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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 26

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 27 mars 2001
(Séance de 16 heures 15)

Présidence de M. François Loncle, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Bernard Kouchner sur la situation dans les Balkans


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Audition de M. Bernard Kouchner sur la situation dans les Balkans

Le Président François Loncle a accueilli M. Bernard Kouchner, indiquant que cette audition, prévue depuis plusieurs mois, se trouvait en prise directe avec l'actualité du fait des violents affrontements qui ont lieu en Macédoine entre forces gouvernementales et extrémistes albanais liés à l'UCK. On peut se demander si cette crise risque de dégénérer et de déstabiliser à nouveau la région. Même si la majorité de la population albanaise de Macédoine semble opposée à l'usage de la violence, l'apparition de la guérilla et le cycle terrorisme-répression qui s'ensuit ne risquent-ils pas de conduire à une radicalisation des Albanais de cette république démocratique ?

D'autres zones de conflit perdurent dans ce qui était la Yougoslavie. Dans le sud de la Serbie, limitrophe du Kosovo, les extrémistes albanais de l'UCPMB réclament le rattachement de la région de Presevo, Madvedja et Bujanovac au Kosovo. L'UCPMB s'est implantée dans la zone de sécurité instaurée par l'OTAN d'où elle lance des attaques contre les forces serbes. L'apaisement prévaut pour l'instant, après la décision de l'OTAN d'autoriser le déploiement de l'armée yougoslave dans la partie méridionale de cette zone-tampon et après le cessez-le-feu signé entre Belgrade et l'UCPMB.

Au Kosovo, la minorité serbe est régulièrement la cible de représailles de la part des Albanais et vit recluse dans des enclaves. Selon le HCR, des centaines de Serbes ont été tués et plus de 20 000 Serbes et non-Albanais ont fui le Kosovo. Au Monténégro, les tendances indépendantistes semblent se renforcer, sous l'impulsion du président Milo Djukanovic. En Bosnie-Herzégovine, le problème des réfugiés reste particulièrement aigu, on en compte plus d'un million, dont les deux tiers déplacés dans le pays. Composée de deux entités, la Bosnie-Herzégovine est fragilisée par les nationalismes.

Le Président François Loncle a demandé à M. Kouchner quelle était sa vision de la situation et du rôle que peut jouer la communauté internationale. Les populations de la région pourront-elles un jour vivre ensemble sans la présence de forces extérieures ?

M. Bernard Kouchner a répondu que la situation était meilleure aujourd'hui qu'il y a deux ou trois ans, ou même qu'il y a dix ans. L'histoire de la Yougoslavie, son éclatement par provinces successives, a conduit aux difficultés des dernières années. Rappelant les événements des dernières années, M. Bernard Kouchner a souligné qu'il était regrettable que la communauté internationale n'ait pas voulu prendre en compte les problèmes du Kosovo lors des accords de Dayton, ce qui a entraîné l'aggravation de la situation, la communauté albanaise ayant subi depuis une véritable épuration ethnique.

Les longues négociations de Rambouillet, auxquelles notre pays a pris une part importante, ont échoué, rendant nécessaire l'intervention armée des Alliés. Après celle-ci, l'adoption à l'unanimité de la résolution 1244 a formulé l'objectif de l'organisation d'élections générales et d'une autonomie substantielle du Kosovo. M. Bernard Kouchner a souligné que la province a retrouvé aujourd'hui un régime qu'elle n'avait plus connu depuis les années 1970 sous Tito : la Constitution de 1974 comportait en effet un modèle d'autonomie de la région.

La première phase de l'action de la mission des Nations unies (MINUK) a concerné l'accueil humanitaire des réfugiés au Kosovo, tâche urgente et extrêmement difficile dans la mesure où 120 000 maisons ont été détruites (près de 50 000 maisons ont été reconstruites en quelques mois grâce à l'aide de l'Union européenne). La Mission a également dû faire face au problème des disparus et des fosses communes à découvrir. La deuxième phase était celle de la démilitarisation et de l'installation d'une administration. On doit souligner que la communauté internationale a réussi, pour la première fois dans l'histoire, la démilitarisation d'une armée en un temps très bref d'à peine trois mois : plus de 10 000 armes, même si elles ne représentent pas la totalité, ont été rendues et l'UCK est devenue une force civile.

La création d'une administration double avec la constitution, au fil des mois, de vingt départements ministériels co-dirigés par un directeur international et un directeur kosovar est une grande réussite. Cette administration comporte des représentants des minorités et des Serbes, qui travaillent en bonne coopération.

Il a fallu trois mois pour faire se rencontrer le chef de l'UCK et M. Ibrahim Rugova - ce qui est un délai somme toute convenable - et encore cinq mois pour que les Serbes participent au comité exécutif. Un autre comité, celui-ci consultatif, réunissait l'ensemble des acteurs, notamment tous les partis politiques et toutes les religions.

La réunion de toutes ces parties était inespérée. Bien sûr, la loi et l'ordre posaient des problèmes. Mais il ne faut pas oublier que ces populations s'affrontent depuis plus de dix siècles ; ce qu'on a pu obtenir en une année et demie était déjà beaucoup.

Les Albanais du Kosovo ont vaincu parce qu'ils ont gagné la bataille démographique. Sous Tito, le Kosovo n'était pas une République autonome mais bénéficiait de beaucoup de ses attributs, notamment l'existence d'une petite armée appelée garde nationale.

L'abolition de l'autonomie par Milosevic a été une grave erreur qui a suscité les violences. Mais déjà les gens ne se parlaient pas entre eux sous Tito. L'artère principale de Pristina s'appelle l'avenue Mère Teresa. Sous Tito, il y avait un trottoir pour les Serbes et un autre pour les Albanais. Avec Milosevic, il n'y avait plus sur cette avenue ni Serbes ni Albanais, mais on dénombrait chaque mois entre 10 et 20 morts albanais. Après l'arrivée des militaires de l'OTAN, il n'y avait plus que des Albanais sur l'avenue Mère Teresa, et lorsqu'un Serbe s'y aventurait, il était assassiné au milieu de la foule, mais sans témoins.

Il est étrange de constater que les actes de violence ne font pas l'objet de plaintes. Il est vrai que l'ancien système communiste n'incitait pas à la confiance dans le système juridique. L'affaire était réglée par des procédures faisant intervenir des règlements de compte entre clans.

Lorsque M. Bernard Kouchner est arrivé au Kosovo, il ne disposait que de 20 policiers alors que 6 000 auraient été nécessaires. Quand il a quitté le Kosovo, il pouvait compter sur 2 500 policiers, mais les investigations demeuraient très difficiles.

L'événement majeur de cette aventure, ce sont les élections locales du 28 octobre. Beaucoup ne voulaient pas en entendre parler si vite. Elles se déroulèrent pourtant dans les conditions les plus satisfaisantes, sous la surveillance de la communauté internationale et donnèrent 60 % des voix aux modérés et 27 % à l'UCK.

Les difficultés étaient grandes ; souvent il n'y avait pas d'électricité par moins trente degrés, en raison de la défaillance de la centrale thermique.

M. Bernard Kouchner a rappelé qu'il avait prévu d'organiser les élections générales en juin car il était important de donner une date et qu'il serait dangereux de perdre du temps. Un retour de flamme des extrémistes et des terroristes est possible, comme le montrent les événements de Presovo et de Tetovo. Pour autant, la situation en Macédoine n'est pas alarmante ; le principal parti albanais, qui représente 35 % de la population, est modéré. Si la situation est bien gérée par la communauté internationale, le problème doit pouvoir être réglé.

Les Albanais du Kosovo ont été assez surpris par la rapidité du retour de la démocratie en Serbie. Mais pour eux cela ne change rien car ils sont dans une relation de type colonial avec la Serbie. Ce qu'ils veulent, c'est l'autonomie, quelle que soit la forme du gouvernement en place à Belgrade.

M. Bernard Kouchner a estimé que si la question du Kosovo n'était pas une affaire intérieure serbe, lui-même n'avait jamais parlé d'indépendance. Le plus urgent est d'appliquer la résolution 1244, cela ne suffira pas à régler tous les problèmes, mais c'est un préalable indispensable pour que Serbes et Albanais commencent à se parler.

M. Jean-Bernard Raimond a demandé à M. Bernard Kouchner quelle avait été sa pensée lorsqu'il a décidé de maintenir les élections locales à un des moments les plus importants, c'est-à-dire celui où la donne changeait à Belgrade.

M. Bernard Kouchner a estimé qu'il n'y avait pas vraiment d'alternative à l'organisation des élections locales. De plus, dans un premier temps la personne de M. Vojislav Kostunica, qui s'était opposé à la Constitution de 1974 sur la question de l'autonomie du Kosovo, n'inspirait pas toute confiance. Il n'y avait donc aucune raison de reporter les élections, d'autant qu'elles étaient le seul moyen de chasser les « seigneurs de la guerre » : en quelques jours, les combattants de l'UCK qui s'étaient imposés à la tête des municipalités ont laissé la place aux maires modérés élus. Enfin, un report aurait remis en cause la relation de confiance qu'il avait avec les Kosovars.

M. Pierre Brana a regretté la situation détestable qui prévaut actuellement où l'apartheid à l'égard des Albanais s'est transformé en apartheid à l'égard des Serbes. Il serait souhaitable que M. Ibrahim Rugova fasse pression auprès de ses propres amis pour arriver sinon à une cohabitation du moins à une coexistence sur le terrain des Serbes et des Albanais. Rappelant que les différents responsables des partis albanais demandaient de façon récurrente que soit accordé au Kosovo le statut de membre associé au Conseil de l'Europe, M. Pierre Brana a demandé à M. Bernard Kouchner si cette demande avait une chance d'aboutir. Il a également sollicité une intervention de sa part en faveur d'un effort de traduction de livres français en albanais afin de satisfaire une demande existante mais aussi d'éviter un regain d'intérêt pour la littérature anglo-saxonne. Il existe au Kosovo un capital de sympathie envers les Français qu'il faut exploiter.

M. Bernard Kouchner a indiqué que les Albanais parlaient très peu français ; il serait donc effectivement utile de leur fournir davantage de livres français traduits, de même qu'il faudrait développer l'enseignement du français au Kosovo.

Concernant un éventuel statut d'observateur au Conseil de l'Europe, tout ce qui peut aller dans le sens d'une reconnaissance de l'autonomie du Kosovo est utile. Cependant, l'acceptation du scandaleux retour de la Russie au sein du Conseil en dépit de ce qui se passe en Tchétchénie nuance l'importance de cette organisation comme symbole des droits de l'Homme.

Il est incontestable qu'au Kosovo une oppression en a remplacé une autre : mais celle des Serbes était organisée et étatique, tandis que celle des Albanais est fondée sur des vengeances individuelles. Il est vrai qu'il est encore impossible de faire coexister les populations au même endroit car on ne peut pas demander aux militaires de jouer le rôle de la police et de protéger les gens dans leur vie quotidienne. Cependant, en juillet 1999, il y avait 50 morts serbes par semaine, aujourd'hui il y en a 2 ou 3, ce qui reste bien sûr trop. La mise en place des enclaves, c'est-à-dire un véritable cantonnement des populations, était la seule solution possible, la communauté internationale est en effet arrivée alors que le conflit était en cours avec 7 à 8 000 personnes portées disparues et attendues par leurs familles.

M. Jacques Myard a fait remarquer que l'autonomie substantielle contenue dans les accords de Rambouillet avait été promise avec une armée. Il est clair que pour Milosevic et les Serbes c'était un ultimatum inacceptable et que ces accords poussaient sciemment à la rupture. Aujourd'hui, on constate qu'un apartheid a remplacé un apartheid au Kosovo. Dès que l'ONU aura tourné les talons, cela repartira de plus belle. Les résultats actuels sont donc fragiles car subordonnés à la présence d'une force internationale qui partira tôt ou tard. On ne connaît pas dans l'histoire de territoire qui peut être administré durablement par la communauté internationale. Le parallèle avec le Proche-Orient où deux légitimités s'affrontent est d'ailleurs indéniable. La communauté internationale a employé la force avec l'OTAN mais sans projet politique car en fait il n'y en pas. Mais peut-être n'y avait-il pas d'autre solution ?

M. Bernard Kouchner a dit connaître l'analyse de Jacques Myard, qui est juste sur beaucoup de points. Cependant, une fois constaté le désaccord à Rambouillet (et une constitution était prévue dans les accords de Rambouillet), c'est la résolution 1244 qui devait s'appliquer. L'usage de la force a beaucoup changé la donne, sans quoi Milosevic n'aurait pas quitté le pouvoir. M. Bernard Kouchner a souligné que la communauté internationale avait agi très vite au Kosovo, puisqu'en près de deux ans l'évolution positive est considérable. Le Président Vojislav Kostunica et son gouvernement ne veulent pas la guerre ; une présence internationale de quelques années de plus n'est pas un inconvénient, à condition que la communauté internationale garde et impose ses objectifs, qui sont l'autonomie et les élections générales. La poursuite de ces objectifs et la succession au pouvoir de nouvelles générations tant à Belgrade qu'au Kosovo placera la communauté internationale à l'abri d'explosions dans les Balkans. Les phénomènes de revanche existent, mais les nationalismes du 21ème siècle ne seront pas ceux du passé. En outre, on observe en ce moment des signes encourageants d'évolution, de meilleure communication entre représentants des différents partis politiques et des différentes communautés.

M. Charles Ehrmann a souhaité insister sur l'importance de l'Union européenne qui a permis d'instaurer la paix depuis 55 ans et permettra certainement d'éviter qu'une guerre éclate à nouveau à cause des Balkans comme en 1914. Il s'est demandé si la seule solution n'était pas l'échange de populations, mais est-ce faisable au 21ème siècle ?

Mme Nicole Ameline a rappelé que la Commission des Affaires étrangères avait, au moment du conflit du Kosovo, reçu M.  Ibrahim Rugova et qu'il parlait à l'époque d'indépendance. Outre la générosité de l'Europe, elle a demandé à M. Bernard Kouchner s'il pensait que ce rôle était suffisant ou si l'on pouvait envisager un rôle politique. Elle a également souhaité savoir comment il jugeait la position de l'administration américaine et ses désengagements dans cette partie de l'Europe.

M. Bernard Kouchner a répondu qu'en étant cynique, on pourrait se demander s'il valait mieux maintenir la cohabitation des communautés ou s'il fallait les séparer. La séparation était impossible car les Serbes voulaient rester chez eux au Kosovo. La coexistence des communautés a pu être maintenue, mais elle demande en fait beaucoup de temps. L'hypothèse d'une division des communautés rejoint ce que la presse évoque sous l'appellation « grande Albanie », qui n'existe que dans les journaux et l'imaginaire occidentaux ; aucun responsable kosovar ou serbe n'a évoqué une telle évolution. En réalité, c'est la démocratie qui doit décider à l'avenir.

M. Bernard Kouchner a estimé que les Etats-Unis lui avaient apporté une aide essentielle, notamment pour la préparation des élections locales. Les Etats-Unis ne se sont jamais déclarés en faveur de l'indépendance du Kosovo, même s'ils ont sans doute, en sous-main, et comme d'autres, aidé l'UCK. Quand il y avait des troubles, chacun savait que l'engagement des troupes américaines était interdit. Il est probable aujourd'hui que la nouvelle administration Bush renforce cette voie du désengagement. Dans l'hypothèse où toutes les troupes américaines se retireraient, les troupes restantes pourraient encore assumer leur rôle. Ce sont les Italiens et les Français qui sont les plus nombreux.

En ce qui concerne l'Europe, M. Bernard Kouchner a regretté qu'elle ne se soit pas exprimée d'une seule voix. L'Union européenne a donné trois fois plus d'argent que les Etats-Unis pour la reconstruction du Kosovo sans que cela se voie et sans arriver à exprimer une ligne politique claire. La nomination de M. Javier Solana a cependant apporté quelques progrès.

M. Bernard Kouchner a ensuite souhaité rendre un hommage appuyé aux militaires de la KFOR qui ont acquis une expérience certaine de ce type d'interventions et qui sont la plupart du temps polyglottes. Les bonnes relations entre les militaires et les civils ont été à la base de la réussite, de même que la bonne entente entre les diverses composantes de la communauté internationale.

S'il est une leçon à retenir du Kosovo, c'est bien l'utilité des interventions de la communauté internationale pour protéger les minorités contre les exactions. M. Bernard Kouchner a regretté, à titre d'exemple, que la destruction des bouddhas géants par les Taliban ait provoqué plus de réactions que naguère leurs persécutions contre les femmes.

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● Kosovo

● Nations unies


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