Accueil > Archives de la XIe législature > Les comptes rendus > Les comptes rendus analytiques (1998-1999) |
Assemblée nationale COMPTE RENDU ANALYTIQUE OFFICIEL Session ordinaire de 1998-1999 - 66ème jour de séance, 168ème séance 1ère SÉANCE DU JEUDI 18 FÉVRIER 1999 PRÉSIDENCE DE M. Yves COCHET vice-président SOMMAIRE : PROPOSITION DE LOI SUR L'ESCLAVAGE 1 ARTICLE PREMIER 22 ART. 2 24 ART. 3 26 APRÈS L'ART. 3 27 ART. 4 27 APRÈS L'ART. 5 28 EXPLICATIONS DE VOTE 28 La séance est ouverte à neuf heures. La séance, immédiatement suspendue, est reprise à 9 heures 30. L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi de Mme Christiane Taubira-Delannon et plusieurs de ses collègues, tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crimes contre l'humanité. Mme Christiane Taubira-Delannon, rapporteur de la commission des lois - Je souhaite saluer en notre nom à tous neuf jeunes de Guyane que j'ai invités à venir suivre cet événement et qui constituent une chaîne fraternelle. Ils sont Amérindiens, Bonis, Créoles, Haïtiens, Français "métro", Chinois pour symboliser les quatre continents qui, en Guyane, construisent au quotidien la fraternité (Applaudissements sur tous les bancs). Le sujet dont nous nous sommes emparés n'est pas objet froid d'étude. Parce qu'il s'écoulera encore quelques temps avant que ne s'adoucisse la blessure profonde qu'irrigue une émotivité inassouvie, parce qu'il peut être rude d'entendre décrire certains aspects d'une tragédie longue et terrible ; parce que l'histoire n'est pas une science exacte, mais selon Fernand Braudel "toujours se faisant et se dépassant" ; parce qu'enfin, la République est un combat comme nous l'enseigne Pierre Nora, je veux d'abord dire ce que n'est pas ce rapport. Il n'est pas une thèse d'histoire, ne prétend à aucune exhaustivité et ne vise à trancher aucune querelle de chiffres mais reprend les seules données qui ne font l'objet d'aucun litige. Ce rapport n'est pas le script d'un film d'horreur, faisant l'inventaire des chaînes, des fers, carcans, entraves, menottes et fouets conçus et perfectionnés pour déshumaniser. Il n'est pas non plus un acte d'accusation : la culpabilité n'est pas héréditaire et nos intentions ne sont pas de revanche. Il n'est pas requête en repentance. Nul n'aurait l'idée de demander un acte de contrition à la République laïque dont les valeurs fondatrices nourrissent le refus de l'injustice. Ce n'est pas un exercice cathartique car les arrachements intimes nous imposent des tenaces pudeurs. Il n'est pas non plus une profession de foi car nous aurons encore à ciseler notre cri de foule. Pourtant nous allons décrire le crime, l'oeuvre d'oubli, le silence et dire les raisons de donner nom et statut à cette abomination. Dès le début, l'entreprise fut marquée par la férocité. Quinze ans suffirent pour faire totalement disparaître de Haïti ses premiers habitants, les Amérindiens. On en dénombrait 11 millions le long des Amériques en 1519, ils n'étaient plus que 2,5 millions à la fin du XVIème siècle. On justifiait l'entreprise par une mission civilisatrice -sauver des êtres sans âme, assurer le rachat de certains- ou la légitimait par la prétendue malédiction de Cham. Mais Aimé Césaire l'a démasqué : très vite le geste décisif est celui de l'aventure et du pirate, de l'épicier en grand et de l'amateur, du chercheur d'or et du marchand, de l'appétit et de la force, avec l'ombre portée et maléfique d'une civilisation qui, à ce moment de son histoire, se sent obligée d'étendre à l'échelle du monde la concurrence de ses économies antagonistes. La traite et l'esclavage furent extrêmement violents, les chiffres sont d'une extrême brutalité. Dès 1978 Jean Mettas établit un bilan exhaustif. La France apparaît comme la troisième puissance négrière d'Europe. Elle a pratiqué ce trafic dont les seuls motifs furent l'or, l'argent, les épices. Elle a été impliquée, avec d'autres, dans l'esclavage qui transforme l'homme captif en bête de somme et en fait la propriété d'un autre. Le code noir, valable en droit français pendant plus de deux siècles, affirme que l'esclave est un meuble et que l'affranchi doit un respect singulier à ses anciens maîtres. Le commerce triangulaire a duré quatre siècles. Le cap Bocador fut atteint en 1416 ; les premières razzias qui ont laissé des traces datent de 1451, sur le Rio de Ouro. Il est vite apparu que les Amérindiens allaient être décimés par l'esclavage, les mauvais traitements, le travail forcé, les épidémies, les guerres de résistance. Le dominicain Bartolomé de Las Casas, qui se proposait de les protéger a suggéré l'importation massive d'Africains réputés plus robustes. Quinze à trente millions de personnes ont subi la traite et l'esclavage, et probablement soixante-dix millions puisqu'on estime que sur un esclave parvenu aux Amériques, quatre sur cinq ont péri sur le trajet jusqu'à la côte, dans les maisons d'esclaves de Gorée, de Ouidah, de Zanzibar et pendant la traversée. Le commerce triangulaire a été pratiqué à titre privé et public pour raison d'Etat. Le système esclavagiste s'organisait autour de plantations domaniales prospères. Jusqu'en 1716 les compagnies de monopole ont écarté l'initiative privée. Puis les lettres patentes du 16 janvier 1716 autorisent les ports de Rouen, Saint-Malo, La Rochelle, Nantes et Bordeaux à pratiquer la traite contre vingt livres par tête de noir importée dans les îles et une exonération de la taxe à l'importation. Cette violence et cette brutalité expliquent pour une large part le silence convergent des pouvoirs publics qui voulaient faire oublier et des descendants d'esclaves qui voulaient oublier. Pourtant nous savons le partage des responsabilités, nous savons les complicités d'antan et les défaillances ultérieures. "Ils ont su si bien faire les choses que nous avons tout, nous-mêmes, tout foutu en l'air" hoquetait déjà Léon-Gontran d'Amas. Nous sommes ici pour dire ce que sont la traite et l'esclavage ; pour rappeler que le siècle des Lumières a été marqué par une révolte contre la domination des Eglises, une revendication des droits de l'homme, une forte demande de démocratie, mais pour rappeler aussi que c'est entre 1783 et 1791 que le commerce triangulaire a connu son apogée ; que si l'Afrique s'enlise dans le non-développement, c'est aussi parce que des générations de ses fils et de ses filles lui ont été arrachées ; que si la Martinique et la Guadeloupe sont dépendantes de l'économie du sucre, si la Guyane a tant de mal à maîtriser ses richesses naturelles, si la Réunion est forcée à commercer si loin de ses voisins, c'est le résultat direct de l'exclusif colonial ; si la répartition des terres y est aussi inéquitable, c'est la conséquence du régime d'habitation. La traite et l'esclavage sont un crime contre l'humanité et les textes juridiques ou ecclésiastiques qui les ont organisés percutent la morale universelle. Ce sont nos idéaux de justice, de solidarité, de fraternité qui nous font dire que le crime doit être qualifié et inscrit dans la loi qui seule dira la parole solennelle au nom du peuple français. Cette parole officielle et durable constitue une réparation symbolique la plus pressante de toutes. Mais elle induit une réparation politique, par la prise en considération des fondements inégalitaires des sociétés d'outre-mer liées à l'esclavage et aux indemnisations des colons après l'abolition. Elle suppose également une réparation morale pour mettre en pleine lumière la chaîne de refus de ceux qui ont résisté en Afrique, des esclaves marrons qui ont conduit la résistance aux colonies, de villageois et d'ouvriers français, des philosophes et abolitionnistes. Cette réparation conjugue les efforts pour déraciner le racisme. S'attaquer aux sources des affrontements ethniques, affronter les injustices fabriquées. Elle suppose une réparation culturelle notamment par la réhabilitation des lieux de mémoire. Peut-être cette irruption est-elle un peu brutale. Mais il y a si longtemps que nous frappons à la porte. Ecoutons Léon Goutron d'Amas : "Je me sens capable de hurler pour toujours contre ceux qui m'entourent et qui m'empêchent à jamais d'être un homme". Le dialogue semble amorcé avec les mille précautions de ceux qui savent que souvent les mots charrient plus que ce qu'on leur confie, avec des préliminaires attentifs car nous avons tant de choses à nous dire. Mais nous allons cheminer ensemble, dans notre diversité, instruits de la certitude merveilleuse que si nous sommes si différents, c'est parce que les couleurs sont dans la vie comme la vie est dans les couleurs ; conscients aussi que lorsque les cultures et les dessins s'entrelacent, il y a plus de vie et de flamboyance; Nous allons donc continuer à mêler nos dieux et nos saints, nous allons implorer ensemble l'Archange, Echu, Gadu, Quetzalcôatl, Shiva et Marienin (Applaudissements sur tous les bancs). Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice - Christiane Taubira-Delannon vient, avec simplicité et sans emphase, de restituer la terrible réalité de la traite et de l'esclavage, leur organisation implacable, leur cruauté et leur violence. Nous avons célébré l'an dernier le cent cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage dans notre pays. C'est en effet le 27 avril 1848 que le gouvernement provisoire de la République française a décrété : "l'esclavage est entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises". La France, pays des droits de l'Homme, proclamait enfin que l'esclavage constituait une violation flagrante du dogme républicain "Liberté, Egalité, Fraternité". Mais combien d'enfants, de femmes et d'hommes ont été auparavant sacrifiés ? Combien de familles ont été détruites, de personnes déracinées, déportées, assassinées ? Nul ne le sait exactement, mais les victimes de l'esclavage se comptent en millions. Les génocides épouvantables commis par notre siècle ne doivent pas nous faire oublier l'immense plainte qui monte dès le XVIème siècle des côtes de l'Afrique occidentale. Durant trois siècles, des millions d'êtres humains vont être victimes du commerce triangulaire. Arrachés à leur terre, à leur famille, ces hommes, ces femmes, ces enfants sont vendus comme de simples marchandises, dans des marchés à bestiaux où ils sont soumis à l'évaluation de leurs acquéreurs. Ils sont ensuite transportés de l'autre côté des mers dans des conditions d'entassement effroyables, empilés dans des entreponts, enchaînés et immobiles. Vous avez rappelé, Madame, qu'ils furent nombreux à ne pas survivre au transport. Degré supplémentaire dans l'horreur, le droit est intervenu pour consacrer leur asservissement. Dès 1685, le code noir édicté par Colbert fonde, le "non droit à l'Etat de droit" des esclaves noirs, dont l'inexistence juridique constitue la seule et unique définition légale : ils ne sont plus considérés comme des êtres humains. Ils sont du "bois d'ébène", simple marchandise que l'on vend et achète avant de l'exploiter. Selon l'article 31 de ce code noir, qui est resté en vigueur presque sans interruption jusqu'en 1848, les esclaves ne pourront invoquer la loi, ni être parties à un procès civil ou criminel. Son article 38 dispose que l'esclave fugitif aura les oreilles coupées et sera marqué d'une fleur de lys sur l'épaule, qu'à sa première récidive, il aura le jarret coupé et sera marqué d'une fleur de lys sur l'autre épaule, et qu'à la seconde récidive, il sera puni de mort. Pour faire appliquer ce droit, les maîtres de ces esclaves bénéficiaient d'un appareil de répression terrible, constitué par la milice, la maréchaussée et les chasseurs de "nègres-marrons". Certes, la condition de ces êtres humains a indigné quelques hommes d'église et philosophes, comme Guillaume Thomas Raynal, l'Abbé Grégoire, Condorcet, Brissot ou Saint Lambert. Mais même la Révolution française ne parvint pas à faire disparaître définitivement cet ordre esclavagiste. Alors que l'article premier de la Déclaration des Droits de l'Homme venait de proclamer que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit, l'Assemblée constituante, dès 1791, a refusé par décret aux hommes et aux femmes de couleur tous droits de citoyen. Ce n'est que la Convention, le 4 février 1794, qui supprima l'esclavage mais il fut rétabli dans les colonies par Bonaparte le 10 mai 1802. Le peuple noir tenta alors de se libérer par lui-même et fomenta diverses révoltes et séditions. Sous la pression des esclaves de Saint-Domingue, les commissaires de la Convention durent proclamer en Guadeloupe la liberté générale le 29 août 1793. Personne ne saurait oublier l'action de Toussaint Louverture, non plus que celle de Delgrès, officier français qui prit la tête d'une armée insurrectionnelle pour s'opposer au rétablissement de l'esclavage. Leurs deux noms ont été inscrits, le 27 avril dernier, dans la crypte du Panthéon. Tous ces combats finirent par aboutir, notamment grâce à la volonté tenace de Victor Schoelcher, président de la commission d'émancipation, et par conduire, en 1848, à l'abolition définitive de l'esclavage. Le préambule de la Constitution de 1946 a ensuite proclamé que tout être humain, sans distinction de race, de religion, ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. La France a par ailleurs signé et ratifié diverses conventions internationales qui prohibent l'esclavage et les autres formes d'asservissement. Outre la Déclaration universelle des droits de l'Homme du 10 décembre 1948, citons la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales de 1950, le pacte des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques de 1966 et la Convention des Nations Unies relative aux droits de l'enfant de 1989. J'en viens à la proposition de loi. Elle ne comporte pas d'innovation juridique mais apporte une dimension symbolique forte à la condamnation de l'esclavage. C'est pourquoi elle recueille l'adhésion du Gouvernement. En reconnaissant à l'esclavage le caractère de crime contre l'humanité, notion qui découle du droit naturel et qui a été juridiquement consacrée à l'occasion du procès de Nuremberg, non seulement nous remplissons un devoir de mémoire mais aussi nous réaffirmons, au présent, notre refus de toutes les discriminations, notre amour de la liberté et de l'égalité. En effet, qualifier l'esclavage de crime contre l'humanité, c'est d'abord s'acquitter d'une dette envers toutes ces générations sacrifiées et leurs descendants qui portent encore aujourd'hui les traces de ces souffrances. C'est un devoir de mémoire. Mais la condamnation de ce crime doit aussi nous conduire à réaffirmer notre refus de toutes les formes actuelles de discriminations, notamment toutes les formes modernes d'asservissement de l'homme par l'homme. Elle doit nous faire prendre conscience que la lutte contre l'esclavage, et, plus largement, contre toutes les exclusions, n'est pas achevée. L'esclavage existe toujours. Il frappe toujours les plus faibles, les plus défavorisés, notamment les enfants. Le combat doit se poursuivre. L'article 1er de la proposition de loi qualifie de crime contre l'humanité la traite et l'esclavage des populations noires perpétrés à partir du XVème siècle. Il n'a pas de conséquence juridique, notamment en droit pénal, mais une dimension symbolique essentielle. L'article 2 a pour objet de favoriser une meilleure connaissance de ce qu'a été l'esclavage subi par les populations africaines. Une prise de conscience collective exige une information de tous, notamment des nouvelles générations à l'école. L'article 3 tend à une condamnation internationale de l'esclavage. Bien entendu, la recherche d'une date pour commémorer l'abolition de la traite négrière et de l'esclavage ne doit pas conduire à remettre en cause celle du 27 avril que notre pays a choisie depuis 1983. L'article 4 prévoit d'instaurer un comité chargé de proposer des lieux et des actions de mémoire pour contribuer à la sensibilisation de tous et le Gouvernement ne peut qu'y être favorable. Enfin, l'article 5 reconnaît aux associations de défense de la mémoire des esclaves le droit de se constituer partie civile en cas d'injures ou de diffamations racistes ou de provocations à la discrimination, à la haine ou à la violence raciste. Mesure bienvenue : outre ses conséquences pratiques, elle rappelle que le racisme, la certitude aveugle et imbécile qu'il existe des races supérieures autorisées à dominer des races inférieures, est à l'origine de l'esclavage. C'est à l'honneur de l'Assemblée nationale d'avoir voulu, par ce texte, inscrire dans la loi un devoir de mémoire à l'égard de ces millions d'hommes, de femmes et d'enfants victimes d'autres hommes. Je remercie les auteurs des propositions de loi, et je salue particulièrement votre commission des lois et son rapporteur Mme Taubira-Delannon, pour cette page d'humanité qui viendra s'inscrire dans notre ordre juridique (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste, du groupe RCV, du groupe UDF et du groupe du RPR). M. Louis Mermaz - La présente proposition de loi tend à reconnaître la traite et l'esclavage comme crimes contre l'humanité. La commission des lois a examiné conjointement deux propositions de M. Birsinger et du groupe communiste, concernant la célébration de l'abolition et la perpétuation du souvenir de ce drame, et un texte dû à Mme Bello et MM. Elie et Claude Hoarau qualifiant la traite et l'esclavage de crimes contre l'humanité. Nous sommes ici devant un devoir de mémoire : il s'agit de restituer à nos compatriotes d'outre-mer, mais aussi à toute la communauté nationale, leur passé dans sa vérité, ici dans sa cruauté -sachant que la recherche historique se poursuivra, d'autant plus efficacement qu'un tabou aura été levé. On a commencé d'enseigner dans nos écoles ce qu'a été l'abolition de l'esclavage et la dénonciation de la traite (Exclamations de M. Robert Pandraud), et la célébration du cent-cinquantième anniversaire du décret de Victor Schoelcher a connu un grand éclat. Mais on est resté plus imprécis et silencieux sur la réalité de la traite et de l'esclavage. Silence aussi sur la résistance des esclaves, et la cruauté de la répression. Le devoir de mémoire est un acte de justice. La reconnaissance par la République française du crime que constituent la traite et l'esclavage est d'autant plus légitime et naturelle que ce fut toujours, dans le passé, la République qui les dénonça. La première République abolit l'esclavage le 4 février 1794. Mais il fut rétabli dès 1802 par le régime autoritaire du Consulat. Il persista à travers différents régimes autoritaires, pour être définitivement aboli les 4 mars et 27 avril 1848 par la IIème République. Oui, c'est la République française qui a mis fin à la traite et à l'esclavage, héritages de l'Ancien Régime -qui enserrait d'ailleurs les sujets du roi de France dans un système féodal... M. Robert Pandraud - Les analyses divergent sur ce point. M. Louis Mermaz - ...avec encore cinq cent mille serfs à la veille de la Révolution... Traite et esclavage avaient pris une ampleur sans précédent à l'aube du capitalisme, dont la recherche du profit maximum, hors de toute considération humaine, est le fondement. Devoir de mémoire, mais aussi avertissement solennel pour le temps présent. Car l'esclavage au sens classique existe encore dans plusieurs pays avec lesquels nous avons des relations diplomatiques et qui siègent à l'ONU -laquelle continue d'ailleurs de se soucier de ce problème, notamment à travers les réflexions de son Haut commissariat aux droits de l'homme. Mais que dire du travail des enfants, qui se poursuit et dont tirent bénéfice de nombreuses multinationales ? Car on est passé du précapitalisme à l'ultralibéralisme... Que dire de l'exploitation, par les ateliers clandestins, de ces sans-papiers que nous laissons sans moyens de se défendre ? Que dire même de la condition salariale qui est parfois une forme moderne de l'esclavage ? La sémantique même le signale : quand on parle de "marché du travail", cela ne nous rappelle-t-il pas quelque chose ? Oui, devoir de mémoire : comment ne pas invoquer les principes fondateurs de la nation française à l'ère des Lumières : "liberté, liberté chérie", égalité et fraternité ? Mais aussi devoir d'alerte, au plan national et international (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe RCV). M. Gilbert Gantier - "Je ne sais si le café et le sucre sont nécessaires au bonheur de l'Europe, mais je sais bien que ces deux végétaux ont fait le malheur de deux parties du monde. On a dépeuplé l'Amérique afin d'avoir une terre pour les plantes ; on dépeuple l'Afrique afin d'avoir une nation pour les cultiver." C'est ainsi que Bernardin de Saint-Pierre déplorait le sort des esclaves dans le "Voyage à l'Isle de France" en avril 1768. On a aussi cité Montesquieu écrivant dans "l'Esprit des lois" : "Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais. Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres. Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves..." Nous sommes ici ce matin pour dénoncer et condamner une nouvelle fois la déportation massive et la réduction en esclavage des populations africaines perpétrées entre le XVème et le XIXème siècles par les nations européennes. Nous sommes tous d'accord pour considérer que la traite européenne par l'Atlantique qui a réduit en esclavage près de 12 millions de personnes, est un crime contre l'humanité. En effet, constituent des crimes contre l'humanité les actes inhumains et les persécutions qui, au nom d'un Etat pratiquant une politique d'hégémonie idéologique, ont été commis de façon systématique contre les personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale ou religieuse. Ainsi le génocide, la déportation, la réduction en esclavage ou la pratique massive et systématique d'exécutions sommaires, d'enlèvements, de personnes suivies de leur disparition, de la torture ou d'actes inhumains, inspirés par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisés en exécution d'un plan concerté sont des crimes contre l'humanité. La traite négrière en est donc bien un. Nous sommes tous d'accord. Mais était-il bien nécessaire de le rappeler ici aujourd'hui ? Pour tout vous avouer, j'ai craint ce débat. J'ai craint que ne resurgissent les sectarismes et les assimilations faciles. Il n'y a pas si longtemps, dans cet hémicycle, le Premier ministre n'a pas hésité à injurier la droite en la traitant d'esclavagiste et d'antisémite. M. Kofi Yamgnane - La droite de l'époque ! M. Gilbert Gantier - J'espère aujourd'hui que le ton sera différent. Nous sommes tous les successeurs de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 et de la naissance des libertés, les successeurs de Victor Schoelcher et de l'abolition de l'esclavage en 1848. Pas plus que du coeur, vous n'avez le monopole des progrès de la liberté. M. Alain Néri - Tout cela n'est pas à la hauteur du débat. M. Gilbert Gantier - Au contraire, la condamnation de l'esclavage est une idée profondément libérale. Le libéralisme est une philosophie qui, depuis le "miracle grec", en passant par les religions judéo-chrétiennes pour arriver aux articles immortels de la Déclaration de 1789, reconnaît la primauté de l'homme sur la société, la dignité intrinsèque et inaliénable de la personne ! L'an 1789 est l'aboutissement de ce lent cheminement intellectuel qui met l'homme au centre de toutes les politiques économiques et sociales, et est le point de départ du progrès de toutes les libertés individuelles. C'est en effet parce que "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits" que l'esclavage est intolérable et que, même si son abolition a dû attendre 1848, c'est grâce à ce premier article de la Déclaration qu'elle a été possible. Elle ne résulte pas d'une vision marxiste de la lutte des classes, de l'homme contre l'homme, mais d'une vision libérale où l'homme est par nature libre et responsable. La déportation et la réduction en esclavage sont des crimes injustifiables. Les victimes méritent réparation. Mais ne vaut-il pas mieux subir l'injustice que la commettre, tant les crimes sont vils et bas ? Pour autant, le groupe Démocratie Libérale ne participera pas au vote de cette proposition de loi (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe RCV). M. Alain Néri - Scandaleux ! M. Gilbert Gantier - Tout d'abord, le crime contre l'humanité est si évident qu'il est superfétatoire de mobiliser le Parlement pour le déclarer (Mêmes mouvements). De plus, les Nations Unies se pencheront le mois prochain sur le problème de la réparation matérielle de la traite, qui pourrait être déclarée "crime contre l'humanité". La République française ne peut le faire pour le monde entier, à moins de considérer cette proposition de loi comme une déclaration sans portée, ce qui serait faire injure à la cause que nous défendons. La proposition de loi est inutile à cet égard, puisque les Nations Unies en sont déjà saisies (Mêmes mouvements). Mais surtout, le groupe Démocratie Libérale craint l'instauration d'une certaine histoire officielle qui, loin d'approfondir l'étude de cette période de l'histoire, la fige au niveau de connaissances actuelles. En effet, "l'infâme trafic" est encore, comme l'écrit Frederico Mayor, directeur général de l'UNESCO, un vaste trou noir dans l'histoire de l'humanité. De plus, "La contemplation de la justice, pour Rimbaud, est le plaisir de Dieu seul". Il en va de même de la vérité. Quiconque a tâté du journalisme ou de l'histoire le sait bien : on croit n'avoir rien laissé dans l'ombre, et puis, un beau matin, on découvre une faille, parfois un pot aux roses. L'historien Jules Isaac, un de mes maîtres, disait : "C'est après, toujours après, qu'apparaît la réalité, avec son visage inquiétant." Or, ce n'est qu'à partir de la seconde moitié des années 1960 que des historiens, surtout anglo-saxons, ont entrepris une étude scientifique de la traite des noirs (Interruptions sur les bancs du groupe socialiste). Depuis, des recherches se sont multipliées, en Europe, en Amérique et en Afrique sur ce trafic infâme. Vous voulez inscrire dans la loi que les programmes scolaires accorderont à la traite négrière la place conséquente qu'elle mérite. Cela serait contraire à l'article 34 de la Constitution : l'organisation et le contenu des formations sont définis par décrets et arrêtés du ministre de l'éducation nationale. En 1994, l'UNESCO a décidé d'atteler des chercheurs des trois continents concernés à l'étude de la traite des noirs. L'entreprise, baptisée "La route de l'esclavage" a reçu cette année le soutien de Jacques Chirac à l'occasion de la célébration du cent-cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage par la France (Interruptions sur les bancs du groupe socialiste et du groupe communiste). Ce comité, international, composé d'historiens, d'anthropologues et de philosophes, devra dresser, d'ici à 2004, le premier bilan réellement détaillé des quatre siècles de traite active jusqu'à l'ultime traité d'abolition en 1873. Il faut donc étudier, approfondir, rechercher et non se contenter d'instaurer un nouveau comité pour proposer des lieux et des actions de mémoire. M. Camille Darsières - Commencez par étudier vous-même ! M. Gilbert Gantier - Pour toutes ces raisons, en réaffirmant notre foi la plus profonde en la dignité et la grandeur de tout homme, nous ne participerons pas au vote de cette proposition de loi qui n'est en rien une réponse digne et adaptée aux problèmes de ces territoires blessés par cette période sombre de l'histoire (vives exclamations sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe RCV). M. Robert Pandraud - Très bien. MM. Serge Janquin et Camille Darsières - Ignoble ! M. Robert Pandraud - Monsieur le Président, il y a longtemps que nous n'avions vu un orateur presque contraint d'interrompre son propos sans que la présidence n'intervienne ; je la rappelle à son devoir d'impartialité : nous sommes dans un pays et dans une assemblée où toutes les opinions peuvent s'exprimer et où il n'existe pas de service obligatoire de repentance. En ce qui me concerne, je n'ai pas l'intention de me repentir. M. le Président - Ce n'est pas tout-à-fait un Rappel au Règlement... En outre, pendant l'intervention de M. Mermaz, vous êtes vous-même intervenu (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste). Par ailleurs, les interpellations qu'on a pu entendre, de votre part comme de l'autre côté de l'hémicycle, n'ont pas dépassé ce dont l'Assemblée a l'habitude. M. Camille Darsières - Ce n'étaient pas des interpellations mais des indignations ! M. Georges Sarre - Ce débat fera date. Je regrette que, tandis que les Françaises et les Français sont unanimes à condamner l'histoire terrible et douloureuse de l'esclavage, l'hémicycle tout entier ne juge pas nécessaire de regarder le passé et de condamner ce qui doit l'être, pour mieux servir le présent. L'inscription de ces faits barbares dans la mémoire collective de la République est une façon d'approfondir et de renforcer la citoyenneté, en particulier chez ceux de nos concitoyens dont les ancêtres furent victimes du système esclavagiste. L'atteinte à la dignité humaine ne fait aucun doute car la traite et l'esclavage ne furent que la cruelle et terrible manifestation d'un préjugé inégalitaire. D'autre part, la France ne serait pas fidèle à son histoire si elle s'interdisait de faire référence à la situation actuelle dans certaines régions du monde où, si le mot "esclavage" est banni par les textes internationaux, sa réalité économique parfois persiste. Refusant le sentimentalisme et l'autoflagellation, mais condamnant sans appel le passé, nous réaffirmons des principes qui ont une histoire : des Républicains courageux, et souvent minoritaires -je pense à Brissot, à Condorcet, à l'Abbé Grégoire, de la Société des Amis des Noirs, aux Conventionnels qui abolirent par acclamation l'esclavage le 16 pluviôse an II- ont ouvert la voie à l'abolition définitive par le décret du 27 avril 1848. L'abolition est le début d'une ère nouvelle qui concorde avec l'affirmation de la citoyenneté. La loi de pluviôse décide que "les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens français et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution". De même, le décret de Victor Schoelcher rappelle que "l'esclavage est un attentat contre la dignité humaine ; en détruisant le libre arbitre de l'homme, il supprime le principe du droit et du devoir." Aujourd'hui que la République s'apprête à nommer et à reconnaître le crime, nous invitons plus que jamais nos compatriotes descendants d'esclaves à participer à la vie de la communauté nationale. Que serait cependant la citoyenneté sans la possibilité de l'exercer ? Pourquoi voter ce texte, si ce n'est aussi pour condamner les esclavagistes contemporains ? Les deux questions ne font qu'une, tant il est vrai que nous croyons, comme Aimé Césaire évoquant un siècle plus tard la figure de Schoelcher, que "de cet homme admirable, il serait vain de commémorer la mémoire, si l'on n'était décidé à imiter sa politique". Il y a encore des esclaves au Pakistan, au Soudan ou ailleurs. Les responsables sont toujours les mêmes -la féodalité, la misère, les rapports de force et le profit, rien ne sert de s'insurger en paroles quand la quête forcenée du coût du travail le plus bas sert de mobile à l'exploitation. Le vote de ce texte signifie au-delà de la reconnaissance des faits historiques, la condamnation de l'esclavage en tous temps et en tous lieux (Applaudissements sur les bancs du groupe RCV, du groupe socialiste et du groupe communiste). M. Anicet Turinay - A la veille de l'an 2000, neuf mois de commémoration du 150ème anniversaire de l'abolition de l'esclavage auront accouché d'une proposition de loi tendant à la reconnaissance de la traite négrière et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité, condamnant cette effroyable période de l'histoire passée sous silence. A ceux qui se demandent encore à quoi cela peut servir, je répondrai que c'est la manière la plus forte de cicatriser les plaies de ceux, dont je suis, dont les ancêtres furent esclaves. Il est temps que la France assume pleinement cette page tragique de son histoire et que cesse la politique de l'oubli. A la mémoire des 15 millions d'hommes et de femmes arrachés à l'Afrique, à la mémoire de ceux qui par millions sont morts dans les bateaux négriers, à la mémoire de ceux qui pendant quatre siècles ont subi le joug, l'humiliation et la torture, à la mémoire de ceux dont le sang paya une prospérité à d'autres destinées, à la mémoire de ceux qui se sont révoltés contre cette servitude, à la mémoire du génocide et de l'extermination des populations qui peuplaient l'Amérique et les Caraïbes, il faut reconnaître la traite négrière en tant que crime contre l'humanité. Mme Catherine Tasca, présidente de la commission des lois - Bravo. M. Anicet Turinay - Contrairement au génocide juif, personne n'est là aujourd'hui pour en témoigner. Cependant la traite négrière est inscrite non seulement dans les consciences mais également dans des monuments, sites, châteaux-forts, qui jalonnent son parcours -l'île de Gorée au Sénégal, Ouidah au Bénin. Pendant quatre siècles, l'asservissement de l'homme noir par l'homme blanc a été considéré comme normal. La singularité incroyable de ce crime est bien cette réalité assumée, affichée en un commerce fructueux. Ce commerce des esclaves est un précurseur de ce qui est appelé aujourd'hui la mondialisation. Près de quinze millions de déportés, deux millions de morts au cours de la traversée des océans, plusieurs mois de voyage dans des conditions abominables, pour ces gens jetés à fond de cale dans les bateaux négriers, dépouillés de leurs vêtements, marqués au fer rouge, enchaînés. Vie et supplices sur les plantations étaient organisés par le code noir de 1685, édicté par les Français, qui considérait les esclaves noirs comme des biens meubles et indiquait aux maîtres les traitements inhumains qu'ils étaient autorisés à infliger à leur cheptel pour en obtenir un rendement optimal. Membre coupé par suite de tentative d'évasion, battues organisées avec des chiens dressés pour traquer les fugitifs sur lesquels on pouvait tirer... Seule la mort bienfaisante était libératrice pour l'esclave. Bernardin de Saint-Pierre a décrit cette réalité dans son Voyage à l'Isle de France, en avril 1768, avec des mots terribles "je ne sais pas si le café et le sucre sont nécessaires au bonheur de l'Europe, mais je sais bien que ces deux végétaux ont fait le malheur de deux parties du monde. On a dépeuplé l'Amérique afin d'avoir une terre pour les plantes ; on dépeuple l'Afrique afin d'avoir une nation pour les cultiver". Oui c'est bien là la plus grande tragédie de l'histoire humaine par son ampleur et sa durée et dont la cruauté justifie qu'elle soit dénommée crime contre l'humanité. Cette proposition est faite, comme la lutte menée par Victor Schoelcher en 1848 pour l'abolition de l'esclavage dans les colonies, au nom de l'humanité. Je souhaite donc qu'elle recueille l'unanimité. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe RCV et du groupe communiste) M. Michel Tamaya - Dites-le à vos amis... M. Anicet Turinay - Nous la devons bien sûr à la ténacité de notre collègue, Mme Taubira-Delannon, mais aussi à tous ceux qui partout dans le monde se sont mobilisés autour de la commémoration. C'est grâce à ces énergies déployées dans nos départements d'outre-mer, en métropole et ailleurs que nombreux sont ceux qui ont pris conscience qu'aujourd'hui encore les séquelles demeuraient et que nul ne pouvait oublier ce drame humain collectif. Il faut remercier tous ceux qui ont influencé la démarche politique officielle pour dire halte à la politique de l'oubli instaurée en 1848, en particulier l'UNESCO pour son projet "La route de l'esclave", qui a depuis 1993 fait en sorte que la traite négrière fasse l'objet d'une étude internationale multidisciplinaire et permette aux peuples concernés, mais aussi à la conscience universelle, d'assumer en toute clarté une mémoire commune. Le devoir de mémoire a été beaucoup rappelé lors des commémorations de l'année dernière, car on continue à cautionner l'oubli au nom de l'assimilation politique. "Je recommande à chacun l'oubli du passé" écrivait Rostoland, le gouverneur provisoire de la Martinique. En effet les décrets de 1848 donnent aux nouveaux affranchis leur titre de citoyens en contrepartie d'une rupture avec le passé, de l'oubli de la mémoire de l'esclave sur les plans juridique, administratif, économique et moral. Nous avons aussi un devoir de mémoire car l'amnistie prononcée par la République de 1848 eut lieu de façon unilatérale. L'oubli fut exigé dans un milieu où l'antagonisme est ancestral, et repose à la fois sur des différences de statuts économiques, de positions sociales, sur des préjugés liés à la race qui donnent à chacun sa place dans la société. Il fut aussi exigé alors que l'abolition ne donnait pas aux anciens esclaves les moyens de reconversion indépendants des relations avec les anciens maîtres. Même exempte de châtiments physiques, la relation restait dans les faits celle du maître à l'esclave. Il n'était pas question d'une indemnité donnée aux nouveaux libres, comme l'avait suggéré en 1834, Bissette, "Pour réparation de la violence physique et morale", ni d'une indemnité "répartie à parts égales entre colons dépossédés de leurs esclaves et esclaves eux-mêmes", selon la proposition de Victor Schoelcher en 1848, ni de l'attribution d'un lopin de terre en dédommagement, encore moins d'expropriation de terres occupées par des colons. Ce n'était donc pas la forme qui changeait mais la formulation d'un engagement réciproque écrit entre anciens maîtres et anciens esclaves, un acte d'association. Elie Wiesel, prix Nobel de la paix, disait "le bourreau tue toujours deux fois, la deuxième fois par le silence". Oui, la non-reconnaissance de la spécificité de la traite négrière est un silence. L'oubli a été imposé mais non consenti. Si pour certains, qui refusent la repentance, l'histoire c'est du passé, la mémoire collective est le ciment de l'identité des peuples des départements d'outre-mer. Le racisme, encore très présent dans notre société, puise ses racine dans l'ignorance du passé. La traite négrière a légitimé le racisme. Se rappeler et condamner de façon symbolique la traite négrière est indispensable pour que nos générations futures chassent de leur imaginaire les traces encore si ancrées de l'inégalité entre les hommes. Il est frustrant de voir encore aujourd'hui, l'homme de couleur constamment soupçonné et subir la présomption de culpabilité. Je n'en veux pour preuve que le simple contrôle sur la voie publique qui tourne vite au "délit de faciès" (Très bien ! sur plusieurs bancs) pour devenir, en paraphrasant Rousseau, "Une raillerie insultante, pire cent fois que la mort". Cet attachement à notre passé est indispensable car "un peuple qui connaît son passé a un avenir". Les peuples, comme les individus, ont besoin de vivre leur présent, de se protéger dans l'avenir en connaissant et en assumant leur passé. Malgré le cri du romancier martiniquais Patrick Chamoiseau : "Fils d'esclaves, soyez fiers !", l'influence de cette inqualifiable tragédie vécue par nos ancêtres a souvent été mal vécue par nous-mêmes. Autre peuple opprimé, les Juifs puisent leur détermination dans la connaissance de leur propre histoire et dans leur capacité à la faire connaître et respecter dans le monde entier. Sur le plan juridique, l'article 6C du statut du tribunal militaire international de Nuremberg annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 définit les crimes contre l'humanité comme "l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toute population civile avant ou pendant la guerre ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux, ou religieux". L'article 212-1 du nouveau code pénal français condamne à la réclusion criminelle à perpétuité : la déportation, la réduction en esclavage, ou la pratique massive et systématique d'exécutions sommaires, d'enlèvements de personnes, suivis de leur disparition, de la torture ou d'actes inhumains, inspirés par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisés en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile. Ces définitions des crimes contre l'humanité ne peuvent plus faire fi de la traite négrière. Le texte que nous examinons aujourd'hui est nouveau parce qu'il prend en compte ce drame humain à travers des faits précis, datés et localisés sur lesquels l'histoire reste muette. D'une manière paradoxale, mais riche d'espoir, l'acte barbare initial de la traite a été fondateur d'un peuple métis. Véritable mosaïque humaine, emblème de notre identité créole. La déportation d'hommes, de femmes et d'enfants porteurs d'idées, de valeurs, de religions, de traditions, a donné naissance à de nouvelles formes de cultures et d'identités plurielles qui méritent que soit prise en considération la double appartenance créole et française. M. Kofi Yamgnane - Très bien ! M. Anicet Turinay - Comme l'écrit notre rapporteur, "la traite et l'esclavage ont saigné l'Afrique pour fonder les sociétés d'outre-mer". Un grand pas symbolique sera franchi par le vote de cette proposition qui sera un aboutissement. Elle doit aussi être un commencement grâce à deux actions fortes qui font l'objet d'amendements que j'ai déposés. L'inscription de la traite dans les manuels scolaires d'histoire de France offrirait aux générations futures cet accès au savoir qui permettra d'en finir avec cette confusion des sentiments de repentance, de culpabilité, de rancune, de haine, d'amertume dont nos générations ont tant de mal à se départir, et pour cause : en raison de l'ignorance, de la censure, des complexes et de la honte. Je souhaite également que soit instituée une journée nationale commémorative de l'abolition de l'esclavage qui pourrait être fixée le 27 avril, en référence au décret du 27 avril 1848 du Gouvernement provisoire de la IIème République, qui reconnut "l'esclavage comme l'attentat contre la dignité humaine" comme la violation flagrante du dogme républicain : liberté, égalité, fraternité. Son article premier abolit l'esclavage. Son article 8 "interdit à tout Français de posséder, d'acheter ou même de vendre des esclaves et de participer soit directement, soit indirectement à tout trafic ou exploitation de ce genre". La reconnaissance par notre Assemblée de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité, très attendue par les populations d'outre-mer, renforcera par ailleurs, l'influence de la France, dans le combat contre toutes les formes d'esclavage moderne. Oui, la France sortira grandie d'une telle proclamation, car la patrie des droits de l'homme fait ainsi souffler de son sol, comme en 1789, le vent d'une nouvelle liberté qui force l'admiration, honore ses institutions, interpelle tous les pays impliqués dans ce crime odieux et en fait la véritable locomotive de la reconnaissance internationale. Le groupe RPR votera ce texte (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF ; du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe RCV). M. Ernest Moutoussamy - L'esclavage et la déportation, reconnus par le Tribunal international de Nuremberg comme crimes contre l'humanité, sont déclarés imprescriptibles par la Convention de 1968. Ils ne peuvent donc être effacés par le temps. Aussi, est-ce avec émotion et avec respect pour toutes les victimes, en saluant "la mémoire de ceux qui sont décédés sans sépultures" que nous abordons ce débat. La reconnaissance de ces crimes est un devoir non seulement de mémoire, mais aussi de justice. Et le devoir de mémoire et de réparation à l'égard de toutes les victimes de l'histoire, est un devoir d'homme libre. Un grand merci donc à Christiane Taubira-Delannon pour son initiative contre l'oubli, aux groupes socialiste et communiste et au Gouvernement pour leur soutien. L'exposé de Mme Taubira-Delannon constitue à mes yeux un chef d'oeuvre, dans les innombrables pages écrites par notre Assemblée. M. Yann Galut - C'est vrai ! M. Ernest Moutoussamy - Il est vrai que le sujet s'y prête et que l'auteur ne manque pas de talent. Il faut remonter au plaidoyer de Robert Badinter contre la peine de mort, pour trouver un texte aussi fort, aussi intense, aussi émouvant et aussi juste. "Bon sujet d'étude" pour les étudiants a dit Louis Mermaz à la commission. Oui, cet exposé des motifs est une page d'anthologie où les mots sonnent pour les morts comme pour les vivants, et remuent la douleur autant que la conscience et l'histoire, où le silence, les subterfuges, la lâcheté, l'injustice, les querelles en prennent pour leur compte. Ce texte pourrait nous dispenser de tout débat, si nous n'avions pas à jouer notre rôle de législateur. Chère collègue Taubira-Delannon, vous avez tout dit pour que la France s'incline la première devant la mémoire des victimes de ce crime. Vous avez affronté et scruté le passé douloureux et obscur. Vous l'avez analysé sans passion, mais sans complaisance. Après ce terrible voyage dans quatre siècles d'horreurs, pour ces millions de morts et en leur nom, vous demandez justice et réparation et vous dites surtout que le temps est mûr pour tout savoir et ne rien oublier. Vous nous avez introduits dans l'île de Gorée, par où sont passés beaucoup de ceux qui ne reviendront jamais, et où Nelson Mandela éclata en sanglots en 1991, devant la Maison des esclaves. C'est d'ailleurs de Gorée que le pape Jean-Paul II, en 1992, demanda pardon au peuple noir pour le comportement de l'Eglise : il a fallu en effet attendre 1839 pour qu'enfin, un pape, Grégoire XVI, condamne sans équivoque la traite négrière ! Etrange destin pour cette île de Gorée chargée de souffrances et de douleurs, patrimoine mondial de l'humanité où l'homme a honte d'être un homme, qui donna pourtant à l'Afrique noire, en la personne de Blaise Diagne, son premier député à l'Assemblée nationale. Blaise Diagne devint aussi le premier Africain membre d'un gouvernement français. De Gorée au Palais-Bourbon, quelle fantastique et paradoxale traversée ! Dans cet hémicycle, Blaise Diagne parla pendant vingt ans ! Y a-t-il plus bel exemple de la capacité démocratique de la France républicaine ? Esclavagiste, la France le fut. Pays de la Déclaration des droits de l'Homme, la France l'est. Pays de la reconnaissance et du devoir de réparation, elle doit le devenir. Toujours, elle a su trouver en elle-même les ressources pour lutter contre la barbarie, défendre la liberté. Dans le douloureux paysage de l'esclavage, marqué par la résistance des esclaves à l'oppression, par les révoltes des nègres marrons, par le combat de Toussaint Louverture, par le sacrifice de Delgrès et de ses compagnons en Guadeloupe, par l'héroïque lutte d'Ignace et de la mulâtresse Solitude, par le courage de Boukman, de Macandal et de tant d'autres on ne peut oublier les habitants de Champagney, les anti-esclavagistes, tels que Brissot, l'Abbé Grégoire et, bien entendu, Victor Schoelcher. Aujourd'hui, la France se grandirait encore en assumant toute son histoire, y compris son passé esclavagiste, en lui donnant la place qu'il mérite dans le devoir du souvenir et de réparation. Faisant fi de tout sentiment de culpabilité ou de repentir, il s'agit de légiférer pour le présent et l'avenir sans renier son passé. Les victimes de l'esclavage, elles aussi, ont droit à la parole et méritent l'attention de toutes les institutions internationales concernées. Lorsque le 21 mai 1981, François Mitterrand se rendit au Panthéon pour inaugurer son premier septennat, les journalistes qui l'accompagnaient évoquèrent sans aucun mal Jean Moulin et Jean Jaurès, mais restèrent muets quand le Président déposa une rose sur la tombe de Schoelcher. C'était l'aveu de l'oubli. Aussi, est-ce avec enthousiasme que la gauche de notre Assemblée, salua lors du débat du 17 décembre 1982, la volonté du gouvernement de commémorer l'abolition de l'esclavage, en instituant une journée fériée dans les DOM et à Mayotte. Aujourd'hui, nous franchissons une ultime étape d'une portée morale et symbolique exceptionnelle. En reconnaissant la traite négrière transatlantique et l'esclavage comme des crimes contre l'humanité, la France remplit son devoir de mémoire et reste la France. Si nous refusons de transformer le problème de la réparation, en une sordide arithmétique financière, qui pousserait à une évaluation morbide de la traite, nul ne peut nier que l'esclavage a appauvri l'Afrique et brisé l'homme noir, tout en enrichissant les puissances coloniales. C'est donc tout naturellement que nous réclamons une solidarité plus efficace et plus forte de la France à l'égard de l'Afrique et des Caraïbes. Il ne s'agit pas de l'assistance actuelle, méthode néo-coloniale, qui dissimule une forme subtile de domination, mais de gagner la bataille des droits de l'homme et du progrès, d'obtenir des avancées démocratiques, d'éradiquer le racisme et la xénophobie, bref de construire les ponts de fraternité et de culture qu'exige le XXIème siècle civilisé et progressiste (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste, du groupe socialiste et du groupe RCV). M. Henry Jean-Baptiste - La triste chronique de l'esclavage, dans sa brutalité et dans ses crimes, se confond très largement avec l'histoire même de l'humanité... Une tablette sumérienne en apporte l'un des premiers témoignages. L'Egypte des Pharaons, l'Empire romain, les cités grecques ont développé sans retenue, des pratiques esclavagistes, plus souvent liées à des situations de guerre : l'esclave est un vaincu. Mais ce sont les pays européens qui, dès le XVIème siècle, donnent à l'esclavage et à la traite toute leur ampleur, en direction de l'Afrique et du Nouveau monde. Il y a à la fois changement d'échelle et de méthode. Un édit de 1518 de Charles Quint autorise l'importation d'esclaves africains en Amérique et inaugure le système des concessions du monopole d'Etat à des compagnies. Le Portugal, la Hollande et l'Angleterre s'engagèrent rapidement dans cette voie. Mais c'est le code noir de Colbert, en 1685, qui conférera une base juridique précise et complète à ce système, lequel durera pendant plusieurs siècles. Une organisation méthodique, avec de nombreuses complicités en Afrique même et des conséquences très lourdes pour le développement du continent noir. Il en est resté, en dépit du temps écoulé, des séquelles psychologiques chez nombre de nos contemporains, en particulier dans l'outre-mer français. Pour ces consciences malheureuses, le fameux "devoir de mémoire" n'est pas un exercice facile et beaucoup de nos concitoyens d'outre-mer ne le considèrent même pas comme indispensable, on l'a vu récemment à La Réunion. Il faut pourtant l'accomplir ce devoir de mémoire, par l'approfondissement de la connaissance historique, mais surtout, par le rappel des devoirs et obligations d'humanité, qui incombent à tous, aux Etats comme aux personnes. C'est l'intention commune de ces quatre propositions de lois. Oui, mes chers collègues, nous savons désormais que "les civilisations sont mortelles", que "la bête immonde" ressurgit de temps à autre, mais il faut continuer de croire qu'à la fin des fins, l'homme se dégage peu à peu, laborieusement, de la barbarie originelle. Il est heureux, que ce signe d'espoir, l'Assemblée nationale française, naguère si profondément marquée par le génie passionné et entraînant d'Henri Grégoire ou de Victor Schoelcher, nous en apporte la confirmation. Je dis bien la confirmation puisque le code pénal, dans son article 212 alinéa 1, dispose déjà que "l'esclavage est un crime contre l'humanité". Mais les textes aujourd'hui soumis à l'examen de notre assemblée comportent plusieurs avancées significatives. Je crois tout d'abord qu'il n'était guère opportun de limiter l'évocation de ces problèmes au seul trafic transatlantique des esclaves. L'esclavage transsaharien, avait depuis fort longtemps créé ses circuits de capture, de traite, de transport et de négoce... Ces pratiques n'ont pas entièrement disparu. Le commerce du "bois d'ébène" s'est également développé dans l'Océan indien entre la péninsule arabique, le comptoir de Zanzibar, les côtes orientales de l'Afrique, en particulier le Mozambique, Madagascar, l'Inde et jusqu'à Mayotte et La Réunion. Ici, ce ne sont pas les grands ports négriers de l'Atlantique mais les potentats malgaches, les sultans d'Anjouan et quelques grands colons de La Réunion qui en sont les ordonnateurs. On sait que c'est à Mayotte qu'intervint la première mesure d'abolition de cet "esclavage de proximité", Mayotte qui se place volontairement en 1841 sous la souveraineté de la France et dont le sultan Andriantsouli obtint de Louis Philippe l'abolition par une ordonnance du 9 décembre 1846. Pour Mayotte le décret libérateur du 27 avril 1848 a valeur confirmative. Dans la conscience collective des Mahorais le nom de la France est aussi associé à l'idée de liberté. Bien des faits de l'histoire actuelle s'expliquent ainsi. Le deuxième progrès amorcé est d'élargir la portée du message. Après l'abolition de l'esclavage en 1833 par l'Angleterre, en 1848 par la France et en dépit des efforts, d'ailleurs inégaux, de contrôle maritime, il a fallu attendre sur le plan international l'acte général de Bruxelles du 2 juillet 1890 et la Convention de Genève du 25 septembre 1926, suivie d'une Convention "supplémentaire" du 7 septembre 1956, relative "à l'abolition de l'esclavage, de la traite des esclaves et des institutions pratiques analogues à l'esclavage". Puis, dans son article 4, la deuxième Déclaration universelle des Droits de l'Homme, énonce : "Nul ne sera tenu en esclavage ou en servitude" ; l'esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes. La France, bien entendu, est signataire de ces textes. Les dispositions que nous examinons sont donc un appel au Gouvernement pour qu'il agisse auprès des organismes internationaux afin de moderniser le système juridique en vigueur dans le monde. Comme le souligne Christiane Taubira-Delannon, la France pays des Droits de l'Homme, doit jouer un rôle particulier dans cette reconnaissance. Enfin le mérite essentiel de ces propositions est d'être résolument pédagogique. La réparation doit être morale. Il s'agit de rompre avec le silence prudent et honteux des manuels scolaires, la modestie des programmes de recherche. Les prises de conscience, même tardives et difficiles, favoriseront l'épanouissement de nos sociétés d'outre-mer. Nos associations domiennes qui ont beaucoup travaillé sur ce dossier ont un rôle essentiel à jouer. Nous n'oublions pas, bien entendu, les immenses dommages causés aux pays africains, qui seront mieux à même de mesurer les abominations subies. Les commémorations ne sauraient se réduire à l'évocation douloureuse du passé. Elles ne valent que par le présent qu'elles éclairent et par les perspectives qu'elles dessinent. Selon Nietzsche, il n'est pas de problème éternel. Mais diverses formes d'asservissement subsistent. La méconnaissance de ce crime contre l'humanité qu'est l'esclavage peut continuer à les faire reculer. Comme le rappelle Daniel Maximin après Franz Fanon, nous ne serons pas esclaves de l'esclavage. Mais nous savons que le combat pour la liberté des hommes est quotidien. L'UDF votera cette proposition de loi (Applaudissements bancs du groupe UDF, du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe RCV). M. Kofi Yamgnane - Député "métropolitain" de la République, je porte aussi les stigmates de l'histoire du peuple noir, du peuple des esclaves. Le commerce triangulaire, parce qu'il rabaisse l'homme au rang de marchandise, parce qu'il nous renvoie à une image méprisable de ce que nous sommes ou de ce qu'ont été nos aïeux, ce commerce "déshumanitaire", appelle la qualification de crime contre l'humanité. C'est pourquoi je soutiens pleinement cette proposition. Mais je n'y vois qu'un premier pas. La condamnation de la barbarie passée doit s'étendre désormais à la condamnation de la barbarie présente ou à venir. La réduction d'un peuple à l'état d'esclave n'est pas l'apanage d'une période. M. Yann Galut - C'est vrai. M. Kofi Yamgnane - Depuis l'antiquité jusqu'aux récents génocides ethniques, cette triste réalité devra désormais remplir les pages des manuels d'histoire. M. Alain Néri - C'est indispensable. M. Kofi Yamgnane - Les enfants de Ouidah sont les enfants de la Shoah et du Rwanda. L'esclavage ravale l'homme au rang d'animal appartenant à un cheptel. Le colonialisme a perpétué un modèle social testé sur d'autres continents : la matière première était exploitée sur place au bénéfice des seuls pays riches. Il a aussi permis aux puissances dominantes d'exporter leur population à risque : elles ont "externalisé" leur propre insécurité. Le passage à un système néo-colonial de domination larvée, aux mains de sociétés multinationales à la recherche du profit maximum, n'a constitué qu'une simple mutation du modèle esclavagiste. Doit-on comprendre autrement l'appel en masse à la main d'oeuvre immigrée durant les "trente glorieuses", nécessaire au redécollage économique de nos sociétés meurtries par nos propres guerre ? M. Serge Blisko - Exact. M. Kofi Yamgnane - Ces travailleurs n'ont pas toujours été considérés comme des êtres humains. C'est parce que leurs peuples furent achetés, colonisés, méprisés pendant des siècles, que dans nos sociétés, les descendants des esclaves souffrent encore de racisme. M. Yann Galut - Il a raison. M. Kofi Yamgnane - L'esclavage constitue un crime contre l'humanité car il aliène toute dignité humaine. Adopter cette proposition est un devoir de mémoire envers des dizaines de millions d'hommes, de femmes et d'enfants d'Afrique et des Caraïbes. Mais il nous faut également engager l'indispensable travail de réflexion sur la condamnation de l'esclavage moderne, sous toutes ses formes et partout, il y va de l'honneur de la République et de la France (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste, du groupe RCV et du groupe UDF). M. Alfred Marie-Jeanne - Enfin, dirai-je. Mieux vaut tard que jamais. L'histoire de la traite, de l'esclavage et de la colonisation, est avant tout le martyrologe des peuples amérindiens et noirs confondus. Si les blessures et les ravages restent encore si vivaces malgré le temps, c'est qu'il n'a pas officiellement était fait droit à la requête légitime de reconnaissance, de justice et de réparation. Un geste solennel, même symbolique, aurait contribué à apaiser un tant soit peu les passions et les rancoeurs. Mais il n'est pas venu. Peut-être parce que selon Salvat Etchard : "de notre servitude, ce ne sont pas les pyramides ou Athènes qui sont nées, mais du sucre pour les tasses à café d'Europe". Seulement du sucre ! Alors, pourquoi cette descente aux enfers, tant de sang, tant de mutilations, tant d'hécatombes. Malgré cette amère constatation, il n'est point question pour moi de faire ici procès, tant le crime était nombreux, tant le crime était hideux. Il ne s'agira pas non plus pour moi de récapituler cette histoire douloureuse tant elle était insensée, tant elle révulsait la conscience. Retenons tout de même qu'au nom de Dieu, de la Science, de la Morale, au nom déjà de l'économie de marché, au nom de la Loi, un argumentaire, en recherche perpétuelle de justification et de cohérence, avait été méthodiquement échafaudé. Pendant que Louis XIV, le Roi Soleil éclairait de ses mille feux une partie du monde, le code noir rejetait dans les ténèbres une de ses autres parties. Pendant que Louis XV, dit le "Bien-Aimé", prodiguait ses égards à ses sujets, le code noir, toujours lui, se renforçait pour les mal-aimés de l'autre bord. Face à cette tragédie innommable, que restait-il à ces âmes damnées et condamnées par avance ? Avec force, Nietzsche répond : "La révolte restait la noblesse de l'esclave." Aujourd'hui notre noblesse à tous, c'est de reconnaître sans ambage ces crimes et d'inviter les autres à procéder de même. Donc, salut et honneur à la proposition de loi de Mme Taubira-Delannon ! Mais pouvait-il en être autrement ? Non, car la simultanéité des commémorations en grande pompe du 150ème anniversaire de l'abolition et du 50ème anniversaire de la déclaration universelle des droits de l'homme, jointe à de multiples demandes convergentes, ont forcé la décision. Comme quoi, il ne faut jamais désespérer de la lutte. Sous ma présidence, le conseil régional de Martinique, le 10 juillet 1998, a pris à l'unanimité une résolution tendant à ce "que l'esclavage et la traite des nègres auxquels ont été réduits en terre d'Amérique des millions d'êtres humains arrachés à l'Afrique soient reconnus crimes contre l'humanité." Cette résolution a été soumise à l'appréciation du Gouvernement par le truchement du ministère de la justice. Au moment où la politique africaine de la France est à nouveau passée au crible de la critique, il importe, à l'orée du XXIème siècle, de sortir du syndrome de Gorée. D'où l'exigence rédemptrice de déclarer traite et esclavage crimes contre l'humanité. D'où notre devoir de recueillement. D'où enfin la nécessité, pour la mémoire collective, d'ériger une statue en hommage à l'esclave marron inconnu. Pastichant l'écrivain africain Bernard Dadié, disons merci à toutes ces victimes qui, sans dommages et intérêts, ont porté sur leur tête le monde pendant une éternité longue de plus de trois longs siècles. "Gran nonn paka wont", dirai-je en conclusion. C'est-à-dire qu'il n'y a pas de honte à commencer à faire son mea culpa (Applaudissements sur les bancs du groupe RCV, du groupe socialiste et du groupe communiste). M. Bernard Birsinger - "Tu dis "l'Histoire", mais ça ne veut rien dire, il y a tellement de vies et tellement de destins, tellement de tracées pour faire notre seul chemin. Tu dis "l'Histoire", moi je dis "les histoires". Celle que tu crois tige-maîtresse de notre manioc n'est qu'une tige parmi charge d'autres...". Ainsi s'exprime Marie-Sophie Laborieux, l'héroïne du superbe roman de Patrick Chamoiseau, Texaco. Où sont les destins des esclaves dans les livres d'histoires qu'étudient nos enfants ? Destins faits de souffrances, d'humiliation, de négation de leurs droits élémentaires, de leur culture, de leurs simples sentiments puisqu'ils étaient traités comme des marchandises. Cette négation de la qualité d'être humain, cette mort au tournant de la souffrance ou de la révolte, c'est la définition même du crime contre l'humanité. Le code noir se confond ici avec l'acte d'accusation. En tant que député de la cinquième circonscription de Seine-Saint-Denis, dans laquelle se trouve la ville de Drancy, d'où partirent des milliers d'hommes et de femmes pour les camps de la mort, je ne peux que souligner l'importance de la proposition de loi que nous discutons aujourd'hui. Drancy et Gorée se sont d'ailleurs jumelées pour signifier à quel point leurs histoires étaient marquées par les mêmes horreurs. Nous affirmons avec cette proposition de loi que l'histoire de l'esclavage et de la traite négrière dans les colonies françaises, à Nantes, au Havre ou à Bordeaux ne commence pas le 27 avril 1848 avec le décret de Victor Schoelcher. Le courage politique de Schoelcher n'est pas ici en cause, simplement, il faut dire haut et fort que l'abolition de l'esclavage et de la traite négrière n'a pas été octroyée aux esclaves, mais conquise de haute lutte. Et si je me félicite aujourd'hui, au nom du groupe communiste, que la proposition de loi de Madame Taubira-Delannon soit discutée, c'est pour dire que le combat des esclaves n'a pas été vain. Il débouche aujourd'hui sur le fait qu'un pays anciennement esclavagiste reconnaisse l'esclavage et la traite négrière en tant que crime contre l'humanité. Ils étaient 25 000 à manifester le 23 mai dernier à l'appel du Comité pour la mémoire des esclaves. Aujourd'hui, nous n'octroyons rien, nous répondons simplement à leur exigence de devoir de mémoire. Les associations accomplissent le leur, quotidiennement. La République doit s'engager désormais à accomplir pleinement le sien. C'est le sens des amendements du groupe communiste et apparenté. Ils visent d'abord à permettre un véritable travail historique sur ce que furent l'esclavage et la traite négrière. Chacun sait que la justification idéologique de l'esclavage, surtout au XVIIIème et au XIXème siècles, fut la théorie de l'inégalité des races. Ce racisme gangrène encore notre société et, dans notre pays, les descendants des esclaves subissent encore ce fléau. Pour bâtir un avenir meilleur, il faut faire la lumière sur ce que fut l'esclavage et la traite négrière, comme d'ailleurs sur ce que furent les guerres coloniales. Reconnaître le crime contre l'humanité, c'est reconnaître aujourd'hui l'apport de chacun à notre pays. Il faut entendre cette France multiculturelle qui n'existe pas que dans les stades. Il est donc important que les manuels scolaires mettent en lumière le rôle de la France dans le système esclavagiste. Dans le même esprit, nous souhaitons qu'une date de commémoration annuelle de l'abolition de l'esclavage soit instaurée pour l'hexagone. Mon ami Jean-Claude Gayssot a d'ailleurs déposé dès 1993 une proposition de loi en ce sens, que j'ai reprise par la suite. Nous souhaitons également qu'un mémorial perpétuant la mémoire de la tragédie de l'esclavage et de la traite négrière soit édifié avec, à proximité, un musée évoquant l'esclavage en France. Nous le demandions déjà dans une proposition de loi déposée en juillet 1998. Nos amendements visent ensuite à ne pas faire cette histoire de l'esclavage et de la traite négrière sans les descendants des esclaves. D'où notre proposition d'inclure les représentants d'associations défendant la mémoire des esclaves dans la composition du comité de personnalités, prévu à l'article 4. De même, souhaitons-nous que les dates de commémoration soient retenues après une consultation la plus large possible. Il s'agit enfin d'aller jusqu'au bout de la demande. La République doit s'engager à déterminer le préjudice subi et à examiner les conditions de la réparation due au titre de ce crime. Cet objectif est présent dans la proposition de loi initiale de Mme Taubira-Delannon, mais la commission a amoindri le texte sur ce point. Nous proposerons donc de le réintroduire, et ce dès le premier article. Une action forte de la France en faveur de l'annulation de la dette publique des pays du sud constituerait un acte de réparation important. Ce n'est pas sans rapport avec notre sujet, car un pays comme Haïti a payé pendant près de quatre-vingts ans le prix de son indépendance, ce qui n'est pas sans conséquence sur sa dette. Il nous semble aussi qu'un débat est nécessaire sur la politique africaine de la France, sur son soutien à des régimes anti-démocratiques et sur les ventes d'armes. Il nous semble enfin que notre pays doit condamner l'esclavage dans les pays où il existe encore, tels que la Mauritanie, le Niger, le Soudan, la Libye ou encore les pays du golfe. Gageons que le vote de ce texte constituera un de ces premiers actes forts (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste, du groupe socialiste et du groupe RCV). M. Léo Andy - C'est d'un crime contre l'humanité que je veux parler. Crime perpétré trois siècles durant dans le triangle infernal qui a relié l'Afrique, l'Europe et les Amériques, pour le plus grand profit d'une économie reposant sur l'esclavage de l'homme noir. Il faudrait pour en mesurer la tragique dimension, imaginer l'inimaginable. Le rapt, la porte du non-retour, la traite et son convoi funèbre de requins avides de chair humaine, l'entassement, l'étouffement, les ferrements et leur lot d'épouvante, les viols. La traite comme initiation à la folie collective. Et puis l'arrivée dans l'enfer de la plantation, l'inhumanité du code noir, la chosification, les châtiments et les tortures, le non-droit, la non-humanité, la "zombification"... Je vous renvoie à toute la littérature des Caraïbes qui n'est rien d'autre qu'un lamento indigné ou, si vous préférez, une pétition réitérée contre l'injustice, la discrimination, le racisme, la négation, l'avilissement, c'est-à-dire tout ce qu'Aimé Césaire appelle "l'omni-niant crachat". C'est de ce crime que je voudrais parler sans l'amertume des aigris, ni la violence des revanchards. Car je veux parler en homme, pour des hommes, au nom du droit de tous les hommes à la dignité de la condition humaine. C'est de ce crime-là que nous sommes nés, nous autres peuples de l'outre-mer français. De lui procède notre premier vagissement, alors que périssaient les premiers occupants de l'archipel guadeloupéen, les peuples Arawaks et Caraïbes massacrés pour cause de résistance à l'opression. C'est de ce crime que viennent nos premiers pas de déracinés toujours en quête d'une identité habitable. C'est de lui que sortent nos premiers cris de révolte, nos premières plaidoiries d'avocats de notre propre cause, notre première postulation à la fraternité et nos premiers héroïsmes de conquérants de l'égalité. Car, sans minimiser la grandeur des abolitionnistes français, force est de reconnaître que notre histoire, loin d'être humiliante, est, tout au contraire, d'une exceptionnelle verticalité. En 1794, ce furent les noirs guadeloupéens émancipés par Victor Hugues, au nom de la Convention, qui chassèrent vaillamment les anglais de la Guadeloupe. En 1802, Ignace et Massoteau combattirent avec panache contre l'armée napoléonienne, conduite par Richepanse, venu rétablir "l'état antérieur". Lisez la pathétique proclamation de Delgrès, adressée à l'univers et aux générations futures. Elle est celle d'un humaniste, d'un visionnaire et d'un homme de foi républicaine. Durant la première guerre mondiale, les Guadeloupéens, comme les autres Français, payèrent l'impôt du sang. Durant la seconde, l'amour de la liberté et la haine du racisme conduisirent de nombreux Guadeloupéens à entrer en "dissidence" et à rejoindre l'Ile de la Dominique, alors anglaise, pour pouvoir s'enrôler dans les forces libres de la France du général de Gaulle. On le voit : au crime initial, le peuple guadeloupéen a répondu non par la loi du talion, mais par celle de la plus haute des solidarités. Le vieux démon du racisme perdure, certes, tout comme les séquelles de l'esclavage et du colonialisme. "Des îles de mémoires commencent à surgir du fleuve de la vie" a écrit Romain Rolland. La commémoration du 150ème anniversaire de l'abolition de l'esclavage, malgré les inévitables controverses, fut pour nous une des plus belles îles de la mémoire de notre XXème siècle ! Avec elle s'exprime la volonté d'assumer la face cachée de l'histoire de la France. Il y eut des mots mémorables, des gestes forts, des débats passionnés. Il y eut aussi de terribles malentendus. Il y eut surtout l'affirmation d'une identité spécifique et la restitution d'un dû symbolique. Il y eut enfin le levain d'une triple espérance. Espérance, tout d'abord que l'esclavage soit reconnu comme un crime contre l'humanité : la cause semble entendue. Espérance que l'humanité s'assigne la mission de lutter contre toutes les formes d'esclavage. La troisième exigence est liée à la question de la réparation matérielle ou morale. Celle-ci pose de terribles problèmes philosophiques, économiques et politiques. Pourquoi indemniser ? S'il est vrai que les maîtres furent dédommagés, doit-on pour autant monnayer l'irréparable et l'incalculable ? Qui indemniser ? Les Africains ? Les populations de l'outre-mer ? Comment et sur quels critères ? Si la revendication s'énonce clairement, elle ne se comprend pas aisément. A mes yeux, c'est mal poser le problème de fond. Celui-ci réside dans le fait que l'on trouve normal de nous cantonner dans l'étroite livrée des hommes et des femmes de couleur. Jusqu'à preuve du contraire, le blanc aussi est une couleur. Nous ne sommes pas des hommes et des femmes de couleur : nous sommes des hommes et des femmes lassés de voir que la couleur de la peau se thésaurise comme privilège de droit divin, ou s'escompte à la bourse du mépris. La meilleure indemnisation est d'abolir le règne tyrannique de la couleur. Le vrai problème est que la grande majorité de la société française ne voit pour nous qu'un destin d'assujettis, de dominés, d'assistés, de parasites. C'est-à-dire un destin de sous-hommes, de citoyens de seconde classe et de Français bâtards. La meilleure des indemnisations consisterait à en finir avec ce préjugé colonial au profit de l'émergence d'une véritable entreprise d'intégration à tous les niveaux, et de la recherche d'un partenariat honnête, équitable et émancipateur. Enfin, nous avons forgé, sous la dictée de l'histoire, des sociétés multiraciales et multiculturelles. Elles ont pour ciment ce que certains de nos intellectuels appellent la "créolité" ou la "créolisation", c'est-à-dire la mise en commun créatrice des apports résultant de notre diversité, l'heureuse combinaison de nos métissages, le refus d'un seul modèle d'humanité et de culture. C'est l'esprit de tolérance, l'ouverture, l'échange, la convivialité dans le respect des différences, l'identité plurielle ou mosaïque. Il est temps que la France prenne conscience de sa vieille réalité multiraciale et pluriculturelle. Les manuels scolaires devraient enseigner à tous les Français que nous ne sommes pas qu'une géographique, mais une histoire, une culture, une main tendue à la fraternité du monde. Le chemin à parcourir passe par la reconnaissance pleine et entière de notre droit à l'éminente dignité de toute condition humaine (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe RCV). Mme Huguette Bello - Issu pour l'essentiel de la seconde guerre mondiale, le concept de crime contre l'humanité reste marqué par les conditions de sa naissance et associé à un contexte de guerre. Crimes de guerre et crimes contre l'humanité sont si proches que le droit international a fini par ne plus les distinguer et par les déclarer tous deux imprescriptibles. Le droit français maintient la distinction et réserve l'imprescriptibilité aux seuls crimes contre l'humanité, même si l'on a toujours du mal à concevoir qu'ils puissent être commis en temps de paix. Le plus long et le plus meurtrier des crimes contre l'humanité n'est pourtant pas lié à la guerre. Pendant près de cinq cents ans la traite et l'esclavage ont razzié, déporté, anéanti des millions d'Amérindiens, d'Africains, de Malgaches et d'Indiens. Le système esclavagiste s'était imposé au monde entier comme mode d'organisation économique. Les nations occidentales instituèrent dans les pays conquis le système qu'elles avaient abandonné chez elles depuis plus d'un millénaire. Tel était le prix de leur volonté de conquérir le monde. L'expansion de l'économie occidentale fut liée à cette résurgence de l'esclavage, dessinant le premier visage de la mondialisation. C'est au nom de la recherche du profit que, pour la première fois dans l'histoire moderne, la négation de l'humain fut méticuleusement organisée, et que pour la première fois un droit nouveau la légalisa : c'est le Code noir de Colbert, qui justifiait la vente, la mutilation, l'exécution, la chosification d'êtres humains, interdisant aux esclaves autre chose que leur condition servile... Bien qu'elle ait duré plus de quatre siècles, cette tragédie est oubliée, voire ignorée. Sous-estimée par les historiens occidentaux, l'ampleur de ses conséquences est occultée par les sociétés qui en sont issues. Ces conséquences sont pourtant toujours à l'oeuvre. Les pays frappés par la traite accusent des retards considérables de développement. Les descendants d'esclaves continuent de porter le fardeau de l'injustice. L'histoire retiendra l'image de ce prophète moderne agenouillé à Gorée pour implorer le pardon du ciel. Il est vain d'ignorer qu'une telle horreur ne se laisse pas oublier, ni des enfants de ceux qui l'ont commise, ni des enfants de ceux qui l'ont subie, qu'elle se rappelle par mille voies à leur mémoire. Que le Parlement reconnaisse l'esclavage et la traite comme crime contre l'humanité répond à une triple nécessité : selon l'histoire, selon la morale et selon le droit. Le vote du Parlement s'inscrira dans la tradition des grands textes fondateurs qui jalonnent la marche vers les droits de l'être humain. Ce sera un symbole d'une grande portée, qu'à l'occasion du 150ème anniversaire de l'abolition, cette proclamation, portée par les voix mêlées des peuples de France et d'Outre-Mer, invite le monde à s'y associer. Parmi ces voix, plusieurs sont celles de descendants d'esclaves. Qu'on ne voie pas dans ce vote une simple commémoration : il s'adresse aussi au temps présent, et l'on pense aux pays où l'esclavage n'est pas éradiqué, mais aussi à bien d'autres atteintes aux droits des êtres humains, en particulier des plus faibles, les femmes et les enfants. Nous savions depuis longtemps non seulement que les civilisations étaient mortelles, mais qu'elles pouvaient être criminelles. Nous savons maintenant que ces crimes peuvent être condamnés. Souhaitons qu'à l'avenir les assemblées comme la nôtre n'attendent pas un siècle et demi pour dénoncer ce que l'honneur exige de condamner sur le champ. On ne proclame pas innocemment l'immortelle trilogie : liberté, égalité, fraternité ! (Applaudissements sur tous les bancs) M. Daniel Marsin - Je souhaite que nous regardions ensemble cette triste page de la civilisation humaine qu'ont constituée les déportations massives de populations africaines, malgaches et indiennes. Après quoi, fidèle à mon credo, je vous livrerai les enseignements et orientations qui me paraissent devoir guider l'action pour les temps à venir. Avant tout, permettez-moi de saluer très sincèrement Christiane Taubira-Delannon, mais aussi d'autres collègues comme Huguette Bello ou encore ceux du groupe communiste, autour de Bernard Birsinger, qui ont pris l'initiative de traduire en propositions de loi ce que nous étions nombreux à souhaiter, Outre-mer et en métropole : la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crimes contre l'humanité. Tout sexisme mis à part, ce n'est probablement pas un hasard si nous retrouvons deux femmes à l'origine d'initiatives de cette importance. Notre Assemblée vient de confirmer, mardi dernier, la nécessité d'organiser l'égalité des femmes et des hommes dans la vie publique. Il s'agit de faire en sorte que la sensibilité de la moitié de la population soit pleinement reconnue dans nos choix d'avenir. De même, la femme ressent, elle encore, plus fortement la profonde souffrance qu'ont engendrée la traite et l'esclavage de plus d'une dizaine de millions d'Africains -mais aussi de Malgaches et d'Indiens. Il est troublant que nous ayons dû attendre plus de 150 ans pour que cette déportation massive et cette tentative de dépersonnalisation des victimes soient reconnues comme crimes contre l'humanité. Doit-on y voir l'un des derniers avatars d'une certaine condescendance ? L'esclavage trouve ses origines dans des temps très anciens, mais la traite des "nègres" constitue un système "total" de déportation de populations entières ; c'est cette globalité qui lui donne un point commun avec la Shoah. Ce système de déportation, qui débuta au XVème siècle, a servi également à compenser les génocides indiens qui avaient précédé et à revitaliser des territoires dépeuplés, avec une main-d'oeuvre gratuite, travailleuse et résistante ; j'en profite pour "tordre le cou" à la réputation malveillante faite aux peuples d'origine africaine d'un faible sens de l'effort et du travail. A la fin du XVIIIème siècle, les déportations représentaient encore annuellement 75 000 personnes. Du XVème au XIXème siècle, on estime à environ 10 à 15 millions le nombre d'Africains transportés vers les Amériques, dont les Antilles. L'ordonnance royale de 1685 sur les polices des îles, appelé "code noir", établissait l'esclave comme une marchandise qui, une fois acquise, devenait un "meuble" étranger à toute capacité civile ; elle affichait l'objectif de garantir des droits aux esclaves, mais en réalité consacrait l'infériorité de leur condition. Là encore, curieuse et triste ressemblance avec l'étoile jaune qu'on a fait porter à des Juifs au motif de les "protéger"... Comment la France a-t-elle pu considérer un être humain comme un meuble et simultanément produire des merveilles intellectuelles ? Aujourd'hui, en tout cas, notre pays, comme en 1789, donne à nouveau le ton dans la marche de l'Humanité. Déjà, l'année dernière, le gouvernement de Lionel Jospin avait voulu donner un éclat tout particulier au 150ème anniversaire de l'abolition de l'esclavage. Le voyage du Premier ministre à Champagney fut un acte symbolique dont je voudrais à nouveau le remercier et le féliciter. Cette commémoration fut aussi très fortement vécue aux Antilles avec le sentiment que nos héros anti-esclavagistes, Delgrès, Toussaint Louverture, la mulâtresse Solitude et Joseph Ignace, ce dernier héros révolté de ma ville, les Abymes, et tant d'autres, n'étaient pas morts pour rien. Que leur courage et leur mémoire soient à nouveau salués ! Et maintenant, nous nous apprêtons à exprimer un vote que je considère ni comme un mea culpa, qui donnerait bonne conscience, ni comme une sorte de revanche, mais comme une validation historique définitive. Il devra signifier pour nos peuples la fin d'une introspection identitaire, ayant en permanence pour référence l'ancien système. Oui, il faut fixer la mémoire en proclamant "plus jamais ça" à travers des Mémoriaux dont la réalisation devrait être inscrite au budget de la culture. Pour autant, nous ne devons pas aborder l'avenir à reculons. En d'autres termes, j'invite nos concitoyens de l'outre-mer, et particulièrement les Guadeloupéens, à refuser de se positionner perpétuellement comme d'anciens esclaves. Aujourd'hui comme hier, ils doivent asseoir leur dignité d'Homme sur leur capacité à prendre en charge leur destin. Les nègres d'Afrique, déportés aux Amériques, ont su montrer leur force de travail, mais aussi leur capacité à affronter l'adversité et à préserver l'essentiel. En vertu de quel paradoxe nos peuples d'aujourd'hui auraient-ils perdu ces qualités ? Parce que nous avons toujours été dans nos têtes, dans nos consciences, des hommes libres, j'espère que nous nous attacherons sans cesse davantage à mettre en oeuvre le corollaire de la liberté, à savoir la responsabilité. La liberté, en effet, ne devient réelle que lorsqu'elle s'enrichit du sens des responsabilités individuelle et collective. Je veux parler aussi de la responsabilité partagée entre la France et nous : il s'agit pour la France d'aider nos régions à surmonter les handicaps géographiques et historiques, qui entravent leur développement. Pour nous, ressortissants de l'Outre-mer, il s'agit de transcender le syndrome de la compassion et de mobiliser notre vitalité au service de l'épanouissement économique, social et culturel de nos micro-sociétés, qui ont vocation à contribuer au progrès de l'humanité. "Prendre conscience de soi, c'est prendre conscience d'une histoire, d'un entourage, d'un destin et d'une espérance", disait Aimé Césaire. Nous, descendants de déportés africains, notre histoire rétablie, nous n'avons pas le choix : sans complexe aucun, la tête haute, le coeur gonflé d'enthousiasme, nous devons assumer cet enjeu. Mes chers collègues, au nom de tous les miens ancêtres et contemporains, je vous félicite par avance pour le vote favorable que vous allez émettre (Applaudissements sur de très nombreux bancs). M. Camille Darsières - Je ne redirai pas les horreurs inhérentes à l'enlèvement d'être humains de leur pays natal, à la séparation d'avec leurs familles, à leurs souffrances dans la cale des navires négriers, à leur humiliation sur les plantations qu'ils fécondaient de leur sueur et de leur sang, ni ne rappellerai le rôle primordial que les esclaves eux-mêmes ont joué, dans leur libération, aspect que le Gouvernement français a mis en relief, le 27 avril dernier, par l'apposition solennelle, au Panthéon, d'inscriptions dédiées à Delgrès et à Toussaint Louverture, héros de la lutte contre ce que Mme la ministre de la justice, a défini comme "une offense contre l'Humanité". Une incidence moins perçue et, d'autant plus pernicieuse de l'esclavage doit être dénoncée, et ses séquelles jugulées : le génocide par aliénation culturelle. Au carnaval martiniquais, le Mardi gras, des travestis simulent ce que, depuis toujours, nous appelons les diables rouges : vêtus de rouge, ils ont tête, queue et cornes de taureau et, sur la poitrine, portent de petits miroirs. Ce diable antillais se rencontre en terre africaine de Casamance, mais là-bas, c'est une divinité... Il a suffi, donc, que les Noirs l'aient revendiqué aux Antilles pour qu'il devînt force du mal : la divinité ne peut venir d'Afrique, il n'est de dieu que d'Europe ! En 1923, le Vatican a édité un livre édifiant sur le lavage de cerveau que les Frères de Ploërmel, chargés d'évangéliser les Antilles, opéraient sur ceux que les maîtres appelaient leurs propriétés pensantes. Voici ce qu'on peut y lire : "...Le Frère réunissait les esclaves tantôt dans une case, tantôt sous un arbre, tantôt en rase campagne sur le lieu même du travail... Tous admiraient le talent du catéchiste, tous étaient ravis en l'entendant expliquer aux esclaves leurs devoirs envers leurs maîtres... C'est ainsi que se dissipèrent les craintes qu'avaient conçues les colons au sujet de la mission du catéchiste. Ils comprirent qu'elle était pour eux une bonne fortune, qu'en moralisant les esclaves, elle les rendait meilleurs, plus soumis, plus laborieux, plus faciles à gouverner..." En affirmant que, seul, le dieu du blanc était l'espérance et le soutien, la société esclavagiste sommait les esclaves de rompre avec les religions d'Afrique, et, par extension, de renoncer à leurs valeurs nègres. C'était une atteinte à l'intégrité psychique des noirs, un génocide par aliénation culturelle. La manipulation fut telle que, longtemps après l'abolition de 1848, le 25 février 1882, le journal des anciens maîtres, paraissant à la Martinique, continuait de discréditer les hommes "de couleur" -daltoniens ! (Sourires) "Nous tenons à vous dire, avec tous ceux qui vous connaissent, que vous êtes nés pour l'esclavage et que vos instincts sont ceux de l'esclave". En juin 1884, la Chambre des députés s'apprête à étendre aux vieilles colonies la loi sur le recrutement militaire. Les anciens maîtres fulminent : "Quel gouvernement serait assez barbare, assez injuste pour obliger le blanc à servir à côté des nègres ? C'est l'humilier, l'énerver, le dégoûter..." Alors la Chambre, Monsieur Gantier (mais où est-il ?), au conservatisme mâtiné d'esclavagisme, recule... Les idées qui dominent la société post-esclavagiste sont celles des anciens maîtres, classe économiquement dominante ; le génocide par aliénation se poursuit. Le crime est parfait, puisque c'est le noir de la diaspora lui-même qui se mutile, et qui, pour reprendre l'expression d'un résistant à la mutilation, "à force de conformisme, se fait une blancheur". L'objectif de la Société post-esclavagiste aussi, est clair : le peuple noir de la diaspora africaine sera copie ; or un peuple copie, sans conscience de soi, n'est pas libéré. De jeunes Martiniquais, étudiants à Paris, vont s'insurger. En 1932, dans la revue Légitime défense, ils fustigent "l'Antillais de couleur qui renie sa race, son corps, ses passions fondamentales et particulières, sa façon spécifique de réagir à l'amour et à la mort, et en arrive à vivre dans un domaine irréel déterminé par l'idéal d'un autre peuple". Réaction du pouvoir colonial : la revue est interdite. Dix ans plus tard, dans une autre revue, Tropiques, le poète Césaire prône, avec l'émancipation culturelle du noir antillais, la solidarité entre toutes les races : "Nous sommes de ceux qui disent non à l'ombre. Nous savons que le salut du monde dépend de nous aussi. Que la terre a besoin de n'importe lesquels d'entre ses fils. Les hommes de bonne volonté feront au monde une nouvelle lumière". Réaction du pouvoir colonial : Tropiques est interdit pour cause de propagation de la foi en la négritude qui, tôt ou tard, conduirait au constat qu'est né, dans la Caraïbe un peuple composite, mixage d'Européens, d'Africains, d'Indiens, cette "humanité nouvelle" dont parle Gaston Monnerville. Octavio Paz définissait ainsi le Mexicain : "Parmi tous ces groupes qui formaient la population en nouvelle-Espagne, les métis étaient les seuls à incarner réellement cette société, ses véritables fils. Ils n'étaient pas comme les créoles, des Européens qui cherchaient à s'enraciner dans une terre nouvelle ; pas davantage comme les Indiens, une réalité confondue avec le paysage et le passé préhispanique. Ils étaient la vraie nouveauté de la Nouvelle-Espagne. Et plus : ils étaient ce qui la faisait non seulement nouvelle, mais autre". De même, la population de Martinique n'est ni européenne, ni africaine, ni indienne, ni amérindienne. C'est un peuple nouveau, un peuple autre, le peuple martiniquais qui n'a de contradicteurs qu'au sein des nostalgiques du génocide. Mais ce n'est pas pour perpétuer je ne sais quel manichéïsme malsain, le bon ou le méchant, le blanc ou le noir, que je voterai ce texte. C'est pour mieux marquer que la condamnation du crime porte en elle la démarche déjà proposée en ce chant que Césaire incite l'antillais de la diaspora africaine à chanter : "Il n'est point vrai que l'oeuvre de l'homme est finie, que nous n'avons rien à faire au monde, que nous parasitons le monde, qu'il suffit que nous nous mettions au pas du monde mais l'oeuvre de l'homme vient seulement de commencer et il reste à l'homme à conquérir toute interdiction immobilisée aux coins de sa ferveur et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l'intelligence, de la force et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête". Condamné, le génocide par aliénation culturelle, crime contre l'humanité, certes. Mais il faut dépasser l'incantatoire. Le peuple français, auquel les Martiniquais sont sincèrement attachés, doit éradiquer l'ultime séquelle du génocide : reconnaître le peuple nouveau, le peuple autre qu'est le peuple martiniquais, dans un ensemble français indivisible, qui, parce qu'il se reconnaîtra pluriracial, pluriculturel, plurinational, sera d'autant plus solidaire, d'autant plus fraternel. Votons cette proposition à l'unanimité. La conscience française a toujours contribué à fortifier la conscience universelle. Si certains s'abstiennent, c'est sans doute qu'ils sont en mal de conscience... (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste, du groupe RCV, du groupe du RPR et du groupe UDF) M. Jean-Jack Queyranne, secrétaire d'Etat à l'outre-mer - En 1998, de nombreuses manifestations ont marqué, tant en métropole qu'outre-mer, le cent cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage. Manifestations populaires ou cérémonies officielles, l'hommage fut partout le même. Il s'adressait à tous les abolitionnistes quelle que soit la couleur de leur peau. Partout s'exprimait l'exigence de mémoire d'un crime mais aussi d'une victoire. C'est bien de la mémoire d'un crime qu'il s'agit et, comme il vous est proposé de le proclamer, d'un crime comme l'humanité. Qui pourrait en douter ? Le servage fut supprimé en France en 1315. Ce privilège de la terre des Francs, c'est-à-dire des hommes libres, ne connut pas d'exception, sauf et systématiquement pour les noirs. Crime contre l'humanité, parce qu'au-delà de son horreur, il fut commis contre des innocents, à raison de ce qu'ils étaient, de la couleur de leur peau. La mémoire d'un crime mais aussi la mémoire d'une victoire, parce que l'abolition de 1848 fut fille de celle de 1794. Quatre années ont séparé la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, du décret de la Convention, de février 1794, abolissant l'esclavage dans toutes les colonies. Quatre années d'atermoiements et d'hésitations où s'affrontèrent deux politiques, celle des grands principes et celle des intérêts, que confortait la force des préjugés. "Périssent les colonies plutôt que nos principes", cette apostrophe, prêtée à Robespierre, les esclaves la firent leur, se révoltant partout. Ils obligèrent ainsi l'Assemblée révolutionnaire à ratifier ce qu'à Saint-Domingue, quatre mois plus tôt, avaient dû décréter les commissaires d'une République qui n'avait plus pour la défendre qu'affranchis et esclaves révoltés, ce groupe "du grief généralisé" selon Césaire. Dès lors, l'alternative était posée par les esclaves, la République serait universaliste ou ne serait pas. Par la force armée, Bonaparte rétablit l'esclavage ; deux ans plus tard, Napoléon abolissait la République. Mais, à Saint-Domingue, le corps expéditionnaire de Leclerc avait échoué. Le flambeau républicain avait changé de mains, et le 1er juillet 1804, l'année du sacre de l'Empereur, naissait la première République noire du monde, celle d'Haïti. 1848, seconde République, seconde abolition, définitive cette fois. Un Républicain se souvenait de l'histoire. À Arago qui lui faisait part de ses hésitations devant les conséquences d'une émancipation immédiate, Schoelcher rétorquait : "Si l'émancipation n'est pas décrétée, je recommanderais moi-même aux esclaves de se révolter". Les esclaves furent parmi les pères fondateurs oubliés de la République. Aucune considération et aucune violence ne purent arrêter ces hommes qui n'acceptèrent jamais le sort qui leur était fait. Leur refus est l'une des sources auxquelles puise notre République. Honneur et respect aux esclaves qui refusèrent l'esclavage ! Attentat permanent contre l'esclave, l'esclavage est aussi une souillure pour celui qui en tire profit, pour celui qui le tolère, pour celui qui se tait. Les habitants de Champagney, en Haute-Saône, n'avaient sans doute jamais vu d'esclaves, mais ils ont protesté dès 1789 dans leur cahier de doléances. Leur refus n'en est que plus éclatant, et il est, lui aussi, l'une des sources auxquelles puise notre République. Honneur et respect à ces pionniers de la dignité de l'homme ! La République dont nous sommes les héritiers n'est pas seulement celle des grands ancêtres. C'est celle que nous ont léguée, ensemble, le nègre marron inconnu et l'obscur paysan de Champagney. Nous avons besoin de ces deux histoires qui se rejoignent en 1848. La République se tient à leur confluent. Comment en faire vivre utilement la mémoire ? Le texte qui vous est proposé proclame solennellement que la traite négrière et l'esclavage constituent un crime contre l'humanité. Cette proclamation est faite non au passé, mais au présent de la mémoire et de la conscience : un siècle et demi ne doit pas effacer cette longue tragédie. Fidèles aux valeurs de la République, héritiers des combats menés par Toussaint Louverture et Louis Delgrès, par l'Abbé Grégoire et Victor Schoelcher, nous sommes et nous demeurons abolitionnistes. Car l'esclavage n'a pas disparu de la face de la terre. Parfois ouvertement, plus souvent sous des formes déguisées, il existe encore dans de nombreux pays et constitue un scandale permanent qu'il faut dénoncer : l'enfant contraint au travail, le paysan enchaîné à sa terre, la femme vendue pour l'exploitation sexuelle sont les figures modernes de la négation de la dignité humaine. En faisant aujourd'hui cet acte de mémoire, nous devons aussi avoir une vision claire des enjeux et des situations de notre époque et faire preuve de la même exigence qu'hier : la dignité de l'homme ne se marchande pas. Ce débat et le vote de votre Assemblée, si importants qu'ils soient dans les quatre départements d'outre-mer et à Mayotte, ne concernent pas seulement ceux de nos compatriotes qui y vivent ou qui en sont originaires, mais l'ensemble de la nation. M. Henry Jean-Baptiste - C'est vrai ! M. le Secrétaire d'Etat - Ne nous méprenons pas sur la portée de ce texte : il ne cherche pas dans le passé, des motifs de querelles, de revendications ou de rancoeur. Au contraire, il rappelle que la somme de nos histoires individuelles et diverses, a fondé une histoire commune. Par elle et grâce à elle, les Français ne sont pas une race, ils sont un peuple. Avec Elisabeth Guigou, au nom du Gouvernement, je tiens à remercier Christiane Taubira-Delannon et tous les orateurs pour ce qu'ils ont dit ce matin avec émotion et vigueur (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste, du groupe RCV et sur les bancs du groupe UDF et du groupe du RPR). M. le Président - En application de l'article 91, alinéa 2 du Règlement, j'appelle maintenant les articles de la proposition dans le texte de la commission. Pour que ce débat se poursuive dans les meilleures conditions, j'invite chacun à la concision. M. Michel Tamaya - Si j'ai souhaité m'inscrire sur cet article, c'est pour montrer que j'adhère totalement à la démarche initiée par Christiane Taubira-Delannon et fortement soutenue par Huguette Bello, auteur d'une autre proposition à ce propos. Légiférer, c'est aussi se rémémorer ses engagements individuels et collectifs, prendre le temps de se pencher sur des sujets dont l'actualité ne paraît pas immédiate. Je ne suis ni juriste, ni historien mais un simple citoyen, animé de convictions profondes et totalement impliqué dans cette démarche de mémoire et de reconnaissance. Ce débat peut ne paraître que symbolique, mais ses enjeux vont bien au-delà des apparences. Je ne redirai pas l'horreur. D'autres l'ont fait avec beaucoup de réalisme et de conviction. Pour revenir à l'article premier, je voudrai redire que la traite négrière n'a pas été que transatlantique, hélas ! En effet, les historiens ont maintenant conscience de l'importance de ce phénomène dans l'océan Indien. L'Europe et la France ont aussi organisé la traite dans cette partie du monde. L'institution esclavagiste a été légitimée pour servir des intérêts purement économiques : certains sont devenus riches, parce que d'autres sont devenus pauvres, telle est la triste vérité ! Nos peuples d'outre-mer ne doivent pas se satisfaire d'une histoire mutilée. Ils doivent revendiquer la mémoire douloureuse et riche qui les constitue. De cette manière seulement, nous accéderons à une pleine citoyenneté, débarrassée de tous complexes, et préjugés. Il est des moments importants qui font revenir au sens profond de l'engagement politique. Il est des textes qui permettent l'éveil à la conscience politique. Le débat d'aujourd'hui y participe pleinement. Merci à ce gouvernement d'y avoir contribué (Applaudissements sur tous les bancs). M. Elie Hoarau - Le décret d'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises, en 1848, concerne plus des deux-tiers de la population réunionnaise : 62 000 esclaves deviennent des citoyens. Mais l'histoire officielle a laissé dans l'obscurité ces esclaves anonymes, tout comme ces esclaves rebelles, les seuls héros de notre histoire, qui ont refusé, au prix de leur vie, que l'humanité, en eux, soit niée. Notre société est issue de la violence de l'esclavage. Notre identité est d'être né d'un crime contre l'humanité, d'un crime qui n'a pas sa version douce et sa version dure. Il faut mettre à mal ce mythe d'un "esclavage doux" à la Réunion. La mortalité y était très élevée, les mauvais traitements étaient fréquents, et l'esclavage y a duré plus longtemps qu'ailleurs. C'est dire quelle portée revêt aujourd'hui le vote de l'Assemblée nationale, pour le passé et pour l'avenir. Parmi les parlementaires à l'initiative de ce débat, se trouvent deux femmes. Elles sont chargées de la mémoire de toutes celles qui, victimes de la tyrannie de leurs maîtres, n'avaient d'autre choix que de mettre au monde de nouveaux esclaves ou de recourir à l'avortement. Elles sont chargées aussi des souffrances quotidiennes de celles qui sont désormais les premières victimes de l'exclusion et de la précarité. La nature humaine de ces hommes et de ces femmes, réduits à l'état de marchandises, a été niée. En les privant de sépulture, on voulait les jeter dans l'oubli. C'était sous-estimer la puissance tragique du refus qui a rendu leur humanité aux esclaves rebelles et permis à leurs noms d'arriver jusqu'à nous. Héva, Cimendef, Dimitile, Simitave ont donné à la condition humaine, après Antigone, après et avant tous ceux qui ne transigent pas sur l'essentiel, son plus glorieux visage. La reconnaissance de la traite et de l'esclavage comme crimes contre l'humanité est l'hommage que nous rendons à leur combat. Il est impensable que quelque médiocrité procédurière interdise de faire aboutir cette démarche dignement, rapidement, intégralement (Applaudissements sur tous les bancs). M. Renaud Donnedieu de Vabres - J'ai choisi d'intervenir symboliquement sur l'article premier en hommage à mon grand-père, juge français au tribunal de Nuremberg, qui a défini la notion de crime contre l'humanité, en le séparant de celle de crime de guerre, pour marquer qu'il y a, malheureusement, des hiérarchies et gradations dans l'horreur. Nous devons, aujourd'hui, savoir reconnaître qu'il y a effectivement des gradations dans l'horreur. Notre unanimité serait insuffisante si elle était tombée seulement vers le passé, elle doit être une démarche active. Soyons lucides : c'est, semble-t-il, une spécificité française que de mettre autant de temps à reconnaître les épisodes tragiques de notre histoire. L'émergence des faits est donc essentielle : ce n'est pas le procès de la France, mais un appel à la conscience universelle que nous faisons aujourd'hui pour que partout progresse le respect des droits de l'homme. Oui, il est important que l'instruction civique progresse et que nous rattrapions notre retard, pour que nos enfants ne soient pas seulement formés comme individus libres, mais comme frères. A ceux qui reprochent parfois à l'UDF ses "oeillades", je réponds qu'il n'y a pas d'oeillades vis-à-vis du racisme, de la barbarie, de la falsification de l'histoire, de l'oubli des tragédies. Le seul refuge des victimes, le vrai tombeau des morts, c'est le coeur des vivants. A ceux qui ont été humiliés et assassinés, à ceux qui le sont encore aujourd'hui, je souhaite que le message qui part de notre assemblée soit celui de la dignité et de la vraie fierté, enfin retrouvés. Je suis heureux de constater une communauté politique forte entre l'UDF, le RPR et l'ensemble des Républicains de cette assemblée sur cette proposition de loi (Applaudissements sur tous les bancs). M. Louis Mermaz - Mon amendement 16 rectifié vise à faire une synthèse entre les amendements 1 rectifié, 11 et 8, de façon à ce que l'ensemble des peuples victimes de la traite et de l'esclavage soient couverts par l'article 1er. Il serait ainsi rédigé : "La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien d'une part, et l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du XVème siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l'humanité". M. Claude Hoarau - Un poète réunionnais a écrit qu'"il préférait la lutte, incertaine et sauvage, à des jours plus cléments passés en esclavage". Non ! mes chers collègues, les millions d'esclaves que l'on a arrachés à leur village, à leur famille, à leur culture, ne l'ont pas accepté sans lutter pas plus que les millions de femmes que l'on a violées de manière systématique. Dans l'histoire de chaque peuple issu de la traite et de l'esclavage, vous trouvez des récits de combats et de luttes incessantes. La Réunion a connu une véritable "guerre de cent ans". Que l'on ait tout fait pour le faire oublier aux Réunionnais eux-mêmes n'est pas pour nous surprendre. Nous ressentons aujourd'hui, une émotion d'autant plus grande. Il est facile, pour se donner bonne conscience du côté occidental, de dire que si il y a eu la traite, c'est que des Africains ont accepté de vendre des Africains, mais ce n'est pas vrai que l'Afrique a accepté sans réagir cette saignée de ses forces vives. Le Monde diplomatique le soulignait, l'an dernier, sous la plume d'Elikia M'Bokolo : les anciens registres de la Lloyd's concernant les sinistres survenus aux navires des sociétés côtières africaines montrent que dans 17 % des cas, ils étaient dûs à une insurrection, à une révolte ou à des pillages sur place en Afrique. Cette proclamation que nous allons voter aujourd'hui, adoptons-la, à la mémoire de ceux que l'on a transportés, violés, fouettés, mutilés, exécutés, au motif qu'il ne fallait pas leur reconnaître la qualité "d'êtres humains". Adoptons-la aussi à la mémoire de ceux qui sont morts les armes à la main pour qu'un jour disparaisse cette abomination. Il ne nous appartient pas de dire dans quelle région la traite a constitué un crime contre l'humanité et dans quelle autre région, au motif qu'elle a été moins massive, qu'elle aurait été d'une autre nature. Ainsi, le transport de milliers d'esclaves indiens vers les Mascareignes, organisé dans les moindres détails par les gouverneurs français est aussi condamnable que celui de millions d'Africains vers les Amériques. De même, il ne nous appartient pas de dire que l'esclavage de millions d'Africains est plus un crime contre l'humanité que celui de dizaines de millions d'Amérindiens, asservis dans leur propre pays, jusqu'à leur extermination presque complète. Notre condamnation ne prendra toute sa signification que si elle a une portée universelle. c'est pourquoi nous avions déposé l'amendement 8. Mais l'amendement 16 rectifié de la commission le satisfait. Nous le retirons donc. (Applaudissements sur de nombreux bancs). M. le Rapporteur - La commission n'a pas examiné l'amendement 16 rectifié, qui me semble satisfaisant. Mme la Garde des Sceaux - Le Gouvernement approuve cet amendement de synthèse. M. Alfred Marie-Jeanne - Je retire également mon amendement 1 rectifié qui est satisfait. L'amendement 16 rectifié, mis aux voix, est adopté. M. Bernard Birsinger - La République française a un devoir de mémoire. Elle a aussi un droit de réparation. Le texte initial prévoyait bien de déterminer le préjudice et la condition d'une réparation. Il ne s'agit bien sûr pas d'indemnisation financière, mais d'une réparation morale et d'un devoir de solidarité. Cette solidarité, nous pouvons l'exercer aujourd'hui envers l'Afrique et envers Haïti. Notre amendement 11 reconnaît le devoir de réparation. M. le Rapporteur - La commission a rejeté cet amendement, même si le texte original abordait cette question. L'ambiguïté serait en effet trop forte et on ne saurait utiliser le vocabulaire de la législation civile. Mme la Garde des Sceaux - Une indemnisation serait impossible en pratique. On se situe ici au niveau collectif et le Gouvernement préfère la rédaction finalement retenue par la commission. M. Camille Darsières - L'intention est bonne. Mais prenez garde : vous prononcez un mot qui peut être mal entendu. Je répugnerais à ce qu'on pense que j'ai voté un texte qui fait argent de la souffrance des autres. En ce qui concerne l'Afrique, la France y est allée sans que les Africains ne le demandent et elle leur a promis le développement sans le lui donner ; elle peut maintenant être très vigilante à son développement. L'amendement 11, mis aux voix, n'est pas adopté. L'article premier, modifié, mis aux voix, est adopté. M. Serge Blisko - L'esclavage aboli en 1794 sous l'action énergique de Danton et de l'abbé Grégoire, fut, hélas, rétabli huit ans plus tard par Bonaparte. La période où la France fut esclavagiste est très méconnue. Quel lycéen connaît l'histoire des navires négriers, l'existence et le contenu du "code noir" qui définit l'esclave comme un meuble ? Lequel sait que les négociants du royaume furent autorisés dès 1716 à "faire commerce de nègres" ? La grande politique d'assimilation de la République a rejeté sur cette période un voile opaque. Après 1848, on a préféré ignorer plutôt qu'assumer. Mais on ne fait pas si facilement du passé table rase. Cette zone d'ombre de notre histoire doit être assumée. Ainsi au Conseil de Paris nous avons demandé que le nom honni de Richepanse soit retiré à une rue. Peut-être serons-nous mieux entendus après le vote de cette loi. L'esclavage a été aboli. Les préjugés raciaux, les discriminations contre les Français originaires des DOM et d'Afrique persistent. Cette proposition n'appelle pas à la revanche, elle appelle au courage un peuple vrai qui assume son histoire (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe communiste). Mme la Garde des Sceaux - Je comprends l'objet de cet article. J'ai dit l'importance du devoir de mémoire, et de rappeler aux enfants ce qui a eu lieu pendant trois siècles et entaché notre histoire. Mais il s'agit de dispositions de nature réglementaire. Des décrets et circulaires ont déjà été pris pour encourager la réflexion sur l'abolition de l'esclavage, même s'il faut sans doute les renforcer. Mme le Rapporteur - Je sais, dans mon esprit et dans ma chair qu'on ne fait pas impunément une telle incursion dans son histoire. J'ai abordé ce débat toute morcelée. Je plaide pour que nous puissions pénétrer dans cette histoire autrement, pour que les enfants y entrent progressivement. Les dispositions de cet article sont d'ordre réglementaire, c'est vrai. Comme dans d'autres textes, lorsque nous souhaitons introduire ce type de dispositions, c'est pour des raisons politiques et morales. Nous serions disposés à retirer cet article, si le Gouvernement s'engageait solennellement à prendre des dispositions et mettre en place des moyens pour, dès l'adoption de ce texte, aller rapidement et efficacement dans le sens que nous souhaitons. M. Louis Mermaz - Je sais bien que le Gouvernement est un, mais il est dommage que le ministre de l'Education nationale ne soit pas là pour prendre l'engagement que nous souhaitons. L'abolition a été beaucoup glorifiée, mais l'enseignement traite peu de la traite et de l'esclavage. M. Alain Néri - Compte tenu de l'importance du sujet et du fait qu'il a été longtemps négligé, il importe que la représentation nationale affiche clairement sa volonté, quitte ensuite à ce qu'un décret précise les choses (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe communiste). M. Bernard Birsinger - Je partage cet avis, d'autant plus que nous n'avions pas discuté en commission d'un retrait de l'article 2. Mme la Présidente de la commission des lois - Si, nous en avions discuté. Je partage le sentiment de ceux qui insistent sur l'absolue nécessité d'un travail pédagogique et, précisément, la discussion que nous sommes en train d'avoir pose cette exigence. Mais juridiquement, il n'y a pas d'inconvénient à retirer cet article si le Gouvernement prend un engagement dans le sens souhaité. Mme la Garde des Sceaux - Je n'ai évidemment aucune espèce de réticence à prendre cet engagement et je crois, comme Mme Tasca, que notre débat lui-même a une portée pédagogique. Il faut maintenant que les manuels scolaires fassent une plus grande place à l'histoire de l'esclavage et de la traite, de même que nos activités de coopération. Mais en tant que gardienne d'une Constitution qui organise le partage entre loi et règlement, il est de mon devoir de rappeler ce qui est de nature législative et ce qui ne l'est pas. M. Renaud Donnedieu de Vabres - Les articles 34 et 37 ne peuvent pas empêcher le Parlement d'exprimer un souhait fort. Sans doute faudrait-il que nous ayons un débat au sujet des manuels scolaires ou de l'instruction civique avec le ministre de l'Education nationale (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF et sur quelques bancs du groupe socialiste). M. le Président - Nous allons passer à l'article 3 ("Non" sur les bancs du groupe socialiste et du groupe communiste). Mme le Rapporteur - Je reconnais, Madame la ministre, que cet article est de nature réglementaire, mais nous sommes là dans un cas très particulier, celui d'une histoire peu ou mal enseignée. Des efforts significatifs sont nécessaires. M. le Président - Je comprends que l'article 2 est maintenu. M. Anicet Turinay - L'amendement 5 vise à ce que les manuels scolaires consacrent un ou plusieurs chapitres sur la traite négrière transatlantique, et à favoriser la constitution d'archives sur l'esclavage, en collaboration avec tous les pays concernés. Mme le Rapporteur - La commission l'a repoussé parce qu'il va trop dans le détail. Mme la Garde des Sceaux - Avis défavorable. L'amendement 5, mis aux voix, n'est pas adopté. M. Bernard Birsinger - Notre amendement 12 a pour objet d'insérer la phrase suivante : "Ils mettent en particulier en lumière la place qu'occupa la France dans le système esclavagiste, notamment à travers l'étude des institutions ayant légitimé l'esclavage, comme, par exemple, le "code noir". Si les descendants des esclaves se battent pour que soit perpétuée et enrichie la mémoire des drames humains qu'ont vécu leurs ancêtres, il est tout aussi important que notre pays reconnaisse les responsabilités qui sont les siennes à leur égard. Certes la France ne fut pas le seul pays esclavagiste, mais notre pays a joué un rôle essentiel dans la colonisation esclavagiste. Il s'agit donc d'aller au bout du devoir de mémoire. Mme le Rapporteur - L'article premier, qui reconnaît comme crime contre l'humanité l'esclavage et la traite, en même temps que l'implication de la France dans ce drame, et le maintien de l'article 2 répondent à la préoccupation des auteurs de l'amendement. Avis défavorable. Mme la Garde des Sceaux - Défavorable. L'amendement 12, mis aux voix, n'est pas adopté. M. Alfred Marie-Jeanne - Par l'amendement 2, je propose d'ajouter l'alinéa suivant : "Après inventaire, tout document relatif à la traite et à l'esclavage, introuvable dans un département d'outre-mer, sera mis à la disposition des archives départementales et des principales bibliothèques de ce dernier en vue de l'établissement à terme d'un fonds documentaire complet sur le sujet". Mme le Rapporteur - Je suis très sensible à votre propos car il est vrai qu'une part de notre mémoire écrite nous a été enlevée, mais la commission a trouvé que cet amendement allait trop dans le détail et l'a donc repoussé, ce qui n'empêchera pas de faire des démarches dans le sens que vous souhaitez. Mme la Garde des Sceaux - Cet amendement se heurte à plusieurs obstacles juridiques. Il ne dit pas si la mise à disposition doit se faire sous forme de dépôt des originaux ou de leur reproduction. S'il s'agit d'originaux, la loi ne peut contraindre le propriétaire -sauf si c'est l'Etat- à se défaire de son bien, le droit de propriété étant constitutionnellement protégé. S'il s'agit de reproduction, à qui en incombera la charge financière ? En encourageant la coopération en matière d'archives, je crois que l'article 2 répond suffisamment à l'objectif visé, qui est la diffusion des connaissances. L'amendement 2, mis aux voix, n'est pas adopté. L'article 2, mis aux voix, est adopté. M. Louis Mermaz - L'amendement 17, de coordination, se réfère à la traite dans l'Océan indien. Mme le Rapporteur - La commission ne l'a pas examiné mais j'y suis favorable. M. Jean-Jack Queyranne, secrétaire d'Etat à l'outre-mer - Favorable. L'amendement 17, mis aux voix, est adopté. M. le Président - L'amendent 9 tombe. M. Turinay - Je retire l'amendement 6. M. Alfred Marie-Jeanne - Par l'amendement 3, je propose d'ajouter : "sans préjudice des dates commémoratives propres à chacun des départements d'outre-mer". Il ne faudrait pas en effet que la date de commémoration qui sera retenue à l'échelon national, voire international, fasse disparaître les dates retenues par chaque DOM en fonction de sa propre histoire. Mme le Rapporteur - La commission a repoussé l'amendement, estimant que les dates de commémoration propres aux DOM ne sont absolument pas menacées. M. le Secrétaire d'Etat - Le Gouvernement est favorable à cet amendement qui rappelle l'existence de ces dates, ce qui est une utile précision. L'amendement 3, mis aux voix, est adopté. M. Alfred Marie-Jeanne - Le vote de notre assemblée doit être une plate-forme de lancement vers les organisations internationales. C'est pourquoi je propose par l'amendement 4 d'écrire : "La France mettra tout en oeuvre pour permettre l'élaboration d'une ou de plusieurs conventions internationales assimilant l'esclavage et la traite des esclaves à un crime contre l'humanité et comportant les moyens et procédures qui visent à la sanction des pratiques litigieuses." Mme le Rapporteur - C'est un travail ingrat que celui du rapporteur en séance... J'ai envie de dire oui à tout le monde ! (Sourires) Mais je dois vous faire part que la commission n'a pas retenu cet amendement, estimant que ce qu'il propose fait partie du travail diplomatique normal que devra effectuer le Gouvernement à la suite du vote des dispositions de l'article 3. M. le Secrétaire d'Etat - Le Gouvernement est défavorable. Tout d'abord, le droit international condamne déjà l'esclavage, à travers la déclaration universelle des droits de l'homme, plusieurs conventions -notamment la convention de Genève du 4 septembre 1956, qui complète une convention de 1926 de la SDN- sans oublier la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. En outre, comme l'a dit Mme le rapporteur, la Constitution réserve au pouvoir exécutif la conduite des relations internationales. L'amendement 4, mis aux voix, n'est pas adopté. L'article 3, modifié, mis aux voix, est adopté. M. Bernard Birsinger - Même s'il faut rechercher une date de commémoration au niveau international, il nous paraît utile d'instaurer au plus vite une date de commémoration annuelle dans l'hexagone, afin de porter le débat dès à présent dans notre pays. Tel est l'objet de l'amendement 13. La loi du 30 juin 1983 a institué une journée commémorative dans les départements et territoires d'outre-mer. Comme l'avait alors noté le rapporteur de la commission des lois, si ce texte ne comportait aucune disposition sur les modalités de la commémoration en métropole, son exposé des motifs consacrait l'engagement du Gouvernement à déterminer ces modalités en temps utile. Il nous semble que ce temps est venu, d'autant que des descendants d'esclaves habitent dans l'hexagone, qu'ils soient originaires de l'outre-mer ou d'Afrique. Je propose par ailleurs de rectifier l'amendement en supprimant son dernier alinéa. M. Anicet Turinay - Mon amendement 7 tend à adopter le 27 avril comme date commémorative en métropole. Cette date est connue de tous, et ne posera pas de problème au niveau international. Mme le Rapporteur - La commission s'est déclaré favorable à l'amendement 7. Bien que la date du 27 avril soit tout à fait logique, je pense, à titre personnel, qu'il vaudrait peut-être mieux de procéder d'abord à une concertation. On peut en effet envisager d'autres dates, par exemple celle d'une lutte importante du marronage. J'ai donc, personnellement, des réserves sur cet amendement, que la commission a adopté. A l'inverse elle a rejeté l'amendement 13, auquel je serais personnellement favorable, avec la rectification proposée. M. le Secrétaire d'Etat - Le Gouvernement est favorable à l'amendement 13 rectifié. Le 7 donnerait une base législative à la date du 27 avril. Il est préférable d'en rester à la loi de 1983, qui prévoit la fixation de la date par décret, après concertation -tout en sachant que la date du 27 avril s'est imposée de fait ces dernières années. M. Louis Mermaz - Le groupe socialiste est très favorable à l'amendement 13 rectifié. Et attendons le décret, qui d'ailleurs retiendra peut-être la date du 27 avril. L'amendement 13 rectifié, mis aux voix, est adopté. M. Bernard Birsinger - L'amendement 14 tend à prévoir la représentation, au sein d'un comité de personnalités qualifiées, de représentants des associations défendant la mémoire des esclaves. Mme le Rapporteur - La commission n'a pas retenu cet amendement. Personnellement je suis très attachée en terme de "réparation" qui y figure. Mais les interrogations qu'il soulève ont conduit la commission à un avis défavorable. M. le Secrétaire d'Etat - Avis défavorable. Le comité doit agir sur le plan de l'oeuvre de mémoire. La question de la réparation pose des problèmes complexes. L'amendement 14, mis aux voix, n'est pas adopté. M. Claude Hoarau - Nous avons souhaité un comité de personnalités qualifiées incluant des représentants d'associations défendant la mémoire des esclaves ; tel est l'objet de l'amendement 10. En effet, si aujourd'hui cette séance solennelle a lieu, pour une décision de portée historique, nous le devons pour beaucoup à l'action de ces associations, dans les DOM et en métropole. Je dois dire que l'initiative de cette proposition revient à MM. Birsinger et Moutoussamy, et je ne vois pas clairement pourquoi les amendements 14 et 10 n'ont pas été mis en discussion commune. Mme le Rapporteur - La commission a retenu cet amendement. J'y suis personnellement très favorable. MM. Birsinger et Moutoussamy y trouveront une satisfaction partielle de leur amendement précédent. M. le Secrétaire d'Etat - Sagesse. L'amendement 10, mis aux voix, est adopté. L'article 4, modifié, mis aux voix, est adopté, de même que l'article 5. M. Bernard Birsinger - Le débat en commission a porté conjointement sur plusieurs propositions. L'une de celles du groupe communiste prévoyait les moyens d'un travail de mémoire efficace. Nous proposons par notre amendement 15 de prévoir l'édification d'un mémorial ainsi que la construction d'un musée, qui aidera à la compréhension de cette page d'histoire et contribuera à lutter contre le racisme. Mme le Rapporteur - La commission n'a pas retenu cet amendement car le comité de personnalités qualifiées prévu à l'article 4 aura pour mission de prendre de telles initiatives. M. le Secrétaire d'Etat - Avis défavorable. C'est en effet le rôle du comité de proposer ce type d'action. Il existe à Champagney un musée très émouvant ; de telles initiatives peuvent se multiplier. L'amendement 15, mis aux voix, n'est pas adopté. M. le Président - Avant les explications de vote, j'indique que le groupe RCV demande un scrutin public sur l'ensemble de la proposition de loi. M. Jean-Marc Ayrault - Il y a quelques mois, nous avons commémoré le 150ème anniversaire de l'abolition de l'esclavage et ainsi rendu hommage à tous ceux qui ont vu, comme Victor Schoelcher, enfin aboutir leur combat. Ce n'était pas seulement l'anniversaire d'un acte lumineux accompli par la République ; c'était aussi pour nous l'occasion de nous confronter à une réalité qui reste, hélas, cruelle. C'est ce que nous avons fait à nouveau ce matin à travers cet émouvant débat. L'esclavage, c'est l'homme ravalé au rang d'un bien mobilier, c'est-à-dire ce que Serge Daget, grand historien de la traite négrière, appelait "le modèle insondable mais accompli de l'ignominie". Il fait partie de l'histoire du monde, et nous n'en avons pas fini avec lui. Dans l'histoire de nos constructions politiques, de nos églises, de nos systèmes économiques, on rencontre l'esclave, notre frère, exclu de la communauté humaine. Si la traite, l'esclavage, ont pu exister si longtemps, c'est que l'homme accepte l'idée de dénier à quelqu'un sa qualité d'humain ; notre société contemporaine est encore confrontée dans ses franges à cette terrible dérive. L'esclavage est un aspect de l'inhumanité qui est à la base du racisme et de la xénophobie ; on les dénonce dans ce qu'ils ont de plus apparent et de plus politique, mais prenons garde de ne pas les laisser se banaliser dans les esprits et les coeurs et aussi dans les comportements. Ce que nous avons commémoré l'an dernier, ce n'était, mais c'est déjà immense, que le 150ème anniversaire de l'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises. Il a pris dans ma ville comme Nantes une particulière résonance. Les villes portuaires ont en effet, avec le commerce triangulaire, joué un rôle considérable dans l'établissement des possessions françaises en Amérique, et singulièrement dans les Caraïbes, avec le pillage des ressources humaines de l'Afrique de l'Ouest. Il convient de poursuivre l'effort de mémoire entamé il y a plusieurs années. Les historiens, mais pas seulement eux, ont encore beaucoup de travail à accomplir et les manuels d'histoire doivent faire une place plus grande à cette tragédie car, comme l'a dit Elie Wiesel : "le bourreau tue deux fois, la seconde fois par le silence". Le souvenir ne se résume pas à la traite : il s'intègre dans l'histoire du capitalisme et du colonialisme français ; il illustre celle du racisme assumé ou latent de notre société. Cette histoire, enfin, n'est pas achevée : nos départements d'outre-mer n'en ont pas terminé avec ce qui est constitutif de leur identité ; au-delà des faits, des dates, il existe un traumatisme intime que seuls peuvent nous expliquer nos compatriotes qui sont issus de cette histoire. C'est ce qu'ils ont fait ce matin avec force. Il ne s'agit pas de culpabilité : comment pourrions-nous être comptables de ce qui fut en dehors de nous-mêmes ? Cependant nous sommes redevables de ce qui ne doit plus jamais l'être. C'est tout le sens de la proposition de loi déposée par le groupe socialiste, qui rejoint celles des groupes communiste et RCV. Le texte qui va devenir loi de la République, comme le dit magnifiquement notre collègue Christiane Taubira-Delannon, "permettra à la France, qui fut esclavagiste avant d'être abolitionniste, patrie des Droits de l'Homme, ternie par les ombres et les "misères des lumières", de redonner éclat et grandeur à son prestige aux yeux du monde en s'inclinant la première devant la mémoire des victimes de ce crime orphelin" (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe RCV). A l'unanimité des 81 suffrages exprimés, sur 81 votants, l'ensemble de la proposition de loi est adopté. Prochaine séance cet après-midi, à 15 heures 30. La séance est levée à 13 heures 25. Le Directeur du service © Assemblée nationale © Assemblée nationale |