Compte rendu

Délégation aux droits des femmes
et à l’égalité des chances
entre les hommes et les femmes

 Audition de M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice, dans le cadre de la mission d’évaluation des mesures de lutte contre les violences faites aux femmes (Mmes Marie-Noëlle Battistel, Brigitte Liso et Marie-Pierre Rixain, rapporteures).              2

 

 

 


 

Mercredi
1er décembre 2021

Séance de 14 h 30

Compte rendu n° 5

session ordinaire de 2021-2022

Présidence
de Mme Marie-Pierre Rixain, présidente


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La réunion est ouverte à 14 h 35.

Présidence de Mme Marie-Pierre Rixain, présidente.

La délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes auditionne M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice, dans le cadre de la mission d’évaluation des mesures de lutte contre les violences faites aux femmes (Mmes Marie-Noëlle Battistel, Brigitte Liso et Marie-Pierre Rixain, rapporteures).

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Monsieur le garde des Sceaux, je vous remercie de votre présence pour cette deuxième audition, en peu de temps. Il s'agit pour nous de contrôler la mise en œuvre des recommandations que nous avons adoptées au cours de cette législature, dans quatre domaines : la lutte contre les violences faites aux femmes ; la promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes sur la scène internationale ; la santé ainsi que les droits sexuels et reproductifs ; l’égalité économique et sociale.

Nous souhaitons notamment vous entendre dans le cadre de la lutte contre les violences faites aux femmes. La délégation aux droits des femmes s’est engagée dès 2017 sur le sujet, par de multiples travaux allant des violences sexuelles aux violences conjugales, en passant par les violences économiques. Ils visaient à mettre en lumière le continuum des violences faites aux femmes et à proposer des solutions concrètes, pour aider les victimes à sortir de ce schéma matriciel. Nous le savons, y compris lorsque nous nous rendons dans nos circonscriptions, la route est longue. Nous le regrettons, et travaillons tous ensemble pour y remédier.

Le Livre blanc de la délégation aux droits des femmes sur la lutte contre les violences conjugales a notamment mis l’accent sur la prévention, en soulignant, en amont de l’urgence, l’indispensable renforcement de l’action publique, qui suppose un travail spécifique de sensibilisation. Quelles mesures d’information et de formation des magistrats ainsi que des forces de police et de gendarmerie ont été prises en matière de lutte contre les violences conjugales ?

En outre, nous avons régulièrement insisté sur la nécessité d’améliorer les conditions d’accueil dans les postes de police et de gendarmerie, ainsi que les capacités de suivi des plaintes. Dans quelle mesure les conditions de dépôt de plainte pour violences conjugales ont-elles été facilitées ? Observe-t-on davantage de recours de la part des victimes ? Comment le droit des enfants est-il mieux garanti dans le cadre des violences conjugales ? Les enfants peuvent-ils être considérés par le droit comme des co-victimes ?

À l’issue du dépôt de plainte, nous avons relevé des lacunes portant sur les ordonnances de protection. Jeudi dernier, j’organisais à Nozay une réunion sur les violences faites aux femmes, en présence de tous les acteurs, y compris la procureure de la République, Caroline Nisand, dont le volontarisme et les résultats, depuis sa prise de fonction, doivent être soulignés. Au cours des échanges, deux magistrats ont fait part des difficultés pratiques induites par l’article 515-9 du code civil, qui dispose : « Lorsque les violences exercées au sein du couple, y compris lorsqu’il n’y a pas de cohabitation, ou par un ancien conjoint, un ancien partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou un ancien concubin, y compris lorsqu’il n’y a jamais eu de cohabitation, mettent en danger la personne qui en est victime, un ou plusieurs enfants, le juge aux affaires familiales peut délivrer en urgence à cette dernière une ordonnance de protection. »

Cette rédaction soulèverait des interprétations divergentes de la part des tribunaux : certains tribunaux considèrent en effet qu’une ordonnance de protection ne peut être délivrée qu’à un parent, au motif de violences commises par l’autre sur les enfants. Il est argumenté qu’une ordonnance de protection ne peut être délivrée qu’en cas de violences exercées au sein du couple, dont le caractère vraisemblable doit être démontré – cela l’est souvent, et n’implique pas de difficulté. Le second critère, celui d’un danger immédiat pour la victime ou ses enfants est en revanche plus difficile à démontrer. Une clarification rédactionnelle permettrait d’éviter le rejet d’une demande d’ordonnance de protection dans le cas de violences commises au préjudice d’un enfant. Qu’en pensez-vous ?

Les conditions de prise en charge des victimes et des auteurs ont également préoccupé la Délégation, en cohérence avec les travaux du Grenelle des violences conjugales. En dehors des dispositions temporaires prises lors des confinements, dans quelle mesure l’offre de places d’hébergement destinées aux victimes et aux auteurs a-t-elle augmenté ? Observezvous des progrès dans la méthodologie de la prise en charge des auteurs de violence, notamment avec les conditions de déploiement des bracelets anti-rapprochement dans l’ensemble du territoire ? La présentation de casques de réalité virtuelle, que vous proposez à l’issue de l’audition, permettra de compléter vos propos.

Notre société est également confrontée à un accroissement inédit de certaines formes de violence, dont les femmes sont tout particulièrement les victimes – harcèlement de rue et cyberviolences, notamment. Pouvez-vous dresser un bilan des mesures visant à renforcer la répression de ces actes ainsi que de leur mise en œuvre ? En particulier, les dispositifs relatifs au harcèlement de rue ont-ils apporté une réponse satisfaisante à ce fléau ?

Notre Délégation a également travaillé sur les questions pénales, notamment celles relatives à la protection des mineurs face aux violences sexuelles. Quel bilan dressez-vous de l’évolution des mesures de répression de ces actes et de l’avancée des travaux de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants ?

Mme Marie-Noëlle Battistel, rapporteure. Monsieur le garde des Sceaux, je vous remercie de votre disponibilité pour cet exercice visant à synthétiser les actions de lutte contre les violences faites aux femmes. Il s’agit de débattre de la pertinence et de l’efficacité des recommandations que nous avons adoptées lors de cette législature, de leur mise en œuvre et de ce qu’il faudrait améliorer ou compléter.

Trois points méritent d’être soulignés. Le premier porte sur la lutte contre les cyberviolences. Dans les rapports d’information que j’ai rédigés avec Erwan Balanant, à l’occasion des propositions de loi d’Isabelle Santiago puis d’Annick Billon relatives à la protection des mineurs victimes de violences sexuelles et sexistes, nous avons insisté sur la nécessité de poursuivre l’adaptation des outils techniques et juridiques de lutte contre ce fléau de notre époque. Nous avons notamment préconisé d’instaurer un délit consistant, pour un majeur, et par un moyen de communication électronique, à contraindre un mineur de 15 ans à commettre un acte de nature sexuelle ou à user sur ce dernier de pressions, de violences, de menaces de violences ou de contraintes de toute nature, pour qu’il réalise un tel acte. Malheureusement, il ne se passe pas une semaine sans que la presse ne relate de nouveaux drames en la matière. Jeunes, parents, membres de la communauté éducative, comme forces de l’ordre, tous se sentent bien souvent démunis face au déferlement de violence que permettent les nouveaux moyens de communication. Quelles mesures ont déjà été prises dans ce domaine au cours de la législature, et quels ont été leurs premiers effets ? Pourriez-vous préciser ce qui pourrait être envisagé pour l’avenir ?

Mon deuxième point porte sur la lutte contre la prostitution, qui est aussi une violence. Elle a constitué un sujet de vigilance et d’action très important pour notre Délégation, fortement investie lors de la précédente législature autour de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, qui a inscrit dans le droit la position abolitionniste de la France. Nous avons depuis lors effectué un suivi des conditions de mise en œuvre de ce texte. Pouvez-vous revenir sur ses conditions de mise en œuvre par les juridictions depuis 2017 ? Quel regard portez-vous sur l’équilibre que le texte a instauré ?

Enfin, bien que la question relève essentiellement du ministre de l’intérieur, je souhaitais vous interroger sur les conditions d’accompagnement des femmes en situation irrégulière, victimes de violences conjugales. Notre Délégation avait préconisé de renforcer les mesures d’accompagnement, y compris sur le plan administratif. Le ministre de l’intérieur a annoncé la semaine dernière son intention d’envoyer des instructions précises aux préfets, afin qu’ils facilitent la régularisation de ces victimes. Pouvez-vous rappeler la position du Gouvernement sur la question ? Combien de personnes seraient a priori concernées ?

S’agissant du suivi des victimes et des auteurs de violences, les dispositifs actuels ne semblent pas toujours suffisants. On le constate malheureusement chaque jour. Quelles solutions pouvons-nous envisager ? Quel est l’état des réflexions engagées par la chancellerie sur ce point ?

Mme Brigitte Liso, rapporteure. Je me réjouis de cette audition, qui permettra d’évoquer les actions du Gouvernement pour lutter contre les violences faites aux femmes.

Lutter contre les violences conjugales nécessite une formation poussée des forces de l’ordre et des magistrats sur le sujet. Comme le Livre blanc de la Délégation l’a souligné, ces questions doivent être présentées dès la formation initiale, puis tout au long de la carrière des forces de l’ordre. La formation doit considérer l’ensemble des formes que peuvent prendre les violences – physiques, sexuelles, psychologiques, administratives ou économiques. Elle est indispensable pour accueillir au mieux la parole des victimes. Pouvez-vous nous éclairer sur les formations instituées tout au long de la carrière des forces de l’ordre et des magistrats, pour les sensibiliser à ces enjeux ? Quel volume horaire est consacré à ces modules ? Quels retours en avez-vous, tant sur leur forme que sur leur contenu ?

En outre, notre Délégation a plaidé à de nombreuses reprises pour améliorer les conditions de dépôt de plainte à domicile ou dans un tiers-lieu, pour renforcer l’efficacité de l’ordonnance de protection ainsi que pour déployer plus rapidement les téléphones grave danger (TGD) et les bracelets anti-rapprochement (BAR). De tels outils sont essentiels pour lutter contre ces drames et pouvoir les juger. L’actualité montre chaque jour, hélas, la nécessité d’aller plus vite dans ce domaine : 146 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint en 2019 ; 102 en 2020 ; 105 à ce jour en 2021.

Durant cette législature, notre Délégation a notamment proposé de généraliser la possibilité d’un dépôt de plainte en ligne et à l’hôpital pour les victimes, de réduire le délai de délivrance de l’ordonnance de protection, et d’en simplifier les conditions. Il est crucial de prévoir un déploiement rapide des téléphones grave danger et des bracelets anti-rapprochement. Pourriez-vous indiquer l’état de votre réflexion en la matière et fournir un bilan actualisé du déploiement de ces outils ? Quels premiers retours avez-vous sur l’expérimentation de prise de plainte hors les murs de commissariat ou de gendarmerie ?

S’agissant de la prise en charge des auteurs de violences conjugales, trente centres sont ouverts ou vont ouvrir, depuis le Grenelle. Dans le cadre de son Livre blanc, la Délégation avait soutenu l’ouverture de telles structures, qui sont indispensables pour éviter les récidives. Quel bilan dressez-vous du développement de ces centres et quels sont les axes pour les prochains mois ? Comment s’articule leur fonctionnement dans le cadre de la politique pénale, notamment la politique pénitentiaire ? En effet, comment s’assurer du suivi des auteurs, quand ils sont incarcérés, et prévenir suffisamment tôt la victime que l’auteur sortira de prison ? Une expérimentation du contrôle judiciaire renforcé est en cours. Pouvez-vous la détailler ?

En tant que députée du Nord, et membre de cette Délégation, je suis pleinement engagée sur la question des violences conjugales et l’éviction des conjoints violents. Il y a plus d’un an, avec Isabelle Bruère, directrice du Service de contrôle judiciaire et d’enquêtes (SCJE), et Carole Étienne, procureure de la République de Lille, très engagée sur ce sujet, j’ai rédigé une convention pour l’éviction des conjoints violents. Avec le SCJE, nous continuons notre mobilisation et mettons d’ores et déjà à disposition plusieurs logements, notamment dans un centre, qui accueillera plusieurs auteurs de violence, de jour et de nuit. Cela permettra de les prendre en charge professionnellement, psychologiquement et médicalement, le cas échéant, notamment lorsqu’il s’agit d’addictions. De tels centres sont rares en France : dans ma circonscription, nous n’avons ni budget ni crédits alloués par l’État pour ce projet. Pensez-vous pouvoir accorder des crédits supplémentaires aux initiatives locales, qui s’inscrivent dans l’ambition du Gouvernement d’enrayer le fléau des violences conjugales ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. Notre dernière audition remonte au mois de mars 2021 : beaucoup de choses ont été faites durant ces huit mois. Il paraît nécessaire que vous soyez informés au plus près de ce qui a pu changer, pour renforcer encore la lutte contre les violences conjugales, sexuelles et sexistes, qui est une priorité du Gouvernement, et de mon ministère.

Avant de détailler cette évolution considérable, je veux souligner la mobilisation de votre Délégation et de l’ensemble de ses membres pour faire avancer la lutte contre les violences faites aux femmes. En effet, qu’il s’agisse de mesures et dispositifs instaurés pour mieux protéger les victimes ou des nouveaux modes d’organisation des tribunaux pour traiter de ces violences, voire de la politique pénale menée en direction des auteurs de violences, le ministère de la justice agit aujourd’hui avec une intensité inédite contre ces violences. Je partage le constat de Mme la présidente que la route est encore longue pour faire cesser ce fléau. Ma détermination en la matière est totale.

Vos nombreuses questions témoignent de l’intérêt continu que vous portez à l’action du ministère de la justice. Vous m’interrogez d’abord sur les moyens de protection mis à la disposition des victimes. Les TGD, dont l’efficacité n’est plus à démontrer, connaissent un essor croissant : leur utilisation a permis d’éviter près de 1 200 agressions en 2020. Qu’un homme parvienne à ses fins meurtrières malgré ce matériel ne saurait remettre en cause l’outil, qui constitue une véritable avancée. En 2017, 543 téléphones grave danger étaient déployés ; 3 036 le sont aujourd'hui, soit une hausse de quelque 500 %. Leur déploiement est massif. Il a été renforcé après l’effroyable drame de Mérignac et le rapport d’inspection qui a suivi. Le Premier ministre a ainsi annoncé que 5 000 TGD seront disponibles en 2022.

Les 1 000 BAR, dont le déploiement avait été annoncé par le Premier ministre en novembre 2019, sont présents sur la totalité des juridictions nationales depuis le 31 décembre 2020. L’engagement a été tenu, même si quelques mois ont été nécessaires pour que les juridictions s’emparent de ce nouvel outil. L’Espagne, qui est une référence en matière de lutte contre les violences faites aux femmes, a mis aussi beaucoup de temps à intégrer les téléphones grave danger et les bracelets anti-rapprochement.

Pour les BAR, nous avons réussi à mobiliser magistrats du parquet et du siège, greffiers, fonctionnaires de police et de gendarmerie, conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation, et personnels des associations d’aide aux victimes. Ces outils ont été diffusés. Des bonnes pratiques ont été partagées ; des protocoles et des comités de pilotage ont été créés. Le 27 mai, dans une dépêche, que d’aucuns ont qualifiée de comminatoire, j’ai rappelé que ces bracelets n’avaient pas vocation à rester dans les tiroirs. Depuis, ils sont de plus en plus utilisés. Nous avons été au rendez-vous de nos obligations. Toutes les juridictions disposent de bracelets anti-rapprochement et de téléphones grave danger. Dès qu’un de ces outils est utilisé, il est immédiatement remplacé par la chancellerie.

Vous avez également le souci, que je partage pleinement, de voir la justice se montrer plus réactive dans le traitement des violences. Un travail très important a été conduit afin de permettre un signalement des faits le plus en amont possible et d’apporter les réponses judiciaires adéquates dans les délais les plus brefs. Le 25 novembre 2021, j’ai signé avec le ministre de l’intérieur et le ministre des solidarités et de la santé, une circulaire favorisant la généralisation des dispositifs de prise en charge, au sein des établissements de santé des victimes majeures de toutes formes de violence commises dans le cadre intrafamilial et/ou de toute infraction sexuelle. Elle vise à généraliser la prise en charge pluridisciplinaire, le dépôt de plainte et le recueil de preuves sans plainte dans les hôpitaux. Quatre-vingt-huit conventions ont déjà été adoptées localement entre les parquets, les forces de l’ordre et les services de santé pour faciliter le dépôt de plainte. La circulaire est accompagnée d’une boîte à outils pour permettre aux professionnels de s’emparer sans retard du dispositif dans l’ensemble du territoire.

Une visite au Cateau-Cambrésis, dans le Nord, m’a fortement impressionné. Vous connaissez tous la façon dont le dispositif a été progressivement instauré, avant de monter en puissance. D’abord, lorsqu’une femme arrive à l’hôpital, on la soigne – c’est bien le moins. On détecte les violences qu’elle a subies, puis elle rencontre les services sociaux. Parfois, la victime ne veut pas déposer de plainte car elle ne sait pas ce qu’il adviendra de ses enfants. Elle voit ensuite le psychologue, les gendarmes ou la police, le procureur de la République ou son substitut, qui se déplace, et parfois, un avocat, qui indique à la victime quels sont ses droits.

L’extension de ces dispositifs est en cohérence avec le travail conduit en partenariat avec le Conseil national de l’Ordre des médecins et la Haute Autorité de santé. Nous avons fait d’énormes progrès sur la levée du secret médical dans les situations de violence conjugale et d’emprise – c’est une révolution. Un vade-mecum a été distribué aux médecins, aux soignants, pour les aider à signaler les faits constatés et leur indiquer la procédure à suivre. Cinquante-six protocoles locaux ont d’ores et déjà été signés entre les parquets et les conseils départementaux de l’Ordre des médecins.

Pour les enfants victimes, en particulier dans un cadre familial, 100 unités d’accueil pédiatrique « enfants en danger » seront opérationnelles d’ici à la fin de l’année 2022. Cette prise en charge en un même lieu, au sein de l’hôpital, regroupant tous les professionnels de l’enquête et du soin, est particulièrement adaptée à la singulière vulnérabilité de ces victimes.

Vous l’avez évoqué, le dépôt de plainte présente des enjeux majeurs, mais il est aussi indispensable que toute la chaîne judiciaire suive. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité que des filières dédiées se développent au sein des tribunaux. À ce jour, 123 tribunaux ont déjà une filière aboutie de traitement de ce contentieux, permettant de le prioriser et de le spécialiser, soit plus de 75 % des juridictions de notre pays. Ce traitement spécifique des violences conjugales s’accompagne également d’un renforcement de la formation des magistrats. C’est l’une des questions centrales que vous posez. Tous les auditeurs de justice reçoivent une formation sur ce sujet au cours de leur formation initiale.

Depuis 2019, l’ensemble des formations obligatoires au changement de fonction aborde la thématique des violences, y compris sexuelles et sexistes, faites aux femmes, lors de séquences dédiées. Un kit pédagogique, élaboré en lien avec la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) est également accessible à tous. Par ailleurs, une session annuelle est organisée chaque année à l’École nationale de la magistrature. D’une durée de trois jours, elle est ouverte à un large public de 180 participants, dont 116 magistrats. Enfin, les formations se développent en région : elles se sont d’ores et déjà tenues sur vingt-quatre sites différents, et ont regroupé des magistrats et des acteurs locaux : 50 à 250 personnes ont participé selon les lieux.

Mme Liso a également évoqué les ordonnances de protection et les préconisations faites par le Comité national de pilotage de l’ordonnance de protection sur ce sujet. Ces ordonnances sont très majoritairement prononcées dans le délai de six jours à compter de la fixation de la date d’audience. Leur nombre a augmenté considérablement, permettant d’assurer rapidement la protection des victimes et d’organiser la vie familiale. En trois ans, les décisions d’acceptation rendues ont augmenté de 138,5 %, soit 3 320 décisions en 2020, avec un taux d’acceptation qui atteint 66,7 %, alors qu’il était de 58,8 % en 2017.

S’agissant de l’élargissement de ses conditions de délivrance, le dispositif a permis une appréhension complète des situations. Il est maintenant bien appréhendé par les acteurs judiciaires. Il nous faut l’évaluer davantage, avant de penser à une nouvelle réforme. Je tiens d’ailleurs à remercier les huissiers de justice, qui ont permis de délivrer très rapidement et dans un temps très court les assignations, pour permettre à la partie assignée de préparer sa défense et éviter ainsi un renvoi à une audience ultérieure.

Madame la rapporteure Battistel, vous m'interrogez sur l’accompagnement des femmes en situation irrégulière victimes de violences conjugales. Notre droit la prend en considération. Ainsi, une carte de séjour temporaire portant la mention « vie privée familiale » est délivrée à la personne de nationalité étrangère qui bénéficie d’une ordonnance de protection en raison de violences exercées au sein du couple ou par un ancien conjoint, partenaire ou concubin, ou encore à raison de menace de mariage forcé. Il est également possible à la victime qui a déposé plainte contre l’auteur des faits de se voir renouveler son titre de séjour, et ce même après l’expiration de l’ordonnance de protection.

D’ailleurs, le ministre de l’intérieur a annoncé, il y a quelques jours, que ces mesures, qui sont d’ores et déjà en vigueur dans le périmètre du ministère de la justice, seraient étendues en amont à compter du dépôt de plainte devant les services de police ou de gendarmerie, tant il est vrai qu’un certain nombre de femmes fragilisées par leur situation précaire n’osent pas déposer plainte en raison du risque d’expulsion et renoncent de ce fait aux droits dus à toutes les victimes dans notre pays. Nous avons fait ce choix parce que nous pensons qu’une victime de violences conjugales doit pouvoir sans crainte saisir la justice de notre pays.

S’agissant de l’amélioration de la lutte contre le harcèlement de rue, la loi du 3 août 2018 portée par ma collègue Marlène Schiappa a complété les dispositions du code pénal afin de réprimer de façon plus efficace toutes les formes de violences sexuelles et sexistes.

Les procureurs de la République nous ont signalé des difficultés probatoires à établir cette infraction, de nature à décourager certaines victimes de déposer plainte. En 2019 et 2020, 112 condamnations à des contraventions de cinquième classe ont néanmoins été prononcées par les juridictions, et 127 condamnations l’ont été par les tribunaux de police.

Afin de répondre à la difficulté de constater cette infraction, elle peut désormais relever de la procédure de l’amende forfaitaire contraventionnelle à même de faciliter la répression de ces comportements inacceptables.

Madame la présidente, vous avez pointé à juste titre l’impact dévastateur des violences au sein du couple sur les enfants. Il y a tout d’abord une véritable conscience de ce sujet chez les acteurs judiciaires qui conduit les tribunaux à se prononcer de plus en plus fréquemment sur le retrait de l’autorité parentale ou de l’exercice de celle-ci. En 2019, 10 décisions seulement ont statué sur cette question, 234 en 2020 et 389 sur les dix premiers mois de 2021.

J’ai aussi voulu que la reconnaissance du statut de victime soit garantie à des enfants exposés aux violences commises au sein du couple en demandant expressément aux procureurs de veiller à ce qu’ils puissent se constituer partie civile au procès, et de procéder si besoin à la désignation d’un administrateur ad hoc pour les représenter.

Tel est l’esprit du décret que j’ai signé la semaine dernière : il demande aux magistrats, en cas de non-représentation d’enfant dans un contexte de violences conjugales, de vérifier les allégations de violences avant de poursuivre le parent qui en serait effectivement victime et qui peut donc agir dans le sens de l’intérêt de l’enfant et donc ne pas commettre d’infraction.

Permettre à la victime de rester au domicile conjugal avec les enfants en ordonnant l’éviction du conjoint violent constitue également une des priorités de mon action. Concrètement, cette nécessité d’éloigner le conjoint violent est rappelée dans toutes les circulaires que j’ai adressées aux parquets. En 2020, 28 795 décisions ont ainsi mis la victime à l’abri par l’éloignement du conjoint violent tant en matière civile qu’en matière pénale.

Madame Liso, vous avez évoqué le dispositif mis en place en partenariat avec le parquet de Lille : 121 juridictions ont adopté un dispositif similaire. Il faut aussi que le conjoint violent puisse être suivi afin qu’il ne récidive pas : il n’y a pas de protection efficace de victime sans prévention de la récidive et sans prise en charge de la violence.

C’est en ce sens que j’ai demandé aux parquets et aux juridictions de développer les mesures de suivi renforcé à l’égard des auteurs de ces violences : près de 60 % mettent en place aujourd’hui des contrôles judiciaires renforcés avant jugement et près de la moitié d’entre elles des mesures spécifiques à la sortie de détention permettant le suivi des auteurs et la protection des victimes.

J’ai voulu aussi expérimenter le contrôle judiciaire avec placement probatoire.  Cette mesure permet une prise en charge continue de l’auteur, qui bénéficie d’un hébergement adapté et d’un suivi renforcé pluridisciplinaire. Actuellement, ce dispositif est expérimenté sur deux sites : il sera étendu à huit sites supplémentaires en mars 2022.

Dans le même esprit, j’ai souhaité diversifier les modalités de prise en charge des auteurs à travers la création de nouveaux dispositifs utilisant notamment la réalité virtuelle que vous avez mentionnée, Madame la présidente. J’ai ainsi lancé une expérimentation consistant à faire visionner aux auteurs de violences conjugales un film à 360 degrés avec un casque de réalité virtuelle. Ils sont ainsi immergés dans une situation ultra-réaliste de violence conjugale.

Une telle idée est née de travaux scientifiques menés par des neurologues, des psychologues, des psychiatres, des magistrats et des agents des services pénitentiaires d’insertion et de probation. Le dispositif sera scientifiquement analysé pendant environ neuf mois. Si l’expérimentation est concluante, il sera utilisé le plus souvent et le plus régulièrement possible.

La prise en charge des auteurs de violences conjugales s’est également enrichie d’un nouveau dispositif : les centres de prise en charge des auteurs (CPCA), dont le déploiement est piloté par ma collègue Élisabeth Moreno. Vingt-sept sont d’ores et déjà ouverts et trois le seront d’ici à la fin de l’année. Ces centres coordonnent, dans les régions, les différents acteurs locaux afin d’ouvrir une prise en charge pluridisciplinaire. Les juridictions sont étroitement associées à leur mise en œuvre : 6 075 auteurs ont déjà été pris en charge sur les 18 premiers centres depuis leur création au dernier trimestre 2020.

C’est ensemble, de façon coordonnée et sans relâche, que nous pourrons faire chuter ce nombre toujours trop élevé de meurtres au sein du couple et mieux lutter contre ces violences intrafamiliales qui hypothèquent tant l’avenir de nos enfants.

Notre détermination se traduit également par un budget en constante augmentation : en 2020, 8 millions d’euros ont été consacrés à la prise en charge des femmes victimes au travers du programme d’accès au droit et à la justice auquel s’ajoute le financement des dispositifs comme le BAR ou le téléphone grave danger, avec une progression de 3,8 millions d’euros en 2022.

Nous sommes également déterminés à renforcer la protection des victimes mineurs de violences sexuelles. C’est un engagement permanent du Gouvernement. Nous avons ainsi, il y a quelques jours, présenté avec Adrien Taquet le premier plan national de lutte contre la prostitution des mineurs. Ce plan est axé autour de quatre priorités et de treize actions qui s’inscrivent dans la continuité des grandes avancées normatives récentes, et notamment la loi du 21 avril 2021 que vous avez votée à l’unanimité et qui criminalise le recours à la prostitution des mineurs de moins de quinze ans.

Nous vous proposerons prochainement d’inscrire dans la loi la reconnaissance à tous les enfants se livrant à la prostitution du statut de mineurs en danger relevant du champ de la protection de l’enfance, ce qui permettra des actions coordonnées de prévention et de prise en charge pluridisciplinaire.

Dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, je défendrai également une évolution de nos instruments européens afin qu’ils imposent aux plateformes d’hébergement l’obligation de répondre aux réquisitions judiciaires dans le cadre des enquêtes visant les faits de traite d’êtres humains, de proxénétisme ou de recours à la prostitution des mineurs.

S’agissant de la lutte contre le système prostitutionnel, je peux vous rassurer, madame Battistel : l’engagement des juridictions ne se dément pas dans la déclinaison de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées.

Un référent « traite des êtres humains » a été désigné au sein de chaque juridiction interrégionale spécialisée (JIRS), de même que trente et un référents l’ont été dans les autres juridictions particulièrement concernées par la traite des êtres humains. Un séminaire organisé par les services de la Chancellerie les réunira d’ailleurs au premier semestre 2022 afin de diffuser une politique pénale harmonisée auprès des juridictions et de permettre aux parquets de partager les bonnes pratiques qu’ils ont développées en la matière. Preuve que les services d’enquête et les juridictions sont pleinement investis dans la prise en compte de ce contentieux, entre 2016 et 2020, les condamnations pour traite des êtres humains ont augmenté de 44 %, et celles pour proxénétisme de 68 %. Au cours de la même période, 72 % des condamnations pour proxénétisme ont été assorties d’une peine d’emprisonnement ferme pour un quantum moyen de vingt-neuf mois.

Enfin, la réponse judiciaire s’est également portée sur la pénalisation des clients de la prostitution : le nombre de condamnations des chefs de recours à la prostitution d’autrui ou d’achat d’actes sexuels n’a cessé d’augmenter depuis l’entrée en vigueur de la loi de 2016 qui a créé ce délit. Ainsi, 751 condamnations ont été prononcées en 2019 des chefs contraventionnels et délictuels de recours à la prostitution d’autrui, contre 440 en 2017. Si l’année 2020 a certes marqué un infléchissement de ce nombre, avec 493 condamnations, cela peut s’expliquer par le contexte sanitaire.

Lorsque le maillage associatif le permet, les parquets accroissent progressivement le recours aux stages de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels à titre d’alternative aux poursuites pénales : ils représentaient ainsi 29 % des poursuites en 2017 contre 36 % en 2020. La réponse pénale en matière de lutte contre le proxénétisme apparaît équilibrée et présentant une dimension tant répressive que pédagogique.

Je suis à votre disposition pour répondre à toutes vos questions après ce balayage de la politique conduite par la chancellerie en la matière.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Les précisions chiffrées que vous avez apportées témoignent, s’il en était besoin, de votre engagement et de celui de vos services. Il reste que les drames auxquels nous sommes confrontés sur nos territoires sont autant d’échecs collectifs et de manques de réponse de la part de la République à l’endroit de femmes, enfermées dans un processus de terreur et pour lesquelles il est extrêmement difficile de parler.

Il faut faire comprendre à l’ensemble de la population ce phénomène d’emprise et la difficulté que représente pour une femme victime de violences conjugales, quelle que soit sa situation professionnelle et personnelle, le fait de parler.

Je remercie à cet égard Camille Lellouche dont le témoignage est à la fois terrible et très humain. Il montre bien quelle est la réalité, y compris pour de très jeunes victimes.

M. Stéphane Viry. La Délégation a de la suite dans les idées. Elle est déterminée à apporter une contribution – et une exigence – législative dans le combat contre toutes les formes de violence à l’égard des femmes. Voici après le Livre blanc, cette mission d’évaluation. Cette volonté de prendre part au débat public et surtout à l’action sera un marqueur.

Le sujet n’est pas neuf. J’ai ainsi en mémoire la décision prise en 2003 par Jacques Chirac d’inscrire à l’article 1er de la Constitution le respect des femmes, et celle en 2010 du président Sarkozy d’intégrer les droits des femmes dans les politiques publiques. Je souhaite aujourd’hui accompagner le président Macron dans son action au cours du quinquennat.

En matière de droit de la famille, les magistrats et peut-être aussi les préfets et leurs services doivent être sensibilisés à ces cas de mariages qui quelque temps après avoir été contractés se révèlent l’avoir été par abus ou par escroquerie morale. Le « marié » peut ainsi obtenir un titre de séjour, la nationalité française, venir sur le territoire national, avant de se révéler violent. Si la femme est protégée et que la procédure s’enclenche, quid ensuite de cet homme qui a trahi son épouse et la nation ?

J’ai rencontré de telles situations dans le cadre de ma fonction de député et de ma vie professionnelle en tant qu’avocat. Il semblerait que l’annulation du mariage, lorsqu’elle est recevable juridiquement, reste très peu prononcée. Peut-être faudrait-il modifier notre droit afin que de tels cas ne se soldent pas simplement par un divorce mais que l’on puisse effacer cette tromperie dans laquelle une femme a été utilisée ? Quid de la décision relative au titre de séjour et à son renouvellement prise par les préfets ?

Mme Bérangère Couillard. Je vous remercie, monsieur le garde des Sceaux, pour votre engagement sans relâche dans la lutte contre les violences conjugales et dans le déploiement des mesures annoncées et des dispositions votées, notamment dans le cadre des propositions de loi issues du Grenelle des violences conjugales, dont celle que j’ai déposée avec mon collègue Guillaume Gouffier-Cha.

Franchir le pas pour aller porter plainte peut être difficile pour les victimes de violences conjugales. Or, c’est une étape essentielle. Elles peuvent craindre de n’être pas accueillies dans de bonnes conditions pendant cette démarche. Or le dépôt de plainte est déterminant pour la suite de la procédure pénale.

C’est pourquoi nous avons mis en œuvre des mesures essentielles pour les accompagner, notamment en améliorant considérablement leur accueil. Je pense à la formation de quatre-vingt-dix policiers et gendarmes et le renforcement de la présence d’un avocat lors du dépôt de plainte.

Améliorer l’accompagnement des victimes au cours de leurs démarches judiciaires est une priorité sur laquelle nous avons travaillé notamment dans le cadre de la proposition de loi visant à protéger les victimes de violences conjugales adoptées en juillet 2020. Nous avons en effet voté une disposition relative à l’aide juridictionnelle qui prévoit que celle-ci est octroyée aux victimes dès le dépôt de plainte lorsqu’elles requièrent un caractère d’urgence. Est-elle bien mise en œuvre ? Avez-vous des chiffres à nous donner ?

Mme Céline Calvez. J’appelle votre attention sur la place des auteurs. On a assisté depuis quatre ans à un véritable changement de paradigme en la matière. Si l’on pouvait trouver gênant hier de payer un hébergement aux auteurs de violences, on a bien compris aujourd’hui que c’était aussi rendre justice aux femmes victimes que d’éviter qu’elles soient évincées de leur domicile, souvent accompagnées de leurs enfants.

Si je me réjouis que près de trente centres de prise en charge des auteurs puissent fonctionner, je m’interroge sur notre capacité à répondre à ce besoin d’hébergement même si le Gouvernement a bien annoncé 1 000 hébergements supplémentaires Comment la justice peutelle faciliter le fléchage de l’utilisation de ces hébergements pour l’accueil des auteurs afin d’éviter que les victimes ne soient contraintes de quitter le domicile conjugal ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. Monsieur Viry, vous ne vous y êtes pas trompé : le terrain civil, et donc le divorce, relève bien du périmètre de la justice. En revanche, le titre de séjour relève de la compétence du ministère de l’intérieur, et plus particulièrement de celui des préfets. S’il est judiciairement avéré qu’un homme ayant obtenu un titre de séjour à la suite d’un mariage blanc bat sa femme, le sens de la décision de divorce qui doit intervenir en sera simplifié. Pour le titre de séjour, la question mérite d’être posée.

Je vous rappelle que des dispositions concernant les mariages forcés et les certificats de virginité ont été prises dans la loi séparatisme que vous avez votée. S’il ne s’agit pas à proprement parler de violences faites aux femmes, il existe néanmoins un lien. Tout cela est intimement lié, si vous me permettez cet adverbe.

Dans le cadre de violences, et de violences conjugales, qui constituent une circonstance aggravante, la juridiction a-t-elle aussi la possibilité de prononcer une interdiction de territoire national ? La réponse est oui, mais cela prend du temps, sauf dans le cas d’une comparution immédiate.

Dans le cas d’une révélation de violences par une victime sans difficulté probatoire et de la convocation par un officier de police judiciaire (COPJ) à une date ultérieure de l’intéressé, que fait-on et comment ? J’évoquerai la question, qui est importante, avec mon collègue Gérald Darmanin.

C’est dire que dans cette lutte contre les violences faites aux femmes, nous n’avons jamais fini le travail, chaque situation nous amenant à réfléchir à une possible évolution. Comme vous l’avez dit, madame la présidente, chaque drame qui se produit est au fond un échec collectif, même si le principal responsable est d’abord l’auteur, et non les pouvoirs publics. Nous devons atteindre cette forme de conscience tranquille consistant à se dire que nous avons tout fait pour que la prévention soit maximale. Si nous ne pourrons jamais hélas ! vivre dans une société qui ne connaisse plus de crimes de cette nature, car ils sont consubstantiels de notre humanité, il faut en réduire le nombre.

Les magistrats ont aussi besoin de considération : ils en ont ras-le-bol de la « justice bashing », qui est le tremplin de tous les populismes. Dès que quelque chose ne va pas, c’est de la faute des magistrats !

Je veux tout de même rappeler que beaucoup de choses ont été accomplies. Les procureurs sont venus me voir pour me demander des renforts afin de faire face à l’explosion, non pas des violences intrafamiliales, mais des plaintes déposées pour ce motif. J’ai donc envoyé des personnels supplémentaires – assistants de justice, juristes assistants auprès des procureurs – pour une période assez longue dans les grandes juridictions, et pour quatre mois de dépannage, si j’ose dire, dans les petites juridictions. À la demande des procureurs, j’ai prolongé ce dispositif pour une durée de six mois à compter du 1er janvier 2022. Il y a un véritable investissement des magistrats dans ce domaine. C’est toute la société qui a évolué : autrefois, et à l’exception des homicides, les violences étaient tues ; désormais, la parole se libère, et il est légitime de répondre à cette attente.

Vous m’avez interrogé, madame la députée Couillard, sur l’aide juridictionnelle (AJ). La loi du 30 juillet 2020 dispose que l’aide juridictionnelle est attribuée de plein droit, à titre provisoire, dans le cadre des procédures présentant un caractère d’urgence. L’article 61 du décret du 28 décembre 2020 relatif à l’AJ prévoit que les ordonnances de protection relèvent de ces procédures. S’agissant de violences conjugales, le juge aux affaires familiales est compétent pour prononcer l’admission provisoire à l’aide juridictionnelle des deux parties ou de l’une d’entre elles. Les chiffres sont très intéressants : un cinquième des 5 000 procédures d’ordonnance de protection en 2020, soit 1 069 procédures, a fait l’objet d’une admission à l’AJ. Ces dispositions ont été complétées par le décret du 24 juin 2021, qui est venu garantir la rétribution de l’avocat dans un certain nombre de procédures d’urgence, l’objectif étant de sécuriser son intervention. Dans ces procédures, l’avocat de la personne bénéficiant de l’AJ est rétribué systématiquement et sans qu’il y ait eu à prendre une décision d’aide juridictionnelle. Les procédures d’ordonnance de protection entrent dans le champ d’application de ce mécanisme de l’AJ garantie, en première instance comme en appel.

Madame la députée Calvez, vous posez une question relative à l’hébergement des auteurs. Celui-ci peut être envisagé à titre de punition mais également dans un but de prévention, pour éviter la récidive. Les mentalités ont évolué sur cette question, même si j’entends encore parfois certaines personnes prétendre que nous ne faisons absolument rien en matière de violences faites aux femmes. Je dois dire que cela m’exaspère : s’agissant des bracelets anti-rapprochement et du téléphone grave danger, pardon de m’exprimer avec cette facilité, mais on a fait le job ! Nous avons donné à toutes les juridictions les moyens d’agir, mais ce n’est pas la Chancellerie qui décide de l’attribution d’un BAR ou d’un TGD ! Nous avons une obligation de moyens : nous fournissons ces outils et, à chaque fois que l’un d’eux est utilisé, nous le remplaçons immédiatement ; les stocks sont suffisants.

Mais rien n’y fait : à chaque malheur, à chaque drame, sans seulement prendre le temps de la compassion, on assène les mêmes reproches. La critique nihiliste est absolument insupportable ! Quand nous proposons d’héberger les auteurs, certaines personnes, parfois issues du milieu associatif, demandent pourquoi on n’héberge pas plutôt les victimes. C’est ridicule, cela n’a pas de sens ! Il faut évidemment héberger les victimes, mais il faut aussi faire en sorte que les auteurs soient hébergés, parce que sinon ils n’auront qu’une envie, c’est de réinvestir un domicile qu’ils estiment être le leur, en se moquant comme de colin-tampon du périmètre géographique du BAR et du TGD. Je peux comprendre qu’il y ait eu au début un peu de circonspection, mais une politique pénale, c’est une globalité. Que fait-on des auteurs une fois qu’on les a virés de chez eux ? Si on les laisse dans la rue, vous pouvez être certains que cela va quadrupler le nombre des malheurs. Cela n’aurait aucun sens. Les « yaka fokon », en cette matière comme dans d’autres, il y en a vraiment assez !

J’appartiens à un gouvernement qui a fait énormément pendant la législature, même si le crime nous rappelle parfois, hélas, que ce n’était pas suffisant. Peut-être. Il reste que c’est l’auteur qui est l’auteur. Votre investissement, notre investissement est total. Nous avons fait beaucoup de choses et nous continuerons à en faire. Ainsi, le décret sur les enfants victimes est tout à fait novateur. De même, la possibilité pour une femme en situation irrégulière d’obtenir justice, l’irrégularité de sa situation devenant superfétatoire au regard du mal qu’on lui a fait, est une avancée considérable. J’en ai plus qu’assez d’entendre que nous ne faisons rien !

Conformément à la circulaire du 9 mai 2019, plusieurs parquets – Bordeaux, Valenciennes, Amiens, Beauvais, Besançon, Chartres, Dijon, Nantes, Senlis, Bourges, Brest, Mulhouse… – ont conventionné avec les préfectures et les associations afin d’obtenir des places dans un parc de logements ou des nuitées d’hôtel. Ce mécanisme, dédié à la mise en œuvre des mesures d’éviction, est en train de s’étendre. Les procureurs et les magistrats savent mieux que personne que cela permet d’éviter la récidive, ce qui est une excellente chose pour les victimes.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Merci, monsieur le ministre, pour ces propos très engagés. Nous ne doutons pas, à la Délégation des droits des femmes, de la volonté de la justice d’avancer sur ces sujets. Notre crainte tient à la difficulté de percevoir le danger dans lequel se trouve la victime : nos travaux montrent qu’il est parfois indécelable et difficile à évaluer. La Délégation aux droits des femmes, et je sais que c’est votre cas aussi, se place du côté des victimes : nous rappelons de manière continue que nous croyons les femmes, les victimes, et que nous sommes de leur côté.

Mme Laurence Trastour-Isnart. Il est difficile pour une femme victime de violences de faire la démarche de porter plainte. Si les violences physiques sont visibles et donc faciles à prouver, cela est bien plus compliqué s’agissant de harcèlement par le conjoint ou de violences économiques, qui peuvent parfois conduire au suicide. Certes, il n’y a pas de meurtre, mais on a poussé une femme à mettre fin à sa vie. Ces violences sont souvent peu ou mal prises en compte, parce qu’elles sont difficiles à prouver.

Il convient aussi d’améliorer la prise en charge de la victime une fois qu’elle a porté plainte, notamment lorsque l’ancien conjoint sort de prison. J’ai pu constater, en recevant dans ma permanence des femmes victimes de violences, à quel point elles avaient peur de le voir revenir, se demandant si elles n’allaient pas devoir quitter leur domicile et changer les enfants d’école. Comment peut-on aider ces femmes à se protéger lorsque l’auteur sort de prison ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. Le nombre des EVVI – évaluations personnalisées des victimes – a augmenté de près de 125 % entre 2018 et 2019, et de 79,8 % entre 2019 et 2020. C’est notamment sur la base de cette évaluation que le parquet peut décider l’attribution d’un téléphone grave danger. Les situations sont donc de plus en plus affinées ; nous sommes là dans la détection.

Concernant la question de l’information de la victime, j’ai adressé à tous les parquets une circulaire extrêmement claire, en date du 19 mai 2021, dans laquelle je leur demande d’aviser systématiquement les victimes de la libération de leur conjoint violent et de réévaluer les moyens de protection des victimes dès lors que des incidents sont signalés, afin de proposer, le cas échéant, un téléphone grave danger ou un bracelet anti-rapprochement. Je veux d’ailleurs que cette circulaire soit inscrite dans les textes, et un décret est en cours de finalisation, parce que cela me paraît essentiel.

S’agissant des violences que vous qualifiez d’économiques, elles n’apparaissent pas sous cette dénomination dans le code pénal. Pour autant, elles n’en sont pas exclues parce que le texte réprime les violences, quelle que soit leur nature – psychologique, physique, sexuelle et naturellement économique. C’est le cas lorsque le conjoint vérifie les comptes, refuse de donner de l’argent ou d’accorder à sa compagne une autonomie financière. Il est donc parfaitement possible que des poursuites soient fondées sur la violence économique, même si cette terminologie n’est pas retenue en tant que telle dans le code pénal.

Mme Fiona Lazaar. Vous venez d’indiquer qu’un décret serait bientôt publié concernant l’information des victimes lorsque leur conjoint est libéré ; je salue votre engagement à cet égard.

Concernant le déploiement du bracelet anti-rapprochement, j’aimerais savoir si nous avons un retour sur l’efficacité de ce dispositif. Comment les femmes qui sont ainsi protégées et les auteurs qui portent ce bracelet perçoivent-ils son utilisation ? Quel est le bilan de cette mesure ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. J’entends dire que le déploiement du BAR serait trop long – je ne vais pas m’énerver à nouveau sur ce sujet. En Espagne, pays pilote en la matière, moins de 300 BAR avaient été prononcés après un an d’application de la loi, et il a fallu dix ans pour que ce pays en déploie 1 100. Nous savons qu’il faut du temps pour s’adapter à un outil nouveau.

En France, à la date du 3 novembre 2021, 676 BAR ont été prononcés. En un an, nous avons comptabilisé 426 demandes d’intervention des forces de sécurité intérieure (FSI) à la suite du déclenchement d’une alarme. Même si tous les porteurs de bracelet n’avaient pas forcément l’intention de commettre des violences, nous savons que des crimes ont été évités grâce aux BAR. Nous avons ainsi l’exemple d’un homme porteur du bracelet antrapprochement qui avait très clairement annoncé qu’il allait tuer sa femme : le BAR a fonctionné, les FSI sont immédiatement intervenues et l’ont interpellé. Je tiens à le dire parce qu’il est rarissime qu’un journal publie sur sa une « Un homicide a été évité ».

Mme Frédérique Meunier. Cela fait des années que je m’occupe de violence conjugale, en tant qu’avocate spécialisée en droit de la famille. C’est vrai qu’il y a eu des évolutions extraordinaires depuis l’époque où les assistantes sociales, dans les hôpitaux, conseillaient aux femmes battues de rentrer chez elles pour ne pas être accusées d’abandon du domicile conjugal.

Cependant, je porte un regard un peu mitigé sur le Grenelle contre les violences conjugales. Certes, le bracelet anti-rapprochement se développe, mais 400 bracelets en deux ans, quand 220 000 femmes sont victimes de violences, cela ne fait pas beaucoup. Je regrette également que vous soyez contraint de prendre une circulaire pour rappeler à vos troupes qu’elles doivent utiliser le bracelet anti-rapprochement : cela devrait être un réflexe automatique. Si un homme sait que, dès la première gifle, il sera viré de chez lui, qu’il aura un fil à la patte et l’interdiction de voir ses enfants, la peur changera peut-être de camp.

Travaillant depuis longtemps avec les associations sur ce sujet, je constate que des choses très simples pourraient être mises en place. Vous avez parlé tout à l’heure de l’amende forfaitaire contraventionnelle : connaissez-vous le montant de cette amende ? Il est entre 11 et 180 euros. Il faut le tripler ! Comment voulez-vous qu’une personne soit intimidée par une telle amende ?

Nous avons également constaté que beaucoup de plaintes pour violences étaient classées sans suite, ou n’aboutissaient qu’à des peines avec sursis probatoire. La prison, dans ces cas-là, doit être ferme et dissuasive !

Vous avez indiqué que vous alliez de nouveau prendre une circulaire pour obliger les parquets à informer systématiquement les femmes que leur conjoint va sortir de prison : dommage que vous ne l’ayez pas fait plus tôt ! Le 26 novembre, une femme a été tuée par son conjoint qui avait été condamné à un an de prison et qui, grâce aux remises de peine, avait été libéré sans qu’elle en soit informée ; elle en est morte.

J’ai bien entendu votre coup de gueule, mais nous ne sommes pas dans le « yaka fokon », on en est même très loin ! Je peux vous assurer que, dans nos territoires, les associations font énormément de choses. En Corrèze, nous avons créé La Maison de soie, qui regroupe en un même lieu l’hôpital, la santé, la justice, la gendarmerie et la police nationale. La femme peut tous les rencontrer en un même lieu, sans être obligée de se rendre dans plusieurs endroits différents. Nous faisons donc un vrai travail sur le terrain.

Je n’ai pas encore le sentiment que la peur change de camp. Les contraventions devraient être plus élevées ; l’instruction d’une plainte doit être faite en trois jours, et le jugement rendu en quinze jours. Dans les comparutions immédiates, le jugement intervient immédiatement ; lorsque le Président de la République a été giflé, l’affaire a été instruite en trois jours et jugée en quatre jours. C’est d’ailleurs une bonne chose car il est honteux de porter la main sur quelqu’un. Il faut donc prendre le taureau par les cornes et renforcer l’arsenal judiciaire pour que l’auteur des violences ait peur.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. Ce que vous faites sur place ne s’oppose pas à ce que nous faisons, au contraire : cela se complète.

En matière de violence conjugale, on est toujours dans le domaine délictuel : il n’y a pas de contravention. Je ne vois donc pas de quoi vous parlez quand vous évoquez les amendes de 11 euros. On ne peut pas dire des choses de cette nature, parce que ce n’est pas exact.

Vous souhaitez également des peines automatiques, si j’ai bien compris. Laissezmoi vous dire que les magistrats ont tellement besoin de reconnaissance qu’ils ne veulent surtout pas être robotisés ni que les peines planchers et les peines automatiques reviennent à l’ordre du jour. Ce n’est peut-être pas votre vision des choses ; c’est en tous les cas la mienne.

Enfin, vous évoquez les 220 000 femmes qui auraient été victimes de violences. Il y a un certain nombre de gradations dans ces violences et tous les auteurs ne peuvent pas être jugés de la même façon.

Mme Frédérique Meunier. Concernant les amendes forfaitaires contraventionnelles, je voulais simplement rappeler que le minimum était de 11 euros et le maximum de 180 euros. Je ne peux pas me contenter, quand 220 000 femmes sont victimes de violences, de mesures qui ne soient pas plus coercitives.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Je vais poser la question de M. Gaël Le Bohec, qui ne peut pas être avec nous mais qui nous regarde. Quelles actions, au-delà du bracelet anti-rapprochement et du téléphone grave danger, permettront de faire baisser les violences sexistes et sexuelles ? Comment réduire la récidive ? Travaillez-vous avec les autres ministères sur ce sujet ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. La lutte contre la récidive est une part essentielle du combat que nous menons contre les violences faites aux femmes. L’hébergement de l’auteur des violences, son suivi post-pénal mais aussi, dans le registre des mesures plus contraignantes, le bracelet anti-rapprochement et le téléphone grave danger sont autant de dispositions que nous prenons en ce sens. Elles ont fait leurs preuves, comme en témoigne le nombre d’alertes déclenchées par le BAR ou le TGD. S’agissant de ce dernier, plus d’un millier d’alertes, suivies d’autant d’interventions ont permis d’éviter la commission de nouvelles violences.

Mme la présidente Marie-Pierre Rixain. Je vous remercie, monsieur le garde des Sceaux, d’avoir accepté, une nouvelle fois, notre invitation. Nous connaissons votre engagement personnel pour ce sujet. Le ministère de la justice s’est pleinement saisi de cette problématique qui frappe particulièrement certains territoires. Je salue les membres de cette Délégation qui, depuis 2017, ont su dépasser les clivages politiques pour nourrir la réflexion.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. Je me tiens à votre disposition si vous souhaitez connaître le détail du décret que j’ai signé la semaine dernière, qu’il s’agisse de la clarification du statut de victimes des enfants témoins de violences d’un parent sur l’autre ou du sort réservé au délit de non-représentation d’enfant en cas de violences ou de toute autre infraction commise sur le mineur par la personne qui a le droit de le réclamer.

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo de l’Assemblée à l’adresse suivante :

https://assnat.fr/BiiBqg

La réunion s’achève à 16 heures 10.


Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Marie-Noëlle Battistel, Mme Céline Calvez, Mme Bérangère Couillard, M. Guillaume Gouffier-Cha, Mme Fiona Lazaar, Mme Brigitte Liso, Mme Frédérique Meunier, Mme Marie-Pierre Rixain, Mme Bénédicte Taurine, Mme Laurence Trastour-Isnart, M. Stéphane Viry

Excusés. - M. Gaël Le Bohec, Mme Nicole Le Peih, Mme Isabelle