No 3550
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
ONZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 17 janvier 2002.
PROPOSITION DE LOI
sur la procédure pénale applicable au Président de la République
pour les infractions commises antérieurement à ses fonctions.
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République,
à défaut de constitution d'une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée
par M. NoËl MAMÈRE,
Député.
Président de la République.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
La question de la procédure pénale applicable au Président de la République pour des infractions commises avant son entrée en fonctions n'est pas résolue de façon satisfaisante après les interventions du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation, qui ont octroyé au titulaire de la charge une immunité pendant la durée de son mandat. En cette année préélectorale, il est urgent que le législateur, seul compétent en la matière, intervienne pour faire prévaloir une conception plus républicaine de la fonction présidentielle.
Une intervention très contestée
du Conseil constitutionnel
Alors qu'il était admis par des juristes aussi respectueux de la fonction que M. Jean Foyer, que « le Président de la République répond pénalement des actes détachables de sa fonction devant les, juridictions de droit commun », le Conseil constitutionnel a cru bon d'intervenir pour affirmer le contraire dans des conditions contestables, et d'ailleurs très contestées.
A l'occasion d'un recours relatif au traité instituant une Cour pénale internationale, le Conseil constitutionnel a fourni son « interprétation » de l'article 68 de la Constitution selon lequel « Le Président de la République n'est responsable des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions qu'en cas de haute trahison », en affirmant, dans une décision du 22 janvier 1999, que « pendant la durée de ses fonctions, sa responsabilité pénale ne peut être mise en cause que devant la Haute Cour de justice ». Par voie de conséquence, il devenait impossible de juger pendant son mandat un Président de la République pour des infractions de droit commun commises antérieurement à ses fonctions.
Cette décision singulière allait susciter un véritable tollé médiatique, politique et juridique.
Sur le plan médiatique, une partie de la presse y a vu un « troc » entre le président du Conseil constitutionnel de l'époque, M. Roland Dumas, lui-même mis en examen dans l'affaire Elf, et M. Jacques Chirac mis en cause dans un certain nombre de procédures engagées devant les juridictions répressives. Une accusation gravissime pour le président de la juridiction suprême, qui a d'ailleurs dû démissionner, et a même été condamné depuis par un tribunal correctionnel à une peine d'emprisonnement, cette condamnation étant, il est vrai, frappée d'appel.
Sur le plan politique, les attaques contre le Conseil constitutionnel de certains parlementaires ont été extrêmement violentes. Si violentes que celui-ci a dû sortir de sa réserve par un communiqué de presse du 10 octobre 2000 pour réfuter « les déclarations qui mettent en cause l'honneur de l'institution et de chacun de ses membres ». Mais ce communiqué n'a pas empêché la persistance des critiques contre une juridiction accusée de rendre des services plutôt que des arrêts, au point que certains affirment aujourd'hui que l'on assiste au « crépuscule de l'institution ».
Enfin, sur le plan juridique, on n'a pas manqué de relever que le Conseil constitutionnel avait statué sur une question dont il n'était pas saisi. Son initiative est dès lors apparue suspecte, car son motif n'était plus le soutien nécessaire de sa décision. Une suspicion d'autant plus légitime que le Président de la République faisait alors l'objet de plusieurs procédures en cours d'instruction pour des faits antérieurs à ses fonctions. Ces procédures étaient notamment les suivantes :
- une instruction confiée à un juge d'instruction de Nanterre sur des faits relatifs à des emplois fictifs consentis par la ville de Paris à des cadres du RPR;
- une instruction confiée à un juge d'instruction de Créteil dans l'affaire des HLM de la ville de Paris et des révélations posthumes de la « cassette Méry » sur la remise d'importantes sommes en liquide au maire de Paris;
- une instruction confiée à trois juges parisiens dans l'affaire des marchés publics des lycées d'Ile-de-France dans laquelle de nombreux voyages effectués par M. Jacques Chirac et son entourage ont été payés en liquide.
Il convient de souligner que toutes ces affaires visaient des faits d'une extrême gravité sur le plan de la morale publique. Ainsi, par exemple, dans l'affaire des marchés des lycées d'Ile-de-France, les investigations des juges portaient sur une dépense d'environ 23,4 milliards de francs, attribuée à des entreprises « favorisées » reversant un montant équivalent à 2 % de leurs marchés aux partis politiques, et en particulier au RPR. Les qualifications retenues par les juges étaient également très graves, faux, favoritisme, recel, trafic d'influence, corruption, abus de confiance et recel d'abus de biens sociaux.
C'est d'ailleurs à l'occasion de l'une de ces procédures, à la suite de la décision d'un juge d'instruction s'étant déclaré incompétent pour entendre le Président en tant que témoin assisté, que la Cour de cassation a été amenée à statuer sur la question. Malheureusement, si elle a résisté avec juste raison à la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur le prétendu privilège de juridiction de la Haute Cour de justice, elle a rendu une décision très contestable en créant de sa propre autorité un régime de suspension des poursuites au profit du Président de la République pendant la durée de son mandat.
Une décision très contestable
de la Cour de cassation
Dans sa décision du 10 octobre 2001, l'assemblée plénière de la Cour de cassation n'a pas suivi l'analyse du Conseil constitutionnel concernant le statut du chef de l'Etat. Pour les actes antérieurs à ses fonctions, elle a estimé que le Président est un justiciable ordinaire, susceptible d'être poursuivi levant les juridictions de l'ordre judiciaire, et non devant la Haute Cour de justice. Cette solution ne peut qu'être approuvée, car elle rejoint la tradition républicaine pour les actes détachables de sa fonction.
La Cour de cassation est cependant parvenue au même résultat que le Conseil constitutionnel par un raisonnement différent. Au lieu de nier la compétence des juridictions judiciaires, elle l'a certes reconnue, mais elle l'a immédiatement assortie d'un régime spécial privilégié : la suspension des poursuites pendant la durée du mandat présidentiel. Et pour justifier l'immunité de fait ainsi accordée au Président, elle s'est fondée sur les motifs suivants :
« Rapproché de l'article 3 et du titre II de la Constitution, l'article 68 doit être interprété en ce sens qu'étant directement élu par le peuple pour assurer, notamment, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'Etat, le Président de la République ne peut, pendant la durée de son mandat, être entendu comme témoin assisté ni être mis en examen, cité ou renvoyé pour une infraction quelconque devant une juridiction pénale de droit commun. »
C'est cette jurisprudence, juridiquement très contestable et politiquement inadmissible, que la présente proposition de loi se propose de renverser.
Sur le plan juridique, il convient tout d'abord de souligner que, comme le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation a répondu à une question qu'on ne lui posait pas. Alors qu'elle n'avait à statuer que sur la comparution du Président de la République en tant que témoin assisté, elle a aussi statué sur la question de sa mise en examen et de son renvoi devant le tribunal correctionnel. Elle est même allée plus loin en faisant preuve à son tour d'une complaisance quelque peu suspecte. Elle a par un véritable arrêt de règlement créé un cas de suspension provisoire des poursuites au profit du Président, ainsi qu'un cas de suspension de la prescription de l'action publique, alors que la matière relève exclusivement du législateur.
La décision est également critiquable par la généralité de ses termes. En effet, la Cour de cassation n'opère aucune distinction en fonction des infractions éventuellement commises. Sa jurisprudence peut donc s'appliquer à des crimes ou délits extrêmement graves. Ainsi, par exemple, la suspension des poursuites pourrait profiter à un Président accusé d'avoir commis un meurtre prémédité, un acte de pédophilie, un trafic de cocaïne, etc. Or, dans ces hypothèses, on n'imagine pas qu'il puisse invoquer la protection de son statut pour refuser de contribuer devant un juge à la manifestation de la vérité. Il s'agit certes d'hypothèses d'école, mais elles montrent que la « jurisprudence Chirac » a une portée beaucoup trop générale.
Il est vrai que pour justifier sa solution, la Cour de cassation se fonde sur l'article 3 et le titre II de la Constitution en ce qu'ils font obligation au Président, élu par le peuple, « d'assurer le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'Etat ». Elle estime que ces dispositions s'opposent à ce qu'il puisse être poursuivi pendant la durée de son mandat. Mais ce faisant, elle quitte le terrain proprement juridique pour s'aventurer sur le terrain politique.
Or, sur le plan politique, il apparaît totalement inadmissible qu'un Président de la République puisse opposer le simple exercice de ses fonctions comme un motif valable de suspension des procédures le concernant, pour des faits commis comme simple citoyen ou même comme candidat à l'élection.
Il n'est tout d'abord pas sérieux de prétendre que le simple fait d'être interrogé par un juge d'instruction, mis en examen par celui-ci, et même jugé par une juridiction correctionnelle empêche le Président d'exercer ses attributions constitutionnelles. On a beau parcourir le titre II de la Constitution qui les définit, on ne trouve aucun article qui s'oppose à son audition devant un juge. Rien ne l'empêche d'assurer « par son arbitrage » le fonctionnement des pouvoirs publics (art. 5), de nommer le Premier ministre (art. 8), de présider le Conseil des ministres (art. 9), d'accréditer les ambassadeurs (art. 14), de rester le chef des armées (art. 15). d'exercer le droit de grâce (art. 17), de rester Prince d'Andorre, etc.
Pour ce qui concerne le cas particulier de son audition en tant que témoin assisté, les garanties dont dispose tout justiciable aux termes de la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d'innocence (art. 113-1 à 113-8 CPP) sont largement suffisantes pour lui permettre de conserver la plénitude de ses pouvoirs constitutionnels. Et il n'est, à cet égard, pas sérieux d'imaginer, comme le fait le conseiller rapporteur de la Cour de cassation, que « dans une situation de crise grave, le chef de l'Etat doive se soumettre à un mandat d'amener décerné par le juge d'instruction ». C'est pourtant en brandissant ce type de menace imaginaire que la solution a été juridiquement justifiée.
L'auteur de la présente proposition estime au contraire que le Président de la République trouve dans ses fonctions une raison supplémentaire de répondre aux questions de la justice. Il est en effet garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire (art. 64) et il préside le Conseil supérieur de la magistrature (art. 65). Il est donc inimaginable qu'il faille exercer à son encontre une mesure de contrainte pour assurer sa comparution. Il doit en effet être le premier à montrer l'exemple du respect de la loi à tous les citoyens.
Telle a d'ailleurs été jusqu'alors la tradition républicaine sous la Ve République, tradition qui résulte de la « jurisprudence Giscard d'Estaing ».
En effet, en 1974, le candidat écologiste M. René Dumont a cité M. Giscard d'Estaing, alors Président de la République, devant le tribunal correctionnel de Paris pour des faits d'affichage illicite commis pendant la campagne électorale. Celui-ci a accepté de comparaître et le tribunal n'a pas contesté sa compétence pour le juger. Par décision du 3 décembre 1974 (TC Paris, 3 décembre 1974, GP 1975, 315, note AMSON), le tribunal a constaté que sa compétence « n'a jamais été contestée par Valéry Giscard d'Estaing malgré son accession à la Présidence de la République, les faits reprochés remontant au mois d'avril 1974 ». Cette décision a d'ailleurs été confirmée par la cour d'appel de Paris dans un arrêt de la 11e chambre du 28 avril 1975. Il s'est donc bien créée une « jurisprudence Giscard d'Estaing » selon laquelle un Président de la République peut être jugé devant un tribunal correctionnel pour des faits antérieurs à ses fonctions pendant la durée de son mandat.
En définitive, la solution retenue par les juridictions françaises apparaît comme une complaisance suspecte destinée à protéger un Président soumis à réélection dans un proche avenir, alors que sont formulées contre lui des accusations graves relevant de la corruption politique. L'image que donne la France à l'étranger, en refusant de laisser son Président répondre aux questions de la justice, est totalement indigne d'un grand pays moderne qui se prétend au surplus le pays des droits de l'homme. Un recours a d'ailleurs été introduit contre la décision de la Cour de cassation du 10 octobre 2001 devant la Cour européenne des droits de l'homme pour « atteinte à l'impartialité et à l'indépendance des juges ». L'auteur du recours relève le fait que de nombreux magistrats doivent leur nomination à un décret présidentiel.
Il est donc clair que dans une atmosphère aussi délétère les décisions de la justice française n'ont plus une autorité suffisante pour mettre fin aux polémiques et qu'il est temps au législateur d'intervenir.
Une intervention indispensable et urgente
du législateur
Il convient tout d'abord de souligner que le législateur est le seul qualifié pour définir le régime d'une procédure pénale, qu'elle soit applicable à un citoyen ordinaire ou au Président de la République. En effet, l'article 34 de la Constitution réserve au domaine de la loi le soin de fixer « les règles » concernant « la procédure pénale ». Or, tel est précisément le cas d'un texte relatif au statut de témoin assisté, à la mise en examen ou au déclenchement des poursuites. Il appartient donc au législateur de briser la « jurisprudence Chirac », comme on vient de l'inviter récemment à briser la « jurisprudence Perruche ».
Pour parvenir à une solution équilibrée, le texte proposé obéit à deux principes essentiels : d'une part, la possibilité de poursuites contre le Président de la République pendant la durée de son mandat pour des faits antérieurs à ses fonctions, d'autre part, un certain nombre de garanties particulières accordées au Président compte tenu de la nature particulière de ses fonctions.
Il est donc proposé d'adjoindre un article 1-1 au code de procédure pénale, qui pose en principe que les poursuites peuvent être exercées pendant la durée du mandat, mais qu'elles doivent l'être dans des conditions compatibles avec la dignité de la fonction et le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Cette formulation équilibrée est largement préférable à l'immunité « attrape tout » du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation.
Il est également proposé une modification de l'article 113-1 du code de procédure pénale, précisant que le Président peut être entendu comme témoin assisté. On a vu qu'une telle audition, dans laquelle il serait assisté des meilleurs avocats ayant accès au dossier et bénéficiant des garanties du code de procédure pénale, n'était nullement incompatible avec l'exercice de ses pouvoirs constitutionnels.
En revanche, on doit considérer qu'une mesure de détention provisoire, et même une mesure de garde à vue, sont totalement incompatibles avec la dignité de la fonction présidentielle. Il est donc proposé sur ce point d'amender les articles 63 (garde à vue) et 143-1 (détention provisoire) du code de procédure pénale. En revanche, il n'y a pas lieu de modifier les dispositions relatives au contrôle judiciaire, car un tel contrôle n'est nullement incompatible avec la fonction. L'exemple du Président des Etats-Unis contraint par la justice américaine de ne pas rencontrer certaines personnes, dans des affaires de droit commun, en porte témoignage.
L'inscription de la présente proposition à l'ordre du jour prioritaire de notre Assemblée s'impose enfin au moment où le Gouvernement envisage de réformer la loi relative à la présomption d'innocence, pour la durcir à l'encontre des petits délinquants.
Il serait inadmissible que la « délinquance en col blanc » soit mieux traitée que la « délinquance de rue ». Une telle situation ne pourrait qu'engendrer la révolte, la frustration et finalement la violence dans le pays. Elle donnerait l'impression que le Président de la République est, comme les anciens rois, au-dessus des lois, alors que le citoyen ordinaire se voit appliquer une « tolérance zéro » pour la moindre incivilité. D'ailleurs, l'actuel chef de l'Etat ne vient-il pas de rappeler à l'occasion de ses v_ux aux corps constitués que l'essentiel de la fonction de la justice est « son aptitude à juger et à punir ».
Tels sont, Mesdames et Messieurs, les motifs pour lesquels nous soumettons à votre examen la présente proposition de loi que nous vous demandons de bien vouloir adopter.
PROPOSITION DE LOI
Article 1er
Après l'article 1er du code de procédure pénale, il est inséré un article 1-1 ainsi rédigé :
« Art.1-1. - Les poursuites peuvent être exercées contre le Président de la République devant les juridictions de droit commun, pendant la durée de son mandat présidentiel pour des actes commis antérieurement à ses fonctions.
« Dans ce cas, les poursuites doivent être exercées dans des conditions compatibles avec la dignité de la fonction présidentielle et le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. »
Article 2
L'article 113-1 du code de procédure pénale est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« Le Président de la République peut être entendu comme témoin assisté pendant la durée de son mandat pour des faits commis antérieurement à ses fonctions. »
Article 3
L'article 63 du code de procédure pénale est modifié comme suit :
Dans le premier alinéa, après les mots : « il existe des indices faisant présumer qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction », sont insérés les mots : « sauf le Président de la République ».
Article 4
L'article 144 du code de procédure pénale est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« Le Président de la République ne peut être placé en détention provisoire pendant la durée de ses fonctions. »
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3550 - Proposition de loi de M. Noël Mamère sur la procédure pénale applicable au Président de la République pour les infractions commises antérieurement à ses fonctions (commission des lois)
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