Compte rendu

Commission
des affaires économiques

– Audition, conjointe avec la commission des affaires européennes, de M. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur.              2

 


Jeudi 1er juin 2023

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 70

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de

M. Guillaume Kasbarian,

Président

Et de
M. Pieyre-Alexandre Anglade
Président de la commission des affaires européennes


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Conjointement avec la commission des affaires européennes, la commission des affaires économiques a auditionné M. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur.

M. le président Guillaume Kasbarian. Monsieur le commissaire, c’est la première fois que nous vous entendons sous la présente législature ; je m’en réjouis, car vos prises de parole sont toujours stimulantes.

Votre champ de compétence recouvre une large partie des attributions de la commission des affaires économiques au niveau national. Vous avez pour mission de créer le cadre qui permettra à l’Europe d’exploiter au mieux la transition numérique et de garantir le bon fonctionnement du marché unique dans les conditions d’une concurrence équitable, notamment par l’établissement d’une stratégie globale à long terme pour l’avenir industriel de l’Europe et d’une stratégie en faveur des PME. Vous avez également des attributions dans le domaine de l’espace, ce qui suscitera certainement des questions puisque la commission des affaires économiques a créé récemment une mission d’information sur l’avenir de l’industrie spatiale européenne.

Pour ma part, je me concentrerai sur les questions industrielles.

Le Gouvernement vient de déposer sur le bureau du Sénat un projet de loi relatif à l’industrie verte, dont j’ai coordonné les travaux préparatoires et qui sera soumis à notre assemblée à la mi-juillet. Avez-vous pu en prendre connaissance ?

D’une façon générale, comment agissez-vous pour que les initiatives nationales des différents États membres de l’Union européenne renforcent l’Europe au lieu de la diviser ?

Pourriez-vous faire un point sur votre action pour contrer les concurrents plus décomplexés que nous ? Je pense évidemment à la Chine ou aux États-Unis qui, en votant une loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act, IRA), favorisent les entreprises implantées sur leur territoire.

M. le président Pieyre-Alexandre Anglade. Nous sommes très heureux de pouvoir procéder à cette audition importante, à un moment où notre stratégie de reconquête et de souveraineté industrielles porte ses fruits en France et en Europe. L’inauguration, cette semaine, d’une gigafactory française de batteries pour les véhicules électriques en témoigne. Au côté du Président de la République, le 11 mai dernier, vous aviez vous-même parlé de véritable « mutation de la doctrine européenne sur l’industrie ». La réindustrialisation décarbonée est à l’œuvre partout sur notre territoire et c’est une très bonne chose.

La situation politique l’exige, alors que les rapports de force économiques entre puissances ne cessent de s’exacerber : aggravation des tensions commerciales, accélération de la course aux matières premières critiques, mesures déloyales faussant la concurrence au prétexte de politiques industrielles. Chacun le voit désormais, parmi les Européens : l’économie est un instrument de souveraineté et de puissance et l’Europe doit y prendre toute sa place, sans naïveté. C’est le sens de l’action que vous menez avec la Commission, en lien avec le Parlement européen et les parlements nationaux.

Dans la compétition stratégique mondiale, l’échelon européen est bien le plus pertinent pour consolider notre souveraineté industrielle. Ceux qui, en 2017, fustigeaient la volonté de souveraineté européenne en évoquant une utopie française voient bien que, partout en Europe, le changement est en train de s’opérer, y compris chez nos amis allemands – le chancelier, à l’occasion de son discours de Prague, a plaidé pour une stratégie « Made in Europe 2030 », qui rejoint largement les positions françaises.

Je tiens à saluer votre action depuis 2019, en tant que commissaire chargé du marché intérieur et de l’industrie.

Vous avez joué un rôle clé pour protéger les Européens, en permettant une production d’ampleur de vaccins contre la covid. On se souvient de la manière dont tout avait commencé puis de la reprise en main, notamment par la Commission, dont l’action a été décisive.

Vous avez permis une régulation ambitieuse des services et des marchés numériques. Les accords historiques sur le règlement sur les services numériques (Digital Services Act, DSA) et sur le règlement sur les marchés numériques (Digital Markets Act, DMA), obtenus sous présidence française, démontrent que l’Europe est aux avant-postes pour mettre un terme au « Far West numérique ». Il serait intéressant de vous entendre sur Twitter et la conformité qui devra être la sienne au mois de septembre prochain.

Il nous reste encore de nombreux défis à relever. Je pense en particulier au renforcement de notre base industrielle et technologique de défense (BITD), au cœur de la solidarité européenne envers l’Ukraine, qui défend nos valeurs contre l’agression russe. L’Europe a fait preuve d’une réactivité dont nous pouvons nous féliciter, en présentant rapidement des mesures concrètes pour bâtir une économie de guerre et accélérer la livraison et l’acquisition conjointe de munitions. C’est le sens de la proposition de règlement de soutien à la production de munitions (Act in Support of Ammunition Production, Asap) : 500 millions d’euros pour fournir davantage de munitions à la résistance ukrainienne, et cela dès que possible. Nous comptons sur les États membres et sur le Parlement européen pour parvenir à un accord au plus tôt.

Il y aurait encore bien d’autres sujets à évoquer, tels que notre réponse commune à l’IRA.

M. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur. Je vous remercie de me permettre de m’exprimer devant vous pour évoquer la souveraineté industrielle, un sujet qui m’est cher et qui est extrêmement important pour les Européens et pour nous, Français.

Ce thème ne fait plus débat : il est désormais ancré et fera partie de notre ADN, pour longtemps, je l’espère – en tout cas, je me suis beaucoup battu pour cela à la Commission européenne et au niveau de l’Europe. Cette évolution, nous la devons à la succession de crises que nous avons vécues au cours des quatre dernières années. La crise sanitaire, la crise énergétique, les conséquences de l’agression terrible voulue par Vladimir Poutine en Ukraine et donc la guerre qu’il mène sur le territoire européen, et les crises systémiques, telle la crise climatique, nous ont au moins appris une chose : un pays seul n’est pas en mesure de lutter contre des crises d’une telle ampleur. C’est parce que nous sommes ensemble, que nous représentons 450 millions d’Européens, que nous sommes le premier marché du monde, que nous pouvons trouver des solutions. Au reste, on l’a bien vu, ceux qui ont voulu s’extraire de notre Union en souffrent, c’est une évidence – je ne désigne personne, mais vous aurez compris à qui je pense.

Ensemble, nous avons réfléchi et travaillé pour aller plus vite, en partant du constat qu’être une puissance en matière de recherche ne suffit plus. Si essentielles que soient la recherche et l’innovation, il faut aussi avoir une capacité de production industrielle domestique, sur notre continent européen, dans nos États membres et, bien sûr, en France. Je défends ce changement de paradigme depuis mon premier jour à la Commission. Il a trouvé un relais en la personne du Président de la République, qui l’a porté fortement en France puis lors de la présidence française de l’Union européenne.

La souveraineté industrielle est un impératif transversal, que l’on retrouve sur tous les terrains : dans la réalité de nos usines, qui sont de plus en plus interconnectées avec le monde numérique, sur la terre comme dans le ciel et dans l’espace, dans le civil comme dans le militaire. C’est la fin de l’Europe naïve et l’affirmation d’une Europe puissance, qui prend en main son destin industriel. Grâce à elle, nous allons exporter nos technologies et nos produits plutôt que nos emplois. Il n’y a pas de fatalité ; il faut aborder les choses selon leur opportunité, en nous appuyant sur nos forces. Il faut toujours mesurer nos forces plutôt que de nous attacher à nos faiblesses, ce qui nous empêche d’avancer.

Notre première force, c’est notre marché intérieur, pour ce qu’il offre en termes d’emploi et de créativité, pour son unicité, mais aussi pour l’instrument géopolitique qu’il représente. Notre deuxième force tient à notre capacité à transformer notre leadership technologique en leadership industriel et commercial. La troisième est la richesse de notre capital humain.

Le marché intérieur s’est révélé en tant qu’instrument géopolitique dans le continuum des crises auquel nous faisons face, qui traduit un changement fondamental : on est passé de l’ère de la mondialisation à celle que je qualifie d’« ère géopolitique des chaînes de valeur ». Lorsqu’on parle d’infrastructure industrielle, on entend évidemment l’instrument, l’usine, le lieu, mais c’est aussi, en amont, un nombre très élevé de chaînes de valeur – nationales, intracommunautaires et internationales – et, en aval tout ce qui concerne la fabrication, la fabrication assistée, le time-to-market, les productions toujours plus finalisées pour répondre aux besoins spécifiques des usages.

C’est ainsi que nous avons essayé progressivement de reconstruire notre marché intérieur, qui est plus important que le marché américain. Je l’ai rappelé hier au secrétaire d’État Antony Blinken, à la secrétaire au commerce Gina Raimondo et à la représentante au commerce Katherine Tai, avec lesquels je participais au Conseil commercial et technologique entre l’UE et les États‑Unis (TTC) dans le nord de la Suède : le marché européen, notamment dans le secteur du numérique, est une fois et demie plus gros que le marché américain, il est donc normal que nous défendions ce que nous sommes.

Nous avons bâti les infrastructures réglementaires nécessaires à un marché européen numérique grâce à des régulations transverses et identiques pour tous les pays, que nos instances démocratiques européennes – les colégislateurs que sont le Parlement européen et le Conseil européen – ont votées. Le DSA et le DMA composent, dans cet espace numérique qui était une sorte de Far West, une architecture qui permet à présent l’application de règles unifiées aux plateformes partout en Europe : au niveau sociétal, avec le DSA ; au niveau économique, avec le DMA.

Désormais, quand l’Europe parle, ce sont les grandes plateformes qui doivent s’adapter à ses régulations, et non plus l’inverse. Nous sommes un continent ouvert aux autres, mais désormais nous imposons des conditions. Si elles les respectent, les entreprises étrangères sont les bienvenues ; dans le cas contraire, elles ne peuvent pas opérer sur le marché intérieur. Ce qui est déjà vrai pour nombre de produits qui font l’objet de spécifications – mes équipes surveillent, par exemple, que les jouets importés sont bien dénués d’intrants toxiques – l’est désormais aussi dans l’espace numérique.

Notre force, nous l’avons fait jouer aussi au moment de la crise de la covid. Au début, chaque pays s’est refermé sur lui-même et a essayé de voir comment faire. Pour finir, face à l’ampleur de l’enjeu, la nécessité d’agir ensemble s’est imposée. C’est ainsi que nous nous sommes soudés pour acheter et pour développer la recherche plus encore que ce que nous faisions auparavant – la plupart des vaccins qui ont été utilisés avaient été financés par l’Europe, en particulier les vaccins à ARN messager.

Nous nous sommes unis, non seulement pour acheter, mais aussi – c’est la tâche qui m’a été confiée – pour faire croître très rapidement la capacité de production industrielle et pharmaceutique de nos usines en Europe. On pensait que c’était mission impossible ; en moins d’un an, l’Europe est devenue la pharmacie du monde pour les vaccins, dont nous avons été les premiers exportateurs. Nous avons livré d’abord nos propres concitoyens, puis exporté la moitié de la production dans le monde. D’une capacité de fabrication mensuelle de 20 millions de doses, nous sommes passés à 300 millions en l’espace de quelques mois. C’est là un exploit industriel qui nous a montré qu’en œuvrant ensemble, en mutualisant les chaînes de valeur, en travaillant sur les goulets d’étranglement, comme nous l’avons fait avec mes équipes, nous pouvions progressivement multiplier notre capacité pharmaceutique globale.

C’est encore le marché intérieur qui, bon an mal an, nous a permis de maintenir notre approvisionnement en énergie l’hiver dernier, et dès que la guerre en Ukraine a débuté. Vladimir Poutine a utilisé beaucoup des dépendances de l’Union européenne, en particulier celle à l’égard de l’énergie, comme des armes hybrides. Nous avons considéré qu’il était indispensable de se découpler de cette dépendance, notamment s’agissant du gaz. Beaucoup disaient que c’était impossible : nous y sommes parvenus en l’espace de huit mois, en ayant recours à d’autres sources d’approvisionnement, entre autres le gaz naturel liquéfié, et, à ce jour, le prix du gaz est moins élevé qu’il ne l’était avant le début des hostilités en Ukraine. Pour avoir contribué à la mise en place de la plateforme commune, notamment avec ma collègue Kadri Simson, je puis vous assurer que cela ne s’est pas fait tout seul et que cela a demandé une très forte coordination européenne.

Aujourd’hui encore, nous mettons en commun nos capacités industrielles de défense pour augmenter nos capacités de production, notamment d’armement et de munitions. Nous en avons besoin pour nous, car tous les États membres ont beaucoup donné de ces armements et munitions à l’Ukraine pour répondre à la demande des autorités de défense ukrainienne. Ils ont réduit leurs stocks, qu’il s’agit de remonter très rapidement afin d’être au niveau nécessaire, y compris pour faire face à des guerres de haute intensité. Il faut aussi pouvoir continuer à livrer les matériels dont l’Ukraine a besoin. Nous avons pris l’engagement de fournir 1 million de munitions à l’horizon de douze mois, mais surtout de monter notre capacité industrielle en matière de défense pour produire à peu près 1 million de munitions par an, ce qui nous semble être nécessaire, en l’état du monde géopolitique, pour les années à venir. En tant que responsable des industries de défense, c’est à moi qu’incombe cette tâche. J’ai visité plus de quinze États membres qui disposent de capacités industrielles pour les faire travailler de concert, réfléchir aux chaînes de valeur, aux chaînes d’approvisionnement et être en mesure de faire face à cet enjeu.

Les questions géopolitiques se jouent aussi au-dessus de nos têtes, en particulier à l’heure où l’espace est un domaine de plus en plus disputé. Il est essentiel que l’Europe tienne son rang de très grande puissance spatiale. Nous disposons déjà de deux constellations souveraines. Galileo est la constellation la plus performante au monde en matière de positionnement par satellite ; elle est plus performante que le GPS américain. Elle est utile pour les positionnements que nous utilisons quotidiennement, dans nos véhicules, nos smartphones, etc., mais elle permet également des applications dans le domaine gouvernemental et de défense. La deuxième constellation, Copernicus, fournit des images en temps réel de la planète pour toutes les applications, climatiques notamment. Avoir une connaissance au niveau spatial de tout ce qui se passe en temps réel sur la planète est essentiel.

Nous avons lancé une troisième constellation, Iris, qui fournira, au niveau européen, une connectivité ultra-sécurisée pour les communications intergouvernementales et pour passer dans l’ère post-quantique. Avec le développement des calculateurs et ordinateurs quantiques, certains des codes qui protègent actuellement les réseaux classiques de communication, en particulier internet, pourront être cassés – je pense au chiffrement RSA. Il faudra donc disposer d’une capacité de cryptologie quantique pour des applications spécifiques ; c’est ce qu’Iris permettra prochainement. Le projet a été voté par les colégislateurs, les appels d’offres sont en cours. Ce très important projet européen de souveraineté couvre également nos besoins commerciaux privés et ceux des particuliers qui n’ont pas accès au haut débit dans certaines parties de l’Union européenne. Constellation Nord-Sud, en orbite basse, Iris s’appuiera aussi sur des constellations en orbites moyenne et géostationnaire déjà existantes. Bien plus sophistiquée que celles qui existent à ce jour, elle répondra à nos besoins et couvrira également l’Afrique, car nous voulons offrir une capacité de connectivité à l’ensemble du continent africain.

Pour que notre marché intérieur soit un outil géopolitique au service de la fin de l’Europe naïve, il nous faut nous doter de dispositifs permettant des rapports de force. Par exemple, lorsque j’étais en charge des vaccins, j’ai découvert avec surprise qu’une grande partie des composants nécessaires à l’ARN messager, notamment, étaient fabriqués dans nos usines européennes implantées aux États-Unis. Or le gouvernement américain avait posé un DPA, c’est-à-dire une interdiction d’export, non seulement des vaccins, mais aussi de leurs composants, tant que l’immunité collective ne serait pas atteinte aux États-Unis, et cela pour toute entreprise localisée aux États-Unis. Devant l’impossibilité de déroger qu’opposait mon interlocuteur, l’US-Chief Vaccin Task Force, à mes demandes de déblocage, le collège des commissaires, puis nos colégislateurs, ont voté en urgence un acte législatif de réciprocité, applicable à tout pays adoptant ce type de pratique. Quelques semaines plus tard, une entreprise des Pays-Bas n’a pas livré des composants aux États-Unis. Après que mon interlocuteur américain eut crié au chantage, nous nous sommes entendus pour débloquer ensemble : les chaînes de valeur ont pu se rouvrir et nous sommes devenus bons amis.

On voit là que ce sont les points forts – pas les faiblesses – qui servent la géopolitique des chaînes de valeur. C’est pourquoi j’insiste pour bien identifier les nôtres, car ce sont les piliers sur lesquels nous pouvons bâtir des relations équilibrées, y compris avec nos meilleurs partenaires.

La fin de l’Europe naïve nécessite aussi de se doter d’éléments de défense commerciale. En particulier, les investissements doivent répondre à des critères et normes identiques aux nôtres. Avec les FDI screening (analyse des investissements directs étrangers), nous disposons désormais d’instruments pour vérifier en amont leur conformité au règlement relatif aux subventions étrangères des pays tiers, de sorte que la concurrence sur le marché unique ne soit pas faussée.

Nous ne sommes contre personne, mais nous connaissons notre force. Nous disons à tous ceux qui veulent venir chez nous : « Bienvenue, voici nos règles ». Mon travail de commissaire européen du marché intérieur, c’est de veiller à l’efficacité de ces règles, à leur application et à leur compréhension par ceux qui veulent bénéficier de notre marché intérieur. Si un investisseur veut y construire des voitures pour la conduite à gauche, c’est à moi de lui expliquer qu’en Europe continentale, on roule à droite et qu’il faudra mettre le volant à gauche. Et je le fais dans tous les domaines.

« Une Europe ouverte, mais à nos conditions », cette formule toute simple m’a valu des heures et des semaines de négociation, y compris au sein de la Commission. À mon arrivée, l’Europe ouverte était proclamée comme une fierté. Pendant deux ans, je n’ai eu de cesse de répéter : « Ouverte, oui, mais à nos conditions. » C’est finalement la position qui l’a emporté à l’issue du débat qui a eu lieu au sein du collège, celle que nous déclinons et qui nous permet de définir à ce jour la souveraineté industrielle.

Notre deuxième force, c’est notre leadership technologique, que nous devons transformer en leadership industriel. « L’entreprise sans usine » prônée à une époque est une caricature qui a produit bien des dégâts. Il n’y a pas d’entreprise industrielle sans usine. De plus en plus, les produits fabriqués intègrent de la valeur ajoutée avec des composants électroniques et des semi-conducteurs qui eux-mêmes ouvrent sur des applications spécifiques, lesquelles sont développées pratiquement en même temps avec les utilisateurs. Tout cela suppose de la proximité.

Je crois profondément que la proximité d’un outil industriel par rapport à son marché est devenue un élément central parce que, dans l’industrie 4.0, les clients interviennent quasiment en amont. De la même façon qu’il y a vingt ans, lorsque l’on achetait une voiture, on participait à sa conception en en choisissant la couleur, celle des sièges ou l’autoradio en option, aujourd’hui, les clients peuvent le faire pour tous les produits. C’est d’autant plus vrai dans les interactions numériques, qui sont de plus en plus importantes, qu’elles soient basiques ou fassent appel à l’intelligence artificielle. Tout produit qui interagit de façon numérique avec son environnement nécessite une proximité des lieux de fabrication, de recherche et de formation. Et les jeunes devront se former à cette dualité industrielle et commerciale.

L’importance de ce sujet m’a incité à mener assez rapidement un autre combat, également compliqué, pour convaincre de la nécessité de rapatrier des usines de composants et de semi-conducteurs en Europe. Au cours des trente ou quarante dernières années, on a laissé filer un grand nombre de nos usines de semi-conducteurs, essentiellement à Taïwan et en Asie du Sud-Est, pour des raisons de compétitivité et de coût du travail. En 2000, environ 40 % de la production mondiale étaient fabriqués en Europe, contre 10 % aujourd’hui – il en est de même aux États-Unis. Compte tenu des perspectives d’évolution dans le monde et du poids que nous y pesons – l’Europe représente 440 millions d’habitants sur une planète qui en compte 9 milliards –, nous estimons que la localisation en Europe de 20 % de la production des semi-conducteurs à l’horizon 2030 garantirait le bon fonctionnement de nos chaînes de valeur et fournirait à nos usines ce dont elles ont besoin, y compris dans l’industrie qui intégrera, peu ou prou, ce type de semi-conducteurs, classiques ou à plus forte valeur ajoutée.

Je souhaite que nous soyons les plus avancés possible dans la production de semi-conducteurs en dessous de 10 nanomètres, c’est-à-dire du milliardième de mètre, voire les plus avancés en dessous de 2 nanomètres, qui permettent la plus grande puissance de calcul nécessaire aux produits de demain. Grâce au règlement européen sur les puces (European Chips Act), nous avons un cadre d’investissement qui nous permet d’accueillir en nombre des industries et usines travaillant dans ces domaines.

Parallèlement à la transition numérique, l’Europe a à conduire la transition verte, jumelle industrielle de la première, qui a également besoin de plus en plus de composants critiques, mais aussi d’infrastructures et d’usines pour fabriquer les éléments du verdissement et de la décarbonation de nos économies. Dans ce domaine aussi, on a laissé filer beaucoup de choses en Chine, en particulier les panneaux photovoltaïques, dans lesquels nous étions leaders il y a quelques années et qui y sont maintenant produits à 98 %. Il s’agit donc de reconquérir ces marchés.

C’est l’objet de la proposition de règlement pour une industrie à zéro émission nette (Net Zero Industry Act, NZIA), qui est la réponse européenne à l’IRA américain – je m’en suis encore longuement entretenu hier avec le secrétaire d’État Antony Blinken. C’est une réponse qui me semble adaptée et équilibrée. Il fallait la mettre en place très rapidement pour affaiblir une force d’attractivité et d’appel de nos industries vers ailleurs, car cette course à la réindustrialisation n’a pas lieu qu’en Europe, elle est également lancée aux États-Unis et en Chine, notamment.

Il faut donc accélérer, se donner les moyens financiers mais aussi réglementaires. Pour ne plus avoir à attendre trois ans pour installer une usine de fabrication d’hydrogène et d’électrolyseurs, il faut accélérer les procédures d’autorisation des sites industriels, bien sûr tout en respectant nos normes en matière d’environnement et de biodiversité.

Nous nous sommes fixé des objectifs élevés dans le secteur des industries vertes. Pour produire 40 % de nos besoins de déploiement de cleantech (technologies vertes) à l’horizon 2030, et 10 % à 40 % selon les différents types de chaînes de valeur, nous nous donnons les moyens financiers, au niveau européen et, bien sûr, français. La gigafactory française de batteries inaugurée cette semaine fait partie des composants essentiels de ce domaine, comme toutes les industries qui contribuent à la fabrication d’énergies renouvelables – les éoliennes, les panneaux photovoltaïques, les pompes à chaleur mais aussi le nucléaire, pour l’inclusion duquel je me suis battu. Je l’ai dit dès le premier jour, sans idéologie aucune : sans nucléaire, il est impossible d’atteindre l’objectif de décarbonation en 2050. Aujourd’hui, 25 % à 30 % de notre production d’électricité est nucléaire ; il faudra la maintenir encore à 20 % minimum à l’horizon 2050, tout en doublant la capacité de production électrique. Si nous n’augmentons pas nos capacités nucléaires – qui produisent une énergie décarbonée –, nous n’y parviendrons pas.

Il s’agit donc de continuer à investir, et dans la jeunesse aussi. Moi qui suis ingénieur, je sais qu’il faut donner aux jeunes l’envie d’aller travailler dans certaines filières. Par le passé, on les a un peu découragés de s’orienter dans le domaine du nucléaire ; il faut donc y attirer de jeunes talents en leur redonnant de la visibilité. Je suis de ceux qui croient aussi aux générateurs de quatrième génération, propres, et qu’il faut continuer à investir dans la fusion nucléaire. Car le nucléaire est une énergie d’avenir importante et propre.

Je termine avec le capital humain – les jeunes comme les moins jeunes –, qu’il est indispensable de former à ces transitions. Pour reprendre l’exemple des voitures, le Parlement et le Conseil européens ont décidé l’arrêt de la vente des véhicules thermiques en 2035. Quant à moi, je me bats pour que l’on continue à fabriquer des moteurs thermiques en Europe, ne serait-ce que pour les vendre à ceux qui auront besoin de moteurs propres pour effectuer leur transition. Dans ce contexte, il faut accompagner ceux qui fabriquent des véhicules thermiques vers la construction des véhicules électriques, qui est un tout autre métier.

La formation est essentielle. Avec mon collègue Nicolas Schmit, nous avons créé des académies spécifiques et mobilisé des moyens très élevés pour accompagner ces transitions dans le cadre du pacte pour les compétences noué avec les quatorze écosystèmes industriels qui constituent le marché intérieur, parmi lesquels l’automobile, l’aviation, la santé, l’industrie de défense – entre autres. Ces écosystèmes industriels sont eux-mêmes formés de grands groupes, de petites et moyennes entreprises, de centres universitaires, de centres de recherche, chacun ayant des dynamiques propres de transformation, donc de formation. Je serais heureux de vous en parler, mais je laisse la place aux questions. Sachez toutefois que le sujet est d’importance, et que nous y avons investi beaucoup de moyens, y compris à la disposition des États membres.

Pour conclure, je vous informe que nous avons élaboré un agenda de sécurité économique, qui fera l’objet d’une proposition de texte et d’une communication que nous présenterons dans les quinze jours qui viennent. C’est un sujet d’importance puisqu’il s’agit de « dérisquer » des dépendances par rapport à la géopolitique des chaînes de valeur. Je serais heureux d’y revenir au cours des questions.

M. le président Guillaume Kasbarian. Nous en venons aux interventions des orateurs de groupe.

Mme Nicole Le Peih (RE). Dans un contexte international marqué par le retour de la compétition entre les grandes puissances, il est essentiel que l’Union européenne fasse de la sécurité économique une priorité afin de défendre les actifs stratégiques européens.

Lors de son discours à l’Institut Nexus en avril dernier, le Président de la République Emmanuel Macron a appelé à adopter une nouvelle doctrine en matière de souveraineté économique. Il a souligné l’importance de maintenir un marché commun ouvert tout en étant capable de repousser les investissements hostiles dans les secteurs critiques. Ces propos font écho au discours de Mme Ursula von der Leyen sur les relations entre l’Union européenne et la Chine en mars dernier.

La Commission européenne devrait présenter une nouvelle stratégie – ou un agenda – de sécurité économique pour l’année 2023. Cette feuille de route devrait identifier les secteurs considérés comme critiques pour la souveraineté économique de l’Union européenne et clarifier l’articulation des différents dispositifs existants. Comment se déclinera cette nouvelle stratégie de sécurité économique ? Comment sortir de cette naïveté coupable et quels sont les secteurs prioritaires pour la souveraineté économique de l’Union européenne ?

M. Thierry Breton. Votre question me permet d’évoquer un sujet que je n’ai pas abordé dans mon exposé introductif : les composants critiques.

Parmi les matériaux et composants spécifiques nécessaires aux transitions et dont il est nécessaire de sécuriser les chaînes d’approvisionnement, on trouve en particulier des minerais tels que le lithium, le cobalt, le cuivre et l’ensemble des terres rares. Pour nombre de ces matériaux, nous sommes dépendants de la Chine à plus de 90 %. C’est le cas, par exemple, du lithium, alors que la Chine n’extrait que peu de lithium, mais elle le raffine.

Nous avons identifié, dans les domaines importants, les chaînes de valeur pour lesquelles nous proposerons une stratégie de diversification et de relocalisation d’un certain nombre de composants. S’agissant des minerais, nous avons décidé qu’au moins 10 % de l’extraction serait effectuée en Europe à l’horizon 2030. De nombreux pays et lieux sont candidats à ces extractions, mais les temps d’obtention des autorisations sont extrêmement longs, compte tenu de la nécessité de respecter nos critères spécifiques en matière d’environnement et de biodiversité.

Nos homologues américains nous ont demandé, hier, dans le cadre du TTC que nous réunissons tous les six mois, pourquoi nous ne désignions pas uniquement la Chine. Mais les problèmes de sécurité économique ne dépendent pas seulement de ce pays ! La Chine est un des grands acteurs, mais nous cherchons à avoir une vision globale de façon à accroître notre souveraineté et notre autonomie dans ces secteurs clés et éviter de remplacer une dépendance par une autre.

M. Aurélien Lopez-Liguori (RN). Au début de l’année, les Américains ont voté l’Inflation Reduction Act, qui leur permet de soutenir leurs entreprises à grands coups de commandes publiques et de subventions : l’Union européenne pousse des cris d’orfraie en découvrant qu’un pays peut être souverain et protéger son industrie. Disons-le, elle est prise au dépourvu, elle patauge et certains évoquent, en réponse, un Buy European Act, que nous attendons toujours.

Si nous n’avons toujours pas d’équivalent au Buy American Act ou au Small Business Act, c’est parce que le droit de la concurrence de l’Union européenne nous étouffe. Nos règles de commande publique rendent très difficile, voire impossible, pour l’État de prioriser des acteurs nationaux ou européens. Les investissements étrangers profitent de règles laxistes : si une entreprise extra-européenne souhaite racheter une entreprise française, l’État ne peut s’y opposer que si cette dernière figure sur la liste des secteurs stratégiques dressée par le décret Montebourg. Cette logique restrictive l’empêche donc de protéger les autres entreprises. Enfin, le contrôle des concentrations freine la possibilité pour les grandes entreprises européennes de monter en puissance en ne leur permettant pas de se constituer en géants.

Résultat : nous sommes incapables de rivaliser avec les grands acteurs américains et chinois dans de trop nombreux domaines. Dans le numérique, par exemple, vous répétez votre volonté de créer des Gafam européens. Parfait ! Mais avec ces règles absurdes, comment espérer contrer Amazon ou Google, qui se sont construits sur la commande publique, sur des monopoles ?

À quand un droit de la concurrence qui protégera et privilégiera les entreprises européennes, et qui donnera aux États la possibilité d’orienter leurs commandes publiques uniquement vers des acteurs européens ? Quand l’Union européenne cessera-t-elle enfin d’être aveuglément soumise à l’idéologie de la concurrence libre et non faussée ?

M. Thierry Breton. Dans la minute trente que vous m’avez laissée pour vous répondre, je serai encore plus caricatural que vous l’avez été et me limiterai au dernier point : je ne défends personne ici. Et non, Amazon et Google ne se sont pas développés grâce à la commande publique : c’est totalement faux.

M. Aurélien Lopez-Liguori (RN). Disons Apple.

M. Thierry Breton. Vous parliez d’Amazon et de Google. Je réponds précisément à votre question : c’est non.

À l’origine, développer ces grandes plateformes sur un marché unique numérique n’était pas extrêmement compliqué puisqu’il n’existait pas, il était fragmenté. Désormais, grâce aux DSA et DMA, nous l’avons enfin.

Je vous rejoins sur l’évolution de la politique de concurrence. Je me suis beaucoup battu pour cela, et elle commence à évoluer. Pouvez-vous me citer un cas, depuis que je suis commissaire, d’une grande fusion, d’un « géant » comme vous dites, qui aurait été interdit en Europe ? Vous avez raison, c’est un sujet important dont il fallait se saisir, et voyez ce qu’il y a dans le NZIA : la possibilité, enfin, de bénéficier des marchés publics et de la souplesse que vous appelez de vos vœux. Vous le voyez, l’Europe avance !

M. Manuel Bompard (LFI-NUPES). Contrairement à ce que j’ai entendu, la France et le continent européen ne cessent malheureusement de se désindustrialiser. La part de l’industrie manufacturière est ainsi passée de 18 % du PIB de l’Union européenne en 2000 à seulement 15 % en 2021, et le phénomène s’accélère. Les indices des directeurs d’achat de ce mois de mai montrent une contraction continue du secteur industriel.

Vous avez certes pris des initiatives, mais celles-ci échoueront si elles ne s’attaquent pas aux angles morts qu’elles comportent.

Parmi ces angles morts, le premier est la mise en concurrence généralisée des industries et des travailleurs au sein de l’Union européenne. Sur 752 délocalisations dans le secteur manufacturier entre 2003 et 2016, près de la moitié ont eu lieu au sein de l’Union et un fossé s’est créé entre, d’un côté, l’Allemagne et les pays d’Europe centrale, de l’autre côté, les pays du Sud. Vous devriez être sensible à ce constat de France Stratégie : « La France est, parmi les grands pays industrialisés, celui qui a subi la plus forte désindustrialisation durant les dernières décennies », faisant de notre économie l’économie « la plus désindustrialisée du G7 » après le Royaume‑Uni. Malheureusement, les fonds européens contribuent parfois au déshabillage de l’industrie française. Par exemple, le site de Bridgestone à Béthune a été fermé, parce que mis en concurrence avec un site polonais qui a bénéficié de 24 millions d’euros d’aides dans le cadre du fonds européen de développement régional (Feder).

Deuxième angle mort : le refus d’instaurer un protectionnisme écologique et solidaire aux frontières de l’Union européenne. Alors que les États-Unis et la Chine pratiquent à tout-va le protectionnisme et le soutien massif à leur industrie, la Commission demeure libre-échangiste.

Le troisième angle mort est l’absence de vraie réforme des règles budgétaires européennes et du régime des aides d’État. Sur le premier point, tant que vous maintiendrez les règles du pacte de stabilité et de croissance, certains États européens – en l’occurrence, l’Allemagne – pourront soutenir massivement leur industrie alors que les autres ne le pourront pas, et les déséquilibres déjà existants s’aggraveront. Quant aux règles relatives aux aides d’État, certes vous les assouplissez, mais si vous ne les conditionnez pas à des objectifs sociaux et environnementaux, vous ne faites qu’alimenter les profits des actionnaires, et rien d’autre.

La France d’Emmanuel Macron est championne en la matière, avec 157 milliards d’euros d’aides publiques par an, et ce constat de France Stratégie : « Les grandes entreprises françaises sont devenues des championnes de la délocalisation, ce qui leur a permis de maintenir leur compétitivité au niveau mondial mais au détriment de l’emploi industriel en France. »

C’est la fin de l’Europe naïve, avez-vous dit. Je vous prends au mot : qu’avez-vous prévu pour remédier à ces angles morts ?

M. Thierry Breton. Je vous rejoins sur le constat de la tendance à la désindustrialisation de l’Europe depuis 2000. Elle a enfin atteint un plancher à 15 % aux environs de 2020 et, après une période plate de cinq ans, la part de l’industrie commence à remonter. Ce que montrent les chiffres, c’est que nous avons stoppé cette désindustrialisation. J’en veux pour preuve tous les investissements constatés aujourd’hui dans le domaine de l’industrie propre. Outre les mégafab de batteries comme celle annoncée hier, il y en a plus d’une vingtaine sur le continent européen : dans les domaines de la cleantech, des semi-conducteurs et des véhicules, la réindustrialisation est très forte.

Si je partage votre analyse sur les délocalisations intracommunautaires intervenues dans le passé, je perçois maintenant une très forte inversion de tendance de la part de pays qui souhaitent reconstituer leur base industrielle. Si donc il nous fallait effectivement intervenir sur la politique de concurrence, nous sommes en train de faire évoluer les choses dans le sens de la réindustrialisation de l’Europe – un combat que nous partageons.

Mme Louise Morel (Dem). Je me réjouis de voir réunies les deux commissions dans lesquelles je siège, car la réponse aux défis économiques qui sont devant nous se trouve à l’échelle européenne. Notre souveraineté économique ne peut que se penser en étroite relation avec nos partenaires européens.

Dans le prolongement d’un colloque passionnant sur l’intelligence artificielle (IA) qui s’est tenu à l’Assemblée nationale, il y a deux jours, je souhaiterais connaître votre vision quant à la manière d’en encadrer l’usage : quelle souveraineté européenne pouvons-nous avoir en ce domaine ?

Le récent développement de l’usage de ChatGPT nous amène à repenser nos modes de travail, d’éducation, parfois, et d’organisation de certains modes de production. Il pose également la question de l’accès, gratuit ou payant, aux intelligences artificielles. La version de base de l’algorithme ChatGPT est gratuite, sa version premium est désormais payante. Le risque est de voir demain se creuser des inégalités entre ceux qui pourront s’offrir les services de l’intelligence artificielle et ceux qui ne le pourront pas, avec un avantage comparatif irrattrapable des premiers sur les seconds. Une nouvelle fracture sociale pourrait bien s’ajouter à la fracture numérique et aux accès à deux vitesses. Quel regard portez-vous sur l’accès à l’intelligence artificielle pour tous ?

Plus globalement, comment l’Union européenne peut-elle garantir sa souveraineté industrielle propre dans ce domaine ? ChatGPT, qui est américain, semble avoir déjà séduit un grand nombre de concitoyens. Avons-nous déjà pris trop de retard ?

M. Thierry Breton. Au niveau européen, nous travaillons sur cet important sujet qu’est la régulation de l’intelligence artificielle depuis les premiers jours de ma prise de fonction. Elle faisait partie de l’ensemble visant à structurer notre espace numérique et informationnel que je souhaitais porter devant le Parlement et le Conseil européens.

À l’issue d’une très large consultation de plusieurs mois, à laquelle les entreprises comme les États ont répondu, nous avons proposé le règlement sur l’intelligence artificielle (AI Act). Celui-ci a été adopté par le Conseil et est actuellement en discussion devant le Parlement européen, qui décidera de sa position finale au mois de juin. Le texte entrera alors en trilogue pour devenir notre texte de régulation et de protection de l’intelligence artificielle. Nous sommes donc déjà bien avancés.

Je ne répondrai pas à l’ensemble de vos questions, car les réponses figurent toutes dans ce texte. Le Parlement européen a encore la possibilité de proposer des amendements, notamment sur l’intelligence artificielle générative, comme ChatGPT et bien d’autres qui vont encore se développer.

L’intelligence artificielle repose sur trois éléments – les données, les algorithmes et la puissance de calcul. Notre régulation vise quatre niveaux de risque, déterminés par l’évaluation des données : les intelligences artificielles à risque minimal ; les intelligences artificielles à risque limité, comme les bots et deepfake (robots d’hypertrucage) ; les intelligences artificielles à haut risque, qui concernent par exemple la santé ou le recrutement et qui seront autorisées sous condition de critères extrêmement stricts ; les intelligences artificielles inacceptables, prohibées, comme le social scoring (notation sociale).

Un travail considérable a donc été accompli au niveau européen. Nous sommes les premiers au monde à l’avoir réalisé – j’en parlais hier encore avec les Américains – mais nous y travaillons depuis quatre ans. Le texte couvre toutes les questions que vous vous posez, légitimement. Si vous avez encore des sujets à soulever, faites passer vos amendements par vos députés européens, car l’examen entre dans sa phase finale avec une adoption que j’espère pour le second semestre.

Mme Marietta Karamanli (SOC). L’agression russe contre l’Ukraine démontre plus que jamais la nécessité et l’urgence de l’autonomie stratégique de l’Union européenne. La Russie n’est pas la seule à menacer notre souveraineté économique ; nous devons éviter toute dépendance à sens unique. Des négociations sont en cours sur des textes importants, comme le Chips Act ou l’instrument d’achat conjoint de produits de défense, et il semblerait que soit également annoncé un règlement sur les matières critiques.

Le projet d’un fonds de souveraineté évoqué par la Commission européenne serait utile pour financer nos actions en la matière. Nous devons plus clairement définir ce qui relève du partenariat, de la concurrence économique et de la rivalité systémique. Nous devons également réfléchir ensemble à la façon dont nous acceptons certains investissements étrangers et, donc, à la propriété étrangère et à la qualité d’opérateur d’infrastructures considérées comme stratégiques ou critiques. Cela implique de définir les secteurs de produits et de composants stratégiques pour l’Union européenne, mais également de déterminer de nouvelles règles d’investissement au sein de l’Union européenne, fondées sur deux impératifs : la sécurité et la réciprocité du pays investisseur.

Enfin, s’agissant de l’adoption de nouvelles règles budgétaires au sein de l’Union européenne, la transition énergétique ne semble pas avoir été prise en compte. Les coûts considérables qui s’attachent à cette transition, condition de notre souveraineté, doivent être mieux pris en compte.

Il est temps que les parlements nationaux partagent ces réflexions. Sur ces trois aspects – détermination des secteurs stratégiques, définition des règles d’investissement et prise en compte de la transition énergétique dans l’évolution des règles budgétaires –, quels sont vos axes de travail et vos propositions ?

M. Thierry Breton. Vos questions me permettront de répondre également à l’interrogation de M. Bompard sur la capacité d’intervenir, y compris auprès des entreprises stratégiques, à travers le fonds de souveraineté.

Nous défendons effectivement la mise en œuvre d’un fonds de souveraineté permettant d’intervenir en soutien d’entreprises de secteurs stratégiques ou critiques, tels que la santé ou l’énergie, mais également d’acheter une entreprise dont nous constaterions le rôle éminemment stratégique, voire systémique, au sein d’une chaîne de valeur, et qui serait susceptible de partir dans certaines mains sans que nous puissions l’interdire. Un tel instrument nous faisait défaut ; nous nous en dotons. J’espère vivement que ce fonds de souveraineté répondra largement à vos interrogations.

Pour le reste, nous avons établi une cartographie des dépendances. Vous évoquez la notion de « rival systémique » ; elle renvoie directement à la Chine, ainsi qualifiée depuis la Commission Juncker. Nous avons élaboré une politique de minimisation des risques – cet affreux terme de « dérisking » – pour minimiser nos dépendances ou élargir nos sources d’approvisionnement. Tout cela est contenu dans le règlement sur les matières premières critiques (Critical Raw Materials Act, CRMA), qui sécurise nos sources d’approvisionnement en matériaux critiques. Le Chips Act est désormais voté. Quant au NZIA, il constitue, d’une certaine façon, la réponse à l’IRA.

M. Christophe Plassard (HOR). La commission des finances m’a confié une mission d’information sur l’économie de guerre dans le cadre de laquelle je n’ai malheureusement pas pu vous auditionner. Aussi mes questions porteront-elles sur ce sujet.

Comment l’Union européenne appréhende-t-elle la nécessité de relocalisations dans l’industrie de défense afin de sécuriser nos chaînes d’approvisionnement ? Des mutualisations stratégiques sont-elles envisagées ? Comment percevez-vous les coopérations actuelles que sont le système de combat aérien du futur (Scaf) et le système principal de combat terrestre (MGCS) ?

Concernant plus spécifiquement le financement de l’industrie de la défense, il est prouvé que les entreprises de la BITD se heurtent à la défiance des banques et des institutions financières. L’Union européenne avait un projet de texte excluant explicitement le secteur de la défense des investissements jugés acceptables, qui s’est trouvé relégué au placard, tout au moins temporairement, du fait de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Quant à la Banque européenne d’investissement (BEI), ses statuts excluent encore aujourd’hui le financement des industries de défense. En tant que commissaire européen au marché intérieur et compte tenu de l’importance de la BITD pour notre industrie et notre souveraineté stratégique, pas seulement nationales mais européennes, quelle est votre action face à cette lame de fond ? Comment la France peut-elle faire à nouveau entrer le secteur de la défense dans le champ des investissements responsables ? On sait qu’il ne peut y avoir de durabilité de nos modèles démocratiques sans une défense crédible et l’on connaît le poids des ONG sur les institutions et leurs intérêts face aux industries stratégiques.

M. Thierry Breton. Le financement des industries de défense est un sujet sur lequel je me suis penché dès ma prise de fonction. Je vous rassure d’emblée : tant que je serai commissaire, il n’y aura pas de texte visant à le défavoriser. Croyez-moi, j’y veille ! Tout ce que vous pouvez lire ne sont que fausses fuites.

Vous avez raison, le monde financier doit s’adapter à cette nouvelle réalité que financer des industries de défense, c’est, au fond, financer notre souveraineté, notre autonomie et notre démocratie. J’ai inséré explicitement dans le texte Asap, sur lequel l’urgence a été déclarée et qui est en cours de débat au Parlement et au Conseil européens, que la BEI devait désormais financer les industries de défense. Contrairement aux habitudes qui ont été prises, rien ne le lui interdit. La BEI est au service des politiques de l’Union européenne et je l’ai rappelé à ses responsables que j’ai rencontrés à plusieurs reprises, notamment s’agissant de la politique de défense. Mais il faut également que tous ceux qui siègent au conseil de la BEI, c’est‑à‑dire les ministres des finances, votent bien dans ce sens – je m’en suis ouvert directement à Bruno Le Maire. On sait que la participation de la BEI aura un effet d’entraînement très important sur l’ensemble du secteur financier, d’où ma démarche.

L’Europe dispose d’une base industrielle. Nous savons tout faire en matière d’armements : le problème, c’est que nous n’allons pas assez vite par manque de capacité industrielle. Si les industriels savent faire les matériels mais les livrent en quatre ans, ceux-ci ne correspondent plus aux besoins. Il est donc nécessaire de monter nos capacités de production industrielle. Chaque État membre, en particulier ceux qui font partie de l’Otan – pratiquement tous, en réalité – doit désormais dépenser au minimum 2 % de son PNB dans le secteur de la défense. C’est la règle. Par conséquent, l’outil industriel européen doit s’adapter à cette demande nouvelle, faute de quoi les États membres achèteront là où les matériels seront disponibles.

La bonne nouvelle, c’est que nous avons tout. Il faut maintenant travailler beaucoup plus ensemble. Des coopérations sont en cours, qu’il faut soutenir. Nous disposons également d’instruments qui favorisent la mutualisation : le programme européen d’investissement dans le domaine de la défense (Edip), l’instrument visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (Edirpa), Asap et désormais le fonds de souveraineté. Lorsque quatre pays œuvrent ensemble, ils bénéficient d’un soutien accru pour favoriser les rapprochements auxquels vous faisiez allusion à juste titre.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Vous êtes commissaire européen au marché intérieur, chargé de la souveraineté industrielle européenne, et non pas un commissaire uniquement français. J’ai trouvé particulièrement choquant que vous remettiez en cause, dans vos propos introductifs, une décision prise par le Parlement et le Conseil européens sur la fin des véhicules thermiques. Vous outrepassez votre rôle ! Comment un commissaire européen peut-il prôner de contourner cette réglementation pour continuer à produire des véhicules thermiques polluants en France ? La crise climatique ne connaît pas de frontières et où que soient émis les gaz à effet de serre, ils contribuent au même réchauffement climatique que nous subissons tous.

S’agissant du nucléaire, l’Union européenne est extrêmement divisée. L’Espagne a fait savoir à la France son refus que l’hydrogène rose soit considéré comme de l’hydrogène vert ; si tel était le cas, elle ne fournirait pas d’électricité à la France pour produire de l’hydrogène. Il me semble que, dans votre rôle, il convient d’avoir une vision européenne plutôt que franco-française, qui emporte une croyance absolue dans le nucléaire.

Oui, nous avons besoin d’une industrie européenne forte pour relever les défis auxquels nous sommes confrontés. Vous avez évoqué le fiasco européen dans les énergies renouvelables, notamment l’abandon extrêmement nocif de la filière photovoltaïque. Deux entreprises françaises seulement résistent, dont une en Loire-Atlantique qui doit réinvestir chaque année dans ses machines puisque les cellules sont uniquement produites en Chine. Telle est la réalité de la désindustrialisation de la France et de l’abandon par celle-ci et l’Union européenne de leurs propres industries dites vertes.

Certes il y a le Net Zero Industrial Act et le Critical Materials Act, mais entre les positions favorables au nucléaire et le manque de définition du Net Zero, on se demande si les investissements ne se porteront pas massivement dans les stratégies de capture de carbone plutôt que dans la filière des énergies renouvelables, alors même qu’elle est l’avenir et importante pour notre souveraineté. Il faut troquer non pas nos dépendances indésirables actuelles contre de nouvelles, mais bien le libre commerce et la libre concurrence contre le commerce durable équitable. Avez-vous conscience de la nécessité absolue de changer de paradigme ?

M. Thierry Breton. Dans la minute que vous me laissez, dans un esprit de dialogue démocratique, je vous répondrai que je suis choqué, moi aussi, par vos propos.

Je n’ai jamais dit que je prônais la poursuite de la commercialisation en Europe de moteurs thermiques. Je prône avant tout le respect de la règle : il ne sera plus possible de vendre de moteurs thermiques en Europe après 2035, excepté au fioul. Ce que je prône, c’est de continuer à produire des moteurs thermiques propres pour des pays qui en auraient besoin plutôt que de laisser ce marché à d’autres. En 2050, 70 % des véhicules qui circuleront sur la planète seront encore thermiques. Je préfère qu’ils soient vendus par des entreprises européennes qui appliquent des normes Euro 7 très propres dans les pays qui en auront besoin pour opérer leur transition à leur propre rythme. Voilà ce que j’ai dit !

M. André Chassaigne (GDR-NUPES). L’extraterritorialité du droit américain, que je qualifie d’impérialisme juridique, a des conséquences sur l’industrialisation de l’Union européenne et sur les interventions des entreprises françaises et européennes dans les États qui sont soumis à embargo. Cette extraterritorialité aboutit à un véritable blocus ; usant d’une batterie de lois qui imposent des contrôles très précis à nos banques et nos entreprises, les Américains se permettent d’interdire et de racketter les entreprises qui souhaitent travailler à Cuba. En quinze ans, les pénalités représentent 50 milliards d’euros, allant de 137 millions d’euros pour Alcatel à 8,9 milliards d’euros pour BNP Paribas. Il est interdit, par exemple, de vendre des produits contenant plus de 10 % de composants américains.

De plus, le fait que les échanges internationaux se traitent en dollars confère aux États‑Unis une puissance terrible, alors que l’euro semble en perte de vitesse. Vous nous direz ce qu’il en est.

Depuis 1996, l’Union européenne dispose d’un règlement de blocage qui semble n’être jamais appliqué. Comment faire pour que des entreprises et des États qui souhaitent commercer et conclure des accords économiques – comme la France essayait d’en avoir avec Cuba – puissent échapper à l’extraterritorialité du droit américain, car cet impérialisme juridique est lourd de conséquences ?

M. Thierry Breton. J’ai moi-même connu ce problème de l’extraterritorialité dans le secteur des données et de nombreuses entreprises sont également concernées. Dans la mesure où il affecte maintenant 40 % de l’économie, nous avons posé, avec le règlement européen sur la protection des données (RGPD), le DSA et le DMA, des règles de sorte que la compétence juridictionnelle sur les affaires traitées en Europe ressortisse uniquement aux juridictions européennes. C’est essentiel pour éviter les situations telles celles que vous évoquiez.

L’euro doit absolument jouer un rôle dans les échanges. Nous travaillons sur l’euro numérique, qui devrait nous permettre d’être plus indépendants des grands acteurs américains du point de vue financier. Le sujet est extrêmement large et nous explorons des pistes. S’agissant des régulations et des règles, dont je suis le garant ou le rédacteur en tant que commissaire au marché intérieur, je veille à ce que seules s’appliquent en Europe les régulations européennes. C’est bel et bien un sujet de préoccupation que je partage avec vous.

M. le président Guillaume Kasbarian. Nous en venons aux questions des autres députés.

Mme Lysiane Métayer (RE). Au nom de la commission des affaires européennes, je travaille sur un rapport d’information tirant le bilan des accords de libre-échange. Une des difficultés relevées est que la concomitance entre le nouvel objectif de souveraineté et l’effort historique de développement de libre-échange peut apparaître comme un manque de cohérence politique. Les accords les moins récents, en particulier, sont souvent assez éloignés de nos objectifs actuels. Pourtant, la DG Trade (direction générale du commerce) ne semble aucunement favorable aux renégociations ou à l’ajout de protocoles additionnels.

Dans cette optique de souveraineté industrielle européenne, quelles sont les perspectives d’articulation entre notre marché intérieur et les accords commerciaux externes ? Quelles améliorations envisagez-vous ?

Mme Yaël Menache (RN). Dans un contexte mondial qui est en train de passer du règne sans partage du dollar à un paradigme économique et monétaire multipolaire, force est de constater que l’Union européenne est arc-boutée sur le monde ancien. L’UE fait avancer à marche forcée des mesures inadaptées aux nouveaux enjeux, notamment par une application extrême de politiques environnementales ruineuses pour l’activité économique.

Ma question porte sur la souveraineté alimentaire française et européenne. Nos industries, agriculteurs et marins-pêcheurs doivent faire face à des concurrences déloyales, y compris de la part nos partenaires d’Amérique du Nord, qui provoquent leur ruine. Dans ce contexte, un projet de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la restauration de la nature envisage, entre autres, de placer 10 % des terres agricoles hors production et de contraindre plus encore les capacités de la pêche côtière. Que comptez-vous faire pour arrêter ces mesures dangereuses pour nos économies, nationale et européenne ?

Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Selon les critères de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), c’est dans les pays de l’Union européenne que se trouvent les régimes les moins restrictifs du monde vis‑à‑vis des investissements directs étrangers (IDE), chaque État membre ayant son propre système de filtrage – voire aucun système.

L’Union européenne a-t-elle des pistes pour mettre en place un véritable mécanisme de filtrage des IDE, qui élargisse le système d’alerte actuel à des questions autres que la sécurité ?

Que pensez-vous de l’initiative canadienne d’interdire durant deux ans au moins les IDE immobiliers ? Dans les zones en tension, ceux-ci sont source de spéculation immobilière – en France, 20 % des IDE sont placés dans l’immobilier. Comment comptez-vous lutter pour faire cesser ces IDE, qui sont en réalité de l’optimisation fiscale – en France, 10 % proviennent des Pays-Bas ou du Luxembourg – et pour que cesse le dumping fiscal au sein de l’Union européenne ?

Enfin, comptez-vous instaurer – et comment – un filtrage écologique, social et par le biais de brevets pour protéger les secteurs stratégiques ?

M. Stéphane Buchou (RE). Depuis plusieurs mois, la France et ses voisins européens font face à une pénurie de médicaments sans précédent. Début janvier, en Espagne, 672 médicaments étaient en rupture de stock dans les officines ; en France, l’antibiotique amoxicilline, considéré par l’OMS comme un médicament essentiel, était en rupture partout sur le territoire, le Doliprane connaissant également une forte tension.

Le Gouvernement et la Commission européenne sont chacun en train de dresser une liste d’environ 280 médicaments essentiels, qui pourrait servir de base à une obligation de stock pour les laboratoires. Outre cette mesure, que prévoit la Commission européenne pour remédier à cette situation sur le long terme ? Qu’en est-il notamment de la relocalisation de la production des principes actifs en Europe afin d’assurer notre souveraineté sanitaire ?

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Les Gafam sont les plus gros générateurs de données internet, représentant plus de la moitié du trafic. Ces firmes tirent un avantage disproportionné d’un réseau qu’elles n’ont pas contribué à créer et ne contribuent pas davantage à entretenir, à la différence d’opérateurs qui supportent une hausse exponentielle des coûts d’entretien et de perfectionnement du réseau. À l’échelle de l’Union européenne, ce coût est estimé entre 36 et 40 milliards d’euros en 2021.

Notre groupe salue la volonté de la Commission de faire participer ces acteurs par le biais d’une contribution financière, comme cela a été annoncé début juin. Quels sont le périmètre, le niveau de contrainte et le calendrier du dispositif envisagé par la Commission ? Nous attendons que cette contribution soit à la hauteur des énormes bénéfices, qui, d’ailleurs, sont souvent optimisés fiscalement à l’intérieur de l’Union européenne.

Mme Brigitte Klinkert (RE). L’Europe est confrontée à une montée de mesures protectionnistes imposées par les grandes puissances concurrentes, comme les États-Unis, la Chine ou l’Inde. Ces nouveaux défis pour notre souveraineté européenne ont provoqué une réaction rapide de la Commission, que nous saluons. Le Net Zero Industry Act en est la démonstration la plus concrète, puisqu’il vise à soutenir des secteurs clés pour favoriser la décarbonation. Bien que l’énergie nucléaire figure dans le texte en tant que technologie à émission nette, elle reste la grande absente de la liste des technologies stratégiques qui, elles, bénéficieront d’un soutien particulier. Ce choix est difficilement compréhensible, si l’on considère que l’énergie nucléaire est la première source d’électricité de l’Union européenne.

Pourquoi ne reconnaître que partiellement le nucléaire, alors même que ce texte a vocation à soutenir les technologies qui permettront d’atteindre la neutralité carbone ?

M. Alexandre Holroyd (RE). En 2019, dans le cadre de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPoA), quelques États membres ont lancé l’initiative Instex, instrument européen de commerce visant à protéger les investissements et faciliter les échanges commerciaux avec l’Iran. Il y a quelques semaines, dans la plus grande discrétion, cette initiative a été totalement abandonnée. Certes, la situation en Iran s’est dégradée mais, objectivement, cette initiative a été un échec.

Pas une semaine ne s’écoule sans que, les tensions entre la Chine et les États-Unis allant s’exacerbant, des régimes de sanctions de plus en plus larges s’abattent sur des filières et des sous‑traitants. Si j’ai bien compris votre réponse à notre collègue André Chassaigne, à ce jour, l’unique réponse de la Commission à ces sanctions est l’euro numérique. La Commission a-t-elle engagé une réflexion pour construire un mécanisme de protection des investissements à l’étranger plus solide qu’Instex et susceptible de fonctionner à l’avenir ?

M. Thierry Breton. S’agissant de l’autonomie stratégique et de la politique commerciale, j’ai dit hier à notre homologue américaine, l’ambassadrice Tai, qu’il était temps de revoir nos relations internationales, sans naïveté, pour assurer la sécurité des chaînes d’approvisionnement, au besoin en faisant jouer les rapports de force. Le fonctionnement d’un accord bilatéral n’est pas forcément garanti quand tout va mal – je vous renvoie à l’anecdote relative aux vaccins.

C’est un vaste chantier, je ne vous le cache pas, compte tenu de l’évolution géopolitique du monde. Nous existons dans ce monde parce que nous sommes un continent et que nous sommes unis et forts ensemble. Il nous faut traduire cette unité et cette force dans nos relations commerciales, pour décourager toute tentation d’utiliser les dépendances que l’on crée lorsque l’on ouvre une voie commerciale. Nous avons donc décidé d’intégrer cette dimension totalement nouvelle dans nos relations commerciales internationales. Le chantier est ouvert.

La souveraineté alimentaire est aussi un élément essentiel de notre souveraineté. Nos agriculteurs, qui se débattent déjà avec le réchauffement climatique et les problèmes d’eau, doivent être accompagnés dans la transition. Ces sujets sont actuellement discutés par les colégislateurs – donc le Conseil et le Parlement européen –, auxquels il revient de se prononcer sur les moyens de le faire. Ce n’est pas le rôle de la Commission.

On met beaucoup de choses dans les investissements directs étrangers – lorsque j’étais ministre des finances, j’ai eu un peu de mal à m’y retrouver, au début. On y met aussi bien les investissements immobiliers que les investissements financiers et industriels. Il est donc utile d’étudier les IDE de façon plus segmentée, ne serait-ce que pour les suivre. Tous les investissements sont les bienvenus, mais tous n’ont le même impact sur l’économie ou l’industrie.

Avec ma collègue Margrethe Vestager, nous avons défini de nouveaux instruments de filtrage très performants et plus efficaces pour limiter ces IDE s’ils sont contraires aux intérêts européens. Ils existent depuis peu, il faut maintenant les rendre actifs. Un autre point essentiel est que les contraintes environnementales et sociales que nous nous fixons sur le marché intérieur s’appliquent à toutes les entreprises qui contribuent à la fabrication du produit, d’un bout à l’autre de la chaîne de valeur. J’y attache une grande importance. Il y a aussi la question des standards, qui est bien plus large que le seul aspect technologique et couvre aussi les obligations que nous nous imposons, en particulier en matière environnementale. Un travail en la matière reste à réaliser, qui va dans le sens du filtrage des IDE que vous appeliez de vos vœux.

Je ne connais pas la réglementation canadienne que vous évoquiez, mais je vais m’y intéresser. Il est possible qu’elle ait un lien avec la politique d’immigration choisie du Canada, qui se traduit par une forte hausse démographique et donc l’augmentation des besoins en logements.

Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Ces dispositions visent surtout à lutter contre la spéculation.

M. Thierry Breton. J’étudierai cela plus en détail. Vous avez appelé mon intérêt et mon attention, je vous en remercie.

En ce qui concerne la souveraineté en matière de médicaments, la Commission vient de proposer un nouveau « paquet législatif » relatif à l’industrie de la santé, qui va dans le sens que vous indiquiez. Certains acteurs demandent un Pharm Act, à l’instar du Chips Act ou du Cleantech Act ; ce serait peut-être pertinent. Il s’agirait de définir quels investissements particuliers, quels types de substrats, de composants et de souches il faudrait développer en Europe pour avoir une plus grande maîtrise – vous avez parlé de certains composants antibiotiques et du Doliprane. Un projet d’intérêt européen commun (Piiec) sur la santé est également en préparation afin d’accroître nos capacités dans des domaines spécifiques. Il sera soutenu par des fonds publics. La grande question est de savoir si nous irons jusqu’à proposer un Pharm Act : elle est en discussion au sein de la Commission, je ne veux pas m’avancer davantage, mais le sujet est bien sur la table.

J’ai bien conscience du problème de la juste contribution aux réseaux télécoms – je connais un peu le sujet, comme vous le savez –, mais il nous a semblé nécessaire de le traiter dans une acception élargie. Comme nous le faisons systématiquement avant de proposer un texte, nous avons procédé à une très large consultation sur les objectifs dits « de la décennie numérique » fixés par nos colégislateurs, qui déclinent l’ambition numérique du continent européen à l’horizon 2030 : la connectivité pour tous, l’accès large bande, le déploiement de services par la 5G pour traiter l’émergence d’un volume considérable de données industrielles, en particulier dans le Data Act, le développement de la 6G, le réseau virtuel, l’intégration dans les réseaux de supercalculateurs – le edge – afin de disposer de capacités de traitement et d’un stockage de données massif, au plus près des utilisateurs.

Il s’agit d’un changement radical, qui se traduira par le passage d’un réseau ne véhiculant que des flux à des réseaux dimensionnés par rapport aux usages parce que les volumes seront si lourds que nombre d’entre eux seront résidents. Par exemple, un hôpital a besoin de données de santé qu’il vaudra mieux localiser plutôt que de les transférer tous les soirs dans un cloud ; un constructeur automobile aura tous les jours besoin de retours de données d’usage, qu’il sera plus utile de stocker au plus près des services utilisateurs qu’à 10 000 kilomètres.

C’est dans cette nouvelle configuration des réseaux, y compris satellitaires, que nous avons voulu nous placer, plutôt que dans la vision d’une régularisation datant de l’époque où il fallait forcer les opérateurs historiques à ouvrir leurs réseaux de cuivre, quand bien même ceux-ci ont été remplacés par le haut débit, la fibre et le satellitaire. À l’issue de cette consultation, qui est en cours, il faudra chiffrer tout cela, évoquer les contributions publiques ou privées et savoir comment rémunérer les investissements, qui seront considérables. Là se posera la question de la participation des plateformes, qui sont les grands utilisateurs.

Nous venons d’achever la consultation ; nous la dépouillerons au cours de l’été. Je me rendrai demain à Luxembourg pour commencer à évoquer le sujet avec le conseil des ministres télécoms. Après le dépouillement, nous rendrons publiques les premières pistes – certainement au cours du second semestre – et nous étudierons les propositions pour aller dans le sens que vous évoquez. Le sujet est essentiel pour notre autonomie et le futur européen. Il nécessitera des investissements considérables en matière d’infrastructures numériques, de câbles, de sécurité des câbles sous‑marins, sans parler des questions de cybersécurité qui interviennent à tous les niveaux de la constitution des réseaux. Il est temps de savoir si notre régulation actuelle du secteur répond à ces défis.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Et de faire payer tout le monde !

M. Thierry Breton. Exactement : il faut créer un modèle dans lequel tous ceux qui bénéficient participent.

S’agissant du protectionnisme et des évolutions géopolitiques, on voit que des blocs de plus en plus centrés commencent à se constituer. Cela signifie, non pas que la mondialisation touche à sa fin, mais plutôt qu’une nouvelle géopolitique des rapports de force continentaux est en train de s’écrire. L’Europe doit s’y affirmer de toute sa représentativité et de tout son poids. Le NZIA y participe par le soutien qu’il apporte aux entreprises. J’ai veillé à ce que le nucléaire soit mentionné explicitement dans le texte, ce qui permettra de financer des réacteurs de troisième ou quatrième génération, et les fiouls. Il ne pouvait pas figurer dans l’annexe listant les domaines dits stratégiques qui bénéficieront d’une accélération d’autorisation de permis parce que les contraintes sur le secteur sont trop fortes pour le permettre. Ce n’est pas pour autant qu’il n’est pas stratégique – j’espère que les colégislateurs modifieront ce terme malheureux –, mais seuls les composants nécessaires à la transition plus verte de notre énergie bénéficieront de cette accélération. Ainsi, la délivrance d’un permis pour une usine de pales d’éolienne prendra neuf mois au lieu de dix-huit, et il faudra dix-huit mois au lieu de trois ans pour une usine d’électrolyseurs. Mais une centrale nucléaire sera toujours soumise aux mêmes contraintes.

Le mix énergétique relève du choix exclusif des États membres. Seize pays, c’est-à-dire la majorité, ont exprimé leur soutien à l’initiative d’Agnès Pannier-Runacher de soutenir le nucléaire. C’est leur droit. On ne peut pas accepter qu’une minorité d’autres s’imposent à eux. C’est le traité et l’Europe fonctionne dans le respect du traité, qui est extrêmement clair à ce sujet.

S’agissant des sanctions, l’euro numérique n’est pas une réponse directe, bien évidemment. Les sanctions, car c’est ce dont il s’agit au fond, sont à la main du Conseil, donc des États membres – à l’heure actuelle, les discussions y sont assez nourries s’agissant des sanctions imposées à la Russie. Je ne veux donc pas répondre à la place du Conseil. La question que vous soulevez n’en est pas moins légitime. Elle est largement débattue et revue systématiquement, en permanence, portée par le Haut Représentant. Je m’en ferai l’écho auprès de lui, mais je ne peux jouer que ce rôle et ne veux pas sortir de ma condition.

L’euro numérique entre plus dans mes attributions. Il pourrait jouer un rôle très important aussi bien face à Visa ou Mastercard qu’en réponse aux interdictions qui peuvent affecter nos interactions personnelles quotidiennes, sans même que nous le sachions. Tout cela doit être clarifié ; c’est un vaste chantier.

Je termine en vous disant que mon rôle de commissaire au marché intérieur a été élargi par la volonté du Président de la République avant ma prise de fonctions à la Commission – je n’ai moi-même rien demandé. C’est la première fois, me semble-t-il, qu’un commissaire couvre un champ aussi large, avec le marché intérieur, le numérique, l’espace et la défense. J’ai ainsi en main un large spectre d’outils pour accroître, dans tous ces secteurs, notre autonomie stratégique telle que je vous l’ai décrite. Je le répète, l’autonomie stratégique et la souveraineté ne sont pas du protectionnisme. Nous ne sommes ni naïfs ni béats. Nous savons pertinemment que nous continuerons à coopérer et à interagir avec les autres, notamment avec la Chine, mais nous savons également que, pour ce faire, nous devons être confiants et conscients de nos forces.

L’Europe a des forces, l’Europe n’est pas faible. Pendant des décennies, les ennemis de l’Europe, et donc nos ennemis, n’ont eu de cesse de démontrer que l’Europe était faible, en essayant de jouer les uns contre les autres – ce qu’a fait la Russie, en particulier, depuis des décennies ; Vladimir Poutine n’aime pas le projet européen, il n’a cessé d’essayer de diviser l’Europe parce qu’il la redoute pour ce qu’elle est. Mais c’est notre destin. Nous ne demandons rien à personne, nous sommes ce que nous sommes et c’est pourquoi nous sommes plus forts. Mon rôle est aussi de faire prendre conscience aux Européens, aux industriels, que nous sommes plus puissants ensemble. Travailler ensemble signifie moins de barrières dans le marché intérieur, plus de fluidité, faire en sorte que chacun des États membres respecte ses obligations en matière de marché intérieur et de libre circulation des produits et des services. C’est ainsi que nous pourrons continuer à augmenter notre capacité de commercer, de dialoguer à égalité avec les autres grandes puissances de la planète. Je pense en particulier à la Chine et aux États-Unis.

Mon discours est très ferme et clair : nous sommes ce que nous sommes et nous ne sommes soumis ni à je ne sais qui ni à je ne sais quoi. En revanche, lorsqu’un pays qui a décidé d’une guerre sur notre continent cherche à y entraîner d’autres États en utilisant comme des armes les dépendances qu’il a pu créer chez eux par le passé, par excès de naïveté de leur part – je pense à la dépendance au gaz –, il est de notre responsabilité de nous découpler. On sait, au vu de ce qui se passe, que pendant des années sans doute, nous aurons du mal, à commercer avec ce grand pays qu’est la Russie, en tout cas dans le contexte voulu par Vladimir Poutine.

Ni naïveté ni soumission, donc, mais compréhension de ce que signifie, au XXIe siècle, être un grand continent. Car l’Europe est un grand continent.

M. le président Guillaume Kasbarian. Merci, monsieur le commissaire, du temps que vous nous avez consacré et de la qualité de vos réponses.


Membres présents ou excusés

Commission des affaires économiques

Réunion du jeudi 1er juin 2023 à 9 heures

Présents.  Mme Marie-Noëlle Battistel, M. André Chassaigne, Mme Sophia Chikirou, M. Romain Daubié, Mme Mathilde Hignet, M. Guillaume Kasbarian, Mme Julie Laernoes, Mme Nicole Le Peih, M. Aurélien Lopez-Liguori, M. Bastien Marchive, Mme Yaël Menache, Mme Louise Morel, M. Vincent Rolland, M. Stéphane Vojetta

Excusés.  M. Bertrand Bouyx, M. Perceval Gaillard, M. Éric Girardin, Mme Hélène Laporte, M. Max Mathiasin, M. Charles Rodwell, M. Jiovanny William

Assistaient également à la réunion.  M. Manuel Bompard, M. Stéphane Buchou, M. Alexandre Holroyd, Mme Marietta Karamanli, Mme Brigitte Klinkert, Mme Lysiane Métayer, M. Christophe Plassard, M. Jean-Luc Warsmann