Compte rendu

Commission spéciale
chargée d’examiner
le projet de loi
confortant le respect
des principes de la République

– Audition de M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques              2

– Présences en réunion.................................10

 

 

 

 

 

 


Mercredi
6 janvier 2021

Séance de 21 heures

Compte rendu n° 18

session ordinaire de 2020-2021

Présidence de
M. François de Rugy, président


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COMMISSION SPÉCIALE CHARGÉE D’EXAMINER
LE PROJET DE LOI CONFORTANT
LE RESPECT DES PRINCIPES DE LA RÉPUBLIQUE

Mercredi 6 janvier 2021

La séance est ouverte à vingt et une heures cinq.

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La commission spéciale procède à l’audition de M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques.

M. le président François de Rugy. Mes chers collègues, nous auditionnons M. Cédric O, secrétaire d’État chargé de la transition numérique et des communications électroniques, auquel je souhaite une bonne et heureuse année 2021, qui sera sans aucun doute placée sous le signe du numérique.

Je rappelle les règles applicables aux auditions de membres du Gouvernement : un enchaînement sans propos introductif de questions de trois minutes maximum – un temps de parole que les groupes peuvent le cas échéant répartir entre plusieurs orateurs – et de réponses de la même durée, afin que nos échanges soient dynamiques et les réponses les plus précises possible.

Certains des articles du projet de loi confortant le respect des principes de la République portent sur la lutte contre la haine en ligne, sujet qui tient à cœur à beaucoup de députés qui ont déjà travaillé sur le sujet dans le cadre de dispositions précédemment adoptées. Le Conseil constitutionnel ayant censuré certaines de ces dispositions, il a fallu remettre l’ouvrage sur le métier.

Ce même sujet a très souvent resurgi – comme peut en témoigner notre collègue Laetitia Avia, rapporteure thématique sur cette partie du texte – lors des auditions que nous avons conduites jusqu’à présent. Nombre de représentants d’instances très diverses ont en effet insisté sur l’importance que le projet de loi traite de ce problème.

Ainsi des représentants des cultes, dont plusieurs ont indiqué avoir été victimes non seulement d’appels individuels à la haine sur internet, mais également d’opérations concertées et militantes impliquant des internautes mobilisés en vue de les désigner à la vindicte.

Certains représentants de loges maçonniques – cibles du complotisme depuis très longtemps – ont fait la même remarque : des membres ont été nommément visés alors que, par principe, eux seuls peuvent révéler leur appartenance à une loge.

Le sujet a en outre été abondamment évoqué par les représentants des élus locaux : certains maires et présidents de collectivité sont ainsi régulièrement et personnellement été mis en cause et leurs coordonnées sont diffusées sur internet, en particulier sur les réseaux sociaux, en vue de leur nuire. Les représentants des associations de collectivités ont également indiqué que leurs fonctionnaires ou leurs agents faisaient également l’objet de telles mises en cause.

C’est également le cas de certains responsables associatifs et de certains fonctionnaires de l’État : nous avons évidemment en mémoire le drame de l’assassinat de Samuel Paty, d’abord mis en cause sur différents réseaux par des internautes.

Cela peut enfin être le cas de n’importe quel citoyen. Il s’agit donc d’une question extrêmement importante à nos yeux.

Mme Laetitia Avia, rapporteure thématique. Monsieur le secrétaire d’État, je vous souhaite une très bonne année en formant le vœu qu’elle soit placée sous le signe de la construction d’un internet protecteur pour toutes et tous.

Le chapitre du texte consacré à la lutte contre la haine en ligne reprend d’une part, dans l’article 19, des dispositions sur lesquelles nous avions déjà travaillé et, d’autre part, de nouvelles dispositions : l’article 18 définit un nouveau délit de mise en danger de la vie d’autrui sur internet correspondant à certaines situations déjà évoquées – l’assassinat de Samuel Paty, bien entendu ; le cas de la jeune Mila ; d’autres situations signalées par les associations, comme celle des jeunes victimes d’outings malveillants ; et peut-être d’autres encore que vous pourriez nous présenter, monsieur le secrétaire d’État.

S’agissant des dispositions sur lesquelles nous avions travaillé ensemble dans le cadre de la loi du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, l’article 19 du présent projet de loi reprend un dispositif voté par l’Assemblée nationale, mais – je vous alerte sur ce point – en étendant à toute personne bénéficiaire d’une décision de justice la possibilité de demander à des fournisseurs d’accès à internet (FAI) de bloquer un site miroir reproduisant un contenu haineux. Pourquoi cette extension, les FAI étant surtout des tuyaux, n’analysant pas les contenus et ne les qualifiant pas ? Comment envisagez-vous l’application opérationnelle de cet article ?

Par ailleurs, on ne peut lutter contre la haine en ligne sans agir contre l’ensemble des acteurs de la diffusion et de la propagation de contenus haineux, et en premier lieu contre les réseaux sociaux, dont le rôle dans cette propagation virale nous a été douloureusement rappelé par les contenus antisémites visant April Benayoum pendant la récente élection de Miss France.

En réponse aux nombreuses interrogations sur le rôle joué par ces mêmes réseaux dans l’assassinat de Samuel Paty, vous aviez indiqué attendre, au niveau européen, le Digital Services Act (DSA) pour définir les mesures à prendre à l’échelle nationale afin de les responsabiliser et, ainsi, de mieux lutter contre ces phénomènes de haine en ligne. Pouvez-vous présenter à la commission spéciale l’état d’avancement de vos travaux sur le sujet afin de progresser dans la régulation de l’ensemble des acteurs du numérique ?

M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques. Je vous souhaite également une très bonne année – elle sera en effet probablement placée, comme 2020, sous le signe du numérique.

S’agissant de l’article 19 relatif aux sites miroirs, certains sites fascisants ou appelant à la haine bloqués par le juge réapparaissent dans l’heure qui suit sa décision, sous une dénomination différente. Il faut alors relancer une procédure judiciaire qui dure des mois et aboutit au même résultat. Nous avons quelque peu modifié la « loi Avia » à ce sujet afin de permettre au juge d’empêcher une telle réapparition. D’autre part, nous avons supprimé une disposition de cette même loi qui ne visait pas spécifiquement les sites miroirs : plus générale, elle portait sur les pouvoirs du juge, et il ne nous a pas semblé nécessaire de la conserver puisque celui-ci peut d’ores et déjà enjoindre les hébergeurs et les FAI de retirer certains contenus.

Que prévoient les deux nouveaux articles 6‑3 et 6‑4 que l’article 19 tend à introduire dans la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique ? Si le site est exactement similaire – je pense au site Démocratie participative, qui réapparaît chaque fois à l’identique mais avec une extension différente –, le bénéficiaire de la décision de justice pourra demander au FAI d’empêcher que l’on puisse y accéder. Si le site est modifié, le blocage du site pourra être demandé non par ce bénéficiaire mais par le juge, qui pourra prévoir que l’autorité administrative – en l’occurrence, probablement Pharos (plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements) – fasse en sorte d’en bloquer la réapparition.

S’agissant de la volonté du Gouvernement d’avancer sur la question de la haine en ligne, une petite difficulté temporelle est née de la présentation, le 15 décembre 2020, du DSA, qui vise en substance à réintroduire des obligations de moyens à la charge notamment des grands réseaux sociaux en matière de lutte contre la haine en ligne, sous la supervision d’un régulateur émanant de la puissance publique.

Notre objectif est de prétranscrire dans le projet de loi, sous la forme d’un amendement, les dispositions du DSA relatives aux grandes plateformes et aux grands réseaux sociaux. Le sujet étant sensible tant juridiquement, comme l’a montré la décision du Conseil constitutionnel, qu’au niveau européen – nous devons en discuter avec nos partenaires –, nous prévoyons de transmettre cet amendement dans les jours qui viennent au Conseil d’État, qui devrait l’étudier avant l’examen en séance. Nous proposons de le rendre public dans la foulée, notamment à l’intention de la commission spéciale. Compte tenu de cette sensibilité juridique et de l’enjeu de la conventionnalité, il n’est pas tout à fait certain que le Conseil d’État l’approuvera. Mais si le Conseil nous y autorise, nous l’introduirons en séance.

M. le président François de Rugy. Avant de poursuivre, je souhaite témoigner mon soutien et ma solidarité à nos collègues parlementaires américains qui subissent actuellement un événement très choquant et d’autant plus incroyable qu’il a été déclenché par l’appel du président des États-Unis encore en fonction à marcher sur le Capitole. Des manifestants ont envahi celui-ci, et le vice-président des États-Unis, qui présidait la séance – laquelle a évidemment été interrompue –, a dû être évacué.

Ces mouvements factieux sont intolérables dans une grande et vieille démocratie comme les États-Unis qui a su résister à nombre d’assauts, mais où internet et les réseaux sociaux, que Donald Trump a toujours massivement utilisés afin de battre le rappel de ses partisans, jouent un rôle majeur dans la mobilisation des citoyens, pour le meilleur comme pour le pire.

Je crois pouvoir m’exprimer en notre nom à tous en dénonçant une telle attitude et en exprimant ma plus grande solidarité à l’égard des parlementaires américains. Imaginez un seul instant que de tels faits se produisent ici, à l’Assemblée nationale ! Nous ne pouvons faire comme si ce qui se passe dans le reste du monde ne nous concernait pas, surtout au moment où nous discutons d’un texte de loi visant à conforter les principes républicains – on voit ici un exemple concret des dérives pouvant naître des atteintes à ces derniers.

Mme Anne-Laure Blin. Je m’exprime au nom du groupe Les Républicains. Monsieur le secrétaire d’État, vous avez déclaré en octobre que, dans le cadre de la lutte contre la haine en ligne, l’État devait impérativement avoir un droit de regard sur les plateformes gérant les réseaux sociaux, et vous avez évoqué la création d’une division spécialisée au sein du parquet afin de rendre cette lutte plus efficace et plus rapide. Verra-t-elle le jour avec ce texte qui, malgré l’article 18, contient malheureusement très peu de propositions pour lutter contre la haine en ligne ?

Le projet de loi reprend des dispositions issues de la loi dite « Avia » et dont on perçoit mal ce qui les distingue de celles qui ont été censurées par le Conseil constitutionnel. Pourriez-vous faire le point à ce propos ?

Enfin, la plateforme Pharos, qui existe depuis une dizaine d’années, recueille un certain nombre de plaintes, mais nous avons très peu d’informations sur les suites juridiques données à ces signalements.

M. le secrétaire d’État. Compte tenu du temps de parole dont je dispose, je vous suggère de demander au ministre de l’intérieur une réponse écrite à votre dernière question.

La chambre du parquet de Nanterre spécialisée dans la lutte contre la haine en ligne travaille depuis ce lundi. C’est essentiel : si le retrait des contenus haineux est fondamental, les sanctions le sont tout autant, et nous devons renforcer les compétences de l’administration en matière de haine en ligne.

La censure de la loi dite « Avia » par le Conseil constitutionnel a porté, au fond, sur son article 1er et sur l’exigence jugée non proportionnée d’un retrait des contenus haineux en vingt-quatre heures. Les articles 2 à 4, notamment, qui portent sur les obligations de moyens, ont été censurés par voie de conséquence. Ce sont eux que nous réintroduisons, dans une rédaction plus proche de celle du texte européen que de celle de la proposition de loi initiale. Comme, je le répète, le Conseil constitutionnel ne s’est pas prononcé au fond sur ces obligations de moyens, il n’est pas possible de préjuger de la constitutionnalité du texte. Voilà pourquoi nous transmettrons dans les prochains jours au Conseil d’État la prétransposition française du DSA, lequel, lorsqu’il entrera en vigueur, « écrasera » les dispositions françaises, comme tout règlement européen.

Mme Isabelle Florennes. Tout d’abord, monsieur le président, je vous remercie pour les propos que vous venez de tenir à la suite de l’invasion du Capitole. Le groupe Mouvement Démocrate (MoDem) et Démocrates apparentés s’associe à cette condamnation et considère que tous les groupes politiques du Parlement, de même que l’ensemble des partis politiques, devraient également condamner des agissements aussi graves que ceux qui se déroulent en ce moment même au cœur de la grande démocratie américaine. Certains, sur les réseaux sociaux, ne le font pas, ce qui me semble tout à fait dommageable.

Ne serait-il pas opportun que l’article 18 précise plus encore ce que l’on entend par « personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public » et mentionne les élus ?

Votre amendement de transposition du DSA prévoit-il des sanctions financières, et, si oui, de quel ordre ? Cela seul me semble en effet efficace.

M. le secrétaire d’État. Nous avons beaucoup travaillé sur la formulation de l’article 18, en pensant notamment aux professeurs, mais nous pouvons fort bien poursuivre nos discussions.

À la suite du débat qui a eu lieu dans les médias, je rappelle que la révélation de données personnelles est certes déjà passible de sanctions mais que le vol et la publication de données par un hacker n’est pas comparable au fait, bien pire, de « révéler, diffuser ou transmettre » des informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne dans le but de lui nuire.

Par ailleurs, nous alignons sur le DSA les sanctions financières liées au non-respect des obligations de moyens. Elles s’élèveront à 6 % du chiffre d’affaires – contre 4 % prévus dans la proposition de loi Avia –,ce qui est très substantiel et sera très efficace.

M. Alexis Corbière. Quels outils vraiment nouveaux sont-ils prévus pour lutter contre la haine en ligne, la violence et la radicalisation ? Il en existe déjà beaucoup, à commencer par la plateforme Pharos, mais les moyens ne sont pas souvent au rendez-vous.

M. le secrétaire d’État. L’efficacité de la chaîne police-justice est essentielle : dès lors qu’une infraction à la loi est commise, il doit y avoir une sanction.

Par ailleurs, la massification et la viralité sont les deux faits nouveaux du net. Même si la justice pouvait se saisir de toutes les menaces proférées, elle aurait besoin de temps, pendant lequel ces violences se poursuivraient. La loi fera obligation aux grands gestionnaires des réseaux sociaux de disposer d’équipes de modération efficaces, dans la plus grande transparence. De combien de modérateurs de langue française Twitter, YouTube ou Facebook disposent-ils ? Comment fonctionnent leurs algorithmes de modération ? Il est normal que la puissance publique le sache. Si nous jugeons la modération insuffisante, nous sanctionnerons. Nous ne qualifions pas les contenus qui devront être modérés, mais nous considérons le travail de modération dans sa globalité. Les Français, qui sont 40 millions sur cette agora qu’est Facebook, doivent eux aussi savoir comment leurs statuts sont modérés : pourquoi tel contenu est-il retiré et pas tel autre ? C’est une façon de dire à ces grands gestionnaires de réseaux sociaux que, trop souvent, ils n’ont pas été à la hauteur : ils doivent se doter d’un plus grand nombre de modérateurs et d’algorithmes plus efficaces, faute de quoi ils seront sanctionnés.

M. Guillaume Vuilletet. Ce qui est en train de se passer aux États-Unis, et qui me fait songer au 6 février 1934, illustre tristement le bien-fondé de nos débats. Les réseaux sociaux sont à la fois un outil de la démocratie numérique – sans eux, ni Barack Obama ni Bernie Sanders n’auraient pu financer leurs campagnes – et un distillateur de doute, avec le complotisme, que l’on voit à l’œuvre dans les agissements de Donald Trump, mais aussi de haine, non seulement politique mais de toutes sortes.

Les articles 18 et suivants doivent nous permettre de mieux agir sur ces phénomènes en responsabilisant les gestionnaires des plateformes de diffusion. Mais l’immaturité de notre société en matière de numérisation des débats n’est-elle pas en cause ? Ne faudrait-il donc pas prévoir dans le texte une éducation à internet ?

Certes, le temps de la justice n’est pas celui d’internet, mais l’anonymat n’est-il pas le principal obstacle à la responsabilisation ?

Enfin, quels moyens seront dévolus à cette politique ? En Allemagne, 2 000 magistrats se consacrent à la lutte contre la haine en ligne. Nos ambitions sont-elles à la hauteur de la loi que nous voterons ?

M. le secrétaire d’État. Je ne sais pas si l’on peut parler d’une immaturité de notre société. Je vous renvoie à ce propos à l’excellent ouvrage de Gérald Bronner, Apocalypse cognitive, qui analyse l’attirance de notre cerveau pour un certain type d’informations, pour la violence et tout ce qui est choquant. Ce que nous connaissons avec internet est inédit et nécessite des mesures qui ne soient pas uniquement prophylactiques et défensives. La question de l’école et de l’éducation est donc à bien des égards centrale.

L’anonymat, techniquement impossible et probablement non souhaitable pour bien des raisons, n’est pas le cœur du problème : 99 % des internautes, dans les faits, ne sont pas anonymes, et nous savons fort bien les retrouver, comme nous l’avons encore vu après l’assassinat de Samuel Paty. Le problème, c’est celui de la viralité et de la massification : nous ne savons pas comment empêcher 10 000 personnes d’insulter quelqu’un. C’est à cela que nous devons réfléchir.

La question ne se limite d’ailleurs pas au nombre de personnes chargées de la lutte contre la haine en ligne : elle est aussi technique et sera, à l’avenir, essentielle. Comment la chaîne police-justice gère-t-elle la massification et la viralité ? Nous posons des bases, nous créons des savoir-faire, nous consolidons des acquis, nous développerons les dépôts de plainte en ligne. C’est à cet ensemble « technico-organisationnel » que nous devons réfléchir. Aujourd’hui, pas un seul pays démocratique n’a de solution à ce défi, qui reste en grande partie devant nous.

Mme Caroline Abadie. Je souhaite revenir sur la question de l’éducation et de la prévention. Il s’agit de développer l’esprit critique, d’expliquer ce que sont l’enfermement algorithmique et ses conséquences, la dépendance aux écrans, le harcèlement, et, bien sûr, de faire comprendre que toute parole finit toujours par conduire à un acte, comme le confirme malheureusement ce qui se passe en ce moment aux États-Unis. Nous devons sensibiliser les enfants à ces sujets – nous en avons déjà parlé, monsieur le secrétaire d’État, concernant la proposition de loi Avia. Que peut-on faire pour cela dans le cadre du présent texte, notamment vis-à-vis des plus jeunes, au CM2 puis au collège ?

Lors des auditions que j’ai menées pour la mission d’information relative à l’émergence et à l’évolution des différentes formes de racisme, les représentants de certaines administrations – que je ne citerai pas car le phénomène est assez marginal – se sont inquiétés que leurs propres agents ne comprennent pas ces risques et, dans leur vie privée, utilisent internet d’une façon qui n’est pas toujours bienveillante, ce qui est ennuyeux s’agissant de personnes portant parfois l’uniforme.

Il faut donc que nous prenions en main l’éducation aux risques d’internet à tous les âges de la vie. J’espère que nous pourrons avancer sur cette voie grâce au texte dont nous sommes saisis.

M. le secrétaire d’État. Concernant ce sujet très vaste, nous sommes d’accord sur beaucoup de points – nous en avions en effet parlé à propos de la proposition de loi Avia. Nous vivons une grande transition dont nous ne sortirons pas sans former nos jeunes et nos moins jeunes : les enfants et adolescents, et, du coup, les professeurs, dont une partie se sentent démunis face à ces questions, mais aussi l’ensemble de notre société. Car une personne qui voit débarquer chez elle des policiers pour avoir proféré sur internet des menaces de mort ou des propos homophobes, racistes ou antisémites est souvent très surprise de devoir rendre des comptes et ne comprend pas qu’elle puisse être traduite en justice pour ce qui lui semble un mot malheureux. Nous devons donc réfléchir à l’évolution de notre société, à ses cadres, à son fonctionnement institutionnel et à l’éducation de l’ensemble de notre population pour pouvoir appréhender le phénomène au bon niveau et être à la hauteur de ce changement de société.

M. François Pupponi. Une question de béotien : dans beaucoup de procédures, un délai très long s’écoule avant que les opérateurs ne donnent les noms des personnes impliquées, quand ils le font ; le problème n’est-il pas ce refus de jouer le jeu – d’où l’importance des pénalités, soulignée par Isabelle Florennes ? Comment œuvrer plus efficacement dans ce domaine ?

M. le secrétaire d’État. En la matière, les comportements et le délai de réaction diffèrent beaucoup selon les sujets en jeu et selon les acteurs. Concernant le terrorisme ou la pédopornographie, tout le monde est de bonne volonté et les choses vont très vite ; s’agissant de la haine en ligne, tout dépend des acteurs et du contexte temporel. Ainsi, après l’affaire Samuel Paty, les éléments ont été donnés très rapidement ; ensuite, chacun est revenu à son rythme habituel, plus ou moins rapide.

La difficulté est qu’une partie des acteurs concernés sont de droit américain. En théorie, ils ne sont donc obligés de donner les informations que sur demande adressée à la justice française et dans le cadre d’un mécanisme d’entraide entre celle-ci et la justice américaine.

Sur ce point, la situation peut être améliorée. Mais, à supposer que la chaîne fonctionne mieux, la pression s’exercerait sur la puissance publique française : si nous disposions en temps réel des coordonnées des personnes qui profèrent des insultes sur internet, nous aurions des centaines de milliers de cas à gérer chaque semaine. J’en ai discuté avec Éric Dupond-Moretti ; le problème reste entier. Certes, on pourrait faire un exemple et compter sur son caractère dissuasif : quand les gens s’apercevront du risque – ils commencent d’ailleurs à le faire –, ils s’autolimiteront.

M. le président François de Rugy. La rédaction actuelle du projet de loi incrimine la diffusion de coordonnées ou d’éléments d’identification dans le but de nuire à l’intégrité physique ou psychique de la personne. Mais le respect de la vie privée n’interdit-il pas la simple diffusion des coordonnées personnelles à l’insu de l’intéressé ou contre son gré ? Avant internet, la diffusion de tels éléments dans l’espace public ou dans la presse était condamnée ; le harcèlement téléphonique fait l’objet d’enquêtes en vue d’identifier l’auteur, qui peut lui aussi être condamné. Pourquoi cette logique ne s’applique-t-elle pas à internet ? Certes, il est pareillement possible de porter plainte, mais un long délai s’écoule avant que celle-ci ne produise des conséquences et, dans l’intervalle, un grand tort est fait à la personne visée.

En voici un exemple concret. Récemment, un compte Twitter suivi par plus de 5 000 abonnés, et dont je ne donnerai pas le nom pour ne pas lui faire de publicité, a diffusé les coordonnées d’une personne – son numéro de téléphone mobile, son adresse professionnelle et son adresse électronique – au motif qu’elle travaille dans une entreprise de la filière sucrière, en se plaignant du fait qu’elle ne répondait pas à des questions relatives à la loi sur les néonicotinoïdes et en incitant les internautes à la contacter pour les lui poser. On imagine les conséquences possibles : que sa ligne téléphonique, saturée, devienne inutilisable, qu’elle soit harcelée par téléphone, voire sur son lieu de travail.

Mais considérera-t-on qu’il y a là une intention de nuire à l’intégrité physique ou psychique ? Ne peut-on donc pénaliser la seule diffusion des coordonnées privées ? La disposition est sans doute née notamment du terrible drame que fut l’assassinat de Samuel Paty ; mais, dans bien d’autres cas, sans aller heureusement jusqu’à l’assassinat, les dommages sont réels, y compris, comme dans l’exemple cité, pour une personne qui n’est pas connue, n’exerce aucune responsabilité politique, syndicale ou religieuse et n’est visée qu’en raison de sa profession.

M. le secrétaire d’État. Il existe un délit de révélation des données personnelles ; l’article dont nous parlons vient majorer la peine qui sanctionne ce délit lorsque cette révélation a pour motif l’intention de nuire. En effet, ce n’est pas exactement la même chose de diffuser des informations personnelles à la suite du vol d’une base de données ou dans l’exemple que vous venez d’évoquer...

M. le président François de Rugy. Pour être précis, il s’agissait de la photographie d’une carte de visite.

M. le secrétaire d’État. Je ne suis pas certain qu’il soit contraire à la loi de diffuser des coordonnées professionnelles, qui ne relèvent pas du même traitement que les données personnelles. Mais cela reste à vérifier.

M. le président François de Rugy. Dans le cas de Samuel Paty, c’est l’adresse de son lieu de travail qui avait été diffusée. Cela prouve que l’on peut porter atteinte à quelqu’un en diffusant son adresse professionnelle, sans qu’il soit besoin de donner celle du domicile.

M. le secrétaire d’État. Un cas comme celui de Samuel Paty est couvert par la référence, dans l’article 18, aux personnes dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public. Celui que vous avez précédemment cité l’est également par le même article, qui vise bien les données relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle ; mais je ne suis pas sûr que cette dernière soit concernée par le dispositif actuellement existant, qui sanctionne la diffusion d’informations sans intention de nuire.

M. Philippe Vigier. Le texte permettra-t-il de mieux identifier les auteurs et protéger les victimes dans le cas de messages orduriers déversés par le biais d’algorithmes ? Les représentants des plateformes de régulation que j’ai interrogés m’ont avoué avoir beaucoup de mal à appréhender les éléments techniques utilisés dans ce cas.

M. le secrétaire d’État. Si les propos sont orduriers, c’est-à-dire illicites, le texte facilitera leur retrait. Certaines plateformes comme Facebook font, malgré des lacunes, des efforts assez marqués pour se doter d’un nombre suffisant de modérateurs et retirer rapidement les contenus. Twitter, en revanche, a plusieurs fois été épinglé pour la lenteur de sa réaction et, comme responsable public, je n’ai jamais pu obtenir de connaître le nombre de modérateurs qu’il affecte aux contenus en langue française. Non seulement nous devons le savoir, mais une plateforme dont l’efficacité est manifestement insatisfaisante sera désormais passible d’une lourde sanction financière. Cela devrait améliorer la modération sur les réseaux sociaux où elle est insuffisante.

Mme Laetitia Avia, rapporteure thématique. J’ai coutume de dire, comme d’autres, que ce qui est interdit dans l’espace public devrait l’être également sur internet. Toutefois, certains comportements sont spécifiquement induits par l’activité sur internet, parmi lesquels les fatwas numériques qui justifient l’article 18 et dont a été victime Samuel Paty.

Le chapitre dédié à la haine en ligne crée de nouveaux moyens juridiques qui sont nécessaires pour poursuivre les auteurs de délits. Vous nous avez annoncé que nous allions pouvoir mieux réguler les réseaux sociaux et leur imposer des obligations de moyens. Plusieurs de mes collègues ont soulevé à ce propos le problème de l’identification des auteurs. Celle-ci, nous dites-vous, n’est pas aussi rapide sur toutes les plateformes. Le texte permettra-t-il de créer une quasi-obligation de résultat à cet égard ?

Le DSA reprend plusieurs obligations de moyens en matière de transparence, de conditions générales d’utilisation et de modération – autant d’éléments dont nous avions débattu dans le cadre de ma proposition de loi et qui avaient fait l’objet d’un consensus entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Le texte européen comprend également d’autres éléments dont nous n’avions pas discuté, dont la suspension des comptes de ceux qui abusent de la liberté d’expression, ces « trolls » qui signalent abusivement d’autres comptes ou ont été plusieurs fois épinglés en raison de contenus illicites. Souhaitez-vous promouvoir également ces mesures au niveau national ?

M. le secrétaire d’État. Ce que prévoit le DSA, et qui doit faciliter les discussions juridiques entre les plateformes et les autorités, est l’obligation faite aux plateformes de se doter d’un point de contact unique au niveau européen et de représentants sur le territoire de l’Union européenne. Je ne crois pas que le texte européen, et a fortiori le texte français, contiennent des éléments relatifs à la transmission d’informations dans le cadre judiciaire ; il vise essentiellement la due diligence, approximativement traduite en français par l’expression « obligation de moyens ».

Ce que nous allons prétransposer ne correspond pas à l’intégralité du DSA, dont certains éléments vont d’ailleurs évoluer au fil de la discussion européenne : il s’agit de la partie relative aux obligations de moyens pour les très grands réseaux sociaux. Compte tenu de l’urgence, nous traitons le gros du problème : la modération des contenus haineux sur ces très grands réseaux.

M. François de Rugy. De nombreux membres de la commission spéciale souhaiteront sans doute amender le texte à propos du sujet qui nous a occupés ce soir ; ce sera en tout cas l’un des sujets importants de nos débats en commission et dans l’hémicycle.

La séance est levée à vingt-deux heures cinq.


Membres présents ou excusés

Commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la République

Réunion du mercredi 6 janvier 2021 à 21 heures

Présents.  Mme Caroline Abadie, Mme Stéphanie Atger, Mme Laetitia Avia, Mme Anne-Laure Blin, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Fabienne Colboc, M. Alexis Corbière, Mme Isabelle Florennes, Mme Perrine Goulet, Mme Florence Granjus, Mme Marie Guévenoux, M. Pierre Henriet, M. Gaël Le Bohec, M. Ludovic Mendes, M. Frédéric Petit, M. François Pupponi, M. François de Rugy, M. Philippe Vigier, M. Guillaume Vuilletet