Compte rendu

Commission d’enquête visant
à établir les raisons de la perte de
souveraineté et d’indépendance
énergétique de la France

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. Jacques Percebois, Professeur émérite à l’Université de Montpellier, Directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie (CREDEN) et de M. Xavier Jaravel, Professeur d’économie à la London School of economics, membre du Conseil d’analyse économique.              2

– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Luc Tavernier, Directeur général de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et de M. Sylvain Moreau, Directeur des statistiques d’entreprises              23

– Présences en réunion................................35

– Annexe : présentation de M. Tavernier....................36

 

 


Mercredi
9 novembre 2022

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 3

session ordinaire de 2022-2023

 

Présidence de
M. Raphaël Schellenberger,
Président de la commission
 


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commission d’enquÊte VISANT à éTABLIR LES RAISONS DE LA PERTE DE SOUVERAINETé ET D’INDéPENDANCE ÉNERGÉTIQUE DE LA FRANCE

Mercredi 9 novembre 2022

La séance est ouverte à 14 heures 05.

(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)

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La commission d’enquête auditionne M. Jacques Percebois, Professeur émérite à l’Université de Montpellier, Directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie (CREDEN) et M. Xavier Jaravel, Professeur d’économie à la London School of economics, membre du Conseil d’analyse économique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Mes chers collègues, nous poursuivons le premier cycle d’auditions de la commission d’enquête parlementaire visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Il s’agit de recueillir des éléments de contexte, cette fois de nature économique.

M. le rapporteur et moi-même sommes attachés au sérieux et à la crédibilité des travaux de notre commission d’enquête. Lors de notre dernière audition, une anthropologue aux qualités reconnues a tenu des propos qui ont surpris. M. le rapporteur et moi-même lui avons écrit pour lui demander de préciser son argumentation scientifique. Mme Ortar a retiré ses propos, en présentant ses excuses pour leur caractère approximatif, s’agissant d’un champ de compétences universitaire qui n’est pas le sien. Je tenais à en informer les membres de la commission et à la remercier de l’honnêteté de sa réponse, qui est de nature à donner de la crédibilité à ses travaux comme aux nôtres.

Nous auditionnons aujourd’hui M. Jacques Percebois, professeur émérite à l’université de Montpellier, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l’énergie, expert sollicité notamment par la Cour des comptes, et M. Xavier Jaravel, professeur d’économie à la London School of Economics et membre du Conseil d’analyse économique.

M. le rapporteur leur a préalablement adressé un questionnaire, centré sur la notion de souveraineté en matière énergétique, s’agissant notamment de l’approvisionnement en électricité et de sa production.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Jacques Percebois et Xavier Jaravel prêtent successivement serment.)

M. Jacques Percebois. En matière d’indépendance énergétique, notamment pour l’électricité, et compte tenu des prix actuels, il faut partir d’un constat : la décarbonation du mix énergétique réduira la dépendance de la France. Dans le total de l’énergie finale – et non primaire – les produits pétroliers représentent 43 %, le gaz 20 % et le charbon 1 %. Nous dépendons donc à 64 % des importations. Le reste, notamment l’électricité, est une production nationale.

L’électricité ne représente pour l’instant que 25 % de l’énergie finale consommée par les Français. Cette part devrait croître avec la décarbonation du mix énergétique. Elle devrait atteindre 55 % à l’horizon 2050 selon Réseau de transport d’électricité (RTE), en raison d’une électrification des usages, notamment de la mobilité. Cela devrait améliorer notre indépendance énergétique, avec cette nuance que la décarbonation imposera l’utilisation de métaux et de minerais stratégiques, tels que les terres rares.

Certains redoutent donc que nous ne transformions une dépendance aux hydrocarbures en une dépendance aux métaux. Cette idée n’est pas tout à fait exacte. D’abord, les métaux et les minerais se recyclent. Ensuite, le progrès technique peut permettre de trouver des substituts. Enfin, les réserves de ces métaux et minerais sont assez bien réparties dans le monde, pays occidentaux compris. Il y en a même en France, où un projet d’extraction de lithium est en cours de développement, dans l’Allier – par ailleurs, nous pourrons à l’avenir produire des batteries sans lithium.

L’origine de l’électricité est nucléaire à 69 %, hydraulique à 12 %, éolienne et solaire à 10 %. Le gaz représente 6 %, le charbon et le fioul 1 % : pour ce qui est de notre mix électrique, nous sommes donc dépendants à hauteur de 7 %.

La France, comme les autres pays européens, est confrontée à une envolée des prix de l’électricité qui encourage, voire impose une réforme du marché européen de l’électricité, suite à sa libéralisation.

Il faut bien dissocier le prix de détail du prix de gros. Le prix de détail est obtenu par l’addition du prix de gros, du coût des réseaux et de celui des taxes. À l’origine, chacun de ces postes comptait environ pour un tiers mais la part du prix de gros est aujourd’hui un peu plus importante, car le prix de la fourniture d’électricité a fortement augmenté.

Cette envolée a deux raisons principales : le prix élevé du gaz, car les centrales à gaz sont en général celles qui font l’équilibre du marché, et le manque de capacités électriques pilotables, c’est-à-dire qui fournissent en fonction de la demande. Or il faut bien reconnaître que nous avons fermé, en Europe, de nombreuses capacités pilotables. Les capacités non pilotables, par exemple les centrales fonctionnant quand il y a du vent ou du soleil, ne produisent pas toujours quand on en a besoin. Les centrales pilotables sont thermiques ou nucléaires, le nucléaire présentant l’avantage d’être à la fois pilotable et décarboné.

Ce manque de capacités est général en Europe. L’électricité étant un produit qui ne se stocke pas, mieux vaut être en surcapacité qu’en sous-capacité ; les risques sont moindres. Les Allemands ont fermé beaucoup de capacités nucléaires et thermiques, nous avons fermé beaucoup de capacités thermiques et quelques nucléaires.

Notre dépendance au prix du gaz découle de la logique de fonctionnement du marché. C’est le coût de fonctionnement de la dernière centrale appelée qui détermine le prix d’équilibre. S’agissant d’enchères à prix limite, tous les participants aux enchères bénéficient de celui-ci. Si le prix d’équilibre s’envole, les centrales dites infra-marginales, qui ne sont pas des centrales à gaz, bénéficient de rentes qui peuvent paraître excessives. Elles ne sont pas nécessairement indues, quand elles permettent de financer les coûts fixes, mais elles peuvent aussi les dépasser très largement.

Ce système préexistait à la libéralisation du marché de l’électricité. Dans une centrale thermique classique, le coût du combustible constituait l’essentiel du coût de production de l’électricité, dans une proportion allant de 50 % à 80 %. Il s’agissait du coût du charbon, du pétrole ou du gaz, augmenté du coût du carbone. Par conséquent, il était tout à fait logique d’appeler les centrales par ordre des coûts marginaux croissants. Le problème actuel découle de l’envolée du prix du gaz.

Face à cette situation, tout le monde cherche des solutions.

La première, unanimement considérée comme pertinente, consiste à réduire la demande, en particulier aux heures de pointe.

La deuxième consiste à taxer les rentes infra-marginales excessives, les surprofits. C’est une solution de facilité mais qui n’est pas sans justification. Plusieurs pays européens, dont la France, considèrent qu’elle mérite d’être explorée, d’autant qu’elle permet de taxer les centrales d’énergie renouvelable qui avaient conclu un contrat d’achat avec l’État et qui l’ont dénoncé, moyennant une indemnité bien sûr – car, même compte tenu de cette indemnité, elles réalisent un gain bien plus élevé en vendant leur électricité sur le marché de gros plutôt qu’à un prix garanti.

En France, le produit de cette taxation ne serait pas considérable, car une grande partie de l’électricité d’origine nucléaire est vendue à un prix régulé, conformément aux principes de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh). En outre, cette production a fortement baissé : elle était de 429 térawattheures (TWh) en 2005, et devrait être de 280 TWh cette année.

Les énergies renouvelables ne perçoivent généralement pas de rente. Beaucoup d’entre elles bénéficient d’un prix garanti, avec des contrats en complément marché. Pendant longtemps, le prix garanti était supérieur au prix du marché : elles vendaient à un prix du marché relativement modeste, mais percevaient un complément de rémunération. Quand le prix du marché s’est envolé, le complément de rémunération est devenu négatif, de sorte que les producteurs d’énergie renouvelable reversent la différence à l’État. Le total pourrait atteindre 30 milliards d’euros pour 2022-2023, selon la Commission de régulation de l’énergie (CRE). Il s’agit donc d’un bon système. Il serait fâcheux que ces contrats soient dénoncés, car ces entreprises ont bénéficié de l’aide de l’État pendant longtemps : il serait un peu facile qu’elles puissent profiter maintenant du marché.

Prélever la rente, au moins en partie, aide le consommateur à faire face à l’augmentation des prix. J’ai remis au secrétariat de la commission d’enquête une présentation d’un système que j’ai élaboré avec un collègue, fondé sur la moyenne des coûts marginaux, ce qui ferait baisser le prix d’équilibre, et prévoyant une compensation pour les centrales marginales. Il a l’avantage d’être efficace et surtout rapidement applicable, en raison de coûts de transaction faibles.

Après la taxation, une autre solution, qui me semble aussi très bonne, consiste à subventionner le gaz utilisé pour produire de l’électricité. Retenue par les Espagnols, et appelée pour cette raison « solution ibérique », elle aboutit à un prix de gros nettement inférieur au prix européen. Toutefois, elle a plusieurs effets pervers, notamment celui de relancer la demande de gaz, donc d’en augmenter le prix pour tous les industriels, qu’ils produisent de l’électricité ou non, et celui d’inciter à vendre l’électricité ainsi produite ailleurs en Europe, où le prix est plus rémunérateur.

La Commission européenne vient donc de faire savoir qu’elle n’est pas favorable à la généralisation de ce système. Les Allemands y sont tout à fait opposés, car la part du gaz dans leur production d’électricité est plus importante que dans la nôtre. Comme ils exportent chez nous de l’électricité aux heures de pointe, ils auraient le sentiment que le consommateur allemand finance le consommateur français. Nonobstant, cette piste mérite d’être explorée, car elle permet de résoudre une partie du problème.

Une autre solution, dite grecque, consiste à organiser un marché dual. La moitié de l’électricité produite en Europe l’est par des centrales nucléaires et d’énergie renouvelable, dont la part de coûts fixes est élevée et celle de coûts variables de fonctionnement modeste – ce qui coûte cher, ce sont les équipements. L’autre moitié l’est par des centrales classiques, utilisant du gaz, du charbon et parfois du fioul, dont la part de coûts variables est très élevée.

L’idée est de diviser le marché en deux segments, en satisfaisant la demande d’abord grâce aux premières, puis, pour le reste, grâce aux secondes. Le consommateur paie la moyenne des deux prix. Ce système, certes complexe, présente l’avantage d’être pérenne car, au fur et à mesure de la décarbonation du mix électrique, la part des centrales à forts coûts variables diminue.

La dernière solution, que d’aucuns appellent de leurs vœux dans le débat public, consiste à revenir au système de l’acheteur unique, dans un cadre national. La France l’avait plus ou moins défendu à l’orée de la libéralisation du marché de l’énergie. Dans ce système, le gestionnaire du réseau de transport d’électricité émet des appels d’offres et conclut des contrats à long terme avec les centrales les plus performantes. Il s’agit d’une concurrence pour le marché, et non par le marché. Ce système présente l’avantage d’offrir une certaine stabilité des prix pour le consommateur. Toutefois, il est juridiquement incompatible avec les directives européennes en vigueur.

La conclusion, à mon sens, est qu’il est nécessaire aujourd’hui d’investir dans des capacités de production, quitte à se trouver en surcapacité : cela présente moins de risques que la sous-capacité, car la demande d’électricité va augmenter.

La vraie question est de savoir comment financer le nouveau nucléaire. Il y a l’emprunt, bien sûr, mais il est difficile, pour l’opérateur historique, d’y recourir massivement. Les mécanismes utilisés au Royaume-Uni, tels que les contrats pour différence ou la base d’actifs régulés, sont intéressants. Ils auraient l’avantage de permettre, aux fournisseurs alternatifs, aux concurrents d’EDF de participer au financement. À l’heure actuelle en effet, ils bénéficient de l’Arenh, pour des raisons historiques, mais sans participer à l’entretien du parc nucléaire ni surtout contribuer au financement du nouveau nucléaire. Tel serait le cas dans un système d’appels d’offres ouvrant des droits de tirage, sur le modèle de la vente directe d’électricité.

M. Xavier Jaravel. N’étant pas un spécialiste de l’énergie comme M. Percebois, j’adopterai une perspective plus générale.

Je voudrais d’abord m’arrêter sur la notion de souveraineté, en m’appuyant sur des travaux que j’ai menés avec Isabelle Méjean, dans le cadre du Conseil d’analyse économique, sur la stratégie de résilience dans la mondialisation, qu’il est possible d’appliquer spécifiquement aux questions énergétiques.

S’agissant des tendances de long terme en la matière, je suis d’accord avec M. Percebois. Ce que nos travaux ont mis en lumière, c’est que dans un monde globalisé, où chacun dépend de plusieurs chaînes de valeur, la souveraineté tient moins à l’autonomie pure qu’à la résilience, définie comme la capacité à résister aux chocs d’ordre interne, tels qu’une indisponibilité du parc nucléaire, et aux chocs d’ordre externe, tels qu’une guerre rendant difficile l’approvisionnement en énergie.

Il faut donc dresser un diagnostic très fin des chaînes de valeur. Nous sommes parvenus à la conclusion que 4 % de l’ensemble des importations françaises constituent des vulnérabilités, c’est-à-dire traduisent une dépendance à un petit nombre de pays extra-européens. Certains composants dont la part est faible dans une chaîne de valeur peuvent pourtant la mettre à bas dans son intégralité. Ainsi, les semi-conducteurs de dernière génération, qui sont presque exclusivement produits à Taïwan, entrent pour peu dans la valeur ajoutée du secteur automobile, mais en être privés déstabiliserait l’intégralité de la filière.

Il faut donc analyser plus précisément les chaînes de valeur nécessaires à la production de l’énergie, en menant un travail de cartographie qui permette de repérer les vulnérabilités dans les chaînes de valeur et de les anticiper. Ce travail de diagnostic est forcément au long cours, s’agissant notamment des métaux et des minerais stratégiques extraits des terres rares.

Un tel ciblage permet de réduire les coûts de la résilience, à condition de forger une palette d’outils, tels que la relocalisation des productions et, si possible, la diversification des sources d’approvisionnement ou le recours au stockage. Il faut aussi vérifier si nos partenaires européens partagent nos vulnérabilités ou non, et enfin identifier les dépendances réciproques, une faiblesse sur une partie de la chaîne de valeur pouvant être compensée par une force sur une autre, de sorte que la situation n’est pas asymétrique et peut être tolérable du point de vue géopolitique. Exemple de dépendance réciproque : les machines utilisées pour produire les semi-conducteurs de dernière génération à Taïwan viennent presque toutes des Pays-Bas.

Il me semble donc nécessaire de charger une instance de réfléchir au long cours à cette question de la dépendance, de mener ce travail de ciblage de façon très fine et de mesurer les enjeux économiques. Nous en sommes assez loin : par exemple, nous ne disposons pas en temps réel de la part de l’énergie dans les coûts de production totaux des entreprises, et encore moins du point de vue des chaînes de valeur. Si une entreprise en difficulté constitue un goulot d’étranglement au sein d’une chaîne de valeur, il est très difficile de l’identifier. Tout ce dont nous disposons, ce sont des sondages sur l’utilisation de l’électricité par les entreprises qui datent de plusieurs années.

Outre cet enjeu de cartographie et de diagnostic, il faut s’accorder, d’un point de vue plus conceptuel, sur ce que l’on entend par « souveraineté ». Sommes-nous prêts à partager des vulnérabilités avec certains de nos partenaires européens ? Nous accordons-nous sur le fait que l’enjeu est de cibler les vulnérabilités et d’être résilient aux chocs externes et internes, qu’il faut modéliser pour les anticiper ?

Deuxième remarque : le marché européen de l’électricité est souvent présenté, dans le débat public français, comme pétri d’insuffisances, alors même que les interconnexions qu’il permet sont une chance énorme pour notre pays, qui est importateur net d’électricité. Sans le marché européen de l’électricité, l’indisponibilité d’une partie du parc nucléaire français aurait des conséquences autrement importantes qu’aujourd’hui, y compris des blackouts.

Deux enjeux me semblent majeurs.

Le premier est la redistribution de la rente entre producteurs et consommateurs quand les prix sont très élevés. Comme l’a expliqué M. Percebois, la tarification est fondée sur le coût marginal de production, qui est celui du dernier électron produit. Contrairement à ce que l’on entend dire en France, ce système n’est ni absurde ni surprenant : c’est ainsi que fonctionnent les marchés de biens très substituables. La dernière unité produite est très coûteuse, et son prix élevé. Il en résulte des profits excessifs pour ceux dont les coûts de production sont faibles. La redistribution peut être organisée de diverses façons, comme l’Arenh ou la taxation des surprofits : il s’agit dans tous les cas de redistribuer la rente entre les producteurs infra-marginaux et les consommateurs.

Ce fonctionnement n’a donc rien d’absurde. Il a des vertus d’efficacité, car il envoie un signal prix assez juste – il est effectivement très coûteux de produire le dernier électron – et induit une redistribution qui paraît encore plus légitime dans la période actuelle. Cette redistribution peut prendre plusieurs formes. Le modèle ibérique en est une, puisqu’il permet de corriger le prix marginal en subventionnant les centrales à gaz, ce qui réduit le bénéfice des producteurs infra-marginaux.

L’enjeu est donc d’élaborer un cadre partagé à l’échelon européen pour organiser la redistribution. La Commission européenne s’est exprimée favorablement en ce sens à plusieurs reprises. Reste à établir le dispositif exact.

Le second enjeu soulève la question de l’investissement à long terme, notamment dans la perspective de la transition écologique. Compte tenu de l’incertitude pesant sur le marché de l’électricité libéralisé, sera-t-il possible d’investir suffisamment dans les énergies décarbonées avec un signal prix aussi volatil ?

La nécessité d’une intervention de la puissance publique pour orienter le mix énergétique fait consensus. Le problème est que lorsqu’il y a beaucoup de volatilité sur un marché, il est difficile pour les acteurs privés de se projeter à long terme et donc de faire les investissements nécessaires. Il existe au niveau européen un cadre réglementaire pour les énergies renouvelables, garantissant un prix fixe dans le cadre d’outils comme le contrat pour différence. La compétition est organisée ex ante, lors de l’appel d’offres.

La période actuelle ne me semble pas appeler la modification des fondamentaux du marché européen de l’électricité. Il faut tirer profit du marché de gros à court terme tout en tirant les conséquences de ses faiblesses, qu’il s’agisse des effets redistributifs indésirables ou des investissements à long terme nécessaires à la transition énergétique. Pour ces derniers, il faut simplement un cadre permettant de les sécuriser, tel que le marché dual ou hybride.

Nous ne disposons pas, en France, d’études dressant le bilan de l’effet redistributif du marché européen pour le consommateur français. Il passe pour négatif et coûteux ; en réalité, ce système nous évite des coupures de courant, de sorte que le consommateur français est sans doute gagnant. Une étude impartiale sur ce sujet, qui nécessite un calcul certes complexe mais faisable, constituerait un élément de diagnostic très utile.

M. le président Raphaël Schellenberger. Monsieur Percebois, vous avez longuement parlé de la fermeture des capacités à l’échelle européenne. Chaque pays a développé une stratégie d’interconnexion sans toujours se demander ce qui se passait chez les autres – on tire un câble vers l’Allemagne sans vraiment savoir si elle est en mesure de nous envoyer de l’électricité. Avez-vous connaissance de travaux sur ce point, ou expliquant la façon dont la réflexion européenne sur les interconnexions a été bâtie ?

Monsieur Jaravel, vous insistez sur l’absence de diagnostics de vulnérabilité en matière énergétique, étant entendu que la souveraineté n’est pas l’indépendance et nécessite une bonne compréhension des flux. Les points de vulnérabilité énergétiques des entreprises ont-ils fait l’objet d’une attention particulière par le passé ? Quelle méthode faudrait-il adopter pour les mesurer ?

M. Jacques Percebois. La grande idée qui a présidé à l’introduction du marché unique de l’électricité en Europe était qu’il fallait développer les interconnexions afin de faire converger les prix de gros. C’était cela l’objectif, puisque les deux autres composantes du prix de détail, le coût des réseaux et les taxes, dépendent des États et échappent au marché. Cette convergence devait envoyer un signal prix aux investisseurs les incitant à investir tous dans la même direction.

Les interconnexions ont donc été fortement développées. Certains îlots demeurent moins pourvus, notamment la péninsule ibérique, l’Angleterre et un peu l’Italie, mais la France, l’Allemagne et le Benelux sont bien interconnectés et veulent encore aller plus loin. Les interconnexions existaient avant l’Europe de l’énergie, et même avant le traité de Rome, les électriciens pratiquant depuis longtemps le secours mutuel. Elles ont dorénavant vocation à favoriser l’ensemble des échanges économiques.

Le problème est que chaque pays est resté maître chez lui. La politique énergétique étant, d’après les traités européens, une compétence nationale, le signal prix envoyé n’a pas eu les effets escomptés sur l’investissement. Certains États ont refusé le nucléaire, fût-il bon marché : ils ont mené une politique énergétique allant à l’encontre des résultats du marché.

Ces échanges économiques nous permettent de disposer d’importations. La France exportait auparavant un peu plus de 80 TWh d’électricité par an et en importait environ 44, soit un solde positif d’une quarantaine de térawattheures. Cette année, la France sera importatrice nette car sa production nucléaire n’est pas au rendez-vous. De surcroît, nous exportons plutôt en base, à des prix peu élevés, et importons en pointe, à des prix élevés.

Sans ces interconnexions, nous aurions dû accepter des black-out ou alors conserver des centrales thermiques, notamment à gaz. La puissance installée doit être au minimum égale à la puissance maximale demandée, sans quoi on ne peut pas passer la pointe de la demande. La fermeture d’équipements a été motivée par les économies attendues d’un optimum collectif obtenu grâce aux interconnexions, sans tenir compte des interférences des politiques nationales.

Quoi qu’il en soit, la Commission européenne et les États sont d’accord sur la nécessité de développer les interconnexions. Même si la tendance à la décarbonation du mix énergétique est partagée en Europe, les rythmes et les choix politiques varient d’un pays à l’autre, ce qui maintient des divergences de prix. Ainsi, le prix de gros, en France, est parfois très supérieur au prix de gros allemand, car la part des énergies renouvelables, en Allemagne, est plus élevée à certaines heures, et la France manque de capacité à d’autres heures.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans le marché européen de l’électricité tel que vous l’avez décrit, est-il économiquement acceptable pour chaque pays de conserver une capacité de production marginale indexée sur la pointe pour assurer la sécurité de son approvisionnement ? Tous les pays, pas seulement la France, ont fermé des capacités pilotables. L’optimisation de l’usage industriel de l’électricité a permis de réduire la tension, mais globalement les marges ont été grignotées pour faire croître le marché.

M. Jacques Percebois. Sur un marché, la surcapacité est une mauvaise chose : ce sont des investissements qui ne travaillent pas. Une entreprise publique a naturellement tendance à être en surcapacité, par peur d’être défaillante. Le concept de coût de défaillance a été élaboré et explicité par EDF, prêt à surinvestir au-delà de l’optimum pour assurer la sécurité de l’approvisionnement. Mais dans une logique de marché, chacun est tenté de considérer qu’il peut compter sur les autres, dans le cadre d’un jeu coopératif à l’échelle européenne, ce qui fait que tout le monde prend peut-être un peu plus de risques.

M. Xavier Jaravel. Il existe en Europe des marchés de capacité rémunérant certaines capacités de stockage et certains moyens de production de pointe même lorsqu’ils ne sont pas utilisés. Ouverts il y a quelques années, ils mériteraient d’être développés. La rémunération de la capacité, même en l’absence de production de pointe, a donc bien fait l’objet d’une réflexion.

Il faut analyser le marché européen de l’électricité à deux niveaux.

S’agissant des prix de gros, les interconnexions jouent leur rôle, dans une logique de marché. Il s’agit, à équipements électriques donnés, d’optimiser la production sur le marché de gros. En appelant la centrale la moins coûteuse, le marché européen permet d’optimiser le parc existant.

S’agissant des investissements en revanche, chacun s’accorde à dire qu’ils ne sont pas guidés par les prix de marché. Toutes les capacités électriques installées en Europe au cours des quinze dernières années ont bénéficié d’une forme de soutien public. Le marché hybride est donc déjà une réalité, dans un cadre plus développé s’agissant des énergies renouvelables. La question de la définition de la taxonomie européenne devient dès lors essentielle : il s’agit de déterminer quelles énergies sont considérées comme décarbonées.

Pour orienter les investissements à l’échelle européenne, il faudrait disposer de l’équivalent européen du rapport de RTE. La Commission européenne n’a rien d’aussi précis. Il faudra aussi résoudre le problème de la rémunération de la capacité de stockage dans les batteries, quand celles-ci le permettront à un moindre coût qu’actuellement.

S’agissant des diagnostics de vulnérabilité, j’ignore s’ils étaient plus détaillés par le passé. D’après les travaux que j’ai menés, ils doivent être bâtis en deux temps.

Il faut d’abord disposer des meilleures données possibles pour savoir à quels chocs nous sommes exposés, ce qui suppose de tenir compte des vulnérabilités de nos partenaires européens, surtout ceux qui sont d’importants partenaires commerciaux.

Cet exercice est difficile faute d’accès satisfaisant aux données, hormis celles relatives aux entreprises françaises et à leurs partenaires directs. Par exemple, nous ne savons rien des vulnérabilités d’une entreprise polonaise travaillant avec une entreprise allemande qui elle-même travaille avec nous. Nous ne pouvons donc pas cartographier toute la chaîne de valeur, alors même que les données pour ce faire existent. Les règles statistiques d’Eurostat ne permettent pas de faire ces appariements. Or le partage des données est nécessaire pour affiner le diagnostic.

Ensuite, il faut déterminer quels chocs anticiper pour savoir quelles capacités construire. Certains chocs sont de toute façon trop gros pour être absorbés, comme lorsque la demande de masques a crû de 3 000 % pendant la crise de la covid-19. Mais certaines situations peuvent être anticipées, en particulier des chocs géopolitiques. Il faut y travailler dans le cadre d’un groupe transdisciplinaire rassemblant le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du Quai d’Orsay, qui a de ces enjeux une vision fine, des économistes de l’énergie, des économistes des chaînes de valeur et des spécialistes de la géopolitique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Considérez-vous que les politiques publiques de l’énergie françaises et européennes des dernières années ont tenu la production énergétique pour un bien comme un autre, eu égard à ses caractéristiques, notamment son intensité capitalistique et ses exigences en matière de recherche et développement ainsi que d’innovation dans les énergies renouvelables, le nucléaire et la décarbonation ? Cela vous semble-t-il justifié d’un point de vue économique ? Considérez-vous que les caractéristiques propres de la production d’énergie exigent de faire évoluer ces politiques ?

M. Jacques Percebois. L’énergie n’est pas vraiment un bien comme un autre. Elle est un produit stratégique, indispensable à toute activité humaine. Elle apparaît aussi spontanément comme relevant du service public, à cette nuance près que, si l’électricité a effectivement été longtemps confiée à une entreprise publique en situation de monopole, ce n’est pas le cas pour le pétrole.

On a pensé que les mécanismes du marché permettraient d’orienter les choix de long terme, mais on a décidé de nombreuses exceptions au marché, s’agissant notamment des énergies renouvelables, qui n’étaient pas rentables au prix normal : on les a aidées avec un mécanisme de prix garanti sur longue période, ce qui au demeurant a accéléré leur développement.

L’ouverture à la concurrence supposait de pénaliser un peu l’opérateur historique pour permettre aux nouveaux opérateurs d’entrer sur le marché. Tel était l’objet de l’Arenh. Il était assorti de la condition, pour eux, d’investir, ce qu’ils n’ont pas vraiment fait.

Par ailleurs, les centrales électriques, en particulier nucléaires, sont des investissements à très long terme. Leur durée de vie peut atteindre quarante, cinquante ou soixante ans, voire, comme certaines centrales américaines, quatre-vingts ans. Dans ce cadre, ni les prix du marché ni les prix à terme ne peuvent orienter les choix. La puissance publique doit donc intervenir. Elle le fait dans tous les pays, même les plus libéraux, en aidant les entreprises à financer leurs recherches et à investir.

Comme le marché ne suffit pas, un marché de capacité, que l’on pourrait qualifier de secondaire, a été ouvert. La rémunération du kilowattheure n’étant pas une incitation suffisante pour investir, il s’agit de rémunérer le kilowatt ; l’un rémunère l’énergie, l’autre la puissance. Dans ces conditions, l’État doit reprendre la main : c’est lui qui doit orienter le choix du mix électrique. Le marché a l’avantage de permettre la concurrence, donc d’inciter à l’efficience et à l’innovation, mais s’agissant des choix de long terme, la puissance publique a tout son rôle à jouer. Au demeurant, l’histoire de la production d’énergie le démontre : au sortir de la seconde guerre mondiale, l’État est massivement intervenu, en France et ailleurs. Les nationalisations ont permis de reconstruire les économies, quitte à rétrocéder certains secteurs ultérieurement.

La puissance publique, dans le domaine de l’énergie, assure la sécurité et le respect des principes du service public.

M. Xavier Jaravel. L’introduction d’un marché de gros de l’électricité de court terme tendait à faire de celle-ci un bien comme un autre. Toutefois, s’agissant des investissements de long terme, la trace de l’État est visible partout.

S’agissant des enjeux de sécurité et de résilience, le marché, qu’il s’agisse de l’énergie ou de tout autre bien, présente deux limites : d’abord, l’opérateur privé ne tient pas compte des conséquences d’une éventuelle défaillance de sa part sur le reste de la chaîne de valeur ; ensuite il ne sait pas toujours à quels chocs il est exposé, car le goulot d’étranglement ne se trouve pas forcément chez les fournisseurs avec lesquels il est en contact direct dans la chaîne de valeur. C’est ce type de défaillances du marché qui fondent conceptuellement la réflexion sur la résilience et l’intervention publique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Comment concevez-vous l’indépendance énergétique de notre pays dans l’Union européenne, du point de vue du marché de l’électricité mais aussi du degré d’autonomie stratégique que l’on peut attendre au niveau français et au niveau européen ? Une analogie avec les exigences fixées à d’autres secteurs industriels en matière d’autonomie stratégique serait bienvenue.

Par ailleurs, j’aimerais obtenir une confirmation sur le mécanisme des prix au sein du marché européen de l’électricité. Si j’ai bien compris, le calcul du prix de l’électricité d’après les coûts marginaux, dans une situation ordinaire, qui n’est pas celle que nous connaissons, constitue une incitation économique assez forte pour faire baisser le prix de l’électricité et rendre l’approvisionnement plus compétitif et plus efficace, dès lors que l’interconnexion entre les pays européens est suffisamment développée. En forçant un peu le trait, on peut donc considérer que le mécanisme européen de fixation des prix, hors temps de crise, est plutôt de nature à rendre l’électricité plus disponible et plus compétitive qu’un autre.

Enfin, considérez-vous que le cadre légal européen qui s’applique aux énergies renouvelables, lesquelles sont encore une industrie naissante, y compris sur notre continent, est un frein ou un encouragement à leur développement ?

M. Jacques Percebois. Il faut distinguer les notions de dépendance et de vulnérabilité. On peut être dépendant sans être vulnérable, et indépendant tout en l’étant. Dans le domaine des énergies fossiles, nous n’avons pas le choix : la France ne produit ni pétrole, ni gaz, ni charbon et importe donc la totalité de sa consommation. Toutefois, nous avons diversifié nos approvisionnements. Ainsi, s’agissant du gaz, nous sommes moins vulnérables que l’Allemagne, grâce à nos importations en provenance de Norvège. Le rôle de l’État est de tenir compte des risques de vulnérabilité. Tel sera le cas demain s’agissant des métaux et des minerais.

Dans le domaine de l’électricité, il n’est pas concevable de s’en remettre à l’étranger – sauf peut-être pour une petite principauté. Le pays d’Europe le plus dépendant en la matière, l’Italie, importe 15 % de sa consommation, ce qui est énorme. C’est un produit tellement stratégique – il suffit de songer aux conséquences d’une coupure de courant – que sa production doit être largement nationale, ce qui n’exclut pas les échanges transfrontaliers. Le secours mutuel existe depuis toujours. En 2006, le réseau allemand n’a pas anticipé une surcharge en raison d’un problème technique et c’est la France qui a sauvé l’Europe du black-out, grâce notamment au barrage de Grand’Maison. Rien n’interdit donc la solidarité, mais, s’agissant d’un produit stratégique et impossible à stocker, l’État ne peut s’en remettre à l’étranger.

Même dans le domaine du pétrole, l’État a été prudent. Les lois douanière et pétrolière de 1928 étaient basées sur l’idée que l’État accordait des concessions aux compagnies étrangères, mais sous certaines conditions, notamment la participation de sociétés françaises au raffinage et au transport du pétrole. Il n’était pas question de s’en remettre totalement au marché.

Les interconnexions entre pays européens démontrent que l’Europe de l’électricité et l’Europe du gaz existent. La solidarité joue, en dépit de choix nationaux assez différents. Dans certaines circonstances, les divergences sont fortes : le débat sur l’introduction du nucléaire dans la taxonomie européenne en est un révélateur – dire que les Allemands ne nous ont pas aidés est une litote.

Les choix ne relèvent pas du nationalisme, mais sont bel et bien nationaux. La Pologne envisage de se doter d’électricité nucléaire, et n’a pas choisi pour ce faire l’entreprise européenne qui construit des centrales nucléaires, mais Westinghouse. Chacun est libre de ses choix. En dépit de l’Europe et des annonces, les politiques de l’énergie demeurent fondamentalement nationales.

Sur les énergies renouvelables, il y a eu un consensus. Les aides qui leur sont accordées sont une exception au principe de la concurrence : il s’agissait de les développer sans attendre qu’elles soient compétitives. Au demeurant, toutes les sources d’énergie ont été aidées dans leur histoire, du charbon à l’électricité en passant par le pétrole. Les États ont donc investi dans le développement des énergies renouvelables, notamment l’Allemagne, qui a opté pour des prix garantis très élevés pour aller très vite, et la France dans une moindre mesure. Cette exception au marché est justifiée par la volonté de décarboner le mix énergétique.

Quant à la place des énergies renouvelables et du nucléaire, c’est un choix politique. En France, le consensus très fort en faveur du nucléaire s’était un peu atténué, avant de se renforcer sous l’effet de la crise actuelle. L’électricité ne doit pas seulement être décarbonée, elle doit aussi être pilotable. Les énergies renouvelables ne le sont pas, faute de pouvoir les stocker à grande échelle. Des projets de stockage par hydrogène existent, mais pour l’instant les rendements sont insuffisants – d’autant plus avec les prix actuels de l’électricité puisqu’il faut une électrolyse de l’eau.

M. Xavier Jaravel. Le marché européen est utile à court terme pour optimiser le parc existant, autrement dit la capacité installée. C’est moins clair pour ce qui est de l’investissement. En théorie, le signal prix crée certes des rentes infra-marginales susceptibles d’encourager à investir, mais en pratique la volatilité des prix rend l’investissement très risqué. C’est pourquoi les gros investissements ont tous bénéficié d’un soutien public. Le marché est donc utile du point de vue du coût de fonctionnement, pas de l’investissement, qui dépend beaucoup de la puissance publique, selon des modalités variables.

Le coût du marché européen pour le consommateur français est perçu, en France, comme élevé, en raison de l’existence d’un parc nucléaire historiquement compétitif. Or, même en situation ordinaire, rien n’est moins sûr. Nous importons en effet de l’électricité en pointe, ce qui, du point de vue du pouvoir d’achat, est gagnant. Je n’ai pas connaissance d’études dressant le bilan, en situation ordinaire, pour le consommateur français, de l’impact de l’intégration des marchés sur le prix d’équilibre. Il est possible que le prix soit en moyenne plus haut ou plus bas.

Bref, pour le long terme, les mécanismes de redistribution et d’investissement dépendent de la puissance publique. À court terme, du point de vue de l’efficacité globale du système, le marché européen de l’électricité est très utile, notamment hors période de crise.

S’agissant de l’indépendance énergétique de la France à l’échelon européen, je me contenterai de dire qu’il est souhaitable de la concevoir comme une capacité de résilience aux chocs d’offre et de demande, internes ou externes, sur le marché de l’énergie, ce qui suppose de mener le travail de diagnostic que j’évoquais.

S’agissant du cadre européen des énergies renouvelables, qui en encourage le développement, il s’inscrit en partie dans le registre des aides d’État à l’innovation et en partie dans la priorité donnée à la décarbonation du mix électrique. Les limites à la diffusion de ces énergies sont d’ordre national, voire local, s’agissant notamment de leurs lieux d’implantation.

M. Antoine Armand, rapporteur. Avez-vous des exemples, bons ou mauvais, de pays qui auraient développé des stratégies industrielles, en matière énergétique ou non, favorisant la résilience, la souveraineté et l’absorption des chocs internes ou externes, par exemple en diversifiant leurs fournisseurs ?

M. Xavier Jaravel. De nombreuses annonces sont faites en la matière, dans le cadre du découplage entre les États-Unis et la Chine, mais il est difficile d’en connaître les détails pour d’évidentes raisons de confidentialité. Je songe, à propos des semi-conducteurs, au plan de l’Europe pour redevenir le leader mondial des semi-conducteurs, l’« European Chips Act », ou à celui des États-Unis : difficile de faire la part des effets d’annonce et de ce qui sera réellement pérenne. Je pense que la clé est un effort soutenu et surtout durable. Taïwan s’est spécialisé dans les semi-conducteurs et s’est imposé comme l’acteur prééminent du secteur en maintenant des efforts constants pendant trente ans. Il investit encore aujourd’hui beaucoup plus que l’Europe ou les États-Unis dans le domaine.

M. Jacques Percebois. La politique énergétique d’un pays dépend aussi de ses contraintes. Certains pays sont bénis des dieux de l’énergie et disposent de grandes ressources, comme les États-Unis. La France, elle, n’avait que du charbon à exploiter, lequel est devenu coûteux après la seconde guerre mondiale en raison de la profondeur des filons. Elle a lancé, dans les années 1950, son programme de grands barrages et, en 1960, la moitié de notre production d’électricité était issue de l’hydraulique – c’est 12 % aujourd’hui. L’effort a été colossal. Cela n’a été possible que grâce à la volonté de l’État – un peu aidé par le plan Marshall, il est vrai –, du point de vue économique mais pas seulement, puisque la construction de ces barrages, même celui de Tignes, soulevait déjà beaucoup de protestations.

C’est donc bien la volonté politique qui nous a assuré une certaine indépendance. C’est ce que tous les pays recherchent, car tous savent que la dépendance énergétique est aussi une dépendance politique à l’échelle internationale, une dépendance géopolitique. Il n’en reste pas moins que tout dépend de la « dotation initiale de facteurs », comme disent les économistes, Quand on a beaucoup d’hydraulique et de nucléaire et beaucoup de renouvelable, comme la Suède, on ne s’en sort pas trop mal !

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous en venons aux questions.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Les propos que nous avons entendus me semblent fournir une bonne partie de la réponse que nous cherchons.

Le marché des énergies supposait un État organisateur et planificateur. M. Percebois a évoqué la politique des grands barrages, on peut également songer au plan énergétique Messmer ou aux programmes qui ont suivi la crise pétrolière. Puis, sous l’impulsion de l’Union européenne et plus généralement des politiques anglo-saxonnes, la planification a disparu. Conséquence : ce qui fonctionnait s’est dégradé et ce qui devait fonctionner n’a pas eu lieu.

Il convient donc de s’inspirer de ce qui a été efficace et le demeure dans d’autres pays. On ne parle jamais des succès de la planification chinoise dans le domaine de l’énergie. La Chine annonce la livraison d’un nombre de réacteurs comparable à ce que la France parvenait à livrer dans les années 1980 : c’est donc encore possible. Et du côté des démocraties, la Corée du Sud a une planification nucléaire qui lui a permis de livrer, si mes informations sont exactes, les réacteurs commandés par les Émirats arabes unis dans des délais très raisonnables. Avec quelles conditions de travail, je n’en sais rien, mais du point de vue de l’ingénierie et de la maîtrise d’ouvrage, la Corée du Sud sait faire.

Dans le débat public, on a le sentiment que plus rien n’est possible, que le moindre programme prendra quinze ou vingt ans, alors qu’en même temps on entend parler de l’urgence climatique. Mais oui, il y a urgence, et pour toute l’humanité ! On a su faire vite, pourquoi n’y a-t-il aucune réflexion pour essayer d’accélérer les choses ? Si c’est pour ne pas avoir à s’opposer à des groupuscules de mécontents, il y a tout de même un problème de rationalité qui se pose.

Tout le monde devrait s’interroger sur la manière dont nos démocraties sont gouvernées. On invente de faux problèmes, dont on entend parler toute la journée – réglementaires, administratifs, idéologiques – et on ne parle surtout pas des vrais : quelles sont les technologies les plus efficaces, quelle planification adopter ? Il faut prendre des décisions, pas refaire toujours les mêmes débats avec les mêmes conclusions tous les ans.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie de bien vouloir poser des questions, plutôt que de tenir des propos liminaires complexes, afin de respecter les règles de fonctionnement d’une commission d’enquête. Nous voudrions travailler au fond. Si vous cherchez une tribune, il y a l’hémicycle.

M. Maxime Laisney (LFI-NUPES). Que pensez-vous d’un retour aux tarifs réglementés de vente (TRV) de l’électricité et du gaz pour les ménages, les collectivités et les entreprises ?

L’idée d’un acheteur unique national a retenu mon attention. RTE par exemple pourrait souscrire des contrats à long terme avec des producteurs. En ce moment, le marché « ne marche pas » et nous avons besoin de la décision politique, tant en ce qui concerne le mix énergétique qu’en matière de sobriété, puisqu’on sait que le dimensionnement des capacités de production dépend du pic de la demande. Un acheteur unique national ne serait-il pas le plus efficace pour répondre à de tels enjeux ? Dans ce cas-là, l’interconnexion avec nos voisins serait-elle obérée ? Il me semble que non mais je souhaiterais avoir votre avis.

M. Vincent Descoeur (LR). S’agissant en particulier des métaux et des terres rares, considérez-vous que la situation est plutôt satisfaisante et que nous anticipons correctement d’éventuelles vulnérabilités, avec une juste répartition dans la chaîne de valeur ? Dispose-t-on d’une cartographie permettant d’avoir une vision géopolitique de ces ressources ?

M. Jacques Percebois. Les tarifs réglementés de vente, les TRV, et c’est une chance, ont été maintenus pour le consommateur domestique, ce qui n’est pas le cas dans tous les pays européens. Nul n’en conteste l’intérêt. Les tarifs « jaune » et « vert » ont été supprimés pour les industriels, le tarif « bleu » restant applicable aux particuliers et à quelques artisans.

Leur définition, en revanche, est une véritable usine à gaz. Au lieu de demander aux fournisseurs alternatifs de s’aligner sur la compétitivité d’EDF, on fait l’inverse, de sorte que le « meilleur de classe » s’aligne sur les petits nouveaux, alors que ces derniers sont obligés d’aller sur le marché de gros, ce qui implique un « complément marché », de 58 % en 2022. La concurrence est donc un peu biaisée. Pour moi, le principe de contestabilité du tarif d’EDF et le système dans son ensemble devraient être complètement revisités. Mais le principe des TRV a des atouts et les consommateurs seraient ravis s’ils étaient un peu plus répandus, même si l’État devrait prendre à sa charge un certain nombre de conséquences.

L’acheteur unique est effectivement un bon mécanisme, qui figurait d’ailleurs au départ dans les directives européennes. La France l’avait proposé parce qu’elle n’était pas très enthousiaste au moment de l’approbation de la directive de 1996 : on ne voyait pas très bien ce qu’on allait gagner à l’ouverture des marchés, puisqu’on avait des prix de l’électricité plus bas que les autres. Mais les interprétations qui ont été faites depuis imposeraient de tout revoir, car le système de l’acheteur unique ne serait pas compatible avec le droit actuel.

Ce système qui a bien des vertus n’exclut pas l’existence des marchés. On peut maintenir un marché intrajournalier, ou « intraday », permettant des ajustements quasi instantanés. L’acheteur unique ne suppose en rien de revenir au monopole intégré : dans ce mécanisme, il y a un coordonnateur, un chef d’orchestre qui sélectionne les meilleurs – la concurrence s’organise pour et non par le marché – et leur fait signer des contrats à long terme, qui sont répercutés sur les clients par le biais des fournisseurs. Le marché aux frontières perdurerait aussi : nous en reviendrions ainsi à l’ancien système de Laufenburg et à son marché spot.

La France a abandonné trop vite l’hypothèse de l’acheteur unique qu’elle avait défendue au départ. Il faut trouver le bon dosage, mais la piste mérite d’être explorée.

S’agissant des métaux et des terres rares, je ne dis pas qu’il n’y a pas de goulot d’étranglement, mais simplement qu’à la différence des hydrocarbures, ils peuvent se recycler et que les progrès techniques peuvent changer la donne. Il n’y en a certes pas partout : le cobalt se trouve essentiellement en République démocratique du Congo ; mais pour le lithium, à côté du Chili, de l’Australie et de l’Argentine, on se rend compte qu’il y en a en France. Nous avons d’ailleurs à une époque retraité certaines terres rares, du côté de La Rochelle, avant de délocaliser les installations pour des raisons environnementales. Il est possible de reprendre ces activités, mais il faut savoir qu’elles sont polluantes.

Les goulots d’étranglement sont toujours possibles sur les métaux stratégiques. La Chine tente d’ailleurs de contrôler un certain nombre de gisements. De façon plus générale, l’Europe a tout intérêt à se soucier de la participation que veut prendre de la Chine à ses réseaux électriques et gaziers : la Chine a réussi en Grèce, au Portugal, en Espagne, pas en Allemagne ni en Belgique.

S’agissant de la cartographie, le Bureau de recherches géologiques et minières dispose d’un grand nombre d’informations et me paraît être l’interlocuteur privilégié. L’Institut français des relations internationales a également réalisé un certain nombre de travaux.

M. Xavier Jaravel. Les TRV induisent une redistribution qui n’est pas forcément légitime puisque les consommateurs aisés en profitent plus : dans les déciles 9 et 10, la consommation est deux fois plus élevée que dans les déciles 1 et 2, pour les particuliers. La redistribution, en l’occurrence, est « dégressive ».

D’autres pays ont fait des choix différents pour protéger les consommateurs en période de crise. L’Allemagne attribue ainsi une compensation aux ménages tout en les laissant exposés au signal de marché pour le dernier kilowattheure acheté. Il en est de même en Belgique. Les économistes évoquent des grilles tarifaires non linéaires : une partie en prix fixe, une exposée aux marchés. Le TRV pourrait évoluer, au moins dans certaines situations, afin de préserver le signal prix. En effet, compte tenu des enjeux de sobriété, il peut être paradoxal de protéger le consommateur contre les prix élevés, surtout sans tenir compte de ses revenus.

Les TRV pourraient aussi ne plus être réservés à EDF. Les fournisseurs alternatifs expliquent par l’impossibilité de proposer un TRV les difficultés qu’ils ont eues à attirer les clients, même avant la crise, d’où selon eux leur faible développement et le fait qu’ils ne soient pas passés à la production d’électricité.

S’agissant des vulnérabilités, j’ajoute aux références qu’a données M. Percebois un rapport de janvier 2019 du Conseil économique, social et environnemental consacré à la dépendance aux métaux stratégiques. Ce qui manque souvent dans ce type de rapports, c’est un volet sur l’anticipation des stocks et un travail qui permette de mettre en relation les cartes à la fois des chocs géopolitiques et de nos vulnérabilités en matière d’approvisionnements. Il faut faire en sorte de disposer d’une cartographie complète rapidement.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert (RE). Quels sont les leviers économiques qui ont servi ou desservi notre souveraineté industrielle ? Nous réfléchissons aujourd’hui à la façon d’intégrer dans les critères économiques des données environnementales, comme les critères carbone, mais nous n’avons pas su faire valoir ce genre de choses par le passé et nous sommes retrouvés dans une compétition industrielle qui a sacrément entamé notre souveraineté, notamment s’agissant de l’énergie solaire et du photovoltaïque. Quels sont selon vous les leviers d’une politique de réindustrialisation ?

M. Philippe Bolo (Dem). Je tiens simplement à remercier nos interlocuteurs pour la précision de leurs propos.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Le marché a montré ses limites, en particulier en période de crise. Moi aussi j’ai une préférence pour la solution de l’acheteur unique, mais en quoi serait-elle incompatible avec l’état du droit européen ? Est-ce définitif ? Une modification d’une directive ou d’une annexe s’impose-t-elle ?

Le dispositif de l’Arenh est à bout de souffle : les fournisseurs alternatifs, qui s’étaient engagés à investir dans des moyens de production, ne l’ont pas fait, ou très faiblement, et EDF a dû supporter l’intégralité de la charge. Le récent relèvement du plafond a obéré les capacités d’investissement d’EDF et entraîné d’importantes difficultés financières. Faut-il donc « supprimer » l’Arenh, ou au moins envisager un nouveau modèle, avec un volume productible exclusivement fléché sur les TRVE, les tarifs réglementés de vente de l’électricité, et les contrats de long terme pour les autres entreprises comme les électro-intensifs ? Sinon, un fléchage des bénéficiaires serait-il utile ? Je n’arrive pas à obtenir une liste précise et fiable de ces bénéficiaires, mais certains d’entre eux ne me paraissent pas avoir du tout besoin qu’EDF les subventionne. Certes, le volume productible de nucléaire français doit profiter à d’autres, mais en priorité aux consommateurs, particuliers et entreprises.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). La question du marché se pose au sein de l’Union européenne dès lors que la résilience et la souveraineté ou l’indépendance énergétiques sont en jeu. Le parallèle qui a été fait entre le pétrole, stockable, et l’électricité, qui ne l’est pas ou qui l’est peu, me paraît très heureux, celui-là relevant du marché mondial et celle-ci de la production localisée. L’électricité est par excellence un bien public et commun. Quel paradoxe, dès lors, que la libéralisation !

L’Union européenne a privilégié les énergies renouvelables mais a délaissé les industries, les technologies, la recherche et le développement qui contribuent à leur production. Dans le secteur photovoltaïque, le dumping chinois a permis d’inonder le marché européen et nos entreprises ont fermé les unes après les autres. Cela a eu un effet d’abord bénéfique sur les prix du marché des cellules photovoltaïques, mais avec des conséquences majeures en matière de souveraineté énergétique.

Enfin, comment maintenir l’interconnexion en sortant de la seule logique libérale du marché, qui incite à la volatilité des prix ? Comment concilier l’existence d’un marché européen et de stratégies nationales différentes en matière de production d’électricité ?

M. Jacques Percebois. Les subventions chinoises à l’industrie du photovoltaïque ou de l’éolien ont tué la technologie européenne. L’Union européenne croit à la vertu de la concurrence universelle, la Chine à la vertu de la concurrence chez les autres. Elle n’est d’ailleurs pas la seule : les États-Unis sont eux-mêmes très protectionnistes, y compris par le biais juridique, avec leurs systèmes de brevets et d’autorisations locales. À cela s’ajoute que les contraintes environnementales, en Chine, ne sont pas du tout prises en compte comme elles le sont dans l’Union européenne. En la matière, l’Europe a donc fait preuve d’une immense naïveté. Certains pays commencent à refuser les investissements chinois dans certains domaines.

À titre personnel, j’ai une préférence pour le système de l’acheteur unique, qui est certainement le moins mauvais. Certes, il faudrait des ajustements juridiques. L’acheteur unique était possible avec la première directive de 1996, peut-être encore compatible avec celle de 2003, mais il ne l’est plus avec celle de 2009 sur la séparation patrimoniale.

Le deuxième meilleur système, c’est ce que j’ai appelé le système grec. C’est un marché avec deux compartiments : des centrales qui ont surtout des coûts fixes et des centrales qui ont surtout des coûts variables. On peut faire coexister ces deux mécanismes et, petit à petit, le prix s’alignera sur le coût moyen. Au fil du temps, les premières vont l’emporter sur les deuxièmes. Le jour où il n’y aura plus que du nucléaire et des énergies renouvelables, une tarification sur le coût marginal ne sera plus possible, pour cette raison simple qu’il sera proche de zéro : le coût marginal est quasi nul pour les renouvelables – il n’y a pas de combustible – et représente 5 % du prix de revient pour le nucléaire. Dans ces conditions, la tarification doit forcément se faire sur le coût fixe. Autrement dit, il faudrait que le marché de capacité l’emporte sur ce qu’on appelait le marché « energy-only », ne rémunérant que l’énergie produite.

Le système grec est donc vertueux, parce qu’il règle le problème à court, mais aussi à moyen terme. Considérant que la solution de l’acheteur unique ne paraît guère envisageable à l’échelle européenne dans le contexte politique actuel, le système grec est assez séduisant.

J’en viens à l’Arenh. Vaste sujet. Il ne faut pas oublier qu’au moment de l’ouverture à la concurrence, le 1er janvier 2000, beaucoup d’industriels ont été très contents de quitter EDF parce que, le prix du pétrole étant très bas – 20 dollars le baril –, ceux du gaz et de l’électricité thermique l’étaient donc aussi, puisqu’ils sont calés dessus. Les concurrents d’EDF ont donc gagné des parts de marché. Les choses ont changé en 2004, quand le prix du pétrole s’est mis à monter, après l’invasion de l’Irak. Il a atteint 147 dollars en juillet 2008. À ce moment-là, ceux qui avaient quitté EDF ont voulu revenir au TRV, mais la loi l’interdisait, conformément aux directives.

Le Parlement avait voté le fameux tarif réglementé transitoire d’ajustement du marché, le TARTAM, qui a donné lieu à une action en justice de la Commission européenne contre la France pour non-transposition des directives et pour aide d’État, puisqu’EDF était une entreprise publique. C’est alors qu’on a créé la commission Champsaur, qui a proposé le système de l’Arenh.

Quel était le problème ? En France, 75 % de l’électricité était d’origine nucléaire. Les concurrents d’EDF ne pouvaient pas rivaliser avec l’opérateur historique, qui détenait le nucléaire. Il y avait deux solutions : soit on taxait l’opérateur historique pour que ses prix atteignent ceux de ses concurrents, soit on faisait baisser les prix des concurrents à son niveau. Les Belges, qui étaient confrontés au même problème, avec 53 % d’électricité d’origine nucléaire, ont choisi la première solution – ce n’était pas la bonne, à mon avis ; en tout cas elle a engendré de nombreux conflits. La France a choisi l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique. Au départ, on avait envisagé un accès régulé à l’énergie de base, qui devait intégrer aussi l’hydraulique, mais le gouvernement y a renoncé.

Quel était le principe de l’Arenh ? Les concurrents d’EDF n’avaient pas la possibilité de concurrencer EDF, puisqu’ils n’avaient pas accès au nucléaire historique, qui était largement amorti. On a donc demandé à EDF de leur vendre 100 térawattheures – ce qui représentait 25 % de la production d’électricité nucléaire – non pas au prix du marché, mais au prix coûtant, qui a été fixé à 40 euros le mégawattheure pour les six derniers mois de 2011 et à 42 euros au 1er janvier 2012.

Le problème, c’est que ce chiffre n’a pas bougé. Il était clair que ce prix devait évoluer pour tenir compte de l’inflation et des dépenses qu’EDF fait pour la sûreté et l’entretien du parc nucléaire – pas pour son renouvellement, car le système concernait uniquement le nucléaire historique. Mais le tarif de l’Arenh est resté à 42 euros, alors qu’il devrait être au minimum de 50 euros aujourd’hui, d’après la Cour de comptes et la CRE.

Ce système a eu des effets pervers. À l’époque, on estimait que, dans la mesure où tous les Français avaient contribué au financement du nucléaire historique, il était légitime qu’ils continuent d’en profiter, même s’ils n’étaient plus chez EDF. Les concurrents d’EDF peuvent donc faire profiter de l’Arenh leurs clients résidant en France.

En 2016, quand le prix du marché est passé en dessous de celui de l’Arenh, plus personne n’en a voulu : c’était l’occasion de supprimer l’Arenh. On ne l’a pas fait et c’est dommage. Maintenant, d’après la loi, l’Arenh doit se prolonger jusqu’à fin 2025. L’idée était de laisser le temps aux concurrents d’investir dans de la capacité. Or ils ne l’ont pas fait, à de rares exceptions près. Certains disent que c’est parce qu’il n’était pas nécessaire d’investir massivement, mais c’est surtout parce qu’il était plus confortable d’acheter pour revendre.

Il n’est pas question de supprimer l’Arenh dans le contexte actuel. En revanche, il me semblerait logique de ne pas le reconduire après 2025. Si certains veulent continuer de profiter du nucléaire historique, voire du prochain nucléaire, on pourrait imaginer qu’ils passent des contrats à long terme avec l’opérateur historique qui fournit ce nucléaire, mais en participant aux coûts ! L’Arenh, elle, est une option à coût zéro : quand le prix du marché est au-dessus, ils en profitent et quand le prix du marché est en dessous, ils n’en veulent pas – et EDF est obligée de vendre au prix du marché, c’est-à-dire en dessous de 42 euros. Cette asymétrie est discutable. Il peut être justifié d’aider les petits fournisseurs, mais certaines grosses compagnies profitent de l’Arenh alors qu’elles n’en ont pas besoin et profitent d’un effet d’aubaine. Bref, je suis plutôt favorable à la suppression de l’Arenh fin 2025.

La grande différence entre le pétrole et l’électricité, c’est que plus de 50 % de la production mondiale de pétrole est vendue sur le marché international, le taux étant de 25 % pour le gaz, et seulement 1,5 % de l’électricité. L’électricité est d’abord produite et consommée localement. Il y a certes des échanges aux frontières et la France a été, à une époque, le premier exportateur mondial d’électricité, ce qui n’est évidemment plus le cas puisque nous sommes désormais importateurs nets. Les échanges en Europe étaient relativement importants par rapport au reste du monde mais ils restaient assez limités, de l’ordre de 8 %. La France exportait 80 térawattheures sur une production de 530. Je pense que ces échanges sont justifiés : ils permettent le secours mutuel et une certaine harmonisation des prix. Chacun peut y trouver son compte.

M. Xavier Jaravel. Ne pas reconduire l’Arenh en 2025, si on ne met rien à la place, aurait un coût important pour les consommateurs français, notamment pour certains industriels électro-intensifs. Sans Arenh, des prix bas seront une bonne chose pour les consommateurs et une mauvaise pour EDF, et vice versa. Alors que mettre à la place de l’Arenh ?

Comme M. Percebois l’a dit, ce qui frappe dans le système actuel de l’Arenh, c’est son caractère asymétrique. Si les prix sont élevés, le consommateur a droit à un prix fixe et on peut discuter si ce prix reflète le coût complet du parc nucléaire ou non, et si les prix sont bas, les consommateurs sont gagnants. C’est effectivement une option à coût zéro. Une possibilité serait de remplacer l’Arenh par un dispositif qui a été étudié il y a quelques années : le projet Hercule. EDF mettrait toute sa production en vente sur le marché à différents moments. Cela aurait comme autre avantage d’augmenter la liquidité du marché, alors que le marché français est moins liquide que d’autres, donc moins profond. Il est difficile pour le consommateur d’électricité en France de trouver des produits de marché sur cinq ou six ans, alors que c’est possible en Allemagne. On lie souvent cela à l’Arenh : le marché ne développe plus de produits d’assurance à long terme, puisqu’on est déjà assuré gratuitement.

Dans un dispositif comme Hercule donc, il y a un système de compensation. Lorsque la production est mise sur le marché, on calcule une différence en fonction du prix de marché effectif et du coût complet d’EDF et on procède à un transfert, soit vers le consommateur, soit vers le producteur. À la baisse comme à la hausse, on est protégé : parfois c’est le consommateur qui gagne, parfois le producteur. Ce dispositif permet de garantir l’efficience du marché tout en assurant la redistribution entre consommateur et producteur.

J’abonde dans le sens de M. Percebois au sujet du marché dual, ou hybride, en soulignant néanmoins qu’il n’interdit pas de garder une tarification du coût marginal. Par exemple, si l’on rémunérait le dispositif de stockage, il y aurait toujours un coût marginal sur le marché de gros de court terme. Il y aurait aussi le marché de capacité pour rémunérer l’installation de capacités et la sécurité d’approvisionnement, et une incitation pour orienter l'investissement de long terme et réduire les risques avec, par exemple, des contrats pour différence.

Enfin, on ne peut pas dire que c’est la logique de marché libérale qui produit la volatilité des prix. Si on n’avait pas de marché, si on forçait à des transactions de marché au coût moyen par exemple, il y aurait tout simplement beaucoup moins d’électricité car elle est très coûteuse à produire. Le problème fondamental est bien celui du choc d’offre. La solution, c’est, à court terme, de mieux redistribuer pour mieux répartir ce choc et, à long terme, de mieux orienter l’investissement et de mieux anticiper les crises, pour être résilients.

M. Francis Dubois (LR). Vous n’avez pas répondu à la question concernant la sortie du marché européen. Vous avez dit tous les deux qu’il n’y a pas de souveraineté ni de résilience sans intervention de la puissance publique. On comprend bien qu’historiquement, l’intervention de la puissance publique a garanti notre souveraineté et nous a permis d’exporter de l’électricité. Puis on nous a imposé le marché européen et l’Arenh. EDF était la plus belle entreprise au monde en matière de production et de souveraineté énergétiques. Lui avoir imposé l’Arenh, autrement dit une vente à prix coûtant sans retour sur investissement, est vraiment une hérésie. Cela a permis à des opérateurs privés de s’enrichir au détriment de cette entreprise publique.

Monsieur Jaravel, vous n’êtes pas favorable à la suppression de l’Arenh en 2025. Pour ma part, je ne comprends pas pourquoi on ne le supprime pas plus tôt. Les opérateurs privés achètent le kilowattheure 42 euros à EDF et le revendent 460, voire 800 ou 1000 euros. Or c’est l’argent du contribuable qui a fait la force d’EDF. En entrant sur le marché européen, on a ruiné cet investissement national ; on a ruiné EDF.

On ne peut pas d’un côté dire que la souveraineté nécessite l’intervention de la puissance publique, et donc l’argent du contribuable, et de l’autre défendre un marché européen ultralibéral qui enrichit des sociétés privées qui n’ont pas investi un seul denier. Comment accepter cela ?

Mme Natalia Pouzyreff (RE). L’énergie continue à relever de la souveraineté des États membres, mais l’existence d’un marché européen de l’électricité garantit à tous les pays un certain niveau d’approvisionnement, grâce aux interconnexions. EDF a d’ailleurs profité de la hausse des prix de l’électricité lorsque davantage de centrales étaient en fonctionnement. Tel n’est plus le cas aujourd’hui, puisque notre pays est devenu importateur net. Si la situation évolue d’année en année, il y a tout de même un bienfait de ces interconnexions.

La loi de 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte avait plafonné le niveau de production d’électricité nucléaire. N’était-ce pas une erreur, dans la mesure où cela a bridé, voire gelé les investissements dans le nucléaire ? Quel est votre avis à ce sujet ? Que conviendrait-il de faire en la matière dans une prochaine loi de programmation sur l’énergie ?

M. Philippe Bolo (Dem). Plusieurs collègues s’interrogent sur notre capacité à demeurer autonomes et souverains dans le cadre du marché européen. Je souhaite mentionner à cet égard deux articles du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

D’une part, l’article 122 évoque la possibilité de prendre « des mesures appropriées à la situation économique, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l’approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie ».

D’autre part, l’article 194 dispose que les mesures relatives au marché intérieur dans le domaine de l’énergie « n’affectent pas le droit d’un État membre de déterminer les conditions d’exploitation de ses ressources énergétiques, son choix entre différentes sources d’énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique ».

À la lecture de ces deux articles, on a l’impression que l’Europe ne peut pas nous contraindre. Nous pouvons notamment prendre des dispositions en cas de crise, ce que nous faisons d’ailleurs en ce moment.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Le contentieux avec la Commission européenne et les discussions sans fin sur l’ouverture à la concurrence des concessions hydroélectriques ont bloqué les investissements dans ce domaine en France et empêché le développement de capacités supplémentaires de production d’électricité. Le problème n’est toujours pas résolu. Quelle est votre appréciation à ce sujet ?

M. Jacques Percebois. À titre personnel, je pense que la décision prise dans le cadre de la loi de 2015 de réduire la part de l’électricité nucléaire à 50 % à l’horizon 2025 a été une erreur. L’échéance a ensuite été reportée à 2035 et désormais on ne dit plus rien, dans l’attente de la prochaine loi.

Je le dis d’autant plus volontiers qu’en février 2012, une commission que j’ai eu l’honneur de présider et dont Claude Mandil, ancien directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie, était le vice-président a remis au ministre Éric Besson un rapport recommandant de faire tout ce qui était possible en matière d’efficacité énergétique et, surtout, de ne pas fermer de centrale nucléaire, de prolonger autant que faire se peut la durée de vie des centrales et de maintenir l’option de la quatrième génération.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Ma question portait moins sur la part du nucléaire dans le mix énergétique – on peut effectivement se demander si 50 % est un bon équilibre – que sur le principe même du plafonnement de la quantité d’électricité nucléaire produite.

M. le président Raphaël Schellenberger. La loi de 2015 avait effectivement imposé un plafond de 63,2 gigawatts, ce qui a été l’artifice utilisé pour fermer la centrale de Fessenheim.

M. Jacques Percebois. D’un point de vue personnel, je pense que l’on n’aurait pas dû fermer Fessenheim. Je crois que tout le monde convient désormais que c’était une erreur, qui soulève soit des regrets, soit des remords, c’est selon.

Vous avez évoqué, monsieur Dubois, des cas dans lesquels certains opérateurs profitent indûment de l’Arenh.

À l’origine, l’Arenh était une mesure de réciprocité. L’ouverture à la concurrence avait permis à EDF de prendre des parts de marché dans de nombreux pays étrangers, notamment limitrophes, à commencer par l’Allemagne et l’Italie. Or aucun opérateur ne pouvait entrer sur le marché français, parce que l’opérateur historique, EDF, y bénéficiait d’un avantage comparatif. Il fallait donc trouver un moyen pour que les concurrents puissent gagner des parts de marché. D’où la création de l’Arenh, le critère de son bon fonctionnement étant précisément que l’opérateur historique perde des parts de marché, puisqu’il les détenait toutes.

Par ailleurs, la logique de l’Arenh est très claire : il doit profiter au consommateur. D’après la loi, le fournisseur demande des droits Arenh sur le fondement de la consommation prévisible de ses clients et doit répercuter ensuite le tarif sur ceux-ci. Or il arrive que des opérateurs annoncent des volumes de consommation erronés. Ils peuvent se tromper, cela arrive, mais s’ils trichent, c’est une infraction. Il appartient à la CRE d’être vigilante et d’imposer un remboursement, assorti le cas échéant de pénalités.

Nous avons observé un autre type de fraude : un fournisseur demande et obtient des droits Arenh, puis se défait de ses clients et vend ses volumes Arenh sur le marché de gros. Ce n’est évidemment pas conforme à la logique de l’Arenh, qui doit en principe, je le répète, profiter aux consommateurs résidant en France.

Il ne s’agit pas de choisir entre l’État ou le marché. Il faut les deux, toute la question étant de doser. Il existe des monopoles publics intégrés qui sont efficaces. Nous en avions en France, EDF étant souvent cité en exemple. Mais il y avait aussi des monopoles publics inefficaces, notamment au Royaume-Uni, ce qui explique pourquoi les Britanniques ont été à la pointe de la libéralisation. De même, certains États fédérés américains ont souhaité l’ouverture à la concurrence pour contraindre des opérateurs en situation de monopole à gagner en efficacité.

Il faut un système hybride. Je ne suis pas favorable à une sortie du marché européen. Si on le souhaite, il est possible d’instituer un acheteur unique qui soit compatible avec le marché et avec des contrats à long terme. Le problème est ensuite l’équilibre entre les deux.

J’en viens au contentieux sur les concessions hydrauliques. Si l’on avait ouvert le secteur à la concurrence, comme il en était question, de nombreux opérateurs étrangers auraient obtenu des concessions en France. Selon moi, c’est une très bonne chose que l’ouverture à la concurrence n’ait pas eu lieu. En l’espèce, l’État a joué son rôle en préservant l’intérêt national. Qui plus est, l’hydraulique est spécifique : il sert à produire de l’électricité, mais est destiné à de nombreux autres usages.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Je ne disais pas qu’il fallait ouvrir à la concurrence, mais que notre incapacité à résoudre ce problème pendant dix ans a empêché EDF d’investir dans les ouvrages hydrauliques.

M. Jacques Percebois. Je partage votre analyse : il aurait fallu trouver une solution à cette situation, qui a bloqué les investissements. La Commission européenne a d’ailleurs tiré prétexte du désaccord sur les concessions hydrauliques pour empêcher la parution du décret sur l’application de l’Arenh, qui aurait réglé une partie des problèmes relatifs à ce dispositif.

M. Xavier Jaravel. Si l’on met fin à l’Arenh en 2025 sans le remplacer par un autre dispositif, le coût sera supporté par les consommateurs d’électricité en France, particuliers et entreprises. La question est donc la suivante : que peut-on instaurer à la place de l’Arenh ? J’ai évoqué à cet égard le projet d’Arenh symétrique, qui permettrait en outre de renforcer l’activité de marché.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie, messieurs, pour vos propos très clairs qui ont le mérite de rendre ce sujet complexe et technique accessible au plus grand nombre, ce qui est l’un des enjeux de notre commission d’enquête.

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*     *

La commission d’enquête auditionne ensuite M. Jean-Luc Tavernier, Directeur général de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et M. Sylvain Moreau, Directeur des statistiques d’entreprises.

M. le président Raphaël Schellenberger. Si l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) reste le chef de file du dispositif statistique français, d’autres administrations produisent également des statistiques relatives à l’énergie. Il existe en effet différentes approches de cet objet d’étude – monétaire ou physique. Par ailleurs, l’appareil statistique français a toujours été corrélé à des organisations européennes ou internationales, ce qui est particulièrement nécessaire pour comprendre les données économiques et suivre les évolutions dans le domaine de l’énergie. Nous auditionnerons donc aussi, le 15 novembre, d’autres instances statistiques françaises et l’Agence internationale de l’énergie (AIE), pour compléter les données que nous nous apprêtons à recueillir.

En vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, vous devez, messieurs, prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Jean-Luc Tavernier et M. Sylvain Moreau prêtent successivement serment).

M. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). L’Insee, navire amiral de la statistique publique en France, est assorti de seize services statistiques ministériels, dont deux intéressent particulièrement votre commission. Le Sdes (service des données et études statistiques), service statistique des ministères de la transition écologique et de la transition énergétique, sis au Commissariat général au développement durable (CGDD), a la main sur toutes les statistiques relatives à l’énergie, notamment exprimée en termes physiques – tonnes d’équivalent pétrole, térawattheures. Quant au département des statistiques et des études du commerce extérieur (DSECE), rattaché à la direction des douanes, il gère toutes les données du commerce extérieur.

Les deux tiers de notre travail statistique sont régis par des règlements européens ; dans certains pays, c’est la totalité.

Nous vous avons fait parvenir un document comprenant de nombreux graphiques, statistiques et informations, auquel je vous renvoie.

Je commencerai par la facture énergétique, en milliards d’euros, et son rôle dans l’évolution et la dégradation récente de la balance commerciale. Le solde commercial est resté relativement stable, plutôt en baisse, au long de la dernière décennie, de 2012 à l’avant-covid : un léger excédent en matière de biens hors énergie en moyenne, des services à l’équilibre et un excédent en matière de tourisme – ce que l’on appelle la correction territoriale désigne les dépenses des étrangers en France moins les dépenses des Français à l’étranger ; et, en négatif, la balance commerciale en matière de biens énergétiques. Dans les derniers trimestres, la dégradation de la branche énergie épouse celle de l’ensemble du solde commercial. Un déficit de biens hors énergie est par ailleurs apparu, à peu près compensé par l’excédent du tourisme, revenu après l’interruption due au covid. L’excédent de services s’explique en partie par le fait que nous avons un grand opérateur de fret maritime qui a profité de la situation récente.

Notre présentation du solde des échanges énergétiques en points de PIB repose sur des données annuelles qui s’arrêtent en 2021. Sur le long terme, le déficit est d’environ deux points de PIB, atteignant un niveau plus élevé dans la période qui a suivi le premier puis le second choc pétrolier, puis revenant à ce niveau, voire un peu moins, après le contre-choc pétrolier de 1986.

Si l’on se concentre sur les évolutions récentes, à partir cette fois de données trimestrielles, on voit que la facture énergétique s’est dégradée au début de la dernière décennie, vers 2010, avant de se réduire à la fin, puis de connaître une brutale aggravation depuis un peu plus d’un an. Il est notable que l’excédent dans les échanges d’électricité, certes faible par rapport aux importations de produits pétroliers, mais très constant, ait cédé la place ces derniers trimestres à un déficit prononcé, qui contribue à l’aggravation. En points de PIB, au dernier trimestre, la facture énergétique n’est pas très éloignée de celle du début des années 1980, lorsqu’elle était à son acmé après le deuxième choc pétrolier.

La facture énergétique est le produit de trois termes. D’abord, deux termes en volume : premièrement, la part des importations dans l’énergie primaire consommée ; deuxièmement, l’intensité énergétique de la croissance, ou la quantité d’énergie consommée rapportée au PIB. Le troisième terme est le prix relatif des importations d’énergie par rapport au prix du PIB.

Les données relatives à la part de l’énergie importée sur l’énergie primaire consommée, en volume, sont issues du cahier Chiffres clés de l’énergie publié par le Sdes pour 2021. On voit qu’après avoir baissé avec le développement de la production d’électricité nucléaire dans les années 1970 et 1980, la part de l’énergie importée est restée stable par rapport à celle consommée, à environ 60 %, depuis l’arrivée à maturité du parc nucléaire, et a même un peu diminué en 2021, dernière année considérée. Cet élément n’entraîne donc pas une évolution particulière de la facture énergétique.

Même s’il y a eu une baisse, c’était à partir d’un niveau élevé : en réalité, la perte d’indépendance à laquelle s’intéresse votre commission est ancestrale, datant de plusieurs décennies, voire de plusieurs siècles.

Le deuxième terme, l’intensité énergétique du PIB – ce qu’il faut consommer d’énergie pour fabriquer une unité de PIB –, ici présentée en indice base 100, baisse régulièrement et graduellement, que l’on considère l’énergie primaire ou l’énergie finale, de sorte que nous sommes de 30 % plus économes que nous ne l’étions dans les années 1990. Cela résulte de l’amélioration des technologies et peut-être de la réduction du poids de l’industrie dans l’ensemble de l’économie.

J’en viens au troisième terme de l’équation, celui qui est responsable de la variation récente : le prix des importations d’énergie rapporté au prix du PIB. L’évolution est chahutée, sans tendance établie. Le prix était élevé entre les chocs pétroliers et le contre-choc de 1986, puis a baissé, avant de remonter dans le courant des années 2000. Je reviendrai sur son évolution lors de la crise financière de la fin des années 2000 et du rebond du début des années 2010. En tout cas, avant la crise récente, il était assez commensurable, voire inférieur, aux moyennes historiques. Évidemment, il a terriblement augmenté au cours des derniers trimestres, atteignant des niveaux inédits.

Nous présentons également les bilans annuels du Sdes distinguant les différentes sources d’énergie, exprimées physiquement, en térawattheures, et en valeur, en euros. Vous pourrez interroger sur ces points la cheffe de service, Béatrice Sédillot, lorsque vous l’auditionnerez.

Le prix des hydrocarbures joue bien sûr un rôle éminent dans l’évolution des prix relatifs. Au milieu des années 2010, le développement massif de la production de pétrole et de gaz non conventionnels, comme le gaz de schiste, aux États-Unis et au Canada, rentable à 40 ou 50 dollars le baril, a fixé le prix à ce niveau pour plusieurs années, malgré les décisions de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep). On avait l’impression que la capacité de substituer cette production au pétrole et au gaz conventionnels empêchait le prix de connaître une tendance durable à la hausse. Ce phénomène a pris fin tout récemment.

La part des importations dans la dépense intérieure en énergie est assez stable en volume, mais, exprimée en prix courants, elle reflète toute la volatilité des évolutions de prix relatifs.

On constate à partir de la fin des années 1970 la prééminence du nucléaire dans l’énergie primaire produite, ainsi que la fin du charbon et l’arrivée, progressive et encore faible, des énergies renouvelables. La part nucléaire de la production nette d’électricité, en térawattheures, jusqu’en 2020 permet de contextualiser l’estimation de production nucléaire d’EDF pour 2022 : elle est de 275 à 285 térawattheures, quand le niveau maximum avait pu dépasser 400 térawattheures, et était encore bien au-delà de 300 en 2019, avant la crise du covid. La baisse est donc très notable ; elle se prolongera très probablement en moyenne annuelle l’an prochain.

L’évolution de la dépendance énergétique – le rapport entre les importations nettes des exportations et l’énergie brute disponible – dans l’Union européenne, calculée à partir de données Eurostat, montre une tendance globale à la hausse, mais pour apprécier correctement cette aggravation, il faudrait prendre en compte l’effet de l’élargissement. En 2020, pour l’Union européenne dans son ensemble, le ratio est d’environ 60 % ; la France fait un peu mieux. Les pays les plus dépendants sont les îles de Malte et de Chypre, dont la situation est un peu à part. On observe un bel écart entre l’Allemagne et la France. À l’époque, notre production nucléaire n’était pas encore affectée par les récentes baisses d’activité.

Nos modélisations macroéconomiques selon le modèle Mésange (modèle économique de simulation et d’analyse générale de l’économie) sont intéressantes, mais ont des limites. Traditionnellement, nous modélisions l’effet d’une hausse du prix du pétrole, car c’était une variable pertinente ; toutefois, une hausse du prix du gaz d’un montant équivalent en milliards d’euros – si l’on ne tient pas compte de ses conséquences sur le prix de l’électricité – revient à peu près au même. Cet effet est important, mais reste assez limité : une hausse de 10 dollars du prix du baril du pétrole entraîne la deuxième année une perte d’activité d’un quart de point de PIB.

Néanmoins, deux facteurs aggravants peuvent conduire notre modèle à minorer la portée de la hausse par rapport à la situation réelle. Premièrement, le prix du gaz influe, du fait du marché européen, sur le prix de l’électricité ; la centrale marginale appelée, la centrale à gaz, fait monter le prix de l’électricité sur le marché. Ensuite, il existe des non-linéarités. Ainsi, lorsque le prix de l’énergie est à un niveau élevé, certaines entreprises – la presse s’en fait beaucoup l’écho –, ne pouvant répercuter le prix des intrants et des consommations intermédiaires d’énergie sur leurs prix de vente, doivent vendre à perte et préfèrent cesser leur activité. Ces éléments, qui n’étaient guère présents au moment où les modèles ont été testés, ne sont pas forcément pris en compte. Dès lors, si l’augmentation dépasse 10 dollars le baril – et la hausse de la facture énergétique est bien supérieure –, il faudra plus qu’une extrapolation linéaire des chiffres ici présentés pour en mesurer l’effet.

Je termine par les effets de l’augmentation des prix de l’énergie sur, d’une part, les ménages, d’autre part, les entreprises.

La contribution de l’énergie au glissement annuel des prix à la consommation a été négative pendant la période de confinement, ce qui a entraîné une inflation quasi nulle en 2020. La situation s’est retournée du fait de la reprise, avant même la guerre en Ukraine, puisque l’énergie est devenue le principal contributeur au relèvement très rapide de l’inflation, en particulier au début de l’année 2022.

En octobre 2022, le glissement annuel des prix à la consommation est estimé à 6,2 %. La principale contribution à l’inflation est apportée non plus par l’énergie, mais par l’alimentation. En effet, la hausse des prix des matières premières – et, dans une moindre mesure, celle de l’énergie – subie en amont par les agriculteurs et l’industrie agroalimentaire est progressivement répercutée sur les prix de détail des produits alimentaires. La limitation de la hausse des prix de l’énergie s’explique aussi par la mise en œuvre du bouclier tarifaire et par la remise appliquée aux prix des carburants à la pompe. Ce phénomène a été documenté : on considère ainsi qu’au deuxième trimestre 2022, l’augmentation des prix de l’énergie a contribué à trois points d’inflation – deux points d’effet direct et un point d’effet indirect –, mais que sans le bouclier tarifaire, l’inflation aurait encore été de trois points plus élevée. Autrement dit, ce mécanisme a permis de réduire de moitié la contribution de l’énergie à l’inflation.

L’impact de la hausse des prix de l’énergie et des produits alimentaires est assez différent selon les ménages : il dépend de leurs revenus mais également d’autres facteurs comme leur lieu de vie. C’est quelque chose que nous essayons, là encore, de bien documenter.

La crise nous ayant permis de développer de nouveaux partenariats, nous avons désormais la possibilité de suivre l’évolution des transactions réalisées par carte bancaire. On note ainsi que depuis quelques semaines, les dépenses journalières de carburant sont inférieures à celles constatées à la même période en 2019. L’évolution des conditions tarifaires a un impact important sur la consommation : ainsi, les ménages ont limité leurs achats de carburant avant le 1er septembre mais les ont accrus à partir de cette date, au moment où la remise de 30 centimes par litre a commencé à s’appliquer.

S’agissant maintenant des entreprises, l’indice des prix de production de l’industrie pour le marché intérieur est peut-être moins connu, mais il n’en est pas moins intéressant. Nous pouvons analyser l’évolution de cet indice pour la production et la distribution d’électricité, de gaz, de vapeur et d’air conditionné, ou encore plus finement pour la production, le transport et la distribution d’électricité, tant au niveau français qu’à l’échelle de l’Union européenne. Après avoir connu une certaine stabilité depuis 2015, les prix ont commencé à décoller avant la guerre en Ukraine, dans le courant de l’année 2021. La hausse est très significative : avec une base 100 en 2015, l’indice des prix en septembre 2022 est proche de 200 pour la France et de 300 pour l’Union européenne. Tout cela est lié au dispositif d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh).

Nos enquêtes de conjoncture montrent une augmentation massive et inédite des soldes d’opinion concernant l’évolution probable des prix de vente. C’est vrai dans tous les secteurs, mais dans une moindre mesure pour les services.

On observe également des difficultés d’approvisionnement importantes et, là encore, tout à fait inédites, en particulier dans l’industrie manufacturière et l’industrie du bâtiment. Ce phénomène est beaucoup plus difficile à modéliser, notamment parce qu’il n’a encore jamais été rencontré. Vous ne trouverez nulle part, dans les précédentes enquêtes de conjoncture, une telle proportion d’entreprises qui se déclarent confrontées à de telles difficultés.

Enfin, dans une note de conjoncture récente, nous avons analysé la part des consommations intermédiaires en énergie, sous ses formes multiples, dans la production des différentes branches industrielles. Sans surprise, nous avons constaté que la chimie, la métallurgie ainsi que l’industrie du papier et du carton étaient très énergivores – la première consomme beaucoup de pétrole tandis que les autres ont de gros besoins en électricité. Il en est évidemment de même pour le secteur des services de transport. Si l’on compare les chiffres de la production industrielle au troisième trimestre 2022 avec ceux du troisième trimestre 2021, on s’aperçoit que les secteurs subissant d’ores et déjà une baisse de leur production sont justement les plus énergivores – la sidérurgie, la métallurgie, la fabrication de pâte à papier, de papier et de carton, la chimie, la fabrication de ciment… Nous ne constatons pas encore de baisse des volumes produits dans le secteur de la fabrication de verre et d’articles en verre, ce qui est assez inattendu, mais il est probable que la conjoncture se retournera prochainement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je souhaite bien cerner le périmètre d’étude de l’Insee sur la question énergétique. Les chiffres que vous avez présentés sont essentiellement exprimés en fonction des prix, et non en unités énergétiques de base – en kilowattheures ou en mégawattheures, par exemple.

M. Jean-Luc Tavernier. Nous faisons un peu les deux, mais nous n’avons pas voulu vous présenter trop de données en unités énergétiques car vous auditionnerez prochainement les statisticiens du Sdes, qui les produisent. Vous trouverez dans le document que nous vous avons remis de nombreuses données issues des comptes nationaux et de nos indices de prix – je pense notamment à l’indice de prix de production de l’industrie française. Certains graphiques présentent des données en volume ; ainsi, la notion d’intensité énergétique du PIB, que j’ai évoquée au début de mon propos liminaire, correspond au volume d’énergie exploitée pour produire une unité de PIB. De même, les graphiques illustrant la production d’électricité par EDF présentent des données exprimées en unités physiques, en l’occurrence en térawattheures.

M. le président Raphaël Schellenberger. Les scénarios prospectifs, notamment en matière de consommation d’énergie, sont au cœur de la décision publique. Même si ce paradigme n’est plus admis par tout le monde, alors qu’il était jusqu’ici communément partagé, on peut considérer que la donnée d’entrée permettant de définir un système productif est le besoin de consommation. Dès lors, contribuez-vous d’une manière ou d’une autre à l’élaboration des différents scénarios envisagés, qu’il s’agisse de ceux produits, par exemple, par l’Agence de la transition écologique (Ademe) ou des schémas institutionnels de Réseau de transport d’électricité (RTE) ? Êtes-vous sollicités afin de permettre aux opérateurs et à RTE, qui n’est pas un spécialiste de la production ou de la consommation économique, de mieux définir ou de mieux comprendre la dépendance énergétique de notre système de production ou la demande de confort des Français ?

M. Jean-Luc Tavernier. Nous n’avons pas eu l’occasion de le faire, mais nous participons actuellement à un groupe de travail réunissant plusieurs administrations, sous l’égide de Jean Pisani-Ferry, en vue d’améliorer la modélisation macroéconomique autour de ces questions. En effet, nous ne pouvons pas nous contenter des modèles néokeynésiens voyant dans les investissements verts une manière de relancer l’activité. En réalité, le système de production se trouvera confronté à l’obsolescence du capital brun, c’est-à-dire des investissements trop polluants. Il est donc nécessaire d’évaluer les besoins accrus en investissements verts, qui se chiffrent en points de PIB, et de voir comment cela fonctionne en matière de financement et d’équilibre entre la consommation et l’épargne.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’en déduis que vous n’avez pas contribué à étayer les scénarios quelque peu originaux apparus ces dernières années – je n’ose être plus précis, de peur de déclencher des polémiques – en matière de transition énergétique. Je pense notamment à celui élaboré en 2015 par RTE prédisant une évolution à la baisse, voire à la très forte baisse, des besoins énergétiques en France.

M. Jean-Luc Tavernier. Nous y avons forcément contribué de manière indirecte, et très en amont.

Les premières données émises par l’Insee sont des projections démographiques, évidemment utilisées pour élaborer de tels scénarios.

Les secondes données que nous produisons, et qui sont beaucoup plus difficiles à établir, sont des estimations de croissance potentielle. Jusqu’alors, nous ne nous préoccupions pas des facteurs de limitation physique car nous n’y avions jamais été confrontés. Pour calculer la croissance potentielle, nous analysions l’évolution du capital, de la population et de la productivité globale des facteurs – je veux parler de la productivité du travail et de celle du capital, autrement dit du progrès technique. Nos estimations ont été prises en compte par bon nombre d’organismes. Bien que je ne connaisse pas l’ensemble des travaux réalisés par RTE et l’Ademe, j’imagine qu’ils sont fondés sur des hypothèses de croissance potentielle de ce type. On peut évidemment se demander si cette manière de faire reste la bonne ou si nous devrions plutôt considérer l’existence de facteurs physiques limitants. Cette question, d’une complexité effroyable, se pose cependant à l’échelle de la planète, et non de notre seul pays.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous nous rassurez, en quelque sorte, en nous disant que vous commencez à y réfléchir…

M. Antoine Armand, rapporteur. Quels concepts utilisez-vous, au sein de l’Insee, pour évoquer la souveraineté en matière énergétique et, plus largement, en matière industrielle ? Disposez-vous d’autres indicateurs que le taux de dépendance ? Avez-vous recours à des proxys pour parler de vulnérabilité ou de sécurité d’approvisionnement ?

Quelle valeur accordez-vous au taux de dépendance énergétique pour apprécier l’indépendance de notre pays ? Cet indicateur vous semble-t-il fournir une approximation intéressante, en particulier dans une perspective de comparaisons internationales, compte tenu de ses limites et de la diversité des données utilisées par les différents pays ?

M. Jean-Luc Tavernier. Vous ne trouverez jamais, dans un document de l’Insee, le mot « souveraineté ». Il ne s’agit pas d’un concept statistiquement labellisé. C’est pourquoi j’ai préféré vous présenter des faits : la facture énergétique rapportée au PIB, qui me paraît être un bon indicateur de notre dépendance, du moins en matière monétaire, et l’évolution de la production physique d’énergie en térawattheures.

Il existe sans doute d’autres comparaisons internationales – nous n’avons pas eu le temps d’en chercher dans les délais qui nous étaient impartis, et il faut dire que notre document comporte déjà de nombreux graphiques –, mais les données d’Eurostat relatives au taux de dépendance que je vous ai présentées me semblent assez robustes. S’agissant des séries, il convient de faire attention aux évolutions du périmètre de l’Union européenne. Il faudrait examiner la façon dont Eurostat a traité les élargissements successifs. Nous pourrons le faire pour vous, si vous le souhaitez.

Le sujet nouveau pour l’appareil statistique, qui apparaît aujourd’hui pour les questions énergétiques et qui est apparu il y a près de trois ans pour les questions sanitaires, est celui de l’évaluation de la dépendance des chaînes de valeur et de la résilience. Les enjeux géopolitiques mondiaux actuels nous incitent à nous en préoccuper davantage, mais il n’est pas évident de savoir comment ni avec quel type d’instruments éclairer statistiquement les choses, d’autant que je n’ai pas la prétention de connaître mieux que tous les chefs d’entreprise de France l’éventail de leurs fournisseurs et la fragilité de leurs sous-traitants de rang 1, 2, 3 ou 4.

M. Sylvain Moreau, directeur des statistiques d’entreprises. Il existe une enquête européenne expérimentale sur la chaîne de valeur, qui en est à sa troisième édition et dont les résultats devraient être prochainement publiés – j’espère qu’ils le seront au début de l’année prochaine. Cette enquête porte sur la période 2018-2020, ce qui nous permettra d’analyser comment les entreprises étaient organisées avant la crise du covid et le confinement, et comment elles envisageaient de délocaliser certaines parties de leur appareil productif. Elle nous permettra aussi de comparer les différents pays européens dans ce domaine. Un certain nombre d’États membres, y compris parmi les plus importants, comme l’Allemagne, se sont longtemps montrés assez réticents : or, lors des dernières réunions internationales, on s’est aperçu que les enquêtes de ce type devenaient presque structurelles puisque certains pays, notamment du nord de l’Europe, ont décidé de les inscrire à leur programme de travail annuel à compter de 2022 ou 2023. Nous-mêmes envisageons de faire évoluer notre appareil d’observation sur ce sujet en vue d’obtenir des résultats beaucoup plus réguliers, à l’instar de ce que nous faisons déjà dans le domaine de la comptabilité d’entreprise, où nous disposons de résultats annuels. Cependant, comme l’a dit M. Tavernier, une telle enquête n’est pas facile à mener, d’autant qu’elle revêt un caractère qualitatif.

M. Jean-Luc Tavernier. Pour répondre à votre seconde question, je dois m’aventurer un peu au-delà de mon domaine de compétence et exprimer une position personnelle. Puisque nous vivons dans un espace européen assez solidaire et géopolitiquement assez stable, c’est à ce niveau que l’on doit appréhender les questions liées à notre indépendance énergétique. Par ailleurs, notre pays est un grand importateur de matières premières, notamment minérales, lesquelles sont indispensables pour produire des énergies renouvelables : notre dépendance aux énergies fossiles risque donc d’être remplacée par une dépendance aux matières premières métalliques.

Je vous le disais, nous allons essayer de faire des efforts en menant des enquêtes à ce sujet, mais elles sont d’autant plus difficiles à réaliser que les entreprises ont des sous-traitants en cascade et qu’il n’est pas toujours facile d’identifier une dépendance.

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment évaluer l’interdépendance des pays européens en matière énergétique ? S’il y a un marché européen, il existe aussi des stratégies de production nationales et des tentatives d’influencer la définition du cadre européen, notamment pour ce qui concerne l’électricité. Est-ce quelque chose que l’on peut mesurer ?

M. Jean-Luc Tavernier. L’Insee ne publie rien sur le sujet. En revanche, on dispose d’une description exhaustive des échanges d’énergie entre les pays. Les statisticiens de la direction générale des douanes et droits indirects pourront vous la présenter.

D’autre part, on a une assez bonne connaissance des capacités d’échange entre les pays. C’est d’ailleurs sur cette base que la Commission européenne a accepté de séparer la péninsule Ibérique du reste de l’Europe. Je ne suis pas spécialiste de la question mais je pense qu’elle est assez bien documentée.

M. Sylvain Moreau. Elle est en effet bien documentée. Le Sdes réalise pour la direction générale de l’énergie de la Commission européenne des enquêtes sur les prix et la régulation des volumes. Béatrice Sédillot pourra vous en parler de façon détaillée.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en viens à la dépendance énergétique à proprement parler.

Dans le document que vous nous avez fourni, un graphique retrace l’évolution de la dépendance énergétique au niveau européen depuis le début des années 1990, toutes énergies confondues – j’imagine que le même type de graphique existe par énergie. On note une forte tendance à la hausse, à l’exception des périodes de crise. Quelle analyse en faites-vous ?

M. Jean-Luc Tavernier. Quand nous avons préparé ce document, il y a quelques jours, nous nous sommes dit qu’il fallait y inclure des comparaisons européennes. Ce graphique, avec des « montagnes russes » dans la décennie 2010, m’a étonné – on ne trouve pas de telles variations dans les données françaises. Il faudrait que nous y regardions de plus près. À ce stade, je n’ai pas d’analyse à vous proposer. Peut-être pourriez-vous solliciter Eurostat à cette fin.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le graphique suivant présente la dépendance énergétique par État membre en 2020. Certains pays semblent présenter une spécificité en la matière, soit qu’ils disposent de ressources propres, soit que leur taille les place dans une situation particulière. Qu’en est-il de la France ? Pourriez-vous nous donner une perspective historique ? Comment le taux de dépendance a-t-il évolué depuis les années 1970, notamment sous l’effet de l’accroissement de la production nucléaire ? Quelle méthode a été utilisée pour construire ce graphique ?

M. Jean-Luc Tavernier. Au risque de vous décevoir, monsieur le rapporteur, je ne me risquerai pas à commenter les statistiques des autres pays. Je pense qu’Eurostat fait bien son travail et que, quand elle publie des chiffres, c’est qu’elle juge qu’ils sont suffisamment homogènes pour être comparés.

Le résultat affiché ne me surprend pas. La dépendance de la France était bien plus forte avant le développement de l’énergie nucléaire. Le ratio indiqué ici est en cohérence avec ce que j’indiquais précédemment. On observe une certaine stabilité depuis le moment où le nucléaire est arrivé à maturité, jusqu’à une période très récente. Quand on regarde le graphique précédent, on se dit que cela ne devait pas être le cas dans tous les pays, surtout dans la décennie 2010.

Je ne suis pas surpris que l’Allemagne se trouve dans un état de dépendance bien supérieur – cela a été assez commenté ces derniers mois. En 2020, elle ne produisait plus d’énergie nucléaire depuis déjà un certain temps ; de toute façon, cette production n’a jamais eu le poids qu’elle a pu avoir en France.

Je ne saurais commenter plus avant ce graphique. C’est aux organisations internationales chargées de ces questions qu’il faut vous adresser. Tout ce que nous pouvons faire, c’est vous servir d’intermédiaire auprès d’Eurostat, de l’AIE ou de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

M. Antoine Armand, rapporteur. Dans le graphique présentant le solde des échanges énergétiques, on observe une chute des exportations françaises d’électricité au moment de la crise de 2008. Elles semblent être restées par la suite durablement inférieures à ce qu’elles étaient dans la période antérieure. Le confirmez-vous ?

M. Jean-Luc Tavernier. On note en effet une baisse sensible en 2008 et 2009 ; cela remonte après, mais sans jamais retrouver le niveau antérieur à la crise. Il faudra que vous demandiez des explications aux collègues des douanes.

M. Sylvain Moreau. Je crois que c’est lié à l’état du parc nucléaire et aux travaux de maintenance dans les centrales. Le Sdes, la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) ou EDF vous répondront peut-être de façon plus détaillée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ce qui est intéressant, c’est que la production nette d’électricité, elle, ne baisse pas.

M. Jean-Luc Tavernier. On observe quand même un petit décrochage en 2008. Il reste que ce sont des évolutions minimes par rapport à ce que l’on connaît aujourd’hui.

M. le président Raphaël Schellenberger. C’est le point de vue du statisticien.

M. Jean-Luc Tavernier. Non, ce sont des faits !

M. le président Raphaël Schellenberger. Ce que nous cherchons à étudier, c’est la prévision du besoin et la façon dont les pouvoirs publics y répondent. La question que soulève ce graphique est de savoir si la baisse relative des exportations à compter de 2008 traduit une diminution des besoins de nos partenaires ou une réduction de nos capacités d’exportation. Dans cette dernière hypothèse, est-ce lié à un affaiblissement de nos capacités de production, ce qui ne semble pas être le cas si l’on en croit le graphique présentant l’évolution de la production nette d’électricité, ou à une moindre disponibilité pour l’exportation de l’énergie produite ?

M. Jean-Luc Tavernier. Nous dirons à nos collègues de creuser la question dans la perspective de leur audition.

Il me semble que l’épisode récessif de 2008-2009 a été très fortement ressenti en Europe et qu’il a sans doute réduit la demande d’électricité de nos partenaires et, partant, le solde des échanges et la production, puisqu’il y avait moins de besoins à satisfaire. Néanmoins, ce n’est qu’une conjecture.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pour étudier la vulnérabilité économique de la France, vous avez appliqué le modèle Mésange à l’hypothèse d’une hausse de 10 dollars du prix du baril de pétrole. Est-ce la seule simulation que vous avez effectuée dans ce cadre ? Avez-vous étudié la sensibilité de l’économie au prix de l’électricité, à celui du gaz ou à d’autres types d’énergie et, si tel n’est pas le cas, pensez-vous que l’Insee aurait la capacité de le faire ?

M. Jean-Luc Tavernier. Pour l’heure, nous ne disposons que d’une modélisation en fonction du prix du pétrole. C’est une variable qui, du point de vue méthodologique, est assez simple à isoler. Il n’y a pas de doute que les résultats seraient similaires avec un choc sur le prix du gaz sans contagion sur celui de l’électricité. La difficulté serait d’« endogénéiser » l’effet de l’évolution du prix du gaz sur le prix de l’électricité, lequel dépend de l’évolution globale du marché de l’énergie européen. C’est une question nouvelle, et je ne prendrai pas d’engagement à ce sujet au nom de mes collègues. Tout ce que je peux faire, c’est m’engager à l’examiner.

Quant aux effets d’un choc sur le prix de l’électricité… Ce sur quoi nous travaillons, c’est plutôt à évaluer au mieux, et dans les meilleurs délais, le choc lui-même. C’est ce que cherchent à faire les équipes de Sylvain Moreau. Étant donné que les contrats et les clauses de prix sont extrêmement variés, c’est un réel défi. Si nous sommes plutôt fiables pour ce qui concerne l’indice des prix à la production – on regarde dans les comptes combien les entreprises ont payé, et cela jusqu’au mois précédent –, nous ne savons pas prévoir ce qui va se passer du fait de l’évolution des contrats. Si j’avais des moyens disponibles, c’est à cela que je les utiliserais, afin d’éclairer au mieux la situation des entreprises et de guider la réponse des pouvoirs publics en matière de bouclier tarifaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le Parlement a le privilège de pouvoir ne pas raisonner à budget constant : cela vous semblerait-il intéressant de disposer de ce type d’informations ?

M. Jean-Luc Tavernier. Le législateur dispose d’un autre privilège, monsieur le rapporteur : celui d’accroître le budget !

Plaisanterie à part, et même si cela me paraît compliqué, je m’engage à regarder avec mes équipes ce que l’on peut faire en cette matière aussi.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le graphique relatif aux difficultés d’approvisionnement, probablement construit à partir de déclarations, illustre la difficulté à appréhender les chaînes de valeur et à définir ce qu’est une difficulté d’approvisionnement. Y aurait-il une manière d’objectiver la chose ? Pensez-vous pouvoir établir une relation entre les difficultés d’approvisionnement, le niveau des prix et l’évolution des productions, de manière à en tirer des leçons en matière de vulnérabilité ?

M. Jean-Luc Tavernier. Il s’agit là d’une enquête de conjoncture : on demande aux entreprises si elles estiment que leur production est limitée par des facteurs liés à l’offre ou à la demande et si elles souffrent de difficultés d’approvisionnement. Les réponses sont pondérées par le chiffre d’affaires. Toutefois, on ne sait rien de la prégnance de ces difficultés. Si les entreprises déclarent qu’elles en rencontrent et doivent provisionner, cela signifie que la production en est probablement entravée, mais on ne sait pas si elle sera réduite pour autant, ni si l’on va arrêter une chaîne de production. Dans l’enquête de conjoncture du mois de novembre, nous formulerons des questions complémentaires pour clarifier ce point. Il convient néanmoins de rester prudent, parce que quand on pose des questions qualitatives, on ne sait jamais quel succès elles vont rencontrer ni si les réponses seront exploitables. Vous le saurez dans les semaines à venir.

On regardera aussi a posteriori si les entreprises qui ont signalé des difficultés d’approvisionnement font partie des secteurs économiques où l’activité a été réduite.

Nous avons enfin posé en juin et en septembre une question concernant les difficultés d’approvisionnement spécifiquement liées à la guerre en Ukraine. Le graphique suivant en présente les résultats. Comme vous le voyez, ils sont très variables selon les secteurs. Les difficultés ont tendance à se réduire, sauf pour ce qui concerne les matériels de transport.

Je ne sais si j’ai répondu à vos interrogations.

M. Sylvain Moreau. Les difficultés d’approvisionnement ont quand même un impact sur l’activité – je vous renvoie aux derniers graphiques du document. On l’avait déjà vérifié pendant le confinement, en particulier dans le secteur automobile, dans lequel plusieurs chaînes de production ont été fermées.

M. Jean-Luc Tavernier. Nous ne disposons pas de vision globale mais on note une certaine cohérence entre, d’une part, les réponses aux enquêtes de conjoncture, fondées sur la perception par les entreprises des difficultés d’approvisionnement, de l’évolution des prix et de celle de la production, et, d’autre part, les indices de production industrielle – à cette singularité près que dans le secteur de la fabrication de verre, on n’a pas noté, à ce jour, de baisse de la production.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous ne disposez pas d’un suivi des réserves d’énergie ou des stocks stratégiques constitués sur le territoire national ?

M. Jean-Luc Tavernier. Le Sdes le fait. Ma collègue pourra vous en parler.

Si j’en crois mes dernières discussions avec ma collègue d’Eurostat, on possède, pour ce qui est du stockage de gaz, des données assez homogènes entre les différents pays européens.

M. le président Raphaël Schellenberger. Et dans la comptabilité des entreprises, les stocks énergétiques sont marginaux ?

M. Sylvain Moreau. Dans le plan comptable, on ne fait pas de distinction entre les sources d’énergie ; l’énergie et l’eau sont comptabilisées ensemble. Suivant les secteurs, il est parfois difficile de faire la part de ce qui relève de l’une et de ce qui relève de l’autre. Nous sommes en train d’examiner comment l’on pourrait faire évoluer les choses, par exemple en enrichissant d’une enquête le plan comptable. Mais les données seront annuelles et ne seront disponibles qu’avec un décalage temporel de près de deux ans.

M. Jean-Luc Tavernier. Nous n’exploitons pas les comptes infra-annuels.

M. Francis Dubois. L’audition des représentants d’Eurostat permettra de comparer la situation de la France à celle des autres pays européens.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci, messieurs, d’avoir répondu à nos questions. Nous ne manquerons pas de vous solliciter ultérieurement, notamment après l’audition d’autres personnalités chargées des statistiques, à la DGEC, aux douanes ou à Eurostat.

La séance s’achève à dix-huit heures trente-cinq.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. M. Antoine Armand, Mme Anne-Laure Babault, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Philippe Bolo, Mme Maud Bregeon, Mme Annick Cousin, M. Vincent Descoeur, M. Francis Dubois, M. Frédéric Falcon, Mme Julie Laernoes, M. Maxime Laisney, M. Alexandre Loubet, M. Stéphane Mazars, Mme Marjolaine Meynier-Millefert, Mme Natalia Pouzyreff, M. Charles Rodwell, M. Raphaël Schellenberger, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Lionel Vuibert

Excusés. Mme Véronique Besse, Mme Olga Givernet, Mme Valérie Rabault

 


ANNEXE – Présentation de M. Tavernier