Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

–– Audition, ouverte à la presse, de M. Pascal Boniface, directeur de l’institut de relations internationales (IRIS), de M. Thomas Gomart, directeur de l’institut français des relations internationales (IFRI) et de M. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la fondation pour la recherche stratégique (FRS).

 

 

 


Mercredi
27 septembre 2023

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 97

session extraordinaire de 2022-2023

Présidence
de M. Thomas Gassilloud,
président

 


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La séance est ouverte à neuf heures cinq.

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, nous ouvrons aujourd’hui la deuxième année de nos travaux par l’audition des dirigeants des trois principaux think tanks français, qui contribuent à éclairer les enjeux stratégiques auxquels doit faire face notre pays.

Je souhaite donc la bienvenue à Monsieur Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, auteur de nombreux ouvrages de géopolitique, parmi lesquels le désormais classique Comprendre le monde, qui en est à sa septième édition, et, plus récemment, Guerre en Ukraine, l’onde de choc géopolitique ; à Monsieur Thomas Gomart, directeur de l’IFRI, dont le dernier ouvrage est consacré à ce que vous appelez Les Ambitions inavouées : ce que préparent les grandes puissances et enfin, à Monsieur Bruno Tertrais, directeur adjoint de la FRS, qui a notamment consacré de nombreux travaux à l’arme nucléaire et qui s’apprête à publier début octobre La Guerre des mondes – Le retour de la géopolitique et le choc des empires.

Je vous remercie de vous être rendus disponibles pour nous présenter votre vision actualisée du monde et nous aider à établir les bons diagnostics qui nous permettront de mettre en avant divers points de vigilance. Avant d’entamer le cycle budgétaire, cette audition présente plusieurs intérêts. Tout d’abord, la menace dicte le format d’armée. Aussi, il nous faut comprendre la géopolitique et ses ambiguïtés pour nous assurer des bons choix capacitaires dans la déclinaison de la loi de programmation militaire (LPM).

Ensuite, cette lecture du monde ne doit pas être biaisée ou influencée. C’est la raison pour laquelle votre parole particulièrement libre nous intéresse. Enfin, elle démontre clairement la nécessité, pour notre commission et plus largement pour l’écosystème de défense, de prendre en compte la recherche dans l’élaboration de nos stratégies.

Si les relations internationales, et tout particulièrement les questions de défense, ressortent principalement sous la Ve République de l’exécutif et notamment du Président de la République, nous estimons dans cette commission avoir également un rôle à jouer en aidant à poser les bons débats, en soulevant les bonnes questions et – cela est particulièrement vrai au lendemain du vote de la nouvelle LPM – en s’assurant dans la durée de la cohérence et la pertinence des choix effectués ainsi que de la mise en œuvre des engagements retenus.

Sans plus tarder, je vous cède désormais la parole.

M. Pascal Boniface, directeur de l’institut de relations internationales (IRIS). Tout d’abord, je vous remercie pour cette initiative. Jamais les relations entre la commission de la défense nationale et des forces armées et les différents think tanks n’ont été aussi riches, profondes et réciproques. C’est un plaisir et un honneur pour nous d’être présents et de pouvoir échanger avec vous.

Trois grandes coupures s’imposent aujourd’hui à nous dans l’ordre mondial. La première est une coupure durable entre la Russie et le monde occidental. En raison de la guerre lancée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine en février 2022, il n’existe plus de relations normalisées entre la Russie et les Occidentaux. Des sanctions ont été prises et se sont même accumulées – onze trains de sanctions – et l’on peut estimer que l’état des relations entre la Russie et le monde occidental revient à celui qui prévalait dans les années 1950, du temps de l’Union soviétique – au pire de l’Union soviétique. Poutine restera peut-être au pouvoir et il nous faudra peut-être un jour parler avec lui, mais les relations avec la Russie ne pourront pas être normalisées tant qu’il sera au pouvoir, en raison de l’horreur, de l’effroi et du choc suscités par la guerre en Ukraine, chez nos dirigeants, mais aussi dans notre opinion publique.

La deuxième coupure n’est pas née avec la guerre en Ukraine, mais cette dernière lui a conféré une importance plus grande, en la stimulant et l’amplifiant. Il s’agit de la coupure entre ce que l’on appelle The West versus the Rest, même s’il existe de nombreux débats concernant la définition de cette formule. L’Ouest se définit assez clairement : il s’agit des membres de l’Otan, auxquels on peut ajouter l’Australie, la Nouvelle-Zélande ainsi que des pays culturellement asiatiques, mais stratégiquement occidentaux, comme la Corée du Sud et le Japon.

En revanche, le « Reste » est plus difficile à définir. L’on parle du ou des « Sud global », c’est-à-dire « tous les autres ». Ces derniers n’ont pas forcément un projet commun, mais ils partagent un rejet commun, le rejet d’un monde dominé par le monde occidental. Ils n’en veulent plus, de manières très différentes. Il ne s’agit pas d’une coupure divise des démocraties et des dictatures, puisque dans les pays du « Reste » figurent des démocraties comme le Brésil, l’Inde – bien qu’il s’agisse c’est une démocratie imparfaite pour les musulmans –, l’Afrique du Sud – en dépit de la corruption qui l’entache –, mais ces pays ne partagent pas la même appréciation que nous sur la guerre en Ukraine – qui reste notre vision stratégique la plus importante. Ainsi, tous les plans de paix émanant du Sud (Brésil, Indonésie, Chine, pays africains) posent comme préalable le cessez-le-feu, alors que nous posons comme préalable la reconquête par l’Ukraine de son intégrité territoriale. L’urgence, pour ces pays du sud, est de cesser la guerre, parce qu’ils en payent le prix sans en être responsables, tandis que nous pensons, pour notre part, qu’il ne faut pas que l’agresseur soit récompensé par un gain territorial.

La plupart de ces pays (140) ont condamné l’agression russe aux Nations unies, dans trois votes différents, mais aucun n’a pris de sanctions, car ils estiment qu’ils n’ont pas été suffisamment associés aux décisions de prendre des sanctions, considèrent que ces sanctions les sanctionnent eux-mêmes – alors qu’ils n’en ont pas les moyens – et qu’il ne revient pas aux Occidentaux de déterminer quel sera leur politique. Ces pays se regroupent de plus dans un club qui prend de l’importance, les Brics. Ainsi que le Président de la République l’a relevé dans son discours aux ambassadeurs le 30 août, ce club a reçu une trentaine de demandes d’adhésion, quand aucune n’a été formulée pour rejoindre le G20. Cela étant, les Brics ne sont pas une alliance, tous ces pays ont des intérêts différents, et tous n’ont pas la même relation avec le monde occidental. Ils partagent en revanche la volonté de se débarrasser du dollar ou du moins de diminuer son rôle comme monnaie d’échange internationale, précisément pour échapper aux sanctions. Ces pays sont donc unis par le rejet des sanctions – considérées comme une politique occidentale –, car ils estiment tous en avoir été victimes ou être menacés de l’être. Ils refusent la conception occidentale qui consiste à sanctionner un pays avec lequel on est en désaccord ; les sanctions étant toujours prises par le Nord, envers le Sud. Ces pays travaillent donc à « dédollariser » l’économie internationale, bien qu’il s’agisse d’un objectif lointain. Désormais, l’Arabie Saoudite vend du pétrole en renminbi à la Chine et les Émirats arabes unis en roupie à l’Inde. La Russie et la Chine travaillent en monnaie commune, l’Argentine et le Brésil travaillent également pour créer une monnaie commune.

L’arrivée de l’Arabie Saoudite dans les Brics est importante, car elle renforce le caractère « énergie » de ce club et montre surtout que le pacte du Quincy n’a plus d’existence. L’Arabie Saoudite souhaite se défaire de sa relation de dépendance vis-à-vis des États-Unis. Les Saoudiens ont par exemple refusé l’augmentation de leur production de pétrole, demandée par les Américains, alors même que le Président des États-Unis s’était spécialement déplacé à Riyad, et ils l’ont même réduite par la suite. Ils cherchent ainsi à montrer qu’ils ont une option de rechange, avec la Chine, et qu’ils ne veulent plus obéir de manière automatique aux Américains.

Dans ce « Reste » coexistent en réalité trois stratégies. La première est celle d’une confrontation directe avec l’Occident. Elle est partagée par la Russie, la Corée du Nord et l’Iran. La deuxième est celle de la Chine, qui constitue de son côté un pays à part ; elle est d’ailleurs à la fois un atout et un handicap pour les Brics, dans la mesure où son poids est tellement grand qu’il peut effrayer d’autres membres. Elle ne souhaite pas couper les relations avec le monde occidental, raison pour laquelle elle ne fournit pas directement et massivement des armes à la Russie. Elle souhaite toujours avoir accès à nos marchés et aux échanges économiques, tout en visant la suprématie mondiale. Enfin, la troisième stratégie est celle du Brésil et de l’Inde, qui jouent une politique d’équilibre entre le Reste et le monde occidental, dont ils ont besoin pour leur développement économique. L’Inde, par exemple, estime que son intérêt national est le développement économique, qu’elle exerce par le multialignement.

La troisième coupure concerne la concurrence entre la Chine et les États-Unis pour la première place mondiale. La Chine connaît actuellement une panne économique, mais je ne suis pas certain que l’on puisse parier sur une stagnation durable ni sur l’éclatement d’une bulle spéculative. La Chine ne souhaite pas la défaite de la Russie, et encore moins son effondrement – au même titre que les Américains –, car cet effondrement créerait un vide stratégique dans un pays disposant de milliers d’armes nucléaires répartis sur onze fuseaux horaires. Elle ne souhaite pas pour autant une victoire occidentale et fera son possible pour l’éviter.

 

Initialement, cette guerre en Ukraine gênait la Chine, qui subissait l’augmentation du prix de ses deux principaux postes d’importation (matières premières alimentaires et énergie). S’y est ajouté l’épisode Prigojine, la Chine constatant avec stupéfaction que la Russie est un pays dans lequel les milices peuvent contester le pouvoir central.

Cependant, aujourd’hui, le temps long de la guerre en Ukraine joue en faveur de la Chine, qui peut aller partout dans le Reste pour pointer du doigt les Américains en les accusant d’alimenter la guerre contre la Russie en livrant des armes à l’Ukraine et, ce faisant, de faire des autres pays du Sud des victimes collatérales. Dans ce cadre, la Chine a beau jeu de se présenter comme favorable à la paix tout en déplorant que ses plans de paix en ce sens ne soient pas pris en compte. Ce discours reçoit une certaine audience.

L’autonomie stratégique européenne, qui est l’ADN de la France depuis la Ve République et dont je suis un partisan, est en panne : nos partenaires européens ne veulent plus en entendre parler. Ils estiment que seuls les États-Unis peuvent les défendre contre la menace militaire russe. Cependant, les Russes ne parvenant pas à conquérir l’Ukraine, il est peu probable qu’ils arrivent à Varsovie ou à Berlin. En outre, des échéances politiques aux États-Unis pourraient venir accélérer les réflexions sur cette autonomie stratégique européenne. Aujourd’hui en mauvais état, elle peut très bien resurgir en fonction d’événements qui nous échappent, notamment des élections aux États-Unis.

Un sujet d’inquiétude concerne l’état de nos relations avec l’Allemagne. Certains d’entre vous ont peut-être profité de l’été pour lire le livre de mémoires de Claude Martin, qui a été neuf ans ambassadeur en Allemagne. Germanophone et germanophile, il a été l’un des diplomates ayant le plus plaidé pour un dialogue suivi avec l’Allemagne. Malgré tout, dans son livre, il dresse un constat amer de l’attitude de l’Allemagne à notre égard depuis assez longtemps. L’Allemagne joue son intérêt national et celui-ci peut différer du nôtre, voire être contraire à celui-ci, mais nous n’en tenons pas compte : nous parlons encore du couple franco-allemand, quand les Allemands n’en parlent jamais. L’un des défis consiste aujourd’hui à renouer le fil avec l’Allemagne, qui nous est indispensable, tout en faisant respecter nos intérêts par rapport à un partenaire réticent qui ne nous écoute plus beaucoup, y compris en matière de défense.

Un deuxième point d’inquiétude concerne l’industrie de défense, capitale pour notre indépendance. En effet, si les dépenses d’armement ont fortement augmenté en Europe, 78 % des acquisitions d’armes se sont effectuées en dehors de l’Europe l’année dernière, dont 63 % en direction de l’industrie américaine, le reste provenant de Corée du Sud et d’Israël. Quand les budgets auront été consommés, il existe un risque que les équipements européens en cours d’élaboration ne trouvent pas preneurs.

Le troisième point d’inquiétude concerne l’Afrique francophone, le paradoxe étant que nous n’avons pas de problème avec l’Afrique anglophone et lusophone. Des études universitaires mettent en lumière le danger d’une coupure entre les esprits africains, les sociétés civiles et la France. Des signaux d’alerte ont pourtant été envoyés : il y a un an, une chercheuse d’IRIS avait par exemple pointé les risques d’un coup d’État au Niger.

Monsieur le président, la proximité que vous mettez en place entre la recherche et les parlementaires et sans doute utile, quand les systèmes gouvernementaux demeurent dans des schémas acquis.

M. Thomas Gomart, directeur de l’institut français des relations internationales (IFRI). Je suis très heureux de vous retrouver ; représenter l’IFRI devant votre commission est toujours un honneur pour moi. J’articulerai mon introduction autour de trois éléments : un chiffre, une image et une citation.

Le chiffre est 2 240 milliards de dollars, soit le montant de la dépense militaire globale en 2022. Pour mémoire, il était de 1 140 milliards de dollars en 2001. En une génération, la dépense militaire globale a doublé.

L’image est celle du capitaine du capitaine Ibrahim Traoré, béret rouge vissé sur la tête, à la tribune du deuxième sommet Russie-Afrique à Saint-Pétersbourg, déclarant « Nos grands-parents ont été déportés pour sauver l’Europe. Ce n’était pas avec leur consentement. »

La citation est extraite du long discours du président de la République aux ambassadrices et aux ambassadeurs : « La Russie ne peut ni ne doit gagner cette guerre, parce qu’alors, ce serait l’instabilité sur le sol européen et parce qu’alors, ce serait la fin de toute confiance dans les principes du droit international. »

Ce chiffre, cette image et cette citation devraient nous convaincre de la gravité de la situation. Je partage malheureusement avec Jean-Marie Guéhenno le constat que les opinions publiques occidentales assistent aujourd’hui au spectacle de la guerre, mais non à la guerre elle-même. Elles mènent un combat à distance sans véritablement croire à la guerre. Nous avons tort de nous considérer à l’écart.

J’illustrerai mon propos en trois volets, en retraçant d’abord de grandes trajectoires, puis en proposant un focus sur la guerre d’Ukraine et en finissant par les enjeux qui, de mon point de vue, se dressent devant nous.

Les grandes trajectoires concernent d’abord l’évolution des relations entre les États-Unis et la Chine : une rivalité stratégique que l’on pourrait résumer ainsi dans le domaine économique : découplage impossible, mais coopération improbable. Nous sommes face à une arsenalisation des échanges entre ces deux pays et face à une situation inédite, où les deux premières économies mondiales sont devenues protectionnistes et contournent ouvertement l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

L’administration Biden a pris un train de décisions extrêmement structurantes qui soulignent le rôle central des États-Unis lorsque son administration est cohérente. En février 2022, elle a ainsi procédé au gel des avoirs de la Banque centrale de Russie ; en août 2022, elle a adopté le paquet législatif pour des investissements publics massifs à travers l’Infrastructure Investment and Jobs Act, le CHIPS and Science Act et l’Inflation Reduction Act ; en octobre 2022, elle a mis en place le contrôle des exportations technologiques vers la Chine. Enfin, en août 2023, elle a mis en place une restriction des investissements technologiques en Chine.

Du côté chinois, nous avons été surpris par la réouverture du jour au lendemain décidée par le président Xi Jinping, par le vingtième congrès national du Parti communiste chinois qui marque la reprise en main caractérisée du système chinois et par le recours à des sanctions de plus en plus prononcées de la part de la Chine vis-à-vis de certains pays, notamment la Lituanie.

La deuxième trajectoire est celle de l’Union européenne (UE) face à la guerre en Ukraine. Pendant longtemps, la Russie a été un sujet clivant entre les pays de l’Europe du Nord et de l’Est favorables à une position de force et des pays d’Europe de l’Ouest et du Sud plus favorables à une coopération. Ce clivage a produit un message brouillé après l’annexion de la Crimée, considérée comme un incident sans importance dans certaines capitales dont la nôtre, avec quelques sanctions et des tentatives de réengagement – pour reprendre le terme à la mode – qui ont été un échec.

En revanche, l’UE a su créer et maintenir une unité dans le soutien à l’Ukraine, avec la constitution de nouveaux instruments, comme le Fonds européen de défense. Elle se trouve cependant dans une situation d’échec stratégique, dans la mesure où sa politique de voisinage qui visait six pays – la Biélorussie, la Moldavie, l’Ukraine, la Géorgie l’Arménie et l’Azerbaïdjan – est confrontée à six conflits occupant chacun de ses pays. Le dernier en date concerne l’Azerbaïdjan et l’Arménie, qui sera un des enjeux de l’année 2024. Se pose désormais la question de savoir si l’Azerbaïdjan entend s’arrêter là. Dans le cas contraire, quelle serait l’attitude des Européens ?

Un autre sujet pour 2024 est la perspective de l’élection américaine, très attendue à Moscou. Un candidat républicain pourrait en effet remettre en cause le soutien à l’Ukraine. Quelle attitude l’Union européenne adopterait-elle en cas de réduction ou d’arrêt du soutien américain à l’Ukraine ? C’est sur cette question que l’autonomie stratégique européenne se dessinera.

La troisième trajectoire concerne l’évolution du Reste et ses différents formats : le format Brics élargi à six nouveaux membres à partir du 1er janvier 2024, qui correspond à un succès diplomatique de la Chine ; le format G20, qui correspond à un succès diplomatique de l’Inde. Je tiens à souligner le rôle de plus en plus important des puissances moyennes, dont l’Inde, la Turquie, Israël, l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis, qui cherchent à exploiter leur neutralité pour tirer des bénéfices des deux camps créés par la guerre en Ukraine. Par exemple, la Turquie vend des armes à l’Ukraine, mais a négocié un accord céréalier ; l’Inde achète ses armes et du pétrole bradés à la Russie.

Ces trois grandes trajectoires coexistent dans le cadre d’une accélération de la dégradation de la situation environnementale, qui devraient mettre les enjeux de l’agenda dit global en haut des priorités.

La guerre d’Ukraine a débuté en février 2014 par l’annexion de la Crimée. Elle revêt désormais une dimension globale, qui s’explique par trois éléments principaux. Elle oppose d’abord deux puissances agricoles : la Russie et l’Ukraine représentaient, avant février 2022, 30 % des exportations mondiales de blé. En outre, en 2016, la Russie est devenue le premier exportateur mondial de blé. Désormais, il existe une instrumentalisation complètement assumée par la Russie des approvisionnements alimentaires et du thème de la famine. L’ambition de la Russie est d’évincer l’Ukraine du marché du blé et d’attaquer à terme des positions établies comme celle des États-Unis et de l’UE sur un certain nombre de marchés, en particulier l’Algérie.

Le deuxième élément constitutif de cette dimension globale est la rupture de la relation énergétique entre la Russie et l’Union européenne, avec des conséquences directes pour le modèle économique allemand, ce qui oblige les Européens à diversifier leurs approvisionnements et crée un choc énergétique dont l’inflation est un des reflets.

Le troisième point de cette dimension globale est le suivant : avec la guerre en Ukraine, nous replongeons dans une « ambiance nucléaire ». L’agitation de la rhétorique nucléaire par le Kremlin est présente depuis février 2022. Le désintérêt du Reste pour le conflit en Ukraine peut être corrigé par cette dimension nucléaire. Lorsque nous expliquons à ces pays que nous sommes face à une crise nucléaire, avec un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, membre doté, qui exerce un chantage nucléaire, ceux-ci comprennent qu’il y a là un sujet également pour eux.

Les objectifs de la Russie de Vladimir Poutine restent inchangés : il s’agit d’abord d’asservir l’Ukraine, de reconstituer des « terres d’Empire » et d’essayer d’abattre ce que le président Poutine appelle l’Occident collectif, en cassant la relation transatlantique et en suscitant des divisions entre Européens.

La Russie se présente désormais comme un État-civilisation. Pour l’illustrer, je voudrais citer le Président Poutine en février 2023 : « Des millions de gens en Occident se rendent bien compte qu’on les mène tout droit vers une catastrophe spirituelle. Les élites, pour le dire en toute honnêteté, deviennent complètement folles, et ce mal ne semble pas être curable. Ceci dit, c’est leur problème, ça les regarde. De notre côté, le devoir que nous avons est celui de protéger nos enfants, et c’est bien ce que nous avons l’intention de faire : protéger nos enfants de la dégradation et de la dégénérescence. »

L’Ukraine perçoit très bien l’érosion de la sympathie à son égard, mais aussi la versatilité des opinions occidentales. Cette prise de conscience a notamment été exprimée dans les différentes prises de parole du président Zelensky, dont celle-ci, en septembre 2023 : « Alors que les armes nucléaires restent en place, la destruction massive prend de l’ampleur. L’agresseur a recours à de nombreuses autres armes qui sont utilisées non seulement contre notre pays, mais aussi contre les vôtres. » Les objectifs de l’Ukraine sont de recouvrer sa souveraineté en ciblant prioritairement la Crimée, de se doter d’une industrie d’armement pour gagner en autonomie en cas d’arrêt du soutien occidental et de rejoindre l’Otan et l’Union européenne.

Dans ce contexte général, quels sont les enjeux pour la France, dans une perspective de court et moyen terme ? D’abord, la situation intérieure de notre pays est une situation d’appauvrissement, compte tenu de l’état de notre commerce extérieur, de l’inflation, et de notre niveau de dette (3 000 milliards d’euros), qui correspond à un niveau de dette de guerre alors que nous ne sommes pas en guerre. La compétitivité de notre appareil productif est en jeu, et elle est intrinsèquement liée à la compétitivité européenne, qui a considérablement chuté par rapport à celle des États-Unis.

Le deuxième enjeu est celui de la mise en œuvre de la LPM 2024-2030, qui, dans sa lecture géopolitique, constitue un pari que je qualifierais d’assez optimiste sur le maintien d’un état de paix. Nous le souhaitons tous, mais il pourrait être perturbé par un certain nombre d’événements. Dans sa mise en œuvre, la LPM doit veiller à assurer notre endurance stratégique, impactée par le conflit en Ukraine, les possibles répercussions de la dégradation inévitable de la situation sécuritaire en Afrique subsaharienne, ainsi que la protection de nos départements et régions d’outre-mer et de nos collectivités d’outre-mer (Drom-Com).

Le troisième et dernier point porte sur notre positionnement au sein de nos alliances, qui doivent être chéries en période de « gros temps » géopolitique. Au sein de l’UE, l’Allemagne est en train de réinventer son modèle géoéconomique et la France va devoir réinventer son modèle géopolitique, compte tenu des événements survenus récemment en Afrique. Pour reprendre la formule de Guillaume Garnier dans une étude récente de l’IFRI sur la place de la France dans l’Otan, nous sommes face à une « poupée gigogne de sécurité », la plus grande poupée étant l’Alliance atlantique, la poupée intermédiaire étant le pilier européen et la plus petite étant l’armée française. La cohérence et le maintien de cette poupée gigogne dans un contexte de grandes difficultés franco-allemandes doivent nous occuper, selon moi.

Enfin, de mon point de vue, nous sommes face à une accélération qui nous est défavorable, car nous sommes une puissance de statu quo. Nous devons nous préparer à des ajustements brutaux.

M. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la fondation pour la recherche stratégique (FRS). Je souhaite apporter quelques compléments aux propos de mes collègues, à travers quatre tendances militaires, six tendances régionales et quatre réflexions brèves sur les choix de la France.

La période est marquée par un impressionnant accroissement des dépenses mondiales de défense. Depuis 2015, nous sommes entrés dans un deuxième cycle de réarmement après celui qui avait commencé à la fin des années 1990. Il concerne autant les puissances majeures que les puissances émergentes.

Ensuite, il faut relever la prolifération des matériels et des équipements à relativement bas coût, mais à efficacité importante, ainsi que des technologies dites duales. Au prix d’une formule facile, je parlerais du pouvoir égalisateur de l’octet.

La troisième tendance est plus positive : on parle un peu de la prolifération des armes de destruction massive, qu’elles soient chimiques, biologiques ou nucléaires. Hormis le cas de la Corée du Nord – qui n’est plus une crise de prolifération, mais un problème de dissuasion – et le cas de l’Iran, je pense improbable qu’il y ait une vague de prolifération nucléaire dans les années à venir.

Enfin, le non-emploi de l’arme nucléaire est une bonne nouvelle. Comme je l’ai indiqué dès la fin février 2022, même si la rhétorique débridée en provenance de certains cercles moscovites représente un motif d’inquiétude pour diverses raisons, la politique de dissuasion et le comportement officiel du Kremlin et des armées russes sur la question du nucléaire sont en fait plutôt rassurants.

Passons ensuite aux tendances régionales. Le conflit en Ukraine sera probablement durable, avec une Russie installée dans une économie de guerre. Il pourrait durer trois mois, comme trois ans ou trente ans. L’Histoire a montré que l’effondrement de l’armée de l’agresseur peut être assez rapide. Nous n’en prenons pas le chemin, mais cela n’est pas parce que le dispositif défensif russe résiste extrêmement bien qu’il ne peut pas à un moment s’effondrer.

Ce conflit pourrait aussi durer « trois ans », car il nous rappelle malheureusement le premier conflit mondial. Il peut durer « trente ans », dans un scénario de type coréen, c’est-à-dire un conflit qui, à force de cessez-le-feu et de divisions plus ou moins sanctionnées et acceptées, s’installe dans une absence de règlement durable. L’arrivée de Donald Trump pourrait changer les choses, même si les Ukrainiens y pensent et s’y préparent. Et cela ne signifierait mécaniquement pas l’arrêt de toute aide militaire américaine immédiatement, dès l’élection.

La deuxième tendance a trait à la radicalisation du pouvoir russe. La Russie de Vladimir Poutine assume depuis très longtemps son rapprochement – qui n’est pas une véritable alliance – avec la Chine. Je partage le diagnostic établi précédemment : nous, Européens, ne pourrons plus avoir de relations normales avec la Russie avant longtemps.

La troisième tendance est relative à la pérennité de l’Otan et à celle de la présence américaine. Les Européens s’efforcent d’acheter la protection américaine avec des acquisitions très importantes depuis deux ans. Nos alliés européens estiment qu’acheter des F35 permet de se protéger contre une présidence Trump. À mon avis, ils se trompent. À ce titre, j’estime que nous Européens ne sommes toujours pas prêts à une hypothèse Trump ou équivalente. On y pense à Bruxelles, à Paris, un peu moins à Berlin, mais dans certains pays, le déni demeure. Le souvenir de la première présidence Trump, où nous avons finalement tenu, est souvent mis en exergue pour se rassurer. À mon sens, c’est une erreur.

La quatrième tendance porte sur les tensions sino-américaines qu’il y a assez peu de chances de voir se réduire. Ces tensions sont naturellement structurantes pour les relations internationales. Nous sommes tous d’accord sur le sujet : le découplage est impossible et le dérisquage improbable. La rupture liée à une potentielle invasion de Taïwan est toujours possible, même si cela n’est pas un scénario probable aujourd’hui.

La cinquième tendance concerne l’Iran qui est arrivé au seuil nucléaire, c’est-à-dire qu’il peut produire suffisamment de matière fissile pour une arme en quelques jours. Cependant, je ne connais pas d’indications signalant que l’Iran ait repris ses travaux dits de militarisation. Même si l’Iran le décidait, ce qui ne semble pas être le cas aujourd’hui, il lui faudrait au moins un an avant de disposer d’un engin prêt à la détonation, selon les meilleurs experts. Les ruptures sont naturellement possibles, le retrait iranien du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires étant toujours concevable. Une autre rupture serait un bombardement israélien, mais je le considère peu probable, même avec le gouvernement actuellement au pouvoir à Jérusalem.

La sixième tendance concerne la bataille de l’influence en Afrique, de plus en plus difficile pour la France. En outre, l’effet de contagion pourrait ne pas s’arrêter là : des manipulations habiles de la Russie, associées à des maladresses de la France, pourraient se traduire par d’autres mouvements d’imitation.

Je souhaite terminer mon intervention par quatre brèves réflexions sur les choix pour notre pays. La première concerne les dépenses de défense : cela n’est pas parce que les autres dépensent que nous devons nécessairement faire de même. Il n’y a pas de relation mécanique entre la dépense militaire des Chinois, des Russes, des Iraniens et celle de la France. En revanche, la véritable question pour notre budget de défense porte sur la relation avec nos alliés.

Nous ne pouvons pas peser au sein de l’Europe de la défense et au sein de l’Otan sans être un acteur qui montre qu’il prend en compte l’ensemble des phénomènes dont j’ai parlé et qui entend demeurer sur le long terme un acteur militaire de premier plan. En dehors des besoins que vous connaissez, l’aspect politique de la dépense de défense est donc au moins aussi important vis-à-vis de nos alliés que de nos adversaires.

Certains préconisent de se retirer d’Afrique pour pouvoir se réinvestir dans l’Otan. C’est une alternative quelque peu artificielle, et qui ne correspond pas aux choix politiques réels, qui sont toujours plus complexes. Par ailleurs, je ne pense que nous devrions nous retirer totalement de l’Afrique : l’Histoire montre qu’il est imprudent de parier sur le fait que nous ne serions pas rappelés en Afrique dans les dix années à venir. Il en va de même pour le Moyen-Orient. En revanche, il n’est pas illégitime de continuer à réfléchir sur la place que nous voulons avoir dans le dispositif de première ligne de l’Otan. Sommes-nous satisfaits de voir les Polonais et les Allemands prendre le lead ? Voulons-nous être un pays de première ligne dans un système de défense collective qui devra s’installer dans la durée pour dissuader et parer une éventuelle provocation russe à nos frontières ?

Par ailleurs, n’oublions pas la Turquie, qui semble s’être assagie dans son comportement, mais qui demeure un point de vigilance, compte tenu notammentde notre accord de défense avec la Grèce, lequel est particulièrement contraignant. L’attitude de la Turquie au cas où l’Azerbaïdjan s’enhardirait encore un peu plus représente également un véritable sujet d’interrogation.

Enfin, les menaces invisibles sont peut-être aujourd’hui les plus préoccupantes pour la sécurité et l’autonomie stratégique de la France et des Européens. Je pense notamment au pillage de notre savoir-faire scientifique et technologique – qui n’est pas uniquement le fait de nos adversaires –, mais aussi bien sûr à la désinformation et à la manipulation politique. La manière dont la Russie, la Chine et d’autres agissent en dépit de nos réactions souvent très saines sur ce sujet doit être relevée. Les moyens mis en place par ces pays au service de la désinformation politique en Europe doivent faire l’objet d’une vigilance extrême. En effet, si ces manœuvres sont moins visibles, elles sont au moins aussi importantes pour l’avenir de notre pays et de notre République.

Mme Anne Genetet (RE). Je vous remercie pour vos interventions. Je note néanmoins que vous avez peu évoqué la situation en Indopacifique. Par ailleurs, l’Occident a envisagé la paix sous l’angle du droit, puis de l’économie et des échanges. Désormais, nous sommes obligés de nous rendre à l’évidence : il nous faut l’envisager sous l’angle de la force.

La Russie a clairement pour ambition de n’accepter la paix qu’en échange de gains de territoires et contribue à déstabiliser notre Occident démocratique. Ce pays nous mène indirectement des guerres multiples, comme la cyberguerre, la guerre de l’information, la guerre de l’énergie, de l’alimentation ou des migrations.

De notre côté, l’urgence concerne une Ukraine victorieuse et un Vladimir Poutine – je parle de Vladimir Poutine et non de la Russie – défait. À ce titre, faut-il vraiment avoir peur d’une Russie sans Poutine ? Des analyses américaines estiment que cela n’est pas forcément nécessaire.

En outre, il nous faut mieux nous protéger collectivement, à travers l’Union européenne et l’Otan. Pensez-vous que les traités qui constituent notre UE et n’avaient pas anticipé la situation de guerre dans laquelle nous sommes peuvent suffire à répondre à la crise et à la recherche de paix que nous souhaitons tous ?

Enfin, compte tenu des différentes guerres que nous mène la Russie et de son comportement en Ukraine, que l’on peut assimiler à un comportement terroriste en raison des crimes de guerre, pouvons-nous considérer que Poutine, ses armées ou son gouvernement sont les représentants d’un État terroriste ? Quelles sont les conséquences sur l’attitude que nous devrions avoir ?

Mme Caroline Colombier (RN). Je vous remercie, Messieurs, pour vos interventions de grande qualité.

Dans un monde complexe et en profonde mutation, il est toujours agréable de disposer d’experts sur les questions internationales. Je me réjouis à cet égard, avec l’ensemble des collègues de mon groupe Rassemblement national, de la recherche de grande qualité menée par vos instituts avec des chercheurs de tous horizons. Vos travaux éclairent le monde d’un regard précieux et offrent une vision complémentaire et indispensable à la recherche anglo-saxonne très prolifique, mais pas toujours tendre avec la France.

Je centrerai mon propos sur ces enjeux de perception avec un pays que l’Europe, et singulièrement la France, ne sauraient ignorer : la Turquie. Ce pays est censé être un allié, notamment dans le cadre de l’Otan, où il représente la deuxième armée en termes d’effectifs. Il devrait même être un ami au regard de la longue histoire de nos relations diplomatiques. Lancées sous l’Empire ottoman dès les règnes de François Ier et de Soliman II, les relations franco-turques se sont poursuivies avec la République de Turquie fondée par Mustafa Kemal Atatürk. La Turquie des kémalistes est d’ailleurs directement inspirée par le modèle républicain français et constitue l’un des rares pays laïques au monde avec la France, ou du moins l’a constitué. En effet, la « Nouvelle Turquie » vantée par le président Recep Tayyip Erdoğan et ses thuriféraires est bien différente sur le plan intérieur du modèle égalitaire et laïque français. Les femmes turques peuvent en témoigner. Elles avaient obtenu le droit de vote en 1934, soit dix ans avant la France. Elles sont maintenant invitées à rester chez elles et à faire « au moins trois enfants » selon un slogan tristement célèbre d’Erdoğan.

La Turquie a basculé dans un enfer digne de Kafka, avec des opposants ou de simples critiques des dérives du pouvoir implacablement traqués et emprisonnés. Des dizaines de milliers de fonctionnaires ont été purgés. Vos homologues chercheurs turcs sont également des cibles privilégiées du gouvernement islamiste. Je dis bien « islamiste » et non pas « démocrate musulman » ou « islamoconservateur » pour reprendre les étiquettes données précisément par des chercheurs lors de l’arrivée au pouvoir d’Erdoğan.

Le constat est tout aussi cruel quant aux relations extérieures de la Turquie. Un influent ministre puis Premier ministre turc d’Erdoğan, Ahmet Davutoğlu, avait pour slogan une politique de « zéro problème avec les voisins ». Aujourd’hui, il faudrait plutôt dire « zéro voisin sans problèmes ». Ankara ne se prive pas d’incursions militaires régulières en Irak ou en Syrie pour combattre les rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ou de mouvements similaires. Le soutien à l’Azerbaïdjan dans sa guerre au Haut-Karabakh contre l’Arménie est clairement affirmé. Le régime a même réussi à se concilier des officiers de marine pourtant réputés fidèles à l’héritage d’Atatürk en recyclant leur projet de « Patrie bleue » qui vise ni plus ni moins à rétablir une hégémonie turque sur la Méditerranée et qui menace directement la Grèce, pays allié et membre de l’UE.

Il y a pire encore, concernant la France. Faut-il rappeler les compromissions des autorités turques avec notre ennemi Daesh en Syrie, l’allumage d’un de nos navires de la marine nationale en Méditerranée, sans oublier le travail de sape auquel se livre Ankara contre nos intérêts en Afrique ?

Dans ce contexte, Messieurs, je souhaite vous poser plusieurs questions. Erdoğan récemment réélu président est-il susceptible de changer son attitude vis-à-vis de l’Otan comme il l’a fait par ailleurs avec Vladimir Poutine ou Bachar al-Assad ? Quels sont les leviers et les résultats concrets d’Ankara dans sa politique d’expansion de ses intérêts en Afrique ? Avons-nous la certitude que même si l’opposition turque revenait au pouvoir, la Turquie reviendrait à une position plus pro-occidentale sur la scène mondiale ?

M. François Piquemal (LFI-NUPES). Je souhaite connaître votre analyse des conséquences du changement climatique et des conflits qui pourraient en découler. Monsieur Tertrais, en 2011, vous avez publié L’Apocalypse n’est pas pour demain, dans lequel vous doutiez de la nécessité d’investir massivement dans la transition écologique. À l’occasion du G20 et de l’Assemblée générale des Nations Unies, le Secrétaire général de l’ONU n’a cessé d’alerter sur les dangers que représentent les changements climatiques pour l’humanité. Quelle analyse en faites-vous aujourd’hui ?

Selon certains, les effets des changements climatiques ont connu récemment de nombreuses traductions : tremblement de terre au Maroc, inondations en Libye, feux de forêt en France, Grèce ou Tunisie. Aussi, nous avons proposé la création d’une organisation commune méditerranéenne de sécurité civile, laquelle verrait les pays du bassin méditerranéen mettre leurs forces en commun pour faire face aux événements qui sont croissants dans la région. Que pensez-vous de cette idée de resserrer les liens politiques et opérationnels entre les États de la Méditerranée ?

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Monsieur Boniface, vous avez estimé que le pacte du Quincy était de facto mort. Je souhaiterais que vous nous éclairiez tous sur cet aspect.

Par ailleurs, les relations entre la Pologne et l’Ukraine semblent s’être dégradées récemment. Y voyez-vous seulement les effets de la campagne électorale en cours en Pologne, qui s’avère difficile pour la majorité actuellement en place ? À l’inverse, le phénomène est-il plus structurant et lié à des rivalités économiques et au problème agricole ?

Après la crise en Ukraine, nos amis allemands ont parlé de Zeitenwende, c’est-à-dire un changement d’époque. La situation en Afrique constitue peut-être également une forme de Zeitenwende pour la France. Quelles conclusions en tirer pour notre outil de défense et notre architecture globale de sécurité ? Si nous souhaitons que la France soit plus influente, cela implique plus de moyens et de capacités sur le théâtre aéroterrestre. Quel format faut-il viser, particulièrement après la guerre en Ukraine, dont nul ne sait comment elle finira ?

Enfin, s’agissant de la Russie, je dois faire part d’une légère différence de vue avec Pascal Boniface. Sous quel délai la Russie serait-elle capable de disposer d’un outil militaire conventionnel qui nous menacerait ? Aurions-nous le temps de nous y adapter ?

Mme Delphine Lingemann (Dem). Ma question portera sur l’Europe et notamment le modèle géopolitique à réinventer pour l’UE. Après une phase de construction et de structuration, l’Europe connaît une période de turbulence, avec le retour de la guerre à haute intensité en Europe, la crise du Brexit, la montée des populismes, la crise migratoire et la difficile solution à trouver au niveau européen, qui représente pourtant la bonne échelle.

Par ailleurs, si je le déplore en tant que germanophile et germanophone, il faut bien reconnaître que les relations franco-allemandes battent de l’aile.

Six pays sont à ce jour candidats à l’intégration au sein de l’UE, et certains d’entre eux posent question, notamment l’Ukraine. Certaines voix s’opposent à cette dernière candidature en mettant en exergue la puissance agricole de l’Ukraine, qui viendrait redistribuer les cartes dans les aides de la politique agricole commune. Enfin, l’environnement géopolitique international est également source d’instabilités. Quelles seraient les solutions pour réinventer le modèle européen de demain ? Comment la France peut-elle y jouer un rôle ?

Mme Anna Pic (SOC). Je souhaite revenir sur le sujet de l’Afrique. Le 26 juillet 2023, Mohamed Bazoum, président de la République du Niger a été renversé par un coup d’État fomenté par une junte militaire s’autoproclamant Conseil national pour la sauvegarde de la patrie. À la tête de ce Conseil, le général Abdourahamane Tchiani est devenu de facto le chef de l’État nigérien. Après le Mali en 2020 et le Burkina Faso en 2022, le Niger, qui restait l’ultime véritable allié de Paris au Sahel, est le dernier pays à être renversé en l’espace de trois ans. Le constat est sans appel : la démocratie est en net recul en Afrique et la présence de la France fortement contestée pour diverses raisons : la résurgence d’une rancœur coloniale dans des États où la France a trop longtemps utilisé un ton parfois arrogant et une attitude paternaliste, l’impuissance française à permettre le développement économique et social de ces États, une profonde incompréhension quant à l’incapacité de l’armée française à éliminer une menace djihadiste sous-équipée et la méfiance vis-à-vis de l’idéal démocratique importé d’Europe, favorisé par les influences étrangères.

Dans ce contexte, la communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), rapidement soutenue par Paris, a menacé de répondre militairement au putsch nigérien, alors même que certains de ses pays membres n’y sont pas vraiment favorables. L’intervention militaire dont il est question pourrait d’ailleurs s’avérer contre-productive. En regroupant ses forces à Niamey face à la menace, la junte militaire nigérienne pourrait laisser le champ libre aux groupes armés djihadistes pour s’emparer des territoires du nord Niger.

À ce stade, seules des sanctions économiques ont été prises par la CEDEAO, lesquelles ont entraîné des répercussions directes sur le prix des denrées alimentaires au Niger et sur les économies des pays membres de la CEDEAO. Celle-ci est perçue par beaucoup comme le cheval de Troie de la France, au détriment de sa légitimité et de son efficacité.

Était-il opportun de soutenir aussi promptement les intentions militaires de la CEDEAO ? Cela ne peut-il pas encore fragiliser la présence de nos forces militaires dans la région ? L’existence de la CEDEAO n’est-elle pas désormais menacée par le grand nombre de putschs en Afrique de l’Ouest, les tensions qui la traversent et l’émergence récente de l’Alliance des États du Sahel issue de la Charte du Liptako-Gourma ? Les pays de la CEDEAO accepteront-ils de maintenir pendant longtemps des sanctions économiques contre le Niger, alors que celles-ci entraînent des répercussions sur leurs économies ? L’équilibre qui s’était établi est-il à nouveau menacé ?

M. Loïc Kervran (HOR). À titre personnel, je suis frappé par les paroles de Monsieur Gomart lorsqu’il a indiqué que les opinions publiques occidentales assistaient au spectacle de la guerre tout en continuant de ne pas y croire. Si nous y prêtions attention, nous verrions pourtant que l’orage se rapproche.

Ma question concerne le Sahel. Le conflit entre Bamako et l’Azawad reprend et nous constatons une forte augmentation de la létalité des attaques terroristes. Il convient également de mentionner la perspective de la création d’un corridor avec le lac Tchad, qui viendrait considérablement renforcer l’État islamique dans la province du Sahel.

Un grand nombre d’éléments se conjuguent donc pour créer une bulle extrêmement instable au sud de l’Europe. Une poudrière est en train de se constituer dans la région et je souhaiterais connaître votre analyse des risques pour la région et pour l’Europe. Ne sommes-nous pas dans une situation pire que celle dans laquelle nous nous trouvions en 2013 ?

M. Pascal Boniface. Les traités de l’UE sont-ils suffisants pour répondre aux nouveaux défis ? Le premier d’entre eux concerne les perspectives d’un élargissement, qui pourrait nous mener à trente-quatre ou trente-cinq États. La perspective d’un vote à la majorité est populaire dans les opinions publiques, mais un tel vote serait une défaite pour la France, puisqu’il reviendrait à donner les clefs de la construction européenne à l’Allemagne.

Ensuite, le seul avenir pour l’UE est selon moi celui d’une Europe à géométrie variable, en cercles concentriques : nous n’avons pas la même histoire, ni les mêmes intérêts ou perceptions stratégiques. Penser que nous agirons communément à trente-quatre alors que nous avons du mal à nous accorder à vingt-sept est une illusion. Il faut donc travailler à nouveau à ces cercles concentriques.

Poutine a échoué et je pense qu’il a perdu cette guerre : même si elle conserve une enclave territoriale en Ukraine, la Russie en sortira moins puissante qu’elle n’y est entrée. Pendant vingt ans, avec brutalité certes, il avait accru la place de la Russie dans le concert mondial et avait redonné aux Russes leur fierté nationale. Il a cependant en grande partie dilapidé ce travail. Il avait pour habitude de demander « Où était la Russie quand j’ai pris de le pouvoir et où en est-elle maintenant ? » et l’on pouvait alors estimer qu’elle était en meilleure situation. Tel n’est plus le cas.

Cependant, l’on peut très bien se maintenir au pouvoir dans un pays qui se porte de plus en plus mal et qui a connu un exode de ses cerveaux, qui manqueront durablement. Cette fuite des cerveaux pèsera plus fortement sur la Russie que les sanctions qui ont été prises à son égard. Bachar al-Assad a ruiné son pays, mais est demeuré au pouvoir. De même, Poutine peut se maintenir au pouvoir, par la répression.

La Russie est-elle un pays terroriste ? La Russie a commis en Ukraine des crimes de guerre qui sont largement documentés. L’on peut dire que la Russie veut terroriser la population ukrainienne, faute de pouvoir conquérir l’État ukrainien, mais la qualification d’État terroriste est plus difficile à attribuer, quels que soient les crimes de guerre, voire les crimes contre l’humanité commis. Ces derniers sont suffisamment pénalisants au niveau international pour la Russie et Vladimir Poutine, l’empêchant de se déplacer dans certains pays.

Je poursuis. Nous avions effectivement de bonnes relations avec la Turquie, y compris dans une période récente. La Turquie s’est-elle perdue ou l’avons-nous perdue en lui claquant trop brutalement la porte au nez, de manière peut-être un peu cavalière ? Les perspectives d’adhésion de la Turquie à l’UE, dont j’étais partisan il y a une quinzaine d’années, ne me paraissent plus solides aujourd’hui, en raison de l’attitude de Monsieur Erdoğan et des atteintes aux libertés. Mes amis et collègues turcs me disaient il y a dix ans que s’ils n’avaient pas voté pour lui, ils constataient qu’il avait fait de la Turquie un pays plus respecté dans le monde. Depuis, ils ont fui.

Erdoğan joue sur tous les tableaux et il est devenu incontournable, bénéficiant de la guerre en Ukraine, puisque le statut relatif de la Turquie a augmenté. Il joue sa carte sur l’ensemble des tableaux, de manière tactique. Cependant, la situation intérieure du pays n’est pas bonne. Si l’opposition parvenait au pouvoir, elle serait moins conflictuelle, mais elle défendrait les intérêts nationaux de la Turquie et les points de désaccord demeureraient avec nous.

Le changement climatique représente effectivement une des menaces à la sécurité les plus fortes. La guerre en Ukraine nous détourne un peu de ce combat et des moyens qu’il faudrait y consacrer. Les pays du « Reste » nous le reprochent et nous disent qu’ils n’ont pas les moyens de mener la transition énergétique que nous leur demandons sans leur accorder les financements au titre de l’aide au développement. La décarbonation de l’économie n’est pas suffisamment établie.

Les Saoudiens veulent conserver des relations avec les États-Unis, mais alors que celles-ci étaient une forme de « mariage catholique », ils ont aujourd’hui d’autres options.

Depuis longtemps, je dis qu’il faut se méfier du discours qui laisse à penser que la Pologne a été la plus clairvoyante au sujet de la Russie. Ce gouvernement est problématique et il le prouve. Si un président français ou un chancelier allemand avait tenu sur Volodymyr Zelensky les mêmes propos que ceux portés par le président Duda, que n’aurait-on dit ? Le gouvernement polonais a peut-être moins une politique à long terme que l’on a pu le dire, mais il est capable de naviguer à vue en fonction des circonstances électorales.

Monsieur Thiériot, vous avez raison, nous assistons à un changement d’époque en Afrique. Nous ne pouvons pas faire autre chose que rebâtir, puisqu’une grande partie a échoué.

Vous nous avez interrogés également sur le renouveau militaire de la Russie. La Russie pourra bien sûr reconstruire, mais avec de bien plus grandes difficultés, en raison de l’affaiblissement économique, des sanctions et de la fuite des cerveaux. Tant que le régime ne sera pas réellement démocratique dans ce pays, il faudra rester très attentif.

Je pense pour ma part que l’entrée de l’Ukraine dans l’UE serait une catastrophe. Nous avons dans ce domaine une réponse émotionnelle à un problème géopolitique. Il est normal de défendre l’Ukraine agressée. Notre agriculture, qui est essentielle pour notre économie, notre souveraineté et notre alimentation, ne survivrait pas à l’entrée de l’Ukraine en Europe. Je rappelle par ailleurs que ce pays souffre de réels problèmes de corruption. On a confondu la solidarité stratégique vis-à-vis d’un pays agressé avec le fait de lui ouvrir grandes les portes de l’Europe. Puisque ce mouvement est à présent lancé, je crains que nous ne puissions l’interrompre. Je suis extrêmement inquiet.

Était-il judicieux de soutenir la CEDEAO ? Toutes les interventions militaires depuis le début de ce siècle se soldent par des échecs. Celle qui avait réussi au Mali a finalement été, elle aussi, un échec. En outre, la CEDEAO n’est pas tout à fait menacée.

Par ailleurs, je ne suis pas adepte des sanctions, qui sanctionnent surtout la population et non les gouvernements. Cependant, dans le cas du Niger, je fais une exception. Il ne faut pas mener une intervention militaire, car même si nous renversions le nouveau régime, il ne serait pas possible de contrôler le pays avec des soldats étrangers. En revanche, les sanctions peuvent fonctionner en raison du caractère enclavé du Niger et de l’importance du Nigéria pour son voisin.

Y a-t-il un recul démocratique ? Je ne le pense pas vraiment, puisqu’il ne s’agissait pas véritablement de démocraties, et particulièrement au Gabon, qui était une kleptocratie.

Monsieur Kervran, la situation au Sahel n’est effectivement toujours pas contrôlée. Cependant, annoncer comme nous l’avons fait que nous allions « faire la guerre au terrorisme » au Sahel était une erreur. Ce concept ne peut pas plus réussir en Afrique de l’Ouest qu’il ne l’a fait au Moyen-Orient. On ne peut pas contrôler un territoire aussi grand que l’Union européenne avec 5 000 hommes.

M. Thomas Gomart. Il est vrai que nous avons peu évoqué l’Indopacifique, mais parler de l’Indopacifique à l’heure où la situation se délite à une telle vitesse en Europe et en Afrique pourrait sembler paradoxal, même s’il existe effectivement des effets de bord avec ce qui se passe à Taïwan, Ormuz ou dans le Bosphore. Je note la nécessité d’essayer d’être plus cohérent dans notre démarche vis-à-vis de l’Indopacifique. Il est surprenant par exemple de découvrir qu’un pays comme la France n’a pas d’attaché de défense aux Philippines. Il existe un décalage très fort entre une conception intellectuelle que nous partageons et la réalité des moyens navals ou diplomatiques. Il convient déjà d’essayer de gérer notre propre voisinage. En résumé, il faut toujours garder à l’esprit la dialectique entre les objectifs et les moyens.

Ensuite, nous avons vu en juin ce qu’aurait pu être une alternative politique à Vladimir Poutine. Elle s’appelait Evgueni Prigojine. Cette alternative illustre la régression du régime russe, dans ses composantes politiques, sécuritaires et mafieuses. Qu’aurait été notre attitude si Evgueni Prigojine était allé au bout de sa chevauchée de soudard ? Indépendamment de l’évolution de la situation en Ukraine, nous avons affaire à un régime vicié, même s’il ne résume pas les débats qui existent en Russie. Il faut bien intégrer le fait que le dialogue avec la Russie dans la génération à venir sera extrêmement difficile.

S’agissant des qualifications d’État terroriste, j’encourage à une forme de prudence dans le vocabulaire. Il est toujours facile de maximiser les objectifs et les enjeux lorsque l’on reste à distance. Si nous nous contentions d’être sérieux dans notre soutien à l’Ukraine, cela serait déjà bien. Ici aussi, il faut prendre garde au décalage entre les mots et les choses.

Les trois pays les plus sanctionnés au monde, la Russie, la Corée du Nord et l’Iran, vont contourner ensemble ces sanctions. Ils constituent par ailleurs nos principaux problèmes stratégiques.

Madame Colombier, je souhaite d’abord revenir sur l’introduction de vos propos. La force de nos instituts de recherche est précisément d’être attentive à la production en langue russe et d’essayer de suivre la production en chinois. Au niveau mondial l’industrie des think tanks est en train d’être bouleversée, en raison des investissements spectaculaires en termes de moyens alloués en Chine, en Russie ou dans les pays du Golfe. Face à ces compétiteurs, les think tanks européens, et singulièrement français, se retrouvent désormais dans une asymétrie de moyens assez redoutable.

Ensuite, je serais peut-être moins sévère que vous sur ce qui a été obtenu par le président Erdoğan, qui après 2016 avait pour seuls contacts le Qatar et la Russie. Il a réussi à rétablir une situation intermédiaire : il a soutenu l’Ukraine avec des drones, a accueilli des Russes qui sortaient du pays ou a négocié les accords céréaliers à l’été 2022. Il fait également comprendre aux Européens le poids qui est le sien dans l’Otan, en ralentissant le processus d’adhésion de la Suède.

La manière dont la Turquie s’ingère parfois dans les campagnes électorales en Europe est aussi un indicateur. Nous sommes face à un régime aux ambitions néo-impériales, tout en étant membre de l’Otan. Là aussi, il faut veiller à ne pas être trop catégorique sur la Turquie, dont la société civile est également traversée par des débats, plus qu’en Russie par exemple, même si l’espace demeure contraint et s’est resserré lors des mandats d’Erdoğan. La situation économique du pays est absolument désastreuse, mais le pays joue aussi un rôle clef dans l’accueil des réfugiés de Syrie. En résumé, il faut veiller à essayer de maintenir la meilleure relation possible en ayant en tête le dessein qui est le sien.

Ensuite, nous sommes face à une convergence entre deux tendances profondes : l’accélération de la dégradation environnementale dans ses trois composantes (le réchauffement climatique, la perte de la biodiversité et les pollutions) et l’accélération de la mise en données du monde. Les questions climatiques deviennent un enjeu géopolitique évident. Le thème de la justice ou de l’injustice climatique structure les relations nord-sud.

Ces pays nous disent deux choses : d’une part, cette situation a été créée par les conditions de votre développement économique pendant deux siècles ; et d’autre part, pourquoi vouloir nous interdire de recourir à des énergies fossiles pour assurer notre propre développement économique ? Dans ce domaine, notre position est extrêmement difficile à défendre et il faut être beaucoup plus allant pour nous appuyer sur les deux derniers grands succès de la diplomatie française : l’opposition à la guerre en Irak en 2003, qui n’a pas eu de finalités opérationnelles ; et les accords de Paris de 2015. Notre diplomatie doit demeurer active et pousser l’agenda global dans toutes ses composantes.

Il faut probablement opérer un effort d’explication et d’accélération par rapport à des pays qui considèrent qu’il y aura des gagnants et des perdants à ce réchauffement climatique. La Russie se considère à ce titre comme un possible vainqueur de ce réchauffement, à travers l’augmentation de sa surface cultivable. Il convient en outre d’être extrêmement attentif aux enjeux de géo ingénierie. Un investissement massif est effectué et véhicule l’illusion, partagée en Chine et aux États-Unis, que l’on pourra trouver de solutions locales ou régionales. Cette illusion est moins partagée en Europe, mais le problème est assez comparable à celui observé dans le numérique : l’Europe veut réguler avant d’avoir inventé.

Enfin, l’Arabie Saoudite essaye de construire un modèle qui lui est propre : s’enrichir par le fossile pour financer sa transition écologique, notamment en investissant dans le nucléaire civil. Ce faisant, elle nous met dans une situation de dépendance pour financer notre propre indépendance énergétique. Aujourd’hui, les poches profondes sont dans les pays du Golfe.

M. Bruno Tertrais. Je me méfie du discours qui consiste à dire que la Russie sans Poutine serait forcément pire, car nous n’en savons rien. Il existe plusieurs modèles de Russie sans Poutine. Méfions-nous du discours très populaire chez les autocrates, qui consiste à dire « Vous ne m’aimez pas, mais sans moi, ce serait encore pire. » Un autre scénario évoqué dans les think tanks est celui d’un éclatement de la Russie et du délitement de l’autorité du pouvoir central. Dans ce cas, nous aurions la même discussion politique qu’en 1991, compte tenu du fait que la Russie est un État nucléaire.

Je partage par ailleurs les préventions de principe de mes collègues sur la catégorisation de la Russie en tant qu’État terroriste. Cette notion d’État terroriste est essentiellement d’inspiration américaine et elle demeure extrêmement ambiguë.

Erdoğan non plus n’est pas éternel. Or les dirigeants comptent et je pense que cela est encore plus important en Turquie qu’en Russie. Une Turquie sans Erdoğan serait très probablement différente, même si nous ne reviendrions pas à cette Turquie dont on rêve en France parfois de manière très romantique. Pour nous, la difficulté consiste à assumer notre relation de défense vis-à-vis de la Grèce et le fait que la Turquie est membre de l’Otan, tant qu’Ankara ne commet pas l’irréparable, c’est-à-dire n’agresse pas le territoire souverain d’un allié comme la Grèce. On aurait pu penser que dans sa grande magnanimité, le président Erdoğan réélu demande la ratification rapide par la Grande Assemblée nationale de Turquie de l’adhésion de la Suède, mais M. Erdoğan aime trop jouer et je ne suis pas certain que la question soit réglée à échéance prévisible.

Monsieur Piquemal, la question du changement climatique est suffisamment préoccupante pour ne pas en rajouter dans les risques. Je ne pense pas à vous, mais à une certaine littérature et un certain discours politique. En 2016, j’ai rédigé un petit ouvrage intitulé Les guerres du climat. Contre-enquête sur un mythe moderne, où j’ai essayé de démonter la facilité causale qui consiste à dire que le changement climatique va mécaniquement augmenter la fréquence ou l’intensité des conflits. Du point de vue logique et scientifique, il existe peu d’arguments pour soutenir cette thèse. Il en va de même pour le concept de « réfugiés climatiques ». À ce titre, je vous invite à lire ce que dit le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) à ce sujet. S’il s’accorde à dire qu’il existera des « déplacés environnementaux », il réfute l’idée que des masses de gens sortiront de leur pays principalement à cause des conséquences du changement climatique.

En revanche, j’apprends votre initiative visant à la création d’une organisation commune méditerranéenne de sécurité civile, qui me paraît être une excellente idée. En effet, il existe réellement des défis communs en la matière. La « diplomatie du tremblement de terre » ne marche pas toujours, mais une fois encore, votre initiative me semble très intéressante sur le papier.

M. Thiériot, cher Jean-Louis, le « pacte du Quincy » n’existe pas ; c’est en somme l’équivalent d’une légende urbaine dans le domaine de la stratégie et des relations internationales. Le roi Ibn Saoud et le président des États-Unis Franklin Roosevelt se sont rencontrés sur le bâtiment éponyme en 1945, mais il s’agissait d’une étape parmi d’autres dans la constitution d’une solide relation entre l’Arabie Saoudite et les États-Unis. Il n’y a jamais eu de formalisation de cette garantie de sécurité : elle est dans les têtes, mais pas dans les textes. Il ne s’agit donc pas d’un mariage catholique, mais si l’on doit évoquer une analogie, il conviendrait plutôt de parler du mut’a, un mariage temporaire, qui est encore pratiqué dans le monde chiite.

Depuis vingt ans, les Saoudiens ont montré leur volonté d’être très indépendants dans la fixation du prix du baril. Aujourd’hui, la question consiste surtout à savoir si les débats en cours sur l’obtention d’une réelle et formelle garantie de sécurité américaine à l’Arabie Saoudite peuvent être déconnectés de la question du prix du baril. Je n’ai pas de certitude, mais j’ai le sentiment que ces discussions sont déconnectées aujourd’hui. Cependant, le Congrès des États-Unis aura vraisemblablement son mot à dire, si on lui en donne l’occasion.

Par ailleurs, je partage les propos qui ont été tenus sur le futur militaire de la Russie. Le scénario le plus probable est celui d’une Russie qui se sera réarmée dans dix ans et aura pansé ses plaies militaires.

Madame Lingemann, la culture stratégique européenne a déjà changé. L’abandon dans les faits de l’idée de paix par le commerce et le rapprochement, et l’acceptation du rapport de force sont désormais bien inscrits dans le logiciel politique de la plupart de dirigeants européens, y compris à Bruxelles. Peut-être n’avons-nous pas encore réussi, nous Français, à persuader tout le monde que l’autonomie stratégique est avant tout une question de technologie et de santé. Nous avons tous œuvré pour monter que l’autonomie stratégique n’était pas seulement liée à la défense. Néanmoins, puisqu’elle est née avec la défense, nous avons laissé ancrer en Europe l’idée que la France voulait séparer l’Europe des États-Unis dans le domaine de la défense. Nous ne sommes pas encore parvenus à modifier les visions de notre discours sur le sujet. Malheureusement, il faudra sans doute attendre une crise pour que cela évolue, mais le seul avantage de la crise est que nous, Français, nous serons intellectuellement et politiquement davantage prêts que ne le sont la plupart de nos alliés pour être leaders, le jour venu, dans ce débat en Europe.

Étant moins compétent sur l’Afrique, je n’ai pas forcément de plus-value à fournir dans ce domaine.

Les sanctions ne méritent ni excès d’honneur ni indignité. L’efficacité des sanctions doit être perçue dans le long terme. Et ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas toujours efficaces qu’il ne faut pas les imposer. De plus, il ne faut pas négliger les symboles ni la dissuasion en diplomatie. Quand on sanctionne un pays, c’est aussi pour en dissuader d’autres de suivre le même chemin.

Enfin, je tiens également à vous faire part d’une alarme sur les moyens qui sont dévolus aux think tanks. La France affirme avoir une nouvelle fonction stratégique, l’influence. Celle-ci relève bien sûr de l’exécutif et du législateur, mais également des think tanks. Or au vu de la diminution des moyens et des marchés, nous ne pouvons que nous inquiéter, particulièrement lorsque nous nous comparons à nos concurrents, amis et alliés ; à commencer par l’Allemagne.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Un récent rapport de l’ONU rend compte de l’attrition des cadres de l’État islamique, avec une espérance de vie de plus en plus courte et des capacités financières significativement diminuées. Le 3 août dernier, Abou Hussein al-Qourachi, prétendu calife de l’État islamique, est mort au cours d’une opération menée par les services de renseignement turcs en Syrie. À la suite de cet événement, un nouveau chef s’est vu désigné comme son successeur. Pouvons-nous nous attendre à des changements significatifs au sein de l’État islamique ? Est-il en capacité de poursuivre son entreprise de déstabilisation ? Enfin, la menace à l’égard de l’Europe est-elle effective et concrète, notamment grâce au redéploiement de l’État islamique dans les pays d’Afrique où la présence française recule ?

M. Frédéric Boccaletti (RN). Le retrait pitoyable de notre ambassadeur et de nos troupes du Niger semble donner raison aux chercheurs qui analysent une perte de terrain continue de la France en Afrique. Mon groupe politique tient à rappeler les sacrifices des militaires français pour lutter contre le terrorisme islamiste au Sahel, et apaiser des tensions ethniques ou confessionnelles exacerbées dans de nombreux pays comme en Centrafrique.

Il nous faut néanmoins regarder la situation avec lucidité. Le terrorisme reste présent au Sahel et les maux endémiques de la corruption, des tensions interconfessionnelles ou interethniques ne sauraient être réglés par la seule force. L’image de notre pays est par ailleurs durement écornée, et ce n’est pas seulement la faute de la propagande russe.

Le Président Macron proposait un changement de paradigme dans la politique de la France en Afrique. Nous voyons, dans ce domaine comme dans tous les autres, le résultat déplorable. Au lieu de s’appuyer sur le Quai d’Orsay constitué d’experts et de diplomates de grande qualité qu’il méprise puisqu’il a supprimé leurs corps, il a encore une fois voulu gérer cet épineux dossier seul avec le succès que l’on peut constater.

Aussi, Messieurs, nous serions très intéressés par votre regard d’experts sur différents éléments. Le scénario observé au Mali, au Burkina Faso et au Niger peut-il se reproduire au Tchad ? Pourquoi une intervention de la CEDEAO que la France aurait soutenue pour rétablir le président Bazoum n’a-t-elle finalement pas eu lieu ? De manière générale, pour reprendre le titre d’un livre de deux de vos confrères : la France a-t-elle perdu l’Afrique ? Si tel n’est pas le cas, par quels moyens retrouvera-t-elle son influence ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Quel est le narratif français ? Monsieur Gomart, vous avez évoqué les dates clefs de 2003 et 2015, mais nous avons l’impression que ce narratif s’est évaporé. Je pense notamment à la visite du Président de la République en Chine, qui n’a pas apporté un éclairage très net sur le sens de la position française dans le monde.

Ensuite, je m’interroge sur la cohérence de l’Union européenne. Hier, nous avons auditionné le ministre de la défense sur le sujet des exportations d’armement et nous nous sommes rendu compte que le montant des livraisons d’armement à la Grèce s’élevait un milliard d’euros, alors que le pays connaît un important mouvement social, car là-bas, on légalise le travail à 78 heures par semaine. Quelles sont la dureté et la solidité de l’UE ?

Ma troisième question porte sur l’endurance et la compétitive évoquées par Monsieur Gomart. L’ensemble des services publics qui faisaient la spécificité du modèle français est en train de s’effondrer, notamment l’enseignement supérieur et la diplomatie ; les attaques économiques se multiplient, par exemple contre Atos ; et on observe des incohérences des partenariats industriels dans le domaine de la défense, notamment le programme sur le système de combat terrestre principal, Main Ground Combat System (MGCS).

La France n’est-elle pas prise dans un réseau d’alliances et de partenariats qui lui seraient structurellement défavorables ?

Mme Alexandra Martin (LR). Monsieur Gomart, vous avez évoqué le conflit nourri par l’Azerbaïdjan contre l’Arménie comme probable défi pour l’année 2024. Celui-ci aurait déjà dû constituer un enjeu fort à la fin de l’année 2022, au moment de la violation du cessez-le-feu et des règles internationales, lorsque des tirs ont eu lieu à l’intérieur de la frontière intangible de l’Arménie. Nous avons ensuite assisté au blocage du couloir de Latchin pendant neuf mois et, il y a quelques heures, à la reddition du Haut-Karabakh. Aujourd’hui, 28 000 Arméniens sont contraints de quitter leurs terres. Pour moi, il s’agit d’une véritable épuration ethnique. Désormais, il faut redouter la suite et des assauts en Arménie. Il est évident que les Azéris s’y préparent depuis très longtemps et menacent en ce moment la région du Zanguezour.

Force est de constater qu’aucune sanction n’est véritablement prononcée contre le dictateur Aliyev, ni de la part de la communauté internationale, de l’Europe ou de la France. Pourtant, les enjeux sont élevés. Ils sont politiques, civilisationnels et humains. Comment voyez-vous l’avenir dans cette région du Caucase ?

M. Pascal Boniface. Des problèmes structurels nourrissent le terrorisme et le djihadisme, dont il faut sous-évaluer la dimension religieuse. Quand on regarde les motivations de ceux qui s’engagent dans les katibas, on constate que la plupart recherchent un statut et l’obtention d’avantages. Cependant, nous avons beau éliminer des chefs, l’hydre repousse toujours. Tant que les problèmes structurels d’accès aux services publics ou de corruption ne seront pas traités, le problème perdurera. Au Mali, l’État n’existait pas en dehors de Bamako : il n’y avait pas de justice ni d’éducation. Ces raisons conduisent certains à s’engager dans des groupes qui sont parfois des groupes de trafiquants, des groupes de criminels, des groupes de terroristes, certains groupes réunissant les trois activités.

Les problèmes ne se règlent pas par la seule force. Il faut recréer des services publics et faire en sorte que les citoyens se sentent représentés. Il est quand même assez frappant de constater que des manifestations en faveur de coups d’État ont lieu.

Monsieur Saintoul, vous avez évoqué le narratif français. Dans ma présentation, j’ai beaucoup insisté sur le phénomène du West versus the Rest. Dans ce cadre, je pense qu’il existe un boulevard pour la France : l’ADN de la France est de travailler à être à la fois un pays occidental et en contact avec « le Reste ». Ici, il faut faire un choix entre la cohésion avec le monde occidental et la recherche de liens avec les grands émergents du Reste, comme le Brésil par exemple. Cette deuxième option me semble intéressante. Quelles que soient les réticences que l’on peut avoir sur son action en Inde, je considère qu’il était justifié de recevoir le Premier ministre Modi lors du 14 juillet. Le monde est tel qu’il est et non tel que nous le souhaiterions.

Nous ne pouvons pas exclure que l’annexion de fait du Haut-Karabakh présage d’une guerre contre l’Arménie, mais la souveraineté de l’Arménie sur le Haut-Karabakh n’était pas reconnue et celui-ci ne faisait pas partie de l’accord de défense entre la Russie et l’Arménie. Si Aliyev est intelligent, il empochera son bénéfice sans chercher à aller plus loin. S’il allait plus loin, il perdrait. Le Premier ministre arménien Pashinyan n’est pas allé défendre le Haut-Karabakh pour éviter une guerre qu’il savait avoir des chances de perdre. Depuis vingt ans, le rapport entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie a en effet été complètement modifié au profit de l’Azerbaïdjan.

M. Thomas Gomart. Je pense que nous aurons l’occasion de rediscuter de l’élargissement de l’Europe à l’Ukraine. Ma position est ici différente de celle de Pascal Boniface. L’argument de la corruption me semble assez facile. En observant la manière dont la corruption s’est construite en Ukraine, on découvre très fréquemment la main russe. J’ajoute que d’autres pays européens ou vers lesquels nous nous tournons sont également très corrompus.

En outre, je ne pense pas que nous ayons une réponse émotionnelle vis-à-vis de l’Ukraine. Elle est au contraire stratégique. L’économie polonaise et l’économie ukrainienne présentaient une situation comparable en 1991. À la différence de l’Ukraine, la Pologne a été intégrée aux structures euroatlantiques et n’a eu qu’à s’en féliciter. Ces pays dits du voisinage cherchent, et en particulier l’Ukraine, à sortir de l’influence russe historique. De plus, il faut prendre garde à ne pas ouvrir le débat sur l’élargissement avec une forme de nostalgie d’une Communauté européenne à douze. L’attitude française gagnerait à ne pas être systématiquement défensive sur ce sujet.

Ensuite, nous n’avons pas bien mesuré comment notre perte d’influence s’explique d’abord et avant tout par notre perte de substance économique et commerciale. L’asymétrie entre la France et l’Allemagne lors de la dernière génération n’a cessé de se creuser. Nous avons enregistré plus de 100 milliards de déficit commercial en 2022. Le nouveau narratif pourrait s’envisager par deux objectifs : produire et instruire.

Nous sommes à la veille d’un questionnement fondamental sur notre modèle géopolitique. Nous sommes face à un rendement diplomatique décroissant. Notre modèle géopolitique est ébranlé sur au moins cinq fronts.

Le premier concerne la Russie. Notre politique russe a échoué comme celle du général de Gaulle s’était fracassée sur le coup de Prague.

Le deuxième porte sur l’Afrique francophone, où nous avons oscillé entre sécuritisation des régimes et démocratisation, en pensant pouvoir nous adapter au gré des circonstances. L’IFRI a produit une étude sur la montée du sentiment anti-français en Afrique avant l’été. Parmi les éléments qui apparaissent, la question de la colonisation est reléguée derrière l’asymétrie militaire entre l’effet produit et la présence militaire, la question du franc CFA et la manière dont les élites africaines sont jugées par leurs propres opinions dans leur rapport à la France.

Le troisième front concerne la relation franco-allemande, qui nous renvoie à une divergence apparue lors du premier choc pétrolier. L’Allemagne y avait répondu par le gaz soviétique, et la France par le nucléaire. Le choc énergétique que nous subissons actuellement met en évidence l’orthogonalité franco-allemande qui, si elle n’est pas surmontée en matière énergétique, accroîtra les difficultés de l’UE.

Le quatrième front est relatif au rapport de notre pays avec les pays du Golfe. Pour simplifier à outrance, depuis 1945, nous avons l’habitude d’acheter du pétrole et de vendre des armes. Aujourd’hui, ces pays s’autonomisent sur le plan stratégique et veulent être bien plus présents dans notre propre système.

Le cinquième front relève de la notion de partenariat stratégique avec l’Inde. Je partage la piste ouverte par Pascal Boniface sur les grands émergents, avec toutefois une réserve. Il n’y a plus une réunion publique à laquelle je participe avec des collègues indiens où la position de la France en tant que membre permanent du Conseil de sécurité n’est pas remise en cause. Ici, notre posture sera sans doute de plus en plus défensive. Enfin, notre discours sur l’universalisme est au fond inadapté à la situation actuelle.

M. Bruno Tertrais. Aliyev saura-t-il s’arrêter ? La sagesse et la raison devraient l’inciter à s’arrêter maintenant, mais je ne suis pas certain que tel sera le cas.

La Russie a-t-elle perdu l’Arménie pour longtemps ? Au moment où l’Arménie a activé l’accord de sécurité qui la liait à la Russie, celle-ci n’a pas répondu. Ceci est important, car nous sommes dans un moment où se déroule une offensive dans un secteur qui concerne le territoire internationalement reconnu de l’Arménie. Simultanément, la Russie est peut-être en train de regagner la Géorgie. La géopolitique du Caucase évolue beaucoup et nous devons davantage nous intéresser à cette question.

S’agissant de notre place de membre permanent du Conseil de sécurité, nous ne devons pas avoir une attitude défensive : notre siège est là et personne ne nous le prendra. Ensuite, nous avons toujours défendu l’idée d’une réforme importante du mode de fonctionnement du Conseil de sécurité. Il importe de bien le redire aux pays dits du Sud global. En effet, d’autres membres du Conseil de sécurité, la Chine en particulier, ont une attitude moins allante, particulièrement à l’égard de l’Inde.

Enfin, le récit français a deux éléments de fragilité structurelle, qui sont encore plus visibles aujourd’hui : d’une part, le décalage entre la magie du verbe et la faiblesse des résultats concrets ; d’autre part, la tension qu’il est difficile de résoudre entre notre rôle mondial légitime et notre engagement européen sincère et profond. Or cette tension, au cœur du problème stratégique français, est très compliquée à résoudre.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie.

 

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La séance est levée à onze heures vingt.

 

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, M. Frédéric Boccaletti, M. Hubert Brigand, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. Jean-Marie Fiévet, M. Thomas Gassilloud, Mme Anne Genetet, M. José Gonzalez, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, M. Jean-Charles Larsonneur, Mme Anne Le Hénanff, Mme Patricia Lemoine, Mme Murielle Lepvraud, Mme Delphine Lingemann, Mme Alexandra Martin (Alpes-Maritimes), Mme Pascale Martin, Mme Michèle Martinez, Mme Anna Pic, M. François Piquemal, M. Fabien Roussel, M. Lionel Royer-Perreaut, M. Aurélien Saintoul, Mme Nathalie Serre, M. Philippe Sorez, M. Michaël Taverne, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Mélanie Thomin

Excusés. - M. Julien Bayou, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Steve Chailloux, Mme Cyrielle Chatelain, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Emmanuel Fernandes, M. Sylvain Maillard, M. Olivier Marleix, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, Mme Josy Poueyto, Mme Valérie Rabault, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, Mme Sabine Thillaye