Compte rendu

Mission d’information de
la conférence des Présidents sur
l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie de Coronavirus-Covid 19
(pouvoirs d’enquête)

– Audition de MM. François Braun, président de Samu-Urgences de France et chef du pôle urgences du centre hospitalier régional de Metz-Thionville, Pierre-Albert Carli, vice-président et chef de service des urgences de l’hôpital Necker de Paris, et Jean-Emmanuel de la Coussaye, vice-président et chef de service des urgences au centre hospitalier universitaire de Nîmes.                            2

–  Présences en réunion.............................25

 

 


Mercredi
15 juillet 2020

Séance de 11 heures 30

Compte rendu n° 39

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2019-2020

Présidence de M. Julien Borowczyk,

Vice-président


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Mission d’information de la conférence des Présidents sur
l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions
de l’épidémie de Coronavirus-Covid 19

Présidence de M. Julien Borowczyk, vice-président de la mission d’information

La mission procède à l’audition de MM. François Braun, président de Samu-Urgences de France et chef du pôle urgences du centre hospitalier régional de Metz-Thionville, Pierre-Albert Carli, vice-président et chef de service des urgences de l’hôpital Necker de Paris, et Jean-Emmanuel de la Coussaye, vice-président et chef de service des urgences au centre hospitalier universitaire de Nîmes.

M. Julien Borowczyk, vice-président. Au plus fort de l’épidémie de covid-19, la prise en charge des patients, leur hospitalisation et leur transfert vers des établissements de région ou de pays moins touchés a été un enjeu crucial. La crise sanitaire a souligné l’importance de la régulation médicale et la gestion de l’aval des urgences à l’hôpital. Elle a aussi ravivé des polémiques entre les services d’urgence et les pompiers et questionné l’organisation de la prise en charge des résidents des établissements médico-sociaux, plus particulièrement des EHPAD.

Y a-t-il eu saturation du 15 dans certaines régions, quelles en ont été les conséquences ? Quelles ont été les répercussions du dispositif sur la prise en charge d’ensemble des patients ? Comment la coordination avec la médecine de ville a-t-elle fonctionné ? Ce sont autant de points que nous souhaitons aborder aujourd’hui, sachant que vous exercez, monsieur Braun, dans une région, parmi les premières atteintes, qui a été particulièrement touchée par l’épidémie.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Braun, Carli et de la Coussaye prêtent serment.)

M. François Braun. Les SAMU, SMUR et services d’urgence ont fait face à une crise sanitaire sans précédent. Je tiens à remercier nos équipes, l’ensemble des professionnels de santé, nos collègues libéraux, plus largement ceux avec qui nous travaillons au quotidien et qui nous ont soutenus pendant cette crise, dont de nombreux secouristes volontaires.

Si le Grand Est, l’Île-de-France et les Hauts-de-France ont été particulièrement touchés, ce sont tous les soignants du pays qui se sont mobilisés. Ils le demeurent, car la crise sanitaire n’est pas terminée et j’ai une pensée particulière pour nos confrères de Guyane.

Le système de santé s’est adapté sans cesse à la cinétique de la crise, anticipant autant que possible et tenant compte des connaissances en constante progression. C’est sur la base de cette cinétique qu’il convient d’analyser nos actions. Je me permettrai d’apporter quelques éléments tirés de mon expérience en Moselle.

Début janvier, lorsque nous sommes informés d’une épidémie en Chine, le risque paraît lointain. Mais comme il est dans notre ADN d’urgentistes de nous préparer au pire, nous réunissons le 4 février l’ensemble des responsables de SAMU pour envisager la réponse à une crise dont nous sommes loin d’imaginer l’ampleur.

Dès le 28 janvier, à la demande du Gouvernement, six équipes du SAMU avaient embarqué sur trois vols sanitaires pour accompagner le rapatriement de nos compatriotes résidant à Wuhan.

Fin février, la découverte d’un cluster à Creil confirme que la crise va rapidement s’étendre et que les SAMU seront en première ligne. Le SAMU de l’Oise passe de 400 dossiers le vendredi à 1 400 dossiers de régulation médicale le dimanche. Les SAMU et les services d’urgence des Hauts-de-France s’organisent, avec le renfort du SAMU de Paris – SAMU zonal d’Île-de-France – pour répondre à cette charge.

Entre le 10 et le 15 mars, les SAMU français font face à un triplement, voire à un quadruplement de leur activité en moins de 24 heures. Les effectifs, les moyens techniques et les organisations sont adaptés. La hausse du nombre d’appels ne se traduit ni par un engagement de moyens de réanimation ni par des transports sanitaires supplémentaires mais par une augmentation des parcours de soins non hospitaliers, en collaboration avec nos collègues libéraux.

Le 15 mars, nos collègues de Mulhouse et de Colmar nous alertent sur la situation dans le Haut-Rhin : « Depuis 3 jours nous sommes submergés aux urgences par un flux incessant de patients avec critères d’hospitalisation, altération de l’état général, hypoxémie importante, pneumopathies bilatérales. Le taux d’hospitalisation après passage aux urgences est de 40 % » ; « Les lits de réanimation de la région sont saturés, et il est impossible de trouver des respirateurs pour ouvrir de nouveaux postes de réanimation » ; « Durant ces 15 derniers jours, toutes les mesures que nous avons prises ont été dépassées et donc insuffisantes dans la journée même, tant la cinétique est rapide. » ; « Préparez-vous, ainsi que vos personnels, à cette vague majeure. Il y avait un avant covid-19, il y aura un après covid-19 avec de très lourdes cicatrices. »

Le 15 mars au soir, je diffuse immédiatement cette information à notre réseau, l’ensemble des SAMU, ainsi qu’à l’agence régionale de santé (ARS) Grand Est et au ministère de la santé.

Une semaine plus tard, le nombre de patients graves dans le Haut-Rhin, le Bas-Rhin, en Moselle et en Île-de-France augmente fortement et les services se remplissent à toute vitesse. La grippette annoncée par certains se révèle, en France comme en Italie, pourvoyeuse de cas graves et mortels. Les SMUR et les services d’urgence sont fortement sollicités. La charge psychologique est terrible pour les soignants.

Après la prise en charge téléphonique et en ville de patients peu graves, nous sommes confrontés à une vague de patients graves dont nous identifierons, malheureusement après, qu’elle était prévisible.

Une deuxième phase s’ouvre alors, avec la saturation des capacités de réanimation dans les régions les plus touchées et la mise en œuvre de transferts massifs de patients de réanimation. Pendant ce temps, nous constatons une chute drastique – moins 50 % – de la fréquentation des services d’urgence. Des patients inquiets de contracter le virus manifestent un refus de soins. Ils seront pris en charge à la fin du confinement, dans des conditions médicales souvent très dégradées. Il nous faut ensuite, et jusqu’à aujourd’hui, assurer le suivi et le rapatriement des patients transférés et participer au « redémarrage » de l’hôpital.

Quelles solutions ont été mises en œuvre et quels ont été leurs effets ? En ce qui concerne la régulation médicale, les moyens humains – médecins, internes, étudiants en médecine, assistants de régulation médicale – ont été immédiatement renforcés, grâce à notre implantation hospitalière, au soutien des généralistes et, dans certains départements comme Moselle, à l’aide des médecins et infirmiers sapeurs-pompiers. Nos capacités techniques ont été renforcées également : l’augmentation du nombre de postes de travail et de lignes téléphoniques, la mise en place de serveurs vocaux interactifs, de rappels automatiques, de la visiorégulation ont été opérées dans un temps record grâce à la mobilisation exceptionnelle des directions d’hôpitaux et de leurs services informatiques.

Nous avons changé nos organisations en nous inspirant du service d’accès aux soins (SAS), qui venait d’être élaboré : nous avons instauré un décrocher de niveau 1 (N1), qui oriente très rapidement les appels. La régulation médicale a permis d’éviter la saturation des services d’urgence et les longues files d’attente, constatées en Italie, facteurs de surcontamination. Les services se sont organisés en créant un circuit covid distinct, les urgentistes gérant les unités de pré-cohorting – les patients malades en attente de confirmation de l’infection virale.

La nomination d’un directeur médical de crise, fonction identifiée lors des attentats de 2015, a montré sa pertinence. Son rôle, dans chaque établissement, s’est avéré primordial pour que les décisions soient prises en privilégiant toujours l’analyse médicale.

La saturation des services de réanimation est commune à tous les pays, ce qui prouve que la crise était sanitaire, hospitalière. Deux stratégies permettaient d’y répondre : augmenter localement les capacités en ouvrant des lits supplémentaires, notamment dans les cliniques privées ; transférer les patients vers des services disposant de places. L’évolution de la crise a commandé d’appliquer simultanément les deux stratégies et d’en ajouter une troisième, consistant à demander des renforts auprès d’autres régions et du service de santé des armées.

La phase capacitaire a rapidement montré ses limites, les lits, matériels et personnels de réanimation devenant rares. Les réanimateurs nous ont alertés sur la dégradation possible de la qualité des soins liée au développement d’une réanimation « low cost », dans des locaux et avec du personnel inadaptés.

Notre choix, médicalement justifié, a été d’organiser des transferts médicalisés afin d’assurer des disponibilités en réanimation « premium » pour les patients qui arrivaient tous les jours – chaque jour, à Metz, dix personnes étaient admises en réanimation. Sans cela, nos capacités de réanimation auraient été dépassées et la sécurité des soins compromise.

La gestion de la crise est conforme aux objectifs fixés par le Guide de préparation et de gestion des situations sanitaires exceptionnelles, mis à jour en juillet 2019, dans le cadre de la déclinaison REB (risque épidémiologique et biologique) du schéma ORSAN.

À l’instar d’autres pays, comme la Corée du Sud ou l’Allemagne, la gestion de la crise sanitaire a été confiée aux professionnels de santé. Les SAMU y ont pris naturellement leur place, en lien avec le ministère de la santé, les ARS, les établissements de santé, les états-majors de zone de défense, nos partenaires du quotidien, dont les sapeurs-pompiers. Le lien avec les préfectures était assuré par les ARS.

Lors de la phase initiale, les services d’urgence et les SAMU-centre 15 ont apporté une réponse médicale adaptée aux sollicitations des personnes inquiètes d’être contaminées ou qui présentaient des symptômes requérant des soins d’urgence ; ils ont aussi permis d’éviter la saturation des services d’urgence – risque majeur de désorganisation du système de santé – en proposant des parcours de soins adaptés. Nous pouvons évaluer à 80 000 par jour le nombre d’appels supplémentaires au moment du pic. Que serait-il advenu si ces 80 000 patients, faute de régulation médicale, s’étaient dirigés ou avaient été dirigés vers les services d’urgence ?

Au cœur de la crise, les transferts interrégionaux et internationaux ont permis d’éviter le débordement des capacités de réanimation : ils ont libéré 644 lits de réanimation, dont 308 dans la région Grand Est.

Quels enseignements tirer de cette crise ? Comment améliorer nos capacités à affronter une crise future qui, par définition, ne rassemblera pas à celle du covid-19 ?

Cette crise est inédite car, malgré une couverture médiatique hors normes, elle est restée pour beaucoup virtuelle ; pour en comprendre l’ampleur, il fallait être directement confronté aux malades graves. Le rapport établi par le professeur Benoît Vallet à la demande de l’AP-HP, après une mission d’évaluation à Mulhouse, en est un bon exemple.

Le covid-19 a imposé un cadrage contradictoire dont nous n’avions pas l’habitude – à la fois maladie grave et maladie bénigne, ni grippette ni Ébola –, ce qui a conféré à la régulation médicale un rôle de chef d’orchestre pour la gestion coordonnée des malades. Ce n’est pas par des analyses catégorielles que nous devons tirer les enseignements de cette pandémie.

La régulation médicale a fait preuve de son efficacité pour gérer des parcours de soins adaptés, même en situation de crise. Le mode d’organisation N1, défendu dans le SAS, est opérationnel et permet de répondre aux objectifs de qualité d’un centre d’appels d’urgence moderne. La coopération ville/hôpital, soins primaires/aide médicale urgente a été exemplaire en régulation médicale et aux urgences. L’évolutivité de la maladie étant imprévisible, il fallait traiter de façon coordonnée les patients graves et bénins.

La saturation des services d’urgence n’est pas une fatalité. La régulation médicale préalable et la disponibilité des lits d’hospitalisation, grâce à l’arrêt de l’activité programmée, ont permis cette fluidité. La stratégie coordonnée de transferts interhospitaliers en grand nombre a été un élément essentiel de la résolution de cette crise. Nous menons actuellement avec l’École des hautes études en santé publique (EHESP) une étude sur la morbi-mortalité des 644 patients transférés. Les professionnels qui y ont participé sont persuadés que cela a permis de sauver des vies.

Le principe de leadership collaboratif et de la nomination d’un directeur médical de crise, détaillé dans de nombreuses recommandations et promu par SAMU-Urgences de France à la suite des attentats de 2015, a montré son efficacité.

L’activité de régulation médicale – le nombre d’appels – est un indicateur précoce et pertinent de crise sanitaire, comme le démontre une publication récente des SAMU de l’AP-HP.

Le processus de retour d’expérience est long et complexe et il est encore trop tôt pour que nous tirions d’autres conclusions, alors même que des patients sont encore admis en réanimation, que de nouvelles contaminations se produisent et que l’état sanitaire en Guyane est très préoccupant.

Au-delà des structures de médecine d’urgence, la crise a été un stress-test pour notre système de santé. Il a été démontré que lorsque soignants et administratifs visent le même objectif, font preuve d’agilité, d’adaptabilité, ils peuvent donner le meilleur d’eux-mêmes.

Mesdames et messieurs les parlementaires, cette crise n’est pas encore terminée et nous continuons de recueillir les informations pertinentes, de les analyser et d’en tirer des conclusions. Pour les urgentistes, le monde d’avant la crise ne doit plus exister : revenir aux restrictions, aux freins administratifs, à la saturation quotidienne des services et à la maltraitance des patients est inconcevable. Sans réaction forte de la nation pour soutenir l’hôpital public et nos services d’urgence, je ne suis pas sûr que nous serions capables de rejouer le match.

M. Julien Borowczyk, vice-président. Nous avons entendu dire que des cas graves n’auraient pas été pris en charge : pourriez-vous préciser comment fonctionne la régulation médicale dans les SAMU-centre 15 et comment s’opère la distinction entre la filière aide médicale d’urgence (AMU) et la filière permanence d’accès aux soins (PDSA) ? Comment avez-vous réorganisé les SAMU-centre 15 sur l’ensemble du territoire ? Comment les appels au 18 sont-ils transférés au 15 ? Pouvez-vous détailler le lien entre la médecine de ville et l’hôpital ?

Enfin, il nous a été rapporté qu’un tri aurait été effectué, empêchant certains patients d’être hospitalisés. S’agissait-il de directives, de recommandations ? Un avis médical en amont a-t-il été formulé ?

M. François Braun. Les SAMU-centre 15 sont un service médical hospitalier accessible depuis l’ensemble du territoire. Lorsqu’une personne compose le 15, elle est mise en contact avec un assistant de régulation médicale. Ce professionnel, qui a bénéficié d’une formation de 1 650 heures, note les données administratives – lieu, âge – et pose quelques questions pour évaluer la gravité et prioriser l’appel. Il le bascule ensuite vers un médecin régulateur généraliste ou vers un médecin régulateur urgentiste. Celui-ci, aidé éventuellement d’un contact en visio, dresse un diagnostic téléphonique et propose un parcours de soins adapté. La réponse ne sera pas la même dans un secteur rural de Moselle ou dans le centre de Paris, mais elle sera adaptée. Il existe une symbiose entre la régulation médicale généraliste et la régulation de l’aide médicale urgente.

Dans l’immense majorité des cas, le lien avec les sapeurs-pompiers est formalisé par des liens directs sur des lignes téléphoniques dédiées. La brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP) dispose d’une ligne rouge qui permet de ne pas passer par l’entonnoir du 15.

Dans notre fonctionnement, il y a un avant-covid et un après-covid. Nous avons répondu aux prescriptions du pacte de refondation des urgences concernant le SAS. Les exigences sont très précises : 99,95 % des appels doivent être décrochés, 99 % dans les 30 secondes. Ces critères internationaux ne sont quasiment assurés par personne. Le principe est qu’un assistant de régulation décroche et oriente très rapidement l’appel après avoir noté seulement le motif et deux signes cliniques. Nous avons créé une filière dédiée au covid.

Pendant la première période de pic, les appels relevant de l’aide médicale urgente n’ont pas trop augmenté ; ils ont pu être traités très rapidement. Les appels qui relevaient de l’inquiétude – fièvre, toux – ont été triés à part et pris dans l’ordre. Au besoin, des salles ont été rajoutées pour accueillir les répondants. Les autocommutateurs de l’hôpital ont pu être utilisés pour éviter la saturation des lignes. Une étude de l’équipe de Nantes, en cours de publication internationale, montre que la mise en place du N1 a amélioré de façon très significative la qualité de service, que les appels aient été décrochés dans les 20 secondes ou dans la minute.

Certains SAMU, comme celui de Paris, ont testé le serveur vocal interactif, tout en continuant bien sûr à privilégier les lignes directes, en particulier celles utilisées par les sapeurs-pompiers.

Le lien, naturel, entre la médecine de ville et l’hôpital nous a permis de passer le cap. En Moselle, nos collègues généralistes ont spontanément apporté leur aide dès le début de la crise. De la même manière, le directeur départemental des sapeurs-pompiers, avec lequel j’entretiens d’excellentes relations, a mis à notre disposition médecins et infirmiers régulateurs, qui ont été très utiles pour la prise en charge des bilans. Cette symbiose fonctionne si bien que nous sommes désormais en mode SAS en Moselle.

Il faut être très clair : il n’y a jamais eu la moindre consigne indiquant de ne pas hospitaliser des patients des EHPAD. Tous les jours, nous évaluons dans nos services d’urgence et en régulation médicale le rapport bénéfice/risque d’une réanimation pour les personnes âgées : une personne grabataire, en mauvais état général, ne bénéficiera jamais d’un séjour en réanimation car elle en mourrait, et dans de très mauvaises conditions. D’ordinaire, nous opérons ce type de choix deux à trois fois par jour ; durant la crise, c’était de vingt à trente reprises que nous avions à prendre une telle décision, sans jamais nous départir de nos principes éthiques.

Les EHPAD ont organisé, avec notre concours et celui des médecins généralistes, des secteurs covid et des secteurs non-covid. Il était préférable pour leurs patients de rester dans leur établissement, avec une couverture médicale organisée par nos collègues de ville. La prise en charge a pu paraître un peu confuse, mais si vous interrogez les soignants des EHPAD dans le Grand Est, ils vous diront la même chose : dès lors que l’hospitalisation pouvait être bénéfique à une personne âgée, elle ne faisait pas l’objet d’un refus.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Permettez-moi d’exprimer toute ma reconnaissance à l’égard des personnels des services d’urgence.

Il semble que la menace augmente et que le virus progresse, puisque son taux de reproduction a de nouveau franchi le cap de 1. Les services d’urgence perçoivent-ils cette évolution ?

S’agissant des patients des EHPAD, dont des familles ont saisi la justice, des informations remontent du terrain : des médecins se seraient entendu dire, lors de l’échange avec la régulation, qu’il valait mieux que leur patient décède à l’EHPAD. Votre intervention permet de contextualiser de tels propos, puisque pour certains malades, le rapport coût/bénéfice d’une hospitalisation paraissait défavorable. Selon vous, combien de personnes n’ont ainsi pas été prises en charge ? Disposez-vous d’éléments statistiques ?

Le rapport de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France (FNSPF) évoque des pertes de chance dues à un décrocher ou à un traitement trop tardif des appels. Pouvez-vous communiquer des chiffres à ce sujet ? Il est également question dans ce rapport des pertes de chances pour les patients non-covid : comment avez-vous géré leurs appels et traité leurs pathologies urgentes ? Enfin, que pensez-vous de la consigne officielle qui était d’inviter les personnes présentant des symptômes à composer le 15 ? Estimez-vous qu’il était opportun d’écarter ainsi la médecine de ville ? Cela n’a-t-il pas contribué à saturer les lignes ?

Vous avez parlé de la situation dégradée des urgences dans notre pays, de la maltraitance dont les patients font l’objet. Si vous aviez cinq propositions à mettre en œuvre rapidement, lesquelles formuleriez-vous ?

M. François Braun. Je suis mal placé pour répondre à votre question sur la recrudescence des cas de covid-19 : le Grand Est est la région qui a le R0 le plus faible actuellement, sans doute parce que les habitants ont été fortement touchés par cette épidémie et qu’ils demeurent particulièrement prudents.

Monsieur le rapporteur, vous avez parlé de rapport coût/bénéfice, une logique à laquelle nous sommes tout à fait étrangers. Le coût n’entre jamais en ligne de compte dans la régulation médicale ou dans l’urgence. La seule question que nous posons est de savoir si l’hospitalisation en réanimation bénéficiera ou non au patient. Être placé en réanimation est particulièrement douloureux et inconfortable. Les proches ne peuvent pas entrer dans le service et accompagner les patients dans leurs derniers instants. Pour les personnes âgées, le rapport bénéfice/risque est défavorable, c’est le contexte habituel.

Vous avez aussi évoqué une non-prise en charge. Mais ce n’est pas parce que les patients n’étaient pas hospitalisés qu’ils n’étaient pas pris en charge : au contraire, ils restaient dans leur EHPAD, dans un secteur dédié, accompagnés par le personnel qu’ils connaissaient.

Je ne dispose pas de statistiques nationales sur ces choix et je doute que nous n’en ayons jamais, car les SAMU ne bénéficient pas d’un système d’information national uniforme. Nous y travaillons depuis des années avec l’Agence du numérique en santé, mais cela traîne et les étapes suivantes ne sont pas encore débloquées par le ministère de la santé. Ce serait pourtant crucial pour apporter un éclairage uniforme et précis. Je pense à cet article du Point, qui a eu beaucoup d’écho, et qui faisait état de taux de réponse très inégaux selon les SAMU. Seulement, les modes de calcul ne sont pas les mêmes : certains SAMU estiment que l’appel est décroché lorsque la boîte vocale se déclenche, d’autres prennent pour repère le moment où une personne physique répond.

Nous avons montré, malheureusement a posteriori, que le nombre d’appels au 15 est un élément prédictif – dix à quinze jours en amont – de la saturation des services de réanimation.

Pour les professionnels qui ont participé aux transferts interrégionaux ou internationaux des patients – difficiles, compliqué –, il est inacceptable de lire dans le rapport de la FNSPF que ces opérations relevaient de l’esbroufe.

Il n’y a pas eu de perte de chances pour les patients hors covid. Les appels relevant de l’aide médicale urgente n’ont pas augmenté durant le premier pic d’appel et le tri initial a permis de les orienter très rapidement. Il est démontré qu’à Paris et dans la petite couronne, l’objectif du décrocher en moins de 60 secondes s’est amélioré par rapport à la même période l’an passé. De fait, les personnels étaient tous mobilisés, l’AP-HP a ajouté deux autocommutateurs au SAMU de Paris. Par ailleurs, l’analyse du registre national des arrêts cardiaques (REAC) montre qu’il n’y a pas eu davantage d’arrêts cardiaques lors du pic d’appels et que leur issue, globalement moins bonne pendant le confinement, a été la même lorsque les appels passaient par le 18 ou lorsqu’ils passaient par le 15.

En France, nous avons la chance d’avoir deux numéros d’urgence : lorsque les personnes n’arrivent pas à joindre le 15, elles composent très logiquement le 18. Or la courbe des appels au 18 n’a pas augmenté durant cette période. Cela prouve que les appels au 15 relevant de l’aide médicale urgente ont été très correctement orientés. Nous sommes prêts à débattre de cette question, mais sur des éléments objectifs, pas sur des accusations.

Cette chance, nous l’éprouvons chaque jour, plus encore lorsque surviennent des événements climatiques. Quand des tornades ont traversé la Moselle, le 18 était saturé ; les personnes qui avaient besoin d’une aide d’urgence ont alors composé le 15. L’essentiel est que les deux plateformes soient interconnectées.

Vous connaissez certainement la position de SAMU-Urgences de France sur cette question : il convient de réaliser une grande plateforme unique virtuelle, mais qui conserve ses spécificités. Une étude européenne publiée il y a dix-huit mois a montré que lorsqu’il y avait un numéro unique, le temps d’accès à l’expertise médicale était multiplié par trois. Trois pays seulement en Europe disposent d’un numéro unique pour toutes les urgences dont la Norvège, et le Danemark. Les Britanniques et les Américains sont en train de se mettre à la régulation médicale car ils ont désormais conscience de son rôle pour améliorer la qualité de prise en charge des patients.

Le professeur Carli vous en dira plus sur le rebond épidémique, mais après avoir vu sur la Seine, le soir du 13 juillet, des bateaux chargés de centaines de personnes non masquées, je dois dire que je suis particulièrement inquiet.

M. Pierre-Albert Carli. Je confirme : la population, non masquée, a eu tendance à s’agréger ; les ponts de Paris étaient noirs de monde.

Nous n’abordons pas cette période de la même façon que lors de la première phase de l’épidémie. De nouveaux dispositifs permettent aux épidémiologistes d’analyser simultanément un certain nombre de paramètres, parmi lesquels le tableau de bord constitué par l’AP-HP. L’augmentation du nombre d’appels évoquant une suspicion de covid-19 est manifeste en Île-de-France, notamment à Paris et en Seine-Saint-Denis. Toutefois, le nombre de tests PCR positifs n’augmente pas de façon significative. Les personnes qui ont une fièvre modérée, une sensation d’oppression thoracique et de dyspnée ont désormais le réflexe d’appeler le 15. Il ne s’agit pas de patients graves et ils sont plus jeunes qu’au début de la crise. Les cartographies publiées chaque jour, qui matérialisent les appels par de petits points rouges, montrent que le bruit de fond s’intensifie, sans pour autant le lier à des cas avérés de covid.

Nous restons très attentifs à la sensibilité de ce signal. C’est une répétition générale que nous sommes en train de vivre. Lorsque l’épidémie reviendra cet hiver, il ne sera pas question d’aborder la crise avec les outils et les informations parcellaires dont nous disposions en février. Quant à la nécessité de porter un masque aujourd’hui, je constate qu’il est inutile de vous la rappeler…

M. François Braun. Monsieur le rapporteur, vous m’avez demandé d’exposer cinq de nos propositions. Je me sens comme un enfant à Noël !

Tout d’abord, nous souhaitons la mise en place du service d’accès aux soins. Il est essentiel que nos concitoyens n’aient qu’un numéro à composer lorsqu’ils ont un problème de santé qu’ils « considèrent comme urgent », à savoir l’apparition brutale de symptômes qui les inquiètent ou inquiètent leur entourage et leur font croire qu’ils ont besoin d’un avis médical urgent. Ainsi, en cas de douleur dans la poitrine, il ne revient pas à la personne de décider quel numéro elle doit faire : elle doit composer le numéro d’urgence, et c’est le médecin régulateur qui évaluera s’il s’agit d’une simple crise d’angoisse ou d’un infarctus. Par ailleurs, on sait que dans trois cas sur dix, l’appel à la PDAS relève en fait de l’AMU et d’un transport à l’hôpital. Mettons donc en place ce SAS, avec un numéro unique santé. Soyons novateurs, détachons-nous de ce 112, vieux de trente ans, qui était censé tout régler et appuyons-nous sur les nouveaux outils, très puissants, de visiorégulation et de téléconsultation !

Ce numéro unique santé ne peut exister que face à un numéro secours sécurité fort et une interconnexion des plateformes. Dans l’immense majorité des départements, la collaboration avec le SDIS est très étroite.

La deuxième proposition concerne l’aval des urgences. Il serait exagéré de dire que la crise a été une période bénie pour les urgentistes, mais l’arrêt de l’activité programmée ayant libéré des lits et des personnels, nous n’avions pas de problème pour hospitaliser les patients. Le pacte de refondation des urgences avait déjà conclu à la nécessité de mettre en œuvre le besoin minimal journalier en lits (BMJL), une activité paradoxalement très stable pendant l’année, facile à prévoir. Il s’agit d’imposer un nombre minimum de lits qui doivent rester disponibles, et que l’activité programmée passe après ces besoins. Nous sommes persuadés que l’une des grandeurs du service public hospitalier est de traiter les patients en urgence, pour des soins non programmés.

Notre troisième proposition est que les SAMU disposent d’un système d’information cohérent et unique. Seuls quinze SAMU aujourd’hui se reposent sur l’opérateur de téléphonie nationale, ce qui permet d’établir des statistiques fiables et comparables, notamment sur le décrocher. Il faut que ce programme, actuellement en sommeil, soit développé. Signe fort, le premier SAMU à en bénéficier est celui de Mulhouse, qui a été au coeur de la crise, et les retours sont très positifs. Il convient aussi d’améliorer la communication entre la plateforme secours sécurité et la plateforme santé.

Nous souhaitons, et c’est notre quatrième proposition, une politique ambitieuse et cohérente sur les transports sanitaires urgents. C’est un problème énorme qui retentit sur la couverture opérationnelle des sapeurs-pompiers. Des rapports parlementaires récents évoquent eux aussi une sursollicitation opérationnelle des sapeurs-pompiers, qui sont requis pour des missions de santé ne relevant pas de leur cœur de métier. À SAMU-Urgences de France, nous réfléchissons à la possibilité de dissocier l’intervention secouriste de l’intervention sanitaire du transport. S’il est compréhensible d’envoyer une équipe de secouristes professionnels, tels des sapeurs-pompiers, pour évaluer une situation, il ne faut pas leur demander d’assurer le transport, qui risque de les rendre indisponibles plusieurs heures. Je donne souvent l’exemple d’une fracture du col du fémur : une fois la personne allongée, elle ne souffre plus et peut attendre 30 ou 45 minutes que le transport sanitaire soit organisé dans de bonnes conditions.

Enfin, il faut construire une politique coordonnée des transferts héliportés. La collaboration entre les services du SAMU, de la protection civile et de l’armée a été remarquable et nous avons pu travailler de façon très cohérente. Il faut un maillage des hélicoptères sanitaires sur le territoire : peu importe leur couleur, ce qui est essentiel, c’est la mission qu’on leur attribue et l’équipe de réanimation qui y embarque. Trop souvent, les volontés locales – un hélicoptère sur le toit de l’hôpital, cela fait joli – priment sur la connaissance fine des besoins.

M. Jean-Pierre Door. Merci aux équipes d’urgence pour leur présence sans faille et leur action sur l’ensemble du territoire.

Est-il vrai que les liens entre l’hôpital et les établissements privés se sont établis tardivement ? Vous n’avez pas parlé de la pénurie de matériel, j’imagine pourtant que vous y avez été confrontés.

S’agissant du numéro unique d’urgence santé, j’ai eu l’occasion d’échanger avec vous dans le cadre d’un rapport que j’ai établi sur la PDSA il y a trois ans. Dans plusieurs départements, le 15-18 existe déjà et fonctionne parfaitement bien entre le SDIS et le SAMU. Pourquoi ce schéma n’est-il pas diffusé partout ? Ne faut-il pas également un numéro pour la permanence de soins libéraux ?

Enfin, comment a fonctionné la relation entre les services de réanimation et les services de soins intensifs ?

M. Boris Vallaud. Les médecins libéraux qualifient la gestion de la crise de « fiasco », critiquent son hospitalo-centrisme, sont peu amènes sur la façon dont ils y ont été associés. J’estime que tout un pan de l’urgence sanitaire, et notamment la question du renoncement aux soins, ne figure pas dans la loi que nous avons votée sur l’état d’urgence sanitaire. Comment anticiper ce qui représentera un coût de santé publique à court terme ? Quelle est votre appréciation sur le fonctionnement de la PDSA, notamment en nuit profonde ?

M. Pierre Dharréville. Vous avez dit que la seconde vague était arrivée, qu’elle était prévisible. Pouvez-vous préciser ?

Cette crise est survenue alors que la tension était déjà prégnante dans des services d’urgence saturés, où les patients subissent une maltraitance institutionnelle. Quel niveau d’investissement faut-il pour que l’organisation permette de faire face aux situations ordinaires ?

M. Nicolas Démoulin. Pouvez-vous apporter des précisions sur le stock de masques FFP2 dont disposait le CHR de Metz-Thionville au début de la crise ? Avez-vous eu connaissance du changement de doctrine ? Est-ce l’ARS qui vous en a informés ? Quelle stratégie de gestion des masques faut-il mettre en place demain ?

Mme Martine Wonner. Monsieur Braun, vous avez communiqué des informations au ministère de la santé le 15 mars : avez-vous l’impression qu’elles ont été prises en compte ? Vous avez dit que la vague de patients graves « était prévisible ». Qu’entendez-vous par là ?

Que le 18 ait été largement sous-exploité n’est pas une surprise puisque des messages en boucle rappelaient aux Français qu’ils devaient, en cas de symptômes, composer le 15. Selon vous, était-ce la bonne stratégie ? Fallait-il écarter à ce point les médecins généralistes ? Thierry Lardenois, président de la caisse autonome de retraite des médecins de France (CARMF), qui a décrit un tableau abominable à Angevillers, m’a dit combien les médecins avaient été privés de leur art, de leur capacité à soigner.

Enfin, que pensez-vous de ces médecins lorrains qui sont inquiétés par le Conseil national de l’Ordre des médecins pour avoir simplement prescrit des antibiotiques et du zinc ?

M. François Braun. Pour ce qui est des rapports entre le public et le privé, le professeur Carli vous répondra pour Paris et l’Île-de-France, et le professeur de la Coussaye pour le Sud – deux régions qui ont accueilli des patients venus du Grand Est –, mais je peux vous dire qu’en Alsace et en Moselle, la coopération a été parfaite et immédiate. J’en veux pour preuve que, sur demande de l’ARS, la gestion de l’ensemble des lits de réanimation, qu’ils soient publics, privés, ou privés participant au service public hospitalier (PSPH), était confiée à un seul réanimateur à l’échelle géographique du groupement hospitalier de territoire (GHT). En Moselle, c’est un réanimateur du CHR de Metz-Thionville qui a géré pendant toute la crise l’ensemble des lits de réanimation du département de la Moselle et du nord de la Meurthe-et-Moselle. Deux fois par jour, il se réunissait en visioconférence avec ses collègues pour savoir combien il restait de places et quels patients allaient être transférés le lendemain. Des patients ont ainsi été transférés aussi bien de cliniques privées que d’hôpitaux publics : le seul objectif était de libérer des lits pour le lendemain. Bien sûr, le même principe s’est appliqué en Alsace, sous la supervision du professeur Pottecher.

M. Pierre-Albert Carli. Pour l’Île-de-France, j’évoquerai deux points.

D’abord, on a observé durant la crise une mise en commun des ressources que je n’avais jamais vue précédemment. Aidée par l’Assistance publique, l’ARS a mis au point une cellule de régulation des places pour les patients de réanimation, remise à jour de manière instantanée à chaque admission afin que les médecins régulateurs des SAMU voient en temps réel où les patients peuvent être admis. Évidemment, ce dispositif a aussi joué un rôle très important en permettant de constater qu’on s’approchait du seuil de saturation et que le moment était donc venu de déclencher en région Île-de-France, comme cela avait été fait dans le Grand Est, des transports massifs de patients vers d’autres régions de France, moins touchées.

J’ai moi-même été médecin régulateur durant la crise, ce qui a été pour moi l’occasion de découvrir des cliniques privées qui avaient accompli un effort remarquable en réactivant des soins intensifs généralement post-opératoires, avec le concours d’anesthésistes-réanimateurs qui travaillaient habituellement avec des chirurgiens : on a appelé ce type d’organisation la « réanimation néo-covid ». Le répertoire organisationnel des ressources s’en est trouvé complètement chamboulé : rapidement, il a été possible de voir, grâce à des applications informatiques, lequel de ces nouveaux services était le plus proche, ce qui a permis une utilisation optimale des ressources.

Si on a pu dire que ces services de réanimation étaient un peu low cost, il faut savoir que certains patients présentaient un profil convenant parfaitement à une prise en charge par de tels services : il fallait donc effectuer un vrai travail d’orientation et, dans ce domaine, nous avons assisté à une coopération inédite, de nombreux collègues nous téléphonant pour nous dire qu’ils étaient en mesure de prendre des patients. Certes, la mise en place de ce dispositif a nécessité quelques ajustements, mais en tout cas nos collègues ont vraiment joué le jeu et nous ont fourni un appui précieux, notamment en prenant des patients de post-réanimation afin de libérer des places dans les grands services de réanimation des CHU et des centres hospitaliers généraux (CHG).

Le second point que je veux évoquer, c’est la collaboration avec la médecine de ville. Certains d’entre vous ont dressé un tableau apocalyptique de la situation durant la crise, mais je dois dire qu’il ne correspond vraiment pas à ce que j’ai vécu en Île-de-France. D’abord, les patients bénéficient dans notre région d’une permanence des soins H24 : il y a quelques années, l’ARS a en effet mis en place, sur un fonds spécial, un dispositif permettant que des médecins généralistes soient présents en permanence aux côtés des huit SAMU de la région Île-de-France dans la filière de réponse aux appels. Durant la crise, nous avons donc pu être en contact direct avec des médecins qui se trouvaient tantôt au téléphone, à répondre aux appels des patients, tantôt dans leurs cabinets. De même, à Paris et dans d’autres départements d’Île-de-France, nous avons rédigé, avec le Conseil de l’ordre des médecins, des arbres de décision pour l’orientation des patients, diffusés à tous les médecins ; un numéro d’appel spécifique a également été mis en place afin de permettre aux médecins généralistes d’orienter les patients depuis leur cabinet. Le dispositif d’orientation et de prise en charge des patients s’est ensuite considérablement étoffé, notamment grâce à Covidom, une solution mise en place par l’Assistance publique permettant le télésuivi à domicile des patients par leur médecin traitant – ou par d’autres, en fonction des disponibilités.

Ce que nous retenons de l’expérience de la crise, ce n’est pas une faillite de la médecine générale et de la médecine hospitalière, mais au contraire une extraordinaire coopération et une mise en commun des ressources : tous les professionnels de santé n’avaient qu’un seul but, à savoir une prise en charge des patients plus efficace et plus rapide. Cette vision des choses n’est peut-être pas celle de tout le monde, notamment des syndicats, mais elle correspond à ce que nous avons vécu au téléphone et sur le terrain, avec nos équipes de réanimation.

M. Jean-Emmanuel de la Coussaye. En tant que chef de service du SAMU du Gard et président de la commission médicale d’établissement (CME) du CHU de Nîmes, j’étais directeur médical de crise du département du Gard pour les établissements de santé.

Dans notre département, l’entraide avec les établissements privés a été immédiate. Une cellule de crise commune se réunissait chaque jour en visioconférence et, dans le cadre de la coopération mise en place, les établissements privés nous ont prêté deux respirateurs ; nous avions anticipé nos besoins en commandant des respirateurs à Air Liquide mais, compte tenu de la situation, une grande partie de notre commande a été orientée vers le Grand Est.

Nous avions initialement décidé ensemble que les malades à haute densité virale nécessitant d’être placés en réanimation, seraient pris en charge par les CHU, tandis que les malades à basse densité virale, c’est-à-dire ceux n’ayant pas le covid-19, seraient pris en charge par les hôpitaux et les cliniques privées. Afin de faire de la place, nous avons donc effectué des transferts vers les services de réanimation du secteur privé. Par ailleurs, avec l’aide de l’ARS, qui a donné des autorisations temporaires, nous avons upgradé des lits de soins intensifs en lits de réanimation dans les cliniques, et nous avons fait la même chose à l’hôpital à partir de lits de surveillance continue – mais nous n’avons heureusement pas eu à les utiliser.

Cependant, quand les choses se sont accélérées et que l’on a eu besoin d’encore plus de lits de réanimation, les établissements privés ont eux aussi mis en place des secteurs dédiés aux patients à haute densité virale et, lorsqu’il a fallu accueillir des malades provenant du Grand Est, ils ont été répartis à parts égales entre le public et le privé.

Pour ce qui est de la médecine de ville, je suis vraiment étonné par ce que vous dites, qui ne correspond pas à ce qui s’est passé dans le Gard. En effet, le département universitaire de médecine générale a pris les choses en main en créant treize maisons médicales covid, parfaitement réparties sur l’ensemble du territoire. Nous avons mis en place, avec notre service de maladies infectieuses, un dispositif de suivi des malades par SMS, et il n’y a eu aucun problème avec les médecins généralistes. Nous avons été plus qu’aidés par les médecins de ville durant la crise, et nous sommes toujours en relation avec eux, notamment pour le suivi de la situation, car nous sommes encore très inquiets. Actuellement, nos indicateurs d’appels de type covid au 15 sont extrêmement stables, mais il ne faut pas oublier que ces indicateurs ont toujours quelques jours de retard. J’en ai discuté vendredi avec le patron du département universitaire de médecine générale, qui m’a confirmé que, si l’on peut avoir l’impression d’avoir encore beaucoup de cas, tous ceux que l’on fait tester sont négatifs au covid : il s’agit en fait d’autres viroses.

Je tiens à souligner notre excellente entente avec les médecins libéraux qui sont sur le terrain, c’est-à-dire ceux qui appartiennent au département universitaire de médecine générale et les médecins généralistes faisant partie du dispositif d’aide mis en place par le conseil départemental de l’ordre des médecins (CDOM). Si je peux, moi aussi, écrire une petite lettre au père Noël, je crois qu’il faut confier davantage de pouvoir aux CDOM pour redonner un peu de sens à la permanence de soins ambulatoires, notamment nocturne. Il me semble que les choses seraient plus simples et fonctionneraient beaucoup mieux entre les médecins si le conseil départemental de l’Ordre, qui est quand même une structure importante, se voyait confier un vrai rôle.

M. François Braun. Vous avez évoqué des difficultés concernant le matériel. Pour ce qui est du CHR de Metz-Thionville, je n’ai pas de chiffres précis à vous apporter pour le moment – je n’avais pas imaginé devoir répondre à cette question –, mais je vous les ferai parvenir ultérieurement.

En tout état de cause, je suis désolé d’être un peu dissonant avec ce que vous avez dit, mais les SAMU et les services d’urgence n’ont pas manqué de matériel. Certes, nous avons connu des périodes difficiles, quand nous ne disposions plus que d’un stock de vingt-quatre heures d’avance sur nos consommations, mais nous nous sommes toujours débrouillés, notamment en recevant, par l’intermédiaire des directions hospitalières, de nombreux dons de matériels, qu’il s’agisse de masques FFP2 ou de tenues imperméables provenant d’entreprises de peinture. J’ai refait le tour ce matin avec tous les SAMU d’Île-de-France, et je peux vous assurer que personne, au sein des SAMU et des services d’urgence, n’a manqué de matériel.

Il ne faut pas perdre de vue la cinétique de cette crise : je rappelle qu’au départ, il ne s’agissait que d’une grippette, et que les mesures de protection n’ont pas été conseillées immédiatement : cela peut paraître aberrant aujourd’hui mais, même dans les services d’urgence, le masque n’a pas été porté par tout le monde dès le départ. Je me rappelle moi-même qu’en début d’année, quand un premier patient suspect s’est présenté à Metz – il m’a expliqué être inquiet, parce qu’il revenait de Wuhan, qu’il avait de la fièvre et qu’il toussait –, je l’ai examiné avec un simple masque chirurgical et des gants… Je précise qu’il était négatif, même s’il a fallu attendre trois jours pour le savoir, puisque l’institut Pasteur n’avait pas encore de tests. J’insiste sur ce point : en début de crise, nous n’avions pas les connaissances que nous avons acquises par la suite.

Certains établissements, notamment le CHR de Metz-Thionville, possédaient encore des masques FFP2 datant de la grippe H1N1 et conservés dans de bonnes conditions. Ces masques ont pu être testés très rapidement sur la base d’un protocole mis en place par les pharmaciens du CHU de Lille, ce qui nous a permis de les utiliser, et ledit protocole a rapidement été diffusé afin que tous les établissements puissent vérifier la validité des stocks dont ils disposaient éventuellement.

Là encore, c’était de la débrouille. En revanche, très honnêtement, on ne peut pas dire que les doctrines de 2011 et de 2013 aient joué un grand rôle dans la gestion des stocks. Ceux-ci étaient renouvelés régulièrement, mais ce qui comptait pour nous, c’était que nos établissements soient à tout moment en mesure de répondre à une situation sanitaire exceptionnelle. Cette idée a prévalu à compter des attentats du 11 septembre 2001, à la suite desquels tous les SAMU ont bénéficié d’une grande campagne de formation et se sont vus dotés de tenues NRBC et de masques filtrants. Fort heureusement, nous n’avons jamais eu l’occasion d’utiliser ces matériels et, petit à petit, nous avons un peu perdu de vue les formations relatives à leurs conditions d’usage. Il devrait être imposé aux professionnels que nous sommes de suivre des formations régulières avec du matériel adapté, afin d’être en mesure de faire face à divers risques. Je le répète, la prochaine crise sanitaire ne sera pas le covid et, si nous ne l’avons pas anticipée, nous aurons beaucoup de problèmes.

Nous avons, nous aussi, eu l’expérience d’une bonne collaboration avec les médecins libéraux, et Thierry Lardenois, ne m’a pas signalé de problème particulier. Le fait que certains aient eu une perception différente de la crise peut provenir d’une part de la cinétique de la crise, déjà évoquée, d’autre part d’une analyse en silo des problèmes, alors qu’il faudrait plutôt une réflexion globale.

Au départ, nos collègues généralistes faisaient de la régulation à nos côtés, et c’est là qu’ils ont été le plus efficaces durant la première phase, quand ils ne disposaient pas à leur cabinet du matériel qui leur aurait été nécessaire à la prise en charge des patients suspects dans de bonnes conditions de sécurité. À mon avis, il n’y a pas eu d’hospitalo-centrisme, et l’un des objectifs du SAS va justement être de casser cette idée, y compris en matière de régulation médicale, puisque l’accès aux soins sera cogéré équitablement par l’hôpital et la ville. Certes, l’hôpital public a tenu un rôle central dans cette crise, mais c’est bien à lui qu’il revient de prendre en main la gestion des crises sanitaires.

Sur le terrain, quand nous avons eu besoin de nos collègues généralistes, ils ont toujours été disponibles. D’une part, s’il y a eu une diminution de 50 % de la fréquentation des urgences, chez eux la chute des consultations a plutôt été de l’ordre de 80 % ; d’autre part, nous avons pu les mobiliser grâce à ces structures en devenir que sont les fameuses communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), qui ont extrêmement bien fonctionné grâce à des outils comme Entr’Actes ou Doctolib, qui permettaient d’attribuer des consultations aux médecins. Pour que les choses fonctionnent bien, il fallait que nous ayons des médecins généralistes gérant la régulation à nos côtés, parce qu’ils connaissent mieux le terrain et les différentes possibilités offertes : cette symbiose avec les généralistes est essentielle.

Aucun de mes confrères ne m’a dit avoir dû refuser de prendre en charge des patients ou avoir le sentiment qu’il aurait pu faire mieux – bien sûr, a posteriori, on aurait toujours pu faire mieux, et il faut y réfléchir. Effectuer de grandes campagnes de prélèvement dans des gymnases, pourquoi pas, mais je rappelle qu’en début de crise, cela ne correspondait absolument pas à la doctrine en vigueur. Quant aux prescriptions et aux traitements administrés par certains de mes confrères, je n’ai pas d’avis sur la question. Au sein des services hospitaliers, nous discutions régulièrement avec nos collègues réanimateurs, avec les pharmaciens et avec les infectiologues pour savoir quelles stratégies thérapeutiques mettre en place en fonction des différents cas. En effet, pour la première fois, nous avions affaire à une maladie duale, qui affecte à peine certaines personnes et en tue d’autres en une semaine, ce qui la rend difficile à aborder car elle nécessite des traitements différenciés, contrairement à la grippe qui, elle, ne tue que les personnes fragiles ou immunodéprimées.

Il est possible que certains traitements aient été efficaces, mais encore faut-il comparer correctement les cas. En étant de mauvaise foi, on pourrait soutenir, considérant que la mortalité des patients en réanimation transférés dans une autre région ou un autre pays a été de 20 %, tandis que la mortalité des patients en réanimation non transférés a été d’environ 40 %, que le transport en TGV ou en hélicoptère a constitué un traitement efficace, qui a permis de sauver des patients, ce qui est évidemment absurde.

En réalité, il faut comparer ce qui est comparable, comme nous le faisons dans une étude en cours, c’est-à-dire comparer les patients transférés avec exactement le même type de patients hospitalisés. Le cas de chaque patient transféré doit ainsi être comparé à ceux de deux autres patients hospitalisés ayant le même âge, présentant les mêmes facteurs de risques et les mêmes modalités ventilatoires. Il y a eu jusqu’à présent 600 patients transférés et il nous faudra probablement disposer d’au moins 2 000 dossiers de patients pour pouvoir effectuer une comparaison pertinente et être en mesure de comprendre ce qui s’est passé. Comme vous le voyez, il est impossible en l’état actuel de se prononcer sur l’efficacité de tel ou tel traitement.

Vous avez évoqué la maltraitance institutionnelle, qu’on voudrait ne pas voir revenir, mais qui a malheureusement tendance à revenir très vite dans nos services d’urgence, ce qui est insupportable. Il y a quelques années, SAMU-Urgences de France a lancé le No Bed Challenge, une action de communication qui a fait couler beaucoup d’encre : il s’agissait pour les services d’urgence de déclarer chaque matin le nombre de patients restés durant la nuit sur des brancards, faute de lits d’hospitalisation – non pas faute d’un nombre suffisant de lits d’hospitalisation, mais en raison d’un trop grand nombre de lits indisponibles parce qu’ils étaient pris pour autre chose.

Une étude, faite à Nîmes et constituant une revue de morbi-mortalité (RMM) de ces patients qui restaient dans les services d’urgence plutôt que de prendre un lit d’hospitalisation, a mis en évidence – en conformité avec toutes les autres études internationales – que le simple fait pour des patients d’arriver dans un service d’urgences surchargé, qui n’a pas de places en aval, tue ces patients. Les résultats de l’analyse peuvent être discutés, mais il a été démontré qu’une telle situation, à savoir le fait que le manque de lits d’hospitalisation destinés aux urgences – les interventions programmées ayant pris tous les lits en début de semaine – tue chaque année plus de patients que les accidents de la route en France. Il y a donc besoin d’une réaction rapide et efficace en la matière pour y mettre fin.

J’évoquais tout à l’heure le côté virtuel de cette crise pour beaucoup : en fait, j’ai la faiblesse de croire que la diffusion du mail du 15 mars de mes collègues de Colmar et de Mulhouse a eu un effet immédiat dans notre petit monde des SAMU et des services d’urgence. Peu de temps après, nous avons organisé des visioconférences avec tous les responsables de SAMU pour leur dire que la situation décrite dans ce mail correspondait à la réalité. Cela nous a permis d’anticiper et je pense que cela a également eu un effet sur le ministère, puisque j’ai été en contact avec des collègues de la Direction générale de la santé (DGS) tout de suite après son envoi. Au début, nos collègues avaient un peu l’impression de crier dans le désert, tout le monde semblant penser que le covid n’était pas une maladie grave. S’il faut chercher des responsables, je dirai que nous sommes tous un peu responsables de nous être laissé convaincre que les informations provenant de Chine reflétaient la réalité – ce qui, nous le savons maintenant, n’était pas le cas.

M. Pierre-Albert Carli. Nous devons nous entendre sur la dénomination des phénomènes : il y a des pics d’activité, des pics d’appels et des vagues. À l’heure actuelle, on parle d’une deuxième vague qui pourrait arriver. En réalité, le phénomène auquel nous avons été confrontés ne s’est pas manifesté de façon homogène sur le territoire français : certaines régions étaient touchées en avance par rapport aux autres et on a constaté notamment que ce qui pouvait s’observer dans la région Grand Est allait l’être ailleurs peu de temps après. Des équipes de chercheurs mis en évidence qu’il y avait eu précocement, aux alentours du 13 mars, un pic d’appels en région Île-de-France. Ce pic d’appels ne s’est traduit ni par le transport de patients à l’hôpital, ni par l’hospitalisation de patients graves en réanimation : à ce moment-là, le virus circule et certaines personnes toussent et ont un peu de fièvre, mais on ne constate pas de symptômes graves. Dix jours après commence un deuxième pic – et non une deuxième vague, j’insiste sur ce point – marqué par un grand nombre d’appels nécessitant que toutes les mesures dont vous a parlé François Braun tournent à plein régime, avec une multiplication des canaux pour recevoir les appels, des personnels et des organisations mises en place. Parallèlement, on voit croître le nombre de transports, de patients pris en charge et de patients hospitalisés en réanimation.

En analysant ces éléments a posteriori, on constate que le signe le plus sensible, a été l’augmentation des appels pour les patients peu graves qui avait précédé de quinze jours la quasi-saturation des lits de réanimation. Comme les épidémiologistes ont pu le vérifier, quinze jours après le pic d’appels, les services de réanimation peuvent se trouver surchargés par l’arrivée de multiples patients graves, ayant probablement deux origines : d’une part, des patients graves immédiats, parce qu’il y a de plus en plus de cas, donc statistiquement plus de patients graves à prendre en charge ; d’autre part, des patients qui ont présenté une infection bénigne au départ, mais qui s’est brutalement aggravée vers le huitième jour. Si je vous explique cela, c’est pour vous faire comprendre que les adaptations auxquelles nous avons procédé ne visaient pas à gérer la prochaine crise ou la prochaine vague, mais à gérer la cinétique de la vague en cours, durant laquelle ont alterné plusieurs crêtes et zones de plateau.

M. François Braun. À elles seules, les questions relatives aux numéros d’appel et à la plateforme commune mériteraient presque deux heures de discussion, mais je vais m’efforcer d’être concis. D’abord, la mise en place de plateformes communes n’induit pas la disparition du numéro d’appel et des modes de fonctionnement de chacune. Ensuite, une étude que nous avons fait réaliser par une société indépendante a montré qu’il n’y avait aucun modèle reproductible : si les plateformes sont toutes nées de la bonne entente entre deux services publics qui ont décidé un jour de se mettre en commun pour faire avancer les choses, elles fonctionnent toutes selon des modalités différentes.

L’un des exemples souvent cités est celui de la plateforme de Tours où, quel que soit le numéro composé par les appelants, le décrocher se faisait soit par un sapeur-pompier, soit par un assistant de régulation médicale, de façon aléatoire : deux problèmes médico-légaux importants étant survenus, la préfète du département a ordonné de mettre fin immédiatement à ce mode de fonctionnement. Il est arrivé que les deux structures occupent chacune la moitié d’une salle commune – d’un côté le SAMU, de l’autre les sapeurs-pompiers – et se regardent en chiens de faïence. Dans certains cas, il n’était même pas possible de passer un appel direct d’une structure à l’autre alors que celles-ci occupaient le même bâtiment, les dispositifs de téléphonie n’étant pas compatibles : il fallait alors passer par un réseau commuté extérieur. Cela dit, la coopération est essentielle, et nous avons des liens extrêmement forts avec les sapeurs-pompiers et la police : nous travaillons au quotidien avec eux et cela ne pose aucun problème.

Si 80 % de l’activité des SAMU se fait sans les sapeurs-pompiers, 80 % de l’activité des sapeurs-pompiers se fait en relation avec les SAMU, dans le cadre de ce qu’ils appellent le secours d’urgence aux personnes (SUAP). Il y a là d’énormes différences en termes de flux d’activité, justifiant que chacun conserve sa propre structure. Par ailleurs, il est très important pour nous de rester un service hospitalier, une structure située dans l’hôpital, parce que cela nous permet une meilleure réactivité. Dans les services d’urgence, il n’y a aucun docteur qui ne fasse rien : chacun d’eux est soit au SMUR, soit aux urgences, soit en régulation médicale. Si le flux d’appels en régulation médicale s’intensifie, ceux qui sont au SMUR ou aux urgences viennent immédiatement en renfort. Nous avons besoin de cette agilité, qui n’est pas seulement nécessaire pour répondre aux appels téléphoniques : il peut s’agir de gérer une intervention extrêmement compliquée, avec deux équipes et un hélicoptère, ce qui exige que chacune des structures soit en mesure de venir renforcer les autres de façon extrêmement rapide.

En résumé, ce n’est pas parce que deux services doivent travailler ensemble qu’ils doivent forcément le faire dans la même salle. En cas de crise, y compris lorsqu’il s’agit d’une catastrophe naturelle, tout se gère autour du préfet, au niveau duquel se trouve le centre de commandement. La notion même de crise ne justifie pas que tous les acteurs de la gestion de crise se trouvent dans la même salle – mais cela ne l’exclut pas non plus, bien sûr, et cela n’empêche pas que les choses se passent très bien de cette manière.

Pour conclure sur ce point, je vais vous donner un dernier exemple, celui de Clermont-Ferrand, où se trouve le premier centre commun 15-18, installé dans les bâtiments du CHU en 1990. Le responsable du SAMU et le directeur du SDIS de l’époque, qui s’entendaient très bien, ont créé avec le médecin-chef des pompiers une salle commune de prise en charge des appels. Au bout de quelques années, la salle a été séparée en deux au moyen d’une cloison mobile, qui a ensuite été remplacée par une cloison vitrée ; aujourd’hui, la salle est divisée en deux par un mur. Les individus changent et des problèmes peuvent naître à l’épreuve du quotidien, qui empêchent parfois une cellule commune de fonctionner correctement. Pour notre part, en tant que service public hospitalier, nous avons pour objectif de mettre en place des organismes qui résistent au changement des individus.

J’estime donc préférable que les deux plateformes constituent deux entités distinctes, tout en étant parfaitement interconnectées. Je redis l’importance d’avoir un numéro « santé » d’un côté, un numéro « sécurité-secours » de l’autre, ne serait-ce qu’en raison du fait que les deux services correspondants ont à gérer des cas différents, nécessitant d’être traités de façon différente – ce que confirment un rapport parlementaire et un autre de la Cour des comptes. En revanche, l’interconnexion est nécessaire et, dans le cadre du projet de SAS, nous prévoyons un dispositif inédit, consistant à permettre aux sapeurs-pompiers d’accéder directement au médecin régulateur. Aujourd’hui, quand un appel pour un problème de santé urgent arrive au 18, les pompiers le transfèrent à l’assistant de régulation médicale, qui le transfère à son tour au médecin régulateur. Avec le SAS, nous voulons aller plus vite en permettant, dans certains cas bien précis – figurant à l’annexe 1 de la circulaire relative au secours d’urgence aux personnes –, de passer directement l’appel au médecin régulateur.

Au demeurant, il n’existe pas d’élément unique, fort et reproductible qui justifie que les différents services de secours travaillent au même endroit, a fortiori quand ce n’est pas à l’hôpital.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Lorsque nous avons auditionné les syndicats représentatifs de la médecine de ville, ils ont plaidé en faveur de la création d’un numéro d’appel santé, le 116-117. Qu’en pensez-vous ?

M. François Braun. Je pense que c’est une vieille lune, une idée dépassée. Nous sommes persuadés qu’il ne faut pas demander à nos concitoyens de déterminer si ce qui leur arrive est urgent ou pas : le faire, c’est le meilleur moyen d’avoir des problèmes ! Quand on a deux numéros différents, le traitement de niveau 1 n’est pas le même pour chaque numéro. Sur un numéro dédié à la permanence des soins – il en existe déjà –, les délais d’attente ne sont plus un problème, puisqu’on considère a priori que les gens n’appellent pas pour un problème urgent. Mettre en place deux numéros d’appel différents est donc une fausse bonne idée. Une personne victime d’un infarctus qui s’égarerait sur un numéro de permanence des soins où, par définition, la rapidité et la qualité de réponse sont moindres, ne serait pas prise en charge comme l’exige son état. Pour moi, il est vraiment essentiel d’effectuer un tri initial entre ce qui est grave et ce qui ne l’est pas, entre médecine générale et aide médicale urgente.

Il s’agit là d’un sujet très important, sur lequel nous réfléchissons beaucoup avec nos collègues généralistes. En Moselle, nous fonctionnons en symbiose totale avec la médecine générale : depuis 1992, des généralistes sont présents vingt-quatre heures sur vingt-quatre au centre 15. Cependant, nous ne traitons pas les appels de la même façon. Nos collègues généralistes traitent les appels en recherchant des signes de gravité lors d’un appel, ce qui correspond à ce qu’ils font quotidiennement dans leur cabinet ; nous, les urgentistes, nous cherchons des signes de non-gravité, ce qui correspond également à notre exercice quotidien. Par exemple, pour un urgentiste, la douleur thoracique est d’abord le signe d’une embolie pulmonaire ou d’un infarctus du myocarde, et il va ensuite chercher des éléments susceptibles de démentir cette première orientation ; à l’inverse, un généraliste va partir du principe qu’il est en présence de quelque chose de bénin, et rechercher ensuite des éléments pouvant être le signe d’un état grave. Paradoxalement, c’est le fait d’avoir deux approches différentes qui justifie d’avoir deux branches de prise en charge différentes.

Nous entendons le discours de certains représentants de la médecine générale qui estiment ne pas être bien traités dans les centres de régulation actuels. Il est vrai que ce n’est pas toujours le grand amour entre les différents professionnels, et c’est bien pour cela que le SAS nous paraît essentiel et que nous travaillons sur le projet d’un groupement de coopération sanitaire (GCS) de moyens, avec une vraie gouvernance partagée. Ce qui est essentiel, c’est que nos concitoyens disposent d’un accès par un numéro unique, les appels étant ensuite répartis entre différentes filières. Nous avons évoqué celle de la médecine générale, mais il faudrait aussi parler de celles de la toxicologie clinique, de la psychiatrie ou encore de la filière médico-sociale, qui constitue une composante aujourd’hui essentielle des appels d’urgence.

Nombre de nos collègues de terrain ont bien compris ce principe et sont conscients de la nécessité d’une collaboration entre les services d’urgence et la médecine générale. Nous avons là une occasion unique de réparer la fracture entre la ville et l’hôpital, en faisant en sorte que les uns et les autres travaillent côte à côte, dans l’objectif d’une prise en charge des patients dans le cadre d’un meilleur parcours de soins, qui permettra aussi de diminuer la charge pesant sur l’hôpital.

M. Julien Borowczyk, président. Vous avez employé le terme « dualité », et je dois dire que j’ai moi-même été assez étonné par le témoignage des médecins libéraux, qui m’a conduit à me demander comment faire en sorte que la médecine générale soit davantage impliquée dans la prise en charge du coronavirus. Un médecin du SAMU m’a expliqué que, du fait de la dualité, on passait très vite d’un suivi en ville, souvent effectué par téléphone, à une hospitalisation, l’entre-deux étant très difficile à gérer, voire dangereux. Sans doute pourrez-vous revenir sur ce point.

M. Jean-Jacques Gaultier. Je souhaite connaître votre avis concernant sur les relations avec l’État et les ARS, en particulier sur trois points.

Premièrement, certains ont jugé que près de 85 % des respirateurs commandés par l’État à Air Liquide étaient des respirateurs légers, adaptés au transport, mais pas à la prise en charge de patients covid en réanimation.

Deuxièmement, usant de son droit de préemption, l’État a acheté des médicaments anesthésiants et des sédatifs à partir du 27 avril, afin de pallier une éventuelle pénurie. L’État a eu le monopole de la commande, tandis que la gestion et la répartition des stocks revenaient à l’ARS.

Troisièmement, alors que deux médecins s’étaient mis d’accord pour transférer des patients de Reims à Tours, l’ARS a annulé au dernier moment l’opération. Le 31 mars, huit patients qui étaient en route pour Tours ont donc dû revenir à leur point de départ. En tant que médecin, qu’en pensez-vous ?

Mme Michèle Peyron. Nous vous remercions pour votre présence devant notre mission, mais aussi pour tout ce qu’ont fait les services d’urgence durant la crise. À quelques exceptions près, tout a fonctionné dans l’ensemble de la France.

Quelles ont été les conséquences de la crise du covid sur les personnes appelant les urgences pour d’autres problèmes de santé ? Pensez-vous que les gens auraient pu aller chez leur médecin plutôt qu’aux urgences ? Enfin, qu’avez-vous pensé de la consigne nationale d’orienter les cas suspects vers le 15 plutôt que vers la médecine de ville ?

Mme Stéphanie Rist. J’ai moi-même été régulateur covid au CHR d’Orléans durant la crise, ce qui m’a fait prendre conscience de l’intérêt indéniable du groupement hospitalier de territoire – à l’échelle départementale dans le Loiret –, ainsi que des CPTS. Pensez-vous, comme moi, que ces structures permettent une meilleure coopération entre la ville et l’hôpital ?

Mme Josiane Corneloup. Depuis le début de la pandémie, les ambulanciers du secteur privé ont été mandatés par le SAMU pour acheminer des patients vers les centres d’urgence et effectuer des transports inter-hospitaliers. Or, ces ambulanciers ne sont pas reconnus comme des professionnels de santé et ne sont donc pas prioritaires dans la distribution du matériel commandé par l’État et les services publics.

Le collectif des ambulanciers parisiens et d’Île-de-France a dénoncé ce qui ressemble à un principe du « premier arrivé, dernier servi », puisque c’est seulement le 26 mars que l’ARS d’Île-de-France a fait savoir que des masques chirurgicaux allaient être distribués au compte-gouttes aux entreprises d’ambulances – une boîte de cinquante par semaine et par société. De ce fait, certains ambulanciers ont eu peur de transporter des patients atteints par le covid et ont refusé des interventions. Avez-vous été informés de tels cas et qu’en pensez-vous ?

Mme Sereine Mauborgne. Il nous a été signalé à plusieurs reprises que, suite à la pénurie de midazolam, il avait été mis en place, notamment dans les EHPAD, des protocoles de sédation fondés sur une utilisation en mode dégradé du Rivotril dans des cas de dépression respiratoire grave. Des médecins chargés de l’hospitalisation à domicile (HAD) ou des médecins régulateurs du SAMU auraient ainsi validé par téléphone – parfois de nuit, et sans médecin sur place – la mise en place de tels protocoles, dans le cadre d’actions appelées « groupements d’intervention rapide » (GIR), si j’ai bonne mémoire, effectuées surtout en région parisienne.

Par ailleurs, en tant que commissaire à la défense, je suis particulièrement convaincue de l’importance du retour d’expérience (RETEX) et de l’identification des menaces futures. Avez-vous déjà envisagé l’éventualité que survienne un jour une crise de forme mixte, c’est-à-dire une crise sanitaire se doublant par exemple d’un problème cyber, et vous sentez-vous suffisamment éclairés, accompagnés et protégés par rapport à la menace cyber ?

M. Jean-Emmanuel de la Coussaye. Pour ce qui est des respirateurs, nous avons bien obtenu les modèles qu’il nous fallait et nous avons simplement été confrontés à quelques problèmes en termes de quantité : nous avions anticipé nos besoins mais, pour des raisons bien compréhensibles, l’État nous a pris la moitié de nos commandes. En tout état de cause, il s’agissait de respirateurs supplémentaires, puisque nous étions passés de trente et un lits de réanimation à quarante-six lits, tous complètement équipés : nous disposions de quarante-sept respirateurs lourds, dits de réanimation, ainsi que d’autres respirateurs plus légers, prévus pour upgrader la surveillance continue. Nous avions prévu que les malades ayant passé la période difficile soient transférés à la surveillance continue, avec des respirateurs moins sophistiqués.

Pour ce qui est des produits anesthésiques, l’État a pris les choses en main. Ceci, qui nous a un peu inquiétés au départ, mais les choses se sont en fait bien passées, en tout cas chez nous, où nous n’avons jamais manqué de midazolam ni de propofol. Nous avions même une bonne vision sur les semaines à venir, étant précisé que nous avions mis de côté l’activité programmée pour nous concentrer sur les urgences. Nous nous étions également organisés de façon à ne pas être confrontés à une pénurie d’anesthésiques halogénés – je précise que tous les services de réanimation sont équipés de vaporateurs permettant de pratiquer une sédation à partir de gaz halogénés et d’économiser ainsi les autres produits anesthésiants.

Pour ce qui est des EHPAD, en tant que directeur médical de crise, 50 % de mon temps a été consacré aux problèmes survenant dans ces établissements. Au sein du CHU de Nîmes, le centre de gérontologie de Serre-Cavalier, qui comprend un EHPAD et propose des services de soins de longue durée (SLD), compte 520 lits. Quand un cluster a été constaté dans cet établissement, nous avons dû faire face à une situation très compliquée, qui a nécessité de transférer 130 personnels médicaux et paramédicaux pour renforcer la capacité de soin de cet hôpital et y constituer des zones à haute densité virale (HDV), médicalisées au même niveau que le reste du CHU. Tous les matins, un staff associant le service des maladies infectieuses du CHU et les médecins responsables des HDV se réunissait en visio ou en audioconférence afin de décider des transferts de malades à effectuer. Cela explique qu’aujourd’hui les hospitaliers soient fatigués même dans des zones comme la nôtre, qui n’ont pas connu des situations comparables à celles de Paris, de l’Île-de-France ou du Grand Est, mais qui ont fourni un grand nombre de médecins en renfort dans d’autres régions, et dans des disciplines qui n’étaient pas forcément les leurs – y compris en ce qui concerne le personnel paramédical.

Je précise que la situation est toujours tendue, parce que les interventions programmées qui ont été repoussées sont maintenant devenues urgentes. Nous prions donc le ciel pour que la deuxième vague arrive le plus tard possible, et surtout pour qu’elle soit la moins forte possible. Dans ce contexte, le port du masque me paraît une très bonne chose, et je dois dire que les images de rave parties que l’on a pu voir à la télévision m’ont fait froid dans le dos.

Enfin, pour ce qui est du Rivotril et des GIR, il n’y a eu chez nous aucune prescription téléphonique par les médecins régulateurs. Conformément aux instructions du ministère – nous avons reçu durant la crise un très grand nombre de MINSANTE et de messages d’alerte rapide sanitaire (MARS) –, nous avons créé une cellule d’appui gériatrique à l’échelle territoriale, ainsi que des cellules d’appui à l’organisation des soins palliatifs et un comité d’éthique pouvant intervenir en renfort en cas de besoin – ce qui n’a pas été le cas. En tout état de cause, les malades qui avaient besoin de quitter leur EHPAD pour être transférés dans des services hospitaliers – notamment les services de maladies infectieuses – ont pu le faire, même si nous avons effectivement essayé de les garder le plus possible sur place, dans la mesure où nous nous étions organisés médicalement, paramédicalement et architecturalement en constituant des zones à haute densité virale.

M. François Braun. Je vais revenir sur ce transfert de malades de Reims vers Tours et, d’une façon plus générale, sur la problématique des transferts. Pour que vous puissiez vous faire une juste idée des choses, je précise que le transfert en TGV de vingt-quatre patients équivaut au nombre de lits de réanimation dont est habituellement dotée une ville de 200 000 habitants : ainsi, à chaque fois que nous faisions partir un TGV, cela revenait à libérer tous les lits de réanimation d’une ville de 200 000 habitants, ce qui est loin d’être négligeable.

Quand j’ai appris l’annulation au dernier moment de ce transfert entre Reims et Tours, ma première réaction a été de me dire que c’était absurde. Bien sûr, les directeurs d’hôpitaux communiquaient entre eux et certains de mes collègues, exerçant dans d’autres régions, me disaient au téléphone qu’ils pouvaient sans problème prendre en charge des patients supplémentaires si besoin. Cependant, il fallait prendre en compte la cinétique de la situation dans l’ensemble des régions. Comme me l’a expliqué l’ARS, les régions relativement préservées par l’épidémie étaient en fait gardées en réserve pour l’Île-de-France et la région parisienne, où l’on s’attendait à une explosion du nombre de cas. Quant au Grand Est, sa situation géographique le prédisposait plutôt à envoyer des malades vers les pays frontaliers, et c’est effectivement ce qui s’est passé : plus de la moitié des transferts du Grand Est ont été effectués vers l’Allemagne, la Suisse, le Luxembourg et l’Autriche. Tout cela s’est fait dans d’excellentes conditions, presque meilleures qu’en France, pourrait-on dire : les établissements de ces pays sont parfaitement équipés, des soignants français qui y étaient présents appelaient les familles tous les jours pour leur donner des nouvelles, et le rapatriement des patients s’est lui aussi très bien passé.

Je suis donc convaincu qu’il fallait avoir une vision stratégique globale, incompatible avec le fait que chacun prenne des décisions, seul dans son coin. Quant à savoir s’il était vraiment opportun d’arrêter un transfert en cours de réalisation – je précise qu’il ne s’agissait pas d’un transfert de patients en réanimation, mais de patients en soins intensifs –, c’est une autre question. J’ai moi-même vécu l’annulation d’un transfert Morphée et cela a été une expérience extrêmement pénible, d’autant que je n’ai jamais obtenu d’explication. Nous étions en train d’accompagner cinq patients de réanimation qui devaient être transférés en République tchèque – pour nous qui sommes dans l’Est, cette destination n’est pas plus éloignée que Brest – et nous nous trouvions sur le tarmac de l’aéroport de Luxembourg, prêts à monter dans l’avion Morphée qui venait de se poser, quand on nous a appelés pour nous dire que l’opération était annulée. Nous avons dû faire demi-tour avec des patients en réanimation, donc dans un état très sérieux, et qui se trouvaient en limite de leurs réserves d’oxygène : autant dire que nous leur avons fait prendre des risques en raison d’une décision inexplicable – tout ce que je sais, c’est qu’elle n’émanait pas de l’ARS, puisqu’elle m’a été signifiée par le centre de crise du ministère de la santé.

Après les attentats, le professeur Carli, le professeur de la Coussaye, moi-même et de nombreux autres collègues avons travaillé avec la DGS à une définition de la doctrine des tueries de masse par armes de guerre, qui a abouti à un ouvrage aujourd’hui diffusé dans tous les pays. Nous avons engagé une réflexion similaire sur les transferts de masse, afin de bien cadrer les éléments de décision pouvant constituer une doctrine en la matière.

Vous m’avez interrogé au sujet des patients ayant d’autres problèmes de santé durant la crise du covid. C’est un fait, les patients se sont autorégulés en n’allant ni vers les services d’urgence, ni vers leur médecin généraliste, en dépit des messages d’information précisant qu’il fallait continuer à se faire soigner. Dès le déconfinement, on a vu arriver des patients avec des infarctus datant d’une semaine et déjà en insuffisance cardiaque, et des diabétiques déjà décompensés. C’est vrai, les gens ont eu peur, et si l’on veut éviter que cela ne se reproduise, sans doute faut-il modifier les messages diffusés à leur intention.

Je pense par ailleurs qu’on a eu raison de faire appel au 15 pour effectuer la régulation médicale, pour dépister les cas graves évoqués tout à l’heure et, en définitive, pour tenir ce rôle de chef d’orchestre chargé de trier les cas situés sur toute la gamme, aussi bien ceux dénués de toute gravité que ceux relevant de la réanimation. Faire appel au 15, ce n’était pas faire appel aux urgentistes, c’était aussi faire appel aux généralistes, totalement intégrés au dispositif mis en œuvre.

Pour ce qui est des ambulanciers, ils sont reconnus comme des professionnels de santé par le code de santé publique, mais il est vrai qu’ils n’ont pas toutes les attributions qui devraient en découler. Je précise que, contrairement à ce qui a pu se passer à Paris et en petite couronne, la collaboration avec les ambulanciers de province s’est faite très simplement car ils avaient nécessairement moins de travail, n’ayant plus d’activité programmée.

M. Pierre-Albert Carli. Il ne vous a pas échappé que, dans sa lettre au père Noël, François Braun a fait figurer les transports sanitaires en bonne place. À l’évidence, il s’agit là d’un point crucial de l’organisation de notre système de santé, qui mobilise largement le ministère de la santé et les professionnels concernés. On utilise déjà énormément les ambulances privées au quotidien, et il a été créé dans les départements des associations de transports sanitaires urgents (ATSU), qui mettent à disposition des ambulances et assurent la possibilité de transporter des patients de jour comme de nuit pour les hospitalisations. Dans certains départements, lorsque l’ATSU ne suffit pas, on met en place des ambulances dites « hors quota » qui, au-delà de la simple obligation de se libérer pour la société d’ambulances, doivent assurer une présence physique. Tous ces éléments ont été utilisés en région parisienne durant la crise, avec des variantes dans chaque département.

Il faut donc reconnaître que le rôle des ambulanciers a été déterminant dans la gestion de la crise. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que les ambulanciers, c’est l’organisation de transports sanitaires urgents dans le cadre de l’ATSU ou de transports sanitaires non urgents dans le cadre de leurs autres missions. Compte tenu de l’aspect dualiste de la maladie, évoqué tout à l’heure, l’un des éléments clés de la gestion de la crise était de pouvoir garder des personnes à domicile sans pour autant les laisser seules. C’est pourquoi, pour les transports sanitaires urgents et pour ces missions consistant à se rendre au domicile des patients, nous avons bénéficié d’autres renforts. De la même façon que les sociétés d’ambulances étaient dégagées des transports du quotidien, nous avons travaillé – de manière très importante dans certains départements – avec des associations de secourisme, employées pour faire non pas du secourisme, mais de la régulation médicale à domicile, ce qui pouvait consister à enregistrer des paramètres vitaux tels que la saturation en oxygène, mais aussi de voir les patients, de les rassurer et d’évaluer le contexte dans lequel ils vivaient.

Tous ces aspects sont extrêmement importants pour le maintien à domicile : vous ne pouvez pas laisser seule chez elle une personne ayant 38,5°C sans cette possibilité de prise en charge par un intervenant extérieur – un rôle que peut également tenir le conjoint de la personne concernée, à condition qu’il aille bien et qu’on l’ait informé et équipé de masques. Nous avons donc eu recours à des volontaires de la Croix-Rouge, de la protection civile, de l’ordre de Malte et de toutes sortes d’associations, y compris les sauveteurs en mer. Nous avons créé des vecteurs d’intervention paramédicaux avec ces associatifs, et au pic de la crise nous avons même eu des volontaires citoyens qui se déplaçaient à deux-roues motorisés et dont les disponibilités étaient gérées par ordinateur. Ce recours à l’informatique a constitué un véritable bond numérique pour la santé, et le dispositif mis en place nous a permis soit de rassurer les malades, soit, en cas d’aggravation, d’être présents et de pouvoir faire intervenir les équipes de réanimation, par définition moins nombreuses, donc d’une utilisation plus rare.

Pour ce qui est des équipements, je dirai que les soldats de première ligne que nous étions n’ont pas manqué de munitions. En revanche, ceux qui sont venus nous rejoindre n’étaient pas prévus dans les plans qui avaient été établis, la durée et l’intensité de la crise ayant surpris tout le monde. C’est là que les donateurs, les organisations et les diverses filières de récupération ont joué à plein pour nous permettre de distribuer des masques et des tenues de protection à ceux qui nous rejoignaient. En tant que chef de service et responsable d’un tel dispositif pour Paris, je peux vous dire que cela a constitué ma plus grande préoccupation, pour ne pas dire ma plus grande angoisse, que de me dire que j’allais envoyer au contact de patients contagieux des personnes volontaires, que je risquais de ne pouvoir protéger aussi bien que les professionnels – mais heureusement, nous avons trouvé des solutions, avec l’aide des associations. Pour les ambulanciers privés, qui n’étaient pas des volontaires individuels, mais faisaient partie de sociétés, nous avons été soutenus de manière très importante par les ARS.

Dans tous les cas, nous nous sommes efforcés de faire preuve d’adaptabilité, d’agilité et d’intelligence. Certaines des personnes auxquelles nous avons fait appel étaient parfois équipées de masques et de tenues ayant différentes provenances, mais cela nous a permis de tenir le temps que la machine de l’État se mette en marche et que les dotations en matériel soient distribuées à tout le monde. Nous ne remercierons jamais assez les ambulanciers privés de s’être engagés à nos côtés et, même s’il a pu y avoir parfois des frictions et des difficultés, les ARS ont traité en temps réel ce problème qui ne relevait pas de la médecine proprement dite, mais de l’organisation de la filière de prise en charge des transports sanitaires. Je pense que cela fait partie des acquis que nous conserverons et intégrerons aux différents dispositifs auxquels nous ferons appel à l’avenir, notamment au SAS dont nous avons parlé précédemment.

M. François Braun. En ce qui concerne le matériel, pour être tout à fait précis, nous avons manqué de tenues imperméables à un certain moment, et il est vrai qu’il nous est arrivé d’équiper les gens avec des sacs-poubelle pour les protéger au niveau du torse.

Des personnes en fin de vie ont été accompagnées dans les EPHAD lors de la crise du covid, mais cela s’est fait selon toutes les règles d’éthique en vigueur, ce qui a parfois impliqué le recours à des protocoles visant à les soulager. Pour cela, le Rivotril et le midazolam, qui sont des benzodiazépines, ont parfois été utilisés, mais toujours avec l’encadrement d’une équipe médicale sur place, avec le personnel paramédical de l’EHPAD et avec la famille, qui était systématiquement informée.

Le risque cyber, au sujet duquel vous nous avez interrogés, nous préoccupe beaucoup. Lors de notre congrès qui devait se tenir au mois de juin mais qui a été reporté, toute une session devait être consacrée à ce risque, car nous sommes bien conscients que le recours croissant à l’informatique nous y expose de plus en plus. Malheureusement, nous n’avons pas encore de solutions susceptibles de nous soustraire à ce risque, mais au moins en sommes-nous conscients. Bien entendu, nous avons toujours gardé présent à l’esprit le risque d’attentat qui aurait pu venir s’y ajouter, et je peux vous dire que nous avons tous été angoissés à l’idée qu’un abruti – je suis désolé, mais je ne vois pas d’autre mot – aurait pu avoir l’idée de commettre un attentat contre les personnes qui, à certains moments, se sont massées dans les centres de prélèvement : si ce risque s’était concrétisé, les choses auraient été extrêmement compliquées à gérer.

C’est d’ailleurs un terrain sur lequel nous sommes en parfaite symbiose avec les sapeurs-pompiers, car le risque qui est ici envisagé relève aussi bien du secourisme que de la santé – mais nous n’avons jamais eu de problème à travailler avec eux.

 


Membres présents ou excusés

Mission d’information sur l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie de Coronavirus-Covid 19

 

Réunion du mercredi 15 juillet 2020 à 11 h 30

 

Présents. - M. Éric Ciotti, M. Pierre Dharréville, M. Jean-Pierre Door, M. Jean-Jacques Gaultier, Mme Anne Genetet, Mme Valérie Gomez-Bassac, Mme Monique Iborra, M. Roland Lescure, Mme Sereine Mauborgne, Mme Michèle Peyron, M. Jean-Pierre Pont, M. Bruno Studer, M. Boris Vallaud

 

Assistaient également à la réunion. - M. Nicolas Démoulin, Mme Stéphanie Rist, Mme Martine Wonner