Compte rendu

Mission d’information sur l’émergence
et l’évolution des différentes formes de racisme
et les réponses à y apporter

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant : M. Fabien Jobard, politologue, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) ; M. Sebastian Roché, politologue, directeur de recherche au CNRS, enseignant à Sciences Po-Grenoble, éditeur de « Policing and Society »....              2


Jeudi
9 juillet 2020

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 6

session extraordinaire de 2019-2020

Présidence de
M. Robin Reda,
Président

 


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La mission d’information organise une table ronde, ouverte à la presse, réunissant : M. Fabien Jobard, politologue, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) ; M. Sebastian Roché, politologue, directeur de recherche au CNRS, enseignant à Sciences Po-Grenoble, éditeur de « Policing and Society ».

 

La séance est ouverte à 9 heures 05.

M. le président Robin Reda. Nous sommes réunis dans le cadre de la mission d’information de la Conférence des présidents sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et sur les réponses à y apporter. Nous entamons ce matin une nouvelle série d’auditions pour mieux cerner les enjeux du sujet et donner à nos travaux une solide assise scientifique. Nous avons reçu des historiens, des sociologues, des philosophes, des démographes ; ce matin, nous recevons deux politologues spécialistes des questions de police, M. Fabien Jobard et M. Sebastian Roché.

M. Fabien Jobard est politologue et directeur de recherche au CNRS et au CESDIP. Votre dernier ouvrage, paru en 2018 et au cœur de nos sujets d’interrogation, s’intitule Police : questions sensibles.

Monsieur Sebastian Roché, vous êtes aussi directeur de recherche au CNRS, et enseignant à Sciences Po Grenoble. Vous êtes éditeur de Policing and Society, et vous avez écrit en 2016 De la police en démocratie sur les liens entre la police républicaine et les citoyens.

La création de cette mission d’information est antérieure aux phénomènes de violences policières récemment constatés aux États-Unis et au mouvement d’émotion qu’a suscité la mort de George Floyd. Ces évènements nous invitent aussi à interroger nos propres pratiques policières.

Par rapport aux autres travaux législatifs, le format de la mission d’information a l’avantage de nous permettre de prendre du recul par rapport à l’actualité et à l’action politique immédiate. Il n’est pas question pour nous d’identifier les États-Unis et la France, ni de faire un amalgame entre des erreurs individuelles ou des méthodes d’interpellation critiquables (parfois critiquées par les forces de l’ordre elles-mêmes) et l’idée d’un racisme endémique au sein de la police. Il s’agirait de dresser un constat, d’analyser les politiques publiques menées et de déterminer lesquelles seraient souhaitables, selon vous, pour répondre à ces enjeux qui traversent la société française.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Cette mission, comme le président vient de vous l’indiquer, a été créée en décembre 2019. Elle n’a donc pas vocation à porter uniquement sur les revendications que l’on entend actuellement, notamment sur les violences policières. Pour autant, les deux sujets se recoupent et se croisent et à juste titre ; il est de notre devoir aussi de nous intéresser à ces revendications qui sont liées au rapport entre la jeunesse et les forces de l’ordre.

Nous aimerions beaucoup analyser le sujet et y apporter des réponses de façon sereine et pour ainsi dire dépassionnée. Comme l’intitulé de la mission le précise expressément, nous avons aussi pour objectif d’apporter des solutions pragmatiques aux problèmes constatés.

Il apparaît que la question de la « violence policière » est aujourd’hui intrinsèquement liée à la remise en cause des méthodes d’interpellation. Nous sommes curieux de savoir comment vous, chercheurs, universitaires, arrivez à « objectiver » la situation – avec quels outils, à la fois pour ce qui est des actes racistes et des actes violents. Aux États-Unis, les résultats des statistiques ethniques montrent que les personnes violemment interpellées ne sont pas toujours d’origine afro-américaine. Manquons-nous aussi d’outils pour « objectiver » aussi ces phénomènes ?

Je ne crois pas, d’ailleurs, que les phénomènes de violence soient propres à la police ; la société dans son ensemble est de plus en plus violente. De même, les violences dues à la police ne concernent pas que la jeunesse, car les pratiques policières ont aussi été critiquées dans le contexte des « gilets jaunes ». Il y a forcément des phénomènes de racisme dans la police, ce n’est pas à dire que la police en tant que telle serait « raciste ».

Comment faire, par ailleurs, pour répondre à ces violences dont sont également victimes les policiers ? L’un de vous – monsieur Roché – est grenoblois. Je suis moi-même députée de l’Isère, département où beaucoup de gendarmeries ont été incendiées ces dernières années. Comment faire pour que la police ne soit pas dans la surenchère de la violence, mais y réponde quand même ?

S’agissant plus précisément des actes racistes qui peuvent être commis par les forces de l’ordre, quelle est la tendance chiffrée ? Y a-t-il une connaissance et une réponse apportée à ces cas litigieux ? Dans quelle mesure les réseaux sociaux n’amplifient-ils pas, par un effet de résonance, la perception que nous pouvons en avoir ?

M. Fabien Jobard, politologue, directeur de recherche au CNRS, au CESDIP. Il est particulièrement délicat d’aborder la question du « racisme policier » ou du racisme dans la police. Dans la mesure où le racisme est un délit, dire d’une institution qu’elle est raciste, c’est prétendre la décrire mais c’est aussi l’accuser. Par suite, accuser ainsi la police c’est remettre en cause ses fondements démocratiques et briser le lien qu’elle entretient avec la société. Ce que je dis vaut aussi pour l’école ou pour les autres institutions. Mais puisque la police est une institution qui est sans doute davantage perméable au racisme que les autres institutions françaises, c’est une question qu’il faut impérativement soulever.

Il y a en effet un racisme policier qu’il s’agirait de quantifier, de mesurer – la tâche est très difficile –, un racisme qui est particulier dans sa nature et dans ses conséquences et qui s’explique par l’histoire et la sociologie. La police, comme toutes les institutions françaises, est le produit d’une histoire. La nôtre est en grande partie coloniale. Très tôt, la France a été confrontée à des populations issues des pays qu’elle avait sous sa domination. Les métropoles françaises ont très tôt vécu avec des populations immigrées importantes en provenance des pays coloniaux et qui parfois, en ce qui concerne l’Algérie, étaient même des populations considérées comme françaises et particulièrement contrôlées à ce titre.

C’est ce qui explique ce lien intime entre l’institution policière et certains groupes de populations, notamment d’origine nord-africaine. Dans les années 1920 et 1930, à la préfecture de police, nous avions une brigade nord-africaine, qui avait pour tâche exclusive le contrôle des populations nord-africaines. Après la Deuxième Guerre mondiale, cette brigade n’a pas été reconduite en raison même des évènements de la guerre, mais la préfecture de police a créé une brigade des agressions violentes qui avait en fait pour unique objet le contrôle de ces mêmes populations. On l’a vue en exercice dans les années 1950 et 1960, au moment où la guerre algérienne s’exportait sur le territoire métropolitain avec le Front de libération nationale (FLN) organisant l’assassinat de policiers. Les années 1960 sont donc encore marquées par cette dimension historique.

Vous me direz que c’était il y a très longtemps, mais considérons les années 1970. On peut évoquer les quartiers d’habitat social autour de Grenoble, Villeneuve et d’autres. Ces ensembles urbains se caractérisent par le fait qu’ils accueillent en grand nombre des populations immigrées nord-africaines, y compris pieds-noirs, considérées à l’époque comme des étrangers en France. Ils se caractérisent aussi par un sous-effectif et une présence insuffisante de la police, alors obligée de surinvestir la force. En sous-effectifs, la police s’est rapidement militarisée jusqu’à devenir bien plus brutale qu’ailleurs – et ce, d’autant que la police avait connu des pratiques issues de la période coloniale qui, à l’époque, n’étaient pas si anciennes. Dans les années 1970-1980, les cadres de la police de nos banlieues avaient été formés pendant ou dans les années qui ont directement suivi la guerre d’Algérie.

Vous avez évoqué Grenoble. On peut aussi évoquer Lyon. Vous savez que la métropole de Lyon est caractérisée dès le milieu des années 1970 par des phénomènes d’émeutes cycliques. Ces émeutes s’étendent à l’ensemble de la France dans les années 1990, accompagnées d’un mouvement de militarisation croissante de la police urbaine : formation, compagnies de sécurisation et d’intervention (CSI), compagnies départementales d’intervention (CDI), etc. Il est important d’avoir cette dimension-là à l’esprit pour comprendre pourquoi le thème du racisme est si souvent associé, en France, à la police : il faut en avoir conscience, c’est vraiment spécifique à la France depuis au moins le milieu des années 1980. Ces questions traversent certes tous les pays d’Europe mais pas de façon aussi marquée et pérenne qu’en France.

La désindustrialisation de l’économie française, avec la fermeture des usines, a fait de nombreuses « victimes » parmi les jeunes qui sortent sans qualification du système scolaire. Or ces jeunes sont bien souvent issus de l’immigration postcoloniale et ce sont eux qui se retrouvent en situation d’oisiveté dans l’espace public. On confie alors à la police la mission de contrôler ces jeunes hommes qui semblent sans activité bien définie dans l’espace public : vendent-ils de la drogue ? Peut-être. Ou peut-être, en tout cas, fréquentent-ils ceux qui vendent de la drogue. La mission de sécurité publique, au cœur des fonctions de la police urbaine, consiste essentiellement à contrôler ce qui se passe sur l’espace public.

Il y a dix ans, avec mon collègue René Lévy, nous avons publié une recherche sur les contrôles d’identité qui, à l’époque, avait fait beaucoup parler parce que c’était l’une des premières à objectiver statistiquement ces phénomènes-là. Nous avons fait suivre des policiers sans qu’ils ne s’en rendent compte et avons noté l’ensemble des contrôles qu’ils effectuaient sur un certain nombre de lieux. Nous avons enregistré les caractéristiques des personnes contrôlées, puis celles des autres personnes qui étaient présentes sur les lieux des contrôles. Nous avions donc pu comparer les caractéristiques de la population contrôlée avec celles de la totalité de la population présente.

Nous avons très vite constaté que les lieux de contrôle sont des lieux d’intersection entre la périphérie et le centre. Au fond, on demande à la police, lorsqu’il s’agit de contrôler les identités, de le faire sur les lieux où les personnes viennent de la périphérie et entrent dans le centre-ville riche. Les policiers et gendarmes en mission de contrôle à Paris vont être postés sur les points de passage entre les lignes RER, les lignes de proche banlieue et le centre-ville.

Les personnes qui sont contrôlées ici ont très exactement le sentiment que l’on contrôle leur légitimité à prétendre se rendre dans la ville riche, dans la ville opulente et dans les espaces communs. En plus de cela, on contrôle leur carte d’identité. Vous savez que depuis le début des années 1990 au moins, s’il y a un document qui fait l’objet d’une sanctuarisation, d’un investissement affectif collectif, c’est bien la carte d’identité. Pour contrôler ce que la personne fait au moment où elle se trouve là, on lui demande le document qui atteste qu’elle est bien française, c’est-à-dire qu’elle appartient bien à la communauté nationale. Vous voyez bien ce que peuvent ressentir les personnes contrôlées, quand bien même ce contrôle est légal au regard des dispositions de l’article 78-2 du code de procédure pénale. Du reste, ces contrôles s’effectuent sur réquisition du procureur. Ici, c’est la justice qu’il faut interroger.

À la sortie du Thalys, là où les jeunes hommes noirs et maghrébins ne constituent que 0,1 % de la population totale, ils représentent pourtant 3,5 % de la population contrôlée. C’est-à-dire qu’ils sont trente fois plus nombreux parmi les personnes contrôlées que parmi la population des personnes disponibles au contrôle. Ils sont également sur-contrôlés quand ils sont surreprésentés, par exemple à la Gare du Nord. Au fond, les missions que l’on confie à la police ont pour effet de produire un sur-contrôle de ces populations. Mais c’est aussi ces mêmes personnes qui, lorsqu’elles sont contrôlées, font l’objet, plus fréquemment que les autres, de remarques désagréables, de tutoiement et d’absence de justification du contrôle.

Il serait très difficile, à vous autant qu’à moi, si nous étions policiers, d’échapper dans notre travail quotidien aux stéréotypes racistes. Quand on demande chaque jour aux gardiens de la paix de contrôler telle population, on constate fatalement que cette population est plus délinquante que les autres, puisqu’on contrôle essentiellement cette population-là. Ce biais statistique est évident mais a tendance à être oublié, le temps passant. À cela s’ajoutent une culture institutionnelle héritée de l’histoire et une spécificité des missions que l’on confie à la police. Toutes ces raisons font que la question du jugement différentialiste et du racisme institutionnel est centrale dans la police. C’est en le reconnaissant que nous serons susceptibles d’en traiter les effets.

M. Sebastian Roché, politologue, directeur de recherche au CNRS, enseignant à Sciences Po-Grenoble, éditeur de « Policing and Society ». Il n’y a pas de doute sur le fait qu’il existe en France une discrimination policière sur une base ethnique. C’est un problème systémique, désormais dénoncé par le Défenseur des droits. Ces comportements discriminatoires sont « endémiques », c’est-à-dire qu’on les trouve systématiquement dans tous les endroits où nous avons réalisé des études, même si ces phénomènes ne concernent pas tous les agents de police.

Les responsables politiques et administratifs, les représentants des syndicats de police et les éditorialistes qui disent le contraire de ce que je viens de vous dire ne sont pas en mesure d’apporter de preuves de ce qui constitue, à mon avis, un déni de leur part.

L’enjeu est complètement différent si vous êtes discriminé par votre boucher ou par le policier de votre quartier. Lorsque la discrimination est policière, c’est la force d’application de la loi qui vous discrimine. Vous êtes discriminé par le système légal qui vous promet l’égalité et la liberté pour tous et qui fait d’elles ses fondements. Nous ne parlons pas d’un élément périphérique. Il en va donc de la démocratie. C’est pour cette raison que l’affaire de Georges Floyd a eu un tel écho.

Concernant la terminologie, on parle de disparités lorsque l’on constate des écarts entre, par exemple, des taux de contrôle suivant la couleur de peau. On parle de discrimination systémique lorsque ces disparités ne sont pas fondées sur des comportements objectifs. Autrement dit, on parle de disparités si les écarts constatés s’expliquent par des différences de comportements – par exemple, tel groupe de population commet davantage d’infractions –, on parle sinon de discriminations. Une discrimination est dite systémique si elle n’est régulée, ni par l’encadrement intermédiaire, la haute hiérarchie et les corps d’inspection et de contrôle, ni par les responsables de l’institution qui sont, en France, les responsables politiques. Auquel cas, le système n’est plus capable de résoudre ses propres failles.

Le problème n’est pas seulement que les policiers puissent avoir des opinions racistes. Le problème est celui de leur transformation en comportements et pratiques discriminatoires alors qu’ils sont des agents assermentés de la loi.

En matière de connaissance des comportements discriminatoires, il y a une grande différence entre la France d’aujourd’hui et la France de 2005. Au début des années 2000, nous n’aurions pas pu être aussi affirmatifs quant au caractère endémique de la discrimination dans la police. Depuis, un ensemble d’enquêtes a été réalisé par plusieurs organismes scientifiques : le CNRS, différentes universités, l’Institut national d’études démographiques (INED) avec l’enquête « Trajectoires et Origines » (TeO), les organes de protection des droits fondamentaux comme le Défenseur des droits en 2017 ou avant lui, dès 2011, l’Agence européenne pour les droits fondamentaux. Fabien Jobard a cité l’enquête qu’il a conduite avec René Levy quelques années après. Ces enquêtes ont beaucoup progressé, de sorte qu’aujourd’hui nous pouvons dresser un panorama assez précis de cette discrimination.

Mes propres enquêtes ont été conduites à Grenoble, Lyon, Marseille, Aix-en-Provence ; Fabien Jobard vous a parlé de la situation à Paris. À chaque fois, sans coordination et avec des méthodes différentes, les enquêtes ont toujours abouti aux mêmes résultats. Quelles que soient les situations et les populations concernées, on constate une discrimination policière sur une base ethnique. C’est en ce sens que je parle de comportements « endémiques ». Cette réalité scientifique n’a pas encore été complètement intégrée par le système politique et n’est pas reconnue comme une vérité

Avec mon collègue Dietrich Oberwittler, nous avons dirigé une enquête, « POLIS », qui représente la plus grande étude menée jusqu’ici en termes de taille et de précision sur les relations entre les adolescents et la police en France et en Allemagne. Nous avons interrogé par questionnaire 24 000 adolescents et avons passé des centaines d’heures dans plusieurs villes françaises et allemandes à observer les patrouilles de police. Quelques années plus tard, j’ai répété cette enquête dans mon étude Understanding and Preventing Youth Crime (UPIC) effectuée dans les Bouches-du-Rhône, avec plus de 10 000 adolescents.

Ces enquêtes ont essayé de contrôler les différents paramètres qui peuvent influencer les contrôles d’identité, souvent à l’origine d’une « escalade des interactions ». Nous avons également essayé de prendre en compte les lieux (caractéristiques des quartiers, degré de richesse ou de pauvreté, etc.) dans l’imputation de discriminations possibles. Nous avons pris en compte la « disponibilité au contrôle », c’est-à-dire le comportement des adolescents, par exemple le fait d’être présent dans l’espace public le soir sans ses parents. Nous avons également pris en compte dans ces enquêtes les délits commis par les adolescents. L’outil sociologique de la « délinquance autodéclarée », qui s’est développé en Europe depuis les années 1980, est un outil standard qui permet de mesurer la délinquance.

Une fois que l’on a pris en compte les lieux et les comportements des adolescents, on peut introduire ces paramètres dans des modélisations statistiques. Ce que l’on observe, c’est qu’il y a discrimination policière sur une base ethnique à trois moments : la sélection du suspect, le traitement du suspect et la décision à l’issue du contrôle. À ces trois étapes, l’apparence ethnique est défavorable aux personnes qui n’ont pas la « bonne couleur ». Premièrement, il a le phénomène dit du « contrôle au faciès ». Toutes les études concordent sur ce point. Deuxièmement, en ce qui concerne le traitement du suspect, chez les adolescents jeunes par exemple, on ne voit pas de différence en matière de tutoiement suivant que l’on est blanc ou non par la police : les policiers tutoient 80 % des jeunes, quel que soit leur groupe. Par contre, dès lors qu’il s’agit de comportements de violence verbale ou physique, les jeunes qui sont issus des minorités sont beaucoup plus exposés. Enfin, à l’issue du contrôle, la décision d’emmener les adolescents au commissariat varie suivant les groupes ethniques. Les adolescents des minorités sont, là encore, davantage concernés.

Ce qui est frappant dans ces enquêtes, c’est que la discrimination policière peut se mesurer à partir de l’âge de 12 ans. Je n’avais jamais complètement réalisé ce que cela peut vouloir dire : la discrimination porte une lourde signification car la relation d’hostilité avec la police se construit dès le début de l’adolescence. Il résulte de ces contrôles discriminatoires répétés à un âge si jeune une érosion continue de la confiance et une défiance envers la police bien sûr, mais même une défiance envers le gouvernement et envers la loi.

Pourquoi cette situation existe-t-elle en France et pas du tout dans la même proportion en Allemagne ? L’enquête « POLIS » dont j’ai parlé montre qu’en Allemagne il n’existe pas de traces significatives de discriminations policières systémiques. Cela veut dire qu’il est possible d’exercer les missions de police autrement : d’autres pays ayant des populations plus pauvres, originaires de pays musulmans, ayant une couleur de peau différente, n’ont pas une action de police centrée sur les minorités.

En tant que sociologique, la question que je me pose est la suivante : pourquoi l’autorité politique n’a-t-elle pas corrigé cette situation depuis les premières études quantitatives de 2005 ? Jusqu’à présent, les pouvoirs publics sont dans le déni. À cet égard, les pratiques des ministres de l’intérieur successifs n’ont pas tellement différé. En Allemagne, ce sont les Verts qui ont induit une rupture en matière de pratiques policières. Ce déni constitue un verrou à toute évolution et est aujourd’hui spécifique à la France. En Grande-Bretagne, Priti Patel reconnaît l’existence du problème : comme ses prédécesseurs, elle publie les chiffres. Les policiers au Québec viennent de décider qu’il serait désormais illégal de contrôler les personnes pour toute autre raison que leur comportement. Aux États-Unis, plusieurs villes (San Francisco, Minneapolis, etc.) se sont engagées dans des politiques de reconnaissance du problème.

Par ailleurs il n’y a pas, de la part de la hiérarchie policière, de contrôle de l’usage des contrôles. C’est ce que nous avons observé dans le cadre de l’enquête « POLIS ». L’encadrement ne s’intéresse pas à la pratique des contrôles par les agents, alors même qu’il s’agit d’un acte de police judiciaire.

On le sait également, la position constante du gouvernement a été de refuser le comptage des contrôles d’identité du moins jusqu’à la période de la Covid, ce qui a d’ailleurs poussé le Défenseur des droits à s’en émouvoir. Si on peut compter les contrôles pendant les périodes de Covid, ne peut-on pas aussi les compter en temps normal ?

Les autorités disent donc que le problème n’existe pas tout en refusant de mettre en place les outils qui permettraient, le cas échéant, de le constater en rassemblant des éléments statistiques sur les contrôles, leur usage géographique et social.

Au niveau des politiques publiques, j’ai fait un rapport, que je tiens à disposition de la mission d’information, sur le ministère de l’intérieur face aux discriminations de genre, d’orientation sexuelle, et aux discriminations ethniques. Sur les discriminations par rapport aux femmes, de nombreux des progrès ont été faits depuis 25 ans ainsi que, dans une moindre mesure, sur les discriminations liées à l’orientation sexuelle ; mais rien sur les discriminations ethniques. Il y a des déclarations politiques comme celle de Jean-Pierre Chevènement : « une police, à l’image de sa population », cela ne s’est pas traduit concrètement en politiques publiques.

Les instruments dont disposent aujourd’hui les pouvoirs publics pour connaître les phénomènes de discrimination ne fonctionnent pas. Le système Signal-discri, qui est fait pour signaler la discrimination au ministère de l’intérieur, n’enregistre rien. L’Inspection générale de la police nationale (IGPN) n’enregistre rien. Cette année en outre, en plein cœur de l’affaire George Floyd, elle n’a pas même publié les informations relatives aux plaintes pour discrimination. Il n’y en a que quelques dizaines de recensées ! C’est comme si on disait qu’il n’y a pas de violences faites aux femmes au motif qu’on n’enregistre pas de plaintes ou que personne n’est sanctionné.

En matière de formation, j’observe que les cadres de la police – j’ai longtemps enseigné à ces derniers – ne sont pas formés sur la question de l’antiracisme et de la lutte contre les discriminations. Bien sûr ils connaissent la législation, mais ils ne sont ni formés sur la manière d’encadrer leurs équipes pour éviter ces pratiques ni évalués sur la base de ces critères.

M. le président Robin Reda. Vous parlez surtout de la défiance qui peut exister de la part des personnes qui estiment être l’objet de discriminations de la part des forces de l’ordre. De façon un peu provocatrice et sans vouloir être dans le déni que vous évoquiez à l’instant, j’aimerais aborder le point de vue de la majorité des citoyens. J’ai trois exemples qui semblent corroborer ce que vous avez dit mais dans le sens inverse.

J’ai beaucoup apprécié l’analyse de M. Jobard sur la question des centres et des périphéries. Regardons les résultats électoraux, notamment les résultats des élections municipales et européennes d’il y a un an, consécutives au phénomène des « gilets jaunes » : une demande de protection et de sécurité très forte s’était exprimée, les résultats des élections en attestent, notamment de la part des centres et des villes qui avaient été profondément affectées par les violences qui avaient eu lieu pendant les manifestations avec, finalement, un souhait de retour à l’ordre. Il en ressort le sentiment général que les citoyens, finalement, dans leur majorité, n’en voulaient pas tant aux policiers qui avaient pu individuellement, ici ou là, « déraper » ou commettre certains actes à l’encontre des « gilets jaunes », mais se sentaient plutôt menacés par les manifestants eux-mêmes.

Deuxième chose, les sondages récents ont montré – je pense à un sondage Odoxa d’il y a trois semaines – un soutien assez massif des Français aux forces de l’ordre, même s’il y a bien évidemment condamnation individuelle de certains comportements violents.

Le troisième élément est davantage un constat empirique. J’ai été maire et suis toujours élu municipale. La police, même s’il y a des patrouilles au quotidien, répond avant tout à une demande citoyenne qui s’exprime par les appels au commissariat ou par la sollicitation des élus locaux, les maires en particulier. Or cette « pression citoyenne » provient en grande partie des quartiers dans lesquels la police est susceptible d’intervenir et d’interpeller des personnes qui sont d’origine immigrée ou issues de l’immigration. Cette défiance dont vous parlez n’est-elle pas marginale ? Ce que vous décrivez comme de la discrimination ne correspond-il pas aussi à une certaine demande citoyenne dans les quartiers, laquelle serait un facteur explicatif de la typologie des contrôles ?

M. Fabien Jobard. Sur la demande de sécurité, nous disposons d’études assez claires. Au sein de l’Île-de-France, la ville de Paris est une ville riche et, de ce fait, très exposée aux atteintes aux biens. Les cambriolages sont relativement fréquents, mais les personnes se sentent personnellement en sécurité. Dans les banlieues pauvres c’est l’inverse : les atteintes aux personnes sont très fréquentes, en particulier dans les transports en commun, et la sécurité est une très grande préoccupation. En grande périphérie, les atteintes aux biens et aux personnes sont peu nombreuses mais il existe une angoisse des cambriolages et du RER chez les Franciliens qui explique d’ailleurs qu’ils prennent la voiture et se surprotègent. Ainsi, hormis dans les banlieues pauvres, probabilité d’être exposé et préoccupation pour la sécurité sont déconnectées.

Au fond, votre diagnostic est juste, mais selon moi il ne va pas à l’encontre de ce que nous avons dit. Dans les cités, il y a des enquêtes qui existent et qui attestent du fait que dans les grands ensembles, la demande de police est très élevée. Elle est plus élevée qu’ailleurs aussi parce que c’est dans les grands ensembles que les policiers sont en sous-effectifs. Ces zones-là ont toujours été « sous-policées ». Demandez à des policiers en sortie d’école s’ils ont envie d’aller exercer à Aulnay-sous-Bois, ils diront non ; mais c’est là-bas qu’ils seront envoyés. C’est aussi dans ces cités que l’on estime que la police est trop brutale ou bien que la police ne traite pas les gens de manière égale.

Il faut à la fois en effet dire que les quartiers difficiles sont demandeurs de police, mais que la forme actuelle de réponse policière qu’on leur offre n’est pas conforme à ce qu’ils attendent en termes d’égalité. Même dans la culture populaire, dans le rap par exemple, le slogan républicain « liberté, égalité, fraternité » – sans doute aussi parce qu’il y a une belle allitération – est souvent rappelé comme une exigence. Vos observations complètent les nôtres, elles ne sont pas incompatibles. Ce n’est pas parce qu’on a une forte demande de sécurité que l’on va approuver les méthodes destinées à assurer cette sécurité.

Dans les enquêtes européennes, celles que Sebastian Roché a évoquées, on note deux choses en ce qui concerne la France. D’une part le soutien aux forces de l’ordre, quoiqu’élevé, est beaucoup plus faible qu’en Angleterre ou en Allemagne, de même que le sentiment de confiance dans la police. D’autre part, la proportion de ceux qui estiment que la police ne traite pas tout le monde de manière égale est beaucoup plus élevée en France qu’elle peut l’être en Angleterre et en Allemagne. Là encore, monsieur le président, l’un n’exclut pas l’autre. Maintenant, il peut y avoir une partie de la population française qui estime que c’est le travail de la police de traiter les gens de manière inégale, mais ceci est contraire aux principes fondamentaux de notre République.

M. Sebastian Roché. La discrimination dont nous avons parlé n’est pas un sentiment de discrimination, mais un calcul statistique qui montre que la distribution des contrôles est inégale dans la population. La probabilité d’être contrôlé est objectivement liée à la couleur de la peau des personnes.

Les opinions policières en France sont mal mesurées par les instituts de sondage parce que ceux-ci n’ont pas incorporé dans leurs outils les progrès de la sociologie policière. En sociologie électorale par contre, c’est plus rigoureux. Les questions des instituts de sondage séparent complètement la préférence pour un parti et les intentions de vote. En matière de sociologie policière, les instituts de sondage n’ont pas encore développé ces outils, ce qui fait qu’ils confondent le soutien aux missions et le soutien aux pratiques. Les niveaux élevés de confiance (entre 75 % et 85 %) que l’on observe sont des niveaux de confiance diffuse, c’est-à-dire qu’ils ne spécifient aucun élément de l’action des forces de police, ni des modalités de son action, ni de l’objet de son action.

Bien évidemment, une très grande partie de la population pense que nous avons besoin des missions la police. En revanche, l’opinion des gens sur les pratiques policières est très différente. Si on vous demande par exemple : « la police est-elle efficace pour vous protéger des cambriolages ? » on n’obtient plus 80 %, mais 19 %. En France, dans les enquêtes de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et du service statistique du ministère de l’intérieur, le pourcentage de gens qui font tout à fait confiance dans la police est de 5 %.

Une seule valeur n’est pas suffisante pour rendre compte de la diversité des attitudes par rapport à la police, et particulièrement en matière d’égalité socio-économique. La France fait partie des pays dans lesquels on reproche le plus à la police de servir les riches et pas les pauvres et aussi le fait d’être politisée, au sens qu’elle obéirait à des motivations d’ordre politique. Ce sont deux handicaps considérables à la légitimité policière.

Les quartiers populaires sont des quartiers que les gens ne peuvent bien souvent pas quitter parce qu’ils n’ont pas les ressources. Pour la même raison, ils ne peuvent pas recourir au marché de la sécurité privée. Effectivement, il y a une demande de sécurité ; mais plus vous vous approchez de ces quartiers difficiles et des gens qui ont fait l’expérience de la délinquance, plus les taux de soutien à la police sont faibles. À l’inverse, ils sont très élevés dans les zones qui n’ont pas de problème de sécurité, en milieu rural chez les personnes âgées propriétaires de leur logement et qui n’ont eu aucun contact avec la police depuis cinq ans. Les gens les plus satisfaits de la police en France sont en fait les personnes qui n’ont jamais eu de contact avec elle.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous parliez de déni politique depuis plusieurs décennies malgré l’existence d’études sérieuses. Nous pouvons démontrer ici déjà notre intérêt pour la question.

Y a-t-il une différence entre les contrôles de police judiciaire dont vous parlez, qui visent à rechercher les auteurs d’une infraction, et les contrôles de la police administratifs qui sont là pour prévenir les atteintes à l’ordre public et qui ont aussi lieu dans la rue ?

Vous avez parlé de l’Allemagne. Je serais curieuse d’apprendre comment l’Allemagne a pu réformer ses pratiques pour avoir de meilleures statistiques que nous. On entend souvent des collègues dire que pour mettre un terme définitif au contrôle au faciès, il faudrait réorganiser le profilage, mais d’autres diront que cela va remettre en cause l’efficacité de l’objectif poursuivi dans ces contrôles d’identité. Certains évoquent la remise d’un récépissé, mais cela prémunit-il d’un contrôle ultérieur et de discrimination ? Cela pourrait-il être quelque chose d’efficace d’après vous ?

On a évoqué très rapidement les violences et les discriminations que peuvent subir les policiers eux-mêmes. On voit parfois des policiers de couleur se faire agresser verbalement de façon très provocante, ils se font qualifier de traîtres, etc. Comment expliquer cela ? Par ailleurs, on espérerait qu’un policier de couleur ne puisse plus être accusé de racisme.

Sur l’IGPN, vous disiez que « le thermomètre est cassé ». Comment le répare-t-on ?

M. Fabien Jobard. La différence entre contrôles administratifs et judiciaires, madame la rapporteure, est un débat classique des études de droit en France. En ce qui concerne les contrôles menés sur le fondement de l’article 78-2 du code de procédure pénale, on ne sait jamais dans la pratique si le policier se porte au-devant de quelqu’un parce qu’il a des éléments permettant de lui faire penser que la personne est susceptible d’avoir commis ou même de commettre un délit ou un trouble à l’ordre public, ce qui justifierait un contrôle de police judiciaire. Cet article 78-2 donne une latitude considérable d’appréciation. À mon avis, c’est ce qu’il faut retenir. La distinction administrative et judiciaire est intéressante quand on étudie le droit, mais je peux vous assurer que les policiers n’en tiennent pas compte.

Depuis 1986, il y a chez nous un nombre bien plus considérable qu’ailleurs (par exemple qu’en Allemagne), de situations dans lesquelles le policier peut contrôler un individu « quel que soit son comportement » – il s’agit des termes du Code de procédure pénale. En Allemagne par exemple, les situations dans lesquelles le policier peut contrôler un individu quel que soit son comportement sont rares. La police fédérale, la Bundespolizei, est une police minoritaire en Allemagne ; elle contrôle essentiellement dans les gares. Aux abords des frontières, les contrôles sont régis par les règles de l’espace Schengen. Ce sont habituellement les polices locales qui exercent ce contrôle, c’est-à-dire les polices des Länder, et elles ne peuvent pas contrôler l’identité des individus quel que soit leur comportement (sauf peut-être en Bavière où le Polizeigesetz est un peu plus dur qu’ailleurs). Le caractère flou de l’article 78-2 du code de procédure pénale mérite très largement réflexion, car il offre une marge d’appréciation très grande aux policiers, et je comprends qu’il vous intéresse en qualité de législateur.

La question des récépissés a été introduite dans le débat français après l’enquête que j’évoquais tout à l’heure réalisée par René Lévy et moi-même. Dans sa thèse qui a dû être publiée en 1987, René Lévy mentionnait déjà que le traitement réservé aux personnes interpellées par la police dans le nord de Paris était différent, toutes choses égales par ailleurs, selon le pays d’origine des personnes. On a quand même une connaissance ancienne sur ces questions.

Le récépissé est une question compliquée parce que très technique. Quand on le remet, garde-t-on un double carbone du récépissé ? Que fait-on comme enregistrement ? Enregistre-t-on les caractéristiques phénotypiques des personnes dans le récépissé ? Cela pose des problèmes considérables. La France ne se distingue pas ici des autres pays. Il n’y a pas de statistiques ethnico-raciales dans les autres pays ouest européens, sauf en Angleterre.

En ce qui concerne les contrôles, il y a deux points qui singularisent la France. Le premier, c’est le flou de l’article 78-2 du code de procédure pénale et le second, c’est leur caractère incroyablement massif. L’on s’en est rendu compte lors des lois d’état d’urgence, puis lors de la loi d’état d’urgence sanitaire en 2015, 2017 puis 2020. La police effectue des millions de contrôles chaque année, ce serait inconcevable ailleurs.

Aujourd’hui – c’est là que le droit peut avoir de vrais effets pervers –, pour se protéger du risque d’être mis en cause pour avoir outrepassé ce qu’il lui est permis de faire, le policier passe par un contrôle d’identité au lieu de se contenter d’une remarque informelle (du type : « cela fait deux heures que vous êtes là, il faudra penser à aller ailleurs parce que vous gênez les commerces »). Le premier enjeu de la formation est de dire aux policiers qu’ils peuvent parler ou affirmer leur autorité sans contrôler ni demander la carte nationale d’identité aux individus auxquels ils s’adressent. Du reste, c’est ce qu’ils font lorsque les individus sont des femmes ou des gens d’allure tout à fait bourgeoise. Ils demandent la carte nationale d’identité lorsqu’il s’agit de jeunes hommes, et cela tend considérablement les relations.

S’agissant des policiers minoritaires, nous avons une étude de notre jeune collègue Jérémie Gauthier, professeur à Strasbourg. Il a interrogé des policiers issus de minorités à Berlin et en banlieue parisienne. La situation n’est pas facile dans les deux pays, mais elle est particulièrement tendue en France, pour les raisons que nous avons dites : l’histoire française, l’histoire des supplétifs, celle des harkis, l’histoire coloniale d’un pays – il y en a d’autres – et la culture dans laquelle nous vivons, qui est fréquemment renvoyée aux policiers minoritaires. Par ailleurs, les policiers minoritaires n’ont pas la vie facile dans leur service.

Dans le fond, vous avez raison de souligner que, dans nos grandes agglomérations, depuis les dispositions dites « Chevènement » de la fin des années 1990, les policiers sont de plus en plus issus de minorités. Il est nécessaire que la haute hiérarchie s’ouvre à eux afin qu’ils ne soient pas en butte avec la culture de l’institution, mais que cette culture elle-même, au fil des années, change. On parle ici d’un processus historique qui prendra de nombreuses années.

M. Sebastian Roché. Là où l’on observe la plus grande discrimination, c’est lorsque les contrôles sont discrétionnaires, c’est-à-dire qu’ils sont décidés par l’agent lui-même en dehors de toute instruction et de tout appel émis. À l’intérieur des patrouilles de police, nous avons pu séparer les contrôles d’initiative discrétionnaire des contrôles qui répondaient à une nécessité du service. Ces contrôles discrétionnaires sont le cœur de la discrimination policière sur une base ethnique.

Les millions de contrôles exercés sont une perte pour les finances publiques parce qu’ils sont très peu efficaces. D’après le comptage partiel qui a été fait par le ministère de l’intérieur dans le cadre d’une expérimentation, à l’issue de ce contrôle, dans 95 % des cas, il n’était pas possible d’envisager le début d’une procédure judiciaire quelconque (sans même parler d’une éventuelle transmission au procureur). Quand on a réalisé des études en France et en Allemagne, à Lyon, à Grenoble, à Aix-en-Provence, ou à Marseille, on a trouvé des chiffres qui sont même supérieurs, mais toujours dans cette fourchette, entre 95 et 97 %. C’est bien le cœur du problème : les contrôles ne sont pas ciblés à partir d’informations qui devraient normalement déclencher une action de la police.

Le récépissé d’identité est un outil de contrôle politique de la police, de contrôle politique du gouvernement par le Parlement. On ne peut pas contrôler une organisation comprenant 270 000 agents publics (policiers nationaux, gendarmes et policiers municipaux) sans outils statistiques.

Le contrôle doit en réalité être double : il porte sur le comportement des agents, mais aussi sur le donneur d’ordre. En France, il n’y a qu’un seul donneur d’ordre, c’est le gouvernement central car l’immense majorité sont des policiers et gendarmes (250 000) et non des policiers municipaux (au nombre de 20 000). L’enjeu du récépissé, c’est bien le contrôle de la politique du gouvernement. Pour l’instant, en France, ce contrôle est extrêmement faible et fragile. Il n’y a pas, comme en Belgique, d’autorité indépendante de contrôle de la police rattachée au Parlement. Le Parlement français n’a pas, selon moi, les moyens d’exercer aujourd’hui son contrôle sur les politiques policières.

J’en reviens, du même coup, à la question du « thermomètre ». Si l’on veut réparer le thermomètre, il faut que la personne qui mesure ait la confiance des citoyens. Le système actuel qui confie à l’IGPN la responsabilité de compter et publier les infractions à caractère raciste ou discriminatoire n’est, de ce point de vue-là, pas satisfaisant. Il faut savoir qu’il y a par exemple 30 000 plaintes contre la police en Angleterre (toutes plaintes confondues), contre 3 000 en France. Paradoxalement, les systèmes dans lesquels les gens se plaignent le plus sont ceux dans lesquels la police engrange le score de confiance le plus élevé. Le fait de pouvoir se plaindre donne confiance aux citoyens dans le système.

Mais comment réformer un système sans avoir d’outils une connaissance suffisante du système ? Le ministère de l’intérieur lui-même ne sait pas où les contrôles sont faits, ne connaît pas les occasions qui génèrent de la violence dans les contacts entre la police et la population. Il n’y a pas de base de données.

Mme Nathalie Sarles. Monsieur Roché, vous avez fait allusion au fait qu’avec les Verts, les choses avaient été faites autrement en Allemagne. Pourriez-vous nous préciser ce qui a changé ?

M. Sebastian Roché. Ce que j’ai noté, c’est que les orientations des partis politiques ont une influence sur les politiques policières. Les réformes de la police de proximité américaine, par exemple, ont été initiées par Bill Clinton. Le fait de vouloir questionner à la fois les politiques policières et les mécanismes de régulation a été plutôt le fait de gouvernements démocrates aux États-Unis ou situés à gauche dans le cas français. À Berlin, l’alternance politique de la municipalité a joué un rôle important dans la politique de maintien de l’ordre. C’est cela que je voulais signifier, mais je n’en sais pas plus. La police ne fait pas « juste » son métier, comme le disent les policiers : elle fait le travail que l’autorité politique lui demande.

M. Fabien Jobard. Je serai peut-être plus réservé que Sebastian Roché sur la question de l’alternance politique. Les Verts ont été au gouvernement en Allemagne de 1998 à 2004 et cela n’a pas impliqué de grandes réformes de la police (peut-être aussi parce que ce n’est pas une compétence fédérale en Allemagne). En revanche, à Berlin, effectivement, c’est l’alternance municipale de 2001, lorsque Klaus Wowereit membre du Parti social-démocrate (SPD) a été élu au sein d’une coalition rouge-rouge-verte, qui a pu permettre des politiques de désescalade.

Ce qu’il faut noter, c’est que ces politiques ont mis plusieurs années à faire valoir leurs effets et que, durant les premières années, il y avait des violences. Les policiers étaient d’ailleurs même plus exposés sans doute qu’ils ne l’étaient les années précédentes, et les adversaires conservateurs mettaient en cause ces politiques de désescalade susceptibles de les mettre en danger. On parle néanmoins d’un événement très précis que sont les manifestations d’extrême gauche dans les rues de Berlin.

Si les Verts peuvent avoir une influence sur la conduite des politiques de police, c’est parce qu’ils sont d’abord une force extraparlementaire qui s’est imposée en politique par la manifestation, notamment par les mouvements antinucléaires du début des années 1980 (« Atomkraft ? Nein danke ») qui étaient brutalement réprimés. La grande décision Brokdorf du Tribunal constitutionnel allemand (1995) qui impose un devoir de désescalade aux forces de maintien de l’ordre porte le nom d’un village d’enfouissement des déchets nucléaires.

Il ne faut pas oublier que Bill Clinton est aussi celui qui a très largement financé la militarisation des polices américaines. Mais je souscris sur le fond à ce qu’énonçait Sebastian Roché : l’autorité politique peut changer la police, c’est bien comme cela qu’il faut formuler les enjeux. En France, nous avons l’habitude de dire désormais que le ministre de l’intérieur est le « premier flic de France », sous prétexte que Clemenceau l’aurait dit ; c’est tout à fait inquiétant. Le ministre de l’intérieur n’a pas à être le premier flic de France car il n’a pas à être un policier. Si l’on ne distingue pas l’administration de ceux qui la gouvernent, alors nous sommes sûrs d’être gouvernés par elle. L’enjeu est celui du primat du politique, responsable de ses administrations devant le Parlement.

Mme Michèle Victory. J’ai essayé de réfléchir à des explications sur le lien entre cette réalité policière et le passé colonial de la France. Celui de l’Angleterre est aussi immense, et on a pourtant dans ce pays une police qui est complètement différente de la police française et qui est capable d’être avec la population dans une relation de médiation. Quand on parle du passé colonial de la France, est-ce vraiment la guerre d’Algérie qui est en cause ?

Plutôt qu'un récépissé dont on dit qu’il ne fonctionnerait pas, l’idée de la caméra embarquée pour les policiers serait-elle plus opérationnelle ?

M. Fabien Jobard. En Angleterre, la police a fait l’objet d’accusations très fortes de racisme et de comportements discriminatoires. Des émeutes se sont multipliées en Angleterre à partir de la deuxième moitié des années 1970 jusqu’au milieu des années 1980. Elles peuvent d’ailleurs resurgir de temps à autre. En août 2011, par exemple, il y a eu trois morts. Mais l’Angleterre se distingue de la France sur trois dimensions : la première, c’est que les guerres coloniales n’ont pas eu la même dimension en Angleterre et ne se sont pas portées sur le territoire métropolitain.

La deuxième dimension, c’est que la société s’est longtemps méfiée de la police en Angleterre. Les polices sont traditionnellement des institutions municipales très étroitement contrôlées par les municipalités. Depuis le début du XIXe siècle, la doctrine policière en Angleterre se résume dans l’idée « Policing by consent » : il faut toujours rechercher le consentement de la population. Il y a une culture iconique, avec l’image du bobby par exemple, qui est très différente de cette police centrale très rattachée au gouvernement qui s’impose aux citoyens pour faire régner l’ordre que nous avons en France.

Enfin, dès les émeutes de Brixton en 1981, le rapport de Lord Scarman de 1981 – qui évoquait d’emblée la question du racisme – a amené une réforme de la procédure pénale britannique, le Police and Criminal Evidence Act (PACE) de 1984 qui touchait notamment aux contrôles d’identité. Dix ans plus tard, nous avons eu le rapport dit « rapport MacPherson » sur le racisme institutionnel.

Je reviens à la France. Le récépissé aurait un effet indubitable. En alourdissant la charge de travail des policiers lorsqu’ils procèdent à un contrôle, on est sûr de diviser par 10 ou par 100 le nombre de contrôles effectués. Si on demande aux policiers de remplir un carnet souche à chaque contrôle, il y en aura beaucoup moins. Du même coup, le taux de succès des contrôles remonterait en flèche.

Les caméras-piétons ont été introduites en 2014 par le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, parce qu’il ne voulait pas des récépissés. Les caméras-piétons sont un bon instrument, mais tout dépend des manières de les faire fonctionner. Il semble qu’elles suscitent l’intérêt de la part des personnes contrôlées qui savent que les policiers sont filmés, et qui savent qu’elles-mêmes également sont filmées. Ces caméras permettent d’enregistrer l’ensemble de l’interaction, pour autant qu’elles se déclenchent au bon moment, etc. En ce sens, elles offrent du matériel intéressant.

M. Sebastian Roché. Les systèmes politiques du Royaume-Uni, de l’Allemagne et de la France ont évidemment des histoires propres. Elles sont liées les unes aux autres, mais les systèmes de police ne procèdent pas des systèmes politiques. Ceux-ci ont une histoire propre à l’intérieur des systèmes politiques. Chacun des outils va vivre dans un cadre national, mais sa détermination n’est pas liée à l’évolution du cadre national lui-même. En Grande-Bretagne, il y a bien sûr cette histoire coloniale et avec la France, c’est le pays d’Europe qui a connu le plus d’émeutes, notamment 1981 à Brixton et 2005 pour la France. Celles que nous avons connues en Grande-Bretagne ont été déclenchées, comme en France, principalement par des actions de police, la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré en 2005, la mort de Mark Duggan en 2011.

La différence est qu’en Grande-Bretagne, à la suite des émeutes, le gouvernement s’est saisi de ces questions. Il les a mises à l’agenda politique et l’expression « racisme institutionnel » apparaît dès le rapport MacPherson qui a été rendu en 1999. Le gouvernement a créé une commission d’enquête indépendante, présidée par une personnalité majeure du pays, et lui a demandé de faire un diagnostic. Il faut se souvenir que cela n’a pas été le cas après les émeutes de 2005 en France, il y a seulement eu une mission d’information ; de même après les « gilets jaunes ».

La différence entre la France et la Grande-Bretagne, c’est donc qu’au Royaume-Uni cela fait longtemps que les responsables politiques ont reconnu l’importance de la question de la discrimination. Cela a-t-il résolu tous leurs problèmes ? Non. Cela a-t-il permis de faire progresser le système de contrôle, et notamment de contrôle indépendant de la police ? Oui. Le développement de ces systèmes de contrôle indépendants est-il associé à des niveaux de confiance de la population dans la police plus élevés ? Oui. Ils ont modernisé certains aspects du contrôle de l’action de la police. C’est vraiment le point essentiel.

Le principal problème en France est la faiblesse du contrôle sur le gouvernement. il n’y a pas d’autorité indépendante qui contrôle l’action de la police et l’Assemblée nationale, faute d’outils adaptés (contrairement au parlement belge), ne contrôle pas suffisamment le gouvernement.

Ensuite, se pose la question des moyens. Les récépissés et les caméras ne sont que des instruments. La police doit être contrôlée par le Parlement. C’est la précision de ce contrôle qui sépare la démocratie des régimes plus autoritaires. L’enjeu des récépissés est de rassembler des informations sur la politique du gouvernement : qu’est-il demandé aux policiers et que font-ils ? Mais d’autres outils techniques récents pourraient aussi bien remplir cette fonction. Si les gendarmes sont capables, sous certaines conditions, d’enregistrer sur leur tablette, avec l’application numérique de prise de notes, « GendNotes », des informations personnelles telles que les orientations sexuelles des personnes contrôlées, ils peuvent aussi enregistrer des informations qui intéressent la représentation nationale et le débat public.

Les caméras ne permettent pas de comprendre la sélection des personnes contrôlées, donc de répondre à la question du contrôle « au faciès », mais simplement de documenter le moment de l’interaction. Elles ne permettent pas non plus de contrôler l’issue du contrôle. Elles enregistrent juste un petit moment. Si l’on donne aux chercheurs l’accès aux images, comme cela se fait dans un certain nombre de villes américaines, on peut aller plus loin dans l’analyse de la dynamique des contrôles policiers, notamment grâce à l’analyse artificielle. Sans base de connaissances sur la sélection des personnes, le déroulement et l’issue des contrôles, il est très difficile de mettre en place un système de régulation.

Mme Fiona Lazaar. À propos de ma circonscription, un article paru la semaine dernière dans StreetPress puis relayé par L’Obs et par L’Express retranscrit un grand nombre témoignages (trente-neuf) de violences policières, notamment des insultes à caractère raciste. Ce qui ressort de ces témoignages, c’est ce sentiment d’impunité dont bénéficieraient les forces de l’ordre sur notre territoire. J’ai demandé des comptes au préfet à ce propos. Vous l’avez dit, monsieur Roché, peut-être nous manque-t-il aujourd’hui une autorité indépendante dédiée. J’imagine que cela signifie que pour vous l’IGPN n’est pas suffisamment indépendante. Vous suggérez que les parlementaires puissent disposer d’outils de contrôle politique du suivi des plaintes et nous allons creuser cette question.

Ma conviction est que la police n’est pas raciste, mais qu’il y a du racisme dans la police et que, dès lors que l’on ne traite pas ce racisme, on risque de jeter le discrédit sur l’ensemble de la police.

Constate-t-on une situation différenciée entre la police et la gendarmerie ? Par ailleurs quand il existait la police de proximité il y a quelques années, les relations étaient-elles différentes ? Peut-on espérer que la police de sécurité du quotidien (PSQ) mise en place par le gouvernement actuel permette de pacifier les relations entre la jeunesse et la police et de lever certains préjugés des deux côtés ?

M. Fabien Jobard. Le premier point concerne l’impunité et les organes de contrôle. J’ai deux réponses là-dessus. La première concerne l’institution chargée du contrôle des déviances policières : il est clair qu’aujourd’hui que, quand bien même elle ferait bien son travail, l’IGPN subit une suspicion de la part de l’opinion du simple fait que ce sont des policiers qui enquêtent sur d’autres policiers.

On lit par ailleurs en une du Parisien que la chef de l’IGPN déclare réfuter totalement le terme « violences policières » à propos des « gilets jaunes » en jouant sur des distinctions conceptuelles très fines. Ce sont des déclarations qui, si l’on est attaché à la philosophie nominaliste sont sans doute très justes, mais qui ont des effets catastrophiques sur les citoyens.

Plusieurs intellectuels ont récemment proposé de faire en sorte que l’autorité de tutelle de l’IGPN ne soit plus la police, mais une autorité administrative indépendante telle que la Commission nationale des droits de l’Homme. Ce sont des solutions qui méritent d’être très rapidement discutées.

Vous savez que là où la police est locale, régionale, comme en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis, ou municipale, le chemin est beaucoup plus court : on n’a pas besoin de passer par le ministre ou par le préfet. Tous les acteurs, le maire, le député, et le policier siègent à la même table. Nous avons un souci structurel de la police française, qui ne sait pas se dépêtrer d’une décision prise par un beau matin de 1941, qui a consisté à nationaliser ce qui relevait depuis la loi de 1884 de la compétence du maire. C’est par « accident » que la police a été nationalisée et nous en payons encore aujourd’hui les conséquences.

De plus en plus, la gendarmerie intervient dans les mêmes zones que la police. Vous êtes députée du Val-d’Oise. Vous avez comme interlocuteurs possibles des policiers et des gendarmes. Le phénomène de périurbanisation de la France fait que les gendarmes sont confrontés aux mêmes problèmes que les policiers, mais il y a une culture de la discipline et du respect qui est sans doute plus forte en gendarmerie qu’en police.

Ce constat d’une plus grande proximité entre gendarmes et population qu’entre policiers et population était déjà formulé à la fin du rapport dit « rapport Peyrefitte » Réponses à la violence de 1977 qui portait sur l’état de la violence en France. Le rapport recommandait déjà à l’époque que la police s’inspire précisément de la discipline et du savoir-faire des gendarmes dans son action. C’est plutôt l’inverse qui a été fait.

M. Sebastian Roché. S’agissant de l’impunité policière, les rapports tels qu’ils sont produits aujourd’hui par l’IGPN, contrairement à ce qu’en dit la directrice, ne permettent pas de savoir si les policiers sont exposés à des sanctions ni à quel degré. Les rapports sont annuels et les statistiques sont présentées sur une base annuelle. Partant, les rapports n’établissent pas de correspondance entre les faits reprochés et les sanctions. Les procédures, elles, sont pluriannuelles.

L’IGPN dirait qu’elle n’a pas accès aux suites judiciaires des affaires sur lesquelles elle a réalisé les enquêtes. Cela pourrait être l’intérêt du débat à l’Assemblée nationale que de demander à ce qu’il y ait enfin, et pour la première fois en France, un suivi individualisé des suites, au moins pour une certaine catégorie d’affaires, notamment lorsque les policiers ont fait usage de leurs armes ou lorsqu’une personne est décédée au cours des opérations de police, de façon à ce que l’on ait la séquence complète. Obtenir toute la séquence, cela veut dire obliger deux administrations, le ministère de l’intérieur et le ministère de la justice, à rassembler sur une base nominative l’ensemble des faits du point de départ jusqu’à l’issue finale. Pour l’instant, cela n’existe pas. Ce n’est qu’en ayant cette possibilité de suivre une même affaire du début à la fin que nous pourrons avoir une vision précise du degré auquel les policiers sont considérés ou non comme responsables de leurs actes et quel est le niveau de sanction appliqué.

Sur la base des cas individuels qui sont documentés, soit par des organisations de protection des droits de l’homme, soit par la presse, les niveaux de sanctions encourues par les policiers semblent très déconnectés des niveaux de sanctions encourues par un citoyen qui ferait usage d’un niveau de force et de violence comparable.

Si on lit la loi qui l’a établie dans son organisation actuelle, il est écrit que l’IGPN est un service du ministère de l’intérieur. Elle répond aux instructions de son supérieur et ne peut pas même choisir la date de publication de son rapport annuel. La directrice de l’IGPN peut être renvoyée à chaque instant. Les personnes qui y travaillent sont nommées par le directeur général de la police nationale et leur promotion ultérieure ou leur réaffectation sera décidée par lui. Aucun des critères internationaux (comme le critère d’indépendance de Paris) n’est satisfait. Je parle d’indépendance, pas de professionnalisme : je ne remets pas en cause le mode de sélection des policiers qui travaillent à l’IGPN ni leur capacité à exercer les missions d’enquête.

Sur les missions d’audit, l’IGPN est encore moins indépendante. Elle ne peut pas choisir des thématiques d’audit. C’est pour cela qu’en France, par exemple, il n’y a pas de rapport de l’IGPN sur la corruption policière, alors même que l’intégrité est un des fondamentaux des polices démocratiques.

Dans l’enquête UPIC, pour la première fois en France, nous avons couvert tout un département pour essayer de voir si les pratiques de la gendarmerie ressemblaient à celle de la police en matière de contrôle au faciès. Sur la base de cette étude, même s’il faut être prudent car c’est la seule étude que nous ayons, les gendarmes ne sélectionnent pas les jeunes contrôlés sur la base de leur apparence ethnique. Cette étude a eu lieu dans l’un des départements les plus urbanisés de France, les Bouches-du-Rhône, ce qui rend la comparaison assez intéressante.

Le ministère de l’intérieur a fait réaliser en 2000 une étude intéressante qui permet de montrer l’amélioration des relations dans les zones qui sont passées en police de proximité à partir de 1998. Les zones qui ont été suffisamment longtemps en police de proximité sont celles dans lesquelles on a vu une élévation des niveaux de confiance et de satisfaction. En revanche, cette étude ne comprend aucun volet « discriminations », de telle sorte qu’on ne peut pas répondre à la question de savoir si cela a changé les pratiques des contrôles d’identité.

Pour la PSQ, le programme de campagne du Président de la République n’a, pour l’instant, pas été mis en œuvre. Il resterait assez peu de temps pour le faire, puisque si on lit attentivement le programme, ce que j’ai fait, il est en fait une version modernisée de la police de proximité, avec l’accent mis sur la recherche de la confiance et l’adaptation aux besoins locaux ; une police tournée vers les usagers et qui est ancrée dans un partenariat inter organisations (faire travailler la police avec les administrations locales). Pour l’instant, la politique du gouvernement a plutôt été le contraire, c’est-à-dire qu’elle a confondu continuum de sécurité et continuum de police. On a dit que la priorité est de faire travailler les polices ensemble mais le programme était de faire travailler la police avec les autres administrations locales.

La PSQ n’a pas de doctrine. J’avais travaillé un peu avec le cabinet pour essayer d’en poser les jalons. Cela n’a pas abouti. Sans doctrine, on ne peut pas avoir de politique. Par exemple, la qualité du service rendu fait-elle partie de la mesure de la performance des agents et des incitations qu’ils auraient à faire telle ou telle chose ? Si on avait une doctrine et un régime de performance, on pourrait aussi vouloir faire évoluer la formation des agents. Malheureusement, vous savez que la formation des gardiens de la paix est réduite à huit mois en France, contre trente mois au Danemark et deux ans en Allemagne. En partie pour des raisons de contraintes budgétaires, la formation devient de plus en plus réduite alors que les tâches de police restent compliquées. Comment allons-nous arriver à faire aussi bien que les Allemands en ayant une formation initiale qui est trois fois plus courte ?

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. Je rappelle que l’Assemblée nationale est responsable du contrôle et de l’évaluation. Il existe un comité de contrôle et d’évaluation des politiques publiques, dont je suis vice-présidente. C’est un rôle que nous avons nous-mêmes à mener par rapport à la politique de sécurité de notre pays.

Quelle a été l’évolution de la formation des policiers et gendarmes ? Vous avez déjà pour partie répondu en disant qu’elle était très courte, mais peut-être était-elle plus importante avant.

Je travaille aussi sur la loi pour un État au service d’une société de confiance (ESSOC). S’agissant des contacts avec les fonctionnaires de sécurité, je dois dire que je ne suis pas sûre de me sentir en confiance quand je me fais arrêter par un policier car je me sens plutôt prise en défaut.

M. Fabien Jobard. La durée de formation initiale a subi un phénomène d’attrition complètement incompréhensible. En réalité, on a voulu former des policiers plus vite pour avoir plus vite plus de policiers dans la rue affectés à des tâches de prévention du terrorisme – c’était le programme de François Hollande. Cette affaire du « pacte de sécurité » m’a confondu. Je me suis dit : c’est formidable, nous allons recruter 5 000 policiers qui auront des compétences spécifiques (langue arabe, etc.) sur la prévention du terrorisme islamique ! En fait, on a recruté les policiers que l’on recrute d’habitude, à qui on a demandé de faire le métier qu’ils font d’habitude mais en réduisant leur durée de formation.

Par ailleurs, et c’est écrit dans le rapport de M. François Ruffin sur sa proposition de loi visant l’interdiction des techniques d’immobilisation létales : le décubitus ventral et le pliage ventral (qui n’a pas passé le stade de la commission des lois), la formation continue subit également des effets de restrictions budgétaires très fortes. Il faut impérativement redonner ses armes à la formation – ceci figure d’ailleurs dans le cadre du schéma national de maintien de l’ordre qui deviendra peut-être à terme un point fondamental.

Deuxième remarque, de manière générale, il faut également être lucide sur ce que l’on peut demander à des gardiens de la paix qui ont la mission d’assurer la sécurité et la tranquillité publiques et, de temps à autre, de répondre à des appels. Le contexte budgétaire français fait qu’un ensemble de métiers de prévention – éducateurs spécialisés, travailleurs sociaux – ont quasiment disparu dans les collectivités territoriales, villes et départements. Dans des situations un peu tendues les policiers sont désormais contraints d’intervenir seuls. En réalité, en Allemagne, on est dans une situation d’opulence budgétaire par rapport à la France. Les policiers sont bien plus en mesure d’engager tout un ensemble de partenariats avec d’autres métiers partageant leur mission. Nous ne pouvons pas non plus en demander trop aux policiers et aux gardiens de la paix.

Le gardien de la paix vous dira toujours qu’il n’est pas entré dans la police pour faire du travail social. Il a à la fois tort, parce que c’est l’essentiel de ce qu’il doit faire, et il a raison parce qu’il ne doit pas et ne peut pas être le seul à le faire. Une politique de sécurité publique qui se restreindrait à une réforme de la police n’a aucune chance de réussir. Ce serait faire peser sur l’institution policière et sur ses agents de terrain une responsabilité qui par nature les dépasse complètement. C’est l’intervention sociale qu’il faut repenser et budgéter.

M. Sebastian Roché. Pour faire évoluer les choses il y a quatre piliers : doctrine, management, formation et contrôle.

Dans la police, pour aborder une question, il faut d’abord une doctrine. Il faut avoir pensé ce que l’on veut faire, la manière dont on veut le faire et son inscription dans le temps. La transformation d’un ensemble d’administrations qui représente autant de personnes va prendre plusieurs dizaines d’années. Il a fallu une dizaine d’années pour implanter la police de proximité dans la seule ville de Montréal : imaginez le temps qu’il faudra à une échelle nationale !

Il faut bien distinguer la doctrine et la loi. La loi fixe les missions, les orientations, etc. La doctrine définit la façon dont on va mettre en œuvre ce que la loi permet. Or nous n’avons pas d’éléments de doctrine sur la lutte contre la discrimination.

Ensuite, il faut des outils managériaux, c’est-à-dire des outils de mesure de la performance. Un bon chef de police sait recevoir les plaintes – un chef de police qui reçoit beaucoup de plaintes est un bon chef de police – et sait mettre en place les outils de gestion de ses personnels, de façon à réduire les tensions avec la population. Cela doit être intégré aux outils de management, puis décliné à travers le système de formation – ce qui suppose, encore une fois, une doctrine.

Enfin, nous avons le quatrième pilier, qui est le contrôle. C’est un des éléments du pilotage, mais ce n’est pas le seul ni le principal. En France, ce sont les inspections qui font le gros du travail. Sont-elles le meilleur outil pour réguler les plaintes des citoyens envers la police. Vu la nature particulière des accusations de discrimination et de racisme, il ne va pas de soi que les policiers soient les mieux à même de les traiter en ce qui les concerne.

M. le président Robin Reda. Merci à tous deux pour cette audition.

 

La séance est levée à 11 heures 05.

 

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Membres présents ou excusés

 

Mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du jeudi 9 juillet 2020 à 9 heures

Présents. - Mme Caroline Abadie, M. Belkhir Belhaddad, Mme Fadila Khattabi, Mme Fiona Lazaar, M. Robin Reda, Mme Nathalie Sarles, Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe, Mme Michèle Victory