Compte rendu

Commission
des lois constitutionnelles,
de la législation
et de l’administration
générale de la République

 

          Audition de Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice, sur le projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace (n° 911) (M. Richard Ferrand, rapporteur général, Mme Yaël Braun-Pivet et M. Marc Fesneau, rapporteurs)                            2

 

 

 


Mercredi
6 juin 2018

Séance de 18 heures

Compte rendu n° 82

session ordinaire de 2017-2018

Présidence de
M. Didier Paris,
Vice - président


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La réunion débute à 18 heures 05.

Présidence de M. Didier Paris, vice-président.

La Commission auditionne Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice, sur le projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace (n° 911) (M. Richard Ferrand, rapporteur général, Mme Yaël BraunPivet et M. Marc Fesneau, rapporteurs).

Mme la présidente Yaël Braun-Pivet, rapporteure. Chers collègues, nous auditionnons aujourd’hui Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice, à propos du projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace. Comme vous le savez, la commission des Lois a procédé à la nomination d’un rapporteur général, M. Richard Ferrand, et de deux rapporteurs, M. Marc Fesneau pour le groupe du Mouvement Démocrate et apparentés, et moi-même pour le groupe La République en Marche.

Pour cette audition comme pour l’examen ultérieur de ce projet de loi constitutionnelle, je délègue la présidence de notre commission aux deux vice-présidents de la commission issus du groupe La République en Marche, MM. Didier Paris et Stéphane Mazars.

M. Didier Paris, président. Chers collègues, nous sommes effectivement réunis pour procéder à l’audition de Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice, sur le projet de loi constitutionnelle dont le Parlement est saisi. Je lui souhaite la bienvenue, et la remercie de sa présence.

Cette audition est destinée à nous permettre de l’interroger, car, conformément à notre règlement, elle ne pourra être entendue par la commission des Lois lors de l’examen des articles du projet de loi constitutionnelle. Cette séance ne vaut pas discussion générale. Celle-ci aura lieu ultérieurement, avant l’examen des articles par la commission des Lois.

La garde des Sceaux présentera dans un premier temps le projet de loi, puis l’interrogeront en premier, successivement, le rapporteur général Richard Ferrand, la rapporteure Yaël Braun-Pivet et le rapporteur Marc Fesneau.

Ensuite, un orateur de chaque groupe disposera de cinq minutes pour interroger la garde des Sceaux. Je le répète : il ne s’agit pas d’une discussion générale mais on peut envisager que chaque groupe veuille exprimer une position à ce stade. Enfin, ceux d’entre vous qui le souhaitent pourront intervenir, dans la limite de deux minutes par intervention. J’insiste sur la nécessité de respecter cette règle.

Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice. Monsieur le président, monsieur le rapporteur général, madame la rapporteure, monsieur le rapporteur, merci de me donner l’occasion de vous présenter l’économie générale de ce projet de loi portant réforme constitutionnelle, conformément à l’engagement pris par le Président de la République devant le Congrès au mois de juillet dernier.

Ce projet de révision constitutionnelle est d’une grande ampleur et d’une réelle ambition. Je souhaite dans un premier temps en évoquer l’esprit général. Dans un second temps, j’évoquerai son contenu même.

L’esprit s’inscrit dans la logique de la Ve République, mais, quelques mots, d’abord, sur l’ambition de la réforme. Elle vise à redonner force et vitalité à notre démocratie, c’est ce qui est inscrit, évidemment, dans l’exposé des motifs. Cette ambition se mesure à la fois par l’ampleur des dispositions qui viennent modifier notre Constitution et, dans le même mouvement, par deux textes qui viennent apporter des éléments complémentaires, connexes à la révision : la diminution du nombre de parlementaires, l’introduction d’une dose de proportionnelle et l’interdiction du cumul des mandats dans le temps. Jamais depuis 1958 un texte d’une telle envergure n’avait été soumis au Parlement. Cela mérite d’être relevé et porté, si vous le voulez bien, au crédit, à la fois, du Président de la République, du Gouvernement et de la majorité actuelle.

Juridiquement, cette réforme se traduit donc par trois textes qui sont déposés sur le bureau de votre assemblée : ce projet de loi constitutionnelle, et deux projets de loi organique et ordinaire qui portent sur des questions électorales. Ces trois textes forment un tout, et le Gouvernement a souhaité que l’ensemble soit versé aux débats de manière transparente, afin que chacun puisse saisir la portée et l’ampleur de l’ensemble du projet.

L’intitulé que le Gouvernement a choisi pour ces trois textes, que Mme Yaël Braun-Pivet a rappelé, exprime en des mots simples la finalité de cette réforme : il s’agit de construire une démocratie plus représentative, responsable et efficace. Chacune des dispositions du texte a été construite avec l’ambition d’atteindre ces objectifs.

Cette réforme profonde de nos institutions n’est pas le fruit du hasard, d’une idéologie ou d’une volonté personnelle. C’est une réponse à une crise profonde que traverse notre démocratie représentative. L’abstention, le rejet global du monde politique, la crise des formations partisanes traditionnelles, une forme de violence dans les propos et les expressions des convictions politiques, des votes extrêmes : tout cela constitue des faits que l’on ne saurait nier. Face à ces éléments, le vote de 2017 a été clair. Il marquait un vrai besoin de rénovation, traduit par un renouvellement sans précédent de votre assemblée, avec un engagement de citoyens qui n’appartenaient pas nécessairement au sérail politique traditionnel et ne souhaitaient pas que la démocratie s’étiole dans une forme de repli délétère. Votre assemblée témoigne de ce mouvement de confiance dans l’action démocratique, mais, si cette majorité a été choisie par les Français, c’est pour aller encore plus loin et redonner à nos institutions la crédibilité qu’elle mérite et que notre pays attend.

Je souhaite juste rappeler cet enjeu, cette volonté de renouvellement et de renforcement de la démocratie, car je ne voudrais pas que ceux qui nous écoutent, croient que nos débats ne les concernent pas et que nous serions engagés dans une discussion institutionnelle exclusivement autocentrée, alors même que l’enjeu est bien de regagner la confiance des Français – en tout cas, c’est ce que nous allons essayer de faire. Je crois qu’il nous faut collectivement éviter ce risque de laisser entrevoir qu’il pourrait s’agir d’une discussion autocentrée. La réforme qui vous est proposée n’a en fait qu’un seul objectif : redonner, je le redis devant vous, force et vitalité. Je crois utile d’observer que, dans le monde qui nous entoure – en Europe même, nous le voyons bien aujourd’hui –, c’est un enjeu qui devient primordial et que, en la matière, rien n’est jamais acquis. Voilà l’ambition de la réforme.

Quelques mots sur l’esprit de cette réforme. Comme le Premier ministre a pu l’affirmer à plusieurs reprises, le projet de loi constitutionnelle répond à la volonté de rénover notre vie politique et institutionnelle, mais dans le respect des grands équilibres de la Ve République : il ne s’agit ni d’un retour à la IVe République, ni d’un départ vers une VIe République. Bien sûr, on peut toujours en appeler à la refonte de nos institutions, à une assemblée constituante – tous les débats sont légitimes et doivent être respectés –, mais on doit aussi considérer que les Français ont massivement rejeté cette argumentation au printemps 2017, et nous avons la faiblesse de penser qu’il faut respecter leur choix.

Je souhaite également couper court à une autre affirmation infondée : on entend certains, qui soit sont réellement convaincus, soit usent d’arguments approximatifs, affirmer que le Gouvernement proposerait de revenir sur les acquis de l’importante révision constitutionnelle de 2008. C’est faux. Notre texte s’inscrit au contraire dans la perspective tracée en 2008, tout en proposant de corriger un certain nombre d’éléments dont l’expérience a montré qu’ils avaient en eux-mêmes des limites. Ce constat est d’ailleurs largement partagé. De nombreux rapports parlementaires en font état ; peut-être aurons-nous l’occasion d’y revenir. J’affirme donc avec beaucoup de force, notamment pour ceux – ils ne sont pas présents dans cette salle – qui, parfois, évoquent des éléments sans lire les textes que nous avons déposés, que nous ne proposons pas du tout une contre-réforme de 2008 mais que, au contraire, c’est un aboutissement de cette réforme sur bien des points. Il s’agit de respecter l’esprit des institutions telles que le général de Gaulle les concevait dans sa conférence de presse du mois de janvier 1964, esprit qu’il caractérisait par « la nécessité d’assurer aux pouvoirs publics l’efficacité, la stabilité et la responsabilité ».

Voilà donc quelques mots à la fois sur l’ambition et l’esprit de ce projet de révision constitutionnelle. Je voudrais maintenant en venir au contenu des réformes et des évolutions qui vous sont proposées.

Les dix-huit articles du projet de loi constitutionnel font évoluer de nombreuses dispositions de notre loi fondamentale. Je vous l’ai dit : c’est sans doute le projet le plus ambitieux de la Ve République, après celui de 2008. Ainsi, les membres du Gouvernement, le Parlement, le Conseil supérieur de la magistrature, le Conseil constitutionnel, le Conseil économique, social et environnemental, les collectivités territoriales sont l’objet d’un projet qui modifie ou crée vingt-trois articles de notre Constitution, ce qui est, je crois, assez considérable. Cinq thématiques principales peuvent être dégagées.

La première d’entre elle consiste à rendre les ministres plus responsables. Le projet de loi constitutionnelle clarifie tout d’abord les conditions d’exercice des fonctions de ministre en interdisant leur cumul avec les fonctions exécutives ou de président d’une assemblée délibérante dans les collectivités territoriales, ainsi que dans les groupements ou personnes morales qui en dépendent. Serait de la sorte inscrite dans les textes une pratique qui permet d’éviter les conflits d’intérêts et qui prend également acte du fait que, lorsque l’on est ministre, on l’est nécessairement à temps plein – je peux vous le confirmer. Cela permet également une mise en cohérence avec les règles de non-cumul qui sont applicables aux parlementaires.

Par ailleurs, la responsabilité des ministres fait l’objet de dispositions novatrices. Pour les crimes et délits qui sont commis dans l’exercice de leur fonction, les ministres seront jugés, c’est dans le projet que nous vous proposons, non plus par la Cour de justice de la République, juridiction d’exception qui est supprimée, mais par une juridiction judiciaire de droit commun, la cour d’appel de Paris. Une commission des requêtes qui sera désormais inscrite dans la Constitution procédera à un filtrage pour écarter les requêtes manifestement infondées. La responsabilité pénale des ministres ne pourra être mise en cause en raison de leur inaction que lorsque celle-ci résultera d’un choix qui leur est directement et personnellement imputable ; l’idée est bien que les ministres ne doivent pas être poursuivis pénalement pour des faits dans l’ignorance desquels ils ont été tenus par leur administration. Pour les actes commis en dehors de l’exercice de leurs fonctions, les ministres relèvent totalement du droit commun, ce que nous proposons d’inscrire explicitement dans la Constitution, définissant ainsi un régime global de responsabilité. Ces dispositions tendent à trouver un équilibre – j’insiste sur ce mot – à la fois, naturellement, pour permettre la poursuite des ministres qui sont sérieusement soupçonnés d’avoir commis un crime ou un délit dans l’exercice de leurs fonctions, mais aussi pour éviter la mise en cause incessante des membres du Gouvernement sous le feu roulant des médias et d’une opinion qui peuvent souvent être prompts à juger. C’est la condition sine qua non, je crois, pour que les affaires publiques puissent être gérées sereinement, ce dont notre pays a besoin.

La question de la responsabilité des membres du gouvernement me permet d’établir un lien avec les conditions dans lesquelles nous proposons de développer la fonction de contrôle et d’évaluation du Parlement, et avec notre deuxième thématique. Elle tient à l’idée qu’il faut donner au Parlement les moyens de mieux travailler. Il s’agit en effet de rendre le travail parlementaire plus efficace, plus lisible, afin de mieux répondre aux attentes de nos concitoyens, et ce au bénéfice d’une action publique plus efficace. Dans quel esprit, tout d’abord, cette volonté s’inscrit-elle ?

Prolongeant la réforme de 2008, le projet de révision entend améliorer les conditions dans lesquelles la loi est discutée au Parlement et, également, donner leur pleine portée aux fonctions de contrôle et d’évaluation des politiques publiques. Si l’on devait extraire la substance de la révision de 2008, on pourrait dire au moins trois choses. Tout d’abord, par cette révision il y a dix ans, on a entendu mieux équilibrer le travail parlementaire entre la commission et la séance, en faisant de cette dernière le lieu politique où se déroulent les débats sur les questions essentielles. On a également souhaité écrire une loi de meilleure qualité, en y adjoignant, par exemple, des études d’impact, et on a par ailleurs voulu conférer à la fonction de contrôle et d’évaluation un rôle puissant en l’inscrivant à l’article 24 de la Constitution, en prévoyant une semaine d’ordre du jour qui lui soit spécialement consacrée et en constitutionnalisant les commissions d’enquête. Aujourd’hui, on ne peut pas dire que ces objectifs sont parfaitement et pleinement atteints.

Le comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions, dit « comité Balladur » l’observait déjà deux ans après cette réforme, dans un rapport bilan, et, depuis lors, les constats se sont multipliés, tous convergents. Je pourrais citer le rapport présenté par MM. Bartolone et Winock en 2015 ou, plus récemment, les travaux menés par les groupes de travail de l’Assemblée nationale ou du Sénat, ils vont tous dans le même sens. Citons le rapport d’un groupe de travail de l’Assemblée nationale : « Le Parlement français est malade. Le constat est douloureux mais n’en demeure pas moins lucide. […] Malade, surtout, d’une embolie chronique causée par un mode de fonctionnement désormais inadapté, […] dérive pathologique du modèle parlementaire français consistant à produire toujours plus d’amendements et de temps de parole. ».

Par ce projet de révision, nous proposons de développer des moyens pour tenir les promesses de 2008, en particulier en trouvant de meilleurs équilibres entre la fonction de légiférer et celle d’évaluer. Cela consisterait, selon nous, à faire prospérer une articulation efficace, à instituer en quelque sorte un cercle vertueux entre ces deux fonctions de légiférer et de contrôler. Il s’agit de mieux légiférer en répondant plus directement aux attentes de réforme. Il s’agit ensuite de mesurer l’effet de ces réformes sur le réel. Il s’agit enfin de corriger les textes qui nécessitent de l’être. Naturellement, les moyens proposés pour arriver à ces fins seront débattus et je ne doute pas, je dirai même que j’espère, que vous aurez à cœur d’accompagner ces propositions, de les améliorer ou de les compléter.

Par quelles dispositions concrètes cette volonté d’améliorer le travail parlementaire passe-t-elle ? Certaines vont concerner le vote des textes et d’autres l’évaluation et le contrôle.

En ce qui concerne l’élaboration de la loi, le projet prévoit tout d’abord que les amendements parlementaires et gouvernementaux – j’insiste beaucoup : parlementaires et gouvernementaux – qui seraient de nature réglementaire, ou bien non normatifs ou sans lien avec le texte discuté, les cavaliers, seront déclarés systématiquement irrecevables, sans attendre que le Conseil constitutionnel les écarte in fine au moment de son contrôle. L’idée est non pas de porter atteinte au droit d’amendement, comme on l’entend trop souvent, selon une interprétation tantôt paresseuse tantôt polémique, mais de faire respecter les règles constitutionnelles qui sont déjà, au moment où je vous parle, sanctionnées par le Conseil constitutionnel. L’objectif est aussi de s’assurer que le Parlement puisse débattre de manière plus approfondie sur les amendements qui ont une réelle portée. On peut ainsi espérer que la loi adoptée sera de meilleure qualité.

De même, il est prévu que le débat en séance publique puisse se concentrer, en ce qui concerne certains textes, sur les questions les plus essentielles, après un travail approfondi effectué en commission. La révision de 2008 a d’ailleurs déjà largement engagé ce mouvement et une pratique s’est développée en ce sens au Sénat. Il me semble utile de renforcer et de stimuler cette évolution qui correspond à l’Assemblée nationale à la procédure d’examen simplifiée, trop rarement employée – uniquement pour des textes ratifiant des conventions internationales.

Il est aussi proposé de réduire le nombre des discussions sur un texte, qui peut s’élever jusqu’à treize si l’on compte son examen en commission et les différentes navettes. C’est la raison pour laquelle, après l’échec d’une commission mixte paritaire, le dernier mot pourrait être donné, comme aujourd’hui, à l’Assemblée nationale, mais selon une procédure un peu plus resserrée. On peut éviter les redites inutiles, comme on en constate trop souvent en nouvelle lecture, et l’Assemblée nationale pourra toujours, en dernière lecture, comme c’est le cas actuellement, reprendre les amendements adoptés au Sénat, voire ceux qui ont été simplement déposés.

Enfin, pour répondre aux attentes des citoyens, le Gouvernement pourra mener plus rapidement les réformes qu’il juge prioritaires dans les domaines économiques, sociaux ou environnementaux, sauf opposition des conférences des présidents des deux assemblées. Le temps politique, en effet, s’est considérablement accéléré et l’ordre du jour, tel qu’il a été imaginé en 2008, est d’une rare complexité. Il soumet la navette parlementaire à une arythmie très préjudiciable au bon fonctionnement du Parlement. Par ce projet de révision, nous vous proposons de surmonter cette difficulté. Telles sont les dispositions relatives à l’élaboration de la loi.

Quant aux fonctions d’évaluation et de contrôle, les délais d’examen des lois de finances et de financement de la sécurité sociale seraient resserrés à l’automne pour que soit, en contrepartie, développé le contrôle de l’exécution du budget dans le cadre de ce qu’on appelle maintenant le « printemps de l’évaluation ». Les ministres devront rendre compte de leur gestion devant les commissions des assemblées. Vous avez d’ailleurs déjà engagé ce mouvement qui me semble peut-être encore « en période de rodage ». Cette disposition permettrait certainement d’aller plus loin dans cette évaluation de la réalité de l’exécution par le Gouvernement du budget que vous, Parlement, aurez adopté.

Le projet traduit aussi la volonté de donner plus de substance à la semaine d’ordre du jour qui est aujourd’hui consacrée au contrôle et à l’évaluation. L’organisation de ces semaines, en effet, ne satisfait personne et notre projet prévoit qu’au cours de ces semaines de contrôle pourraient être examinés des textes tirant les conclusions des travaux d’évaluation menés par les parlementaires, et ce en étant mieux programmés par les assemblées. Reprenant ainsi une proposition des groupes de travail de l’Assemblée nationale, le Gouvernement souhaite donner corps à ce cercle vertueux que j’évoquais précédemment : réformer, évaluer, corriger.

Ces propositions du Gouvernement relatives au Parlement s’inscrivent bien, je le répète, dans la logique de 2008, qui est celle des grandes démocraties contemporaines. Brasser des dizaines de milliers d’amendements, les présenter parfois jusqu’à treize fois, examiner des amendements contraires à la Constitution, passer du temps sur des amendements périphériques pour ne pas avoir le temps, ensuite, de discuter sérieusement de ceux qui sont au cœur du débat, cela ne me semble pas être une perspective idéale pour le Parlement et les parlementaires. Il me semble que nous devrions pouvoir trouver collectivement les moyens de travailler ensemble, mieux, car je crois que nous sommes ensemble embarqués « sur le même navire », mais, comme je l’indiquais au début de mon propos, ce projet de révision ne touche pas seulement le Gouvernement ou le Parlement.

Il entend aussi répondre aux aspirations des Français concernant l’indépendance de la justice, la participation des citoyens à la définition des grands choix publics et l’adaptation des territoires aux enjeux contemporains. Ce sont donc ces trois derniers points dont je voudrais vous dire un mot maintenant.

Troisième grande thématique de cette révision constitutionnelle : une justice plus indépendante. Le Président de la République s’était engagé à mener une réforme, qui, quoique attendue de longue date, n’a, pour des raisons diverses, jamais pu voir le jour. Le projet de loi constitutionnelle propose ainsi de supprimer la disposition aux termes de laquelle les anciens présidents de la République sont membres de droit du Conseil constitutionnel. L’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité en 2008 a renforcé le caractère juridictionnel du Conseil et la règle qui avait été adoptée en 1958, permettant de régler la situation singulière de Vincent Auriol et René Coty, n’est évidemment plus justifiée aujourd’hui. Afin de préserver les droits de l’opposition dans la perspective de la réduction du nombre de parlementaires, le seuil actuel pour saisir le Conseil constitutionnel passerait de soixante députés ou soixante sénateurs à quarante députés ou quarante sénateurs.

Enfin, et c’est pour moi, évidemment, une mesure essentielle, l’indépendance de la justice sera confortée. Les membres du parquet seront nommés sur avis conforme de la formation compétente du Conseil supérieur de la magistrature, et non plus sur avis simple. Dans cet esprit, la même formation statuera comme conseil de discipline des magistrats du parquet de manière identique à ce qui existe déjà pour ceux du siège, écartant ainsi tout risque de suspicion même si celle-ci est injustifiée. La règle essentielle selon laquelle le Gouvernement, précisément la garde des Sceaux, conduit la politique pénale de notre pays, comme l’exige l’article 20 de la Constitution, sera préservée.

La quatrième thématique rassemble les enjeux actuels de la participation citoyenne. Si le besoin de rénovation de notre vie politique est intense, celui de l’ouverture de nos institutions aux citoyens et aux enjeux contemporains ne l’est pas moins. Peut-être, d’ailleurs, aurais-je dû commencer par cela, car l’idée est bien de reconnaître ici dans notre Constitution que la participation citoyenne et le rôle de la société civile sont la condition même du bon fonctionnement démocratique de notre pays. Le Conseil économique, social et environnemental deviendra ainsi la Chambre de la société civile, faisant apparaître pour la première fois ces termes dans notre Constitution. Composée de 155 représentants de la société civile, cette chambre éclairera les pouvoirs publics sur les enjeux économiques, sociaux et environnementaux, en particulier à long terme. Elle organisera la consultation du public et elle aura aussi vocation à accueillir et à traiter les pétitions dans un cadre rénové. Cette chambre sera systématiquement saisie des projets de loi à caractère économique, social et environnemental.

Il ne s’agit pas d’un simple « ravalement de façade » pour une institution utile mais trop méconnue ; il s’agit vraiment d’une transformation profonde dont l’ambition est de résoudre la difficulté concrète sur laquelle nous butons depuis plusieurs années, sans avoir jamais réussi à la surmonter : comment réussir à associer démocratie représentative et démocratie participative ? Cette association doit se construire sans confusion des rôles et sans instituer de mandat impératif, lequel est, vous le savez, interdit par notre Constitution car il est la négation de l’idée même de représentation.

L’idée est de faire de la Chambre de la société civile le réceptacle des initiatives citoyennes, de lui permettre d’en analyser la portée et le contenu pour ensuite saisir les assemblées parlementaires par lesquelles le peuple exerce la souveraineté nationale, en application de l’article 3 de la Constitution. Il faut, je crois, mesurer le changement d’approche de nos pratiques démocratiques contenu dans ces dispositions.

Répondre aux aspirations des citoyens, c’est aussi prendre la mesure des grands enjeux contemporains. C’est la raison pour laquelle la lutte contre les changements climatiques trouvera sa place dans notre loi fondamentale. L’action menée par la France depuis la COP 21 lors du sommet de Paris en 2015 sera ainsi ancrée dans notre Constitution. Je sais qu’il y a un débat sur la meilleure manière de traduire constitutionnellement l’importance de cet enjeu. C’est une question légitime et je suis sûre que nous trouverons ensemble la solution adaptée.

Enfin, cinquième thématique : des territoires mieux administrés au plus près de nos concitoyens.

L’esprit de responsabilité que veut insuffler la réforme constitutionnelle doit également prévaloir à l’échelon local, conformément au « pacte girondin » sur lequel le Président de la République s’est engagé.

Par un droit à la différenciation, il s’agit de permettre à certaines collectivités territoriales d’exercer des compétences dont ne disposeront pas l’ensemble des collectivités de la même catégorie.

Parallèlement sera ouverte la possibilité pour les collectivités territoriales et leurs groupements de déroger, lorsque la loi ou le règlement l’ont prévu, aux dispositions législatives ou réglementaires régissant leurs compétences. Cette dérogation pourra intervenir ou non après une expérimentation prévue à l’article 72, mais la différence essentielle, c’est que la différenciation pourra être pérenne et non plus seulement, comme aujourd’hui, soit abandonnée, soit étendue après l’expérimentation.

Par ailleurs, afin de reconnaître la spécificité de la seule île française située en Europe qui a les dimensions d’une région, le projet de loi constitutionnelle inscrit la collectivité de Corse dans la Constitution, à l’article 72-5. Dans le respect du principe d’indivisibilité de la République, cet article ouvre des possibilités d’adaptation nouvelles des lois et règlements pour tenir compte des spécificités qui sont liées à l’insularité, ainsi qu’aux caractéristiques propres de l’Île de Beauté, caractéristiques géographiques, économiques ou sociales.

Enfin, les départements et régions d’outre-mer pourront aussi bénéficier d’un régime propre de différenciation des normes grâce à une procédure plus simple que celles existantes aujourd’hui. Ces collectivités pourront être habilitées, par décret en Conseil des ministres, à fixer elles-mêmes certaines règles relevant de la loi ou du règlement. Dans tous les cas, le Parlement conservera un droit de regard en conclusion de ce processus.

Mesdames et messieurs les députés, les mesures que je viens de vous présenter témoignent de ce que le projet de loi constitutionnelle a une véritable et grande ambition. Il faut insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un texte dans lequel les politiques parlent aux politiques, mais d’une réforme ouverte sur les préoccupations des Français et qui répond, je le crois, à leur souhait de rénovation. C’est vraiment pour nous un enjeu essentiel.

Ce que les Français veulent, c’est une démocratie plus représentative, et cela se réalisera avec davantage de pluralisme lié à la proportionnelle, avec plus de renouvellement grâce au non-cumul des mandats dans le temps, avec plus de participation des citoyens et de la société civile.

Ce que les Français veulent aussi, c’est une démocratie plus efficace, avec un Parlement qui légifère mieux et qui évalue davantage les lois, avec des collectivités qui par définition connaissent réellement les territoires et pourront répondre aux aspirations concrètes des Français par les adaptations que nous proposons.

Ce que les Français veulent enfin, c’est une démocratie plus responsable. Cela se réalisera avec un Parlement qui contrôle puissamment le Gouvernement et son administration, avec des ministres dont la responsabilité pénale relèvera d’une juridiction de droit commun, et avec une justice plus indépendante.

Nous abordons maintenant le temps du débat devant le Parlement, et ce débat sera un acte symbolique fort puisque le Parlement va se transmuer à cet effet en pouvoir constituant. C’est un acte de forte responsabilité. Dans ce cadre, le Gouvernement sera très attentif à toutes les propositions qui seront faites par les députés et sénateurs, notamment à partir des travaux que vous avez déjà menés. Mais l’attention du Gouvernement restera également concentrée tout à la fois sur la nécessité de maintenir les grands équilibres de la Constitution de 1958 et sur celle de n’inscrire au rang constitutionnel que ce qui doit en relever. Il faut en effet toujours, dans ce débat, que nous conservions à l’esprit que d’autres lois, organiques ou ordinaires, seront ensuite prises en application de ce projet de révision, si, comme le Gouvernement le souhaite, le souverain l’adopte.

M. Richard Ferrand, rapporteur général. Madame la ministre, merci pour cette présentation très complète qui permet d’aborder directement le fond des choses et le vif des sujets.

Avec cette audition, le Parlement entame très concrètement et dans une forme assez solennelle, ici en salle Lamartine, le débat sur la réforme des institutions. C’est un moment extrêmement important puisqu’il est question de modifier la Constitution, la norme fondamentale, celle qui est au sommet de notre ordre juridique. Nous nous engageons dans cette voie résolument pour donner une portée concrète aux engagements pris devant les Français et adapter notre cadre juridique aux exigences de notre époque. Dans le même temps, nous avons conscience, comme l’a rappelé le Conseil d’État, que, d’une part, la Constitution a vocation à s’inscrire dans la longue durée et que, par conséquent, il convient de s’assurer que les modifications qui lui sont apportées ne sont pas liées à des circonstances particulières ou à des considérations contingentes qui l’exposeraient au risque d’être rapidement remises en cause, et que, d’autre part, la plume du constituant doit être concise et précise.

Nous aurons l’occasion, bien sûr, de débattre de chacune des mesures que vous nous proposez, mais à ce stade je voudrais me limiter à trois questions.

La première a trait à la procédure. S’agissant de la Constitution, la procédure est en soi un enjeu essentiel. La révision de la Constitution obéit aux règles fixées par son article 89 qui prévoit que le texte doit faire l’objet d’un vote conforme de l’Assemblée nationale et du Sénat, et qu’à l’issue de ce vote conforme, le Président de la République peut le soumettre au référendum, au peuple souverain, ou au Congrès réuni à Versailles, où il doit alors faire l’objet d’un vote à la majorité des trois cinquièmes. Si l’objectif est d’abord de pouvoir aboutir par la voie du Congrès, pouvez-vous nous dire si le Gouvernement envisagerait de recourir au référendum dans le cas où, bien que le texte ait pu être voté dans des termes identiques, la majorité des deux chambres n’apparaissait pas comme suffisante ?

La deuxième question a trait aux textes d’application qui devront être votés une fois que cette réforme constitutionnelle aura été adoptée – vous venez, à la fin de votre propos, d’y faire allusion. En particulier, de nombreuses lois organiques seront nécessaires puisque des renvois sont prévus aux articles 1, 4, 6, 7, 13, 14 et 15. Il y a probablement de quoi nous occuper sur une bonne partie de la législature et il va de soi que nous allons avoir besoin, pour débattre dans la clarté, sinon du texte de ces lois organiques, au moins d’indications quant à leur contenu et au calendrier que vous envisagez. Merci de nous dire quels éléments vous pouvez nous apporter à ce stade sur la prévisibilité des travaux que nous allons conduire ensemble.

Ma troisième et dernière série de questions porte sur le Parlement.

Le Parlement, c’est le cœur de notre démocratie représentative et nous savons tous qu’il pourrait fonctionner mieux, même s’il n’est pas à lui seul responsable des maux dont on aime parfois l’accabler. Je crois qu’il est temps de prendre en compte le fait qu’un Parlement moderne, c’est aussi un Parlement libre qui a la capacité de mieux organiser son travail et d’en fixer lui-même les modalités, dans le respect, évidemment, de l’équilibre des pouvoirs et donc des prérogatives du Gouvernement. De ce point de vue, il me semble que trois orientations mériteront d’être débattues.

Dans notre vie parlementaire, comme dans la vie tout court, on a besoin de savoir où l’on va. Anticiper est la condition d’un travail bien fait. Un ordre du jour connu sur quatre semaines seulement, ce n’est pas suffisant. Or tel est pourtant l’horizon dont nous disposons pour l’organisation de nos travaux. Il conviendrait que le Gouvernement puisse informer le Parlement d’un calendrier prévisionnel des textes dont il souhaite l’inscription à l’ordre du jour, par exemple, idéalement, à l’échelle d’une session. Pour s’assurer de la possibilité de l’effectivité d’une telle mesure, il faudrait sans doute l’inscrire dans la Constitution, et j’aimerais connaître votre avis sur cette nécessité comme sur cette proposition.

Nous avons besoin de surcroît, puisqu’on parle toujours de l’équilibre des pouvoirs, de travailler en égalité. Les amendements parlementaires sont soumis à un délai de dépôt, pas ceux du Gouvernement. Des textes de plusieurs pages, parfois extraordinairement techniques, peuvent ainsi nous être transmis au dernier moment, après la réunion de la commission, sans étude d’impact, et c’est souvent le cas en matière budgétaire. Par conséquent, nous n’avons pas toujours le temps de les étudier sérieusement. Pensez-vous qu’il serait souhaitable d’aligner les deux régimes en soumettant les amendements du Gouvernement, sauf exception, à un délai de dépôt et, le cas échéant, jugez-vous que cela impliquerait une modification de la Constitution ?

Dernier point, puisque, comme je le disais en citant le Conseil d’État, la Constitution a vocation à s’inscrire dans la longue durée, il faudrait prendre garde à ne pas nous lier les mains. Cela justifierait, je crois, sur un certain nombre de points, je pense par exemple au nombre des commissions permanentes, qui est figé à huit comme si nous n’étions pas capables d’en apprécier le bon nombre et le bon niveau, que nous prévoyions de manière principielle dans la Constitution un renvoi souple aux règlements des assemblées afin de disposer ensuite d’une latitude certaine dans les choix que nous ferons, sans qu’il soit d’ailleurs nécessaire à l’avenir de soumettre ces règlements des assemblées au visa du Conseil constitutionnel. J’aimerais connaître votre avis sur ce point.

Voilà pour aujourd’hui, madame la garde des Sceaux, les quelques questions que je voulais vous poser au commencement de ce débat, dont chacun mesure ici l’importance particulière et la richesse annoncée.

Mme la présidente Yaël Braun-Pivet, rapporteure. Vous l’avez dit, madame la garde des Sceaux, et M. le rapporteur général l’a également rappelé, le débat ne fait que commencer au Parlement et nous aurons l’occasion d’échanger dans le détail de chacune des mesures que vous nous proposez et probablement de bien d’autres encore.

Avant les détails, même s’ils sont ici ô combien importants, je crois utile de rappeler que ce texte que vous nous présentez s’inscrit dans un temps long et également dans une cohérence politique. Ce n’est pas une réforme de circonstance, ce ne serait pas digne de la Constitution.

Le temps long : nous avons l’ambition d’achever enfin des évolutions qui sont attendues depuis longtemps, qui ont même été débattues, voire votées parfois, mais n’ont jamais été menées à leur terme. Je pense à la suppression des membres de droit du Conseil constitutionnel, déjà soumise au Parlement il y a vingt-cinq ans, à la réforme du Conseil supérieur de la magistrature, votée dans les mêmes termes par les deux assemblées sous la précédente législature, mais le Congrès n’avait pas été convoqué, à la réforme du CESE, un serpent de mer, et à la suppression de la Cour de justice de la République, une proposition faite dès 1999 par le doyen Vedel.

La cohérence politique : nombre des mesures que vous nous proposez s’inscrivent dans le prolongement des engagements pris devant les Français à l’occasion des dernières élections et de dispositions d’ores et déjà mises en œuvre. Je pense bien sûr à cette belle loi de l’été 2017 pour la confiance dans la vie politique, dont j’étais rapporteure et que vous avez porté dans l’hémicycle durant de longues journées et de longues nuits. Elles peuvent se revendiquer de la modernité, de l’ouverture, de la responsabilité. Voici leur inspiration, voici ce qui les sous-tend, qu’il s’agisse des mesures auxquelles j’ai fait référence ou plus largement de l’ensemble du projet de loi, notamment en ce qui concerne le Parlement.

À ce stade, je veux insister sur ce que vous nous proposez pour le CESE, rebaptisé « chambre de la société civile ». Ce n’est pas une réforme, ce n’est pas une rénovation : c’est une révolution ! S’ouvrir à la société, la consulter, c’est, en un mot, la respecter.

Bien sûr, nous allons nous emparer du sujet, nous serons porteurs de propositions, mais cette double dimension, le temps long et la cohérence politique, doit guider, à mon sens, nos initiatives.

À partir de là, je perçois des tentations. Il peut y avoir la tentation d’aller plus loin, par exemple en ce qui concerne le Conseil constitutionnel : faut-il en changer le nom, le nombre de ses membres, autoriser les opinions dissidentes ? De même, en ce qui concerne la responsabilité pénale des ministres, faut-il davantage aller vers le droit commun, jusqu’à prévoir un double degré de juridiction ? Il peut y avoir des interrogations également par exemple en ce qui concerne l’articulation du Parlement et du CESE. Sur ces points, je souhaiterais, madame la ministre, vous entendre dès aujourd’hui.

M. Marc Fesneau, rapporteur. Au moment où nous abordons l’examen de ce projet de loi constitutionnelle, il convient d’abord, me semble-t-il, de nous interroger sur l’efficacité. On pourrait s’entendre au moins sur l’idée que l’efficacité peut se mesurer. Sans que cela soit exhaustif, je vois au moins trois points pour y parvenir. Tout d’abord, bien faire la loi, c’est se limiter à cela. Je pose ici la question de dispositions qui relèvent parfois trop souvent du règlement et non du travail parlementaire classique.

Bien faire la loi, c’est aussi faire en sorte que les débats puissent être éclairés, préparés et anticipés. Cela soulève la question de la prévisibilité du calendrier parlementaire et de l’organisation de nos travaux – Richard Ferrand, notre rapporteur général, en a très bien parlé –, à la fois avec le Gouvernement mais aussi dans l’année. C’est également disposer de moyens de contrôle et d’évaluation.

Enfin, bien faire la loi, c’est assurer à l’opposition comme à la majorité la possibilité que le débat parlementaire pourra se nouer, exister, être connu du grand public, et que chacun pourra exprimer sa voix. Cela pose la question de la procédure parlementaire, celle du travail entre hémicycle et commissions, et celle du droit d’amendement.

S’agissant du droit d’amendement, l’article 3 du projet de loi vise à inscrire de nouveaux cas d’irrecevabilité, en particulier une irrecevabilité pour absence de lien « direct ». Le paradoxe, c’est qu’en 2008, le constituant avait modifié l’article 45 pour faire en sorte, au contraire, qu’il y ait moins de « cavaliers » censurés. La rédaction du projet de loi peut paraître de nature à fortement limiter le droit d’amendement des parlementaires. Ne serait-il pas souhaitable de maintenir le droit de déposer des amendements ayant un lien direct ou indirect avec les textes discutés ?

Cela m’amène à une seconde question, concernant l’originalité de notre Constitution, dont les articles 34 et 37 définissent ce qui relève du domaine de la loi et ce qui relève du domaine réglementaire. Or nous voyons souvent, tant dans les initiatives parlementaires que gouvernementales, des dispositions qui ne devraient pas figurer dans la loi. Plutôt que de rajouter des irrecevabilités qui pourraient conduire à des distinctions byzantines et auraient pour effet de limiter le droit des parlementaires, ne serait-il pas souhaitable de mieux appliquer les irrecevabilité existantes, en particulier celle de l’article 41 de la Constitution ?

La mission de contrôle et d’évaluation du Parlement est inscrite à l’article 24 de la Constitution. Pour autant, il nous semble qu’actuellement cette mission n’est pas remplie de manière parfaitement efficace. Nous avons déjà été plusieurs à le dire. Est notamment en cause le manque de moyens du Parlement en ce domaine. Les groupes de travail de l’Assemblée nationale et du Sénat sur la réforme des institutions ont pointé ces lacunes et ont fait des propositions. Or cette thématique est peu abordée dans ce projet de révision constitutionnelle. À ce titre, je tiens à poser la question du rôle de la Cour des comptes : ne serait-il pas souhaitable de rapprocher cette institution du Parlement, tout en maintenant son indépendance ? Le Conseil d’État est un appui important du Gouvernement, avec son rôle de conseil dans l’élaboration des projets de loi. Il s’est rapproché du Parlement depuis 2008. De la même manière, ne pourrait-on envisager de faire de la Cour des comptes un organisme dont une des missions serait le conseil et l’appui au Parlement dans ses missions de contrôle et d’évaluation ?

Le second volet sur lequel je souhaite intervenir porte sur le droit à la différenciation. C’est une véritable rupture, me semble-t-il, avec les pratiques décentralisatrices en vigueur depuis plus de trente ans. C’est une rupture liée au sentiment que nous avons atteint les limites de ce qui s’était fait, et souvent bien fait, dans le cadre que nous connaissons depuis les lois Defferre et celles qui se sont accumulées depuis lors. On voit bien qu’il nous faut mieux tenir compte des spécificités des territoires, des attentes des citoyens et des élus, qui souhaitent sortir d’une logique de décentralisation uniforme, peut-être un peu centralisatrice. Ce projet de loi constitutionnelle comporte donc, à son article 15, une avancée significative. Il est cependant important de rappeler que la loi ne sera jamais subsidiaire : il ne s’agira pas de laisser la possibilité à certaines collectivités d’y déroger. Le but est de permettre une adaptation de la loi et du règlement aux spécificités des territoires. Madame la garde des Sceaux, comment envisagez-vous la mise en œuvre de ce droit ? Pouvez-vous nous donner des exemples précis de politiques publiques qui pourraient être concernées ?

Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice. C’est toujours un plaisir, monsieur le rapporteur général, d’engager le dialogue avec vous.

Sur la procédure, qui est le premier point que vous avez évoqué, je rappelle ce que dit notre Constitution. Pour la révision constitutionnelle, le Président a pris, comme il devait le faire, la procédure de l’article 89 de la Constitution, qui, comme vous l’avez rappelé, exige un vote conforme par les deux assemblées sur un même texte. Après quoi, ce vote étant obtenu, il appartiendra au Président de la République de faire un choix, qui est totalement libre. Il peut choisir soit de réunir le Congrès, et donc de faire voter le texte à la majorité des trois cinquièmes, soit de saisir directement le peuple français par voie référendaire. La logique semble être celle du Congrès mais tout autre choix est régulièrement prévu par la Constitution.

Vous soulignez à juste titre le souhait de débattre dans la clarté et m’interrogez dès lors sur le contenu des lois organiques. Je rappelle qu’il y a deux types de lois organiques, qu’il convient de distinguer, pour l’objet dont nous parlons. Il y a, d’une part, la loi organique électorale que vous connaissez déjà puisqu’elle vous a été présentée, et qui forme en quelque sorte le triptyque de cette réforme institutionnelle. Cette loi organique, qui a été déposée il y a quinze jours, est un texte autonome, que vous examinerez sans doute à l’automne. À côté de cela, il y aura des lois organiques d’application de la révision constitutionnelle, si vous l’adoptez. Celles-ci porteront sur le Conseil supérieur de la magistrature, la responsabilité pénale des ministres, la Chambre de la société civile… Ces lois organiques, par définition, ne pourront être déposées qu’après la révision, donc certainement en 2019. Il va de soi que, quand ce sera possible, tous les éléments vous seront communiqués pour que vous puissiez apprécier la cohérence globale de ce que nous sommes en train de faire.

Vous m’interrogez également sur l’équilibre des pouvoirs liés au rôle du Parlement et vous avez précisé que, pour s’organiser dans la vie, il fallait anticiper. Certes, mais il faut aussi savoir s’adapter. (Sourires.). L’anticipation me semble en effet tout à fait importante et une meilleure prévisibilité des travaux législatifs est certainement nécessaire. Le Gouvernement s’y est astreint et j’en veux pour preuve la lettre du 12 mars dernier, qui figure sur le site de l’Assemblée nationale, mais je pense que nous pouvons faire mieux.

Vous avez évoqué la question de l’égalité et des délais de dépôt des amendements auxquels le Gouvernement pourrait être soumis. C’est d’ores et déjà possible, en application de l’article 44 de la Constitution, qui renvoie à une loi organique, qui détermine le cadre dans lequel s’exerce le droit d’amendement. Le commentaire de la décision du Conseil constitutionnel d’avril 2009 indique clairement que ces dispositions sont de niveau organique. C’est un sujet dont nous aurons l’occasion de traiter plus avant.

Enfin, vous évoquez la volonté de ne pas lier le Parlement en figeant le nombre des commissions, sur lequel vous souhaitez disposer de plus de liberté. J’entends cette volonté mais je rappelle que la fixation du nombre de commissions est un point important qui est aux origines même de la Constitution de 1958. Il y a donc peut-être une certaine prudence à avoir. Il ne faudrait pas aboutir à des commissions très nombreuses avec peu de parlementaires et donc peut-être moins d’efficacité. Mais tout cela est également ouvert à nos échanges.

Madame la rapporteure, vous avez évoqué la double exigence du respect du temps long et de la cohérence politique, et m’interrogez sur trois points précis.

Vous demandez si l’on peut changer le nom du Conseil constitutionnel. Cela se discute. L’évolution qu’a connue le Conseil constitutionnel, notamment depuis la révision constitutionnelle de 2008 et l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité, fait que le Conseil constitutionnel est de plus en plus une cour constitutionnelle, à l’instar de bien d’autres de ses homologues européens. La question pourrait être posée, mais je ne sais pas si elle est essentielle et si c’est un point que nous pouvons ouvrir. Je vous en laisse juge. Il me semble que, sur le Conseil constitutionnel, d’autres sujets sont peut-être plus importants.

Vous évoquez par ailleurs la nécessité d’aller vers plus de droit commun encore pour la responsabilité des ministres, et la possibilité d’introduire un double degré de juridiction pour leur responsabilité pénale. Le Gouvernement propose déjà la fin de la juridiction d’exception, et nous allons donc évidemment vers du droit commun. La solution est très complexe à trouver sur la responsabilité ministérielle. Si nous avons choisi de proposer la cour d’appel de Paris comme chambre de jugement, c’est parce que nous voulons éviter des procès à rallonge, d’abord le tribunal, puis la cour d’appel, et que nous estimons que la singularité de la fonction ministérielle suppose sans doute un traitement particulier. Nous voulons au fond éviter les feuilletons judiciaires et nous estimons également que les formations collégiales d’instruction et de jugement seront peut-être composées de juges plus expérimentés, alors que les affaires qui mettent en cause la responsabilité pénale des ministres sont souvent extrêmement complexes. Par ailleurs, autant il est nécessaire qu’il y ait toujours une voie de recours, autant l’appel n’apparaît pas comme une condition constitutionnelle dans notre droit.

Enfin, vous m’interrogez sur l’articulation du Conseil économique, social et environnemental (CESE) et du Parlement. Nous en proposons une épure dans le texte constitutionnel, notamment autour de deux points : les avis sur les projets de loi économiques, sociaux et environnementaux qui seront déposés par le Gouvernement, et la question des pétitions. Nous disons dans le texte constitutionnel que les pétitions seront analysées et traitées par la Chambre de la société civile mais il va bien falloir trouver une articulation avec le Parlement. Il me semble que cela ressortira de la loi organique, sauf si vous estimez qu’il y a là des précisions à apporter.

Monsieur Fesneau, vous m’interrogez sur le droit d’amendement. Quelle est premièrement la logique qui a présidé aux dispositions affichées dans le texte ? Nous n’avons pas pour volonté de porter atteinte au droit d’amendement. Au contraire, il s’agit de donner toute sa puissance à ce droit qui est inscrit dans la Constitution et constitue un des éléments de la procédure législative. Pour ce faire, nous proposons de lui appliquer strictement toute la Constitution, dès l’amont. Cette rigueur s’appliquera de la même manière au droit d’amendement du Gouvernement. Nous aurons donc les mêmes règles de ce point de vue-là, sanctionnant les amendements non normatifs ou sans lien direct avec un texte.

S’agissant de ce lien direct, le projet vise à recentrer les amendements sur le texte en cours de discussion. Le texte n’est ni un prétexte, ni un contexte. Les amendements doivent donc porter sur le texte en cours de discussion. Le Gouvernement s’appliquera cette même rigueur. Nous ne proposons donc pas une révolution, mais une discipline à partager.

J’y insiste. Comme ancienne membre du Conseil constitutionnel, je me souviens de quelques textes de loi dont il a été conduit à annuler 60 ou 70 dispositions, considérant qu’elles n’avaient pas de lien direct avec le texte. Le travail d’analyse colossal conduit au Parlement se trouve ainsi avoir été mené pour rien. C’est pourquoi je souhaite plutôt faire partager une pratique vertueuse.

Deuxièmement, vous m’interrogez sur un rapprochement entre le Parlement et la Cour des comptes, sujet qui a déjà été porté ici et sur lequel vous ouvrez un débat. Il me semble qu’il est possible d’avoir des liens plus étroits entre les deux, tout en respectant l’indépendance de la Cour. Elle tire en effet sa crédibilité de sa qualité de juridiction indépendante. J’insiste donc sur son indépendance. Mais vous évoquez plutôt, au fond, la possibilité dont pourrait être doté le Parlement de disposer de moyens propres pour réaliser les contrôles qu’on veut renforcer. Nous évoquerons en effet ces questions.

Troisièmement, vous m’interrogez sur le droit à la différenciation. Au moment où nous aborderons le débat en séance publique sur le texte constitutionnel, nous serons en mesure de vous présenter le contenu des projets de loi organique, ce qui contribuera à une clarté accrue. Vous me demandez des exemples concrets : une collectivité pourrait se voir attribuer une compétence générale en matière de voirie, même si c’est un cas hypothétique. Deux départements seraient prêts quant à eux à ce que la région à laquelle ils appartiennent leur transfère une partie de ses compétences économiques.

M. Raphaël Schellenberger. En Alsace !

Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice. Comment l’avez-vous deviné ? (Sourires.) Nous pouvons également évoquer la question des métropoles et des départements. Des schémas différents peuvent se construire, aussi bien sur l’exercice des compétences que sur celui du pouvoir réglementaire. Sur ce point, nos échanges pourraient sans doute être approfondis.

M. Sacha Houlié. J’exprimerai la position du groupe La République en Marche. Madame la garde des Sceaux, vous présenterez dans quelques jours à notre Assemblée l’un des projets de loi constitutionnelle le plus important depuis la naissance de la Ve République.

Comme l’ont dit les rapporteurs, ce projet de loi constitutionnelle présente de nouvelles garanties de rénovation de notre République. À l’égard du Gouvernement, plusieurs mesures traduisent une volonté de responsabiliser ses membres, telle la constitutionnalisation de la pratique nouvelle de non-cumul de fonctions exécutives locales et ministérielles, d’une part, et, d’autre part, la responsabilité pénale de droit commun des ministres, impliquant la disparition d’une juridiction d’exception, la Cour de justice de la République. Désormais, la cour d’Appel de Paris jugera les ministres, après évaluation des requêtes par une commission ad hoc.

Autre progrès : la fin de la participation des anciens Présidents de la République au Conseil constitutionnel. Cette clarification n’a rien d’anodin ; elle traduit la transformation du Conseil constitutionnel en véritable Cour. C’est un juge que l’on peut saisir par voie d’action et par voie d’exception. Les anciens Présidents de la République n’ont donc plus vocation à siéger dans cette entité.

À la responsabilité de l’exécutif s’ajoute un renforcement de l’indépendance des magistrats du Parquet. Ils seront désormais nommés après un avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature. Cette mesure a un double mérite : elle garantit l’unité de la politique pénale de l’État en conservant le placement des magistrats du parquet sous votre autorité ; elle assure et renforce l’indépendance des magistrats ainsi nommés.

Vous avez également évoqué la création de la chambre de la société civile, qui sera celle de la participation citoyenne. C’est l’une des innovations principales de la réforme, puisqu’elle place en amont la participation citoyenne. Vient ensuite l’intervention juridique du Conseil d’État, puis celle de la représentation nationale. Le dispositif en tire cohérence et logique. Nous y souscrivons donc, moi en tant que responsable au sein du groupe sur ce texte, mais aussi les rapporteurs, comme en témoignent leurs propos.

Je passe sur les collectivités locales et le droit à la différenciation, consacré de manière plus importante encore, en tenant compte notamment de l’insularité de la Corse et des spécificités liées aux outre-mer.

Quant au Parlement, c’est un nouvel acte de renforcement de ses droits. Il s’agit là de ne pas se tromper. Comme l’a dit le président Richard Ferrand, nous souhaitons créer un Parlement libéré : libéré des contraintes superflues dans son organisation, des navettes trop longues et des amendements parlementaires et gouvernementaux qui n’ont pas de caractère normatif, qui relèvent du domaine du règlement ou qui s’avèrent être des cavaliers. Vous avez précisé que le Gouvernement serait soumis aux mêmes règles que le Parlement sur ces sujets. Nous y sommes en effet très attachés, car nous y voyons une protection.

Les rapporteurs se sont fait l’écho des suggestions nouvelles que nous voulions vous présenter. Au sujet de l’organisation interne du Parlement, vous avez émis quelques réserves sur le déplafonnement du nombre de ses commissions : il permettrait toutefois d’approfondir certains sujets grâce à une spécialisation accrue. Nous souhaiterions également des précisions quant aux modalités d’application, fixées dans la loi organique, permettant d’accroître le rôle et les compétences de la Conférence des Présidents.

Le président Marc Fesneau a précisé qu’on pouvait travailler sur l’accélération du calendrier budgétaire, mais que le projet devait également être renforcé quant à la faculté d’aller plus loin dans sa prévisibilité ou dans la définition des compétences de l’organe de contrôle qui sera adossé au Parlement pour exercer sa mission d’évaluation et de contrôle, confiée à lui par l’article 24.

J’en viens enfin à l’idée d’un parlement modernisé par les parlementaires qui le composent, en ce qu’ils ne cumulent plus des mandats d’exécutifs locaux ni, demain, des mandats dans le temps. Voilà une rénovation importante. Mais ce parlement est aussi modernisé parce qu’il est conscient des enjeux nouveaux. Aujourd’hui, ceux-ci sont inscrits à l’article 2, qui renvoie lui-même à l’article 34 de la Constitution. Cette prise de conscience s’inscrit donc dans le cadre des compétences du Parlement.

Lors de la dernière passation de pouvoir du Président de la République, le président du Conseil constitutionnel a fait référence à l’article 1er, en évoquant des principes « anciens et nobles ». Il disait que le Président de la République était le « Président d’une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. ». Il décrivait aussi les enjeux auxquels est confronté le Président de la République, « ce monde nouveau, où s’entrechoquent à la fois des perspectives magnifiques et des risques certains, y compris pour notre planète ».

Ces observations plaident pour une inscription de l’enjeu de la protection de notre planète, de la lutte contre le réchauffement climatique et pour la biodiversité à l’article 1er de notre Constitution.

Aussi, madame la garde des Sceaux, pouvez-vous nous indiquer la position du Gouvernement quant à cette proposition de repositionnement de l’enjeu environnemental à l’article 1er ? Cela permettrait aux parlementaires de s’en saisir, mais aussi aux citoyens, et aux juges de l’ériger au rang de principe constitutionnel.

M. Guillaume Larrivé. J’exprimerai la position du groupe Les Républicains. Madame la garde des Sceaux, la vingt-cinquième révision de la Constitution de la Ve République, que vous nous soumettez aujourd’hui, est-elle conforme à l’intérêt national ?

Pour y répondre, nous avons devant nous plusieurs mois de travaux. Il me semble nécessaire, dès aujourd’hui, d’indiquer dans quel esprit nous les abordons. J’exprimerai donc une remarque de méthode et trois préoccupations de fond.

Sur la méthode, d’abord. Le Président de la République propose, mais le constituant dispose. Et le constituant, ce n’est pas le Président, mais le peuple français, qui s’exprime directement ou par l’intermédiaire de ses délégués, membres du Parlement.

Nous sommes formellement saisis de trois textes – constitutionnel, organique, ordinaire – qui sont juridiquement distincts, mais qui forment un même ensemble politique de dispositions à caractère institutionnel et qui appellent donc, de notre point de vue, une approche globale.

À cet égard, je vous serais reconnaissant de bien vouloir préciser, madame la garde des Sceaux, la lecture que fait le Gouvernement des dispositions des articles 89 et 11 de la Constitution. Dans quel cadre juridique, pour chacun de ces trois textes constitutionnel, organique et ordinaire, le pouvoir exécutif envisage-t-il ou s’interdit-il de recourir à la voie référendaire ?

Sur le fond, je voudrais à ce stade partager trois préoccupations, au nom des 102 députés de mon groupe. Ma première interrogation tient à la nature de notre régime politique.

Je veux dire notre attachement à l’esprit originel de la Ve République, tel que Michel Debré l’avait magistralement exposé dans son discours d’août 1958. Notre Ve République, ce n’est certes pas le retour au parlementarisme débridé de la IVe République, ce n’est pas le régime d’assemblée néo-conventionnel que certains appellent la VIe République, mais ce n’est pas non plus un principat présidentialiste où le chef de l’État détiendrait tout le pouvoir politique et où le Parlement serait réduit à obéir aux ordres de l’Élysée.

J’en viens à notre deuxième préoccupation. Puisque nous considérons que le
Parlement doit être un vrai pouvoir de l’État, nous nous opposerons de toutes nos forces à tout ce qui, dans votre projet, affaiblit l’Assemblée nationale et restreint, de ce fait, les
libertés des Français.

La restriction du droit de proposition des parlementaires, c’est-à-dire du droit d’amendement, est une régression contraire aux exigences démocratiques.

Plus gravement encore, l’idée baroque de créer deux catégories de députés – les uns élus selon le scrutin républicain, majoritaire et territorial, les autres désignés selon un scrutin proportionnel – est profondément contraire à la nature même de l’Assemblée nationale. Si elle représente aujourd’hui la Nation assemblée, c’est parce que ses membres ont tous subi la même épreuve du suffrage universel direct : quelles que soient les circonstances, tous les députés sont aujourd’hui les élus de la Nation parce que, dans une circonscription, ils ont recueilli le plus grand nombre de suffrages des Français.

Le système de « dose » proposé par M. Macron ne serait en rien un progrès du pluralisme. Le pluralisme, c’est l’exercice d’un vrai pouvoir par des élus vraiment choisis en toute liberté par les Français ; ce n’est pas l’introduction artificielle d’un contingent de battus-élus qui ne rendront compte qu’aux appareils des partis, au sein d’une Assemblée nationale dévitalisée et globalement soumise à l’Élysée.

Si une diminution du nombre des membres du Parlement peut être légitimement débattue et envisagée, la combinaison d’une réduction d’un tiers et de l’introduction d’un mode de scrutin mixte nous paraît de nature à affaiblir profondément la mission constitutionnelle de l’Assemblée nationale et sa légitimité à incarner, par délégation de la Nation, un pouvoir de l’État.

Je ne ferai que mentionner très brièvement une troisième série de préoccupations. Prenez garde, mes chers collègues, à ne pas céder à des modes qui pourraient, in fine, affaiblir la capacité de l’État à assurer ses missions essentielles au service des Français. Je reste, pour ma part, très réservé face à l’évolution envisagée du mode de nomination des procureurs, pour des raisons qui tiennent à la conduite de la politique pénale.

De même, dans l’intérêt de l’État, nous aurons à débattre des conditions dans lesquelles la responsabilité pénale des membres du Gouvernement pour des faits commis dans l’exercice de leurs fonctions doit pouvoir être engagée, sans porter une atteinte disproportionnée au principe de séparation des pouvoirs.

Dès lors enfin que le Président de la République fait le choix de soumettre une révision de la Constitution à notre examen, il nous paraît très regrettable qu’aucune disposition d’ordre matériel ne vienne renforcer la capacité de l’État de droit à protéger les Français face aux menaces qui pèsent aujourd’hui sur la Nation. Voilà, madame la garde des Sceaux, les sujets dont nous reparlerons.

Mme Laurence Vichnievsky. J’exprimerai la position du groupe du Mouvement démocrate et apparentés. Madame la garde des Sceaux, votre ambition est la nôtre : essayer de rendre nos institutions plus représentatives, plus responsables et plus efficaces. Nous sommes, je crois, tous d’accord, au sein de cette assemblée, sur cet objectif.

Je suis également d’accord avec vous et avec mon collègue Guillaume Larrivé lorsque vous dites, tous deux, que les trois textes forment un tout, même si nous n’évoquons aujourd’hui que le projet de loi constitutionnelle. Vous savez combien notre groupe est attaché aux équilibres institutionnels. Or je ne crains pas d’être excessive en disant que nous avons connu, au cours des deux ou trois dernières décennies, des dérives.

Nous pensons qu’il convient de rendre à chacune de nos institutions le plein exercice de ses prérogatives. À nos yeux, les sujets fondamentaux de cette réforme sont donc la répartition des pouvoirs entre le Gouvernement et le Parlement et l’indépendance de la justice, au-delà de la suppression de la Cour de justice de la République.

Au Parlement, nous ne travaillons sans doute pas trop, mais nous travaillons mal. Il convient que nous puissions mieux travailler, pour pouvoir exercer les missions qui sont les nôtres : voter la loi – et peut-être pas seulement celle que nous propose le Gouvernement, et, presque exclusivement, dans l’ordre qui lui convient –, évaluer les politiques publiques et contrôler le Gouvernement. Voilà nos trois missions, par-delà le fait que nous représentons nos circonscriptions.

Notre groupe aura beaucoup de suggestions à vous faire, s’agissant de l’amélioration du travail législatif, lequel doit, à mon sens, s’apprécier dans le cadre d’équilibres institutionnels.

S’agissant du nouveau régime de responsabilité des ministres et la procédure qui leur serait applicable, il nous apparaît que le Gouvernement a trouvé le bon équilibre. Confier à la cour d’appel de Paris le jugement en premier et – comme nous le comprenons – en dernier ressort nous paraît une bonne chose. Sans doute faudrait-il seulement préciser cette appréciation : « en premier et en dernier ressort ». Je ne me ferai pas l’écho de ceux qui pensent qu’il s’agit de remplacer un régime d’exception par un autre. Vous avez, quant à vous, évoqué la singularité de la fonction de ministre. Vous avez eu raison.

S’agissant des articles 72 et suivants, pourquoi prévoir des statuts dérogatoires ou des régimes spécifiques pour certaines collectivités, plutôt qu’une réforme constitutionnelle d’ensemble concernant les compétences de toutes les collectivités, en suivant des critères peut-être plus objectifs et plus cohérents ? Nous poserons ces questions aux différentes personnalités que nous allons entendre, mais je voulais connaître votre sentiment sur les raisons de retenir plutôt ces statuts dérogatoires.

Mme Cécile Untermaier. J’exprimerai la position du groupe Nouvelle Gauche. Au cours de la précédente législature, nous avons beaucoup travaillé sur ces questions, une première mission parlementaire ayant été présidée en ce domaine par Claude Bartolone et Michel Winock, avant que nous poursuivions, sous la présente législature, avec des groupes de travail ayant déjà formulé des propositions, ou allant le faire.

Nous sommes donc aguerris sur ces questions. Le Gouvernement aura sans doute fort à faire avec des députés qui ont envie de faire valoir la vision qu’ils ont de la Constitution, et de la place de l’Assemblée nationale au sein de celle-ci. Ils ont envie de voir évoluer cette Ve République robuste, mais qui doit s’adapter, après sa fondation en 1958, à l’Europe, à la mondialisation, au risque planétaire, à l’effondrement de la biodiversité, à la révolution numérique, mais surtout à la crise de la représentativité et aux difficultés que nous rencontrons entre gouvernants et gouvernés, comme l’écrit si bien le professeur au Collège de France Pierre Rosanvallon.

Cela dit, je ferai quelques remarques, conçues pour être constructives.

S’agissant de la Cour de justice de la République, nous nous étonnons en effet qu’à un régime d’exception succède une procédure d’exception. Nous considérons qu’il aurait été plus clair vis-à-vis des citoyens de confier au tribunal de grande instance de Paris, puis à la cour d’appel de Paris – car nous reconnaissons la spécialisation territoriale – le soin de juger les ministres, dans un délai encadré, permettant de répondre rapidement à une situation difficile. Je m’interroge aussi sur la composition de la commission d’enquête préliminaire, qui inclut des membres du Conseil d’État et de la Cour des comptes.

Ma deuxième interrogation porte sur la réforme du Conseil supérieur de la magistrature. Je la salue. Nous aurions aimé pouvoir la réaliser sous la précédente législature. Ne peut-on aller plus loin et imaginer que la procédure d’avis conforme porte sur des propositions formulées par le Conseil supérieur de la magistrature lui-même ? Pour ma part, je n’en envisage d’ailleurs pas la modification.

Enfin, le droit des collectivités constitue une question d’importance. La loi organique devra nous apporter les précisions permettant de savoir si nous allons, non vers une atomisation effective des collectivités, mais dans le sens de la libération attendue de ces collectivités locales ou à statut particulier.

De manière générale, je dirai que je souscris à toutes les propositions formulées par le président Richard Ferrand, en particulier au sujet d’un parlement libéré et éclairé, dans un temps raisonnable, sur les orientations et sur les textes que le Gouvernement entend présenter à l’Assemblée nationale.

Mais je considère que ce texte doit répondre davantage à l’enjeu démocratique auquel nous sommes confrontés. La représentativité connaît une crise forte et inquiétante. Nous devons en prendre la mesure. On ne peut pas considérer que le CESE, rassemblant la société civile organisée comme nous l’a dit son président lundi dernier, puisse faire ce lien avec les citoyens qui relève du travail même de l’élu, local ou national. Je pense que le CESE trouve sa place dans un dispositif où il interviendrait en amont des textes, au stade de l’étude d’impact, qu’il pourrait enrichir. Mais il ne saurait porter la responsabilité d’une représentativité inscrite dans une démocratie continue ou démocratie d’exercice, pour reprendre les termes de Pierre Rosanvallon.

Le chêne n’est solide que jusqu’à ce qu’il casse. Derrière la robustesse de l’actuelle constitution et du projet que vous nous proposez, je vois se cacher une certaine raideur de l’exécutif, et une volonté, de sa part, de consolider sa position. Au XXIe siècle, nous ne devons plus travailler ainsi : c’est dans l’écoute et l’équilibre des pouvoirs retrouvés que nous devons chercher la voie du rassemblement.

M. Pierre Morel-À-L’Huissier. Je ne m’exprimerai pas totalement au nom du groupe UDI, Agir et Indépendants, car nous n’avons pas encore arrêté de position définitive.

M. Raphaël Schellenberger. Si vous y arrivez !

M. Pierre Morel-À-L’Huissier. Il y a également beaucoup de diversité au sein des Républicains. Vous devriez faire aussi le nettoyage chez vous !

Je constate que ce projet est un texte d’envergure. Je salue la présentation que vous en avez faite, madame la garde des Sceaux. Nous l’abordons sans a priori et nous partageons les constats sur la situation des mouvements partisans, sur l’abstention, sur les votes extrêmes, sur le discrédit de la vie politique, sur la rénovation ou, du moins, sur un profond changement de la majorité, qui a affecté notre vie parlementaire depuis quelque temps.

Vous parlez de rendre sa vitalité à la procédure législative. Mais vous ne dites rien sur le dispositif de fixation de l’ordre du jour, sur lequel le Gouvernement a une certaine autorité, pour ne pas dire une autorité totale. Quelques inflexions sont-elles possibles dans le texte, à cet égard ?

Concernant l’irrecevabilité des amendements et des propositions de loi de nature réglementaire, est-ce à dire que vous créez un second article 40, sur le modèle de celui dont l’application est confiée à la commission des Finances ? Qui va faire le tri entre ce qui est réglementaire et ce qui est législatif ?

Sur l’évaluation, j’ai commis un rapport avec notre collègue Valérie Petit. Pour en conduire une vraie, il faut créer une direction de l’évaluation au sein de l’Assemblée nationale, et certainement du Sénat. Car une vraie évaluation requiert une vraie expertise sur les textes, qui n’existe pas aujourd’hui. Il faut donc voir, avec France Stratégie et avec la Société Française de l’Évaluation, quel dispositif choisir pour mener ce travail.

S’agissant du contrôle, j’entends bien que vous souhaitez favoriser son exercice par les parlementaires. Mais, pour cela, il faut créer un vrai droit d’investigation à leur bénéfice, au sein même des administrations centrales. Quel élu rapporteur n’a pas élaboré des questionnaires aux administrations centrales, pour ne recevoir que deux, trois, ou même seulement dix réponses sur une quarantaine de questions posées ? Il y a une véritable omerta administrative en France. Si vous voulez que nous exercions un vrai contrôle sur l’action gouvernementale et sur les politiques publiques, il faut nous en donner les moyens.

Concernant la réforme du Conseil constitutionnel, même après la création des questions prioritaires de constitutionnalité, il est toujours composé de neuf membres, aux modalités de désignation toutes particulières. Pourquoi ne pas poser le problème, alors que vous affirmez vouloir en faire une cour suprême ? Sa composition et la procédure de désignation de ses membres devraient être modifiées.

Quant au droit à la différenciation et à la problématique des dérogations, vous avez parlé de la Corse et de l’outre-mer. Mais un sujet nous a beaucoup passionnés : comment faire admettre que la norme nationale puisse être différenciée pour les territoires ruraux ? J’avais travaillé sur ce sujet avec le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État. À un moment donné, c’est là que le problème se pose, en effet. Comment arriver à une différenciation dans les territoires ? Peut-on envisager de libérer un tant soit peu les initiatives dans les territoires, en laissant la norme nationale être adaptée ? Si vous acceptiez qu’elle soit dérogatoire, votre orientation serait très intéressante pour nos territoires. Sinon, ce sera une réforme insuffisante.

M. François Ruffin. Au Bourbon, un café qui se trouve à proximité de l’Assemblée, je rencontrais ce matin des anciens « marcheurs » que j’interrogeais sur la cause de leur déception à l’égard du macronisme. Ils étaient finalement moins déçus par le fond des réformes que par le style politique d’Emmanuel Macron. En gros, alors que pendant la campagne, on leur a vendu du « community », de l’horizontalité, du « coworking », de l’intelligence collective, ils se retrouvent confrontés à une pratique solitaire, autoritaire et verticale du pouvoir. Emmanuel Macron revendique d’ailleurs cette verticalité dans l’entretien qu’il a accordé à la NRF. Il déclare « assumer totalement la verticalité du pouvoir », et il estime que le temps de délibération est un peu du temps perdu – il faudrait quand même pouvoir aller un petit peu plus vite ! Le journal libéral L’Opinion commente : « Cet entretien s’inscrit dans la vision monarchique et assumée comme telle qu’Emmanuel Macron avait développée avant son élection ». Le quotidien rappelle certains des propos tenus alors. En juillet 2015, il disait au Point : « Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement, un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. » À la veille de l’élection, il confirmait : « Ce moment que nous vivons a quelque chose de napoléonien. »

Pour les députés du groupe La France insoumise, ce projet de loi s’inscrit dans la vision monarchique qui est celle d’Emmanuel Macron. On peut appliquer au « pouvoir législatif » d’aujourd’hui ce que l’on disait hier de l’Union des républiques socialistes soviétiques : quatre mots, quatre mensonges.

La séparation des pouvoirs est aujourd’hui une fiction. La proposition de loi sur les fake news que l’Assemblée examine demain est, à ce titre, une caricature. Que s’est-il passé ? Emmanuel Macron, qui n’a pas supporté d’être attaqué pendant la campagne électorale, a voulu une loi qu’il a annoncée, comme un caprice, à l’occasion d’une conférence de presse. Résultat : il n’y a même pas eu de projet de loi présenté par le Gouvernement, mais une proposition de loi présentée par un parlementaire. Autrement dit, on a trouvé un élu pour porter ce texte afin d’éviter l’étape de l’étude d’impact et de s’assurer de l’adopter avant les prochaines élections européennes. Tout cela montre à quel point, d’ores et déjà, ce Parlement peut être le pantin de l’exécutif et se prêter à un numéro de ventriloquie.

Le projet de loi constitutionnelle vise à exacerber cette tendance. La presse a compris le risque de concentration des pouvoirs qu’il faisait courir. L’Opinion – vous voyez que je ne cite pas des journaux particulièrement à gauche – dit comment le Parlement va être bridé – comme s’il ne l’était pas déjà ! Le Monde estime que le texte réduira les pouvoirs du Parlement – comme s’ils étaient considérables !

J’assistais hier à des échanges entre professeurs de droit constitutionnel à l’Université Picardie-Jules-Verne, dans ma ville d’Amiens. Sur tous les sujets, qu’il s’agisse de la fixation de l’ordre du jour ou de l’exercice du droit d’amendement, les professeurs et les maîtres de conférences présents considéraient à l’unanimité que le texte affaiblissait le Parlement. Pour tous, il était clair qu’il s’agissait de revenir sur les quelques acquis de la réforme de 2008.

Nous ne défendons pas le Parlement pour le Parlement, mais la question posée aux Français, qui se pose aussi à nous-mêmes, est la suivante : voulons-nous plus de démocratie, ou une monarchie, renouvelable tous les cinq ans, voulons-nous un « roi Macron », voulons-nous que toujours plus de pouvoirs soit concentrés entre les mains d’un seul homme ?

Pour nous la réponse est évidemment « non », et nous engageons la bataille pour défendre cette position.

M. Jean-Paul Dufrègne. Les députés du groupe de la Gauche démocrate et républicaine partagent totalement les propositions de l’Association des maires ruraux de France, dont celle, majeure, consistant à introduire la notion d’espace et de superficie dans le texte de notre Constitution.

Au cours des dernières décennies, l’aménagement du territoire a été bousculé, les outils d’aujourd’hui sont pour partie obsolètes, et le critère démographique tient trop souvent lieu de juge quasi exclusif. Cela n’est pas à l’image de la réalité actuelle de notre pays fait de zones denses et d’une majorité de zones moins denses. Aujourd’hui, 32 000 communes rurales accueillent 21 millions de nos concitoyens.

Une série de lois et de règlements, conformes à la Constitution, se fondent sur le seul critère démographique. La réforme constitutionnelle constitue donc une occasion unique de consacrer dans les textes une légitime prise en compte de la réalité du territoire français. Il s’agit de faire prévaloir un principe de justice entre le monde rural et le monde urbain, alors que la fracture s’intensifie, notamment du fait de la métropolisation en cours.

Il convient donc de faire apparaître au sein de la Constitution française de 1958 la notion d’espace et de superficie, de manière à permettre dans l’interprétation qu’en fait le Conseil constitutionnel, tout comme dans les lois qui s’y conforment, une relative nuance du critère démographique, actuellement écrasant, et une meilleure prise en considération des enjeux liés aux territoires.

Quelle est votre approche en la matière ? Cette question constitue l’une des raisons qui nous fait nous opposer à la diminution drastique du nombre de parlementaires qui pénalisera des territoires ruraux déjà sous-représentés dans notre pays où la pensée urbaine et prédominante.

Dans un autre domaine, et parce que les députés ultramarins sont bien représentés dans notre groupe politique, Mme Huguette Bello, députée de La Réunion, souhaiterait avoir des précisions sur les conséquences découlant de la réécriture des articles 72 et 73 de la Constitution.

Il lui paraît en effet nécessaire de dresser un parallèle entre les nouvelles facultés de différenciation reconnues par l’article 15 du projet de loi constitutionnelle à toutes les collectivités territoriales de la République, avec celles dont disposent déjà les collectivités d’outre-mer régies par l’article 73 de la Constitution. Quelles sont les différences ? Quelles sont les similitudes, en particulier en ce qui concerne les procédures d’habilitation ?

Notre collègue estime également qu’il est indispensable de clarifier ce qui est prévu pour La Réunion. La réforme de 2003 a consacré le droit à la différenciation pour les outre-mer mais, contrairement aux autres régions régies par l’article 73 de la Constitution, La Réunion ne bénéficie pas d’un véritable pouvoir normatif – elle a la possibilité d’adapter les règles dans les matières relevant de ses compétences, mais elle ne peut pas créer de normes dans les domaines relevant de la loi. Le Gouvernement a choisi de maintenir cette spécificité dans l’alinéa 6 de l’article 17 du projet de loi constitutionnelle. Simultanément, l’article 15 ouvre à toutes les collectivités territoriales la possibilité de déroger aux lois et règlements qui régissent l’exercice de leurs compétences et de fixer elles-mêmes certaines règles de nature législative ou réglementaire. La juxtaposition de l’alinéa 6 de l’article 17 et de l’alinéa 5 de l’article 15 demande des éclaircissements. Ces deux alinéas traitent-ils de la même chose ? Dans cette hypothèse, l’exception réunionnaise de l’article 73 de la Constitution rejoint-elle le droit commun, tel qu’il existerait dans le nouvel article 72 ? En revanche, si l’article 15 du texte prévoit bien un véritable pouvoir normatif pour toutes les collectivités territoriales, quelle est la portée juridique de la limite posée à l’article 73 de la Constitution pour La Réunion ? Ce qui lui est interdit par l’article 73 deviendrait-il possible dans le cadre de l’article 72, ou La Réunion deviendrait-elle la collectivité la moins capable de la République ?

Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice. Monsieur Sacha Houlié, s’agissant du renforcement des droits du Parlement et de l’augmentation du nombre de commissions permanentes, vous reprenez une observation formulée par M. Richard Ferrand. Je vous répète ce qui n’est pas du tout une opposition à bouger sur ce sujet, mais une simple observation : certes, le nombre des commissions a été choisi par les constituants avec des objectifs bien précis, mais je vous demande de réexaminer cette question à l’aune du travail nouveau qui devra être fait en commission. Demain, vous savez que nous allons dans ce sens, le travail sur la loi sera très largement effectué en commission. Nous souhaitons ainsi prolonger la révision constitutionnelle de 2008. À partir du moment où les commissions vont devenir un lieu de délibération assez large où l’on fera la loi grandement, peut-on démultiplier leur nombre à l’infini ? Je sais que ce n’est pas ce que vous proposez, et je vous fais simplement part de ma réflexion.

J’ai déjà répondu à M. Richard Ferrand sur la prévisibilité du calendrier. Nous pouvons progresser ensemble sur ce sujet.

S’agissant du Parlement modernisé, vous m’interrogez sur les thématiques dont le Parlement pourrait s’emparer en évoquant la question du climat. Ce thème pourrait-il figurer à l’article 1er de la Constitution ? Je réponds que rien n’est impossible, et qu’il faut évidemment mesurer ce que cela signifie de deux manières.

L’article 1er de notre Constitution a une forte valeur symbolique. Il comporte très peu de notions qui, toutes, traduisent l’unité de notre République et de notre Nation. Il est évidemment possible d’en diversifier le contenu.

J’ajoute, sans approfondir à ce stade cette observation, que l’enjeu est plus symbolique que juridique. Placer le climat à l’article 1er, pourquoi pas ? Il me semble que la force juridique donnée alors à la lutte contre les changements climatiques n’en sera pas nécessairement singulièrement renforcée. Je pourrais le démontrer, mais je ne veux pas le faire maintenant parce que ce serait peut-être trop long et trop technique. Symboliquement, en tout cas, il est certain que cela serait assez puissant.

Monsieur Guillaume Larrivé, vous m’avez interrogée en particulier sur l’utilisation du référendum à propos des trois textes consacrés à la réforme institutionnelle. Je souligne tout d’abord que ces trois textes ont d’ores et déjà été déposés devant votre assemblée. Cela témoigne du fait que le Président de la République souhaite que le débat s’engage sur ces trois textes devant votre assemblée.

S’agissant du recours au référendum, les choses sont assez claires et découlent du texte de la Constitution. Juridiquement, le référendum de l’article 11 de la Constitution n’est envisageable, s’il en était ainsi décidé, que pour le projet de loi ordinaire et le projet de loi organique, il ne l’est pas pour le projet de loi constitutionnelle. S’il devait y avoir un jour un référendum sur le projet de loi constitutionnelle, ce ne pourrait être qu’un référendum de l’article 89 de la Constitution, qui n’aurait donc lieu qu’après que l’Assemblée et le Sénat auront adopté un texte en termes identiques.

Vous souhaitez ne pas affaiblir l’Assemblée nationale et vous vous opposez aux restrictions du droit d’amendement que vous jugez contraires aux exigences démocratiques. Je crois au contraire, monsieur le député, qu’un droit d’amendement qu’il n’est pas question de réduire, mais que nous entendons centrer sur le texte en discussion, aussi bien pour le Parlement que pour le Gouvernement, constitue une meilleure manière de répondre aux exigences démocratiques.

Enfin, et vous avez déjà eu l’occasion de me présenter cet argument, vous évoquez la question de la combinaison entre la réduction du nombre de députés, à laquelle, si j’ai bien compris, vous ne seriez pas opposé, et l’introduction de la représentation proportionnelle, qui conduit selon vous à un système qui n’est pas du tout satisfaisant, avec deux types de députés. Le Gouvernement entend au contraire permettre une meilleure représentativité de votre assemblée, une représentativité qui la fasse mieux correspondre à ce qu’est la réalité politique des Français. Je pense qu’il s’agit d’une richesse et non d’un handicap.

Je ne reprends pas les autres points que vous avez évoqués car nous aurons peut-être l’occasion d’y revenir un petit peu plus tard.

Madame Laurence Vichnievsky, vous constatez que nous ne parlons aujourd’hui que de la Constitution. C’est vrai, mais les trois textes déposés à l’Assemblée interagissent : c’est parce que les parlementaires seront moins nombreux, parce que le cumul ne sera plus possible, y compris dans le temps, que les fonctions des représentants de la Nation seront modifiées.

Vous m’interrogez par ailleurs sur les compétences des collectivités. Ne faut-il pas saisir l’occasion qui nous est offerte pour reconstruire un régime complètement cohérent des compétences des collectivités territoriales ? Je rappelle que ces compétences sont fixées par la loi, et qu’elles ont été largement modifiées ces dernières années avec la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles, dite « loi MAPTAM », puis la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite « loi NOTRe ». Les élus souhaitent aujourd’hui plus de souplesse pour adapter cette évolution des compétences aux spécificités locales. C’est la raison pour laquelle le projet de loi constitutionnelle offre un cadre qui permettra cette différenciation des compétences. L’objet de la Constitution est bien de dessiner ce cadre, et non vraiment de répartir les compétences dans la Constitution – ce serait beaucoup trop rigide.

Madame Cécile Untermaier, vous appuyant sur les écrits remarquables de Pierre Rosanvallon, vous évoquez de manière générale, la question de la représentativité. Vous m’interrogez sur la Cour de justice de la République en considérant, qu’au fond, nous faisons succéder à une juridiction d’exception, une procédure d’exception. Il ne s’agit pas d’une procédure d’exception, mais bien de la procédure de droit commun applicable devant la cour d’appel. Nous prenons seulement acte de la singularité de la fonction ministérielle, et de la stabilité nécessaire à l’exercice de ces fonctions pour introduire une commission spéciale qui filtrera, en quelque sorte, les différentes demandes. Je rappelle que la décision de la cour d’appel fera l’objet, comme dans la procédure de droit commun, si cela est souhaité, d’un recours en cassation. Il me semble que nous respectons au mieux les procédures de droit commun.

S’agissant du CSM, vous faites référence aux propositions qui résultent de la précédente législature et de ce que l’Assemblée nationale a voté. Nous nous calons sur ces propositions, c’est pour nous essentiel.

Vous évoquez enfin la question de l’adaptation des collectivités territoriales en souhaitant le maintien d’une cohérence. Je rappelle que nous revendiquons cette cohérence dans le projet de loi constitutionnelle parce que le Conseil d’État a insisté sur cet aspect à plusieurs reprises dans son avis. Il a constaté que les dispositions, telles qu’elles étaient présentées, répondaient à cette exigence de cohérence. Il précise, s’agissant des dérogations aux dispositions législatives ou réglementaires, que « les mesures prises dans ce cadre par les collectivités territoriales ne pourront porter atteinte au principe d’égalité entre les personnes auxquelles elles s’appliquent. » L’exigence de cohérence et de respect du principe d’égalité est bien présente. Nous ne souhaitons absolument pas aller vers l’éclatement.

Parmi les dispositions relatives à la démocratie participative continue ou « continuée », comme le font valoir certains auteurs, il me semble, par exemple, que les dispositions relatives au traitement des initiatives citoyennes par la Chambre de la société civile méritent considération. Elles tendent précisément à répondre aux exigences de la démocratie participative.

Monsieur Pierre Morel-À-L’Huissier, nous considérons que l’ordre du jour est actuellement trop rigide et que des difficultés naissent de cette rigidité qui découle du système mis en place en 2008. Nous avons pour objectif d’introduire plus de souplesse. On constate aujourd’hui une forme d’arythmie ou de thrombose – je ne sais pas quels termes médicaux peuvent être employés –, et nous devons trouver les moyens de mieux travailler ensemble.

Nous faisons une proposition , puisque, comme vous l’avez vu, en quelque sorte, nous forçons un peu l’ordre du jour sur un certain nombre de textes. Nous serons évidemment attentifs à vos remarques, mais tel est pour nous le problème et tel est l’objectif.

Vous avez également évoqué la question des amendements en me demandant qui déciderait de leur irrecevabilité. Nous souhaitons que soit exactement repris ce qui se fait aujourd’hui au Sénat : les présidents de commission pourraient exercer ce contrôle.

Vous évoquez aussi la Société Française de l’Évaluation (SFE) et France Stratégie. Ce ne sont pas des propositions nouvelles. Elles circulent actuellement. Je ne veux pas y répondre ici.

Vous avez enfin prononcé le mot « omerta » s’agissant de l’administration face aux demandes des parlementaires. Vous me permettrez de le contester en considérant, en tant que chef d’administration, le nombre de réponses que nous fournissons à des parlementaires, et celui des sollicitations auxquelles nous répondons. Je n’ai vraiment pas le sentiment d’une omerta. Je ne parle pas des auditions auxquelles les ministres doivent légitimement répondre, mais des contacts extrêmement fréquents qui se nouent entre le Parlement et les administrations. Je regrette que vous puissiez les analyser ainsi, même si nous pouvons évidemment toujours améliorer les choses. Je ne souhaite pas que l’on puisse considérer que les administrations font obstacle au contrôle du Parlement.

Concernant l’adaptation, l’article 72 permettra que la norme nationale puisse attribuer des compétences différentes aux collectivités à chaque fois qu’il y aura une spécificité et une volonté locale. Il permettra, aussi, d’habiliter les collectivités à déroger aux règles nationales pour adapter les normes aux spécificités des territoires dans le champ des compétences de ces collectivités, le tout évidemment avec un certain nombre de garanties. J’ai évoqué tout à l’heure les limites que le Conseil d’État avait souhaité voir inscrire dans notre Constitution.

Vous avez dit que « j’avais dit » que le Conseil constitutionnel était une cour suprême. En tant qu’ancien membre du Conseil constitutionnel, je le pense. À vrai dire, je pense plutôt que c’est une cour constitutionnelle, et pas tout à fait une cour suprême, ce n’est pas exactement la même chose. Nous n’allons pas mener ce débat maintenant. La question est de savoir s’il est capital de renommer le Conseil constitutionnel : je ne sais pas, je n’en suis pas certaine.

Monsieur François Ruffin, vous ne serez pas étonné que je ne partage par les observations dont vous avez bien voulu nous faire part. Vous avez parlé d’exercice solitaire et autoritaire du pouvoir ; vous avez parlé de vision monarchique du système. Je crois que ce n’est pas exactement ce que nous construisons. Lorsque nous mettons en place la Chambre de la société civile, encore une fois, avec toutes les observations que vous pouvez et pourrez faire sur son fonctionnement, cela ne relève pas d’une vision autoritaire et autocentrée du pouvoir, mais, au contraire, de la volonté de mieux saisir l’horizontalité de ce que nos concitoyens peuvent ressentir.

Lorsque nous cherchons à accroître les pouvoirs de contrôle du Parlement, nous ne sommes pas dans la logique que vous décrivez. Il y a moins d’une semaine, dans cette même salle, j’étais soumise à la question par vos collègues sur la manière dont j’avais géré mon budget. Je devais répondre sur des sujets extrêmement concrets et précis. Il s’agit bien une capacité donnée au Parlement d’accroître son contrôle sur les politiques publiques. Nous donnons en plus la capacité au Parlement de faire des propositions à la suite du contrôle des politiques publiques, ce qui me semble très positif. Je ne crois décidément pas que tout cela relève d’une quelconque vision exclusivement monarchique. Vous observerez par ailleurs qu’aucun des pouvoirs du Président de la République ne fait l’objet d’une quelconque accentuation dans le projet de loi constitutionnelle.

Enfin, je ne partage pas du tout votre expression lorsque vous parlez du Parlement « pantin de l’exécutif ».

Durant la dernière législature, le volume des textes s’est accru de 30 % entre leur entrée et leur sortie du Parlement. Cet accroissement du nombre des dispositions législatives dans les textes n’a pas pour origine le seul Gouvernement, il s’explique aussi par l’adoption d’amendements d’origine parlementaire.

Mme Danièle Obono. Non !

Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice. Madame Obono, je veux bien que vous niiez cela, mais c’est une réalité. Cela signifie que des amendements sont construits, co-construits, portés, défendus par le Parlement. C’est sain, c’est naturel, c’est évidemment ce que nous voulons respecter. C’est vraiment vers cela que nous souhaitons aller.

Monsieur Jean-Paul Dufrègne, vous souhaitez que la Constitution prenne en compte les notions de superficie et de population pour nuancer le critère démographique utilisé la plupart du temps. En fait, même si ces critères peuvent être inscrits dans la Constitution, vous souhaitez surtout modifier les jurisprudences du Conseil constitutionnel, car c’est lui qui, notamment en matière électorale, s’agissant du découpage des circonscriptions, utilise ce critère démographique.

Je sais que l’Association des maires ruraux de France défend l’idée que le principe d’égalité devant le suffrage, qui dépend du nombre d’habitants, pénalise la représentation des territoires ruraux, et je crois que c’est ce que vous avez voulu exprimer. Je vous rappelle toutefois que le Conseil constitutionnel permet déjà de déroger à la stricte proportionnalité par rapport à la population pour des motifs d’intérêt général, en particulier celui qui tient à la représentation de tous les territoires. C’est d’ailleurs ce qui permet à toutes les communes de disposer d’un siège dans les intercommunalités.

S’agissant de La Réunion, nous avons maintenu le droit en l’état. Les choses restent telles qu’elles sont depuis 2003. À ce stade, nous n’avons pas souhaité revenir sur les dispositions prises à l’époque, faute de consensus local pour modifier le texte. En tout état de cause, La Réunion disposera évidemment des mêmes possibilités que les collectivités de l’article 72 de la Constitution. L’adaptation ouverte portera sur ses compétences, ce qui constitue une différence avec les autres collectivités de l’article 73.

Mme Marie Guévenoux. Le rapporteur général a rappelé notre attachement et notre volonté de promouvoir un Parlement au cœur de notre démocratie représentative qui soit libre et moderne. Madame la garde des Sceaux, vous avez précisé l’intention du Gouvernement de maintenir les grands équilibres de la Ve République. Dans ce cadre, cette réforme institutionnelle, qui correspond à des engagements forts du Président de la République, ne doit ni céder aux effets de mode, ni s’abandonner au confort de ne rien changer à un fonctionnement qui n’est plus en adéquation avec les attentes des Français. Ils demandent une meilleure représentativité et une meilleure efficacité du Parlement.

Le projet de révision institutionnelle est un tout. Ses premiers éléments ont été examinés l’été dernier avec la loi pour la confiance dans la vie politique. Ce travail se poursuivra à l’automne avec le projet de loi organique et le projet de loi ordinaire comportant en particulier la réduction du nombre de parlementaires et l’instauration d’une dose de proportionnelle. Cette dernière mesure ne crée en aucun cas, à mes yeux, un député de seconde zone : elle œuvre pour une meilleure représentativité. Ces textes comportent aussi l’interdiction de cumuler plus de trois mandats dans le temps. Sur ce dernier point, pouvez-vous nous préciser ce qui a présidé à votre choix de ne pas retenir l’interdiction dans le temps dans le projet de loi constitutionnelle ?

Mme Émilie Chalas. L’évolution de notre démocratie, sur le plan national comme local, atteste de la volonté d’un nombre croissant de nos concitoyens de s’impliquer dans la vie politique. Si les élections restent le moyen principal d’y parvenir, elles sont trop peu nombreuses, et les électeurs nous démontrent, année après année, leur mécontentement en se rendant de moins en moins aux urnes. C’est pourquoi il me semble nécessaire d’améliorer la démocratie locale au plus près du citoyen, au plus près de son quotidien.

La démocratie – représentative, directe et participative – doit avancer conjointement dans une République souhaitant donner davantage de moyens d’expression à ses citoyens, tout en préservant les garanties de stabilité et de pluralisme qu’apportent les élections. La réforme constitutionnelle de 2008 avait pour ambition de faire entrer la pétition citoyenne dans la Constitution ; celle de 2018 doit y faire entrer le citoyen.

L’article 72-1 de la Constitution prévoit déjà la participation citoyenne grâce à deux instruments : le droit de pétition et le référendum local. L’application de ces deux dispositifs est prévue par la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, et référencée au code général des collectivités territoriales aux articles LO. 1112-1, LO. 1112 -7, et L. 1112-16.

À l’initiative des citoyens, une pétition peut être lancée dans le domaine de compétence de la collectivité concernée. Elle sera obligatoirement examinée en conseil municipal si elle récolte un cinquième des signatures des électeurs inscrits. Cette demande ne lie toutefois par le conseil municipal dans sa décision. À Grenoble, par exemple, il faudrait donc recueillir aujourd’hui 16 900 voix pour qu’une pétition soit examinée.

À l’initiative de la collectivité, le référendum local permet de soumettre au suffrage un sujet relevant de sa compétence. Le résultat s’impose à la collectivité si deux conditions sont réunies : 50 % des électeurs inscrits doivent participer à ce vote, et, bien sûr, la proposition doit obtenir la majorité des suffrages exprimés. Si nous conservons l’exemple de Grenoble, il faudrait recueillir plus de 42 410 voix et la majorité des suffrages exprimés.

Madame la ministre, comment faire vivre les outils existants de la démocratie locale, qui sont trop peu utilisés ? Comment leur donner plus d’efficacité ? Ne serait-il pas envisageable de réduire les seuils légaux de pétitions pour faciliter la saisine du conseil municipal, de faire de même concernant le référendum, et de revoir ses modalités d’organisation ?

M. Jean-François Eliaou. Le contrôle et l’évaluation des politiques publiques sont explicitement mentionnés dans le projet de loi constitutionnelle. Je pense qu’il s’agit d’un point extrêmement important. Ces deux missions, qui relèvent de l’article 24 de la Constitution, nécessitent de véritables moyens.

Il semble d’abord très important de sanctuariser la semaine de contrôle parlementaire dans la Constitution. Cette exigence est partiellement satisfaite par l’article 9 du projet de loi constitutionnelle qui modifie le quatrième alinéa de l’article 48 de la Constitution. Malheureusement, elle ne l’est que partiellement, car il est proposé que la nature des thèmes et des projets de textes à examiner en urgence soit élargie. On peut y voir une contradiction étant donné que l’ordre du jour reste fixé de façon prédominante sous l’autorité du Gouvernement.

Afin de préparer les textes, il semble ensuite essentiel, comme le rapporteur général l’a dit, et il ne s’agit pas d’un caprice, que le Parlement ait communication, deux à six mois à l’avance, du calendrier des projets de loi inscrits par le Gouvernement. Cela doit nous mettre en situation de les évaluer.

En tant rapporteur du groupe de travail sur les moyens de contrôle et d’évaluation, mis en place par le Président de l’Assemblée nationale, j’ajoute qu’il faut créer au sein du Parlement ou de l’Assemblée nationale une agence d’évaluation des politiques publiques, qui se penche en particulier sur les aspects économiques et financiers de cette évaluation.

Madame la ministre, j’aimerais avoir votre avis sur ces différents points.

M. Arnaud Viala. Madame la garde des Sceaux, s’agissant du droit d’amendement, vous avez expliqué à plusieurs reprises qu’il fallait cantonner le droit d’amendement à l’objet du texte étudié. Pourriez-vous préciser votre pensée et expliciter cette formulation ?

Pour ma part, je considère qu’aujourd’hui, des questions se posent déjà sur la notion de cavalier législatif. J’estime que tout parlementaire doit pouvoir enrichir un texte sans s’éloigner par trop de son thème initial. Cantonner le droit d’amendement à l’objet initial du texte est sujet à interprétation et je voudrais avoir des précisions sur ce point.

Je m’élève fermement contre l’idée de confier l’évaluation à une agence. L’évaluation relève précisément du travail des parlementaires et des services qui les soutiennent : il n’est pas du tout imaginable de l’externaliser. Quel est votre point de vue sur ce sujet ?

S’agissant de la transformation du Conseil économique, social et environnemental, pouvez-vous nous dire pourquoi vous considérez que le Parlement, à commencer par l’Assemblée nationale, n’est pas la Chambre de la société civile ? La majorité actuelle a présenté sa victoire comme l’arrivée massive de la société civile au Parlement, et je voudrais que vous m’expliquiez quelle est la nuance entre des parlementaires, en particulier des députés élus au suffrage universel direct, qui ne sont ni des technocrates, ni des figures exceptionnelles, et la société civile.

M. Jean-René Cazeneuve et moi-même avons rédigé un rapport consacré au thème « Expérimentation et différenciation territoriale ». S’agissant de la révision de l’article 72 de la Constitution, êtes-vous prête à envisager que tout territoire puisse solliciter l’adaptation de la loi à ses spécificités ?

Mme Isabelle Florennes. Le projet de loi constitutionnelle comporte des évolutions et des nouveautés qui nous paraissent bienvenues, voire nécessaires. Je pense par exemple à la procédure de législation en commission, mécanisme qui semble faire ses preuves au Sénat et qui pourrait être utile à l’Assemblée nationale, en particulier pour les textes techniques pour lesquels une logique de compromis me paraît plus efficace.

Je pense également au droit à la différenciation, sujet particulièrement cher au groupe MODEM et apparentés, qui permettra à des territoires d’appliquer différemment certaines législations afin de répondre plus efficacement aux réalités qui leur sont propres.

Je pense enfin à la future Chambre de la société civile, bien que nous ayons des réserves sur son nom. Il nous semble, en tout cas, nécessaire aujourd’hui de faire évoluer le Conseil économique, social et environnemental.

Les trois articles que je viens d’évoquer ont un point commun : ils renvoient à des lois organiques. À ce stade, si nous sommes d’accord sur le principe de ces évolutions, nous souhaitons disposer d’éléments plus concrets sur leur mise en œuvre. Dans quel délai le Gouvernement pourrait-il présenter ces lois organiques, et quelles en seront les principales orientations ? Afin d’examiner le projet de loi constitutionnelle dans les meilleures conditions il nous paraît nécessaire d’obtenir une visibilité et des précisions sur ces lois organiques.

Mme Marie-France Lorho. La réforme de la désignation des membres du parquet est un sujet important. La place attribuée au parquet est grandissante : une peine est parfois proposée sans qu’il y ait besoin du juge du siège.

Les points de vue varient sur cette question, se fondant sur la notion d’efficacité de l’institution ou la manière d’administrer la justice. Le texte propose d’entériner une pratique à l’œuvre depuis 2012, puisque, depuis cette époque, le Gouvernement suit toujours les recommandations du Conseil supérieur de la magistrature. Il s’agit d’ancrer dans le droit l’indépendance renforcée du parquet – son indépendance et l’importance de ses avis ayant déjà été accrues depuis 2008. Toutefois, nous le savons bien, et c’est une partie de votre argumentaire, en raison de l’article 20 de notre Constitution, il existe un lien puissant entre votre ministère et les magistrats. Entre volonté générale et conservation d’une nécessaire indépendance, ne pensez-vous pas que l’article 12 du projet de loi constitutionnelle constitue un pas de trop en direction du gouvernement des juges, alors même que, dans une décision du 8 décembre 2017, le Conseil constitutionnel jugeait l’indépendance du parquet suffisamment garantie ?

M. Jean-Félix Acquaviva. Je pourrais évoquer certains éléments sur lesquels nous seront vigilants, comme la limitation du droit d’amendement ou la question des pouvoirs du Parlement, mais je m’attarderai essentiellement sur le volet territorial de la révision.

Une crainte, une peur – bien malheureusement, il s’agit d’une peur assez maladive de la République – reste inscrite dans ce projet de loi constitutionnelle. Elle concerne le transfert de responsabilités. Comme vous le savez, nous sommes de fervents partisans de l’autonomie pour la Corse, mais pas seulement pour elle : nous avons une vision globale et décentralisée de la République. L’autonomie est un principe de vie ; l’autonomie est le contraire de l’assistanat et de la dépendance. L’autonomie, c’est s’assumer, c’est la responsabilisation et la responsabilité des acteurs.

Il faut pour cela pouvoir s’appuyer sur des contrats et des pactes clairs, et balayer la peur du transfert de responsabilités pour que les territoires s’assument directement : soit par des règles liées aux lois et règlements, ce qui est le cas pour certains statuts actuels, comme en Polynésie française, qui bénéficie de l’autonomie, soit par l’adaptation directe de certaines lois et de certains règlements afin de les rapprocher de la vie des citoyens.

Malheureusement, en ce qui concerne la Corse, vous avez mis dans la Constitution ce qui ne fonctionnait pas dans le statut législatif : le droit de demander des adaptations. Ce droit n’a jamais trouvé de traduction dans la réalité. Il y a eu quarante demandes d’adaptation, mais aucune n’a eu le moindre écho auprès des gouvernements successifs, ce dont la vie économique et sociale de la Corse a pâti.

Dans quelle mesure seriez-vous favorable à ce que l’on clarifie cette notion pour la Corse, mais aussi pour d’autres territoires ? Il faut éviter de créer des usines à gaz et des ersatz qui iraient à l’encontre des objectifs de ce projet de loi constitutionnelle, favorable à une vraie démocratie, et qui décevraient vraiment les populations des territoires, faute de résultats en termes économiques, sociaux et culturels. Aujourd’hui, 400 millions d’Européens vivent sous des régimes autonomes.

Mme Danièle Obono. Je veux en premier lieu, Madame la garde des Sceaux, réagir à une remarque que vous avez faite tout à l’heure. Il me semble important de le rappeler : non seulement les Français n’ont pas voté aux mois de mai et juin derniers pour votre projet de réforme constitutionnelle, mais l’élection d’Emmanuel Macron est loin d’avoir résolu la crise démocratique et institutionnelle que connaît notre pays. Au contraire, je dirais même qu’elle l’a aggravée avec la manière dont le président jupitérien exacerbe, jusqu’à la caricature, tous les travers de la Ve République. Mais, oui, vous avez raison, ce projet n’amorce certainement pas la transformation constitutionnelle et institutionnelle qu’il faudrait. Pour notre part, nous appelons de nos vœux la VIe République, une assemblée constituante, la seule véritable démarche à même de transformer véritablement les institutions et de refonder le contrat politique qui unit aujourd’hui les citoyens et les citoyennes dans un destin commun et une volonté commune de construire ensemble la société et la nation. Il faudra donc attendre que nous soyons aux responsabilités. Alors on parlera véritablement d’un changement institutionnel qui en vaut la peine.

Nous ne nous inscrivons pas moins dans le débat, puisque c’est sur le fondement de ces idées et de ces propositions que nous avons été portés à l’Assemblée nationale. Le grand absent de votre projet, c’est celui qui devrait être au centre : le peuple. Où est le peuple, madame la garde des Sceaux, dans ce projet de révision constitutionnelle ? Non pas un peuple qu’on consulte tous les cinq ans, non pas un peuple qui a le droit de faire des pétitions – même s’il y a certainement de quoi étendre encore plus le champ de ce type d’outil –, mais un peuple actif, qui a un pouvoir de contrôle et de sanction à travers des outils comme la révocation des élus, un peuple qui n’est pas simplement actif en termes politiques, mais aussi dans l’ensemble de la société ? Où est le peuple, madame la garde des Sceaux ?

Selon la réponse que vous donnerez, l’importance et la véritable nature de votre réforme se révéleront. Malheureusement, j’ai bien peur que cela ne finisse en un ripolinage de la Ve République, sans aller au fond des choses.

Mme Hélène Zannier. Ma question sera beaucoup plus précise. Qu’en est-il de l’opportunité de l’expression d’éventuelles opinions séparées lorsque le Conseil constitutionnel rend une décision ? Le rapport présenté par MM. Bartolone et Winock et le Président de la République s’exprimant devant la Cour de Cassation l’ont préconisé.

Parmi les critiques adressées au Conseil constitutionnel figure en effet le manque de motivation des décisions rendues. Dès lors, il apparaît que la publication par les juges constitutionnels de leurs commentaires permettrait à nos concitoyens de mieux comprendre celles-ci.

Dans l’hypothèse où vous ne seriez pas favorable à la possibilité d’une expression des opinions séparées, je souhaiterais votre opinion sur d’autres possibilités. Par exemple, lorsque le Conseil d’État rend un avis, les conclusions du rapporteur public permettent d’éclairer le raisonnement. Pensez-vous que l’une ou l’autre possibilité – les opinions séparées ou la publication des conclusions – soit opportune ?

M. Paul Molac. Mes chers collègues, j’ai bien peur que cette réforme ne renforce finalement le pouvoir de l’exécutif. On sait que 90 % des lois sont issues de projets de loi. Vous venez de nous dire, madame la garde des Sceaux, que les lois s’accroissent de 30 % en passant au Parlement, je pourrais, si j’étais taquin, vous dire que le Parlement fait donc 30 % des lois et le Gouvernement 70 %.

Ce qui m’inquiète, outre l’agenda – mais cela concerne plutôt le Sénat –, ce n’est pas l’idée de revoir la procédure, car il y a des longueurs, et nous pourrions trouver un accord. C’est la limitation des amendements. J’avoue mon trouble sur ce point. Comment le parlementaire peut-il rester libre de relayer un certain nombre d’idées exprimées dans la société ? Si l’on règle comme vous le dites la question des amendements, j’ai bien peur de ne pas y retrouver mon compte.

Je m’associe aussi à la question de Mme Hélène Zannier. L’expression des opinions dissidentes dans les décisions du Conseil constitutionnel me paraîtrait de bon augure pour faire évoluer le droit.

Quant aux collectivités locales, est-il nécessaire que les collectivités à statut spécial figurent dans la Constitution, dans la mesure où il y en a déjà, comme Lyon ou la Corse ?

Les propos que vous avez tenus à propos de la possibilité de déroger aux règlements et aux lois m’ont beaucoup intéressé. Il conviendra d’être attentif aux modalités édictées en loi organique. Mon collègue Jean-Félix Acquaviva a rappelé que la Corse, normalement habilitée à déroger, n’avait jamais obtenu que des réponses négatives.

Enfin, manque à ce projet de révision constitutionnelle la ratification, pourtant promise par le Président de la République, de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Et, évidemment, je ne vois rien sur les minorités. Étant donné que je suis un minoritaire breton, cela m’inquiète un peu.

M. Jean-Michel Mis. Au cœur des enjeux internationaux, européens et nationaux depuis de nombreuses années, le numérique s’impose comme une préoccupation majeure. Les exemples ne manquent pas ces derniers mois avec la fin de la neutralité du net annoncée aux États-Unis, le scandale de Cambridge Analytica, la mise en place du règlement général sur la protection des données (RGPD) au sein de l’Union européenne et la lutte contre les fausses informations. Bien que postulats nécessaires à notre démocratie et à la société que nous sommes en train de construire, les grands principes du numérique sont absents de la norme suprême. Il est pourtant souvent débattu du numérique sous ses différentes formes devant le Conseil constitutionnel, que ce soit sous l’angle du respect de la vie privée, de la liberté d’information ou encore de la liberté d’expression. Ainsi que vous l’avez rappelé, madame la garde des Sceaux, la France avait fait, en 2004, le choix d’affirmer avec force son attachement à la protection de l’environnement en ajoutant, au bloc de constitutionnalité, une charte. Plébiscitée, elle a permis de grandes avancées en énonçant des principes tels que le principe de précaution. Le Président de la République a souhaité mettre en exergue ce principe de souveraineté numérique également, en nommant M. David Martinon, avec rang d’ambassadeur, pour défendre cette préoccupation dans les instances internationales.

Je vous poserai donc, madame la garde des Sceaux, deux questions très simples auxquelles j’associe Mme Paula Forteza, qui, avec notre collègue sénateur Christophe-André Frassa, préside le groupe de travail sur les droits et libertés constitutionnels à l’ère du numérique. Ne pensez-vous pas qu’il convient d’engager une réflexion sur la place du numérique au sein de l’ordre constitutionnel afin de lui accorder les garanties nécessaires à son expression démocratique ? Une telle sauvegarde pourrait-elle prendre la forme d’une charte ?

M. Erwan Balanant. Madame la garde des Sceaux, réviser la Constitution, c’est interroger notre démocratie, son état et son devenir, et, en propos liminaire, peut-être en guise d’amical avertissement, je souhaite dire qu’il n’existe pas de démocratie sans Parlement fort. L’examen du texte proposé nous offrira de nombreux moments pour interroger l’état de notre démocratie mais je souhaite m’arrêter un instant sur la transformation du Conseil économique, social et environnemental (CESE), qui pourrait être l’occasion de particulièrement la moderniser.

Tout d’abord, je pense que nous débattrons du nom choisi. La société civile, mon collègue Viala l’a rappelé, est un concept aujourd’hui complètement non défini, dont le sens varie d’un locuteur à l’autre. Je pense sincèrement qu’inscrire dans le marbre de notre Constitution un terme indéfini est un véritable danger, et d’autant plus si cette chambre réformée doit se saisir de la participation citoyenne. Il y a là quelque chose qui doit, à mon sens, être revu.

Dans cette rénovation et cette interrogation sur notre démocratie, nous avons aujourd’hui à régler un paradoxe : nos concitoyens veulent participer de plus en plus à la décision et, en même temps, une crise de confiance affecte le concept de représentativité. J’en veux pour preuve le faible taux de participation à chaque élection.

J’aimerais, madame la garde des Sceaux, que vous nous éclairiez sur la manière dont s’articuleront au sein du nouveau CESE les corps intermédiaires, qui forment aujourd’hui son essence, et l’organisation de la participation citoyenne et des pétitions. J’aimerais aussi savoir comment s’articuleront cette chambre nouvelle, dans toute sa singularité, et ce qui reste l’essence de notre démocratie, la représentation nationale.

M. Michel Castellani. Je reviendrai sur la capacité d’adaptation des collectivités territoriales, plus spécifiquement de la Corse. C’est pour nous un point essentiel, non que nous voulions réformer pour réformer mais parce que nous voyons dans cette capacité la possibilité pour la Corse d’être dotée de moyens indispensables à l’amélioration des conditions sociales, à la préservation de sa langue ou à la lutte contre la spéculation.

N’y voyez pas d’intention maligne, madame la garde des Sceaux, nous vous interrogeons par souci de clarté. Qu’est-ce qui distingue l’actuel article L. 4422-16 du code général des collectivités territoriales, issu du « statut Joxe », de l’article 16 du présent projet de loi constitutionnelle ? L’article L. 4422-16 dispose : « l’Assemblée de Corse peut présenter des propositions tendant à modifier ou à adapter dispositions réglementaires en vigueur ou en cours d’élaboration ». L’article 16 du présent projet de loi constitutionnelle dispose pour sa part que « [d]es adaptations peuvent être décidées par la collectivité de Corse dans les matières où s’exercent ses compétences et si elle y a été habilitée, selon le cas, par la loi ou le règlement ».

M. Christophe Euzet. Madame la garde des Sceaux, c’est avec ma double casquette de député de la majorité et de constitutionnaliste que je souscris à l’esprit et à l’ambition du texte que vous nous présentez. Je souscris à l’esprit parce que les grands équilibres de la Ve République sont respectés et à l’ambition parce que le souci de rénovation est bien au rendez-vous, faisant fi du conservatisme mais sans nous engager sur la voie de la politique de la table rase. Il ne vise que l’intérêt des Français et repose sur la logique de l’efficacité, de la responsabilité et de l’approfondissement de la modernisation entreprise par la loi constitutionnelle de 2008. En résumé et pour faire bref, je suis d’accord avec tout !

Au-delà, je crois à l’inventivité et à l’ingéniosité des institutions lorsqu’elles se travaillent de l’intérieur. Je crois que nous pouvons améliorer encore ce texte d’excellente facture, sans affecter ses grands équilibres mais seulement pour améliorer la qualité du travail parlementaire, souci évoqué à de multiples reprises cet après-midi.

On a beaucoup parlé de la planification indicative, précieuse pour les parlementaires que nous sommes. On a suggéré à plusieurs reprises un « décloisonnement » des commissions. Peut-être pourrions-nous chercher une solution intermédiaire : non pas renoncer au principe du cloisonnement mais relever le plafond.

Pour aller plus loin, je suggère que nous réfléchissions à la possibilité, une semaine après l’examen des projets de loi en conseil des ministres, d’un débat d’orientation préalable qui nous permettrait à la fois d’éviter les fastidieuses discussions générales lorsque nous abordons la discussion des textes en séance plénière, et, par ailleurs, d’éviter l’examen de motions de rejet superfétatoires. Réfléchissons aussi aux modalités du temps programmé et au délai de dépôt des amendements gouvernementaux en séance. Peut-être pourrions-nous encadrer dans le temps la procédure prioritaire prévue par le projet de façon que les intrusions de l’exécutif dans la semaine d’évaluation et en s’exonérant des délais d’instruction des textes par les commissions ne prennent un tour exagéré ?

Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice. Madame Guévenoux, vous avez évoqué l’interdiction du cumul des mandats dans le temps et m’interrogez sur le point de savoir pourquoi cela ne figure pas dans le projet de loi constitutionnelle. Avant de choisir de placer le sujet dans les textes adjacents, nous avons évidemment procédé à des consultations juridiques, et il nous a semblé que cela ne relevait pas du niveau constitutionnel. C’est d’ailleurs ce que le Conseil d’État a confirmé : il a précisé dans son avis que la loi organique suffisait pour limiter le cumul des mandats dans le temps, qu’aucun principe constitutionnel n’y faisait obstacle. Nous ne souhaitons pas, de manière générale, que figurent dans le projet de loi constitutionnelle des dispositions qui relèvent d’un autre niveau. Pour autant, cela n’enlève rien à l’importance de cette mesure, qui est un pilier de la réforme voulue par le Président de la République. C’est au terme d’une analyse juridique poussée que nous avons opéré ce choix. L’article 25 de la Constitution renvoie à une loi organique pour les inéligibilités. Certes, l’article 3 de la Constitution aurait pu nous conduire à nous interroger, mais notre décision est conforme à la hiérarchie des normes, ce que le Conseil d’État a validé.

Madame Chalas, vous évoquez les pétitions et référendums locaux, une question qui m’intéresse beaucoup : j’ai, il y a longtemps, écrit un article sur le référendum local dans lequel je constatais, comme vous le soulignez, que cela ne fonctionne pas. L’article 72-1 de la Constitution renvoie à la loi le soin de définir les conditions du droit de pétition et à la loi organique celle du référendum local. Une pétition peut être engagée sur les compétences des collectivités locales ; elle sera examinée si elle recueille un cinquième des signatures des électeurs pour les communes. Quant à la question posée par référendum, elle recevra une suite favorable si elle recueille la majorité des suffrages exprimés et un taux de participation de 50 %. Cette condition de participation a été validée par le Conseil constitutionnel dans une décision du 30 juillet 2003. Ces seuils peuvent paraître élevés, notamment dans un contexte de baisse de participation des citoyens. Je suis ouverte à ce que nous réfléchissions ensemble aux moyens de renforcer ces procédures. Je crois d’ailleurs que le débat pourra avoir lieu au moment de l’examen du projet de loi organique. Tout ce qui peut renforcer les outils de la démocratie et de la démocratie locale est intéressant.

Monsieur Eliaou, vous avez émis trois souhaits : la sanctuarisation de la semaine de contrôle, la communication du calendrier et la création d’une agence d’évaluation des politiques publiques.

La volonté du Gouvernement est de desserrer la rigidité de l’ordre du jour actuel mais cela ne signifie pas annuler tout ce qui est réservé au contrôle. Il faut voir la meilleure manière d’y parvenir. Comme je l’ai dit, nous avons fait une proposition qui nous semble relativement souple ; vous en jugerez.

Vous avez noté parallèlement que nous souhaitions « doper » la semaine de contrôle en la renforçant par la possibilité d’y inscrire des propositions de loi résultant des évaluations que vous aurez conduites. Il me semble que l’évaluation est bien l’avenir du Parlement.

S’agissant de l’agence d’évaluation des politiques publiques, ce n’est pas une option que nous avons retenue. En revanche, depuis tout à l’heure, plusieurs suggestions ont été présentées par les uns et les autres, et nous aurons sûrement l’occasion d’y revenir.

Monsieur Viala, s’agissant du droit d’amendement, peut-être le mot « cantonner » était-il maladroit, je vous l’accorde volontiers : l’idée est que les amendements déposés par le Parlement et le Gouvernement respectent les conditions déjà existantes dans la Constitution pour écrire la loi. Il s’agit d’éviter que des amendements portant des articles additionnels s’agrègent au texte initial, avec un lien avec celui-ci parfois très ténu. Cela répond également à un principe de lisibilité et de clarté des textes législatifs. Il est important pour nous d’arriver à des textes globalement cohérents.

Vous me demandez également en quoi le Parlement n’est pas une chambre de la société civile. Le Conseil d’État a indiqué dans son avis que la notion de société civile pouvait figurer dans la Constitution ; elle figure d’ailleurs d’ores et déjà à l’article 11 du Traité sur l’Union européenne et à l’article 15 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La société civile renvoie à tout ce qui n’est pas l’État, les institutions et les élus. La différence entre votre assemblée et la chambre de la société civile, c’est que vous avez été élus par le suffrage universel ; ce n’est pas de cette manière que sont désignés les membres de la société civile. Cela n’empêche évidemment en rien, comme vous l’avez relevé, de nombreux parlementaires d’être membres de la société civile.

Vous m’interrogez en outre sur l’adaptation de la loi, en la sollicitant pour différentes spécificités. C’est, je crois, quelque chose qui est prévu par les dispositions constitutionnelles proposées.

Madame Florennes, vous avez évoqué le droit à la différenciation, en souhaitant que le contenu des lois organiques qui porteraient sur ces questions vous soit présenté le plus rapidement possible. Je répète ce que j’ai dit dans mes propos préalables : pour toutes les lois organiques relatives aux collectivités territoriales, nous serons en mesure, au mois de juillet, au moment du débat devant le Parlement, de présenter à tout le moins les orientations générales.

Madame Lorho, vous craignez que la garde des Sceaux perde son pouvoir de définition des politiques pénales du fait d’un pouvoir plus grand donné au CSM. Ce n’est pas du tout l’objectif. Nous souhaitons inscrire dans la Constitution la nomination du parquet sur avis conforme du CSM. Cela ne prive absolument en rien le garde des Sceaux de son pouvoir de donner des instructions générales en vertu de l’article 20 de la Constitution. Nous assurons mieux l’impartialité et l’indépendance des magistrats du parquet par le pouvoir de nomination.

Monsieur Aquaviva, et je réponds également à M. Castellani, les dispositions que nous inscrivons au sujet de la Corse constituent une innovation importante. C’est la première fois qu’elle figure avec une telle ampleur dans la Constitution. C’est la reconnaissance, je l’ai dit dans mon propos introductif, de la singularité de la seule île française qui a en Europe la taille d’une région – et nous le faisons d’ailleurs à l’instar de ce qui existe déjà dans d’autres pays, comme l’Espagne. Deux dispositions sont prévues par le texte : d’une part, la loi pourra être adaptée, comme les règlements, pour tenir compte des spécificités de l’île, et, d’autre part, ces adaptations pourront être décidées par la collectivité de Corse pour ses propres compétences. Il me semble que cela répond à votre préoccupation. C’est, par exemple, la question de la fiscalité. La collectivité pourra créer des taxes locales sans qu’il soit besoin de créer les mêmes sur le continent. Ce sera le cas des taxes d’accès aux aires maritimes. L’idée, c’est qu’il soit possible de donner à la collectivité corse des compétences que n’ont pas les régions du continent.

Madame Obono, vous me demandez où est le peuple. Le peuple, c’est vous. C’est vous qui le représentez. Vous représentez la nation et le peuple. En outre, le peuple est partout dans notre projet. Il élit, il choisit, il est l’objet de votre travail. C’est bien le peuple qui vous a élus. C’est bien le peuple qui a choisi au printemps 2017 et son choix n’a pas porté sur les options que La France insoumise avait proposées. Vous souhaitiez en effet revenir à une constituante et à des éléments de démocratie plus directe ; ce n’est pas le choix qui a été fait. Le peuple est l’objet constant des préoccupations du Parlement. Le renouvellement de la classe politique traduit précisément le choix fait en juin 2017 par le peuple. Le peuple, par ailleurs, se retrouve dans la volonté que nous portons de développer la représentation proportionnelle. Nous avons la certitude en effet que cela permettra à notre démocratie, en étant plus représentative, d’être plus efficace. Le peuple est partout, et c’est d’ailleurs notre seule légitimité.

Madame Zannier, vous m’interrogez sur le travail du Conseil constitutionnel, à la fois sur sa motivation, que vous ne jugez pas assez détaillée, sur la publication des avis des rapporteurs et les opinions dissidentes. Sur les opinions dissidentes, ou opinions séparés, le Président de la République, lors du discours prononcé à la cour de cassation, a fait part de son souhait que les cours faîtières puissent développer les opinions dissidentes. C’est un sujet, me semble-t-il, qui relève, non pas du niveau constitutionnel mais des lois organiques – si le choix en était fait. Ensuite, c’est un sujet dont il faut longuement discuter. J’en mesure l’intérêt ; c’est d’ailleurs une pratique qui existe dans de nombreuses démocraties. J’en mesure également les limites, dans le positionnement que cela induit pour les membres du Conseil constitutionnel.

Sur la motivation, je dirais juste que le Conseil constitutionnel a, depuis plus d’un an, beaucoup avancé sur une motivation plus développée et plus claire. Enfin, vous savez que désormais les rapports du Conseil constitutionnel sont accessibles au terme d’un délai de vingt-cinq ans.

Monsieur Molac, l’adaptation vise à permettre aux collectivités de demander à adapter des normes dans leur champ de compétence. Pour autant, il faudra que la loi autorise ces adaptations. L’objectif n’est évidemment pas qu’il y ait autant de dérogations que de collectivités. Comme l’a précisé le Conseil d’État, il s’agira de donner sa pleine application au principe de subsidiarité. Si nous révisons la Constitution, ce n’est pas pour ranger ces nouvelles possibilités dans un placard. Il faudra que nous les fassions vivre ensemble.

S’agissant de la ratification de la charte des langues régionales, je ne doute pas que le débat viendra devant le Parlement. Je sais que vous y êtes attaché et je suis certaine que vous trouverez l’occasion de porter à nouveau ce sujet.

Monsieur Mis, vous m’avez interrogée, en votre nom et au nom de madame Forteza, sur la question du numérique. C’est un enjeu essentiel, qui va dépasser le cadre national. Peut-être le savez-vous : il a été l’objet quasiment unique de la dernière réunion du Conseil « Justice » de l’Union européenne, à Luxembourg, où je me trouvais avant-hier. Vous-mêmes avez récemment adopté le Règlement général sur la protection des données (RGPD).

Il y a bien sûr des incidences réelles de cette révolution numérique sur la citoyenneté. La proposition de loi sur les fausses nouvelles, dont vous allez débattre, aborde l’un de ces éléments. Le Gouvernement est attentif aux travaux du groupe de travail commun à l’Assemblée nationale et au Sénat, comme à la portée des principes qu’il proposera, à leur pérennité dans un contexte de forte évolution technologique et à leur articulation avec nos engagements européens et internationaux.

Monsieur Balanant, j’ai bien entendu votre observation préalable : « Il n’existe pas de démocratie sans Parlement fort. » C’est une position que je partage. Je ne reviendrai pas sur la définition de ce qu’est la société civile, mais, s’agissant de la Chambre de la société civile et de la participation citoyenne, il conviendra en effet de trouver une articulation entre elle et le Parlement. Permettez-moi seulement d’observer que le texte constitutionnel n’en dit pas grand-chose, de sorte qu’elle devra être construite dans la loi organique. Voilà ce que nous devrons esquisser, voire plus si nous y arrivons, au moment des débats. Il est absolument impératif de construire cette articulation entre les deux institutions, l’une représentative par l’élection, l’autre porte-parole de la société civile. Je sais que votre rapporteure, Mme Braun-Pivet, travaille sur le sujet avec efficacité.

Monsieur Euzet, j’accueille avec enthousiasme votre accord de principe. Vous évoquez des bonifications, au sens juridique du terme, notamment sur le débat d’orientation préalable, c’est en effet une piste à creuser.

M. Didier Paris, président. Madame la garde des Sceaux, je vous remercie de ces réponses complètes et précises.

La réunion s’achève à 20 heures 55.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - M. Erwan Balanant, M. Florent Boudié, Mme Yaël Braun-Pivet, Mme Émilie Chalas, M. Jean-Michel Clément, M. Éric Diard, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. Jean-François Eliaou, M. Christophe Euzet, Mme Élise Fajgeles, M. Richard Ferrand, M. Marc Fesneau, Mme Isabelle Florennes, Mme Marie Guévenoux, M. Sacha Houlié, Mme Catherine Kamowski, M. Guillaume Larrivé, M. Philippe Latombe, Mme Marie-France Lorho, M. Stéphane Mazars, M. Jean-Michel Mis, M. Paul Molac, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, Mme Naïma Moutchou, Mme Danièle Obono, M. Didier Paris, M. Jean-Pierre Pont, M. Thomas Rudigoz, Mme Maina Sage, M. Hervé Saulignac, M. Raphaël Schellenberger, M. Jean Terlier, Mme Cécile Untermaier, M. Arnaud Viala, Mme Laurence Vichnievsky, M. Guillaume Vuilletet, Mme Hélène Zannier

Excusés. - M. Éric Ciotti, Mme Coralie Dubost, M. Philippe Dunoyer, M. Jean-Michel Fauvergue, Mme Paula Forteza, M. Mansour Kamardine, Mme Marietta Karamanli, M. Jean-Philippe Nilor, Mme Alice Thourot

Assistaient également à la réunion. - M. Jean-Félix Acquaviva, M. Michel Castellani, M. Jean-René Cazeneuve, M. André Chassaigne, M. Paul-André Colombani, M. Charles de Courson, M. Jean-Paul Dufrègne, M. Christophe Jerretie, Mme Christine Pires Beaune, M. François Ruffin