Compte rendu
Délégation aux droits des femmes
et à l’égalité des chances
entre les hommes et les femmes
Audition de M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports 2
Jeudi
24 juin 2021
Séance de 11 heures
Compte rendu n° 54
session ordinaire de 2020-2021
Présidence
de Mme Fiona Lazaar, vice-présidente
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La réunion est ouverte à 11 heures 10.
Présidence de Mme Fiona Lazaar, vice-présidente.
La délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes désigne Mme Isabelle Rauch rapporteure d’information sur le projet de loi de finances pour 2022 puis auditionne M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, dans le cadre de la mission d’information sur les stéréotypes de genre (M. Gaël Le Bohec et Mme Karine Lebon, corapporteurs).
Les débats sont accessibles sur le portail vidéo de l’Assemblée à l’adresse suivante :
Mme Fiona Lazaar, présidente. Monsieur le ministre, je vous remercie, au nom de notre Délégation, d’avoir accepté de participer à cette audition, qui s’inscrit dans le cadre des travaux de la mission d’information sur les stéréotypes de genre, menée par nos collègues Gaël Le Bohec et Karine Lebon. La mission d’information, dont nos rapporteurs vous présenteront plus en détail l’étendue et l’avancement, vise à analyser la persistance de stéréotypes pesant sur le quotidien et sur les projets des jeunes Français, parce qu’ils sont femmes, hommes, filles ou garçons ; ces stéréotypes peuvent influencer, voire pénaliser leurs choix et leurs parcours. Il s’agit d’un projet très ambitieux, qui complète les travaux menés par notre présidente, Marie-Pierre Rixain, et par Laurence Trastour-Isnart sur l’égalité économique et professionnelle.
Votre ministère joue bien évidemment un rôle essentiel dans la lutte contre les stéréotypes. C’est à travers les programmes et manuels scolaires que peuvent se diffuser ou non des archétypes potentiellement préjudiciables, notamment aux jeunes filles ; c’est dans la politique d’orientation que nous pouvons lutter contre l’autocensure ; et c’est à travers les enseignements sportifs et l’encadrement des activités récréatives que peut se développer la mixité.
Déclarée grande cause du quinquennat, l’égalité entre les femmes et les hommes a connu de nombreuses déclinaisons au sein du ministère de l’éducation nationale, qui s’appuient notamment sur les conclusions du comité interministériel du 8 mars 2018, lequel a défini des mesures clés afin de transmettre et diffuser la culture de l’égalité, ainsi que sur celles du Grenelle des violences conjugales.
Parmi les mesures prises par votre ministère figurent l’engagement d’assurer la formation de l’ensemble de la communauté éducative à la déconstruction des préjugés et à la prévention du harcèlement et des violences sexistes et sexuelles, ainsi que la promotion de la mixité des filières et des métiers, avec des objectifs chiffrés par filière et en utilisant le stage d’orientation de troisième pour faire découvrir des filières peu mixtes. Sans évoquer explicitement les stéréotypes de genre, ces grandes orientations témoignent d’une réelle prise en considération de la problématique.
Malgré cette ambition, malheureusement, les déséquilibres persistent en matière d’orientation. Les filles se dirigent beaucoup moins que les garçons vers les filières scientifiques et techniques, pourtant porteuses de métiers d’avenir.
L’audition nous donnera l’occasion d’entendre votre analyse sur le poids des stéréotypes de genre dans l’éducation et sur les moyens de les faire refluer. Les informations que vous voudrez bien nous apporter alimenteront la réflexion de notre Délégation et, en premier lieu, les travaux de nos rapporteurs.
Mme Karine Lebon, rapporteure. Monsieur le ministre, nous vous remercions, Gaël Le Bohec et moi, d’avoir accepté de participer aux travaux de la mission d’information sur les stéréotypes de genre que nous conduisons. Cette mission vise à évaluer le poids des stéréotypes dans la construction des parcours des femmes et des hommes dès leur plus jeune âge. Le Conseil de l’Europe définit les stéréotypes de genre comme « des idées préconçues qui assignent arbitrairement aux femmes et aux hommes des rôles déterminés et bornés par leur sexe ».
Le présent entretien parachève un cycle d’une vingtaine d’auditions au cours duquel nous avons abordé les conditions dans lesquelles ces stéréotypes se développent tout au long de la vie, en nous concentrant sur les étapes menant de l’enfance à l’entrée dans l’âge adulte. Ces travaux ont mis en évidence le rôle fondamental joué par l’éducation nationale. Le parcours d’éducation des enfants, jeunes filles et jeunes hommes constitue en effet une succession d’étapes au cours desquelles l’éducation nationale peut, malgré elle, diffuser ou conforter des stéréotypes de genre, contribuant par là à déterminer l’avenir des élèves. Elle est néanmoins consciente de ces risques, et a la capacité de combattre ces stéréotypes et d’en limiter la portée. C’est pourquoi nous nous réjouissons de pouvoir échanger avec vous.
J’aborderai en premier lieu la question des programmes et des manuels scolaires.
Cinq études réalisées par le centre Hubertine-Auclert soulignent une sous‑représentation des femmes, des procédés de cantonnement et d’invisibilisation, ainsi que la persistance de stéréotypes dans la plupart des manuels scolaires. Nous avons échangé la semaine dernière avec Mme la présidente du Conseil supérieur des programmes (CSP) et si nous avons conscience du travail considérable qui a été fourni au cours de la dernière décennie pour revoir les manuels, en favorisant des progrès réels pour plus de mixité des contenus, leur lecture montre qu’il reste de grands progrès à accomplir.
Une table ronde que nous avons organisée avec les principaux éditeurs de manuels scolaires a mis en lumière leur volonté d’améliorer le contenu des manuels, en supprimant progressivement les biais de genre relevés par le centre Hubertine-Auclert. Ils nous ont toutefois indiqué être tributaires des programmes scolaires, lesquels ne font pas de la lutte contre les stéréotypes de genre une priorité clairement définie.
En outre, les éditeurs ont déploré les délais trop courts qui leur sont imposés pour modifier leurs manuels en cas de réforme des programmes. Les délais actuels entre la publication des programmes et leur entrée en vigueur leur paraissent insuffisants pour leur permettre d’effectuer un toilettage en profondeur tant du contenu que des illustrations des manuels, en vue de lutter contre les représentations genrées et de rendre les femmes plus visibles. L’article D. 311-5 du code de l’éducation prévoit un délai théorique de « douze mois au moins », délai auquel le même article permet de déroger. Le volume des changements intervenus au cours des dernières années n’a, semble-t-il, pas permis de le respecter.
Comment pourrait-on, selon vous lutter plus efficacement encore contre la diffusion de stéréotypes de genre dans les manuels scolaires ? Les programmes peuvent-ils se montrer plus prescriptifs sur ce point ? Comment améliorer les délais de modification du contenu des manuels scolaires ? Par quels moyens fluidifier les échanges entre le Conseil supérieur des programmes et les éditeurs ?
Par ailleurs, il est apparu que les manuels scolaires du primaire n’étaient pas systématiquement renouvelés lors des réformes des programmes et que, dans certaines classes, les manuels utilisés étaient parfois très anciens. Les efforts des éditeurs pour améliorer le contenu de leurs ouvrages sont dans ce cas sans portée. Cela est d’autant plus dommageable que le centre Hubertine-Auclert a relevé des biais de genre importants dans les manuels de lecture du primaire, auxquels les éditeurs se sont efforcés de remédier. Cette situation, variable selon les communes, est de nature à porter atteinte au principe d’égalité entre les élèves. Il nous semble souhaitable qu’un mécanisme de péréquation soit instauré, afin que toutes les communes puissent offrir aux élèves du primaire des manuels actualisés, en particulier dans les outre-mer. Enseignante à La Réunion, j’ai pu en effet constater que les manuels étaient les mêmes que lorsque j’étais moi-même élève.
Afin d’encourager la diffusion plus rapide de manuels au contenu plus égalitaire, nous proposons que l’État entreprenne un état des lieux dans ce domaine, voire que soit envisagée une contribution financière au renouvellement des manuels et à l’acquisition d’outils de lecture tendant à réduire les supports véhiculant des stéréotypes de genre. Une telle opération illustrerait son engagement en faveur de la lecture comme grande cause nationale.
J’en viens à la formation des enseignants.
Les stéréotypes de genre sont très souvent véhiculés de manière inconsciente et modulent les comportements et les appréciations. Les enseignants y prennent leur part : il apparaît que leur manière de s’adresser aux élèves, leurs attentes à leur égard et les appréciations qu’ils portent sur leur travail et leurs résultats sont différents suivant qu’il s’agit de filles ou de garçons. Or ces biais de genre influent sur la perception qu’ont les élèves de leurs capacités et viennent restreindre les ambitions des filles. Il est donc essentiel que les enseignants soient sensibilisés à ces questions et ce, de manière systématique, dès la formation initiale.
Ainsi, nous aimerions connaître votre point de vue sur les modalités de formation des enseignants à la déconstruction des stéréotypes de genre, afin qu’ils ne contribuent pas à les perpétuer.
Enfin, les enseignants et les conseillers d’orientation n’ont pas toujours une connaissance suffisamment approfondie des métiers et des secteurs d’activité pour délivrer des informations pertinentes et actualisées à leurs élèves, qui leur permettraient de construire leur projet d’orientation et inciteraient les filles à se diriger vers les formations scientifiques et techniques. Le dispositif d’orientation en vigueur au collège et au lycée gagnerait en efficacité si l’orientation était érigée en matière à part entière, intégrée dans le temps scolaire. Des mesures spécifiques sont-elles envisagées afin de donner pour mission à ces acteurs de lutter contre les effets des stéréotypes de genre ?
M. Gaël Le Bohec, rapporteur. Il paraît essentiel d’accroître les efforts en matière d’orientation, en raison notamment de la sous-représentation des filles dans les filières scientifiques et techniques : l’excellent rapport d’information de nos collègues Céline Calvez et Stéphane Viry sur les femmes et les sciences l’a montré.
La direction générale de l’enseignement scolaire, que nous avons auditionnée ce mardi, a réitéré ce constat : alors qu’en primaire les filles obtiennent en mathématiques des résultats équivalents à ceux des garçons, elles sont très minoritaires dans les filières scientifiques et techniques de l’enseignement supérieur, qu’il s’agisse des classes préparatoires scientifiques ou des écoles d’ingénieurs post-bac. Cette désaffection des filles se manifeste dès la seconde, lors du choix de spécialités, où elles sont moins nombreuses que les garçons à postuler pour les spécialités ouvrant la voie aux filières scientifiques les plus prestigieuses, à savoir les spécialités mathématiques, physique-chimie, numérique et sciences informatiques, ainsi que sciences de l’ingénieur. Or, les travaux de notre présidente et de Mme Trastour-Isnart sur l’égalité économique et professionnelle l’ont montré, ces filières sont généralement les plus rémunératrices et correspondent aux métiers d’avenir. Ainsi ces déséquilibres perpétuent-ils les inégalités entre les femmes et les hommes dans le monde professionnel.
C’est pourquoi il convient de remédier à la vision genrée des études supérieures et des métiers, ainsi qu’au rôle dissuasif de certains prescripteurs au moment de l’orientation et au phénomène d’autocensure des filles. À cet égard, que pensez-vous, monsieur le ministre, de l’éventualité d’explorer la piste de quotas de genre pour les admissions en classes préparatoires et en écoles d’ingénieurs post-bac ?
Les filles présentant les mêmes aptitudes que les garçons pour les matières scientifiques au lycée, des quotas pourraient être instaurés, sous la forme de bonus positifs. Ainsi, il pourrait être demandé aux établissements d’assurer une progression annuelle des effectifs du genre le moins représenté, pour atteindre un pourcentage minimum, de 30 % ou 40 %, au bout de quelques années, par exemple en cinq ans.
Les mécanismes de quotas ont déjà fait leurs preuves dans d’autres domaines, qu’il s’agisse de la vie politique ou des grandes entreprises, avec la loi Copé-Zimmermann. Ils permettraient de répondre à une demande forte des entreprises qui, d’une part, souhaitent davantage de mixité car elle est un facteur de performance, d’autre part, déplorent l’insuffisance du vivier de femmes dans les secteurs économiques essentiellement masculins. Sur un plan technique, la généralisation des inscriptions via Parcoursup faciliterait l’instauration et le suivi statistique de tels outils.
S’agissant des outils de suivi et d’amélioration, il est alarmant de constater, comme je l'ai fait à l’occasion du Parlement des enfants, que des élèves de CM2, filles et garçons, considèrent qu’il existe effectivement des inégalités entre les filles et les garçons. À cet égard, il serait utile de prendre davantage en considération, dès le primaire, la parole des enfants sur l’égalité entre les femmes et les hommes. Il apparaît ainsi nécessaire de former les enseignants à l’écoute des élèves du primaire sur les questions d’égalité de genre et qu’ils puissent leur offrir régulièrement un espace d’expression sur ces sujets. Cela pourrait faire l’objet d’un module d’enseignement obligatoire dans la formation des professeurs des écoles, notamment dans le cadre de la deuxième année de master de l’enseignement, de l’éducation et de la formation.
Dans le secondaire, l’éducation à la sexualité en milieu scolaire est trop souvent négligée, faute de temps et de moyens. Elle est abordée de manière de plus en plus circonspecte par les enseignants, qui y voient parfois un sujet potentiellement polémique, de nature à provoquer des situations conflictuelles avec certains élèves ou parents. Il est donc indispensable que son caractère obligatoire soit assuré dans tous les établissements et que l’égalité entre les filles et les garçons y soit réaffirmée, à travers la liberté à disposer de son corps, avec la contraception ou l’interruption volontaire de grossesse (IVG), ou la notion de consentement. Comment garantir que tous les élèves bénéficieront effectivement et complètement de cet enseignement ?
S’agissant des rôles modèles, il nous semblerait utile d’engager une réflexion sur la représentation des hommes et des femmes dans le corps enseignant. Nombre de nos interlocuteurs ont en effet mis en avant l’intérêt qu’il y aurait à rééquilibrer cette représentation, notamment en maternelle et en primaire. Que pensez-vous de l’instauration d’objectifs chiffrés dans le recrutement des personnels affectés aux classes de maternelle et primaire, afin d’y augmenter la part des hommes ?
Enfin, nous proposons la création d’un observatoire chargé de lutter contre les stéréotypes de genre dans l’éducation. Il assurerait le suivi des principales mesures prises dans ce domaine, recenserait les outils et les supports pédagogiques disponibles et permettrait l’expression de toutes les parties prenantes, y compris les parents d’élèves, le monde associatif et les enfants. Y seriez-vous favorable ?
M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports. Je me réjouis de vous retrouver pour traiter de ce sujet fondamental. J’ai souhaité être accompagné de Claude Roiron, que j’ai nommée il y a deux ans déléguée ministérielle à l’égalité filles-garçons. C’est grâce à elle que nous avons pu accomplir certains progrès et que nous allons en réaliser d’autres, avec tous ceux qu’elle emmène, jusqu’à l’échelle de l’établissement. Il s’agit en effet d’un travail d’équipe. Parallèlement à la nomination de Claude Roiron, j’ai ainsi décidé qu’un référent à l’égalité hommes-femmes serait désigné dans chaque établissement de France. Les choses sont appelées à évoluer encore, avec notamment des formations qui prendront en considération les thématiques que vous avez abordées, mais je tiens d’ores et déjà à souligner le travail qu’a réalisé Mme Roiron et l’optimisme qu’il peut nous conférer quant à notre manière de travailler à l’avenir.
L’objectif d’égalité entre les filles et les garçons est primordial, et protéiforme, puisqu’il inclut la lutte contre les stéréotypes, la lutte contre les discriminations, celle contre les violences sexistes et sexuelles, le respect du droit du corps, l’égalité professionnelle et salariale, le travail sur la confiance en soi – autant d’enjeux qui sont présents dans le grand oral et, parfois, dans certaines des thématiques que les élèves ont choisies. Il figure dans l’ensemble des réformes que nous menons. Vous avez par exemple évoqué les manuels scolaires et l’orientation : lorsque vous vous étonnez que, dans une école primaire, les manuels n’aient pas changé depuis votre scolarité et que certaines classes en manquent, vous pointez un problème réel, qui va au-delà de l’égalité entre filles et garçons. Plusieurs politiques menées ont des effets directs ou indirects sur la question.
S’agissant des manuels du primaire, qui relèvent de la compétence des communes, notre objectif est d’aboutir à une systématisation, au moins pour les élèves du CP et CE1, classes qui correspondent à un moment crucial de leur formation. Ce serait un grand progrès pour tous. Ce faisant, nous pourrions veiller aux aspects qualitatifs, ce qui n’est pas simple car les manuels relèvent du principe de la liberté éditoriale – laquelle, comme les autres libertés, n’est pas sans limite et suppose un travail. Lorsque vous parlez de ces sujets avec le Conseil supérieur des programmes, vous abordez une question que nous voulons nous aussi traiter dans les temps qui viennent, pour le premier comme pour le second degré, à savoir la qualité des manuels scolaires. Sans aller jusqu’à une uniformité, il me semble – même s’ils n’en sont pas toujours d’accord – que nous sommes en droit de fixer aux éditeurs une forme de cahier des charges. On voit bien que la question, très délicate, va au-delà de l’égalité filles-garçons : il s’agit de sujets systémiques.
L’égalité entre les hommes et les femmes, déclarée grande cause du quinquennat par le Président de la République, est de toute façon un enjeu central pour le système scolaire. Chaque fois que nous prononçons le mot « République », nous la mettons en avant. Je le souligne, parce que lorsque je parle de République, on me renvoie à une sorte de ventriloquie de Jules Ferry, à travers l’image d’une notion désuète, obsolète et abstraite, alors que l’égalité hommes-femmes est une des conséquences les plus directes du principe républicain.
La question est centrale par ce qu’elle dit de notre capacité à réaliser l’égalité, tous domaines confondus. Elle est non seulement une valeur en soi mais aussi un indicateur de la santé d’un pays et de la qualité d’un système scolaire. Si l’égalité hommes-femmes est réalisée, c’est que tout va bien ; si elle n’existe pas, c’est que quelque chose ne va pas en amont. Par exemple, le fait que trop peu de femmes accèdent au titre d’ingénieur est lié non seulement à un problème d’égalité entre les hommes et les femmes mais aussi à un manque d’ingénieurs dans le pays. Cela nous renseigne sur les problèmes du pays, et renforce, s’il en était besoin, notre motivation pour progresser en la matière.
Réciproquement, il faut parfois s’inquiéter pour les garçons. À l’école, ils obtiennent des résultats inférieurs à ceux des filles, ce qui rend d’autant plus paradoxal le faible accès de celles-ci à certaines filières. Des violences peuvent trouver leur origine dans une frustration de la part de ces garçons, qui épousent mal la forme scolaire au quotidien. Cela mériterait d’être étudié. Le phénomène est mondial : les filles réussissent mieux à l’école, au moins jusqu’au lycée. On constate un décrochage des garçons, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour l’égalité entre les femmes et les hommes car cela a de nombreux effets pervers.
Il convient donc d’avoir une vision globale de la question. Si l’on note dans certaines filières une surreprésentation des filles ou des garçons, c’est au détriment des deux sexes. En d’autres termes, l’égalité entre les filles et les garçons, ce n’est pas un problème de filles, ou de garçons féministes, cela concerne tout le monde.
L’égalité filles-garçons doit être abordée de manière directe, comme un objet d’enseignement – cela est vrai dans toutes les disciplines : enseignement moral et civique, éducation physique et sportive, histoire-géographie, sciences de la vie et de la terre (SVT)… –, et aussi de manière indirecte, en prenant en considération la représentation des femmes et des hommes dans les savoirs scolaires, par exemple en littérature.
L’éducation nationale a pour mission d’incarner de telles valeurs, dans la classe et dans la vie scolaire. Pour les pratiques de classe, il s’agira d’interroger les filles et les garçons de manière égalitaire, sur le plan quantitatif et qualitatif, de les impliquer dans les activités et de les évaluer de la même façon. Dans la vie scolaire, on peut évoquer l’occupation des espaces, les activités, les jeux proposés, la représentation des élèves au conseil de classe et tout ce qui se passe dans la cour de récréation.
Nous devons aussi disposer d’un cadre légal précis et solide. Tel est le cas, grâce notamment aux évolutions législatives et réglementaires récentes. Le fait de garantir l’égalité filles-garçons figure dans les missions fondamentales de l’école. C’est le sens des articles L. 121-1 et L. 312-17-1 du code de l’éducation, qui disposent que l’école contribue à tous les niveaux à favoriser la mixité et l’égalité entre les hommes et les femmes, notamment en matière d’orientation, ainsi qu’à prévenir les préjugés sexistes et les violences faites aux femmes. C’est aussi la vocation de l’article L. 721-2, qui traite de la formation des enseignants au sein des instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (INSPE), et qui prévoit dans ce cadre des formations de sensibilisation à l’égalité entre les femmes et les hommes et à la lutte contre les discriminations.
Dès lors, nous devons poursuivre trois objectifs stratégiques.
D’abord, il faut faire de l’égalité entre les filles et les garçons un enjeu prioritaire pour répondre aux besoins du monde contemporain. C’est déjà largement le cas, mais nous ferons encore mieux.
Ensuite, il convient de rééquilibrer le choix de parcours de formation des filles et des garçons, notamment dans le passage du lycée à l’enseignement supérieur, afin de réduire les stéréotypes de genre et de contribuer à élargir le champ des possibles en matière d’insertion par l’emploi. La réforme du lycée est un outil majeur pour atteindre cet objectif, notamment par sa dimension modulaire. Nous ne sommes encore qu’au début du chemin, mais nous devons poursuivre.
Enfin, il faut mobiliser davantage les acteurs du système éducatif et l’ensemble des communautés éducatives, au-delà de l’école, afin de réduire toutes les formes d’inégalité entre filles et garçons dans la vie quotidienne des établissements, dans le cadre de la politique globale d’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes. En tant que ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, nous pouvons avoir une vision globale et systémique du temps de l’enfant, de l’adolescent et du jeune, et assurer une cohérence entre les discours que nous tenons sur l’égalité entre garçons et filles en sport, d’une part, et dans l’enceinte scolaire, d’autre part.
À ces ambitions doivent correspondre des engagements concrets et forts. Depuis 2017, plusieurs mesures ont été prises.
À l’automne 2019, j’ai nommé une déléguée ministérielle à l’égalité filles-garçons. Cadre bien connue du ministère de l’éducation nationale, Mme Roiron dédie son temps au sujet et emmène les troupes dans cette direction. Résultat : la pénétration de ces problématiques dans le système s’est accrue depuis deux ans.
Depuis 2019, la convention interministérielle, qui s’applique jusqu’en 2024, prolonge l’ambition définie par le Président de la République de faire de l’égalité entre les femmes et les hommes la grande cause du quinquennat. Le pilotage de son application est assuré conjointement par le ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports et par le ministère chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances.
En outre, depuis la rentrée 2018, un réseau de référents égalité a été créé dans chaque collège et chaque lycée, afin de proposer des actions concrètes en faveur de l’égalité – actions éducatives, de sensibilisation, d’information –, toutes intégrées dans le projet d’établissement. La nomination d’un référent égalité peut être complémentaire de la désignation d’un éco-délégué. Les collèges et lycées en comptent 250 000 : ces élèves ont pour objectif le développement durable, lequel, au-delà des enjeux de biodiversité et de lutte contre le changement climatique, inclut l’égalité entre les femmes et les hommes. Une véritable armée d’adultes et d’élèves est ainsi au service de notre cause dans le territoire.
Il y a là un effet de démultiplication, avec un potentiel gigantesque. Nous ne sommes qu’au début de cette révolution. L’engagement des élèves peut se déployer dans ce domaine, notamment à partir du collège. Certains établissements en particulier sont très impliqués – ce qui signifie que tous pourraient l’être. Nous disposons ainsi d’avant-gardes sur lesquelles nous appuyer. Je suis sûr qu’en tant que députés, vous pouvez identifier de bonnes pratiques dans vos territoires, les rendre contagieuses ou, si elles n’existent pas, contribuer à ce qu’elles émergent, à la faveur des travaux menés ensemble.
Dans le cadre du Grenelle des violences conjugales, il a été convenu que, chaque année, un conseil de la vie collégienne (CVC) et un conseil de la vie lycéenne (CVL) seraient consacrés aux violences conjugales et, plus généralement, aux violences envers les femmes. La vie collégienne et la vie lycéenne sont désormais imprégnées de cet enjeu.
Nous voulons également de nouvelles mesures pour renforcer la culture de l’égalité dans l’ensemble de la communauté éducative. En janvier 2021, nous avons publié un cahier des charges pour un continuum de formation à l’égalité ; il sera mis en œuvre à partir de septembre. S’y ajoute l’élaboration d’un guide favorisant l’engagement des élèves, notamment des élus au sein des conseils de la vie collégienne et lycéenne, en matière de genre et d’égalité.
En outre, l’égalité entre filles et garçons est un fil rouge de la continuité éducative pendant tous les temps de l’enfant. Ici, c’est dans le cadre de notre compétence jeunesse et sports que nous pouvons être pleinement efficaces. Je pense au plan mercredi, aux cités éducatives, au service national universel – autant de moments forts, périscolaires ou extrascolaires, qui permettent de promouvoir cette égalité. Il en va de même des vacances apprenantes, de l’école ouverte, des colonies de vacances.
Malgré tout, nous n’avons pas encore atteint tous nos objectifs en la matière. Vous‑mêmes, les élèves, les familles, les personnels partagent ce constat : nous devons aller plus loin. Trop de filières restent l’apanage des filles ou – par exemple dans le domaine scientifique ou numérique – des garçons. Voilà pourquoi nous avons pris des mesures dans le cadre tant de la réforme du lycée d’enseignement général et technologique que de celle du bac professionnel.
En ce qui concerne le lycée d’enseignement général et technologique, les premiers résultats des choix d’enseignements de spécialité et de série technologique m’ont conduit à installer, le 8 mars dernier, un groupe de travail sur l’égalité entre filles et garçons. Je recevrai son rapport le 9 juillet prochain. Il est piloté par Sophie Béjean, rectrice de la région académique Occitanie, et par Jean-Charles Ringard, inspecteur général qui copilote également le comité de suivi de la réforme du lycée, auquel Mme Roiron est elle aussi associée.
Je profite de l’occasion pour rappeler que, depuis 2018, un recteur sur deux est une rectrice et que mon ministère est le plus performant en matière d’égalité hommes-femmes dans le haut encadrement. La proportion de femmes parmi les cadres supérieurs y est passée de 32 % en 2017 à 41 % aujourd’hui. À ce rythme, elle aura atteint 50 % en deux quinquennats. Dans la fonction la plus emblématique, celle de recteur, il nous est même arrivé de dépasser ce chiffre. Ce n’est pas sans conséquences. De fait, la qualité des recteurs et rectrices est inédite, ce dont je suis très fier ; cela confirme l’intérêt de l’égalité femmes-hommes aux plus hautes responsabilités.
Nous articulons donc la promotion de l’égalité hommes-femmes et l’évolution du lycée. Grâce au nouveau lycée, nous pouvons agir de manière volontariste par domaine. L’objectif du groupe de travail est ainsi de proposer, à partir de diagnostics partagés, des mesures opérationnelles, pragmatiques et innovantes visant à faire évoluer le choix des parcours au sein du lycée d’enseignement général et technologique, notamment le choix des enseignements de spécialité de la voie générale et des séries technologiques.
Concrètement, il s’agit d’aller de l’aval vers l’amont. Pour remédier au scandale absolu que représente la proportion de 5 % de femmes dans les start-up, il faut remonter à l’enseignement supérieur, puis au lycée. Les inscriptions à l’enseignement de spécialité numérique et sciences informatiques (NSI), l’une des grandes innovations de la réforme, viennent pour l’instant à 90 % de garçons. Cela veut-il dire que nous avons échoué ? Je ne le crois pas : nous sommes au tout début du processus. Auparavant, beaucoup de jeunes filles ayant suivi la filière S ne poursuivaient pas d’études scientifiques ; désormais, nous pouvons tenter de prévenir cette situation en incitant les jeunes filles de seconde à s’inscrire en NSI.
Vous avez proposé que nous nous fixions des objectifs quantitatifs en la matière. Le rapport qui me sera remis le 9 juillet comportera sans doute des éléments en ce sens et j’y suis politiquement tout à fait prêt, sous réserve que les modalités soient réalistes, administrativement et juridiquement tenables. Le rapport sera naturellement discuté avec vous avant que nous ne prenions les mesures opérationnelles. Nous préparerons ainsi de futures décisions permettant le volontarisme en matière d’orientation. C’est de la sorte que nous réussirons, et ce sera bénéfique pour tout le monde.
Inversement, l’enseignement de spécialité humanités, littérature et philosophie, également passionnant et innovant – et que je choisirais si j’étais un jeune homme de 17 ans –, n’a été suivi que par 12 % de garçons cette année. Nous sommes habitués à ce phénomène, le même qui affectait la série L, mais, je le répète, dans le nouveau contexte, nous pouvons le prendre à bras-le-corps pour corriger ce déséquilibre.
Le groupe de travail s’appuie sur une enquête qualitative relative aux processus de choix des élèves. Cette approche inédite est permise par le Conseil scientifique de l’éducation nationale, où M. Pascal Huguet, directeur de recherche au CNRS et directeur du Laboratoire de psychologie sociale et cognitive de Clermont-Ferrand, coordonne le groupe consacré à l’égalité. La création du Conseil scientifique a permis d’intégrer la question de l’égalité hommes-femmes dans les sujets traités. Comme le Conseil supérieur des programmes, cette instance est ainsi chargée de donner l’impulsion à des politiques publiques favorables à l’égalité femmes-hommes.
Pour cette enquête, six académies – Dijon, Montpellier, Bordeaux, Clermont‑Ferrand, Lille et La Réunion – se sont portées volontaires ; elles ont été retenues, en lien étroit avec notre direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), en fonction du critère de représentativité du territoire national.
Nous devrons agir sur toute la chaîne éducative, dans le cadre de la gouvernance interministérielle ainsi qu’au niveau ministériel, notamment en ce qui concerne la communication sur la diversité des parcours que peuvent choisir les filles et les garçons, mais aussi par la définition d’objectifs cibles dans les séries et les spécialités. Nous inciterons bien sûr à une action déterminée dans l’académie ; elle passera par l’inscription de l’égalité filles‑garçons dans les projets d’école et d’établissement, par la formation des professeurs et par des recherches permettant d’éclairer d’éventuels biais dans les enseignements.
Je proposerai, dans les jours qui suivront la remise du rapport, une série d’actions qui placeront mon ministère à l’avant-garde dans ce domaine. Il y sera bien entendu tenu compte de tous les points que vous aurez abordés : alors que nous entamons une nouvelle étape, cette réunion me permet d’entendre vos propositions et de les associer aux conclusions du rapport afin d’envisager des mesures opérationnelles pour l’année 2021-2022.
Je suis optimiste : nous sommes sur la bonne voie et nous voyons quel chemin emprunter, quelles idées peuvent fonctionner. Nous pourrons être encore plus créatifs, mais nous avons déjà des objectifs concrets et je sens chez nos élèves la volonté d’aller dans cette direction. Nous allons donc pouvoir bien travailler ensemble sur ces questions.
Mme Céline Calvez. J’aimerais revenir sur deux des propositions que Stéphane Viry et moi-même avons formulées dans notre rapport d’information sur les femmes et les sciences.
D’abord, la recommandation numéro 5, qui prévoit que le CSP œuvre à déconstruire les stéréotypes grâce à l’inclusion d’experts en égalité parmi ses dix membres. Nous en avons reparlé dans le cadre de la discussion de la proposition de loi visant à accélérer l’égalité économique et professionnelle. Quelle est la place de cette expertise dans la composition actuelle de l’instance ? Comment ces questions sont-elles abordées dans ses travaux ?
Il s’agit ensuite de la recommandation numéro 7 : le lancement d’une campagne nationale d’information sur les filières et métiers scientifiques, prévue dans le rapport annexé à la loi de programmation de la recherche. Pourra-t-elle avoir lieu dans les prochains mois ? Si oui, quel rôle y joueront respectivement l’éducation nationale et les médias, notamment publics ?
Dans le cadre de l’éducation aux médias, justement, il est décisif de favoriser la déconstruction des stéréotypes, comme le fait le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (CLEMI) en organisant le concours zéro cliché pour l’égalité filles‑garçons.
Ma dernière question porte sur l’écriture inclusive. Votre récente circulaire vise à l’empêcher de nuire à l’apprentissage de la lecture. Néanmoins, l’écriture inclusive ne se réduit pas au point médian : nous l’utilisons quotidiennement en écrivant « toutes et tous », par exemple. J’aimerais donc que vous nous en donniez votre définition afin que nous puissions être rassurés sur ce point. L’écriture inclusive a aussi du bon, car des formulations comme celle que je viens de citer donnent de la visibilité aux filles comme aux garçons.
Mme Cécile Muschotti. Lutter contre les stéréotypes de genre suppose de rompre avec certaines certitudes, héritées du modèle patriarcal qui reste hélas le nôtre et, malheureusement, encore trop bien ancrées dans les esprits. L’une d’elles conduit à assigner exclusivement aux femmes l’éducation des enfants. Cette fonction éminemment sociale est renforcée par la féminisation quasi totale de l’enseignement en primaire et, surtout, en maternelle. L’ouverture aux hommes de l’enseignement en primaire et en maternelle est une nécessité pour une meilleure répartition des tâches entre hommes et femmes dans cet environnement si essentiel au développement des schémas mentaux et intellectuels chez l’enfant. Comment attirer davantage les hommes vers l’enseignement des premières années de scolarité ? Quels outils pourriez-vous y employer, dans le respect des règles de la fonction publique ?
M. Jean-Michel Blanquer, ministre. Madame Calvez, merci, tout d’abord, pour votre rapport d’information du 31 mai 2018 sur les femmes et les sciences, dont de nombreux points se retrouveront dans le rapport à venir, sans parler de toutes les propositions que nous avons commencé à appliquer depuis lors, notamment en matière d’orientation ou de formation des personnels.
S’agissant du Conseil supérieur des programmes, il est important d’entretenir avec lui en permanence des relations formelles et informelles à ce sujet. Je l’ai d’ailleurs saisi de l’enjeu des manuels scolaires en général, qui inclut la question de l’égalité entre hommes et femmes, ainsi que celle de l’équipement des enfants en manuels et du développement, pour lequel je plaide, de manuels moins lourds, complémentaires du numérique, lequel ne les remplace pas, mais les prolonge – une question de forme qui peut modifier beaucoup de choses sur le fond. Ces sujets complexes supposent un dialogue approfondi avec les éditeurs de manuels. Le Conseil supérieur des programmes, avec lequel vous avez été et restez en discussion, est en tout cas une véritable instance de réflexion et d’impulsion en la matière.
En ce qui concerne la campagne nationale, prévue par les états généraux du numérique pour l’éducation, elle aura lieu à court terme.
L’écriture inclusive est un vaste sujet. L’expression même pose un problème ; il faudrait en trouver une autre. Je suis d’accord avec vous sur l’essentiel : c’est contre le point médian que je me bats, car je le considère comme une véritable catastrophe – je pèse mes mots – pour les enfants. Aucun d’entre nous ne va lire La Chartreuse de Parme ni le dernier prix Goncourt en écriture inclusive, et même les grands tenants du point médian ne l’utiliseraient pas en écrivant des romans ; s’ils le faisaient, ils n’auraient pas de lecteurs.
Toutes les langues du monde ne sont pas soumises à ce massacre visuel : l’anglais y échappe. Or nous devons nous battre pour la francophonie. Si le point médian se répand, les États francophones vont décrocher de la France.
Que les autres enjeux de l’égalité hommes-femmes en matière de langue, avec lesquels je suis d’accord, ne soient donc pas le cheval de Troie du point médian, contre lequel je me battrai avec vigueur, également au nom de publics fragiles comme les non-voyants ou les dyslexiques.
Chacun est libre d’utiliser le point médian dans un tract : nous sommes en démocratie, chacun peut user librement de la langue. Mais pas à l’école, où nous avons déjà suffisamment de difficultés touchant la langue et la consolidation du langage.
En outre, il s’agit d’une idéologisation de la langue. En matière d’égalité hommes‑femmes, comme d’écologie ou de lutte contre les discriminations ou contre l’homophobie, s’affrontent la vision républicaine qui vise l’égalité et la vision qui fragmente, qui cherche à opposer les gens les uns aux autres, à faire exploser ce qui fait le commun. Et la langue, c’est ce qui fait le commun. Bien sûr, on peut débattre à son sujet, elle est vivante, elle évolue – chaque fois que je parle de ces sujets, on me caricature en personnage résolument conservateur, alors que ce n’est pas le cas. Mais faire exploser la grammaire, au cœur de la langue, est évidemment idéologique et l’intention qui sous-tend ce geste ne se réduit pas à la défense de l’égalité hommes-femmes. J’en suis parfaitement conscient, d’où mon opposition sans réserve au point médian.
Évidemment, je suis favorable à la féminisation des titres – j’ai parlé tout à l’heure des « rectrices ». Tant mieux si nous y parvenons de la manière la plus esthétique possible, parfois en nous inspirant d’autres pays francophones qui font preuve d’une très belle créativité en la matière, de manière à servir l’objectif de l’égalité.
Il est dommage que deux pratiques aussi différentes soient désignées par la même expression d’écriture inclusive. Il faudrait que nous réfléchissions à une manière de les appeler autrement.
Soyons cependant conscients que le français a assigné un genre aux mots de manière arbitraire. Pourquoi dit-on « la table » et non « le table » ? Personne, à l’exception de certains grands spécialistes, ne saurait l’expliquer. De surcroît, il n’y a rien de péjoratif ni de positif à cela.
Il faut donc se calmer, désidéologiser ces sujets, les aborder avec sérénité et identifier les vrais enjeux de l’égalité hommes-femmes dans la langue, par la féminisation éminemment souhaitable des noms de métiers et des titres. Pour cela, il convient de faire progresser le débat public – je ne suis peut-être pas toujours le plus habile dans cet exercice, mais, au moins, je suis convaincu !
Madame Muschotti, je suis très sensible au problème que vous évoquez et dont j’ai été témoin sur le terrain. Que peut-on faire pour que davantage d’hommes se destinent à devenir professeur des écoles ? Au-delà des campagnes et de la communication classique, nous créons pour la rentrée prochaine des classes préparatoires au professorat des écoles dans plus de vingt académies ; le dispositif est pour l’instant expérimental, mais va tout de même concerner 1 000 à 2 000 étudiants. Il renoue avec l’une des plus belles traditions républicaines en allant chercher, par un recrutement volontariste, des élèves souvent issus de milieux défavorisés, venant de l’ensemble des territoires – ce qui favorise aussi l’égalité sociale – et qui seraient motivés dès la terminale par la perspective de devenir professeur des écoles. Il s’agit donc de vocations qui s’affirment dès la première année de l’enseignement supérieur, et non en quatrième année comme dans le système classique. Dans ces classes, on cultivera l’excellence et la préparation sera pluridisciplinaire, pour faire la part belle tant au français qu’aux mathématiques, car la formation à celles-ci est aussi un enjeu, ce qui rejaillit indirectement sur l’égalité hommes‑femmes. Un peu comme l’orientation dans le nouveau lycée, ces classes préparatoires peuvent jouer un rôle en permettant d’inciter très fortement les garçons de terminale à suivre cette voie.
Nous serons attentifs aux premières données relatives aux inscriptions, dont nous disposerons bientôt, grâce à Parcoursup ; nous verrons ce qu’il en est de l’égalité filles-garçons à ce stade. Il peut en tout cas s’agir d’un outil efficace dans les temps qui viennent, surtout s’il est associé à un système de bourses.
En parlant de féminisation des titres, « instituteurs et institutrices » sonnait mieux que « professeurs et professeures des écoles », mais je ne vais pas faire mon nostalgique…
Mme Fiona Lazaar, présidente. Nous avons bien écrit « directrice ou directeur d’école » dans le titre de la proposition de loi Rilhac.
M. Jean-Michel Blanquer, ministre. « Directeur et directrice », ou « directrice et directeur », c’est parfait, et bien préférable à « directeur.trice ». C’est une question de forme, mais qui a beaucoup d’implications.
Mme Marie-Noëlle Battistel. L’éducation à la sexualité en milieu scolaire est essentielle, en complément de celle dispensée par les parents, pour permettre à tous les jeunes de notre pays l’apprentissage d’un comportement responsable et respectueux des autres et pour leur apporter des connaissances, notamment sur les lieux où ils pourront trouver des informations et une aide.
Or les travaux de notre Délégation, en particulier la mission d’information que j’ai conduite avec Cécile Muschotti sur l’accès à l’IVG, nous ont conduits à constater les déficiences dont souffrent les séances d’éducation à la sexualité dans un certain nombre d’établissements. Les élèves sont censés en avoir trois par an, ce qui peut déjà sembler très peu, mais elles n’ont pas toujours lieu. Un rapport du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes signalait en 2016 qu’un quart des chefs d’établissement reconnaissaient ne pas les organiser, ce qui a conduit le Gouvernement à publier en 2018 une circulaire rappelant aux recteurs d’académie leur caractère obligatoire. Bien souvent, les chefs d’établissement mettent en avant la difficulté à trouver la bonne plage horaire. Pourriez-vous faire le point sur la situation actuelle ? Ne faudrait-il pas inscrire carrément ces séances au programme, pour éviter d’avoir à chercher un trou dans l’emploi du temps et une salle de classe à leur consacrer ?
Il existe aussi des inégalités territoriales en la matière. Vos services travaillent-ils sur ce problème ?
Quelle place ces séances accordent-elles à la lutte contre les discriminations en raison du genre ou de l’orientation sexuelle, ou encore aux stéréotypes de genre ?
Si la situation n’a pas changé, comment comptez-vous conforter, voire renforcer cette dimension essentielle de l’éducation de nos jeunes ?
M. Erwan Balanant. Je partage votre analyse sur l’écriture inclusive, monsieur le ministre. Nos programmes devraient aborder l’histoire de la langue et rappeler que la disparition des noms féminins date du XIXe siècle, siècle bourgeois. Il faudrait également respecter les règles de grammaire, en commençant par le faire dans notre assemblée. Le terme « rapporteure » est ainsi une erreur grammaticale : il faut dire un « rapporteur » et une « rapporteuse », la règle voulant qu’un nom en « -eur » qui dérive d’un verbe d’action fasse son féminin en « -euse ».
Je l’avais souligné dans mon rapport : le cyberharcèlement touche beaucoup plus les jeunes femmes que les jeunes hommes ; il porte atteinte à leur intimité et peut provoquer des dégâts dans leur vie ultérieure d’adulte. C’est par le renforcement de l’éducation sexuelle et de toutes les actions de prévention que vous menez que nous pourrons mieux lutter contre ce fléau. Je lance à nouveau un appel en ce sens – mais je connais votre détermination en la matière et sais que nous allons continuer à travailler ensemble en vue d’un usage plus raisonné et de meilleures pratiques des réseaux sociaux.
M. Jean-Michel Blanquer, ministre. L’éducation à la sexualité est une question extrêmement importante. La circulaire de 2018, élaborée en collaboration avec Marlène Schiappa dans le cadre de la préparation du Grenelle des violences conjugales, prévoit trois séances annuelles dès l’école primaire, avec un enseignement adapté à l’âge de chaque enfant. Il s’agit d’un sujet très délicat, et le dispositif a connu des embardées par le passé car, si l’enseignement n’est pas adapté, on est confronté à des difficultés d’acceptabilité de la part des familles.
Cette éducation est fondamentalement différente dans l’enseignement primaire et dans l’enseignement secondaire. Pour ce dernier, nous avons édité un vade-mecum, qui fait désormais référence, et nous rédigeons, sur le même modèle, un vade-mecum pour le premier degré, qui sera disponible sous peu. Ce sera un point d’appui pour les professeurs, qui, en outre, vont désormais bénéficier d’une formation initiale systématique tant en matière d’égalité homme-femme que d’éducation à la sexualité.
Enfin, j’attends un rapport de l’inspection générale évaluant les pratiques sur le terrain – les informations vous seront transmises. Il soulignera probablement que, même si cela reste imparfait, les améliorations sont réelles depuis deux ou trois ans.
Le conseil d’évaluation de l’école, créé par la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance, a atteint sa vitesse de croisière. C’est important de l’avoir en tête car ce conseil a vocation à contribuer à l’évaluation de 20 % des établissements tous les ans – chaque établissement est donc évalué tous les cinq ans. Cette année, en raison de la crise sanitaire, entre 10 % et 15 % des établissements l’ont été ou sont en train de l’être. Ils réalisent d’abord une autoévaluation avant de faire l’objet d’une évaluation – et qui dit autoévaluation dit responsabilisation et prise de conscience de ce qui va et de ce qui ne va pas : il s’agit d’une procédure extrêmement importante.
Les enjeux pédagogiques font évidemment partie de l’évaluation, mais le climat scolaire et la lutte contre le harcèlement sont également au cœur du dispositif. J’attache énormément d’importance aux effets de ce processus. Il conduira chaque établissement à se demander ce qu’il a fait en matière d’éducation sexuelle, ou contre le harcèlement. En mettant en lumière les forces et les limites de chacun, l’évaluation permettra d’élaborer une stratégie plus efficace. La présidente du conseil d’évaluation, Mme Béatrice Gille, ancienne rectrice de l’académie de Montpellier, pourra le cas échéant vous apporter des précisions.
Nous travaillons ardemment, avec Mme Roiron, à un projet de lutte contre la précarité menstruelle. Nous ne partons pas de zéro : de nombreux lycées ont déjà pris des initiatives en la matière, avec notre appui, notamment dans l’académie de Lille. Nous souhaitons monter en puissance et changer d’échelle, afin que les collèges et les lycées distribuent des protections hygiéniques aux jeunes filles. Il s’agit d’une dynamique vertueuse, puisque c’est aussi l’occasion d’un dialogue avec l’infirmière, le médecin ou le psychologue de l’éducation nationale : cela permet d’aborder l’éducation sexuelle sous un autre angle que celui du cours.
Monsieur Balanant, je partage votre analyse au sujet de l’histoire de la langue et vous aurez tout mon appui concernant le terme « rapporteuse ».
Nous luttons de manière extrêmement volontariste contre le harcèlement et le cyberharcèlement, qui est un phénomène gravissime – Brigitte Macron étant particulièrement impliquée dans ce domaine. C’est un sujet sur lequel il faut communiquer sans relâche. Un bon climat scolaire, l’égalité entre hommes et femmes et, plus généralement, le bon esprit régnant au sein des établissements sont les meilleurs moyens de lutter contre le harcèlement. En incluant le respect d’autrui dans les savoirs fondamentaux – lire, écrire, compter et respecter autrui –, je l’installe au cœur du système scolaire, comme une évidence du quotidien. Dans certains établissements, ce n’est même plus un problème. Il n’y a donc pas de fatalité. Nous avons désormais un peu de recul sur les effets de ces politiques, dont certaines datent d’une dizaine d’années. En outre, depuis deux ans, nous avons développé de nouveaux outils, notamment d’inspiration scandinave, qui ont permis de faire reculer le harcèlement. En revanche, ce n’est pas le cas du cyberharcèlement, qui a même progressé, tout particulièrement durant la période de confinement ; les jeunes filles en sont particulièrement victimes – l’affaire Mila apparaissant comme la quintessence du phénomène.
Cette question comporte une dimension internationale et suppose des stratégies conjointes. Lorsque la France présidait le G7, avec Mme Macron, nous avons lancé une coalition internationale contre le harcèlement scolaire, puis organisé des conférences à l’UNESCO afin de réfléchir à l’éventualité d’imposer des règles en la matière aux plateformes.
Nous poursuivrons nos efforts en ce sens et vous y serez bien évidemment associés. La représentation nationale a un rôle à jouer en la matière, en particulier sur le terrain – votre rapport s’en est fait l’écho, monsieur Balanant.
Dans les prochains jours, je nommerai un délégué ministériel à l’éducation aux médias, qui devra prioritairement lutter contre le cyberharcèlement. Il faut prendre ce phénomène extrêmement grave à bras-le-corps si l’on veut éviter un basculement civilisationnel. Nous ne pouvons pas rester indifférents et devons faire preuve de volontarisme, tout en étant lucides sur les difficultés à surmonter. Les idées que vous avez formulées et les dynamiques que je viens d’indiquer devraient néanmoins nous permettre d’avancer.
Mme Karine Lebon. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour les nombreux éléments que vous avez portés à notre connaissance afin d’alimenter notre réflexion. Nous sommes tous convaincus de l’importance cruciale de l’égalité entre hommes et femmes. Vous avez raison de dire que le sujet concerne la société tout entière, et non seulement les femmes et les hommes féministes.
Je salue l’installation des référents égalité au collège et au lycée. Serait-il envisageable d’en nommer dans chaque inspection pour le premier degré également ? Pour prévenir efficacement la dévalorisation des filles, il faut commencer dès l’école primaire, comme l’ont souligné nos auditions.
D’autre part, je me permets de réitérer l’une de mes questions, à laquelle vous n’avez pas répondu : comment améliorer les délais de modification du contenu des manuels scolaires ? Par quels moyens fluidifier les échanges entre le CSP et les éditeurs ?
M. Jean-Michel Blanquer, ministre. Votre première idée me semble pertinente, les référents égalité ayant une action très positive dans les établissements du second degré.
S’agissant des éditeurs, il convient de distinguer ce qui dépend de nous de ce qui n’en dépend pas. Il n’est pas toujours facile de trouver un accord avec eux, d’autant qu’ils sont nombreux. Des améliorations sont intervenues – vous l’avez noté – et un processus inédit a été enclenché à travers le CSP, qui comporte d’ailleurs des représentants du Parlement que vous pouvez solliciter. Il s’agit d’un travail structurel, de longue haleine. Le dialogue doit s’installer dans la durée. Il produit déjà ses premiers fruits. Si le CSP est un organe qui peut s’autosaisir, il travaille également au sein du ministère de l’éducation nationale, qui peut lui passer des commandes. En l’occurrence, la commande est très claire et les éditeurs ont tout intérêt à entrer dans le dialogue. Vous avez, de votre côté, la possibilité de discuter directement de cette question avec le CSP.
M. Gaël Le Bohec. Je vous remercie pour vos réponses directes et synthétiques, monsieur le ministre. Vous avez raison : il faut mettre en place un continuum de l’égalité, de la naissance jusqu’à la vie professionnelle – sur laquelle nous avons beaucoup travaillé durant ce quinquennat. Nous devons désormais faire porter nos efforts sur l’amont, grâce notamment à l’évaluation dans les collèges et les lycées.
Nos auditions l’ont illustré : 80 % des enfants en CM2 estiment qu’il existe des inégalités et nous apprenons à vivre avec, ce qui est horrible. Comment ne pas créer de harceleurs ? Comment accompagner ces enfants tout en luttant contre le harcèlement ? Comment mieux vivre ensemble et développer des compétences psychosociales dès le plus jeune âge ? Beaucoup d’outils existent pour favoriser un bon climat scolaire, le vivre ensemble, l’acceptation des différences, notamment la première d’entre elles, celle entre l’homme et la femme. Comment les améliorer ?
Pourrait-on, comme cela se pratique dans d’autres pays, donner des cours de compassion, de pleine conscience ou, comme au Danemark, d’empathie, sans pour autant créer des enseignements supplémentaires ? Voici ce qu’en dit Mathilde Baudelle, professeure de français au collège, dont le témoignage a été repris par l’association Enfance et attention : « Il peut y avoir la crainte de perdre du temps sur les cours, mais je remarque que j’avance plus vite dans les séquences. Les élèves sont plus vifs et s’écoutent mieux. Le climat est meilleur, le contenu plus approfondi. Je n’aurais pas pensé que les bénéfices individuels et collectifs seraient si rapides. » Seriez-vous prêt à développer de tels outils dès le plus jeune âge ?
M. Jean-Michel Blanquer, ministre. J’y suis très sensible. L’école de la confiance, c’est exactement cela : il s’agit de fabriquer de la confiance – de la confiance en soi, pour chaque élève, mais aussi de la confiance envers les autres. Cela commence dès l’école maternelle et cela passe par les compétences psychosociales, qu’on ne doit surtout pas opposer aux savoirs fondamentaux : les deux vont de pair. L’école maternelle est le moment crucial où se joue notre manière d’aborder le collectif. C’est le moment où l’on apprend l’esprit d’équipe, où l’on apprend qu’il est préférable de gagner à plusieurs que tout seul, où l’on apprend à se respecter, notamment entre garçons et filles. Beaucoup de choses s’installent à ce moment-là, notamment à travers le langage. Les programmes doivent le prendre en considération, ainsi que la formation des professeurs.
Le Conseil scientifique de l’éducation nationale a d’ailleurs fait un rapport sur la confiance en soi et la métacognition qui plaide en ce sens. On peut s’appuyer sur ses conclusions pour engager des expérimentations sur des bases scientifiquement robustes, de manière à avancer avec précaution.
Il faut surtout distinguer ce qui relève de l’avant-garde expérimentale – les expérimentations devant être menées, je le répète, avec toute la rigueur nécessaire – des principes pédagogiques généraux, dans la lignée par exemple de la pensée d’Edgar Morin ou des travaux du Conseil scientifique, qui doivent permettre de déployer de nouvelles approches à travers la formation des professeurs, les instructions pédagogiques ou, tout simplement, la liberté pédagogique au quotidien.
De ce point de vue, le développement du sport dans le système scolaire offre un grand intérêt. La fusion de l’éducation nationale, du sport et de la jeunesse au sein d’un même ministère a permis d’enclencher une belle dynamique, avec par exemple les trente minutes d’activité physique et sportive par jour : après trente minutes d’activité dans la cour de récréation, les élèves ont souvent une plus grande capacité à se concentrer, voire à faire silence et à méditer, dans une démarche qui engage à la fois le corps et l’esprit. Nous sommes très attachés à cette vision englobante de la santé, physique et psychique, de l’enfant.
Mme Fiona Lazaar, présidente. Monsieur le ministre, je vous remercie.
La réunion s’achève à 12 heures 30.
Membres présents ou excusés
En raison de la crise sanitaire, les relevés de présence sont suspendus.