Compte rendu

Commission d’enquête chargée de rechercher d’éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l’affaire dite Sarah Halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement

– Audition de Mme Julie Pétré, magistrat...................2

 Présences en réunion..............................12

 


Mercredi
24 novembre 2021

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 27

session ordinaire de 2021-2022

Présidence de

M. Meyer Habib, Président

 


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Commission d’enquÊte Chargée de rechercher d’éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l’affaire dite sarah halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement

Mercredi 24 novembre 2021

La séance est ouverte à dix-sept heures quarante

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(Présidence de M. Meyer Habib, président)

 

M. le président Meyer Habib. Nous reprenons nos travaux. Nous allons auditionner la magistrate qui était, à l’époque, substitut du procureur de Paris, Mme Julie Pétré. Vous avez ouvert l’information judiciaire et avez signé le réquisitoire introductif saisissant le juge d’instruction. Vous étiez membre du parquet de Paris. Nous venons d’entendre très longuement la juge d’instruction ce qui explique notre retard et je m’en excuse. Beaucoup de questions se posent. Le Président de la République lui-même a exprimé la nécessité d’un procès. Nous avons auditionné des avocats, la partie civile, l’avocate de l’accusé et les policiers, en raison des zones d’ombres dans cette affaire, qui expliquent l’existence de notre commission d’enquête. Une femme a été massacrée, la docteur Sarah Halimi, défenestrée parce que juive, en plein Paris. Beaucoup de questions se posent.

Vous tiendrez un propos liminaire d’une quinzaine de minutes pour entrer dans les faits, sur la manière dont vous avez été saisie, et comment s’est déroulée cette affaire. Mme la rapporteure, mes collègues députés et moi-même poserons plusieurs questions.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Julie Pétré prête serment.)

Je vous remercie Mme la magistrate et je vous cède la parole.

Mme Julie Pétré, magistrate. Merci M. le président. J’espère que mon intervention sera à la hauteur de vos attentes et de celles de la commission puisque ma participation dans ce dossier est très limitée.

Pour que la commission comprenne bien dans quel cadre s’inscrivait mon action en avril 2017, il m’apparaît utile de vous exposer brièvement le fonctionnement du parquet de Paris à cette époque. Le parquet de Paris, composé de 135 magistrats, était dirigé par le procureur François Molins. Il est organisé en six divisions, chacune dirigée par un procureur adjoint, dont chacune comprend plusieurs sections chargées d’un contentieux particulier. Les magistrats du parquet de Paris sont relativement spécialisés au sein de leur section. Chaque magistrat du parquet, quel que soit son grade, substitut, vice-procureur, procureur adjoint, représente individuellement le procureur de la République. Tous ont le même pouvoir que celui-ci s’agissant de la conduite des enquêtes. Par ailleurs, ils agissent en son nom, suivant l’article 39 du code de procédure pénale.

En avril 2017, j’étais substitut au sein du parquet de Paris et plus particulièrement au sein de la section P12, chargée du traitement en temps réel des affaires qui concernent les majeurs uniquement. Les magistrats de cette section avaient la charge des crimes et délits en flagrance sur le ressort de la juridiction parisienne. Je parle au passé, car je n’en fais plus partie aujourd’hui et je ne veux pas en être le porte-parole, mais son organisation est ainsi. La section était composée de quatorze magistrats, les substituts et les vice-procureurs, dirigés par un vice-procureur assisté par son adjointe également vice-procureur. Le pendant de la section P12 au sein du parquet de Paris est la section P20 qui s’occupe du même type de contentieux, mais à un autre stade, lorsque les affaires ne sont plus traitées en flagrance, mais lorsqu’elles font l’objet, soit d’une enquête préliminaire, soit d’une ouverture d’information judiciaire. L’organisation de la section P12 chaque jour était la suivante : trois magistrats chaque jour de permanence téléphonique délictuelle classique, deux magistrats chargés de la qualification des dossiers après les traitements par la permanence et les déferrements des mis en cause, deux à trois magistrats, selon les jours, chargés des audiences (des comparutions immédiates et des comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité) et un magistrat de permanence criminelle.

Le magistrat de permanence criminelle va vous intéresser particulièrement puisqu’il gère tous les crimes survenant dans la capitale, et qui ne dépendent pas d’une autre section spécialisée du parquet de Paris. Il a en charge les homicides, les assassinats, les morts suspectes, les viols et les vols avec armes lorsqu’ils ne relèvent pas de la criminalité organisée. Il suit également les faits délictuels qui présentent un caractère d’une certaine gravité : enlèvement, séquestration, homicide involontaire, faits sériels, violences extrêmement graves, violences urbaines et les affaires dites sensibles ou signalées que sont les menaces et les appels malveillants sur des personnalités, les alertes à la bombe, les incendies graves ou les affaires ayant une dimension médiatique comme le décès d’une personnalité et les événements de masse (manifestations, fête de la musique, Saint-Sylvestre…).

Par la nature des crimes dont il est saisi, ce magistrat se déplace fréquemment sur des scènes de crimes dès qu’il en est avisé. Il a donc une connaissance précise et pleine de la situation qui lui permet de décider de la conduite à tenir. Généralement, les décisions importantes immédiates à prendre vont être la saisine du service d’enquête, à savoir quel service va être saisi de ces faits, et, avec les enquêteurs, de décider des premiers actes d’enquête qu’il convient de faire. Contrairement aux autres postes de la section P12 qui ont un roulement quotidien, le magistrat de permanence est en place soit du lundi neuf heures au vendredi midi, soit du vendredi midi au lundi neuf heures, jours et nuits. Le relais se fait donc deux fois par semaine en présence du chef de section le lundi et à l’occasion d’une réunion de l’ensemble du service le vendredi, ce qui permet de faire circuler l’information sur les affaires importantes en cours.

Concernant la prise en compte du crime de Sarah Halimi, les faits sont commis le vendredi 4 avril au petit matin. Le magistrat de permanence criminelle est avisé, se rend sur la scène de crime et procède à la saisine du service enquêteur et fait diligenter les premières investigations. Je n’étais pas de permanence criminelle ce jour-là. Je reprends la permanence criminelle et donc le suivi de l’enquête, trois jours plus tard, lundi 10 avril.

M. le président Meyer Habib. Ce n’était pas un vendredi puisque William Attal m’a téléphoné ce jour-là et c’était trois jours après le meurtre. Le 4 avril devait être un mardi, le lendemain du changement d’heure, ce qui a entraîné des confusions dans la procédure entre trois heures trente et quatre heures trente. Donc dans la nuit de lundi à mardi.

Mme Julie Pétré. Je vous prie de m’excuser. J’ai repris l’enquête le lundi suivant, donc plusieurs jours après les faits. Je demande à la commission de bien vouloir excuser mes éventuelles imprécisions sur les faits, dans la mesure où, je n’ai eu à connaître l’enquête minutieusement que du lundi 10 avril au vendredi 14 avril où je vais requérir l’ouverture d’informations judiciaires. Ces faits remontent à 2017 et je n’en ai plus eu à connaître après cette ouverture d’information. Malheureusement, je ne suis pas certaine de pouvoir répondre à toutes les questions sur les faits précis du dossier.

Lorsque je reprends le suivi des investigations, la garde à vue de Kobili Traoré a déjà été levée. Il a été transféré à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de Paris (I3P) puis hospitalisé d’office. Concernant les autres actes d’enquête, je n’ai pas de souvenirs précis quant à savoir qui, de mes collègues ou de moi, les a ordonnés et dans quel ordre. Nous avons fait réaliser des actes d’enquête classiques, pendant le temps de la flagrance, dans ce type de dossier, à savoir : les constatations sur la scène de crime, chez les victimes et chez le mis en cause avec une perquisition ; l’autopsie de la victime, les expertises médicales de la victime et du mis en cause, de même pour les analyses toxicologiques ; l’audition des témoins les plus directs et les plus proches dans le temps de la flagrance, puis élargie plus tard ; enfin, la recherche de tous les antécédents du mis en cause. Ces investigations sont classiques et réalisées dans les premiers jours d’une enquête criminelle.

En revanche, singulièrement, aucune audition de Kobili Traoré n’a pu être réalisée pendant ce délai d’enquête en flagrance, en raison de sa levée de garde à vue et de son hospitalisation d’office.

Au bout de dix jours de flagrance, nous avons attendu que Kobili Traoré sorte de l’I3P d’abord, puis de l’hospitalisation. Notre but est de proposer au juge d’instruction un dossier qui est déjà suffisamment solide et, pour ce faire, il est indéniable que les auditions du mis en cause sont très importantes.

M. le président Meyer Habib. N’est-ce pas vous qui avez levé la garde à vue ? Est-ce votre consœur ?

Mme Julie Pétré. Je n’ai pas de souvenirs précis, mais ce ne peut être moi puisque je n’interviens qu’à partir du 10 avril.

Au bout de dix jours d’enquête de flagrance, nous avons fait procéder à tous les premiers actes d’enquête urgents et nous avons le sentiment que Kobili Traoré ne va probablement pas sortir rapidement de l’hôpital. Dès à présent, nous jugeons nécessaire de saisir un juge d’instruction de la suite des investigations. Cette saisine d’un juge d’instruction est obligatoire en matière criminelle. Nous ouvrons cette information judiciaire le vendredi 14 avril. Je dis « nous » puisque, dans ce type d’affaire très grave, un crime, une remontée de l’information est faite et un dialogue s’installe avec la hiérarchie sur les actes d’enquête importants. Le réquisitoire introductif est un acte important, donc discuté avec la hiérarchie. En outre, il est dans la nature même d’un parquetier de travailler en équipe et de solliciter l’avis de ses collègues. La décision d’ouvrir l’information judiciaire et les qualifications qui sont retenues dans ce réquisitoire ont fait l’objet, et j’insiste dessus, d’une décision collégiale au sein du parquet de Paris.

Nous décidons de saisir un juge d’instruction des chefs d’homicide volontaire au préjudice de Lucie Attal, et de séquestration, avec absence de libération volontaire avant le septième jour accompli depuis son appréhension, au préjudice des six membres de la famille Diarra. Nous requérons, dans le même temps, un mandat d’amener, qui est l’ordre donné par le juge à la force publique de conduire immédiatement devant lui la personne à l’encontre de laquelle il est décerné. Nous demandons au juge d’instruction de délivrer ce mandat afin que Kobili Traoré lui soit présenté aussitôt que son état le permettra. Nous requérons, enfin, qu’à l’issue de sa présentation et de sa mise en examen, lorsqu’elles pourront avoir lieu, l’intéressé soit placé en détention provisoire.

S’agissant de la qualification juridique des faits et de la circonstance aggravante, dite de l’antisémitisme, il ressort de notre analyse, à ce stade de l’enquête, que les éléments du dossier ne nous permettaient pas de retenir la qualification d’homicide volontaire en raison de l’appartenance vraie ou supposée de la victime à une race ou une religion déterminée. L’ouverture de l’information a lieu dix jours après les faits. À ce stade, nous avions peu d’éléments sur les circonstances précises du déroulement des faits, encore moins sur les motivations de Kobili Traoré. Notre priorité à ce stade, en tant que ministère public, est d’obtenir sa mise en examen et son placement en détention provisoire. Sur les qualifications, nous nous en tenons aux faits dont nous avons connaissance dans le dossier.

Je n’ai plus à connaître de cette affaire après le 14 avril 2017 et je ne suis donc pas en capacité d’entrer, aujourd’hui, plus de quatre ans après les faits, dans le détail de ce dont j’avais connaissance à l’époque. Mon analyse était très précise à l’époque lorsque j’avais une parfaite connaissance de l’enquête. Avant de saisir le juge d’instruction, j’avais lu l’ensemble des procès-verbaux des enquêteurs.

À la suite de ce réquisitoire introductif, toute qualification est encore possible. Le procureur de la République par son réquisitoire et les pièces qui y sont jointes va définir l’étendue de la saisine du juge d’instruction. Ce dernier est saisi des faits, mais également des circonstances des faits, sans qu’il soit nécessaire, pour le parquet, de dresser un réquisitoire supplétif. Le parquet, lui-même, s’il le souhaite, à la lumière de nouveaux éléments ou d’une analyse différente, peut délivrer un réquisitoire supplétif qui a le mérite de préciser son analyse.

Par rapport au cas d’espèce, lorsque nous décidons de saisir un juge d’instruction avec la qualification d’homicide volontaire sans viser de circonstances aggravantes, cela ne signifie pas que nous bloquons cette saisine et que nous écartons toutes les circonstances aggravantes. Contrairement à ce que j’ai pu entendre dans de précédentes auditions, nous n’excluons pas complètement l’hypothèse antisémite à ce stade. Considérant que nous n’avons pas, au bout de dix jours d’enquête, suffisamment d’éléments pour mettre en examen une personne de ce chef, nous ne la visons pas. À tout moment dans la procédure, d’autres éléments peuvent apparaître…

M. le président Meyer Habib. La juge d’instruction le fait-elle ?

Mme Julie Pétré. La juge d’instruction est tout à fait libre de le faire dès la première mise en examen ou plus tard si de nouveaux éléments se présentent. Je crois savoir que le parquet de Paris a fini par faire un supplétif à la lumière de nouveaux éléments en considérant…

M. le président Meyer Habib. Ce n’est pas la juge, mais le parquet de Paris quelques mois après ?

Mme Julie Pétré. Voilà. De nouveaux éléments permettaient d’aller dans ce sens, mais ce réquisitoire supplétif n’était pas nécessaire pour permettre à la juge de retenir la circonstance aggravante d’antisémitisme. Le parquet, en procédant ainsi, invite la juge à suivre cette analyse, mais ce n’est pas nécessaire juridiquement.

M. le président Meyer Habib. Merci beaucoup pour votre propos liminaire extrêmement important. Pourquoi les faits ne sont-ils pas immédiatement qualifiés de meurtre ? Avant d’être défenestrée vivante, des actes de torture sont avérés par différents témoins, sa jambe est retournée, Mme Halimi défigurée n’a plus de visage… Pourquoi ces actes de torture et de barbarie, qui augmentent la peine encourue, n’ont-ils pas été retenus ? Avait-il déjà été décidé de sa démence avant même l’instruction ?

Mme Julie Pétré. Au moment où nous ouvrons l’information judiciaire, nous n’avons aucune expertise psychiatrique. Nous n’avons pas statué sur sa démence. Nous avons, cependant, des indices puisqu’il est parti à l’I3P et qu’il est, par la suite, hospitalisé d’office. À ce stade, à titre personnel, je n’envisage pas que nous sommes sur une abolition du discernement. Pour moi, c’est un dossier qui va partir aux assises et je le construis comme tel. C’est un dossier criminel et nous menons les investigations comme dans un dossier criminel.

Concernant les actes de torture et de barbarie, mes souvenirs sont lointains.

M. le président Meyer Habib. À l’époque, vous avez une parfaite connaissance du dossier. Après une semaine, vous disposez des photos, et surtout des témoignages recueillis, pour certains, quelques heures après le drame. L’un d’entre eux parle de ces actes de barbarie. Dans un enregistrement audio de cinq minutes et quarante-sept secondes, nous pouvons entendre l’assassin clamer « Allah akbar », « j’ai tué le sheitan », « j’ai vengé mon frère », je vous pose donc la question du caractère antisémite. Nous sommes en pleine période post-attentats à la suite des actes terroristes et antisémites : après l’Hyper Cacher, Toulouse, le meurtre du père Hamel, le Bataclan, le stade de France, avant Mireille Knoll… Dans ce contexte, pourquoi la section antiterroriste du parquet de Paris n’est-elle pas saisie ?

Mme Julie Pétré. À l’époque, le parquet national antiterroriste n’existe pas, mais la section C1 s’en occupe avec des magistrats spécialisés. L’intérêt d’avoir ces magistrats spécialisés au sein du parquet de Paris est qu’ils sont informés de cette affaire et libres à eux de se saisir, ou pas, de ces faits. Je ne suis pas en capacité de vous dire pourquoi ils ne l’ont pas fait.

Concernant les actes de torture et de barbarie, je n’ai pas un souvenir suffisamment précis du dossier pour vous dire si j’avais connaissance de ces auditions dont vous avez eu, par ailleurs, connaissance. Les photos sont marquantes, mais cette femme a été défenestrée et en porte donc les stigmates. Je ne peux pas vous dire si les actes de torture et de barbarie étaient matérialisés dans le dossier. Je peux, cependant, soulever un point juridique sans savoir s’il s’appliquait à ce dossier. Il est nécessaire de comprendre que les tortures, pour être retenues de manière distincte de l’homicide, doivent s’inscrire dans un temps différent. Si c’est un moyen de tuer la personne, ce n’est plus une infraction différente.

M. le président Meyer Habib. Les témoignages montrent qu’elle est morte, selon certains, quinze minutes après sa défenestration. D’autres disent qu’elle était en état de mort cérébrale quand les pompiers sont arrivés aux alentours de cinq heures du matin, mais qu’elle respirait encore. Des actes de torture sont avérés avant la défenestration.

Mme Julie Pétré. Je ne peux pas apporter d’autres réponses à cette affirmation, M. le président. À l’époque, j’avais une très bonne connaissance du dossier. Nous avons pris cette décision et effectué cette analyse, en concertation avec d’autres membres du parquet de Paris.

M. le président Meyer Habib. Avez-vous un souvenir de vos échanges, d’avoir hésité, d’avoir tranché pour l’une ou l’autre des analyses ? La question du caractère antisémite, par exemple, s’est posée immédiatement. Les dirigeants de la communauté juive ont rencontré rapidement le procureur Molins. Un communiqué a été publié selon lequel rien n’était à ce stade exclu ou avéré.

Mme Julie Pétré. J’ai le souvenir que nous avons discuté du caractère antisémite. Lorsque vous avez des faits, vous devez les qualifier en droit. Vous envisagez une infraction et toutes ses circonstances aggravantes. Elles sont nombreuses et le législateur en rajoute fréquemment. Vous avez une circonstance aggravante liée au sexe de la victime, à sa vulnérabilité… Elles sont toutes envisagées. Évidemment, nous nous attardons plus encore sur la circonstance antisémite. Nous avons décidé, à ce stade, que les éléments n’étaient pas suffisants pour retenir cette circonstance, mais qu’elle n’était pas exclue en visant l’homicide volontaire dans le réquisitoire.

M. le président Meyer Habib. L’assassin a tué de façon aléatoire, mais lorsqu’il a vu un chandelier et une Torah, c’est dans le dossier.

Mme Julie Pétré. Ses déclarations, à lui, nous ne les avons pas le 14 avril. Nous n’avons pas tous ces éléments. Nous avons « Allah akbar » et « c’est le sheitan ».

M. le président Meyer Habib. Vous savez qu’elle est juive pratiquante.

Mme Julie Pétré. Je ne suis pas certaine d’avoir su, à ce stade, qu’elle était pratiquante. Mes souvenirs sont très flous.

M. le président Meyer Habib. Le procureur de la République le savait puisque le président du consistoire m’en a informé à la suite d’un long entretien qu’ils ont eu. Le parquet savait que la femme était une juive pratiquante ; toutes les auditions du lendemain rapportaient qu’elle était juive en raison de sa pratique du shabbat. La menorah, et la Torah sont des éléments qui sont apparus plus tard, mais dans un contexte terroriste, djihadiste et antisémite, ce dernier élément aurait pu être retenu. Cela n’a pas été le cas.

Mme Julie Pétré. Nous n’avions pas cette connaissance aussi précise que vous avez aujourd’hui et, même si c’était le cas, la simple connaissance de la religion de la victime n’est pas suffisante pour retenir la circonstance aggravante ; malgré les mots qui sont proférés et qui nous ont fait douter.

D’après l’arrêt de la Cour de cassation, qui reprend les motifs de la cour d’appel, lorsque la circonstance aggravante d’antisémitisme est retenue, elle l’est grâce à un faisceau d’indices. Le premier concernant les cris de Kobili Traoré « Allah akbar » et « c’est le sheitan ». Le deuxième, ce sont ses déclarations, dont vous avez parlé, mais dont nous n’avons pas connaissance le 14 avril. Enfin, le troisième, ce sont les constatations des experts-psychiatres selon lesquelles la connaissance du judaïsme de Mme Halimi par Kobili Traoré a conduit celui-ci à associer la victime au diable, etc. Je rappelle que nous n’avons pas connaissance de cet élément le 14 avril.

Nous avons réfléchi de manière collégiale et, à ce moment-là, il ne nous semblait pas pertinent de retenir cette circonstance aggravante.

M. le président Meyer Habib. En général, ce n’est pas l’usage de donner aux faits la qualification la moins grave ; or c’est ce que vous faites dans ce dossier. Des présomptions étaient présentes, vous l’avez confirmé. Quelle en est la raison ?

Mme Julie Pétré. Si le ministère public ouvre, habituellement, les informations judiciaires au plus large, ici, les conditions sont différentes. Cela est vrai quand nous avons déjà le pressentiment que le dossier sera présenté devant le tribunal correctionnel pour une infraction délictuelle. Le crime sera visé pour que le juge d’instruction soit saisi. Il pourra, ensuite, informer toutes les parties qu’il est possible de requalifier en délit et envoyer le dossier devant le tribunal correctionnel. Dans ce type de cas, le parquet ouvre large.

Dans cette affaire, il s’agit d’un dossier de cour d’assises, il n’est pas question de correctionnaliser. Nous visons un crime et les circonstances aggravantes sont implicitement dans cette qualification.

M. le président Meyer Habib. Dans le dossier, deux temps différents apparaissent : le temps de la défenestration qui entraîne la mort et, auparavant, les actes de tortures et de barbarie dont parlent tous les témoins. Ils sont encore traumatisés. Ces témoignages figurent très rapidement au dossier. Le climat électoral présidentiel de l’époque a-t-il pu avoir une quelconque influence ? Peut-être une volonté d’apaisement dans un contexte de montée de l’extrême droite.

Mme Julie Pétré. Absolument pas. Avoir des consignes liées à une échéance politique m’aurait laissé un souvenir marquant.

M. le président Meyer Habib. La question de la préméditation nous obsède. J’ai l’intime conviction qu’elle est fondée. De nombreux éléments peuvent être cités : une serviette des Traoré a été retrouvée sur place ; l’assassin a amené, la veille, pour la première fois, ses deux nièces dans l’appartement des Traoré ; il a dormi chez les Diarra au seul endroit qui lui permettait d’aller chez Mme Halimi ; il est rentré par la partie du balcon la plus difficile ; il a forcé la porte-fenêtre car il est impossible que cette personne âgée dorme la fenêtre ouverte dans une configuration qui équivaudrait à une porte ouverte ; ses propos « ce soir, ce sera terminé » sont dans le dossier ; enfin, il est allé trois fois à la mosquée. Un magistrat de talent reconnaîtrait la préméditation. Or, elle n’est pas retenue.

Mme Julie Pétré. Vous êtes convaincu en l’état de vos connaissances actuelles du dossier.

M. le président Meyer Habib. Ce sont des éléments qui étaient connus dès la première semaine après le crime.

Mme Julie Pétré. Je ne peux pas entrer dans ce débat, M. le président, mes souvenirs sont flous.

M. le président Meyer Habib. Je comprends, mais je vous remémore le dossier en vous donnant des faits précis sur la base des auditions qui ont eu lieu immédiatement après le crime. La question de la préméditation aurait dû se poser.

Mme Julie Pétré. Elle s’est posée.

M. le président Meyer Habib. En effet, mais elle a été évacuée en raison de l’état mental de Kobili Traoré. La juge d’instruction, à la lumière d’avis complémentaires, a tranché pour une altération totale et non partielle de sa santé mentale, privant ainsi le besoin d’un procès qui n’a jamais eu lieu.

Mme Julie Pétré. À ce stade, je n’avais aucune idée de l’altération ou de l’abolition du discernement de M. Traoré. Indépendamment de cet aspect-là, au regard des faits qui ont été commis, je pensais que le dossier partirait en cour d’assises.

M. le président Meyer Habib. Nous avons bien compris.

Mme Florence Morlighem, rapporteure. Merci pour vos propos. Du point de vue du ministère public en général, si vous êtes la première magistrate du parquet à intervenir sur une affaire, est-il courant que le dossier soit ensuite transmis au cabinet d’un autre procureur ?

Mme Julie Pétré. Dans le fonctionnement du parquet de Paris, tout à fait. La section P12 est portée sur la flagrance et ne s’occupe pas sur le long terme des dossiers. Nous avons une forte expertise et mobilisation dans les situations d’urgence, mais dès qu’elles se stabilisent, la section P20 reprend le dossier, le magistrat s’inscrivant alors dans le temps long de l’instruction. 

Mme Florence Morlighem, rapporteure. Pouvez-vous produire un réquisitoire introductif ou supplétif qui sera modifié, ensuite, par un autre procureur ?

Mme Julie Pétré. Une fois signé et versé au dossier, il ne peut pas être modifié. En revanche, un réquisitoire introductif peut être suivi de réquisitoires supplétifs qui viennent compléter, préciser, éventuellement transformer les qualifications ou en ajouter si nécessaire, mais le réquisitoire introductif ne peut être changé.

M. François Pupponi. Merci pour vos propos complets et synthétiques. Je m’interroge sur le caractère antisémite. Dans le cas présent, Kobili Traoré est auditionné le 10 juillet 2017 et il évoque Satan et la Torah, en expliquant qu’il a tué Mme Halimi pour cette raison. La Cour de cassation, dans son arrêt du 14 avril 2021, le confirme. La juge est saisie par un premier réquisitoire, mais dès lors que le 10 juillet elle auditionne Kobili Traoré, elle aurait pu le mettre en examen en ajoutant l’antisémitisme comme circonstance aggravante. Il a fallu attendre février 2018 pour que la juge d’instruction réponde au réquisitoire supplétif du parquet émis en septembre 2017 et demande de reconnaître le caractère antisémite. Comment expliquez-vous que la justice mette neuf mois pour le mettre en examen pour antisémitisme ?

Mme Julie Pétré. Elle pouvait tout à fait ajouter l’antisémitisme comme circonstance aggravante.

En ce qui concerne la lenteur, je n’étais plus sur le dossier et je ne connais pas la situation dans laquelle étaient mes collègues, il m’est donc difficile de répondre. J’ai cru comprendre, d’après son intervention, que des difficultés matérielles à entendre Kobili Traoré qui était hospitalisé se sont produites.

Les magistrats ne sont pas totalement déconnectés de la société, de ce qui s’y passe et de ces sujets d’importance. La politique pénale est édictée par le garde des sceaux qui attire régulièrement l’attention des procureurs et des parquets, sur ce type de faits. En outre, nous avons une excellente formation initiale à l’école nationale de la magistrature, où ces sujets de racisme et d’antisémitisme sont évoqués. Nous avons, par ailleurs, une non moins excellente formation continue tous les ans. Des modules concernent précisément l’antisémitisme. Enfin, ce n’est pas parce que dans ce dossier, dès le premier jour, la circonstance aggravante n’a pas été retenue que nous sommes déconnectés de ce qu’il se passe dans la société.

M. François Pupponi. Compte tenu de la loi actuelle, il est parfois compliqué de reconnaître le caractère antisémite. Ne faudrait-il pas faire évoluer la loi pour qu’il y ait une présomption d’antisémitisme ?

Mme Julie Pétré. Le risque est d’entraîner une appréhension communautaire des infractions où chaque communauté va vouloir sa présomption. Dans de nombreux autres aspects, les victimes éprouvent des difficultés à faire reconnaître le caractère homophobe ou sexiste des infractions. Je ne suis pas favorable à cet aspect communautaire.

Mme Constance Le Grip. Je vous donne acte des propos extrêmement clairs et très éclairants pour nous que vous avez tenus.

Vous avez indiqué qu’aussi bien en formation initiale que continue à l’école nationale de la magistrature, il existe une formation et une sensibilisation à ce que peuvent être les actes et les agissements à caractère raciste et antisémite. Il est très important que nos concitoyens en soient conscients.

Vos propos, concernant la possibilité pour la juge d’instruction d’élargir la saisie initiale en ajoutant une circonstance aggravante, sont très intéressants pour nous, car en totale contradiction avec ceux de Mme la juge Ihuellou.

Dans l’affaire qui nous mobilise aujourd’hui, deux actes d’instruction sont absents : la reconstitution et le transport sur place des deux juges d’instruction co-saisis. Si vous aviez été en position de mener l’instruction, auriez-vous diligenté ces deux actes ?

Mme Julie Pétré. Je n’ai pas l’audace de prétendre que j’aurais mieux fait le travail qu’une collègue. Je connais les difficultés qu’elle a rencontrées, mais je ne peux pas m’avancer à vous dire comment j’aurais traité ce dossier si j’avais été juge d’instruction.

M. le président Meyer Habib. Avec le recul que vous avez aujourd’hui, changeriez-vous quelque chose à la façon dont vous avez procédé à l’époque ? Avez-vous, à l’époque, senti des dysfonctionnements ? Pour être plus consensuels, qu’aurions-nous pu améliorer ?

Mme Julie Pétré. Je n’ai aucune difficulté à reconnaître mes erreurs. Absolument aucune. J’ai eu à connaître peu de temps le dossier, mais la procédure s’est déroulée comme elle le devait. Je ne relève pas de dysfonctionnements (une erreur de droit ou une faute de procédure) comme la commission les recherche. 

Mme Camille Galliard-Minier. Mme la juge Ihuellou nous a indiqué qu’elle ne pouvait procéder à la qualification du caractère antisémite qu’à l’occasion d’une nouvelle audition de M. Traoré. Or cette audition n’est intervenue qu’au mois de février, sachant que le réquisitoire supplétif du parquet fait sans doute suite aux déclarations de M. Traoré en juillet et aux éléments de l’expertise rendue au début du mois de septembre par le professeur Zagury. Ce dernier indique, par ailleurs, qu’un acte antisémite peut être accompli, même sous l’emprise une bouffée délirante.

Mme la juge d’instruction était-elle obligée d’attendre son audition pour ajouter le caractère antisémite de l’acte ? Elle-même nous a affirmé que la procédure a été retardée compte tenu de l’hospitalisation de M. Traoré en unité pour malades difficiles (UMD).

Mme Julie Pétré. Sur le délai pour organiser l’audition, je ne peux pas me prononcer. En revanche, pour mettre en examen ou élargir la mise en examen de l’intéressé, ce doit être fait dans le cadre d’une audition.

M. le président Meyer Habib. Merci Mme la magistrate. La séance est levée.

 

La réunion se termine à dix-huit heures quarante.
Membres présents ou excusés

Commission d’enquête chargée de rechercher d’éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l’affaire dite Sarah Halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement

Présents. – Mme Aude Bono-Vandorme, Mme Camille Galliard-Minier, M. Meyer Habib, Mme Constance Le Grip, M. Richard Lioger, M. Sylvain Maillard, Mme Florence Morlighem, M. François Pupponi