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le 15 mai 2006
N° 3074
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DOUZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 10 mai 2006.
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES, DE LA LÉGISLATION ET DE L'ADMINISTRATION GÉNÉRALE DE LA RÉPUBLIQUE SUR LA PROPOSITION DE LOI (n° 3030) DE M. Didier MIGAUD ET PLUSIEURS DE SES COLLÈGUES, complétant la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915,
PAR M. Christophe Masse,
Député.
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II. - LES CRIMES CONTRE L'HUMANITÉ ET LE DROIT FRANÇAIS 10
A. UN DROIT INFLUENCÉ PAR LA SECONDE GUERRE MONDIALE 10
B. LA PORTÉE INSUFFISANTE DE LA LOI DE 2001 13
III. - POUR COMBLER UNE LACUNE : LE DÉLIT DE CONTESTATION DE L'EXISTENCE DU GÉNOCIDE ARMÉNIEN 16
Le 18 janvier 2001, l'Assemblée nationale adoptait à l'unanimité la proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.
La loi n° 2001-70 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 fut promulguée le 29 janvier 2001 mettant ainsi un terme à un processus législatif de près de trois ans. Son article unique dispose que « la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 ».
L'inauguration, le 24 avril dernier, à Lyon, du mémorial du génocide arménien est venue rappeler la sensibilité de cette question. Elle a, en effet, été précédée de dégradations du monument lui-même par des inscriptions telles que « il n'y a pas eu de génocide » ainsi que par une manifestation, le 18 mars, au cours de laquelle des pancartes portant les mêmes inscriptions ont été brandies.
La présente proposition de loi entend empêcher qu'à l'avenir la négation du génocide arménien puisse s'exprimer impunément, contrevenant ainsi à une loi de la République.
Alors que les plaies de la polémique relative à la colonisation sont péniblement refermées, il peut paraître audacieux de proposer un texte qui sanctionne une atteinte à la mémoire. Si d'aucuns considèrent qu'il n'appartient pas au Parlement de faire l'histoire, d'autres préfèrent penser que le Parlement ne peut s'interdire de défendre les valeurs de la République, au premier rang desquelles figure la dignité humaine.
En outre, le débat sur l'histoire et la mémoire a été tranché par le vote de la loi de 2001. La proposition de loi se borne à en tirer les conséquences ; il s'agit ni plus ni moins de donner son effectivité à cette loi de nature déclarative. Les auteurs de critiques répétées sur l'absence de portée normative de certaines dispositions votées par le Parlement trouveront donc une satisfaction dans ce texte qui vise à corriger cette insuffisance de la loi de 2001.
Enfin, de nombreuses autres initiatives parlementaires (1) tendant à sanctionner la contestation des crimes contre l'humanité confortent la légitimité de la proposition de loi et confirment le relatif consensus qui avait présidé à l'adoption de la loi de 2001.
En l'inscrivant à son ordre du jour, l'Assemblée nationale réaffirme son attachement à la justice et à la démocratie. Par ce geste fort, elle contribue à atténuer une concurrence malsaine entre les victimes de génocide qu'entretient leur inégalité au regard de la loi.
I. - LA LOI DU 29 JANVIER 2001 : UNE RECONNAISSANCE SYMBOLIQUE
Le 24 avril dernier a été commémoré le quatre-vingt douzième anniversaire du génocide arménien. L'arrestation des élites arméniennes de Constantinople, ce jour de 1915, marque le commencement du premier génocide du XXe siècle qui provoquera la mort de plus d'un million d'Arméniens.
En avril 1998, se tenait à Paris un colloque sur « l'actualité du génocide des Arméniens » (2). La vérité des travaux des historiens répondait au refus de la Turquie de reconnaître le génocide arménien. Le 13 mai 1998, M. Didier Migaud et les membres du groupe socialiste déposaient à l'Assemblée nationale une proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.
Ainsi commençait le parcours législatif chaotique de ce qui deviendra la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.
Notre collègue, M. René Rouquet, conclut alors son rapport en ces termes : « au regard de l'histoire comme du droit, la France se doit d'adopter une position tranchée en déclarant qu'elle reconnaît le génocide arménien de 1915. [...] Elle luttera contre les tentations négationnistes trop fréquentes de nos jours et fera œuvre de pédagogie auprès des générations futures. [...] En adoptant cette proposition de loi, la France n'agit nullement contre la Turquie pays avec lequel elle entretient une amitié traditionnelle fondée sur des liens très anciens. Bien au contraire la France souhaite participer à l'établissement d'une paix durable entre Turcs et Arméniens, paix qui, selon elle, ne peut s'établir que sur des fondements solides et non sur l'occultation de l'histoire qui pèse lourdement sur toute démocratie. » (3)
Cette proposition a été examinée en séance publique le 29 mai 1998 et adoptée à l'unanimité, malgré les réserves du Gouvernement.
Le texte a ensuite été transmis au Sénat. Cependant, le Gouvernement de même que la Conférence des présidents du Sénat ont longtemps refusé d'inscrire le texte à l'ordre du jour du Sénat. Pour contourner cet obstacle, les sénateurs mobilisés ont eu recours à une procédure originale consistant à demander la discussion immédiate d'une proposition de loi, en vertu de l'article 30 du Règlement du Sénat. La première tentative ayant échoué, il a fallu attendre la séance du 7 novembre 2000 pour que la demande de discussion immédiate de la proposition de loi de MM. Jacques Pelletier, Robert Bret, Jean-Claude Gaudin, Bernard Piras, Michel Mercier et Jacques Oudin relative à la reconnaissance du génocide arménien (4) soit adoptée. L'examen de cette proposition de loi s'acheva tard dans la nuit par un vote favorable du Sénat.
Le texte adopté par le Sénat, identique à celui adopté par l'Assemblée nationale mais enregistré dans une proposition de loi nouvelle, devait donc à nouveau être examiné par l'Assemblée nationale. Le groupe udf décidait de l'inscrire dans sa séance d'initiative parlementaire, avec pour rapporteur, M. François Rochebloine.
« De nos jours, on mesure mieux ce qu'il en coûte aux États et aux populations concernées d'occulter leur passé. La reconnaissance des crimes commis demeure le préalable à la réconciliation durable des peuples. Le devoir de mémoire s'est progressivement imposé en France [...], aucun pays n'échappe durablement à son passé. Oui, la reconnaissance du génocide arménien par le Parlement français participe à ce devoir de mémoire. Hommage sera ainsi rendu aux victimes de cette tragédie » (5). Ces mots du rapporteur en séance publique résumaient l'état d'esprit des députés et du Gouvernement d'alors : contribuer à la réconciliation entre la Turquie et l'Arménie et rendre justice aux victimes du génocide.
L'Assemblée nationale adoptait, une nouvelle fois à l'unanimité, la proposition de loi le 18 janvier 2001.
En reconnaissant le génocide arménien, la France ne réalise pas un acte isolé mais s'inscrit dans la logique des institutions internationales et européennes et rejoint plusieurs États déjà engagés dans cette voie.
- En 1967, commençait à l'Organisation des Nations unies une procédure âpre de près de vingt années. Après un premier rapport intermédiaire en 1973 qui considérait la déportation des Arméniens de l'Empire ottoman comme le premier crime contre l'humanité du XXe siècle, le rapport final de 1978 ne mentionnait plus les Arméniens. À la suite de la nomination d'un nouveau rapporteur, le 29 août 1985 était adopté un rapport dans lequel le génocide arménien est classé parmi d'autres génocides du XXe siècle.
- À partir de 1983, le Parlement européen travailla à une résolution « sur une solution politique de la question arménienne ». Adoptée le 18 juin 1987, son texte affirme que « les évènements tragiques qui se sont déroulés en 1915-1917 contre les Arméniens établis sur le territoire de l'Empire ottoman constituent un génocide au sens de la convention pour la prévention et la répression de crime de génocide, adoptée par l'Assemblée générale de l'onu, le 9 décembre 1948 », tout en reconnaissant que « la Turquie actuelle ne saurait être tenue pour responsable du drame vécu par les Arméniens de l'Empire ottoman et souligne avec force que la reconnaissance de ces évènements historiques en tant que génocide ne peut donner lieu à aucune revendication d'ordre politique, juridique ou matérielle à l'adresse de la Turquie d'aujourd'hui ». Il est également demandé « au Conseil d'obtenir du gouvernement turc actuel la reconnaissance du génocide commis envers les Arméniens en 1915-1917 et de favoriser l'instauration d'un dialogue politique entre la Turquie et les délégués représentatifs des Arméniens ».
- Le 24 avril 1998, par une déclaration écrite engageant cinquante et un signataires, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe reconnaît que « le 24 avril 1915 a marqué le début de l'exécution du plan visant à l'extermination des Arméniens vivant dans l'Empire ottoman ».
- Le mouvement de reconnaissance par les États a été initié par l'Uruguay ; dès le 20 avril 1965, le Parlement uruguayen décidait de faire du 24 avril le « jour du souvenir des martyrs arméniens ». De même, en Argentine, des déclarations ont été faites en faveur de la reconnaissance du génocide arménien à la Chambre des députés le 17 avril 1985 et au Sénat le 19 juin 1985.
Au Proche-Orient, M. Yossi Beilin, alors vice-ministre des affaires étrangères d'Israël, a reconnu le génocide arménien le 27 avril 1994 tandis que le Parlement libanais a adopté une résolution en ce sens le 11 mai 2000.
Dans les pays d'Europe centrale et orientale, la Douma de la Fédération de Russie a adopté le 14 avril 1995 une résolution reconnaissant le génocide de même que l'Assemblée interparlementaire de la Communauté des États indépendants (cei) le 21 avril 1995, ainsi que le Parlement bulgare le 20 avril 1995.
Parmi les États membres de l'Union européenne, le Parlement grec et le Sénat belge ont reconnu explicitement le génocide respectivement le 25 avril 1996 et le 26 mars 1998 ainsi que les Parlements italien et suédois en 2000.
Aux États-Unis, la reconnaissance du génocide fait l'objet de débats récurrents depuis un projet de résolution déposé par le sénateur Robert Dole, déclarant le 24 avril 1990 jour du souvenir du soixante-quinzième anniversaire du génocide de 1915. À la suite d'un débat fleuve au Sénat, le projet de résolution est écarté par un vote acquis de justesse. Plusieurs États fédérés américains l'ont cependant reconnu officiellement.
Au Canada, la reconnaissance du génocide arménien est le fait du Parlement de l'Ontario et de l'Assemblée nationale du Québec en 1980. Enfin, le 29 avril 1998, le Parlement de Nouvelle-Galles du Sud, en Australie, décide de commémorer le génocide arménien.
Le 29 janvier 2001 marquait un point d'orgue qui appelait une suite dans l'esprit de ses acteurs. Il faut constater à regret que la réconciliation entre la Turquie et l'Arménie n'a guère progressé.
L'ouverture des négociations d'adhésion avec la Turquie représente cependant un fait nouveau qui comptera indubitablement dans l'avenir des relations entre ces deux pays.
Interrogé à l'issue du Conseil européen du 17 décembre 2004 sur l'incidence de la non-reconnaissance du génocide arménien sur les négociations d'adhésion avec la Turquie, le Président de la République, M. Jacques Chirac, ayant rappelé la sensibilité particulière de la France sur ce sujet, déclarait : « Toute l'histoire de la construction européenne, c'est l'histoire du dialogue, du respect de l'autre et de la reconnaissance des erreurs que nous avons pu faire dans le passé, tous, et à bien des titres. Dans le passé qui a été marqué par tant de guerres et tant d'horreurs, le travail de mémoire est, je dirais, tout à fait naturel, aujourd'hui, dans l'esprit des Européens. Et il doit être considéré comme une nécessité incontournable, je dis bien incontournable, dans mon esprit. Et je ne peux pas imaginer, pour vous donner mon sentiment, pour des raisons morales plus encore que politiques, que la Turquie ne puisse pas faire ce travail de mémoire qui s'impose. »
Si la loi de 2001 représente une victoire, acquise de haute lutte, elle n'en demeure pas moins une victoire symbolique. Le caractère déclaratif de la loi la prive de toute effectivité. Elle ne peut connaître aucune application en l'absence d'un complément de valeur normative.
Pour satisfaire à l'exigence de qualité du travail législatif, la présente proposition de loi entend doter la loi de 2001 d'un contenu normatif.
Cette volonté est renforcée par les événements récents de Lyon qui ne constituent malheureusement pas un incident isolé. Les tenants du négationnisme à l'encontre du génocide arménien ont profité de l'inauguration du mémorial pour exprimer librement leur opinion, blessant les Français d'origine arménienne et insultant la mémoire des victimes. La France a le devoir de protéger la mémoire des victimes et de défendre la dignité humaine de ses citoyens. Tolérer le négationnisme, c'est « assassiner une seconde fois » les victimes, selon les mots d'Élie Wiesel.
En ces temps de restauration de l'autorité de l'État, la République ne peut, en outre, accepter de voir sa loi violée impunément.
La sanction du négationnisme doit également être un instrument pour combattre la tentation du communautarisme. Cette affirmation, pour paradoxale qu'elle puisse paraître, trouve sa légitimité dans les derniers évènements qui marquent un durcissement de la confrontation entre les communautés turque et arménienne. La lutte contre le communautarisme impose de garantir à chacun le respect auquel il a droit en tant qu'être humain. Le négationnisme, en ce qu'il porte atteinte à l'identité arménienne, interdit la reconnaissance de l'autre et favorise le repli sur soi.
L'absence d'instruments juridiques dans notre droit pour sanctionner la contestation du génocide arménien justifie également de compléter la loi du 29 janvier 2001.
En France, le droit en matière de crimes contre l'humanité a longtemps été régi uniquement par le droit international dont les règles furent posées dès 1945 pour tirer les leçons de la seconde guerre mondiale. Ce droit permettait d'abord de punir les auteurs des crimes contre l'humanité, ensuite d'affirmer leur imprescriptibilité. La prise de conscience du devoir de mémoire entraîna enfin la sanction de leur apologie puis de leur négation.
La loi de 2001 a redonné l'espoir à certains de voir sanctionner la contestation du génocide arménien. Les débats parlementaires ainsi que les questions au Gouvernement ont été l'occasion de préciser que la loi de 2001 n'ouvrait pas, à elle seule, de perspectives nouvelles sur le plan pénal.
« L'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime. » Telle est la définition du crime contre l'humanité prévue par l'article 6 du statut du tribunal militaire international de Nuremberg annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des puissances européennes de l'Axe. Jusqu'en 1994, celle-ci était la seule applicable en France.
Le génocide est ensuite défini par l'article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1948, comme « l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : meurtre de membres du groupe ; atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe. »
Avant 1994 et l'entrée en vigueur du nouveau code pénal, les seules dispositions de droit interne relatives aux crimes contre l'humanité étaient :
- la loi n° 64-1326 du 26 décembre 1964 tendant à constater l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité ; son article unique affirme l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité, en renvoyant pour leur définition à la résolution des Nations unies du 13 février 1946, prenant acte de la définition des crimes contre l'humanité, telle qu'elle figure dans le statut du tribunal international du 8 août 1945 ;
- la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ; depuis la loi n° 87-1157 du 31 décembre 1987 relative à la lutte contre le trafic de stupéfiants et modifiant certaines dispositions du code pénal, son article 24 sanctionne l'apologie des crimes contre l'humanité d'une peine d'emprisonnement de cinq ans et de 45 000 euros d'amende.
En 1990, la législation française a été complétée par la loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite « loi Gayssot ».
Ainsi, son article 9 a inséré dans la loi de 1881 un article 24 bis créant un délit de contestation de l'Holocauste puni d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende.
Après avoir constaté une lacune de la législation, M. François Asensi, dans son rapport, invitait, pour réprimer la contestation de la réalité de l'Holocauste, à « instituer un délit spécifique, sans pour autant faire des juges les gardiens d'une histoire officielle » (6).
Le garde des Sceaux précisait lors des débats qu'« il ne peut s'agir que des crimes contre l'humanité commis par le régime nazi au cours de la seconde guerre mondiale puisque seuls ces crimes sont aujourd'hui intégrés dans le système répressif français » (7).
La « loi Gayssot » a provoqué l'ire de certains historiens et défenseurs des droits de l'homme au nom de son caractère prétendument attentatoire à la liberté de recherche historique et à la liberté d'expression.
La querelle n'est pas complètement éteinte bien que l'atteinte à la liberté d'expression ait été depuis écartée par la jurisprudence. Dans un arrêt du 23 février 1993 (8), la Cour de cassation a réfuté l'argumentation fondée sur la violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, reprenant l'analyse des juges du fond, au motif que « le principe de la liberté d'expression, posé par l'alinéa 1er de l'article 10 de ladite Convention, comporte certaines exceptions prévues par son alinéa 2 et que l'incrimination des infractions, prévues par les articles précités de la loi modifiée du 29 juillet 1881, sanctionne des comportements attentatoires à l'ordre public et aux droits des individus ; que, dès lors, ne sont pas excédées les limites fixées par le second alinéa de l'article 10 précité ».
La Cour européenne des droits de l'homme a confirmé dans un arrêt du 23 septembre 1998 que la négation de l'Holocauste, fait historique clairement établi, est soustraite par l'article 17 relatif à l'abus de droit à la protection de l'article 10 (9).
Le nouveau code pénal a substantiellement modifié le droit applicable en intégrant les crimes contre l'humanité dans l'ordre juridique interne (10). Ainsi, le code pénal consacre le sous-titre Ier du titre Ier du livre II aux crimes contre l'humanité et, en son sein, le chapitre Ier au génocide. L'article 211-1 dispose :
« Constitue un génocide le fait, en exécution d'un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d'un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l'encontre de membres de ce groupe, l'un des actes suivants : atteinte volontaire à la vie ; atteinte grave à l'intégrité physique ou psychique ; soumission à des conditions d'existence de nature à entraîner la destruction totale ou partielle du groupe ; mesures visant à entraver les naissances ; transfert forcé d'enfants.
« Le génocide est puni de la réclusion criminelle à perpétuité.
« Les deux premiers alinéas de l'article 132-23 relatif à la période de sûreté sont applicables au crime prévu par le présent article. »
Alors que les auteurs de la « loi Gayssot » s'étaient heurtés à la définition restrictive du statut précité de 1945, les articles du code pénal offrent un fondement juridique à une éventuelle extension du champ d'application de ladite loi. Pourtant, à ce jour, cette faculté n'a pas été utilisée.
Un colloque s'est tenu le 5 juillet 2002 à la cour d'appel de Paris sur « la lutte contre le négationnisme : bilan et perspectives de la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe ». Dans la dernière table ronde consacrée à l'opportunité de l'extension du champ d'application de la loi à la contestation d'autres génocides, Pierre Truche distinguait trois manières de répondre aux victimes de drames historiques : la repentance, qui peut se traduire par une reconnaissance officielle, les actions en justice contre les auteurs ou complices ainsi que les actions en justice contre ceux qui nient la souffrance des victimes.
À cette aune, la loi de 2001 a apporté au génocide arménien la reconnaissance officielle ; en revanche, la sanction de la négation reste en suspens alors que la loi de 2001 était pour ses promoteurs riche de promesses.
Lors de la discussion en deuxième lecture par l'Assemblée nationale de la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (11), trois amendements, traitant du génocide arménien, ont été examinés dans une discussion commune :
- le premier, présenté par M. Rudy Salles, qui complétait l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 par un alinéa punissant des peines prévues par cet article « ceux qui auront contesté tout autre crime contre l'humanité sanctionné par l'application des articles 211-1, 212-1 et 212-2 du code pénal ou par un tribunal international ou reconnu comme tel par une organisation intergouvernementale, quel que soit le lieu ou la date à laquelle le crime a été commis » ;
- le deuxième, du même auteur, qui complétait l'article unique de la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 par un alinéa énonçant que « la négation ou la contestation des faits énoncés à l'article 1er de la présente loi est punie dans les conditions fixées par les articles 23, 24, 48-2 et 65-3 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse » ;
- le dernier, présenté par le Groupe socialiste, punissait « ceux qui auront contesté l'existence, par l'un des moyens énoncés à l'article 24, d'un ou de plusieurs crimes contre l'humanité commis à l'occasion du génocide arménien de 1915 reconnu par la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 ».
Le rapporteur pour étayer son opposition à ces amendements, d'une part, affirmait la prudence qui devait accompagner toute modification de la loi de 1881 et, d'autre part, s'interrogeait sur la pertinence de l'extension à d'autres génocides de la « loi Gayssot » relative à l'Holocauste, et plus encore au seul génocide arménien.
Partageant l'avis défavorable du rapporteur à ces amendements, le garde des Sceaux soulignait que le principe de la liberté d'expression, et son interprétation par la Cour européenne des droits de l'homme, imposait une définition stricte et précise du délit de négationnisme.
Il rappelait ensuite le droit applicable au génocide arménien, outre la loi relative à la reconnaissance du génocide arménien, l'article 211-1 du code pénal ainsi que le cinquième alinéa de l'article 24 de la loi de 1881, pour conclure qu'il « résulte de la combinaison des trois textes [...] que toute personne présentant sous un jour favorable le crime de génocide arménien ou ses auteurs pourrait être poursuivie du chef d'apologie de crime contre l'humanité ». Il pointait enfin les risques tant de confusion juridique qu'au regard de la jurisprudence européenne en matière de liberté d'expression.
Les questions écrites ont depuis permis au Gouvernement de développer sa réponse sur l'extension du dispositif juridique de l'article 24 bis à d'autres génocides et particulièrement au génocide arménien. La réponse, toujours négative, s'articule autour de trois éléments :
- la spécificité de la protection prévue par l'article 24 bis, qui est limitée aux seuls crimes contre l'humanité définis par le statut du tribunal militaire international précité, exclut tout autre crime contre l'humanité et notamment le génocide arménien.
Cette spécificité s'explique par la volonté du législateur, d'une part, de protéger la vérité historique de l'Holocauste et, d'autre part, de « réprimer toute contestation qui aurait pour objet de remettre en cause la vérité judiciaire telle qu'énoncée par la juridiction de Nuremberg ou une juridiction nationale ayant eu à statuer sur un crime contre l'humanité commis durant la seconde guerre mondiale » (12) ;
- la combinaison de la loi de 2001, des articles 211-1 du code pénal et 24 de la loi sur la liberté de la presse permet de poursuivre du chef d'apologie de crime contre l'humanité toute personne qui présenterait sous un jour favorable le génocide arménien ;
- « l'absence de disposition particulière en matière pénale sur le négationnisme du génocide arménien ne prive pas ceux qui s'estiment victimes de propos insultants à l'égard des victimes du génocide de voies de recours » (13). Est citée, à l'appui de cet argument, la décision du tribunal de grande instance de Paris du 21 juin 1995 qui a admis la recevabilité d'une action civile à l'encontre d'un chercheur qui, par ses propos sans nuance sur le génocide arménien, avait pu raviver injustement la douleur de la communauté arménienne. Le tribunal a ainsi condamné Bernard Lewis au motif que « même s'il n'est nullement établi qu'il ait poursuivi un but étranger à sa mission d'historien et s'il n'est pas contestable qu'il puisse soutenir sur cette question une opinion différente de celle des associations défenderesses, il demeure que c'est en occultant les éléments contraires à sa thèse que le défendeur a pu affirmer qu'il n'y avait pas de "preuve sérieuse" du génocide arménien, qu'il a ainsi manqué à ses devoirs d'objectivité et de prudence, en s'exprimant sans nuance sur un sujet aussi sensible ».
Cette argumentation, en dépit de sa solidité juridique, ne répond pas au problème posé par la contestation de l'existence du génocide arménien.
D'abord, la référence à la vérité judiciaire énoncée par le tribunal de Nuremberg, qui justifie la protection offerte par la « loi Gayssot », n'interdit pas d'étendre le champ d'application de la loi à d'autres crimes contre l'humanité.
En effet, cette objection du Gouvernement repose notamment sur un arrêt de la Cour de cassation qui déduit de la rédaction de l'article 24 bis que « l'existence d'une décision de justice qualifiant le crime contesté de crime contre l'humanité est donc un élément constitutif du délit de contestation de crimes contre l'humanité ».
Or, le génocide rwandais ainsi que le génocide en ex-Yougoslavie sont susceptibles de répondre à cette exigence. Depuis leur création sous l'égide de l'onu, le tribunal pénal international pour le Rwanda (tpir) comme le tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (tpiy) ont chacun prononcé plusieurs condamnations pour génocide.
En revanche, le génocide arménien, en dépit des jugements des tribunaux turcs en 1919, ne satisfait pas à ce critère. Cependant, le génocide a eu lieu il y a plus d'un siècle alors que ni la justice internationale ni la notion même de génocide n'existaient. Comment alors exiger que les conditions définies après la seconde guerre mondiale s'applique à ce crime contre l'humanité ? En vertu des principes du règlement des différends sur le plan international, l'Arménie ne peut, au surplus, soumettre la reconnaissance du génocide à la Cour internationale de justice sans le consentement de la Turquie à cette procédure.
Ensuite, l'apologie consiste « à décrire, présenter ou commenter une infraction en invitant à porter, sur elle, un jugement moral favorable » (14). Elle constitue « l'éloge fait en public ou par la voie de la presse de certains agissements légalement qualifiés de crimes, déjà accomplis ou susceptibles de l'être » (15). La lecture de ces définitions suffit à démontrer l'inadéquation de la notion d'apologie pour caractériser un comportement qui réfute l'existence même d'un crime.
Enfin, la voie de recours ouverte par l'article 1382 du code civil est fragile. Une controverse jurisprudentielle s'est ainsi développée sur la faculté d'intenter une action en responsabilité civile en raison d'un abus de la liberté d'expression, selon qu'il est réprimé ou non par la loi de 1881.
Il convient, en outre, d'insister sur la valeur d'exemplarité et le caractère préventif de la sanction pénale qui ne peut être une fin en soi. Il relève d'abord de la pédagogie de convaincre de la réalité du mensonge des négationnistes.
Le négationnisme n'est donc sanctionné actuellement que s'il concerne l'Holocauste. Cette spécificité prive les victimes du génocide arménien du respect de leur mémoire et de leur identité que le négationnisme remet en cause régulièrement.
III. - POUR COMBLER UNE LACUNE : LE DÉLIT DE CONTESTATION DE L'EXISTENCE DU GÉNOCIDE ARMÉNIEN
La traduction normative de la loi de 2001 comme l'insuffisance du dispositif répressif actuel réclament l'intervention du législateur. L'examen des propositions de loi déposées prouve que ce constat est largement partagé par les parlementaires des différents groupes politiques.
À l'instar des multiples questions posées au Gouvernement, le nombre de propositions de loi tendant à sanctionner la négation des crimes contre l'humanité, recensées dans le tableau suivant, témoigne que cette préoccupation transcende les clivages politiques.
Numéro |
Titre |
Date de dépôt |
Premier signataire |
479 |
Tendant à modifier les articles 24 bis et 48-2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, de façon à interdire la contestation de la réalité de tous génocides et crimes contre l'humanité |
18 décembre 2002 |
M. François Rochebloine |
1359 |
Visant à réprimer la négation de l'existence du génocide arménien, dans les mêmes conditions que les autres crimes contre l'humanité |
15 janvier 2004 |
M. Philippe Pemezec |
1643 |
Sanctionnant la négation du génocide arménien |
8 juin 2004 |
M. Didier Migaud |
2135 |
Visant à sanctionner la contestation de tous les crimes contre l'humanité |
3 mars 2005 |
M. Thierry Mariani |
2778 |
Tendant à l'incrimination pénale de la contestation publique des crimes contre l'humanité afin de mieux combattre toute forme de négationnisme |
22 décembre 2005 |
M. Frédéric Dutoit |
2854 |
Relative à l'incrimination pénale de la contestation publique des crimes contre l'humanité |
8 février 2006 |
M. Roland Blum |
Cependant, ces propositions divergent sur deux points principaux :
- En premier lieu, l'analyse conduit à distinguer les textes relatifs à la contestation de tous les crimes contre l'humanité et ceux visant le seul génocide arménien.
Il convient, d'abord, de remarquer, que si les dispositifs juridiques diffèrent quant aux génocides visés, les exposés des motifs s'attardent sur le génocide arménien, non seulement en raison de son antériorité historique mais aussi de la particularité que lui confère sa reconnaissance officielle par la loi.
Les propositions de loi nos 479, 1359 et 2278 et 2854 visent « tout autre crime contre l'humanité sanctionné par l'application des articles 211-1, 212-1 et 212-2 du code pénal ou par un tribunal international ou reconnu comme tel par une organisation intergouvernementale, quel que soit le lieu ou la date à laquelle le crime a été commis ».
La proposition de loi n° 2135 vise les « crimes contre l'humanité reconnus par une loi française ou commis par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ».
Ces propositions s'appuient, d'une part, sur la juste volonté de ne pas opérer de distinction entre les génocides, et, d'autre part, sur l'adaptation de la loi sur la liberté de la presse à la définition des crimes contre l'humanité issue du code pénal.
Si le rapporteur partage pleinement l'objectif de sanctionner la négation de tous les crimes contre l'humanité, il doit cependant souligner deux difficultés, en espérant qu'elles seront prochainement levées. L'imprécision des termes présente des risques au regard des exigences attachées à la loi sur la liberté de la presse. En outre, la proximité de la polémique sur les « lois mémorielles » rend hasardeuse toute tentative d'ouvrir un nouveau débat mêlant histoire et mémoire.
- En deuxième lieu, parmi les propositions de loi qui traitent séparément ou exclusivement du génocide arménien (nos 1359, 1643, 2278 et 2854), l'alternative consiste à compléter soit la loi sur la liberté de la presse, soit la loi sur la reconnaissance du génocide arménien.
Il s'agit pour ces textes de tirer les conséquences au plan pénal de la loi de 2001 reconnaissant le génocide arménien dont la portée est uniquement symbolique. En l'absence de disposition répressive, la loi demeure, en effet, sans conséquence juridique.
La loi de 1881 paraît le support idéal pour une disposition qui met en jeu la liberté d'expression en s'inspirant de la « loi Gayssot ». Le choix de la loi de 2001 permet quant à lui d'insister sur la cohérence de la démarche consistant à établir une corrélation directe entre la reconnaissance par une loi de la République du génocide et la sanction de la contestation de l'existence de ce dernier.
La proposition de loi, soumise à l'examen de la commission des Lois, a été enregistrée le 12 avril dernier. Son dépôt a, d'ailleurs, été suivi de deux nouvelles initiatives parlementaires, la première de MM. Richard Mallié et Roland Blum (16), la seconde de M. Éric Raoult (17), venant opportunément rappeler les convergences déjà observées sur cette question.
L'audition, le 2 mai dernier par le rapporteur, des Conseils de coordination des associations arméniennes de France (ccaf) de Paris, Marseille et Lyon et du Conseil représentatif des associations arméniennes de Marseille (craam) a permis de constater l'adhésion totale et entière de ces dernières à un dispositif légal visant à combler la lacune de la loi de 2001. Cette proposition de loi recueille également le soutien de l'association « Les fils et filles des déportés juifs de France » et du Conseil représentatif des institutions juives de France.
La présente proposition de loi vise à compléter la loi de 2001 par un nouvel article créant un délit de contestation de l'existence du génocide arménien.
Celui-ci renvoie à la loi sur la liberté de la presse, en premier lieu, à son article 24 bis pour déterminer la peine encourue et, en second lieu, à son article 23, pour définir les moyens de l'infraction.
En vertu de ce nouvel article, serait punie d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende la contestation de l'existence du génocide arménien « soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l'écrit, de la parole ou de l'image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique », selon les termes de l'article 23 précité.
La rédaction retenue reprend partiellement celle de l'article 24 bis de la loi de 1881. Ainsi la notion de contestation, moins restrictive, a été préférée à celle de négation. Ce terme avait été choisi lors de la discussion de la « loi Gayssot » parce que la contestation « peut être partielle, nuancée, conditionnelle ou interrogative, incluant dès lors toute remise en cause, tout révisionnisme qui sont nécessairement des formes de contestation » (18). La jurisprudence en a désormais précisé clairement les contours.
Afin d'assurer l'effectivité de la nouvelle sanction, le rapporteur vous proposera plusieurs modifications en vue d'améliorer la précision du texte proposé ainsi que sa bonne intégration dans notre ordre juridique.
- La première d'entre elles vise à corriger la rédaction du futur article pour la rapprocher de celle de l'article 24 bis de la loi de 1881 ;
- Si la loi de 2001 a été, à juste titre, préférée à la loi de 1881 comme support du délit de contestation du génocide arménien, ce dernier doit clairement être soumis aux dispositions procédurales applicables aux infractions sanctionnées par la loi de 1881. En effet, ce délit s'assimile aux délits de presse en ce qu'il restreint la liberté d'expression et doit donc offrir les garanties qui sont prévues par la loi de 1881 ;
- Il faut également prévoir expressément le délai de prescription qui s'appliquera à cette nouvelle infraction. En effet, en vertu de l'article 65-3 de la loi précitée, la prescription du délit prévu par l'article 24 bis, qui est d'un an, déroge au délai de droit commun des délits de presse, qui est de trois mois. Le délai d'un an ne s'appliquera donc que si la loi le précise ;
- En l'état actuel du texte, les associations ne pourront pas se porter partie civile dans les affaires de négationnisme. Or, chacun connaît le rôle de vigie qu'exercent les associations en cette matière et l'absence de droit de poursuite des associations priverait la loi nouvelle de son efficacité ;
- Enfin, il convient de modifier le titre de la proposition de loi afin d'en refléter son contenu qui tend à sanctionner la contestation de l'existence du génocide arménien.
Une dernière modification vise à corriger une erreur de coordination (19) dans l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 qui pourrait laisser penser que la contestation du crime contre l'humanité est punie de cinq années d'emprisonnement et non d'une seule comme l'avait prévu le législateur en 1990.
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La Commission a examiné la proposition de loi au cours de sa séance du mercredi 10 mai 2006. Après l'exposé du rapporteur, plusieurs commissaires sont intervenus dans la discussion générale.
M. Alain Marsaud s'est déclaré défavorable à cette proposition de loi inspirée de la loi dite Gayssot, laquelle fait déjà l'objet d'interprétations divergentes de la part des différents tribunaux. Il a considéré que l'application de ces dispositions serait d'autant plus difficile que la loi du 29 janvier 2001 est incomplète puisqu'elle ne mentionne pas l'auteur du génocide arménien. Il a également estimé que le rôle du Parlement ne consiste pas à écrire l'histoire, au détriment d'autres réformes plus urgentes. Il s'est enfin interrogé sur la légitimité de reconnaître par voie législative certains évènements historiques plutôt que d'autres, tels le génocide vendéen dénoncé par M. Philippe de Villiers ou le génocide algérien dont le président Abdelaziz Bouteflika accuse la France. Dans ce dernier cas, il a estimé qu'il sera d'autant plus difficile de récuser une telle qualification que le Parlement français en aura fait une utilisation inconsidérée.
Tout en considérant que le massacre des Arméniens en 1915 est un fait incontestable qui suscite une émotion compréhensible, M. Xavier de Roux a contesté l'emploi du terme « génocide » qui n'a été consacré par le droit international qu'en 1948. Juridiquement, un génocide est un crime dont l'auteur a été condamné par une juridiction. Or, la présente proposition de loi n'entre pas dans ce cadre mais vise à conclure le débat historique sur le sujet. M. Xavier de Roux a estimé qu'il ne convient pas de légiférer sur l'histoire, notamment au regard du récent débat sur la reconnaissance du rôle positif de la colonisation. Il a enfin craint qu'une loi sur le génocide arménien appelle à l'avenir de nombreuses autres demandes de reconnaissance législative d'évènements historiques.
M. Michel Piron a jugé inappropriée la réponse proposée à ce sujet sensible qu'est le génocide arménien. D'une part, il est déjà possible de condamner les incitations à la haine ou au racisme. D'autre part, légiférer sur l'histoire peut engendrer des dérives graves. Écrire une histoire officielle n'est en effet pas conforme aux principes républicains.
Après avoir rappelé que le génocide arménien est une question sensible qui suscite des interventions vigoureuses de la part de la Turquie, M. Frédéric Dutoit a considéré que le rôle de la France dans la promotion des droits de l'homme et des libertés confère à celle-ci une influence significative au plan international. Il a indiqué que le travail historique et juridique international sur les génocides a abouti à l'adoption de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, qui reconnaît que le génocide a infligé de grandes pertes à l'humanité tout au long de l'histoire. Certes, le génocide arménien, à la différence de la Shoah, n'a pas fait l'objet d'une reconnaissance par un tribunal international, mais c'est également le cas de l'esclavage, dont personne ne nie l'existence et qui a été reconnu par la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité, dite « loi Taubira ».
Tout en admettant qu'il n'appartient pas au Parlement d'écrire l'histoire, M. Frédéric Dutoit a estimé que la reconnaissance des crimes contre l'humanité au niveau international, puis par les différentes nations, permet de progresser vers l'humanisation des relations internationales. Il a indiqué que l'article 9 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide prévoit que les différends entre États relatifs à l'interprétation, l'application ou l'exécution de la convention ou à la responsabilité d'un État en matière de génocide peuvent être soumis à la Cour internationale de justice. Il s'est déclaré favorable à la condamnation de la négation de tous les génocides et a rappelé qu'il avait déposé une proposition de loi en ce sens en décembre 2005. En effet, la négation des génocides est un acte politique qui soulève de graves difficultés au sein des États comme dans les relations interétatiques.
M. Xavier de Roux a rappelé que l'Arménie est un État souverain qui a la possibilité de saisir la Cour internationale de justice pour faire reconnaître le génocide.
M. Jean-Pierre Blazy a estimé que le vote de la loi reconnaissant le génocide arménien a constitué un premier acte juridique, et qu'il est aujourd'hui nécessaire d'en tirer toutes les conséquences. La République française reconnaissant le génocide, il est logique de prévoir des dispositions permettant d'agir de manière préventive contre ceux qui le nient. Il n'est en aucune façon question de réécrire l'histoire. Les historiens font d'ores et déjà état de massacres commis à l'encontre des Arméniens, de la même manière qu'ils reconnaissent la guerre et non pas les évènements d'Algérie. Alors qu'en Turquie même les historiens évoluent sur la question du génocide arménien, il est essentiel que la France aille jusqu'au bout de sa démarche en sanctionnant les personnes qui le nient.
En réponse aux intervenants, le rapporteur a souhaité que le débat sur la place de l'histoire dans la loi ne vienne pas interférer sur la question du génocide arménien. Ce débat a été tranché par le législateur en 2001, et il s'agit aujourd'hui de rendre effective une loi de la République. Par cohérence avec le texte voté à l'unanimité en 2001 et par respect pour la communauté arménienne, il est indispensable de sanctionner la négation du génocide dont cette communauté a fait l'objet.
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À l'issue de ce débat, la Commission a décidé de ne pas présenter de conclusions sur la proposition de loi complétant la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 (n° 3030).
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Texte de référence ___ |
Texte de la proposition de loi ___ |
Article unique | |
Loi du 29 juillet 1881 |
La loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 est complétée par un article ainsi rédigé : |
Art. 24 bis. - Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l'article 24 ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l'article 23, l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale. |
« Art. 2. - Seront punis comme indiqué à l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l'article 23 de ladite loi, l'existence du génocide arménien de 1915. » |
Le tribunal pourra en outre ordonner : |
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1° L'affichage ou la diffusion de la décision prononcée dans les conditions prévues par l'article 131-35 du code pénal. |
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Art. 23. - Seront punis comme complices d'une action qualifiée crime ou délit ceux qui, soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l'écrit, de la parole ou de l'image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique, auront directement provoqué l'auteur ou les auteurs à commettre ladite action, si la provocation a été suivie d'effet. |
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Cette disposition sera également applicable lorsque la provocation n'aura été suivie que d'une tentative de crime prévue par l'article 2 du code pénal. |
PERSONNES ENTENDUES PAR LE RAPPORTEUR
Conseil de coordination des organisations arméniennes de France (ccaf) :
· Paris :
- M. Alexis GOVCIYAN, président
- M. Franck Mourat PAPAZIAN, vice-président
- M. René DZAGOYAN, conseiller
· Lyon :
- M. Jules MARDIROSSIAN, président
- Mme Hilda TCHOBOIAN
· Marseille-Provence :
- M. Pascal CHAMASSIAN, président
- M. Jean-Simon MANOUKIAN, vice-président
Conseil représentatif des associations arméniennes de Marseille (craam) :
- M. Zareh MINASSIAN
Autre personnalité :
- Maître Bernard JOUANNEAU, avocat.
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N° 3074 Rapport de M. Christophe Masse sur la proposition de loi (n° 3030) de M. Didier Migaud et plusieurs de ses collègues complétant la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915
1 () Voir tableau infra, p. 16.
2 () Actes du colloque, Créteil, Edipol, 1999.
3 () René Rouquet, Rapport au nom de la commission des Affaires étrangères sur la proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien (n° 895), XIe législature, n° 925, 26 mai 1998, p. 35.
4 () Sénat, session ordinaire 2000-2001, n° 60, 27 octobre 2000.
5 () Journal officiel Débats Assemblée nationale, 1re séance du 18 janvier 2001, p. 7.
6 () François Asensi, Rapport au nom de la commission des Lois sur la proposition de loi tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, IX e législature, n° 1296, 26 avril 1990, p. 22.
7 () Journal officiel Débats Assemblée nationale, 2 mai 1990, p. 956.
8 () Bulletin criminel, n° 86, p. 208.
9 () Affaire Lehideux et Isorni c. France.
10 () Loi n° 92-684 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre les personnes, entrée en vigueur le 1er mars 1994.
11 () Journal officiel Débats Assemblée nationale, 2e séance du 26 novembre 2003, p. 11 307 à 11 311.
12 () Réponse à la question écrite n° 29810, Journal officiel Questions Assemblée nationale, 10 février 2004, p. 1 073.
13 () Réponse précitée.
14 () Définition donnée par Jacques-Henri Robert, Juris-classeur Communication, fascicule 3170, n° 13.
15 () Définition donnée par Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, p. 59.
16 () Proposition de loi n° 3053 complétant la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.
17 () Proposition de loi n° 3054 visant à réprimer la négation du génocide arménien.
18 () François Asensi, « Contexte d'élaboration de la loi du 13 juillet 1990 », in Actes du colloque du 5 juillet 2002, La lutte contre le négationnisme, Paris, La Documentation française, 2003.
19 () Erreur due à l'introduction de deux nouveaux alinéas à l'article 24 par l'article 246 de la loi n° 92-1336 du 16 décembre 1992 précitée sans que les conséquences en aient été tirées à l'article 24 bis.