Compte rendu

Office parlementaire d’évaluation
des choix scientifiques et technologiques

Examen d’une note scientifique sur la phagothérapie (Catherine Procaccia, sénateur, rapporteur) 2

Examen du rapport sur l’intégrité scientifique (Pierre Henriet, député, et Pierre Ouzoulias, sénateur, rapporteurs) 9


Jeudi 4 mars 2021

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 101

session ordinaire de 2020-2021

 

 

Présidence

de M. Cédric Villani,
président
 


Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques

Jeudi 4 mars 2021

Présidence de M. Cédric Villani, député, président de l’Office

La réunion est ouverte à 10 h 10.

Examen d’une note scientifique sur la phagothérapie (Catherine Procaccia, sénateur, rapporteur)

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Notre séance du jour est consacrée à l’examen du rapport très attendu sur le sujet important en ces temps troublés du rapport de la société à l’intégrité scientifique, et à l’examen de la note scientifique consacrée à la phagothérapie, présentée par Catherine Procaccia.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l’Office, rapporteur. – Les phages sont connus depuis plus d’un siècle. C’est un savant franco-canadien dénommé Félix d’Hérelle qui les a découverts et utilisés à partir de 1917. On a traité de façon empirique des infections bactériennes par des phages jusque dans les années 1940. Les phages sont des virus naturels des bactéries. Ils sont présents en abondance dans notre environnement et ont la particularité de pouvoir infecter une bactérie-hôte, se multiplier au sein de celle-ci jusqu’à la tuer, puis infecter les bactéries identiques voisines. Cette propriété est intéressante sur le plan thérapeutique puisque l’on peut ainsi traiter des patients atteints d’infections bactériennes.

Mais tout n’est pas si simple car il faut trouver le bon phage, celui qui correspond à la bactérie ciblée. Les phages ont en effet un spectre d’action étroit. Par ailleurs, certains phages ne sont pas lytiques mais lysogéniques : ils intègrent leur code génétique dans la bactérie hôte et ne s’y répliquent pas. Ils n’ont donc pas d’intérêt thérapeutique. La phagothérapie et donc une thérapie de précision.

L’arrivée des antibiotiques dans les années 1940 et leur développement spectaculaire après la Seconde Guerre mondiale ont rendu la phagothérapie obsolète. Peu coûteux et à large spectre d’action, capables d’être efficace contre plusieurs types d’infections bactériennes, les antibiotiques ont vite remplacé les phages, sauf dans les pays du bloc soviétique, où ils ont continué à être utilisés car l’accès aux antibiotiques y était restreint. Il y a toujours aujourd’hui une très bonne connaissance, une utilisation et une fabrication de phages, en particulier en Géorgie où Georges Eliava, disciple de Félix d’Hérelle, a fondé un institut qui porte son nom. L’Institut Eliava détient une collection importante de bactériophages et soigne les patients qui sont accueillis, y compris des patients venus de France, qui n’accèdent pas à la phagothérapie dans notre pays.

En France, les phages étaient dans le Vidal jusque dans les années 1970 et l’Institut Pasteur détenait une collection de phages pouvant être utilisés par les médecins. Leur fabrication a depuis cessé et l’on ne peut plus en trouver aujourd’hui en pharmacie.

Pourquoi s’intéresser de nouveau aux phages ? Parce qu’avec la multiplication des bactéries multi-résistantes (BMR), l’antibiothérapie peut se trouver en échec et il faut alors trouver des alternatives. On dénombre plus de 25 000 décès par an en Europe dus à l’antibiorésistance et ce nombre est appelé à fortement augmenter dans les années qui viennent. L’enjeu est donc considérable. Avant de poursuivre, je vous propose de regarder une courte vidéo de présentation des phages.

(Une vidéo est projetée.)

Les phages peuvent s’attaquer à des bactéries qui sont devenues insensibles à l’antibiothérapie. L’avantage des phages réside aussi dans le fait que leur usage ne cause pas d’effets secondaires. En outre, les phages ont la capacité de s’attaquer au bio-film bactérien si bien qu’on peut les combiner avec des traitements antibiotiques pour une plus grande efficacité, comme en matière d’infections de prothèses. En réalité, il existe de très nombreux domaines où les phages peuvent être utilisées : les infections ostéo-articulaires, mais aussi les infections respiratoires, les infections urinaires, les infections cutanées. Au demeurant, il faut savoir que les phages sont utilisés comme traitement antibactérien dans le domaine alimentaire, en particulier contre la listeria.

Comme le montre le film qui vient d’être projeté, la phagothérapie n’est pas une thérapie de routine. Il faut d’abord identifier le phage actif sur la bactérie du patient, et ce qui marche pour un patient peut ne pas marcher pour un autre. Ensuite, il faut produire une solution qui contient ces phages suffisamment purifiée pour pouvoir être administrée au patient. Ensuite seulement, on peut administrer le phage au patient.

Mais le principal obstacle à l’utilisation des phages en France est aujourd’hui réglementaire. On ne peut en effet les utiliser que dans le cadre compassionnel, car aucun produit ne dispose actuellement d’autorisation de mise sur le marché. Le processus est long et les personnes que nous avons rencontrées, médecins comme patients, nous ont bien précisé qu’il s’agissait d’une thérapie de dernière chance. Je cite le cas d’un homme opéré 47 fois qui n’avait plus comme perspective que l’amputation, ou encore le cas d’une personne qui avait une infection au cerveau, suite à une opération et qui devait partir en soins palliatifs. L’utilisation thérapeutique des phages peut être très efficace, mais ne s’envisage que dans le cadre contraint de l’usage compassionnel.

Pour développer la phagothérapie, il faudrait qu’un laboratoire produise des phages ou des cocktails de phages et fasse la démonstration de l’efficacité et de la sécurité dans le cadre d’essais cliniques avant commercialisation. Or, une commercialisation n’est envisageable que s’il y a derrière un marché.

Une société implantée en France s’est lancée dans le développement de phages, la société Pherecydes Pharma, qui va mener des essais cliniques. Mais elle doit franchir l’ensemble des étapes réglementaires avant toute autorisation de mise sur le marché. L’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) nous a indiqué n’être absolument pas opposée aux phages, mais à condition qu’ils respectent le cadre réglementaire du médicament.

Le manque d’avancées sur les phages en France conduit certains patients, désespérés, à se tourner vers le « tourisme médical ».

Je souligne qu’un point de blocage pour les phages est aussi économique : ils ne sont pas brevetables en tant que tels puisqu’ils sont issus de la nature. Par ailleurs, le traitement par phages n’est pas un traitement au long cours et donc ne peut pas être rentabilisé comme un médicament traitant une maladie chronique. Un autre blocage est scientifique : chaque phage étant très spécifique, il est difficile de trouver beaucoup de cas similaires et donc de mener des essais randomisés testant leur efficacité et leur sécurité. Or, la réglementation européenne et nationale des médicaments exige des preuves pour admettre un nouveau médicament sur le marché. On peut donc s’interroger sur l’adaptation du cadre juridique applicable aux phages.

Pour conclure, la note fait trois propositions pour développer la phagothérapie en France : la première consiste à renforcer le cadre de recherche sur les phages, en mettant en place un registre qui en répertorie toutes les utilisations. Plusieurs équipes se penchent sur la phagothérapie et quelques-unes se sont lancées dans leur fabrication, notamment à l’étranger. À Bruxelles, l’hôpital militaire Reine Astrid travaille avec des scientifiques géorgiens. La deuxième proposition consiste à créer un cadre qui faciliterait la fabrication d’un large éventail de phages, laissant la place à des phages commerciaux, mais aussi à des phages académiques qui seraient produits pour traiter les cas les plus rares, comme le font à l’heure actuelle les Hospices Civils de Lyon, qui viennent de mettre en place une telle structure de production. Une troisième proposition consiste à faire évoluer le cadre juridique de la phagothérapie. Alléger les exigences en matière d’essais cliniques est compliqué, même en cas de pandémie, nous venons de le voir. On pourrait envisager de changer le statut des phages et faire accepter qu’ils entrent dans une autre catégorie que celle des médicaments. Nous ne tranchons pas sur la solution dans la note qui vous est présentée, mais il est clair que le cadre juridique applicable aujourd’hui bloque le développement de la phagothérapie, alors que l’antibiorésistance est une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. Certains pays l’ont compris et se mettent à investir dans les phages, comme les États-Unis. En France, nous avons un peu d’avance mais nous devons continuer à travailler sur le sujet car nous risquons d’être rattrapés puis dépassés.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Merci et félicitations pour cette note très claire. Cette question des phages montre l’importance de la parole donnée aux patients pour avancer. On s’aperçoit aussi à quel point la France a tendance, alors qu’elle est au départ en avance sur un sujet, à rapidement se faire rattraper voire dépasser.

Lorsqu’il s’agit d’être pragmatiques et inventifs, on reste attachés à un cadre théorique universel bloquant. Ce constat appelle à des changements de pratiques, à des changements culturels, à plus de souplesse, ce qui est bien difficile. Il est tout de même assez triste de voir des patients se tourner vers la Géorgie, dont la tradition scientifique n’est certes pas à négliger, mais sans comparaison avec la force de frappe qu’on trouve en France en matière médicale. Le développement des phages en France ne devrait-il pas passer par une coopération résolument accrue avec la Géorgie, qui est aux portes de l’Europe et qui a une tradition francophile affirmée ?

Je pose une autre question : que peut-on prévoir en matière de développement de l’antibiorésistance ? Le nombre de cas va encore augmenter. Cela devrait inciter les entreprises et l’État à investir car le marché va hélas progresser.

Enfin, on parle de l’antibiothérapie relative aux humains, mais il y a aussi de grands débats sur l’utilisation d’antibiotiques dans le monde de l’élevage. Nous savons combien ils y sont parfois utilisés à mauvais escient, alors qu’on pourrait les réserver à l’usage humain. Existent-ils des phages pour les animaux qui pourraient servir de substitut aux antibiotiques dans le secteur de l’élevage ? Les phages peuvent-ils être une alternative aussi en médecine vétérinaire ?

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l’Office. – Il faut évoquer les enjeux économiques sous-jacents. Vu son coût, la recherche tend à ne porter que sur des sujets où des applications de masse sont possibles. Or, en matière de phagothérapie, les centres concernés sont peu nombreux. Ils doivent donc obtenir un statut à la hauteur des perspectives ouvertes.

Quel est, au demeurant, le statut juridique du « traitement compassionnel » que vous évoquez ? Recouvre-t-il aussi une obligation de résultat ? Ou se définit-il comme un dernier recours, immédiatement avant le passage aux soins palliatifs ? En tout état de cause, il me semble que les pouvoirs publics devraient réfléchir à la relance d’une recherche plus ordonnée sur la phagothérapie.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l’Office, rapporteur. – Reconnu par la loi, le traitement compassionnel recouvre l’usage de médicaments qui ne sont pas homologués, ou du moins non homologués pour l’usage envisagé. Un médecin doit alors demander l’autorisation de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) pour le prodiguer.

C’est du moins la pratique. Car, si l’on veut être tout à fait exact, l’ANSM nous a indiqué que son intervention n’est pas forcément obligatoire. Pour des raisons de responsabilité, les médecins préfèrent seulement obtenir une autorisation expresse des pairs avant le recours à ces thérapies.

Contrairement à ce que je croyais, l’ANSM est favorable à la phagothérapie. Mais le comité compétent ne s’est pas réuni ces derniers temps. Si l’ANSM n’est pas hostile à la reprise d’essais cliniques, elle rappelle qu’il faut d’abord suivre la procédure. C’est cependant très difficile car chaque malade est différent.

Une seule entreprise, Pherecydes Pharma, avait voulu lancer un essai clinique. Il portait sur les grands brûlés et était baptisé Phagoburn. Mais cet essai n’a pas permis d’obtenir tous les résultats escomptés : l’entreprise ayant dû attendre pendant deux ans l’autorisation d’utiliser ses phages, cela les a peut-être rendus beaucoup moins efficaces…

Or c’est la seule entreprise en France qui s’occupe des phages. Désormais cotée en Bourse, elle veut développer des traitements en grande quantité, en vendant des phages qui s’appliquent aussi bien à des infections urinaires qu’à des brûlures.

La coopération avec la Géorgie est la solution qui me paraît la plus simple. Mais elle est rendue difficile par le fait que ce pays n’appartient pas à l’Union européenne, ce qui la place hors de l’orbite de l’Agence européenne des médicaments. Même une coopération avec les États-Unis d’Amérique est difficile. De plus, le centre géorgien Eliava de phagothérapie ne tient pas à divulguer ses formules. Une traçabilité serait pourtant nécessaire pour autoriser ces médicaments. Enfin, nous n’avons pas de suivi des patients qui sont partis s’y faire soigner, puisqu’ils n’ont pas normalement l’autorisation de le faire. Nous ne connaissons donc pas le taux d’échec ou de réussite des traitements.

Rappelons que les patients doivent rester 10 jours à Tbilissi, ce qui coûte environ 10 000 euros. Ce n’est donc pas à la portée de tout le monde. Pourtant, une patiente atteinte d’infections urinaires quasi invalidantes nous a rapporté avoir simplement acheté en pharmacie à Moscou des phages qui sont venus à bout de l’une des deux bactéries résistantes qui la font souffrir, comme elle a pu le constater à son retour.

En ce qui concerne l’usage animal, l’entreprise Vetophage souhaite effectivement développer des phages qui leur sont destinés. Comme pour les humains, le processus est cependant bloqué au stade des procédures.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Par rapport aux antibiotiques, le changement de philosophie est complet : on passe de la chimie à la biologie, comme on passe d’un produit stable, pur et normalisé à un produit plus ciblé, plus personnalisé et, partant, plus fragile en un certain sens. Cela supposerait un esprit procédural différent, car le cadre en vigueur pour les médicaments peine à s’appliquer à des produits qui sont de nature différente.

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l’Office. – Après avoir regardé des documentaires sur l’antibiorésistance, j’étais très inquiète. Je n’avais pas encore entendu parler du recours éventuel à des phages ; il paraît ouvrir une porte de sortie. Je pense que nous en aurons besoin dans l’avenir. J’observe cependant que ces procédés ont déjà été utilisés par le passé. Les autorisations sont-elles devenues caduques ?

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l’Office, rapporteur. –Les phages figuraient dans le guide Vidal, parmi les médicaments autorisés. Quand on a cessé d’en produire en France, le droit d’usage s’est perdu. Pour le retrouver, il faut repasser par toute la procédure, si longue et coûteuse soit-elle.

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l’Office. – L’usage des phages dans les élevages est lui aussi une piste très intéressante pour y limiter le recours aux antibiotiques, qui s’avère indirectement préjudiciable à la santé humaine.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Le recours aux antibiotiques tient de la stratégie du tapis de bombes ! On s’en sert pour tout, indistinctement et sans réflexion…

Mme Florence Lassarade, sénatrice. – Les infections nosocomiales sont celles qui posent actuellement le plus de problèmes, puisqu’elles débouchent souvent vers une impasse thérapeutique. Il faudrait insister sur le fait que les maladies évoquées dans cette note sont pour la plupart contractées à l’hôpital.

Le recours aux phages pour lutter contre la listériose a été évoqué. Cette maladie due à un germe s’attaque aux femmes enceintes. Elle est à l’origine d’infections cataclysmiques et souvent mortelles chez le nouveau-né. Comment a-t-on découvert que les phages peuvent être efficaces contre ces Listeria ?

Les vétérinaires sont quant à eux souvent amenés à utiliser des méthodes éprouvées et traditionnelles. Mais, en matière de phagothérapie, leur pratique n’est-elle pas finalement celle qui est en pointe ?

Mme Sonia de La Provôté, sénatrice, vice-présidente de l’Office. – J’avais été sollicitée pour étudier le sujet des phages. Je suis donc heureuse que nous puissions examiner aujourd’hui cette note équilibrée. Elle nous livre une vision positive de ce moyen thérapeutique, voire préventif.

Ma première question porte sur la recherche médicale fondée sur les études randomisées et les examens en double aveugle. Ces garanties de sérieux se sont imposées comme l’alpha et l’oméga de la validation d’une thérapeutique, qu’elle soit chimique ou biologique. Il semble ne plus y avoir de salut hors de ce système. La médecine empirique a pourtant été pourvoyeuse de moyens thérapeutiques innovants, quand les remèdes existants faisaient défaut. Il faudrait réfléchir à la part qui doit être laissée à l’échec, à l’inventivité et à l’innovation. Les précautions multiples ont sans doute leur mérite, mais les chercheurs audacieux méritent tout autant un accompagnement public, comme ils en reçoivent aux États-Unis.

Deuxièmement, les innovations sont utilisées à titre compassionnel dans le traitement de certains cancers. Les études randomisées ne sont plus alors aussi nombreuses. Le traitement est pourtant très coûteux, parfois. Cela se révèle profitable pour les laboratoires. Ainsi, c’est sa rentabilité qui décide de l’avenir d’une thérapie, molécule ou traitement biologique. C’est dérangeant.

En matière de phagothérapie, faute de reconnaissance officielle, nous sommes sans doute privés d’une possibilité de traitement. Les patients qui l’ont utilisée ne livrent même pas leur témoignage, de peur d’être pris en défaut pour y avoir eu recours.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l’Office, rapporteur. – Il est vrai que la médecine empirique ne doit pas être oubliée, et que les règles actuelles donnent l’impression d’un carcan.

Nous ne nous sommes pas ou très peu intéressés à l’aspect vétérinaire, car la phagothérapie peut aussi être utilisée dans ce domaine, notamment dans la lutte contre les pathogènes alimentaires, comme la listeria. Celle-ci a tendance à se développer sur les emballages, de fromage notamment, en film bactérien ; or les phages sont efficaces contre ces films. Nous n’avons pas plus d’informations sur leur intérêt dans ce domaine car nous n’avons pas creusé cet aspect.

Il est vrai que la plupart des bactéries multi-résistantes sont associées à des maladies nosocomiales, c’est-à-dire des maladies contractées en milieu hospitalier, mais il existe aussi manifestement des cas d’infection à bactéries multi-résistantes chez des personnes n’ayant jamais fréquenté de tels milieux. On nous a présenté des exemples d’infections urinaires persistantes, d’acnés terribles. Les phages peuvent être efficaces contre ces bactéries multi-résistantes, que les infections soient nosocomiales ou non.

Après ce travail, initié sur la sollicitation d’acteurs faisant la promotion des phages, je tiens à dire que les phages ne sont pas la solution à toutes les infections, ils ne peuvent pas être vus comme une solution d’avenir, mais c’est une piste importante pour lutter contre certaines bactéries multi-résistantes, et un complément à l’antibiothérapie. L’antibiothérapie doit rester la voie classique, les phages ne doivent être utilisés qu’en second recours, en tout cas tant que les phages n’existent pas sous une forme médicamenteuse standardisée et disponible partout.

C’est bien ce qui est montré dans le reportage que je vous ai montré, à Lyon, où les médecins tentent d’abord d’endiguer l’infection avec tous les antibiotiques disponibles, avant de passer aux phages si aucun antibiotique ne fonctionne. Mon sentiment est que si j’étais atteinte d’une telle bactérie multi-résistante, je n’hésiterais à pas à essayer la phagothérapie, d’autant qu’on ne risque rien à essayer. Le problème réside dans l’approvisionnement en phages spécifiques de telle ou telle bactérie multi-résistante. Il y a un espoir avec des entreprises comme Pherecydes Pharma, qui, même si elles n’envisagent pas de solutions complètement personnalisées, devraient pouvoir proposer des cocktails de phages susceptibles d’être autorisés sur le marché. Ce serait un premier pas qui permettrait d’avancer la voie de la phagothérapie.

Je ne crois pas néanmoins, après tous ces entretiens, que l’ANSM ou l’Agence européenne du médicament soit prêtes à donner un statut spécifique à la phagothérapie : les agences ont été claires sur ce point.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice. – Je travaille sur le cancer et la médecine personnalisée, aussi je m’interroge sur la possibilité que les phages agissent comme immuno-modulateur. Ils pourraient être une ressource supplémentaire dans le traitement des cancers. Je tiens également à féliciter le rapporteur pour son travail très intéressant.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l’Office, rapporteur. – Si la phagothérapie relève bien d’une médecine personnalisée, les phages n’ont visiblement pas d’intérêt dans le cancer.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Je me joins à toutes les louanges adressées au sénateur Catherine Procaccia ce matin pour ce travail soutenu. En conclusion, sur ce sujet que je ne connaissais pas, je dirais que certes la connaissance scientifique s’accroît, mais il arrive qu’on redécouvre les vertus d’anciens savoir-faire, qui avaient été relégués au second plan après avoir été un temps supplantés. Cela me semble une piste d’avenir, même si ce n’est pas la panacée, dans un contexte où nous sommes alertés des limites de l’antibiothérapie, avec le développement de l’antibiorésistance et le fait qu’on ne découvre plus de nouveaux antibiotiques. L’argumentaire présenté, et notamment l’existence d’une grande diversité de phages, laisse présager que la phagothérapie s’inscrira bien dans une médecine d’avenir, plus personnalisée et plus diversifiée.

Je comprends qu’il faut prévoir des évolutions législatives et réglementaires. Je retiens que l’ANSM n’est pas opposée par principe aux phages, et c’est une bonne chose, mais depuis que nous apprécions mieux la grande complexité du système de santé, découverte pendant nos travaux sur la Covid-19, nous savons qu’il ne suffit pas de convaincre l’ANSM, mais il y a aussi la HAS, les services ministériels et les autres comités impliqués dans le processus, si bien que le chemin est long. Nous pourrions discuter de ce point avec l’Académie nationale de médecine et l’Académie des sciences, pour connaître les propositions de nos collègues scientifiques en la matière.

Je propose donc d’adopter la note, pour laquelle aucune modification n’a été demandée. Son titre est un peu provocateur, mais il en résume parfaitement l’esprit.

L’Office autorise à l’unanimité la publication de la note scientifique sur la phagothérapie, médecine d’hier et de demain.

 

Examen du rapport sur l’intégrité scientifique (Pierre Henriet, député, et Pierre Ouzoulias, sénateur, rapporteurs)

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Nous allons maintenant parler d’un sujet qui, sans conteste, prend de l’ampleur : celui de l’intégrité scientifique.

M. Pierre Henriet, député, rapporteur. – Ce rapport fait état de deux années de travail, au cours desquelles nous avons interrogé un grand nombre d’acteurs institutionnels. Je remercie d’ailleurs le secrétariat de l’Office et plus particulièrement Fleur Hopkins, pour son travail remarquable ; je salue également nos collaborateurs, qui se sont pleinement mobilisés.

Bien que résultant d’une saisine antérieure à la crise sanitaire, ce travail a pris une coloration toute particulière dans un contexte où la communication scientifique occupe une place croissante dans le processus de décision politique. Jamais un tel nombre de personnalités scientifiques ne se sont exprimées dans les médias ou directement auprès du grand public, par l’intermédiaire des réseaux sociaux. Dans un tel contexte, la rigueur scientifique est d’autant plus décisive, vous en conviendrez tous.

L’intégrité scientifique est un sujet qui a parfois été entouré de polémiques, et le rapport retrace les avancées qu’il y a pu y avoir dans ce domaine. C’est une spécificité de ce rapport : certaines des recommandations qui y sont formulées sont déjà intégrées dans notre législation.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – On ne peut que s’en féliciter !

M. Pierre Henriet, député, rapporteur. – C’est un travail collectif. Tout l’Office s’est mobilisé pendant l’examen du projet de loi de programmation de la recherche (LPR), et ces félicitations doivent être collectives. Je tiens à remercier le président Villani qui s’est engagé pleinement à mes côtés, lors des débats à l’Assemblée. Le rapporteur Pierre Ouzoulias vous éclairera sur les avancées obtenues dans la LPR.

L’Office avait été saisi par la Commission de la culture du Sénat en février 2019, pour éclairer la représentation nationale sur les choix à opérer dans le domaine de l’intégrité scientifique. Nous avions fait une communication à l’Office, le 9 juillet dernier, en parallèle de la présentation de la LPR en conseil des ministres.

Cette saisine procède d’un phénomène, à la fois conjoncturel et structurel, qui s’est aggravé ces derniers temps.

L’appréhension de l’intégrité scientifique varie selon les établissements et les organismes de recherche ; la culture de l’intégrité est encore peu répandue malgré le développement de la formation à destination des doctorants depuis quelque temps. L’ensemble des acteurs académiques et universitaires (HDR, post-doctorants, encadrants, etc.) n’ont pas encore dans leur cursus de formation sur la culture de l’intégrité scientifique.

Sur un plan conjoncturel, nous sommes confrontés à une multiplication des cas de méconduites, médiatisés pour certains, traités de façon hétérogène, et qui révèlent parfois des environnements de recherche peu propices aux comportements intègres ; la crise sanitaire a révélé une augmentation significative de la défiance à l’encontre de la parole scientifique.

Le rapport que nous vous présentons aujourd’hui vise à dresser un état des lieux de l’intégrité scientifique en France et à émettre des recommandations afin de renforcer celle-ci dans le monde de la recherche. Ce travail implique également d’étudier les causes susceptibles de conduire certains chercheurs à des comportements peu intègres et la façon dont les cas de méconduite sont identifiés puis instruits.

Les objectifs à terme sont les suivants : d’une part, restaurer la confiance dans la science et offrir à chaque chercheur un cadre de recherche et un parcours de publication conformes aux principes de l’intégrité scientifique et, d’autre part, permettre à la France de jouer un rôle moteur dans le développement et la généralisation de pratiques de recherche intègres et scientifiquement rigoureuses, ce qui ne manquera pas de renforcer la crédibilité et la légitimité de la recherche française sur la scène internationale.

Ce rapport s’inscrit dans un travail de fond qui méritera d’être complété, notamment par l’étude des questions relatives à la science ouverte et plus largement au parcours des publications scientifiques, sujets sur lesquels, je crois, l’Office a déjà décidé de se pencher.

Nous avons conduit de nombreuses auditions et plusieurs champs d’action se sont dessinés à l’issue de nos travaux : d’abord, le renforcement et la clarification du rôle des acteurs de l’intégrité scientifique. Au niveau des établissements et des organismes, il existe désormais des référents intégrité scientifique – qui ont été nos interlocuteurs privilégiés. Contrairement aux déontologues, ces référents ne disposent pas d’un statut officiel, alors que cela serait indispensable pour leur procurer la protection et la légitimité inhérentes à leurs fonctions, notamment en cas de conflit d’intérêts au sein d’un établissement.

Au niveau national, l’Office français de l’intégrité scientifique (OFIS) et le Conseil scientifique de l’intégrité scientifique (CoFIS), hébergés par le Haut Conseil de l’évaluation et de l’enseignement supérieur (Hcéres), ont pour mission de mener des réflexions sur l’intégrité scientifique, mais également de regarder les pratiques et d’animer les réseaux. Dans le cadre de nos propositions, nous estimons que les conditions d’exercice des missions de ces deux instances et leurs rôles institutionnels doivent être revus (recommandation n° 2).

Il est également souhaitable que la collaboration entre le réseau des référents intégrité scientifique (ResInt) et l’OFIS soit renforcée et que la nomination d’un référent intégrité scientifique dans les établissements scientifiques soit systématisée. Le statut des référents scientifiques doit être clarifié afin d’offrir une légitimité et un cadre serein aux personnes exerçant ces fonctions parfois difficiles. À terme, l’OFIS devra fonctionner de manière totalement indépendante, et nous avons déjà eu l’occasion d’aborder ce sujet avec le gouvernement et le Hcéres. Actuellement, l’OFIS est hébergé par le Hcéres et cette incubation est nécessaire pour renforcer cette structure à l’avenir. Nous espérons également que l’OFIS puisse devenir un interlocuteur privilégié des référents intégrité scientifique sur le terrain et les soutenir grâce à l’expertise développée au sein de chaque établissement. Cette évolution exige que l’OFIS dispose de données et d’outils pour offrir une analyse de haut niveau lorsqu’il sera saisi sur une affaire.

Ce rapport vise également à informer la représentation nationale sur de nouveaux acteurs qui ne sont pas institutionnels mais qui agissent comme des réseaux de régulation informels. On peut citer PubPeer, un site internet créé en 2012 par deux neuroscientifiques chercheurs au CNRS, qui offre une plateforme de discussion scientifique en court-circuitant au besoin les acteurs qui pourraient avoir des conflits d’intérêts, empêchant l’autocorrection de la science, que ce soit des auteurs, des journaux ou des institutions. Ce site joue désormais un rôle important dans l’identification des méconduites scientifiques. Dans cet espace virtuel, chacun peut, sous couvert d’anonymat, signaler un article dont il souhaite discuter. Depuis quelques années, la plateforme a été prise d’assaut par des signalements d’articles frauduleux, ou ayant fait l’objet d’embellissement ou de falsification d’images, ce qui n’est pas sans poser des problèmes de fond sur les rapports entre une plateforme anonymisée et les canaux institutionnels. La légitimité et la pertinence de cet outil font donc l’objet de controverses dans le monde de la recherche : il est appréhendé tantôt comme un vecteur d’autorégulation, tantôt comme un outil de délation au service des rivalités entre chercheurs ou organismes de recherche. PubPeer est néanmoins devenu un acteur incontournable de la régulation de l’intégrité scientifique, autant par sa fonction d’alerte que de médiation. En novembre 2019, le site comptait 70 000 commentaires pour 25 000 articles commentés, dont 4 % émanant des auteurs eux-mêmes. La France ne représente que 5 % du flux, mais les organismes de recherche sont à l’affût de signalements auxquels il est recommandé de répondre. Ainsi, des publications de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) auraient donné lieu à 328 notifications pour le seul mois de novembre dernier.

Notre rapport aborde également les méconduites scientifiques et la manière de les traiter. L’idée est de faire évoluer l’appréhension des méconduites. Des disparités existent entre les organismes et les établissements de recherche dans les procédures d’instruction, même si nous souhaitons saluer la qualité du « Guide pour le recueil et le traitement des signalements relatifs à l’intégrité scientifique » élaboré par le ResInt, qui éclaire les référents intégrité scientifique sur le terrain et contribue à l’harmonisation des pratiques. Nous recommandons que les personnes mises en cause dans les procédures soient mieux protégées afin d’éviter une incidence trop grave sur la santé physique et mentale des chercheurs. La question de la réhabilitation des chercheurs mis en cause doit également être traitée.

Le troisième axe du rapport concerne l’amélioration de l’environnement de recherche. C’est un facteur déterminant pour les chercheurs. Il est urgent de réviser les modalités d’évaluation, notamment les référentiels utilisés en matière de publication, et de développer des outils plus pertinents pour apprécier la qualité du travail des chercheurs au quotidien. Dès 2013, la déclaration de San Francisco sur l’évaluation de la recherche avait mis en avant le fait que les facteurs d’impact étaient biaisés et inopérants car, d’une revue à l’autre, les distributions de citations sont asymétriques et peuvent être manipulées. La limite des indicateurs métriques est largement démontrée et elle est particulièrement défavorable aux jeunes chercheurs.

Il faut mettre fin au principe délétère du « Publier ou périr » et valoriser les pratiques de recherche rigoureuses et transparentes. La formation à l’intégrité scientifique, déjà mise en place pour les doctorants, doit être étendue aux futurs HDR (habilités à diriger des recherches) et aux personnes qui encadrent les recherches. Cette formation doit être considérée comme un parcours qui accompagne le chercheur tout au long de sa carrière et non comme une seule formation. C’est l’objet de notre septième recommandation.

Nous espérons que ces travaux provoqueront un engouement pour la recherche dédiée à l’intégrité scientifique, notamment pour améliorer l’état de nos connaissances sur ce sujet encore méconnu. Nous espérons également qu’une réflexion globale pourra être menée au niveau européen et que cette réflexion puisse aboutir à une réglementation harmonisée et applicable dans l’ensemble des États membres. Ce travail supranational implique d’analyser l’application concrète des engagements liés aux chartes et aux conventions signées par les organismes de recherche depuis plusieurs années.

La première partie du rapport détaille les sources qui constituent le corpus dédié à l’intégrité scientifique en dehors des avancées réalisées dans le cadre de la loi de programmation de la recherche (LPR). Leur multiplication témoigne de la volonté du monde de la recherche d’avancer sur ces questions partout dans le monde.

M. Pierre Ouzoulias, sénateur, rapporteur. – Je remercie l’Office et ses deux présidents pour leur confiance et pour nous avoir donné les moyens de réaliser ce rapport qui n’aurait pas pu aboutir sans l’implication des fonctionnaires de l’Office et de nos collaboratrices.

L’intégrité scientifique et l’Office entretiennent des relations anciennes puisque le président Bruno Sido avait identifié ce problème dès 2014 et avait orienté l’Office sur plusieurs réflexions sur le sujet. En 2018, l’Office avait entendu les présidents de l’OFIS et du Hcéres, MM. Olivier Le Gall et Michel Cosnard. Je rappelle également les travaux du sénateur Claude Huriet et du député Jean-Yves Le Déaut, qui avaient conduit à l’organisation d’un colloque à Nancy en 2017 intitulé « L’intégrité scientifique en action ».

Nous avons donc poursuivi une tradition ancienne avec ce rapport qui constitue une étape supplémentaire et importante. En effet, sur la base du pré-rapport validé en juillet 2020 par l’Office, les parlementaires des deux chambres, et notamment de l’Office, se sont mobilisés afin que la loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030, adoptée le 24 décembre dernier, qui ne contenait initialement aucune disposition relative à l’intégrité scientifique, dote finalement la France d’un dispositif unique au monde. À l’Assemblée nationale, ce sont Pierre Henriet et le président Cédric Villani, et au Sénat, Laure Darcos, rapporteure du texte, et tous membres de l’OPECST, qui ont travaillé en ce sens et dans la même direction. Je salue également notre collègue Sonia de La Provôté qui, en tant que représentante du Sénat au sein du Hcéres, sera la garante des nouvelles missions que confie la LPR à cet organisme.

L’article 16 de la LPR a en effet confié au Hcéres une mission forte : « la définition d’une politique nationale de l’intégrité scientifique ». La loi lui a demandé de favoriser l’harmonisation et la mutualisation des pratiques, et par ailleurs, de veiller à ce que l’intégrité scientifique soit effectivement prise en compte dans le processus d’évaluation des opérateurs, en théorie comme en pratique. Évaluation et intégrité scientifique sont intimement liées, et à défaut d’une telle prise en compte, des biais dans l’évaluation sont susceptibles de provoquer des contraintes en matière d’intégrité scientifique, voire des incitations aux méconduites.

La loi propose aussi une définition : « l’intégrité scientifique contribue à garantir l’impartialité des recherches et l’objectivité de leurs résultats ». On ne peut pas faire plus simple. Bien sûr, chaque discipline scientifique a ses propres pratiques, méthodologiques et déontologiques, et il n’appartient pas au législateur de les définir au-delà des objectifs généraux : chacun comprend bien que l’intégrité scientifique d’un mathématicien n’est pas celle d’un archéologue. Toutefois, je tiens à préciser que si les parlementaires sont intervenus dans ce débat, c’est bien à la demande des scientifiques eux-mêmes : au fil de nos auditions, tous ont fait le constat que les mécanismes d’autorégulation ne fonctionnaient plus, et en ont appelé au soutien du législateur. Il y a une véritable prise de conscience par les scientifiques de la réalité d’un phénomène qui les dépasse, et qu’ils n’arrivent plus à contrôler.

Parmi les dispositions du code de la recherche introduites par la LPR, il en est une qui nous intéresse particulièrement : l’obligation faite aux chercheurs publics de déclarer leurs potentiels conflits d’intérêts lorsqu’ils participent à une mission pour les pouvoirs publics ou le Parlement. De fait, j’ai été frappé de constater que la déontologie qui s’impose aux parlementaires, notamment en matière d’obligation de déport, est beaucoup plus sévère que celle qui s’impose aux scientifiques : à cet égard, la loi ne fait qu’appliquer aux chercheurs les règles que nous nous appliquons ici au Parlement.

Nous avons eu de nombreuses discussions sur le statut qu’il convenait de donner à l’Office français pour l’intégrité scientifique (OFIS). Nous avions pensé en faire une autorité administrative indépendante (AAI), une solution qui n’a pas pu aboutir, faute de temps et d’un arbitrage interministériel en ce sens. Il reste donc au sein du Hcéres, mais il faudra veiller, à l’avenir, à garantir son indépendance. Il est en effet essentiel que l’OFIS puisse se prononcer sur les méthodes d’évaluation du Hcéres.

Au Sénat, nous avions envisagé de confier à l’Institut de France la mission d’héberger l’OFIS dans ses locaux, ce qui aurait pu constituer une manière élégante de lui conférer une sorte d’indépendance de fait. Cette piste n’a pas abouti, même si l’Institut n’y était pas opposé. C’est une idée qu’il faut garder en tête.

Je terminerai en évoquant l’Europe, à la suite de ce qu’a dit Pierre Henriet : sur la base du travail que nous avons fait en France, nous devrions aller porter la bonne parole afin de faire de l’Europe un pôle d’excellence en matière d’intégrité scientifique et, par là, de conforter les bonnes pratiques à l’échelle internationale et de lutter contre certaines pratiques à l’Ouest aussi bien qu’à l’Est – en Asie et plus particulièrement en Chine, pour le dire clairement. Il va falloir regarder certaines pratiques, le rôle des revues prédatrices, ou encore la capacité de certaines officines à offrir thèses et articles clé en main, avec un niveau d’excellence scientifique dépendant du montant du chèque.

J’ai d’ailleurs le plaisir de vous annoncer que la commission de la culture du Sénat va officiellement saisir l’OPECST d’une mission sur la science ouverte, un champ très large qui permettra de s’interroger sur les revues, sur les coûts de la publication scientifique, sur la place du livre et des éditeurs privés, etc. Je serai le cas échéant disponible pour continuer ce travail. Nous avions d’ailleurs commencé à aborder le sujet avec Pierre Henriet, mais cela nous menait trop loin et nous avons finalement choisi de retirer les développements en question du rapport.

Je vous remercie une fois de plus pour la confiance que vous nous avez témoignée tout au long de cette aventure de presque deux ans.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – J’adresse un très grand remerciement à nos collègues Pierre Henriet et Pierre Ouzoulias pour cet exposé remarquable et je formulerai quelques réflexions en complément.

D’abord, comme vous l’avez souligné, nous pouvons nous féliciter que l’OPECST ait pesé sur ce sujet, s’en soit saisi et que le Parlement ait joué pleinement son rôle. Aujourd’hui, nous pouvons dire que la façon dont les institutions françaises prennent en compte le sujet de l’intégrité scientifique est unique au monde, non parce qu’un jour un ministre ou un gouvernement a décidé de le régler, mais bien parce que la communauté scientifique et les institutions du Parlement s’en sont saisies. Vous avez eu raison de saluer le travail réalisé par nos collègues Bruno Sido et Claude Huriet, qui a été un acteur charismatique et extrêmement actif sur ces questions d’intégrité scientifique.

Je me souviens de l’audition d’Olivier Le Gall, président de l’OFIS dans sa première configuration, et des questions que nous nous posions déjà sur la pérennité de sa situation au sein du Hcéres, sur l’adéquation de ses moyens, sur son avenir, etc. Nous avons par la suite identifié des mésaventures et des inconvénients. Nous allons les gérer. Il est normal que les institutions mettent un peu de temps à se mettre en place. Mais on voit se dessiner un dispositif qui sera tout à fait satisfaisant, en particulier une fois résolu le problème du statut de l’OFIS. Je me suis d’ailleurs exprimé, à titre personnel, pour un OFIS indépendant, jugeant que son rattachement au Hcéres entraînait une sorte de conflit d’intérêts qui n’est pas sain dans un domaine où l’indépendance est une vertu majeure.

Je n’avais pas en tête la solution du rattachement à l’Institut de France, qui est intéressante et mérite d’être approfondie avec ce dernier. Toutes les disciplines sont, par nature, représentées, avec leurs différentes pratiques, au sein de l’Institut, qui a une tradition d’indépendance. Il faut se souvenir que l’Académie des sciences a été fondée dans les années 1660 pour permettre au pouvoir politique de disposer d’un conseil scientifique indépendant. En tout cas, sur le plan institutionnel, félicitons-nous sans ambages de ce rôle positif du Parlement et de l’OPECST. Quand l’Office parvient à prendre les sujets en amont des débats pour les travailler, il peut être vraiment efficace.

Ma deuxième remarque est qu’il s’agit ici d’un sujet grave, dont il ne faut surtout pas minimiser l’importance. Les problèmes de méconduite scientifique retardent la science. Cela remonte à loin. Les mathématiciens ont tous en tête la grande querelle sur l’accusation de plagiat entre Newton et Leibniz, au XVIIe siècle, qui a abouti à une séparation entre la Grande-Bretagne et le continent, laquelle a eu des conséquences considérables sur le développement des sciences. À l’Est, on se souvient, parmi les cas de non-intégrité scientifique, du désastre Lyssenko en Russie, de la façon dont tout un domaine scientifique a été « plombé » durablement par l’interférence avec la politique. Parmi d’autres drames emblématiques, on se souvient du suicide de ce chercheur confronté à un problème d’inconduite scientifique d’un des membres de l’équipe dont il était responsable à l’Institut Riken, il y a quelques années au Japon.

Mon troisième commentaire, c’est que ce sujet est sorti de l’ombre. Il y a quarante ans paraissait La Souris truquée, premier ouvrage à briser un tabou en indiquant, de manière un peu systématique, combien dans certains laboratoires scientifiques ou chez certains chercheurs, on pouvait constater de pratiques inqualifiables. C’était le tout début. À l’époque, quand on évoquait ces sujets, il s’agissait de collections d’anecdotes, de pratiques et d’histoires recensées sans se poser de questions sur les statistiques, le système, les institutions, etc. On en était à l’enfance de l’art, si je puis dire. Je me souviens, cela vous fera certainement sourire, quand j’ai commencé ma carrière en mathématiques, avoir entendu l’histoire de ce mathématicien italien qui s’était fait une spécialité de traduire les articles de confrères étrangers, avant de les publier dans d’autres revues, à une époque où il n’y avait pas de vérification systématique. Il avait été démasqué quand l’un des experts contacté pour écrire une revue de ses articles dans les notices mathématiques avait découvert, dans l’article qu’on lui demandait de référer, son propre article traduit. Il l’avait écrit tel quel dans la notice. Alors, notre collègue italien s’était résolu à faire le tour de toutes les universités italiennes pour arracher la page correspondante dans leur catalogue.

C’était la préhistoire, maintenant nous avons des outils automatiques d’analyse des plagiats, des dénonciations incessantes, etc. et nous nous posons toutes ces questions. Mais cela va au-delà. On a compris qu’il ne suffisait pas de trouver le plagiaire, le coupable clairement identifié, mais qu’il s’agissait aussi d’un ensemble de zones grises. C’est bien dit dans le rapport : la frontière entre l’inspiration et le plagiat est parfois fine, et il existe une gamme de pratiques pour lesquelles il s’avère difficile de trancher. À travers ces pratiques grises, tout un système perd en efficacité. Le problème résulte aussi, comme on l’a vu ces dernières années, de l’augmentation phénoménale du nombre de revues, de la diversification des modèles économiques, de l’apparition de revues prédatrices, de la charge immense qui s’est mise à peser sur les experts chargés d’évaluer les articles, de communautés tellement élargies, en particulier dans les sciences de la vie, qu’il devient très difficile de garantir un regard à la fois éclairé et indépendant, de la montée en puissance de la Chine, etc. Bref, le contexte des manquements à l’intégrité scientifique a connu une systématisation qui fait que le débat est passé de l’artisanat à l’industrie.

Dans le rapport, vous citez une statistique indiquant que peut-être un tiers des scientifiques estiment avoir été témoins de pratiques douteuses, et qu’une part importante d’entre eux reconnaît avoir agi de façon un peu douteuse, parfois en tordant les cadres, parfois en embellissant une figure, considérant que ce n’est pas grave, puisque cela participe d’un système qui a perdu en intégrité, en conscience professionnelle, dans son ensemble. De tels chiffres étaient impensables voici quelques décennies. On se disait que c’était une toute petite fraction de brebis noires, tout le reste du troupeau agissant de façon intègre. Aujourd’hui, on voit que c’est beaucoup plus nuancé, et à prendre beaucoup plus au sérieux.

Il y a aussi eu des affaires célèbres, vous en citez quelques-unes, dont certaines ont éclaboussé le sommet de nos institutions scientifiques, y compris en France. Avec ce rapport, on voit bien la différence par rapport aux ouvrages mentionnés tout à l’heure. Il a pris la mesure de ce que le sujet a gagné en ampleur et en intensité. Vous analysez bien tout ce qui, de façon systémique, pousse parfois à la faute ou à enfreindre les règles, donnant lieu à toutes sortes de comportements indélicats, non seulement de la part des chercheurs mais aussi des éditeurs, de ceux qui s’occupent des revues : le « publish or perish », le « fund or famish » – si l’on ne parvient pas à décrocher un contrat, on va mourir de faim, puis disparaître. Vous relevez notamment la montée des indicateurs en sciences : combien d’articles publiés, combien de citations, dans quelle revue, etc. Il y a encore maintenant des débats sur l’extraordinaire rythme de publication de l’un des scientifiques clefs, médiatiquement parlant, de la Covid, et sur le fait qu’il a souvent publié dans des revues où lui-même était membre du comité de rédaction. Toutes ces pratiques interrogent et font partie d’un système.

Ma quatrième remarque porte sur un sujet que vous avez abordé brièvement, qui viendra nécessairement sur la table, mais qui n’est pas forcément du ressort de cette mission : celui des méconduites humaines liées au contexte scientifique. Je veux dire par là le harcèlement moral de la part d’un directeur de thèse, les brimades, voire le harcèlement sexuel. Ce sont des choses qui existent aussi. La société universitaire, dont on reconnaît le besoin d’indépendance, doit aussi se conformer à des règles qui sont celles de la vie en société. Dans certains milieux, le débat a été extrêmement poussé. Il viendra aussi de façon connexe, parce que ce n’est pas une question de pratique scientifique, mais on n’en n’est pas tellement loin.

Dernière remarque : vous êtes parfaitement dans l’air du temps, avec les préconisations de ce rapport et le contexte dans lequel il s’inscrit. Oui, le débat vers la science ouverte est un débat de notre temps. J’approuve donc votre demande de prolonger vos travaux par un rapport sur la science ouverte. Dans cette période de Covid, où le rapport entre science et société a été interrogé plus que jamais, où l’on a vu les revues les plus prestigieuses, comme Science ou Nature, faire de la mauvaise science en allant bien trop vite parce qu’elles étaient sous pression, ce débat est d’une extraordinaire actualité. Je n’ai pas vraiment de question particulière, mais vous réagirez peut-être à mes commentaires.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l’Office. – Cédric Villani ayant dit l’essentiel, je voudrais insister sur la vocation de l’Office parlementaire et peut-être donner un éclairage sur des sujets plus techniques, plus précis.

Sur la vocation de l’Office, je me réjouis que nous soyons au cœur de notre métier, en associant les deux assemblées, en entretenant un contact de confiance avec les milieux scientifiques et en introduisant immédiatement dans cet excellent véhicule qu’était la LPR les dispositions qui vous apparaissaient indispensables et que nous avions évidemment partagées et soutenues. Comme j’ai un certain penchant pour la vie parlementaire et pour le rôle du Parlement dans la vie publique, vous voyez devant vous un premier vice-président absolument enchanté d’apporter la démonstration qu’il n’est pas nécessaire à tout prix de tirer au sort pour avoir de bonnes solutions. Mais ceci est un commentaire personnel, je ne demande à personne de le partager.

En revanche, deux aspects vont expliquer ma demande : le développement du numérique et l’internationalisation, les deux étant d’ailleurs liés, puisque le numérique permet une internationalisation de l’instant, tous obstacles de lieux, de distances, de langues étant ainsi abolis. L’intelligence artificielle permet quasiment d’abolir cette distance – en dépit d’une dialectique de l’offensive et de la défensive – et d’unifier le monde de la science. En contrepartie, nous devons faire preuve d’une vigilance quasi permanente sur l’intégrité scientifique, donc prévoir une sorte de rendez-vous, peut-être annuel, de suivi.

L’Office parlementaire suit assez souvent les dossiers qu’il a ouverts. Nous n’avons pas la prétention de fixer dans chaque rapport l’état de l’art pour l’éternité, mais à l’instant où nous le publions. Je pense qu’il faut considérer l’intégrité scientifique comme un secteur extrêmement évolutif, pour les raisons techniques que j’évoquais à l’instant, sans doute la dimension économique, assurément avec la pandémie mondiale la dimension humaine, enfin la sensibilité de l’opinion publique à la science.

Je crois qu’il existe une curiosité pour la science, bien involontaire, mais beaucoup plus forte qu’auparavant. Comme vient de le dire Cédric Villani, on a découvert que les scientifiques ont beaucoup de talents mais n’ont pas nécessairement toutes les qualités. On a vu de vrais scientifiques soutenir des causes absurdes. Sans entrer dans le détail et régler des comptes avec l’histoire, Georges Claude, fondateur d’Air Liquide, était également l’un des principaux soutiens de la collaboration dans notre pays. On peut se tromper politiquement tout en ayant une vraie valeur ajoutée scientifique et, inversement, on peut méconnaître une réalité scientifique parce qu’on se censure à l’endroit d’une évolution qui n’est pas à la mode ou acceptée. Je pense, en particulier, au débat sur les vaccins et la façon de combattre le virus.

Avoir un rendez-vous régulier sur le thème de l’intégrité scientifique serait donc judicieux. Conviendrait-il de choisir un jour déterminé ou de prendre un rendez-vous à l’occasion de l’examen du budget de la recherche ? Je suis convaincu qu’il faut prendre l’initiative de tenir à jour notre réflexion sur l’intégrité scientifique.

Mme Sonia de La Provôté, sénatrice, vice-présidente de l’Office. – Ce rapport arrive à point nommé, mais comme cela a été dit, c’est une étape parce qu’on n’a pas épuisé le sujet, qui est évolutif : les frontières de l’intégrité scientifique sont mouvantes et il faudra savoir s’adapter. J’ai trois remarques.

Sur le Hcéres et ses rapports avec l’OFIS et le CoFIS, je suis complètement en phase avec ce qui a été dit. Toutefois, comme je viens juste d’intégrer le Hcéres, je vous demande de me laisser le temps de prendre la mesure des choses. La question de l’indépendance est importante et l’intégrité scientifique devra pouvoir être traitée de façon sereine, mais ferme, afin de permettre sa prise en compte effective et rigoureuse par tous les acteurs scientifiques.

Je m’interroge également sur ce qui motive le plus les chercheurs dans ces affaires-là, entre la carrière, la reconnaissance ou, plus trivialement, les aspects pécuniaires. De même, je me demande quel peut être le poids des « donneurs d’ordres » dans ces motivations, celui par exemple des instances scientifiques internationales et des laboratoires. Avec un bon diagnostic des motivations, on pourra trouver de bons remèdes.

Je voudrais, enfin, parler des relations entre les médias, les politiques publiques et la science au regard de l’intégrité scientifique. J’ai en mémoire une interprétation d’un article de la revue Journal of the American Medical Association (JAMA) sur l’efficacité des masques FFP1 et des masques FFP2 contre le virus de la grippe. L’étude, qui contenait de nombreux biais, avait montré une égalité de protection entre les deux types de masques. Sans être un grand spécialiste de la science, il était évident qu’il ne fallait pas s’appuyer sur cet article pour justifier de la pénurie de masque FFP2 pour les soignants. L’interprétation et l’usage de la publication scientifique, qui échappent aux chercheurs, font partie de l’intégrité scientifique et il serait sans doute utile de mettre en place des systèmes de réinformation de qualité. En d’autres termes, il y a l’intégrité scientifique des scientifiques, mais il y a aussi celle de ceux qui portent la parole publique et interprètent la science, voire l’utilisent comme argumentaire. Cette utilisation contribue à la défiance de la population vis-à-vis de la science.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Derrière ce qui est évoqué ici, on voit l’importance extraordinaire de l’indépendance et du fait que, sous une pression que l’on s’impose soi-même ou qui est imposée de l’extérieur, l’intégrité scientifique peut être menacée.

M. Philippe Bolo, député. – Ce que l’on entend ce matin sur l’intégrité scientifique est très intéressant. On pourrait effectivement imaginer des procédures et des critères pour mieux contrôler les publications et sortir, comme l’a dit Pierre Henriet, du « publier ou périr ». Mais je souhaite revenir sur ces procédures et critères de l’intégrité scientifique, car il existe des différences entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée : il ne faudrait pas que les règles retenues pénalisent la recherche appliquée, qui souffre déjà alors qu’elle est en capacité de montrer que la science et la recherche sont utiles à tous. Ma question est simple : comment peut-on s’assurer que le respect de l’intégrité scientifique, qui est absolument essentiel, ne se fasse pas au détriment de certaines recherches ?

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – C’est une excellente question, à laquelle j’ajouterai celle-ci : comment faire en sorte que les mécanismes qui garantissent l’intégrité scientifique n’aboutissent pas à une perte d’efficacité de la science en général ? Dans un autre domaine, on peut penser aux débats sur le rôle de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Un certain nombre d’entrepreneurs et de startuppers ont dénoncé à juste titre son effet sur certaines recherches. Et notre collègue député Éric Bothorel s’est exprimé sans ambiguïté sur son rôle de frein dans son rapport au Premier ministre sur la politique publique de la donnée. Il y a là un vrai débat sur lequel nous reviendrons et il faudra l’investiguer avec toute la rigueur dont sait faire preuve l’Office.

Mme Florence Lassarade, sénatrice. – Je tiens à féliciter les rapporteurs pour la qualité de leur travail, très enrichissant.

M. Pierre Henriet, député. – Je vais commencer mes réponses par l’un des sujets majeurs liés à l’intégrité scientifique mais qui en déborde le cadre strict, à savoir les questions liées au harcèlement et, plus généralement, au lien entre les responsables de recherche et les chercheurs qu’ils encadrent. C’est évidemment un sujet essentiel, déjà borné sur un plan pénal ; il est bien évoqué dans le rapport, mais il mériterait un développement entier car il dépasse l’intégrité scientifique. Il est intéressant de relever que pour le comité d’éthique du CNRS comme pour celui de l’ANR, ce sujet ne relève pas de la déontologie ou de l’éthique, mais bien de l’intégrité scientifique. Cette dernière offre donc des perspectives plus larges que les données, les méthodes et les publications scientifiques, puisqu’elle concerne aussi la construction des programmes de recherche, les liens sociaux entre les scientifiques et, enfin, les rapports hiérarchiques qui peuvent exister dans le monde de la recherche et qui s’accompagnent parfois d’abus.

Pour aborder d’autres questions posées, il y a une vraie difficulté aujourd’hui à pouvoir disposer des données nationales sur ce que sont les manquements à l’intégrité scientifique. Peu de données publiques sont en fait disponibles, elles sont surtout internationales ou américaines, et nous avons eu beaucoup de mal à avoir un spectre large de ce que pouvaient être qualitativement et quantitativement les différents manquements. C’est une vraie question, sur laquelle il faudra revenir, notamment avec le Hcéres, par exemple lors du suivi que nous devrons faire des avancées législatives obtenues en matière d’intégrité scientifique et qui devront se traduire concrètement dans l’ensemble de la communauté scientifique.

Le mauvais tutorat des directeurs est un sujet à aborder en lien avec l’extension aux HDR de la formation à l’intégrité scientifique. Je pense que c’est l’un des enjeux fondamentaux de court terme. En effet, quand on voit le bénéfice qu’elle peut apporter dans le public des doctorants, rien ne s’oppose à ce que la formation à l’intégrité scientifique soit étendue à l’ensemble des directeurs de thèse et des formateurs, de manière à ce qu’elle puisse diffuser au quotidien dans chacun des organismes de recherche.

En matière de méconduites, je précise que le manque de chiffres induit des difficultés pour traiter les cas spécifiques de manquement, parce que ces derniers sont souvent singuliers et très différents les uns des autres. Parfois les cas concernent les « sommets » de la science et peuvent poser des questions de conflits d’intérêts qui dépassent le monde scientifique lui-même. C’est pour cela qu’il est fondamental de parvenir à une harmonisation des saisines : il faut que les acteurs, en particulier les référents intégrité scientifique, puissent disposer d’une base de données et d’un code à appliquer en pratique, de sorte qu’ils puissent mener à bien leur mission le plus aisément possible – c’est une demande qu’ils nous ont faite maintes fois. Ils nous ont aussi très régulièrement indiqué qu’ils se sentent seuls face à des situations qui sont souvent disproportionnées par rapport à leur propre emploi au sein des établissements. Par exemple, quand une méconduite concerne un membre du conseil d’administration d’une université, le risque est que le référent intégrité scientifique ne bouge pas d’une oreille et il faudrait donc avoir d’autres canaux de saisine, à travers l’OFIS et plus généralement le Hcéres. Ce sont à notre sens de bons canaux pour éviter de passer à côté de certains manquements à l’intégrité scientifique.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Une personne qui a enquêté durant un an sur les conditions de travail des jeunes chercheurs en France m’a récemment contacté. Elle évoque de graves dysfonctionnements dans certaines équipes. Je vous associerai à notre entretien qui visera précisément à cartographier certaines de ces pratiques, moins bien prises en compte institutionnellement que celles évoquées précédemment. Ce projet, intitulé Vies de thèse, dispose d’un compte Twitter.

M. Pierre Henriet, député, rapporteur. – La situation des jeunes chercheurs a été évoquée à l’occasion du débat sur la LPR, notamment lorsque la question du paiement des vacataires a été abordée. Il s’agit d’un problème d’intégrité dans le rapport d’un établissement avec ses jeunes chercheurs. Nous avons parfois eu du mal à porter ce sujet, ce qui montre que ce rapport est une première pierre. Il en restera bien d’autres à poser pour régler les différents sujets liés directement ou indirectement aux manquements à l’intégrité scientifique.

M. Pierre Ouzoulias, sénateur, rapporteur. – Quand, sur la base d’un article scientifique faisant un lien entre vaccination et autisme, on en vient à limiter la protection vaccinale, cela a pour conséquence une baisse des vaccinations, puis des morts supplémentaires de la rougeole. On n’est déjà plus dans le domaine de l’intégrité scientifique, mais dans le champ pénal. Un chercheur doit avoir conscience que certains de ses actes peuvent avoir des conséquences majeures en termes de santé publique. Dans la façon dont la population française a réagi au vaccin contre la Covid-19, on peut trouver des traces de cette méfiance. Il s’agit donc vraiment d’un sujet grave.

Le numérique et l’internationalisation ont complètement modifié les enjeux de l’intégrité scientifique. À l’époque de Pasteur, avec une recherche limitée à un laboratoire et pour référence presque exclusive la communauté nationale, l’autorégulation fonctionnait très bien. Aujourd’hui, un chercheur appartient à une communauté internationale qui, avec le numérique, lui donne le sentiment qu’il n’a plus de responsabilité envers personne.

Le numérique a aussi l’effet inverse, puisqu’il permet de détecter les fraudes beaucoup plus facilement. Dans les analyses statistiques, une discipline sort du lot : la biologie. C’est dans ce domaine que l’on recense 50 % des cas de méconduite au CNRS, les outils d’analyse permettant d’identifier très facilement les images arrangées ou fallacieuses. Cette analyse s’avère, par exemple, beaucoup plus difficile à réaliser sur les résultats d’un chantier de fouilles. Il en va de même pour les outils de détection du plagiat. À cet égard, ceux qui sont mis à la disposition des enseignants-chercheurs ne fonctionnent pas très bien. Si j’avais soumis ma thèse d’historiographie, pleine de citations, à ces outils, elle n’aurait pas été acceptée, en raison d’un taux de plagiat de l’ordre de 20 %, ces logiciels ne distinguant pas un plagiat d’une citation, faute de comprendre la signification des apostrophes. C’est un point important.

Pour répondre à Sonia de La Provôté, un terme grec explique parfaitement bien dans quelle logique se trouve le chercheur : l’hubris, sentiment d’une puissance absolue qui permet de transgresser toutes les règles. J’ai entendu la confession publique de plusieurs chercheurs dont les méconduites avaient été signalées, parfois publiquement. Ils ont dit, de façon tout à fait honnête – on sentait que cela représentait pour eux une souffrance morale – que tout était beaucoup plus facile et allait considérablement plus vite lorsqu’ils trichaient. Avec trente-cinq thésards, dont on sait qu’on ne peut pas surveiller le travail, cela permet d’avoir une puissance de frappe exceptionnelle. Un chercheur constatait qu’il progresse aujourd’hui moins vite, mais qu’en faisant de la bonne science, il s’y retrouve moralement. Cette confession était vraiment très intéressante.

Pour répondre à la question absolument essentielle de Philippe Bolo, nous avons eu ce débat au Sénat lors de l’examen de la LPR. Personnellement, j’ai insisté pour que le Hcéres prenne en compte la nécessité pour un chercheur, inclus dans une société et un territoire, de participer à l’expertise de la représentation nationale et des collectivités. Il ne doit donc pas être uniquement jugé en fonction des travaux qu’il réalise pour un système international et global. Il me semble avoir réussi à faire intégrer cette contribution dans les critères d’évaluation des chercheurs. Il reviendra à Sonia de La Provôté de veiller à ce que les chercheurs soient aussi évalués sur ce critère.

M. Pierre Henriet, député, rapporteur. – J’aurai le plaisir de travailler avec Sonia de La Provôté sur le suivi du Hcéres. Refonder l’évaluation des chercheurs est rendu difficile par l’application systématique du principe « publier ou périr » qui pousse les chercheurs à privilégier la quantité sur la qualité et la rigueur scientifique. Il existe, par ailleurs, une différence réelle dans l’évaluation des différentes disciplines, notamment entre les sciences formelles ou dures et les sciences humaines et sociales. On ne peut pas évaluer sur les mêmes critères des travaux de recherche en sciences humaines et sociales et des travaux en biologie ou en mathématiques. Cela tombe sous le sens pour la communauté scientifique. Cette question de fond sur l’évaluation devra un jour aussi être examinée, car c’est la pierre angulaire du sujet.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Sur la question des pratiques, il suffit de voir combien les différences entre les processus d’évaluation des publications d’une discipline à l’autre peuvent être très grandes. Les mathématiques sont un cas extrême, puisqu’il s’agit de vérifier, ligne par ligne et page par page, le raisonnement et la reproductibilité. Pour certains articles, ce processus prend longtemps, entre une semaine et cinq ans, en fonction des domaines et des revues. En biologie, il s’agit de reproduire, d’avoir accès aux cahiers, aux données brutes, etc. Dans ce domaine, la pression sur le rythme de publication est habituellement beaucoup plus élevée – évidemment, au bout d’un an, la recherche a généralement perdu de sa valeur et de son intérêt. Et puis il y a la question de la reproductibilité, très difficile bien sûr en biologie ou en sciences humaines et sociales, avec des expériences et des constatations célèbres en la matière.

Quelles réflexions vous inspire la pratique des co-signatures, celle-ci variant aussi selon les domaines ? Dans certains domaines, le fait qu’un directeur de thèse publie avec son doctorant est considéré comme immoral ; dans d’autres, au contraire, c’est considéré comme une bonne pratique. Pour certains sujets, les rapports hiérarchiques représentent une rente à la publication. Récemment, un interlocuteur m’a sensibilisé au problème des cohortes : dans certains cas, les détenteurs d’une cohorte co-signent systématiquement, alors qu’ils se sont contentés de la maintenir.

M. Pierre Ouzoulias, sénateur, rapporteur. – Le conflit d’attribution scientifique des travaux est sans doute le cas le plus souvent signalé. C’est presque le plus simple à gérer en interne par les établissements. Il faut essayer de trouver des règles claires. Mais dans certaines disciplines, pour le dire avec beaucoup de diplomatie, les étudiants sont très honorés que leur directeur de thèse signe le premier. Dans d’autres, au contraire, seule compte la première signature de l’étudiant, la co-signature étant très dévalorisée. Il faudrait que chaque discipline arrive à des formes de régulation. Quand existe une pression à la publication, les conflits d’auteurs deviennent extrêmement prégnants. Aujourd’hui au CNRS, cela représenterait 30 % des cas, réglés de façon à peu près convenable en interne.

Nous nous sommes intéressés à une dernière difficulté, pour laquelle nous n’avons pas vraiment trouvé de solution : Que faire des travaux fallacieux ? Faut-il les garder ou faut-il les frapper d’une damnatio memoriae qui les supprime de la mémoire des scientifiques ?

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Par « travaux fallacieux », entendez-vous ceux qui ont été issus de mauvaises pratiques ?

M. Pierre Ouzoulias, sénateur, rapporteur. – Oui, il s’agit de ceux qui résultent d’une méconduite scientifique. Faut-il les effacer ? J’évoquais par exemple à l’instant un article sur une prétendue relation entre vaccination et autisme. Eh bien, il est toujours disponible, il peut toujours être cité…

M. Gérard Longuet, sénateur, vice-président de l’Office. – Comme dans les bibliothèques, il faudrait créer une sorte d’enfer des articles fallacieux. Cela nous appellerait tous à la modestie et au réalisme.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Attention, il y aura des cas difficiles à trancher ! Quelques-uns appartiennent à l’histoire. Certains considèrent, statistiques à l’appui, que les travaux de Mendel étaient trop beaux et trop nets pour être honnêtes. Sûr des résultats à obtenir, il aurait falsifié les données dans le sens voulu… La même rumeur court sur les travaux de Newton relatifs au système solaire. Les zones grises sont nombreuses.

Cela nous renvoie au sentiment de puissance qui s’empare du chercheur : convaincu d’avoir raison, il n’hésite pas, parfois, à « améliorer » les choses. Peut-être faut-il d’ailleurs y voir le contrepied du sentiment d’impuissance qui peut s’emparer de lui lorsqu’il se trouve aux prises avec des mécanismes de financement ou des procédures administratives trop complexes.

L’histoire de la souris truquée est restée célèbre. Un chercheur peignait effectivement des pois sur ses souris pour qu’elles paraissent avoir subi une mutation. Il était convaincu que la mutation recherchée existait bel et bien, même si, pour des raisons mystérieuses, ses souris ne permettaient pas de le montrer. Il est aisé de voir les puissants ressorts psychologiques à l’œuvre : on estime que la fin justifie les moyens et qu’à travers une petite manipulation, c’est la vérité qui triomphera.

Mais la fraude scientifique prend souvent des formes beaucoup plus subtiles. Elle s’observe aussi bien au stade de l’évaluation des carrières. De manière plus banale, elle trouve en ce cas son origine dans des relations humaines marquées par des rapports de force ou par l’existence de hiérarchies au sein du domaine.

Notre débat a été riche et passionnant. Je vous propose de valider le rapport que nous ont présenté Pierre Henriet et Pierre Ouzoulias.

L’Office autorise à l’unanimité la publication du rapport sur l’intégrité scientifique.

 

La réunion est close à 12 h 20.

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