'entrée ni de moyens de reconduire à la frontière, qui nous dit qu'il n'y pas plus de 600 jeunes errants à Marseille ? La situation est particulièrement difficile. Les médias nous ont mis en difficulté sur ce dossier au motif que l'on traitait les jeunes errants de façon inhumaine. On nous reprochait de ne pas en faire assez, de les traiter de façon inhumaine, alors que ces mêmes organes de presse et les élus se plaignaient des dégâts causés par les jeunes errants.

Mme la Présidente : Y a-t-il des filles parmi les jeunes errants ?

M. Yvon OLLIVIER : Ce sont essentiellement des garçons.

Mme Mady VETTER : Il y a cependant de plus en plus de jeunes filles qui viennent, seules, du Maroc et d'Algérie.

Mme ISAAC-SIBILLE : Sont-elles majeures ou mineures ?

Mme Mady VETTER : Elles sont probablement à la limite de la majorité et doivent avoir entre quinze et dix-huit ans.

M. Rachid BOUABANE-SCHMITT : Alors que les jeunes garçons marocains sont de plus en plus jeunes - dix ou douze ans.

M. Yvon OLLIVIER : Pour autant, la très grande majorité des jeunes errants ont entre quatorze et dix-huit ans, voire seize à dix-huit ans.

M. Rachid BOUABANE-SCHMITT : C'est de moins en moins vrai !

Mme Mady VETTER : Je vous propose de commenter la note que j'ai rédigée sur la question de l'esclavage moderne. J'ai travaillé sur cette question en qualité de responsable du bureau régional des ressources juridiques internationales (BRRJI) mission d'appui à la délégation régionale aux droits des femmes et à l'égalité. Je suis juriste, docteur en droit international.

Le bureau ne reçoit pas le public. Il a pour mission de répondre aux questions des juristes d'association, des assistantes sociales, des travailleurs sociaux, de toute personne qui souhaite s'informer. Certaines questions sont pointues et exigent un travail en profondeur. Mon champ d'activités est assez large et ne concerne pas exclusivement le droit au séjour, mais toute question relative au droit international privé et au droit comparé.

Dans le cadre de mes activités, je me suis intéressée à l'esclavage moderne. J'ai notamment travaillé avec une structure allemande qui procédait à un travail de comparaison sur la situation de l'esclavage moderne en 1999 entre la France, le Royaume Uni et l'Allemagne. Ce travail a fait l'objet d'un rapport qui n'a pas encore été traduit en français.

J'ai également répertorié les formes multiples de l'esclavage moderne. Ainsi, nous n'avons pas encore parlé de l'esclavage pour dettes, mais il faut savoir que lorsqu'un clandestin emprunte de l'argent pour son voyage, il devra rembourser cet emprunt.

Pour moi, l'invisibilité est une des caractéristiques principales du phénomène : l'esclavage ne se voit pas. On parle de chiffres, de statistiques. Certes, mais l'invisibilité du phénomène rend très difficile le maillage.

Beaucoup de victimes sont hors de tout cadre juridique.

Il me paraît aussi important de souligner l'existence de réseaux très spécifiques, qui se multiplient et désormais s'entrecroisent. Leurs activités ont trait à la prostitution, l'immigration clandestine et le trafic de stupéfiants. Les associations et les travailleurs sociaux m'ont avoué qu'ils étaient dépassés par le phénomène, sans commune mesure avec la situation d'il y a dix ans.

Notre bureau collabore avec plusieurs structures. Je pense en particulier à l'association Jeunes errants, au Comité contre l'esclavage moderne qui a ouvert une antenne à Marseille et m'a soumis un cas individuel.

Engager une action en justice est difficile : on manque trop souvent de preuves. Je pense tout particulièrement au cas de la jeune malienne évoqué par M. le Préfet. Une personne tout à fait honorable était mise sur la sellette, et cette affaire d'esclavage domestique n'a pas eu de suite. J'ai également travaillé avec une juriste : elle a montré que l'esclavage était plus facile à exercer sur des enfants, car ils n'ont pas encore d'identité, ils ont un âge incertain, ne se plaignent pas et ne s'enfuient pas. Quoi qu'il en soit, il est très difficile de réunir le nombre de preuves suffisantes pour entamer une action judiciaire.

Le séminaire qui s'est tenu en décembre 2000 à Nice a permis de mettre en évidence un certain nombre de problèmes relatifs aux formes d'esclavage contemporain, notamment que les pays d'accueil avaient tendance à considérer les personnes victimes d'esclavage comme des étrangers en situation irrégulière. Je pense tout spécialement aux femmes qui se prostituent et qui souhaitent s'en sortir. La crainte d'être expulsées les dissuade de dénoncer les crimes dont elles sont victimes. Je suis amenée à travailler avec de nombreuses associations parce que les travailleurs sociaux ne sont pas formés aux questions juridiques, notamment en matière de droit des étrangers.

Je me suis intéressée aux expériences menées en Italie et en Belgique. Dans quelle condition va-t-on pouvoir introduire la notion de crime d'esclavage ? De quelle manière travailler à une insertion des victimes ? Comment leur éviter une condamnation à mort certaine lorsqu'elles sont expulsées après avoir dénoncé des proxénètes ?

Mme la Présidente : Votre bureau est-il unique en France ?

Mme Mady VETTER, représentant Mme Aline VERGNON-BONDARNAUD : Il a été mis en place par une décision prise en Conseil des ministres en 1996 à l'occasion de la journée internationale des femmes. Comme il a bien marché à Marseille, les pouvoirs publics ont décidé d'en installer un à Paris.

M. le Rapporteur : L'investissement de votre délégation sur les questions de prostitution est-il décidé régionalement ou votre action est-elle inscrite dans la démarche de votre ministère ?

Mme Mady VETTER, représentant Mme Aline VERGNON-BONDARNAUD : La prostitution est un des grands axes de travail du secrétariat d'Etat aux droits des femmes et à la formation professionnelle. D'ailleurs, des budgets conséquents ont été accordés sur cette ligne. La lutte contre la prostitution s'inscrit dans les politiques mises en place au plan national pour lutter contre toutes les formes de violences faites aux femmes et que la déléguée régionale applique au plan local.

Mme Odette CASANOVA : Y a-t-il une implantation de réseaux chinois dans les ateliers clandestins ?

M. Yvon OLLIVIER : On en entend parler, mais le phénomène paraît très réduit et n'est pas apparent.

Audition de Mme Françoise LLAURENS,
première vice-présidente du tribunal de grande instance de Marseille,

M. Francis FRÉCHÈDE,
procureur près le tribunal de grande instance,

M. Jean-Pierre DESCHAMPS,
président du tribunal pour enfants

et de M. René CRAPOULET,
directeur départemental adjoint de la protection judiciaire de la jeunesse



(compte rendu de l'entretien du 18 septembre 2001 à Marseille)

Mme la Présidente : Notre Mission a un triple objectif. D'abord, établir un état des lieux de l'esclavage sexuel et économique en France. Je ne parle d'ailleurs plus d'esclavage moderne, car nous prenons de plus en plus conscience qu'il n'y a guère de modernité dans les formes d'esclavages que nous rencontrons. En réalité, c'est de l'esclavage tout court.

Ensuite, nous voulons vérifier l'adéquation des textes, notamment du code pénal, avec les situations que nous souhaitons voir réprimer plus sévèrement. Je le dis clairement : la justice française réprime peu ces faits. Peu de dossiers arrivent d'ailleurs jusqu'à elle. Et lorsque des poursuites sont déclenchées ou des instructions menées à leur terme, les sanctions nous paraissent dérisoires. Je ne pense à aucun dossier marseillais, mais à des dossiers parisiens que vous connaissez aussi bien que moi. Souvent, d'ailleurs, il n'y a pas d'instruction pour les formes d'esclavage auxquelles nous pensons et ce sont des dossiers très maigres qui arrivent en citation directe.

Il est vrai que l'incrimination criminelle du titre I du livre II du code pénal qui fait de l'esclavage un crime contre l'humanité répond à des conditions bien définies et ne correspond pas aux formes d'esclavage que nous recensons en France. Quant aux quelques textes qui restent à notre disposition, ils ne prévoient pas de sanctions graves. Je pense notamment aux articles sur les atteintes à la dignité, qu'il s'agisse de logements indécents ou de conditions de travail inacceptables. Ces textes prévoient une amende ou une peine d'emprisonnement sans commune mesure avec la gravité des violences atteintes par ce type d'infractions.

Nous réfléchissons ainsi à l'élaboration d'un texte intermédiaire entre le crime contre l'humanité et les petites atteintes à la dignité - petites au regard des peines, mais gravissimes lorsque l'on se penche sur les faits. Enfin, nous souhaitons que notre travail soit très centré sur les victimes et leur statut, tout en étant conscients d'une difficulté majeure résultant de ce que les victimes sont souvent auteurs d'infraction et en situation illégale sur le territoire de la République. Bien sûr, la poursuite des auteurs est importante. Mais l'accueil, l'accompagnement, le souci de la réinsertion des victimes est pour nous encore plus important.

Nous nous sommes penchés sur les expériences italiennes et belges. Il y a là des modèles européens dont nous pouvons nous inspirer.

Quel regard portez-vous sur l'esclavage ? Quelles suggestions pourriez-vous nous apporter ?

M. Francis FRÉCHÈDE : Je commencerai par la prostitution, car à Marseille, c'est une réalité criante. Si j'en crois les indications qui m'ont été données, la prostitution marseillaise représenterait 8 % de la prostitution en France. Si l'on s'en tient aux contrôles effectués par les services de police, on dénombre entre 600 et 650 prostituées - 450 sur la voie publique et 200 qui exercent leur activité dans des salons, des saunas et surtout des studios. On compte près de 15 % de prostitution homosexuelle, 25 % de prostituées étrangères - des jeunes femmes des pays du Maghreb, mais aussi du Ghana -, et 30 % de toxicomanes qui sont souvent en grande difficulté sur le plan sanitaire.

Le profil de la prostitution marseillaise ressemble à la ville, du moins à sa population. C'est une prostitution qui s'offre à une population pauvre et peu exigeante ; c'est enfin une prostitution à bas prix. Elle est sans rapport avec la prostitution que l'on rencontre sur la Côte d'Azur. Il s'agit d'une prostitution de filles qui sont surtout des solitaires et qui exercent leur activité pour des raisons économiques. Cela dit, Marseille devenant une ville de congrès et de colloques, rien n'exclut que la ville s'achemine vers le type de prostitution que l'on rencontre à Nice ou à Cannes.

Quant à la répression pour fait même de prostitution, elle est très faible. Le nombre de procès-verbaux pour racolage actif s'établit à moins de trente par an. Ils sont pour la plupart dressés à la demande de riverains.

Quelle est la capacité de l'institution judiciaire à répondre à des infractions qui sont réputées parmi les plus graves ? Le proxénétisme à Marseille ressemble un peu au phénomène de la prostitution elle-même. Certes, on dénombre quelques « personnages » du milieu marseillais - les « voyous professionnels » - qui vivent pour une bonne partie des revenus de la prostitution et sont organisés en réseaux qui ont des ramifications en Belgique, aux Pays-Bas, au Luxembourg et en Allemagne. Certes, certaines affaires de proxénétisme aggravé font l'objet d'informations judiciaires. Mais en réalité, le gros des infractions portées à notre connaissance sont des faits de proxénétisme par aide et assistance, ou partage des produits de la prostitution. Ainsi, 60 % des poursuites sont exercées dans le cadre d'une prostitution simple, par aide et assistance ou partage des produits ; entre 20 et 25 % pour faits de proxénétisme aggravé. Les comparutions immédiates ou les citations directes sont d'ailleurs plus nombreuses que les informations judiciaires, ce qui donne bien le reflet des infractions portées à notre connaissance.

Pour autant, le taux de poursuites est très élevé, de l'ordre de 60 %, alors qu'il est de 27 % pour la totalité des infractions traitées par le parquet de Marseille.

On parle beaucoup de prostitution des mineurs, notamment au centre ville de Marseille et dans les environs de la gare Saint-Charles. Le phénomène nous inquiète un peu, sans que l'on connaisse son ampleur. Les services de police assurent qu'il n'existe pas de véritables réseaux de prostitution de mineurs. S'il n'y a pas de réseaux à proprement parler, reste qu'il existe un phénomène de prostitution dont les mineurs sont victimes et qu'un certain nombre d'adultes en tirent profit.

En début d'année, nous avons eu à traiter une affaire exemplaire de prostitution de mineur. Elle mettait en cause deux consommateurs au profil très différents : un professeur d'histoire et de géographie d'Aix-en-Provence de cinquante-cinq ans et un jeune Marocain, lui-même prostitué. Ils ont été identifiés comme consommateurs grâce aux bons soins d'un majeur de vingt ans qui tirait des profits dérisoires de cette entreprise. Cette affaire, plus sordide qu'exemplaire, démontre bien que le phénomène est difficile à appréhender, même s'il est très présent dans le centre ville. Des affaires de ce type ne remontent pratiquement jamais. C'est pourquoi nous sommes totalement démunis.

M. Jean-Pierre DESCHAMPS : En général, les mineurs prostitués ne sont pas sous la coupe d'un adulte. Il s'agit d'une population errante qui trouve dans la prostitution des ressources financières d'autant plus faciles que la clientèle est très active. On peut même soutenir que la clientèle, bien plus que les souteneurs, est le vrai problème du phénomène des mineurs prostitués. Car il faudrait être fou pour être souteneur de mineurs.

Je voudrais vous soumettre un problème majeur que j'exposerai en vous lisant les extraits du procès-verbal d'une petite Roumaine née le 3 octobre 1984. « Il y a deux ans environ, j'ai été placé au foyer X. J'avais eu des problèmes de vol. J'ai fait deux mois de prison et je voulais plus voler. Il y a deux ou trois mois, la femme de mon père, ma tante, et le mari de ma tante sont venus m'enlever du foyer. Ils m'ont prise par la force. Je ne pouvais pas m'échapper. J'étais entre ma belle-mère et ma tante dans la voiture. Ils m'ont dit qu'il fallait que je me marie avec Radovic M. Je pense que mes parents voulaient que je me marie pour récupérer de l'argent. Chez nous, les filles se vendent. Les deux premiers jours, je n'étais pas surveillée. Après, j'ai été surveillée tout le temps, car ils avaient peur que je m'échappe. J'étais enfermée. Je faisais le ménage dans la caravane de mon mari. Ils avaient prévu de faire des cambriolages et ils voulaient que je vole avec eux. Il y a deux ou trois jours, le père de mon mari m'a demandé de venir voler avec eux. Je lui ai dit non. Le père de mon mari m'a alors frappée. C'était dans la caravane. Il m'a frappée avec ses pieds, avec ses mains. J'ai eu des relations sexuelles avec mon mari, mais il ne m'a pas forcée. J'étais d'accord. En fait, j'étais d'accord parce que j'étais mariée. Si j'avais pu, j'aurais pas fait ça ».

Cette petite s'est enfuie et réfugiée dans un foyer le 18 août. Le jour même, on lui a fait subir un examen médical dont voici les conclusions : « hématome sous-orbitaire droit ; hématome volumineux de la mandibule et de la joue droite avec _dème associé ; sous-hématome du bras gauche, face externe ; hématome de la cuisse droite, face latérale ; contusion costale gauche ; hématome avec abrasion cutanée à la face interne de la cuisse gauche. Bilan radiologique à prévoir ». Une information criminelle a été ouverte pour enlèvement, séquestration et viol.

Cette affaire est exemplaire parce qu'elle est unique sans être unique. Elle est unique dans la mesure où depuis deux ans - c'est rarissime - une petite Roumaine a demandé à être protégée et à entrer dans un foyer. Or tous les ans, des jeunes qui ne veulent pas rester en foyer sont interpellés et incarcérés.

C'est un problème d'autant plus grave que les seuls adultes avec lesquels nous sommes en rapport dans ce type d'affaires sont des avocats. Pour l'affaire de la jeune Roumaine, par exemple, j'ai eu affaire successivement à deux avocats, l'un du barreau de Marseille, l'autre du barreau du Paris, dont la mission était de récupérer les mineurs. J'ai même été soumis, comme les éducateurs, à des pressions, notamment de la part du barreau de Paris.

Ce problème très important me paraît insuffisamment traité. Il s'agit, il faut en être conscient, d'enfants vendus qui vivent avec de faux parents. Comment ne pas parler d'esclavage ? La petite Roumaine dont j'ai évoqué l'histoire est la seule qui ait accepté de témoigner. En général, les jeunes filles n'acceptent pas au motif qu'elles seraient sèchement rejetées par leurs familles. Et lorsqu'une mineure est prise par la police, conduite devant un juge et emmenée en prison à la suite d'un cambriolage, les familles ne se manifestent jamais. La petite Roumaine qui a passé deux mois en prison en a d'ailleurs voué une haine immense à sa famille.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Pourquoi les avocats veulent-ils récupérer ces jeunes filles ?

M. Jean-Pierre DESCHAMPS : Pour leurs clients ! N'oubliez pas qu'il y a beaucoup d'argent en jeu. La prostitution rapporte de l'argent, mais infiniment moins que le cambriolage. Les butins que rapportent ces jeunes filles lors de leurs cambriolages sont considérables.

Mme la Présidente : Les filles sont-elles de plus en plus utilisées pour le cambriolage ?

M. Jean-Pierre DESCHAMPS : Oui !

Mme la Présidente : Qu'allez-vous faire de cette petite Roumaine lorsqu'elle aura dix-huit ans ?

M. Jean-Pierre DESCHAMPS : Quoi qu'il arrive, elle a droit à une protection jusqu'à vingt-et-un ans. Nous pouvons l'aider à acquérir la citoyenneté française et à s'en sortir. Mais la situation reste très compliquée : cette adolescente n'a plus de famille. Comme beaucoup d'autres jeunes qui vivent dans les foyers, elle est dans une situation de désastre familial complet.

Mme la Présidente : Comme elle n'est pas française, elle peut être reconduite à la frontière.

M. Jean-Pierre DESCHAMPS : Non, son cas est particulier, car elle n'est pas en situation irrégulière. Comme elle a été placée auprès des services de l'aide sociale, il ne sera pas difficile de lui faire acquérir la nationalité française.

Mme la Présidente : Lorsqu'elle ne dépendra plus des services de l'aide sociale, pourrez-vous régulariser sa situation ?

M. Jean-Pierre DESCHAMPS : Oui, nous nous y efforçons déjà.

Mme la Présidente : C'est un point qu'il faut que l'on examine attentivement, car on nous dit souvent que la naturalisation prend des années.

M. Jean-Pierre DESCHAMPS : A Marseille, on commence à avoir l'habitude de ce genre de dossier. Son parcours est certes compliqué, mais je n'ai aucun souci quant à la réussite administrative du dossier. En revanche, il ne faut pas oublier qu'elle a été vendue. Il faut dont s'attendre à ce que sa famille veuille la récupérer.

M. le Rapporteur : Quelle est l'ampleur du phénomène des enfants roumains utilisés pour le vol à Marseille ?

M. Jean-Pierre DESCHAMPS : On ne connaît que ceux qui font l'objet d'une procédure, soit quinze à vingt jeunes, tout au plus. C'est bien évidemment l'aspect immergé de l'iceberg. Au tribunal, on ne voit que ceux qui sont immédiatement en danger ou ceux qui sont entrés dans un système de délinquance bien organisé. On déplore de très nombreux cambriolages. Dire qu'ils sont le fait de jeunes Roumaines, je n'en sais rien. Reste que lorsque nous arrivons à parler avec elles, elles nous disent qu'elles sont lâchées le matin et récupérées le soir.

Le problème est donc réel, même si l'on ne traite que quinze ou vingt dossiers.

M. Francis FRÉCHÈDE : En effet ! Les affaires portées à la connaissance de la section chargée de leur traitement judiciaire sont très résiduelles par rapport à la réalité. On devine que le phénomène est très présent, mais la délinquance de ceux qui ont autorité sur les mineurs reste invisible. Comme on ne parvient pas à les identifier, ils échappent à tout contrôle. Pourtant, ce sont des majeurs qui incitent à la mendicité et à la délinquance. Des textes sont à notre disposition, mais ils restent difficiles à mettre en _uvre. Le législateur, me semble-t-il, a compliqué les choses et les éléments constitutifs de l'infraction sont difficiles à réunir. Dans ces conditions, on n'appréhende que l'écume des choses.

M. le Rapporteur : Des enfants sont-ils victimes de réseaux qui les contraignent à la mendicité ?

M. Jean-Pierre DESCHAMPS : Certainement, mais la pratique de la mendicité est saisonnière et peu pourchassée. Dans une ville comme Marseille, très cosmopolite, ce genre de choses est assez naturel.

J'ai voulu vous soumettre le cas de cette jeune Roumaine parce qu'elle a eu la volonté de s'en sortir et parce que j'ai été confronté à une affaire extrêmement dure.

Comment mettre en place un système plus répressif ? A mon sens, lorsqu'une adolescente souhaite s'en sortir, il faut lui en donner les moyens et la protéger. Ce n'est pas évident, car un avocat peut toujours venir me trouver avec des lettres de recommandation pour avoir accès au dossier.

Mme Françoise LLAURENS : C'est un problème que l'on rencontre dans de nombreuses procédures pénales, en effet. Le cas cité par Jean-Pierre Deschamps est exemplaire. Il est très rare qu'une mineure souhaite témoigner et s'en sortir. Pour la protéger, il est indispensable d'arrêter ceux qui participent aux réseaux. Or, comme l'a rappelé M. le procureur, il est très difficile d'identifier un réseau. Et lorsqu'on y arrive, il faut encore apporter la preuve de l'existence des éléments constitutifs. Pour que la protection du juge des enfants soit effective, il faut arriver à mettre un terme à l'existence des réseaux.

Pourquoi les mineurs sont-ils soumis à ces violences ? On constate bel et bien une évolution. Tous ceux qui participent aux réseaux savent que le mineur à moins de chance d'être poursuivi. C'est pourquoi les jeunes majeurs sont moins présents dans les réseaux.

Je veux insister également sur le statut des jeunes majeurs dans le cadre des réseaux de proxénétisme et de pédophilie. Peu d'ouvertures d'informations sont enregistrées, à Marseille comme ailleurs. Cette nouvelle forme de proxénétisme qui concerne de jeunes adultes étrangers est très difficile à poursuivre. Alors que nous savons que le phénomène existe bel et bien, les infractions sont difficiles à établir, même si nous avons été saisis de deux dossiers de cette nature où sont « victimes » de jeunes majeurs venant des pays de l'est.

Cet esclavage prend sa source dans les problèmes économiques rencontrés par de jeunes adultes des pays de l'est. A Marseille, nous avons été saisis d'une affaire exemplaire en matière de pédophilie de mineurs et nous avons pu remonter à un véritable réseau de proxénétisme. Il s'agit de jeunes Roumains et de jeunes Yougoslaves, engagés par un producteur, qui se rendaient à Marseille pour y tourner des films pornographiques. Si les acteurs sont repartis dans leurs pays dès le début des opérations de police, nous sommes arrivés à bien identifier les bénéfices économiques de l'affaire.

Au-delà des mineurs qu'il faut protéger, toute la difficulté est d'identifier et de poursuivre les majeurs bénéficiaires de ces réseaux criminels.

Mme la Présidente : Les mineurs errants restent-ils dans les foyers ou s'enfuient-ils ?

M. René CRAPOULET : C'est tout le problème. On vient d'évoquer le cas d'une jeune fille qui demande à être protégée. C'est un cas rarissime. Une grande majorité de jeunes fuit l'institution. De nombreux délinquants prétendent ne pas savoir parler le français, ne pas savoir où se trouve leur famille. J'ai l'impression de retrouver la situation que j'ai vécue voilà trente ans lorsque je travaillais au tribunal de Nanterre où nous rencontrions les mêmes problèmes avec les adolescents issus de l'immigration et utilisés par les adultes pour faire des cambriolages et qui prétendaient ne pas savoir où ils vivaient. Là aussi, les avocats étaient les seuls interlocuteurs que l'on pouvait trouver.

Autre problème. Il ne faut pas oublier que certains jeunes sont exploités par d'autres jeunes aussi perdus qu'eux. Rien ne dit qu'à leur tour, ils n'utiliseront pas des plus faibles qu'eux. Un système pervers se met en place. C'est la raison pour laquelle le phénomène est particulièrement difficile à cerner. Nous ne sommes pas en face de véritables réseaux.

On a évoqué le problème de la régularisation. Un mineur confié au Conseil général se verra plus facilement régularisé qu'un autre, placé à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Comme nous n'avons pas les mêmes systèmes dérogatoires, le mineur confié à la PJJ n'aura pas les mêmes facilités à être régularisé.

Mme la Présidente : Votre remarque sera très utile pour l'élaboration de notre rapport. J'ignorais qu'un jeune pris en charge par le Conseil général avait des facilités à être régularisé. La PJJ n'a donc aucun privilège en matière de droit des étrangers.

M. René CRAPOULET : Non !

M. Jean-Pierre DESCHAMPS : Les textes prévoient qu'en raison de sa mission tendant à protéger l'enfant, l'aide sociale à l'enfance rend l'accès à la nationalité plus facile.

M. le Rapporteur : C'est donc en vue de l'accès à la nationalité que la mise sous tutelle du Conseil général est efficace.

M. Jean-Pierre DESCHAMPS : Je suis très réservé sur le système d'acquisition de la nationalité française par l'aide sociale à l'enfance, même s'il est efficace pour la situation que j'ai évoquée.

La situation des jeunes Roumaines et des jeunes errants n'est pas la même. Pour les premières, il s'agit d'un problème de prise en charge « sécurisée ». Car si les petites Roumaines ne demandent pas à être prises en charge, c'est parce qu'elles n'ont pas confiance. Comment auraient-elles d'ailleurs confiance dans un système qui ne garantit pas leur sécurité ? Les jeunes errants, eux, demandent plutôt à être pris en charge. Le problème, c'est que l'on ne dispose pas d'établissements spécialisés, adaptés à leur situation. A Marseille, l'association que nous avons montée a permis de les fidéliser. Or, il s'agit essentiellement de les sécuriser dans leur vie quotidienne.

Mme la Présidente : Je souhaiterais passer à un tout autre sujet. Que pensez-vous des articles 225.13 et 225.14 du code pénal ? Y a-t-il à Marseille des poursuites fondées sur ces deux textes ?

M. Francis FRÉCHÈDE : Je n'ai pris mes fonctions à Marseille qu'il y a trois ans et je n'ai pas le souvenir de poursuites en matière d'hébergement ou de travail accompli dans des conditions indignes.

En revanche, une enquête importante est en cours. Elle met en cause un marchand de sommeil bien connu sur la place de Marseille, propriétaire de plusieurs immeubles dans le vieux Marseille qui sont de véritables taudis. L'enquête est complexe et nécessite plusieurs auditions et des constatations. Mais je ne désespère pas d'avoir les moyens d'exercer des poursuites contre ce monsieur. Ce sera vraisemblablement une affaire importante.

Mme Françoise LLAURENS : Des poursuites ont été engagées il y a sept ans pour des cas très spécifiques. Mais il ne s'agissait pas de traitements inhumains.

Mme la Présidente : Pénaliser le client lorsque la prostituée à moins de dix-huit ans vous paraît-il une idée saugrenue ?

Mme Françoise LLAURENS : Pas du tout !

M. Francis FRÉCHÈDE : Bien au contraire !

Mme la Présidente : Pénaliser le client, c'est entrer dans un système où l'on s'intéresse au client.

M. Francis FRÉCHÈDE : Personne ne serait choqué que l'on s'occupe des clients dès lors que les mineurs sont désignés comme les victimes.

Mme la Présidente : Nous sommes en train d'étudier le principe - au regard du droit pénal - d'une majorité sexuelle à dix-huit ans.

M. Jean-Pierre DESCHAMPS : Les clients de mineurs prostitués doivent être poursuivis. C'est une évidence. Il faut bien avoir à l'esprit que les gamins qui se promènent dans le coin de la gare Saint-Charles sont vraiment des petits. Poursuivre le client serait en outre la meilleure façon de lui sauver la peau. Car les mineurs prostitués peuvent se retourner extrêmement violemment contre leurs clients.

M. Francis FRÉCHÈDE : La notion de consentement du mineur me paraît aujourd'hui tout à fait inadaptée à un objectif de répression. Porter la majorité sexuelle à dix-huit ans et ne plus tenir compte de cette notion de consentement me paraît une bonne idée.

M. René CRAPOULET : Pénaliser le client ne me choque pas du tout. Reste à prouver l'activité de prostitution.

Mme la Présidente : Il y a prostitution dès lors qu'il y a rétribution.

M. René CRAPOULET : J'ai connu une jeune fille de quinze ans qui avait des relations sexuelles avec un homme de trente-deux ans. Tout le monde était consentant, les parents comme la jeune fille. Moi, je trouvais cette situation assez choquante. Aujourd'hui, elle a trente ans. Le monsieur en a quarante-cinq. Ils sont mariés et ont des enfants. Or j'étais prêt à porter plainte contre ce monsieur.

M. le Rapporteur : La dissuasion n'est pas simplement réservée à la stratégie militaire. Une sanction lourde ne manquera pas d'agir de manière dissuasive. Dès lors qu'il y a incertitude sur l'âge de l'adolescent, les clients deviendront nettement moins entreprenants.

Audition de Mme Catherine LENZI,
directeur régional de la police judiciaire,

M. Gérard BUONUMANO,
commissaire principal, chef de la brigade de répression du proxénétisme,

M. Franck COURSON,
commissaire principal, chef de la sûreté départementale des Bouches-du-Rhône,

Mme Danielle LABORDE,
chef de la brigade des mineurs,

M. Fernand LIEURE,
directeur régional des renseignements généraux,

M. Yves DASSONVILLE,
préfet délégué pour la sécurité et la défense,

M. Bernard MUNOZ,
directeur régional de la police des frontières,

et du Commandant LHOTELIER,
commandant le groupement de gendarmerie des Bouches-du-Rhône


(par ordre d'intervention)

(compte rendu de l'entretien du 18 septembre 2001 à Marseille)

Mme la Présidente : Mesdames, messieurs, vous connaissez tous l'objet de notre mission. Je vous propose donc d'aller droit au but et de commencer par vous écouter.

Mme Catherine LENZI : En deux mots, le service régional de police judiciaire de Marseille est compétent dans quatre départements : les Alpes-Maritimes, les Bouches-du-Rhône, les Alpes de Haute-Provence et le Var. Nous avons un siège à Marseille et deux antennes - l'une à Nice, l'autre à Toulon. La compétence matérielle du SRPJ recouvre la lutte contre la grande criminalité, la lutte antiterroriste, la lutte contre la délinquance financière et la lutte contre les trafics illicites, dont le proxénétisme. La brigade du proxénétisme, basée à Marseille, dépend de la division des stupéfiants et du proxénétisme. Sa compétence est régionale.

M. Gérard BUONUMANO : La brigade de répression du proxénétisme que je dirige se compose d'une quinzaine de fonctionnaires répartis en trois groupes d'enquête et un groupe de voie publique, au contact quotidien des prostituées qui exercent sur la voie publique.

En matière de proxénétisme, nous avons compétence dans les départements des Alpes-Maritimes, des Bouches-du-Rhône, des Alpes de Haute-Provence et du Var, avec une exclusivité pour Marseille à la suite d'un protocole d'accord entre la sécurité publique, le procureur de la République et la police judiciaire. Autrement dit, nous sommes le seul service à nous occuper de la répression du proxénétisme à Marseille. Nous avons également vocation à travailler dans ce domaine pour les autres départements, mais nous ne sommes pas les seuls.

Nous distinguons trois grandes formes de prostitution de voie publique. D'abord, celle de Marseille et de ses abords où s'exerce une prostitution traditionnelle. Ensuite, celle de Cannes où s'exerce une prostitution de luxe. Enfin, celle de Nice avec le phénomène des prostituées des pays de l'est.

En l'an 2000, nous avons recensé près de 930 prostitués, soit 446 à Marseille et ses abords immédiats et 356 à Nice.

A Marseille, la prostitution est différente selon qu'elle s'exerce de jour ou de nuit. La prostitution de jour s'exerce dans certains quartiers de la Canebière, de l'est et sur les routes du nord de Marseille. Quant à la prostitution de nuit, elle s'exerce également dans ces quartiers ainsi qu'aux abords de la gare Saint-Charles, du boulevard Michelet et de Mazargue.

Les filles qui travaillent à Marseille sont des prostituées « traditionnelles » : elles arpentent la voie publique depuis vingt ou trente ans. La moyenne d'âge se situe entre cinquante et soixante ans.

Il s'agit d'une prostitution tout à fait traditionnelle. Si la moyenne d'âge des filles qui exercent en bordure de la route nationale est plus basse, elle reste cependant élevée.

Nous ne connaissons pas le phénomène des prostituées originaires d'Europe de l'est à Marseille. Pour autant, en début d'année, une quinzaine de filles de l'est ont essayé d'exercer à Marseille et sur ses abords. A cette occasion, deux réseaux ont pu être démantelés. Le premier concernait des Tchèques, soutenues par des Turcs installés à Strasbourg. Le second, des Albanaises, soutenues par des proxénètes locaux. Ces filles ont depuis disparu, d'une part, du fait de notre intervention, d'autre part par la forte résistance des prostituées traditionnelles qui défendent bec et ongles leur territoire. Pour le moment, les filles de l'est n'arrivent donc pas à s'installer sur le territoire de Marseille.

Nous sommes également confrontées à une prostitution exercée dans les cabarets et par des hôtesses dans le quartier de l'Opéra, historiquement lié au grand banditisme. Elle concerne une quinzaine d'établissements.

Il existe un autre phénomène particulier à Marseille : les « marcheuses ». Il s'agit de femmes immigrées, d'un certain âge et de passage à Marseille, qui se prostituent auprès de leurs compatriotes. Elles opèrent en marchant dans le centre ville et racolent leurs clients qu'elles accompagnent dans certains hôtels de la ville.

Une petite activité prostitutionnelle a été en grande partie démantelée à Toulon. Elle concernait des établissements de nuit situés dans le centre de la ville. S'agissant de Cannes et du phénomène des call-girls, nous avons démantelé deux réseaux depuis le début de l'année. Il s'agit de filles extrêmement jeunes, et à la limite de la minorité, qui se prostituent entre dix-huit et vingt-deux ans.

On compte près de 222 filles de l'est à Nice. La proportion d'étrangères - de l'ordre de 30 % à Marseille - s'y élève à 78 %. A Marseille, il s'agit essentiellement de Maghrébines, de quelques Nigérianes et de quelques Espagnoles. A Nice, il s'agit essentiellement de filles des pays de l'est.

La prostitution masculine est un phénomène marginal, même si nous venons de mettre à jour une affaire d'exploitation de jeunes adultes qui, sous prétexte de jouer dans des films gay, se livraient à la prostitution. Ces jeunes gens, appâtés par le gain, et sous une pression morale qui s'effectuait au fil des semaines, étaient amenés à se prostituer en hôtel ou en appartement, auprès de riches clients.

S'agissant des modes opératoires que nous avons rencontrés ces derniers mois, l'image classique du proxénète pur et dur, issu du milieu du grand banditisme, n'est plus d'actualité. Le milieu semble avoir trouvé des gains ailleurs que dans la prostitution classique. Les prostituées traditionnelles ont toujours quelqu'un qui les soutient sinon par violence, du moins par contrainte morale. Certaines filles, installées depuis plusieurs années, sont toujours soutenues.

Mme la Présidente : Elles ne sont donc jamais seules.

M. Gérard BUONUMANO : Non, des personnes profitent toujours de la prostitution des « traditionnelles ».

En revanche, s'agissant du phénomène des filles de l'est, on peut parler de violence et de pression. A la lumière de quelques affaires, en effet, on apprend que ces filles, appâtées par le gain, sont recrutées dans leur pays. Elles abordent la prostitution par étapes. Après avoir été hôtesses dans des bars, elles sont livrées au trottoir dès qu'elles arrivent en France. Tout le problème, c'est que leurs proxénètes ne viennent pas au contact de ces filles. Elles sont toujours soutenues de l'étranger. En plus, leurs familles subissent des pressions. Sur place, ces filles sont obligées de se débrouiller en recrutant des soutiens locaux. On s'est ainsi aperçu que des Albanaises avaient recruté un soutien local sur place qu'elles rémunéraient en espèces et en nature.

M. Franck COURSON : Tout service de police peut être amené à traiter du sujet, mais deux services de la direction départementale de la sécurité publique traitent plus spécifiquement des affaires d'esclavage moderne. Il s'agit d'abord, du groupe de lutte contre le travail illégal. Outre des affaires relatives au travail au noir - les plus nombreuses - il est amené à traiter des affaires d'esclavage en collaboration avec l'administration du travail- URSSAF et direction départementale du travail. Ensuite, la brigade des mineurs intervient également en cette matière.

Avant de prendre mes fonctions à Marseille, j'ai été adjoint au chef de l'office central pour la répression de la traite des êtres humains à la direction centrale de la police judiciaire à Paris. A ce titre, j'ai été amené à participer à la discussion des protocoles additionnels à la convention de l'ONU sur la traite des êtres humains. Je ne vous le cache pas, la discussion nous a fait un peu peur. Pourquoi ? Parce que l'on risque d'aboutir à une distinction entre prostitution dite libre et prostitution dite forcée. La France, vous le savez, est un pays abolitionniste en matière de prostitution et considère que toute prostitution est forcée. Mais lorsqu'on examine la notion d'esclavage, on s'aperçoit que l'activité, en elle-même, n'est pas problématique : ce n'est pas coudre ou faire le ménage qui est répréhensible, mais exercer ces activités dans certaines conditions. L'esclavage implique contrainte et violence. Or, par assimilation abusive, certains distinguent entre une prostitution qui serait libre et une prostitution qui serait forcée. Cette distinction fait exploser le système abolitionniste français au profit d'un système réglementariste, de type hollandais. Il n'est d'ailleurs pas étonnant de voir la Hollande pousser l'Europe à abandonner notre système. Ce serait une régression en matière de protection des êtres humains.

Telle est la crainte que nous avons exposée au Quai d'Orsay.

Mme Danielle LABORDE : La brigade des mineurs de Marseille est en charge des crimes et délits commis sur les mineurs - abus sexuels, violence et enlèvements sur mineurs. Ce sont au total vingt fonctionnaires qui s'occupent de ce type d'affaires.

A Marseille, nous avons à traiter d'affaires essentiellement d'ordre intra-familial. Les problèmes d'abus sexuels que nous rencontrons se passent au sein des familles et nous sont signalés grâce à un système législatif qui fonctionne bien. Nous collaborons très efficacement avec les magistrats. Par contre, le placement en foyer d'enfants maltraités est une vraie difficulté, contrairement à Paris où existe un établissement directement rattaché à la préfecture de police.

Nous n'avons pas spécialement mis à jour de réseaux. Certains dossiers en cours sont relatifs à des réseaux de pédophilies sur Internet. Mais je dois avouer que nous avons du mal à exploiter nos renseignements.

Le gros problème que nous rencontrons, ce sont les jeunes errants qui engorgent les foyers. Au départ, le phénomène était traité sous l'angle de la protection de l'enfance. Mais aujourd'hui, on assiste à un phénomène de violence très préoccupant. Il nous arrive de recueillir dans nos services jusqu'à trois fois par jour le même enfant arrêté pour vol avec violence. C'est assez désespérant. La France a une vision jusqu'au-boutiste du mineur délinquant qui répond mal à ce phénomène très inquiétant.

Nous avons eu récemment à traiter une affaire de jeunes errants qui se livraient à des actes de prostitution près de la garde Saint-Charles. Les clients étaient majeurs et le proxénète mineur. Cette affaire vient de passer en correctionnelle.

Mme la Présidente : Quelles ont été les sanctions ?

Mme Danielle LABORDE : Je l'ignore.

M. Fernand LIEURE : Ces jeunes errants, je veux le souligner, n'ont plus, la plupart du temps, le statut de victime. Ce sont bel et bien des auteurs d'infraction, comme le montre la récente affaire du train reliant Marseille à Toulon où deux jeunes errants, âgés de quatorze et quinze ans, ont voulu défenestrer une contrôleuse. Actuellement sous mandat de dépôt, ils sont incarcérés à la maison d'arrêt de Toulon. Le phénomène des jeunes errants est d'autant plus grave que nous avons affaire à des auteurs, même si parfois, ils sont victimes.

A Marseille, les jeunes errants doivent être entre 300 et 500. Mais il faut savoir qu'ils ne demeurent pas à Marseille : ils se déplacent en train, du sud au nord et de l'est à l'ouest. Comme l'a fait remarquer l'orateur précédent, où les placer et qu'en faire ?

Mme Danielle LABORDE : Je ne veux surtout pas faire de catastrophisme, mais certains collègues, sur le terrain, estiment que la violence de ces jeunes est très grande, particulièrement au centre ville.

Cette situation, me semble-t-il, remet en cause l'idée humaniste de l'ordonnance de 1945. Certains de ces enfants ont jusqu'à dix-sept ans, ne l'oublions pas. Ne faudrait-il pas imaginer un autre dispositif réglementaire pour trouver une solution ?

Mme la Présidente : Ne faites pas d'erreur sur le contenu de l'ordonnance de 1945. Pour avoir été l'un des auteurs du rapport remis au Premier ministre sur les réponses à la délinquance des mineurs, je suis bien placée pour savoir que de grands gaillards de dix-sept ans peuvent être condamnés à vingt ans de réclusion criminelle. Ils peuvent même être condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité si on ne leur applique pas la diminution de peines.

M. Fernand LIEURE : En effet !

Mme la Présidente : Dès lors que le mineur a treize ans, l'ordonnance de 1945 ouvre toute la gamme des sanctions pénales. En revanche, on ne peut pas prononcer de sanctions pénales contre les mineurs de moins de treize ans, mais seulement des mesures éducatives.

Le problème des jeunes errants multirécidivistes vous préoccupe à très juste titre. Mais il me paraît assez raisonnable de tenter des mesures éducatives sur des enfants de moins de treize ans. Passé cet âge, ils peuvent être incarcérés. Vous pouvez tout faire en droit. Le problème n'est donc pas celui de l'ordonnance de 1945.

M. Fernand LIEURE : Vous avez raison, mais une étude nationale sur les peines effectivement infligées aux mineurs de treize à quinze ans serait très instructive.

Mme la Présidente : Ce n'est pas un problème d'ordonnance de 1945, mais d'application de la loi.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Une fois de plus !

Mme Danielle LABORDE : A mon sens, le dispositif de la protection de l'enfance n'est pas adapté à la situation des jeunes errants. En admettant qu'ils ne commettent pas de délits, quel est leur avenir ? Dans quel cadre les accueillir ? Comment vont-ils rejoindre leurs familles ? Quels moyens faut-il mettre en _uvre avec leur pays d'origine ?

Mme la Présidente : C'est un problème considérable ! En droit français, on ne peut pas les renvoyer chez eux. Les protège-t-on suffisamment bien ? Ce n'est pas sûr. Mais pas d'amalgame ! Le problème n'a rien à voir avec le contenu de l'ordonnance de 1945.

M. Fernand LIEURE : Mme Laborde s'est laissée emporter par les jeunes mineurs de dix-huit ans et les grands gaillards qui sont de plus en plus jeunes... (Sourires)

M. Yves DASSONVILLE : Les jeunes errants sont de plus en plus jeunes, en effet, et il n'est pas rare qu'ils aient moins de treize ans.

Mme la Présidente : Des enfants de moins de treize ans débarquent à Marseille ?...

M. Yves DASSONVILLE : Oui ! Par ailleurs, malgré toute leur bonne volonté, les associations ne peuvent traiter qu'une toute petite partie du problème. Comme elles n'ont pas les moyens de faire un travail de fond, la qualité de leur réponse reste très superficielle.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : De quels moyens manquent-elles ? Faut-il utiliser davantage de travailleurs sociaux ?

M. Yves DASSONVILLE : Le problème des jeunes errants est inédit. C'est un problème considérable pour lequel, il faut bien l'avouer, nous avons du mal à élaborer une réponse satisfaisante même si certaines initiatives méritoires se mettent en place. Mais encore une fois, les associations ne traitent que la surface des choses et une toute partie des 300 ou 500 jeunes errants de Marseille.

Mme la Présidente : Nous avons appris qu'une classe spécialisée avait été mise en place par l'éducation nationale.

M. Fernand LIEURE : Il s'agit de classes « relais » qui accueillent moins de douze enfants.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : D'où doivent venir les moyens ?

M. Yves DASSONVILLE : Le sujet intéresse les services de l'éducation nationale, des affaires étrangères et des affaires sociales. Et comme l'a rappelé le préfet de région tout à l'heure, il faut prendre garde de ne pas créer un appel d'air par un traitement aussi humain soit-il.

Mme la Présidente : Observez-vous une croissance du phénomène ?

M. Yves DASSONVILLE : Oui, Marseille est connue de l'autre côté de la Méditerranée.

Mme la Présidente : A Montpellier, on compte déjà une vingtaine de jeunes errants.

M. Fernand LIEURE : Nous n'en sommes qu'au début, je le crains. Car les jeunes errants savent désormais où débarquer, avec quels bateaux et quels moyens.

M. Bernard MUNOZ : C'est un grave problème. Nous enregistrons des arrivées régulières des jeunes errants qui débarquent par cargos. Pour autant, y a-t-il de véritables filières ? Je n'en suis pas sûr, même s'il y a des complicités. Jusqu'à maintenant, toutes nos constatations montrent qu'il s'agit d'immigration sauvage. Des fonctionnaires de la police aux frontières se sont récemment rendus au Maroc, le principal pourvoyeur de jeunes errants et ont constaté que les jeunes prenaient d'assaut les bateaux et se dissimulaient dans les cales ou les conteneurs. S'il existe quelques filières, elles opèrent de façon artisanale.

Les jeunes errants débarqués à Marseille sont pris en charge par leurs aînés qui vivent dans la ville depuis quelque temps. Comme nous n'avons ni réponse judiciaire, ni réponse administrative et que la réponse sociale est défaillante, nous nous trouvons dans une impasse. Comment régler le problème ? Nous n'avons pas encore trouvé des solutions.

Mme la Présidente : Quels types d'infractions commettent les jeunes errants ?

Mme Danielle LABORDE : Vols avec violence et beaucoup d'agressions physiques sur les personnes.

M. Fernand LIEURE : Nous craignons même que le degré de violence de l'agression de la jeune contrôleuse ne soit dépassé.

Mme la Présidente : Y a-t-il des allers et retours avec le Maroc ? Les jeunes errants rentrent-ils au pays pour revoir leur famille ?

M. Bernard MUNOZ : Il s'agit d'une population assez mouvante. De Marseille, ils se rendent facilement à Montpellier et à Barcelone.

Mme la Présidente : Ne sont-ils pas la proie de réseaux de prostitution, à l'image des jeunes filles de l'est ?

M. Bernard MUNOZ : Non !

Mme Danielle LABORDE : Il n'y a pas de réseaux, mais ils se prostituent bel et bien.

Mme la Présidente : Auriez-vous tendance à dire librement ?

Mme Danielle LABORDE : Je constate que la prostitution est effective sans l'existence de réseaux.

Mme la Présidente : Ne sont-ils jamais recherchés par leur famille ?

M. Bernard MUNOZ : Non...

Mme Odette CASANOVA : Peut-on vraiment dire qu'ils se prostituent librement ? Je ne le pense pas. S'ils quittent leur pays pour venir en France, c'est qu'il y a un malaise, une détresse et un désespoir, surtout lorsqu'on est mineur. On constate aussi une grande violence dans nos quartiers, y compris de la part de petits Français. Il y a une semaine, dans le train Toulon-Bordeaux, j'ai été témoin d'une scène particulièrement violente dont l'auteur n'était pas Marocain.

M. Yves DASSONVILLE : Pour le moment, les jeunes errants ne sont pas pris en main : ils travaillent pour eux-mêmes. A mon avis, cette situation ne durera pas éternellement et ils finiront par être pris en main. Pour l'heure, ce sont en quelque sorte des travailleurs indépendants.

M. Fernand LIEURE : Ils sont néanmoins guidés par les plus anciens.

Mme la Présidente : Et très rares sont ceux qui rentrent au pays...

M. Bernard MUNOZ : C'est très difficile à savoir !

Mme la Présidente : En fait, il est très difficile de les suivre...

M. Bernard MUNOZ : Exactement !

Mme la Présidente : D'où la grande difficulté à trouver une réponse administrative, judiciaire ou sociale.

M. Fernand LIEURE : Je ne suis pas coercitif de nature. Néanmoins, nous n'avons aucun moyen de les garder sous la main. Ils sont libres comme l'air. Ce qu'il nous faudrait, c'est les moyens de suivre leurs pérégrinations. Pourquoi s'arrêteraient-ils à Montpellier ? Le nombre va continuer à croître, et ils continueront à se promener en Italie, en Espagne. Ils vont continuer à naviguer.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Et ils n'apprendront rien !

Mme la Présidente : C'est l'attrait des pays riches. Il faut se rappeler d'où ils viennent.

M. Fernand LIEURE : En effet, ils ne se déplacent pas pour des raisons idéologiques !

Mme la Présidente : Oui, il s'agit de déplacements économiques, et je reconnais bien volontiers avec vous que nous ne savons pas y répondre. Mais notre richesse attire, c'est un fait.

M. Fernand LIEURE : Il existe sans doute une réponse plus globale et plus européenne que franco-française.

Mme la Présidente : Oui !

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Les jeunes errants restent-ils dans le sud ou traversent-ils la France ?

Mme Danielle LABORDE : La police de Londres m'a récemment téléphoné pour me signaler qu'elle allait renvoyer sur le territoire français des jeunes errants de Marseille.

M. Fernand LIEURE : Ma spécialité reste la lutte antiterroriste. Ces jeunes gens peuvent être de la chair à canon. Dans les quartiers difficiles où ils sont hébergés, on peut aisément les endoctriner. Chacun peut trouver sa place. Des jeunes qui sont prêts à accepter n'importe quel travail pour gagner leur vie sont capables de suivre n'importe qui.

Commandant LHOTELIER : Pour la gendarmerie, le problème ne se pose pas avec la même acuité. Nous rencontrons des jeunes errants, certes, et récemment, un brigadier me signalait que, à peine rentré au poste, le garçon qu'il avait placé en foyer s'était enfui. Plus généralement, que faire lorsqu'un maire nous dit qu'un jeune traîne dans son village et fait quelques petits vols pour survenir à ses besoins ? Les problèmes que nous rencontrons ne sont pas comparables à ceux qui existent en milieu urbain.

Même remarque pour la prostitution. On rencontre quelques prostituées dans la plaine de Cros, des femmes qui ne sont par forcément domiciliées dans le département et qui peuvent venir des bords du Gard. Il s'agit de jeunes femmes qui ont entre trente ou quarante ans. On leur donne de la documentation, l'adresse des différentes associations, et les choses marchent bien.

En matière de travail illégal, par contre, il n'est pas rare que l'on rencontre des conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité de la personne. En abusant d'une vulnérabilité, d'une situation de dépendance, certains employeurs soumettent des personnes à des conditions de travail tout à fait inacceptables. Certains n'ont même plus de papiers. Même chose pour le travail saisonnier. Il ne dure peut-être que quelques mois, mais c'est une forme d'esclavage. On abuse de gens pour un salaire de misère.

Mme la Présidente : Avez-vous eu connaissance de conditions de travail indignes ?

Commandant LHOTELIER : Oui ! Il n'est pas rare, dans le nord du département, de voir des gens vivre dans des conditions de travail et d'hébergements inacceptables, dans des baraquements complètement vétustes. Ils acceptent ces conditions parce qu'ils gagnent un peu d'argent. Ils acceptent de vivre avec un lit de camp - une couverture posée par terre, en réalité - parce qu'ils veulent retourner au pays et qu'il faut apporter l'argent frais à l'épouse et aux enfants, restés au Maghreb. Lorsque je travaillais en Corse, j'ai également rencontré des gens qui n'avaient plus leurs papiers.

M. le Rapporteur : La prostitution ghanéenne est-elle un phénomène récent ?

M. Gérard BUONUMANO : En 2000, on a recensé douze Ghanéennes qui exercent à Marseille depuis de nombreuses années. Par comparaison, on dénombre cinquante-quatre Algériennes et dix-huit Espagnoles. Les autres prostituées étrangères sont maghrébines.

M. le Rapporteur : Comment s'effectuent les transferts de fonds des prostituées étrangères ?

M. Gérard BUONUMANO : Elles font transiter leur argent par la Western Union. Lorsque les mandats sont expédiés à l'extérieur de nos frontières par ce moyen, nous ne savons par où, ni quand et comment, sera retiré cet argent. Or, ces informations sont des éléments essentiels pour établir l'infraction de proxénétisme.

M. le Rapporteur : C'est un gros problème, parce que tous les flux financiers de trafics en tout genre sont aujourd'hui organisés à 95 % par le réseau de la Western Union. Il faut donc se demander si oui ou non, nous voulons y mettre fin.

M Gérard BUONUMANO : Nous avons organisé une réunion à ce sujet avec l'office central de répression de la traite des êtres humains. Nous nous sommes rendu compte, grâce à une étude transmise par la Western Union, que ce sont plusieurs millions de francs par nationalité qui circulaient.

M. Franck COURSON : Le problème du proxénétisme se complique lorsque le proxénète réside à l'étranger. Depuis 1999, l'OCRTEH travaille sur plusieurs affaires où le proxénète, en général albanais, s'installe à Bruxelles après avoir placé ses filles à Paris. Grâce au Thalys, une fille peut se rendre à Bruxelles avec l'argent de plusieurs filles ou utiliser la Western Union. On enregistre ainsi de très importants flux financiers entre la France, la Belgique et l'Albanie.

M. le Rapporteur : Le phénomène des jeunes errants, à l'origine localisé à Casablanca, est-il si spontané que ça ? Quel niveau de contrôle avez-vous mis en place ?

M. Bernard MUNOZ : C'est un phénomène qui s'auto-alimente. Ces jeunes savent qu'ils seront accueillis par des jeunes un peu plus âgés qui les prendront en charge. Mais il s'agit d'un phénomène en grande partie sauvage.

Ces jeunes espèrent obtenir à Marseille, en France et en Europe des conditions de vie meilleure. Les rotations de cargos entre les ports marocains et le port de Marseille sont quotidiennes. Il est donc très facile de monter à bord d'un bateau, de se dissimuler et de débarquer clandestinement à Marseille.

Avec la police aux frontières et la douane, sous l'autorité du préfet de police, nous procédons à des opérations ciblées, principalement sur les navires qui sont les plus grands vecteurs de cette immigration, et nous faisons pression sur les équipages pour qu'ils dénoncent la présence des clandestins. Nous en interpellons ainsi un certain nombre.

Cela dit, une frontière reste ce qu'elle est : jamais complètement étanche. Et vous imaginez bien qu'il n'est pas possible de contrôler les quatre-vingts ou quatre-vingt-dix bateaux qui arrivent à Marseille par semaine, sauf à mobiliser des effectifs considérables. Nous sommes donc obligés de sélectionner des navires et de porter notre travail sur ceux dont nous savons qu'ils sont les plus grands pourvoyeurs de jeunes clandestins.

M. le Rapporteur : Avez-vous mesuré le coût d'un contrôle systématique, pour une durée déterminée ?

M. Bernard MUNOZ : Un bateau embarque en moyenne soixante à quatre-vingts conteneurs. Il faut au minimum une demi-heure pour fouiller méthodiquement une remorque. Je vous laisse faire le calcul.

M. Fernand LIEURE : Les autorités portuaires, de leur côté, ne veulent pas perdre de trafics avec le Maroc. Une journée de quai supplémentaire dans le port de Marseille coûte cher.

M. Yves DASSONVILLE : En un mot, ni la douane ni la police aux frontières n'ont les moyens d'assurer une fouille complète des bateaux. N'oubliez pas aussi que le trafic des voyageurs est très important entre Marseille, Alger et Tunis. Ce trafic occupe déjà beaucoup de personnel.

M. le Rapporteur : Les jeunes errants passent-ils par l'intermédiaire des transports de voyageurs ?

M. Yves DASSONVILLE : Non, ils viennent à Marseille exclusivement en cargo. Reste que nous devons aussi traiter le trafic de voyageurs.

M. le Rapporteur : Comment jugez-vous la coopération avec les autorités marocaines ?

M. Bernard MUNOZ : Elle est assez aléatoire. Nous n'avons pas de contacts directs, sauf lorsque nous avons des commissions rogatoires qui nous permettent de nous rendre sur place pour des cas précis.

Mme la Présidente : Mesdames, messieurs, je tiens à vous remercier vivement. Je constate que le problème des jeunes errants est encore plus important que ce que nous pensions et que les réponses sont bien difficiles à construire.

M. Yves DASSONVILLE : Absolument ! C'est un problème en lui-même qui mérite sans doute d'être traité par une mission parlementaire spécifique. C'est un problème sur lequel nous sommes désarmés et qui implique la collaboration des collectivités, de plusieurs services de l'Etat et des pays étrangers. Il est temps de se mettre au travail.

Audition de M. Jean COETMEUR,
directeur régional des affaires sanitaires et sociales (DRASS)
de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur

et de Mme Yolande NOCHUMSON,
conseillère technique, représentant le directeur départemental des affaires sanitaires et sociales (DDASS) des Bouches-du-Rhône


(compte rendu de l'entretien du 18 septembre 2001 à Marseille)

M. Jean COETMEUR : Je veux d'emblée indiquer que la DRASS est plus intéressée par l'audition suivante consacrée à la lutte contre le travail clandestin dans la mesure où elle assure le suivi des URSSAF. L'action des services de la direction régionale des affaires sanitaires et sociales, contrairement à ceux de la direction départementale, s'exerce moins sur le terrain. C'est pourquoi je vous propos d'entendre Mme Nochumson, conseillère technique à la DDASS.

Mme Yolande NOCHUMSON : La lutte contre la prostitution constitue le principal champ d'intervention de la DDASS des Bouches-du-Rhône. A ce titre, des crédits spécifiques - consolidés cette année - sont attribués aux directions départementales.

Nous finançons en particulier les associations que vous serez amenés à auditionner et venons de répondre avec elles à un nouvel appel d'offres sur la sécurisation des personnes.

Comment résumer le phénomène de la prostitution à Marseille ?

En cinq ans, nous avons enregistré une nette dégradation de la situation, liée à l'arrivée des prostituées de l'est.

Mme la Présidente : Vous parlez de Nice, n'est-ce pas ?

Mme Yolande NOCHUMSON : Non, de Marseille ! Nice n'est pas très loin de Marseille, vous savez... Les filles de l'est travaillent à Nice, mais aussi à Marseille.

Mme la Présidente : Depuis le début de nos auditions, on nous dit que le phénomène des filles de l'est est propre à Nice.

Mme Yolande NOCHUMSON : Ce n'est pas ce que vous diront les associations. Depuis cinq ans, on enregistre à Marseille une forte poussée de la prostitution des filles de l'est, à tel point que les jeunes femmes de l'est sont aujourd'hui plus nombreuses que les Africaines.

Mme la Présidente : A Marseille aussi ?

Mme Yolande NOCHUMSON : Oui !

Mme la Présidente : La police ne les a visiblement pas recensées...

Mme Yolande NOCHUMSON : Les associations auront l'occasion de vous parler de ce sujet. De plus, les réseaux mafieux sont particulièrement prégnants. Depuis 2001, nous finançons quatre associations et venons de déposer trois nouveaux dossiers pour l'appel d'offres sur la sécurisation des personnes.

M. le Rapporteur : Encore une fois, l'appréciation des services sociaux est différente de celle des services de police.

A la suite des expériences belge et italienne, notre Mission s'interroge à son tour sur la mise en place d'un statut des victimes. La Mission réfléchit à un statut qui permettrait aux jeunes filles victimes d'esclavage sexuel d'élaborer, avec le concours des associations, un projet personnel. Qu'en pensez-vous ?

Mme Yolande NOCHUMSON : Vous avez entièrement raison, car au regard de la loi, les jeunes filles de l'est sont des clandestines. Dans ces conditions, comment pourraient-elles échapper à l'emprise du réseau ? Le premier travail à faire, c'est d'essayer de les réintégrer systématiquement dans une forme de droit. Considérer ces personnes comme des victimes ferait avancer les choses.

M. le Rapporteur : Ces personnes sont-elles régularisées par une procédure de demande d'asile ?

Mme Yolande NOCHUMSON : Non, pas à ma connaissance. On enregistre très peu de demandes d'asile conventionnel ou territorial.

M. le Rapporteur : Les filles de l'est n'arrivent-elles pas avec des consignes qui les conduiraient à se domicilier auprès des associations ?

Mme Yolande NOCHUMSON : Apparemment non ! Il n'y a pas de dépôt massif de demandes d'asile des filles de l'est.

M. le Rapporteur : Avez-vous des éléments statistiques sur la prostitution des filles de l'est ?

Mme Yolande NOCHUMSON : Non, mais d'après ce que disent les associations, elles sont essentiellement d'origine ukrainienne. On compte également quelques Moldaves et un réseau moins organisé de filles de l'ex-Yougoslavie.

Mme la Présidente : Savez-vous combien de filles de l'est exercent à Marseille ?

Mme Yolande NOCHUMSON : Non, nous n'avons pas mené d'enquête.

Mme la Présidente : Si je vous disais qu'il y a une quinzaine de prostituées de l'est qui exercent à Marseille, quelle serait votre réaction ?

Mme Yolande NOCHUMSON : C'est largement en dessous de la réalité ! Je ne connais pas le nombre de prostituées venant de l'est qui exercent sur le trottoir de Marseille. Par contre, je peux vous assurer qu'il y en a bien plus de quinze qui sont prises en charge par les associations.

Mme la Présidente : Je suis étonnée que, sur de tels sujets, la DDASS ne soit pas en relation avec les renseignements généraux et le SRPJ.

M. le Rapporteur : Existe-t-il une instance de coordination à Marseille sur les problèmes de prostitution ?

Mme Yolande NOCHUMSON : Non ! Il n'en existe pas dans le domaine de la prostitution.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Vous ne travaillez jamais avec la police ?

Mme Yolande NOCHUMSON : Non, la police travaille directement avec les associations.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Comment pouvez-vous financer une association si vous ne connaissez pas le nombre de personnes qu'elle reçoit ?

Mme Yolande NOCHUMSON : Nous connaissons le nombre de personnes reçues par une association. Mais je ne peux pas vous dire si les prostituées de Marseille sont Ukrainiennes ou Moldaves.

Mme la Présidente : Combien d'associations viennent en aide aux prostituées ?

Mme Yolande NOCHUMSON : Trois associations sont financées dans le cadre de la lutte contre la prostitution. D'abord, l'Amicale du Nid qui fait de l'accueil de jour. Elle est financée au titre d'un CHRS pour une capacité d'accueil de 130 femmes et 100 jeunes hommes.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : L'Amicale du Nid ne vous donne aucune indication sur l'origine des prostitués qu'elle accueille ?

Mme Yolande NOCHUMSON : Les hommes sont essentiellement Africains et Maghrébins. Quant aux femmes, elles sont à 80 % originaires des pays européens, notamment de la France.

Mme la Présidente : Nous notons donc qu'il n'existe pas de coordination dans les Bouches-du-Rhône en matière de prostitution. C'est un élément important à prendre en compte.

Mme Yolande NOCHUMSON : Un comité de coordination est pourtant inscrit dans les textes, mais il ne s'est jamais réuni.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Avez-vous des liens avec le conseil général ?

Mme Yolande NOCHUMSON : Très peu en matière de prostitution.

Mme la Présidente : Comment ça ! Le conseil général et la DDASS ne travaillent pas ensemble ?

Mme Yolande NOCHUMSON : En effet, le conseil général estime que la prostitution ne relève pas de ses compétences.

Mme la Présidente : Les bras m'en tombent !

Mme Yolande NOCHUMSON : J'en reviens aux associations. Je ne reviens pas sur L'Amicale du Nid qui s'occupe plutôt de la population traditionnelle de la prostitution. L'Association de réadaptation sociale (ARS), elle, s'occupe plus précisément des jeunes.

Mme la Présidente : J'espère qu'elle travaille avec la DDASS et le conseil général...

Mme Yolande NOCHUMSON : Oui ! cette association est cofinancée par la DDASS et le conseil général au titre de l'hébergement.

M. le Rapporteur : Le financement de la lutte contre la prostitution fait l'objet d'un débat entre les départements et l'Etat. En réalité, les départements ne veulent pas s'engager et n'inscrivent des crédits qu'au titre de l'hébergement.

Mme Yolande NOCHUMSON : Nous avons réussi à attirer le conseil général par la petite porte, celle de la politique de la ville. L'Association de réadaptation sociale que nous finançons pour un service de nuit est ainsi financée au titre de la politique de la ville. C'est à ce titre que la ville et le conseil général débloquent des crédits. Reste que le conseil général n'a pas d'affichage sur la lutte contre la prostitution, estimant que le sujet relève du bloc de compétence de l'Etat.

Quant à Autres Regards, elle constitue la seule association à recevoir des personnes qui arrivent à s'extraire par moment ou durablement des réseaux. Pourquoi ? Parce qu'elle intervient dans le domaine de la santé communautaire et reçoit les gens à titre anonyme.

Encore une fois, la DDASS ne connaît que les personnes prises en charge par une association et non l'ensemble des prostituées.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Les associations ne sont-elles pas demandeuses de coordination ?

Mme Yolande NOCHUMSON : En effet, c'est une demande des associations. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous avons consolidé les crédits de lutte contre la prostitution en doublant l'enveloppe pour viser une coordination plus efficace.

M. Jean COETMEUR : Depuis la décentralisation, l'action sociale des DDASS est relativement réduite sur le terrain, faute de moyens suffisants. Les possibilités d'intervention directe sont limitées puisque seules trois à six assistantes assurent un service social dans les DDASS.

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N° 3459.- Rapport de M. Alain Vidalies, déposé en application 145 du Règlement par la mission d'information commune sur les diverses formes de l'esclavage moderne.