Compte rendu

Commission d’enquête visant
à établir les raisons de la perte de
souveraineté et d’indépendance
énergétique de la France

– Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Gadonneix, Président d’honneur d’Électricité de France (EDF) 2

– Annexes........................................21

– Présences en réunion................................23


Jeudi
8 décembre 2022

Séance de 14 heures 

Compte rendu n° 16

session ordinaire de 2022-2023

 

Présidence de
M. Raphaël Schellenberger,
Président de la commission
 


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commission d’enquÊte VISANT à éTABLIR LES RAISONS DE LA PERTE DE SOUVERAINETé ET D’INDéPENDANCE ÉNERGÉTIQUE DE LA FRANCE

Jeudi 8 décembre 2022

La séance est ouverte à 14 heures.

(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)

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M. le président Raphaël Schellenberger. Nous avons le privilège de recevoir Pierre Gadonneix, en sa qualité de président d’honneur d’EDF. Vous en avez été le président de 2004 à 2009, après la transformation de cette entreprise en société anonyme. Auparavant, vous aviez exercé des responsabilités importantes pendant dix-sept ans au sein de GDF, en tant que directeur général puis président.

Votre expérience dans la conduite de l’ouverture des marchés énergétiques est sans doute inégalée. De nouvelles relations ont dû être nouées avec les actionnaires, au premier rang desquels figure l’État.

La période au cours de laquelle la gestion d’EDF vous avait été confiée a été très riche en évolutions.

Tout d’abord, si le nucléaire restait prépondérant il coexistait avec d’autres sources d’électricité, telles que les centrales hydrauliques et thermiques, mais aussi ce que l’on appelait alors les énergies nouvelles. Chaque branche représentait des investissements et des actifs importants.

Ensuite, outre ce capital, EDF disposait d’un personnel compétent et attaché à l’entreprise, indispensable à son bon fonctionnement.

Une réorganisation voulue par les instances européennes avait par ailleurs conduit à séparer les activités de transport et de distribution, tout en tentant de maintenir une cohérence et les synergies nécessaires au sein du système électrique français. La méthode retenue avait été la filialisation des entreprises chargées des différents rôles au sein du champ énergétique. Le principe d’un développement des interconnexions fut alors affirmé.

La période a en outre précédé l’accident de Fukushima. Elle s’annonçait propice au développement du nucléaire, tant en France que dans le monde, et EDF a saisi plusieurs opportunités pour réaliser des investissements à l’étranger.

Les réacteurs français avaient alors une moyenne d’âge de dix-sept ans et leur durée de vie était prévue pour quarante années.

Le chantier de Flamanville a été ouvert au cours de votre mandat. Dès le départ, EDF a revendiqué le rôle d’architecte ensemblier, tandis qu’Areva NP cherchait à se développer et que l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) se montrait particulièrement vigilante.

L’enfouissement des lignes électriques pour préserver les sites et paysages et diminuer leur exposition aux intempéries faisait alors débat. EDF devait investir et une stratégie industrielle était en cours d’élaboration.

Parallèlement, les travaux de la commission conduite par Marcel Roulet avaient mis en évidence les besoins de financement nécessaires à cette ambition, ce qui avait ouvert un débat sur la revalorisation des tarifs.

Ces quelques jalons révèlent l’ampleur des tâches qui vous ont été confiées. Votre témoignage permettra à la commission d’enquête de mieux appréhender les défis auxquels le système énergétique français a dû répondre sous votre autorité et les difficultés rencontrées.

Avant de vous laisser la parole, je vous invite, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et visant les personnes auditionnées par une commission d’enquête, à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Pierre Gadonneix prête serment.)

M. Pierre Gadonneix, président d’honneur d’EDF. Je vous félicite parce que cette présentation rappelle de nombreux faits importants, dont certains ne sont pas très connus – tels les travaux de la commission Roulet.

Je ne suis pas étonné d’être là et je trouve tout à fait légitime qu’on m’interroge.

Comme vous l’avez rappelé, j’ai beaucoup travaillé au sein d’EDF et de GDF. À l’époque où j’étais à GDF, les deux entreprises étaient très proches. Elles étaient toutes deux nationalisées, avec un capital à 100 % public, et avaient en commun l’activité de distribution, c’est-à-dire les réseaux et la commercialisation auprès des particuliers, ainsi que toute la gestion du personnel. Je garde un très profond attachement à ces entreprises et je suis avec attention leur évolution. C’est donc avec beaucoup de tristesse que je constate la dégradation depuis dix ans du modèle français que j’ai connu.

Quand on m’a demandé de devenir président d’EDF en 2004, j’avais déjà passé dix-sept ans à GDF – ce qui souligne combien le management de l’entreprise était alors stable. J’y étais très heureux, la santé de l’entreprise était tout à fait satisfaisante et je n’étais pas candidat à la présidence d’EDF. Je comptais poursuivre mon activité à GDF jusqu’à la retraite.

Mais j’ai été appelé car EDF faisait face à une situation un peu difficile sur un certain nombre de plans. On arrivait à la fin du grand programme d’investissement et de développement du nucléaire. Le monde entier admirait ce programme qui faisait référence et avait été lancé de manière extraordinaire par le plan Messmer, annoncé le 6 mars 1974 – juste avant le décès du président Pompidou. Le président Giscard d’Estaing en a en quelque sorte hérité et l’a engagé de manière effective.

Sa réalisation est une réussite absolue, mondialement reconnue, avec cinquante-huit réacteurs construits sur une période de vingt-cinq ans et une capacité de soixante-deux gigawatts. À la fin de ce cycle d’investissement, le parc, qui avait été construit pour l’essentiel en sept ans, était très largement excédentaire.

C’est un fait oublié mais très important : la technologie américaine de Westinghouse a alors été utilisée. À la suite de grands débats, EDF a en effet retenu une technologie existante, qui avait fait ses preuves avec des dizaines de réacteurs en fonctionnement aux États-Unis. Nous avons ensuite, et c’est une grande réussite de politique industrielle, francisé cette licence américaine. La licence a d’abord été rachetée par le biais d’une structure que l’on a nommée Framatome, dont tout le monde a oublié que cela voulait dire « France-Amérique-atome ». Puis deux hommes que je respecte beaucoup, André Giraud – alors administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) – et Marcel Boiteux, ont réussi à franciser complètement la licence, grâce à l’intelligence et à la complicité des pouvoirs publics. Depuis lors, la France maîtrise complètement cette technologie et il n’y a plus aucun lien avec Westinghouse. Il reste que nos centrales sont rigoureusement les mêmes que celles de Westinghouse aux États-Unis. Il n’y a pas un boulon qui est différent !

Les centrales étaient construites au rythme de cinq par an, dans un contexte de croissance annuelle de la demande d’électricité de 7 %, soit un doublement tous les dix ans. Cette demande a ensuite commencé à ralentir. Il y avait trop de capacité et on a complètement arrêté de construire des centrales nucléaires pendant pratiquement dix ans. Lorsque je suis devenu président d’EDF, l’excédent de capacité était d’environ 20 %.

J’ai eu l’honneur d’être nommé président d’EDF le 15 septembre 2004.

Vous m’avez demandé dans le questionnaire quels avaient alors été mes constats sur la situation de l’entreprise.

Premier constat : la réussite fabuleuse du programme nucléaire. Elle ne faisait aucun doute et était mondialement reconnue. Nous étions le leader incontesté du nucléaire. Malgré cela, il y avait une dégradation importante de la trésorerie, alors que l’entreprise était rentable. La commission Roulet avait enquêté sur l’origine de ces difficultés. Elles provenaient pour l’essentiel d’investissements malheureux à l’étranger – tous ne l’étaient pas. En Argentine et au Brésil, les tarifs avaient été bloqués et les entreprises chargées des réseaux de distribution étaient complètement déficitaires. En outre, une tentative de reprise d’Edison s’était heurtée à l’opposition du gouvernement italien. EDF s’était retrouvée dans la situation de ne détenir que 3 % des droits de vote mais de devoir potentiellement payer 50 % des actions si son coactionnaire – à l’époque Fiat – exerçait son option de vente. Ce qu’il a fait dans la semaine de mon arrivée. Nous risquions de devoir dépenser près de 10 milliards d’euros uniquement de ce fait.

Par ailleurs, EDF avait baissé d’environ 20 % les tarifs de l’électricité au cours des cinq années précédentes. Ceux-ci avaient régulièrement augmenté jusqu’en 1987, afin de financer le programme d’investissement dans le nucléaire. Mais il a ensuite été décidé de baisser les tarifs en faisant le choix ou le pari qu’on allait arrêter d’investir. De fait, les investissements de production ont pratiquement disparu. Cela correspondait certes à la fin du programme nucléaire, mais quand je suis arrivé seulement 500 millions d’euros étaient consacrés à l’investissement.

Lorsque j’ai pris mes fonctions, je suis allé visiter les différents types d’installations – hydrauliques, thermiques et nucléaires – et j’ai pris conscience du retard et du besoin gigantesque d’investissements. Mon premier choc a eu lieu lorsque j’ai découvert les extraordinaires installations hydrauliques construites pour canaliser la Durance dans l’après-guerre, avec dix-sept barrages entre le lac de Serre-Ponçon et la mer. Tous sont commandés de manière coordonnée et, en quelques secondes, on peut produire 3 000 mégawatts. C’est une prouesse formidable de la France. Mais à l’intérieur des usines les tuyaux n’étaient pas en très bon état…

Au cours des cinq années où j’ai conduit la gestion de l’entreprise, j’ai défini quatre priorités. La première a été précisément de relancer l’investissement. Lorsque je suis parti, les investissements de production avaient été multipliés par dix. J’ai aussi augmenté ceux destinés au réseau, mais il était convenablement tenu et en moins mauvais état.

J’ai aussi décidé d’investir, parallèlement à la maintenance, dans la construction de turbines à combustion. EDF était alors en situation de monopole, et nous nous sentions responsables de la sécurité d’approvisionnement. Les turbines à combustion, qui coûtent cher en coûts variables, mais très peu en coûts fixes, permettent précisément de faire face aux pointes de consommation et ne fonctionnent que quelques heures par an – contrairement aux centrales nucléaires qui produisent en permanence.

Ma deuxième priorité fut de relancer la compétence nucléaire – cela a été un point majeur. Certes, on n’avait pas besoin de capacités supplémentaires. Mais cela faisait quinze ans que nous n’avions pas lancé la construction de nouvelles centrales et si, comme le prévoyaient les analyses, cela pouvait attendre encore vingt ans, un tel délai risquait d’avoir de lourdes conséquences. Le tissu industriel se serait en effet délité et les compétences n’auraient pas été entretenues, au sein d’EDF comme dans toute la filière.

La durée de vie prévue pour nos centrales était de quarante ans. Or, aux États-Unis, pour des centrales identiques, la durée d’exploitation autorisée était de soixante à soixante-dix ans. Nous étions tombés d’accord avec l’ASN, avec laquelle j’avais des relations étroites de confiance : étendre la durée de vie de nos centrales de quarante ans à soixante ans était évidemment de loin l’investissement le plus rentable pour la France. Cependant, cela retardait d’autant la construction de nouvelles centrales. Certes, le tissu industriel serait en partie mobilisé grâce à l’extension de la durée de vie des centrales en service. Mais les travaux importants que cela supposait – on a parlé par la suite de « grand carénage » – n’étaient pas du même niveau que la construction de nouvelles centrales. Pour disposer des compétences nécessaires le moment venu, il fallait trouver de quoi justifier une filière industrielle.

J’ai réussi à convaincre les pouvoirs publics – j’ai bénéficié à cet égard d’un soutien à 100 % du Président Sarkozy et de toute l’équipe – qu’il était nécessaire de fabriquer une centrale tous les deux ans, en dépit de capacités excédentaires. J’ai obtenu le feu vert pour construire le plus vite possible la centrale de Flamanville et ensuite celle de Penly, mais aussi pour exporter notre compétence nucléaire, car nous étions le leader incontesté en la matière.

Après un arrêt lié à Tchernobyl, le nucléaire reprenait en effet « du poil de la bête » dans l’opinion internationale et plusieurs pays s’y intéressaient. J’en ai ciblé quatre : la Grande-Bretagne – qui va sauver la filière nucléaire –, la Chine – où nous avons développé la centrale de Taishan –, les États-Unis – grâce à un partenariat avec la société Constellation Energy – et, enfin, l’Italie. Enel, qui était notre partenaire italien, avait pris une participation dans le projet de Penly, avant de s’en retirer.

Comme le nucléaire est toujours un sujet très politique et très sensible, je considérais qu’il fallait s’appuyer sur un partenaire local reconnu – China General Nuclear Power Corporation (CGNPC) en Chine et British Energy en Grande-Bretagne. Il s’agissait de nouer un partenariat avec cette dernière, dont nous avons fini par prendre le contrôle du capital à 100 %. Enel n’avait pas encore réussi à convaincre les pouvoirs publics italiens de réinvestir, mais cette société souhaitait développer des compétences. Je l’avais associée au chantier de Flamanville.

Ma troisième priorité a consisté à développer un pôle consacré aux énergies renouvelables. À l’époque le renouvelable était contesté mais commençait à apparaître comme crédible. J’étais arrivé à la conclusion que ces énergies allaient devenir un complément du nucléaire. Il était donc absolument nécessaire pour EDF de disposer de ce volet. Mais j’estimais aussi que nous n’avions pas au sein de l’entreprise les compétences nécessaires pour réussir à développer ce secteur. À l’époque, la force d’EDF c’était l’ingénierie – hydraulique, thermique et nucléaire. On savait faire des barrages et des usines, mais cela supposait des qualités qui n’étaient pas celles requises par le renouvelable.

Je me suis alors tourné vers une société qui s’appelait à l’époque SIIF Énergies, dirigée par un brillant entrepreneur, Pâris Mouratoglou, dont le bras droit était David Corchia. Nous avons mis en place un partenariat. La société était cotée et nous la cogérions. EDF possédait 50 % de cette société à la fin de ma présidence. L’idée était d’en prendre le contrôle à terme – ce qui s’est produit.

J’avais vite compris que dans le domaine des énergies renouvelables, les compétences consistaient tout d’abord à recueillir des subventions importantes, ces énergies étant très subventionnées. Ensuite, il s’agissait d’obtenir les autorisations d’implantation, ce qui est très difficile pour l’éolien, mais aussi pour le solaire. Il faut disposer d’un réseau et être capable de convaincre les populations et les élus.

Dernière priorité : trouver les moyens de financement. Comme je l’ai dit, je prévoyais une forte augmentation des investissements dans les moyens de production afin d’entretenir les installations existantes mais aussi de développer des capacités nouvelles. Nous avions commencé à réfléchir au renouvellement des centrales nucléaires, avec une démarche en deux étapes. S’agissant de la prolongation des installations existantes, le coût était estimé à environ 500 millions d’euros par centrale. En fait, nous en sommes plutôt à un milliard d’euros – je reviendrai sur les causes de ce dérapage incontestable. Ensuite, il fallait envisager la construction des nouvelles centrales. Tout cela représentait des montants importants.

J’ai donc essayé de trouver des moyens de financement. À court terme, l’augmentation de capital réalisée en novembre 2005 a rapporté 7,5 milliards d’euros à EDF. Il s’agissait bien d’argent supplémentaire pour financer le développement d’EDF, et non d’une cession de titres par l’État. Ensuite, il fallait absolument prévoir des rattrapages de tarifs. En effet, ceux-ci avaient été calculés lorsque l’entreprise n’avait plus besoin d’investir. Or cela devait être corrigé. Enfin, il fallait développer la productivité. Nous savions bien qu’il faudrait faire face à une concurrence accrue avec l’ouverture des marchés. Il fallait donc que notre activité soit la plus efficace possible.

Comment se portait EDF quand je suis parti en novembre 2009 ?

La capacité de production était stable, puisqu’elle n’avait pas été développée de mon temps. Mais le parc était en bon état et le taux de disponibilité, de l’ordre de 80 %, était satisfaisant. Je dois dire cependant qu’il y avait eu une alerte au cours de mon mandat : le taux de disponibilité avait tendance à baisser, ce qui justifiait pleinement les efforts consentis en matière d’investissement pour entretenir les centrales.

La prolongation de la durée de vie des centrales pendant vingt ans apparaissait comme parfaitement possible. L’Autorité de sûreté nucléaire, alors présidée par M. André-Claude Lacoste, était intéressée par une telle perspective permettant de diminuer les coûts tout en maintenant la sûreté.

De plus, l’implantation en Grande-Bretagne avait été un succès. Une anecdote à ce propos illustre l’importance des relations entre le politique et l’entreprise. Je m’étais rendu en Angleterre avec l’idée de prendre une participation minoritaire au sein de British Energy. Le Premier ministre Tony Blair m’avait assuré qu’il préférait que nous en prenions le contrôle. Il n’avait pas même été gêné lorsque je lui avais proposé de nommer la société EDF Energy tant il avait confiance en EDF. Lorsqu’il m’a invité à aller voir son successeur, Gordon Brown, celui-ci m’a confirmé le soutien total du Gouvernement britannique et m’a conseillé de voir l’opposition. J’ai donc rencontré M. Cameron, qui m’avait fait attendre six mois pour être sûr que les conservateurs seraient élus, et qui m’a confirmé que ces derniers soutiendraient le développement du secteur nucléaire et… le soutien politique du Gouvernement anglais à EDF s’est en effet révélé sans faille. Lorsque j’ai quitté mes fonctions, j’étais confiant : nous pourrions alimenter une filière nucléaire à Hinkley Point et à Sizewell.

Sur le plan financier et tarifaire, en revanche, je n’ai pas été suivi. Lorsque j’ai quitté mes fonctions, nos activités en France n’étaient plus autofinancées : les ressources de cash-flow ne permettaient pas de financer les investissements – ce qui explique, en partie, les fluctuations boursières. Peu avant mon départ, j’ai eu le malheur de déclarer qu’une hausse tarifaire d’environ 20 % en quatre ans s’imposait. Le « buzz » qui s’en est suivi a contribué à expliquer mon non-renouvellement à la tête de l’entreprise, ce qui m’a attristé tant j’étais certain qu’EDF deviendrait un leader mondial et que, lorsque les prix remonteraient, la performance financière de l’entreprise serait brillante – lorsque je suis parti, elle était encore tout à fait saine. Je précise également que l’entreprise a versé d’importants dividendes à l’État, pour 80 %, et aux autres actionnaires à hauteur, environ, de 4,5 milliards par an.

J’ajoute que les groupes anti-nucléaires, alors, n’étaient pas nombreux mais très violents, comme nous l’avons vu à Creys-Malville, lieu d’implantation du surgénérateur, et à Roscoff, pour un projet de développement. Mon prédécesseur, Marcel Boiteux, avait même été victime d’un attentat. En même temps, le nucléaire faisait l’objet d’un consensus dans l’opinion publique et parmi les politiques, à tel point que ce n’était pas un sujet. D’ailleurs, lors du débat du second tour des élections présidentielles, en 2007, ni Ségolène Royal, ni Nicolas Sarkozy ne savaient quelle était la part du nucléaire dans la production d’électricité en France. Les réponses – 13 et 50 % – se sont éloignées de la réalité, de l’ordre de 80 %. À l’époque l’énergie et le nucléaire étaient des sujets consensuels et les candidats n’avaient pas pensé qu’ils devraient se confronter sur ce plan.

La dynamique de relance du nucléaire lancée en 2004 a été cassée. Sans doute votre commission d’enquête permettra-t-elle d’analyser les raisons de ce manque de soutien et de cet abandon mais je pense qu’une telle dynamique est à nouveau souhaitable et possible.

En effet, la situation est largement comparable à celle de 1974 : l’opinion publique et les politiques ont conscience des enjeux et de la nécessité, pour la France, de retrouver sa compétence dans ce domaine.

De plus, plus personne ne pense que la consommation d’électricité va diminuer. Les scénarios de Réseau de transport d’électricité (RTE) sont désormais beaucoup plus réalistes et envisagent une hausse de 50 % de la consommation dans les vingt ans à venir.

Reste à surmonter le déclin des compétences et la désindustrialisation de notre pays, mais nous avons des atouts. L’expérience de Flamanville a certes été douloureuse mais il est possible d’en tirer les leçons, comme les Chinois l’ont fait à Taishan et comme nous aurions pu le faire avec la centrale de Penly qui, si le chantier avait été lancé, serait aujourd’hui en activité. Flamanville, Taishan, Hinkley Point, Sizewell sont autant de références. Nous disposons donc d’un noyau de compétences – qu’il convient de développer – alors que ce n’était pas le cas en 1974, lors du démarrage du programme nucléaire, même si nous avons su les multiplier en quelques années. Aujourd’hui, des ingénieurs français travaillent sur les quatre projets de centrales d’Hinkley Point et de Sizewell. Les Chinois, qui ont construit la centrale de Taishan en sept ans, en construisent désormais quatre à cinq par an. En Russie, trente ans après Tchernobyl, Rosatom est le premier exportateur de centrales nucléaires au monde.

Pour ce faire, trois conditions me paraissent néanmoins indispensables.

Tout d’abord, nous devons faire preuve de fermeté vis-à-vis de Bruxelles afin que nous puissions assurer un financement grâce à des contrats à long terme et à la garantie de l’État. La Grande-Bretagne l’a obtenu pour le marché anglais, pas nous. C’est d’ailleurs la seule raison qui peut justifier une nouvelle nationalisation d’EDF. Par parenthèse, il convient également de revoir le market design, le système de fixation des tarifs de l’électricité étant absurde. Il est possible de trouver des mécanismes mais, faute d’un consensus européen, il faudra peut-être accepter des différences entre pays, où les conditions sont variables.

Ensuite, il faut accélérer les procédures. Du temps du Président Giscard d’Estaing, sept ans étaient nécessaires ; il en faut quinze désormais. Les procédures, les concertations sont évidemment légitimes mais elles doivent être encadrées.

Enfin, il faut un engagement politique déterminé dans la durée. La relance du nucléaire ne peut pas se faire en cachette et par le seul vecteur du marché.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lorsque vous dirigiez EDF, quelles étaient les projections de l’évolution du marché européen de l’électricité ? Quels risques aviez-vous identifiés et desquels aviez-vous essayé de vous prémunir ? Je rappelle que loi la portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (Nome) organisant l’aménagement de la concurrence entre les producteurs et fournisseurs d’électricité a été promulguée en décembre 2010.

M. Pierre Gadonneix. Je me suis consacré à la seule séparation entre les activités transport, distribution et production.

S’agissant de la distribution, la séparation était assez logique et ne soulevait pas de problèmes. De surcroît, nous disposions déjà de régies locales dotées de leurs propres systèmes à Bordeaux ou à Strasbourg, même si nous jugions la séparation d’avec Gaz de France (GDF) un peu dommageable. Nous avons pu réaliser des économies d’échelle et les compteurs automatiques d’Enedis ont également rendu la relève des compteurs inutile, celle-ci mobilisant de nombreuses personnes.

Le transport suppose également de veiller à l’équilibre entre la production et le marché. EDF a ainsi créé une cellule – qui dialogue en permanence avec RTE – consacrée à la planification de l’équilibre entre la production et la consommation. La séparation m’avait alors paru un peu regrettable mais cette structure fonctionne. De plus, les conséquences financières sont nulles, EDF n’ayant pas été obligée de faire des arbitrages entre le transport et la distribution ou la production au détriment du réseau. C’est aujourd’hui le régulateur qui arbitre puisque c’est lui qui fixe les tarifs permettant à RTE de se rémunérer, les tarifs étant fixés en fonction des investissements prévus par RTE. Le modèle que j’ai décrit, où le cash-flow devait financer les investissements, s’applique par nature au transport.

Quant à l’ouverture du marché, nous étions confiants car nous étions convaincus qu’EDF en sortirait gagnant, avec les meilleurs tarifs en Europe. En revanche, j’ai hurlé lorsqu’il a été question de subventionner nos concurrents avec l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), qui est une monstruosité !

Je me fais l’avocat du diable : EDF a le monopole du nucléaire et nul ne pourra investir dans ce domaine ; ses concurrents doivent donc bénéficier d’une partie de la rente nucléaire. Or, aucun d’entre eux n’a investi, ni dans le nucléaire ni même dans la production – si l’on excepte Total, qui en a les moyens et qui n’a pas besoin de cela pour le faire. Bruxelles a introduit la pilule empoisonnée de l’ARENH pour empêcher EDF de s’imposer sur le marché et de bénéficier de sa rente ! Un tel dispositif n’aurait jamais dû être accepté. Les accointances avec l’Allemagne étaient d’ailleurs patentes, l’industrie et le pouvoir politique allemands étant conscients de l’avantage français. Les tarifs d’EDF pour les secteurs domestique et industriel étaient alors nettement inférieurs – d’environ 30 % – à ceux en vigueur dans ce pays. Bruxelles et l’Allemagne jugeaient que c’était une distorsion de concurrence.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le Grenelle de l’environnement a conclu à la nécessité de développer les smart grids, l’intelligence des réseaux de distribution, les compteurs Linky. Quelle était votre vision de l’évolution des réseaux, notamment dans la perspective du développement des énergies nouvelles, renouvelables, intermittentes ?

M. Pierre Gadonneix. Une telle évolution paraissait naturelle et souhaitable. Le développement des énergies renouvelables implique une gestion spécifique du réseau – qui doit être de plus en plus intelligent – en raison de leur intermittence, ce qui complexifie le métier de distributeur et de transporteur.

Les compteurs intelligents évoluaient tous les ans, comme les smartphones, et nous étions surtout soucieux de la stabilisation de la technologie, dont nous savions qu’elle interviendrait, ce qui a été le cas. Le succès a donc été au rendez-vous, même si une petite partie de la population craint encore les ondes des compteurs Linky. Une telle évolution s’impose si nous voulons poursuivre le développement des énergies renouvelables.

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment expliquez-vous l’absence d’investissement lorsque vous avez pris vos fonctions ?

M. Pierre Gadonneix. Un effort colossal d’investissement avait été réalisé pour élaborer le programme nucléaire. Une diminution était donc légitime. En 2006, je m’étais rendu en Chine pour « vendre » la participation d’EDF au développement de l’EPR de Taishan. J’avais fait alors remarquer au Premier ministre Wen Jiabao que la France, qui est un petit pays, avait construit cinq centrales par an et que la Chine, qui est un grand pays, n’en construisait qu’une. Cela avait fait son effet. Je ne sais pas si nous pourrions en faire autant aujourd’hui.

Le renouvellement du parc supposait un lissage, ce qui impliquait de prolonger la durée de vie de certaines centrales mais, durant le pic de construction, toutes les centrales étaient quasiment neuves. La chute des dépenses d’entretien et de maintenance était donc aussi parfaitement légitime.

J’ai repris les investissements pour les générateurs, les turbines, etc., tout ce qui relève du nucléaire stricto sensu étant encadré par l’Autorité de sûreté nucléaire, dont je n’ai jamais douté : à aucun moment l’insuffisance des investissements que j’ai pointée n’a menacé la sécurité… à la différence de la productivité.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lorsque vous avez pris vos fonctions, le premier réacteur de puissance à neutrons rapides avait été arrêté. Quelle est alors la vision communément acceptée du cycle du combustible et qu’envisageait-on, hors l’enrichissement de l’uranium ?

M. Pierre Gadonneix. La fermeture du Phénix puis de Superphénix à Creys-Malville était en effet regrettable. Elle a été motivée par des raisons politiques, pour satisfaire une partie de l’opinion, mais il faut reconnaître que ce n’était pas encore un succès industriel.

Pour EDF, l’horizon des surgénérateurs était forcément assez lointain – la priorité, pour d’évidentes raisons de rentabilité, étant la prolongation de la durée de vie des centrales existantes – mais nous étions très favorables à leur développement.

Il est tout à fait regrettable d’avoir abandonné. Il n’est pas possible d’être un leader mondial – ce que nous étions – sans être à la pointe de la recherche. Les surgénérateurs restent une voie d’avenir mais nous n’y sommes pas présents – c’est très ennuyeux.

Il appartient aux autorités politiques de restaurer la confiance dans la filière en traçant des perspectives – le surgénérateur en est une. C’est indispensable pour attirer les jeunes ingénieurs.

M. le président Raphaël Schellenberger. La réflexion portait-elle seulement sur une technologie d’avenir ou également sur le cycle du combustible et la disponibilité de l’uranium enrichi ?

M. Pierre Gadonneix. Nous disposions d’un stock d’uranium pour quinze ans environ. La disponibilité n’était donc pas une préoccupation à court terme.

En revanche, j’avais fait de la sécurisation de l’approvisionnement en uranium l’un des éléments de la politique de renaissance du nucléaire. Mon objectif était de garantir la maîtrise du coût sur la durée de vie d’une centrale, soit soixante ans. Pour ce faire, comme pour le gaz, il fallait être sur le marché mais aussi investir dans des mines. Mes discussions avec Areva, qui disposaient des compétences en la matière, n’ont pas eu de suite.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pour la première fois, l’EPR de Flamanville est un chantier unique et non par paire. Pour quelles raisons ?

M. Pierre Gadonneix. C’est sans doute un choix regrettable. Il était motivé par le fait que nous étions en surcapacité. J’avais réussi à vendre le projet en le présentant comme un moyen de retrouver des compétences. Il m’aurait donc été difficile de faire accepter la construction de deux EPR.

En Angleterre, où il n’y a pas de surcapacité, les chantiers d’Hinkley Point et de Sizewell ont été menés par paire et c’est moins coûteux.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pourquoi le chantier de Penly n’a-t-il pas été lancé peu après celui de Flamanville ?

M. Pierre Gadonneix. Je ne sais pas. L’absence de besoins à court terme est une première explication. Ensuite, la situation d’EDF s’est dégradée. L’instauration de l’Arenh, véritable pilule empoisonnée pour EDF, a considérablement remis en cause son modèle économique. EDF n’avait plus les moyens de faire les investissements qui n’étaient pas immédiatement rentables. Mais si l’on veut éviter la pénurie, il faut une surcapacité.

Or le fonctionnement du marché – la concurrence et la pression sur les prix – n’incite pas à la surcapacité qui exige des investissements sur le temps long. L’ouverture du marché a certainement réduit l’intérêt pour EDF de lancer le chantier de Penly, la surcapacité privant d’une rentabilité immédiate.

M. Antoine Armand, rapporteur. Convenez-vous qu’à l’époque, vous avanciez à l’aveugle, faute de disposer de projections en matière de consommation d’énergie et d’électricité comme en réalise RTE aujourd’hui ?

Malgré le contexte – l’inscription de la charte de l’environnement dans le bloc de constitutionnalité et la prise de conscience progressive du changement climatique et de la nécessité de sortir des énergies fossiles –, on raisonnait en surcapacité de production d’électricité alors que d’une part, il est possible d’exporter de l’électricité et que d’autre part, l’électricité était alors la meilleure alternative à court terme aux énergies fossiles. Pouvez-vous être plus précis sur la surcapacité ?

M. Pierre Gadonneix. Les chiffres confirment la surcapacité. À l’époque, la capacité de production était supérieure de 20 % à la consommation. Des unités thermiques étaient souvent à l’arrêt et nous exportions en net au moins 50 térawattheures, soit 10 % du marché. L’Europe était ravie : EDF permettait au consommateur européen, en particulier allemand, d’avoir de l’électricité à la fin du mois. Le problème que connaît l’Europe aujourd’hui tient à la disparition de notre surcapacité.

La surcapacité concernait le marché français. Au niveau européen, elle prend un tout autre sens : c’est l’évolution des prix de production qui peut faire la différence bien que ceux-ci soient biaisés – même si le nucléaire est moins cher, on donne parfois la priorité aux énergies renouvelables.

EDF possédait les outils de projection – RTE faisait partie de la maison – pour la France, mais ceux-ci sont plus difficiles à manier au niveau européen où la surcapacité dépend de la compétitivité des formes de production.

S’appuyant sur ses modélisations, EDF s’est battu contre l’idée assez répandue à Bruxelles et dans certains milieux français selon laquelle un comportement sobre permettrait de réduire la consommation d’énergie. EDF a toujours contesté une possible baisse de la consommation : on ne peut pas à la fois développer des techniques moins émettrices de CO2 telles que la voiture ou le chauffage électriques et baisser la consommation d’électricité. Les derniers modèles de RTE sont plus réalistes à cet égard. La consommation mondiale pourrait, pour l’énergie, se stabiliser ou augmenter faiblement – 1 % – et pour l’électricité croître de 2,5 % par an. En France, la part de l’électricité dans la consommation totale d’énergie va augmenter – cela fait consensus. Le dernier scénario de RTE prévoit une hausse de 50 % dans les vingt ans qui viennent, mais c’est très nouveau.

M. Antoine Armand, rapporteur. Si je résume, à l’époque, on jugeait plus grave de mettre à l’arrêt des centrales thermiques que de construire de nouveaux réacteurs nucléaires ?

M. Pierre Gadonneix. Non, car les centrales thermiques ne fonctionnaient qu’en pointe.

Compte tenu de la surcapacité, EDF a été obligé d’arrêter ses centrales nucléaires, une solution loin d’être optimale économiquement. Pour assurer un meilleur rendement, les centrales doivent fonctionner en continu ; elles s’usent aussi moins vite – les mêmes centrales aux États-Unis ont un meilleur taux de disponibilité. Nous sommes les seuls au monde à avoir fait le choix de moduler notre production d’énergie nucléaire et c’est probablement l’une des causes de nos problèmes actuels.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en viens à l’EPR. Faute d’argument objectif lié à la production, vous avez plaidé auprès des pouvoirs publics en faveur de la construction d’un nouveau réacteur en mettant en avant la nécessité de préserver les compétences. Était-ce vraiment la seule manière de les préserver ?

M. Pierre Gadonneix.  Il s’agissait de reconstituer une filière industrielle. Nous avions une vision très précise des investissements nécessaires dans les trente ans à venir. Nous avions donc besoin d’un outil industriel pour les réaliser. Je pensais aussi que nous pourrions exporter nos compétences à la faveur d’une relance du nucléaire dans d’autres pays.

En outre, il me semblait difficile de vendre une centrale à l’étranger si nous n’en construisions pas une chez nous. Flamanville a été un argument auprès des Britanniques et des Chinois, lesquels ont été associés à la construction et ont tiré les leçons de nos déboires. Heureusement pour le devenir de la filière, nous avons réussi à exporter l’EPR. Les ingénieurs travaillent aujourd’hui non plus sur Flamanville puisque la phase d’ingénierie est terminée, mais sur Sizewell et Hinkley Point.

M. Antoine Armand, rapporteur. L’argument majeur en faveur de la construction de l’EPR de Flamanville était donc le maintien d’une filière industrielle crédible à l’export ?

M. Pierre Gadonneix. D’une filière industrielle tout court, et l’export était un des moyens d’assurer son avenir. Si nous ne l’avions pas fait, nous n’aurions plus la filière dont nous avons besoin aujourd’hui.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le rapport de la Cour des comptes sur la filière EPR de 2020 évoque les rivalités entre deux groupes publics nationaux, Areva et EDF. Il est écrit : « C’est dans ces conditions qu’en 2003, Areva a signé un contrat de vente d’un EPR à l’électricien finlandais et qu’EDF a lancé dès 2004 la construction du premier EPR en France. Cette course entre les deux entreprises françaises a conduit au lancement précipité des chantiers de construction des deux EPR sur la base de références techniques erronées et d’études détaillées insuffisantes ». Le rapport relève notamment que la durée de construction prévue initialement était de 54 mois, contre 121 mois dans les années précédentes ; au lieu des cinq millions d’heures de travail prévues, le chantier a nécessité 22 millions d’heures.

Quel regard portez-vous sur la rivalité non productive avec Areva ? Comment expliquez-vous les données techniques sur lesquelles était fondée la construction de l’EPR ?

M. Pierre Gadonneix. S’agissant des délais de construction, l’erreur d’appréciation est manifeste de la part d’EDF comme d’Areva.

Pourquoi de tels dérapages ? Première explication, nous avions perdu des compétences – cela vaut pour les ingénieurs mais aussi pour les sous-traitants – puisque nous n’avions pas construit de centrales depuis longtemps. Le premier problème auquel nous avons été confrontés – et qui m’a mis la puce à l’oreille quant à la difficulté de la tâche – a concerné les murs en béton construits par Bouygues ; ce dernier n’avait pas respecté les normes en matière nucléaire qui imposent une certaine densité du béton. Je savais dès lors qu’il serait dur de relancer une machine qui était rouillée.

Deuxième explication, l’aéronautique, domaine dans lequel j’ai encore des responsabilités, et le nucléaire ont ceci en commun que la sûreté est une question prioritaire. Dès lors, toute modification est infiniment plus compliquée et coûteuse qu’on ne le pensait. Les ingénieurs – qui étaient également répartis entre EDF et Areva – ont sous-évalué les conséquences des modifications considérant que celles-ci n’étaient pas majeures. Lors du lancement du programme, certains au sein d’EDF plaidaient d’ailleurs pour améliorer l’ancien modèle plutôt que d’en construire un tout nouveau, mais la décision avait déjà été prise et les investissements lancés.

La rivalité entre EDF et Areva, anciennement Framatome, est regrettable. J’avais souhaité que nous travaillions ensemble, ce qui était le cas lorsque les deux entreprises étaient détenues par des capitaux publics. Areva avait développé un modèle économique dans lequel il vendait des centrales clé en main sans EDF – c’était une condition incontournable. Cela explique l’absence de retombées d’Olkiluoto, contrairement à Taishan, ou Hinkley Point. Je le regrette. Depuis, la situation a heureusement été corrigée dans le bon sens.

M. Antoine Armand, rapporteur. Avez-vous d’autres exemples de difficulté de coopération ? Vous avez mentionné votre souhait d’investir dans les mines qui est resté lettre morte.

Le rapport de la Cour des comptes évoque des « rivalités entre les deux groupes publics nationaux, non arbitrées par les autorités politiques de l’époque ». Pouvez-vous le confirmer ?

M. Pierre Gadonneix. En effet, il n’y a pas eu d’arbitrage. Mais l’intelligence des hommes et des femmes leur a permis de travailler ensemble sur les chantiers.

J’ai pris acte du fait qu’Areva ne souhaitait pas qu’EDF soit associé à ses démarches commerciales. Le seul exemple de centrale clé en main vendue par Areva, sans EDF, est Olkiluoto. En Angleterre ou en Chine, c’est EDF qui a signé les contrats et Areva s’est joint au projet ensuite sans difficulté. J’ai regretté le choix d’Areva et j’ai tout fait pour que cela n’ait pas de conséquence. Les pouvoirs publics avaient compris et essayaient également d’éviter d’éventuels effets dommageables.

La construction de Flamanville n’a absolument pas été décidée dans la précipitation. En revanche, je regrette que nous n’ayons pas bénéficié des retombées d’Olkiluoto.

M. Antoine Armand, rapporteur. La construction de Flamanville est entérinée dans la loi dès 2005 mais le décret autorisant la création de l'installation nucléaire de base dénommée Flamanville 3 est pris le 10 avril 2007, à l’extrême fin du quinquennat. Cela illustre-t-il les craintes qu’une autre majorité ne tienne pas l’engagement politique de construire l’EPR ?

M. Pierre Gadonneix. Je n’en avais pas pris conscience jusqu’à présent. Il est possible que certains y aient pensé.

M. Antoine Armand, rapporteur. Lors de la campagne présidentielle de 2007, le porte-parole du parti socialiste avait déclaré que l’EPR était inutile et dangereux.

M. Pierre Gadonneix. Les premières alertes sur la remise en cause du programme nucléaire ne datent pas de cette époque-là. La vraie première alerte, postérieure à mon départ, est intervenue lorsque le président Hollande a annoncé, quelque temps après un accord entre le parti socialiste et son partenaire écologiste, que l’on allait arrêter certaines centrales et suspendre le développement du programme nucléaire. Dans le débat entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy avant l’élection présidentielle de 2007, le nucléaire n’était pas un sujet d’opposition car il ne passionnait personne. Il en va de même actuellement au Royaume-Uni :  si le champ politique y est chahuté, un consensus règne sur l’énergie. Une agence très puissante s’occupe d’énergie et d’industrie et elle éclaire le Gouvernement et le Parlement dans ces domaines : ses avis sont suivis quel que soit le parti au pouvoir. Aux États-Unis, le nucléaire ne constitue pas davantage un sujet de confrontation politique ; il y a un consensus. Je ne pensais donc pas à cette époque que l’on puisse remettre en cause le programme nucléaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous êtes président d’EDF jusqu’en 2009, époque à laquelle l’EPR devait entrer en fonction en 2012 même si j’imagine que cet objectif commençait à paraître bien ambitieux à cette date. Depuis votre départ, vous êtes président d’honneur d’EDF : partagez-vous avec les pouvoirs publics les inquiétudes que ne manquent pas de susciter chez vous – du moins, je l’imagine – l’absence de décision de construction d’un nouveau réacteur ou d’un autre EPR, la fin des recherches dans ce domaine et l’accumulation de retards ? En parlez-vous au conseil d’administration d’EDF, à l’Agence des participations de l’État (APE) et au Gouvernement ? Vous avez été renouvelé au CEA en 2006 en tant que personnalité qualifiée et vous avez participé à la commission d’experts mise en place par Éric Besson, ministre de l’industrie, de l’énergie et de l’économie numérique, en 2012 et chargée d’élaborer des scénarios énergétiques : vous ne nourrissiez aucune crainte avant l’annonce du président Hollande ? Si vous en aviez, en avez-vous fait part aux pouvoirs publics ?

M. Pierre Gadonneix. Le rôle d’un ancien président d’EDF est de ne surtout pas gêner les dirigeants en place. Je suis en contact avec eux et j’ai conservé beaucoup de relations car j’ai passé plus de vingt ans entre EDF et GDF. J’ai beaucoup d’attachement pour cette entreprise et je mesure leurs inquiétudes. J’ai publié un article il y a six mois dans lequel je faisais état de mes préoccupations mais également de mon espoir que le choc actuel débouche sur des décisions positives.

Les difficultés que rencontre EDF proviennent de l’entreprise mais également de l’extérieur. La capacité de production d’EDF est amputée de 100 térawattheures, soit 20 % de sa production, ce qui est colossal, au moment où survient une crise de l’énergie en Europe ; si nous connaissions le même excédent de capacité qu’il y a deux ans, personne ne se serait aperçu de la crise. Ce choc peut être salutaire, si on tire la conclusion qu’il faut recréer une dynamique soutenue politiquement avec fermeté et stabilité. D’un malheur quelque chose de bon peut sortir !

M. Antoine Armand, rapporteur. En 2012, la commission Besson avait bien plaidé pour un renforcement du nucléaire.

Dans une entrevue à Radio classique en octobre 2014 – vous voyez que nous avons fait de l’archéologie –, vous avez dit que la loi de Ségolène Royal sur la transition énergétique était une loi de compromis qui devait prendre en compte à la fois les attentes des écologistes et celles des consommateurs qui souhaitaient disposer d’une énergie compétitive et peu coûteuse ; vous avez également affirmé que les objectifs de la loi étaient justifiés et légitimes. Cette appréciation me semble contradictoire avec la très grande inquiétude que l’annonce de la fermeture de réacteurs a suscitée chez vous.

M. Pierre Gadonneix. Aujourd’hui comme à l’époque, ma préoccupation principale est de ne rien dire qui puisse gêner l’entreprise. Je suis extrêmement attaché à l’entreprise et je ne veux tenir aucun propos polémique. Pour que le modèle dans lequel a évolué EDF fonctionne, il faut une confiance totale entre l’entreprise et le gouvernement. Il ne peut pas y avoir de différence. J’ai toujours été attaché à ne jamais afficher de désaccord public avec le gouvernement, attitude qui a également été celle de M. Jean-Bernard Lévy.

Trouver un équilibre entre le nucléaire et les énergies renouvelables dans lequel chacun produirait la moitié de l’énergie est un objectif qu’il me paraît raisonnable de fixer. J’ai partagé cette conviction que l’on a interprétée comme une volonté de réduire la production nucléaire, mais tel n’était évidemment pas le cas. Les Britanniques affichent d’ailleurs cette volonté de développer un mix énergétique paritaire entre le nucléaire et les énergies renouvelables et ils s’y tiennent depuis dix ans. Si je devais avoir une influence, j’aimerais convaincre les pouvoirs publics français d’adopter la même attitude.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Pierre Gadonneix. Juste avant, je voudrais répondre à M. le rapporteur qui m’a demandé si nous en avions une vision de l’avenir. C’était bien sûr le cas, comme l’illustre un document de 2009 que je vous transmets. Je l’utilisais pour montrer aux pouvoirs publics la nécessité d’une hausse tarifaire. Il décrit le programme des investissements à venir jusqu’en 2020, avec le grand carénage – nouveau nom du programme visant à allonger la durée de vie des centrales nucléaires – et le nouveau nucléaire. Il me semble que ce document complète les éléments que je vous ai déjà donnés.

Mme Alma Dufour (LFI-NUPES). Pour des raisons conjoncturelles, le système nucléaire ne connaîtra aucune surcapacité cet hiver. En dehors de la corrosion sous contrainte – accident intervenu dans des réacteurs plutôt récents –, l’arrêt de certains réacteurs aurait-il pu être évité par davantage d’investissements d’EDF dans la maintenance traditionnelle ? Si tel est le cas, l’Arenh est-il l’un des facteurs principaux de ce manque d’investissements ?

Sur le graphique très intéressant que vous nous avez transmis, le prix de l’électricité passe, à partir de 2002, en dessous des investissements réalisés par EDF, donc j’imagine que le prix était imposé par l’État. Qu’en était-il ?

Vous avez évoqué les dividendes versés par EDF à ses actionnaires, principalement l’État : l’entreprise continuait-elle à en verser lorsque le prix de l’électricité se situait sous le montant des investissements ?

Lors de l’entrée en vigueur de la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (loi Nome), vos investissements dépassaient le prix de vente de l’électricité, donc j’imagine que des alertes ont été lancées sur le déploiement de l’Arenh. Ont-elles été émises avant sa mise en place ? Après celle-ci ? Vous avez dit ne pas vouloir troubler les relations de l’entreprise avec les gouvernements successifs, mais pouvez-vous nous décrire leurs réactions à ce sujet ?

Enfin, vous avez insisté sur les investissements considérables que requiert le nucléaire, à la fois pour la création du parc, pour son entretien et pour le maintien en vie de la filière industrielle : l’intérêt économique du marché commandant à celui-ci de refuser toute surcapacité et l’Arenh étant une pilule empoisonnée, le système de production d’électricité ne devrait-il pas être renationalisé ? Ne devrait-on pas réinstaurer un tarif réglementé dans tous les secteurs ?

M. Pierre Gadonneix. C’est l’ensemble du système qui était en surcapacité, pas seulement le nucléaire : si toute la production avait été d’origine nucléaire, il n’y aurait pas eu de surcapacité. La conséquence gênante de la surcapacité était la nécessité d’arrêter certaines centrales nucléaires sous peine de gaspiller l’énergie produite ; arrêter une centrale thermique ne pose en revanche aucun problème puisque la fonction de ces centrales est d’être en pointe en cas de besoin. Il est préjudiciable économiquement de suspendre l’activité de certaines unités, donc il faut l’éviter.

Quand j’étais aux commandes, les investissements ont été fortement relancés, et mes successeurs ont poursuivi cette politique. Nous n’avons donc pris aucun risque sur l’entretien du parc. En 1974, EDF, alors présidée par Marcel Boiteux, a décidé de fabriquer toutes les centrales nucléaires sur le même modèle. J’étais membre d’un cabinet ministériel à l’époque et je me souviens que cette option avait été débattue car elle comportait un danger. En effet, elle permettait d’opérer des économies d’échelle et d’aller plus vite mais elle présentait un risque systémique : si un problème survenait dans une centrale, il y avait un risque de le retrouver partout. Tout le monde était obsédé par cette menace en 1974 et après. On a tout de même décidé de prendre cette voie, car le risque ne s’était matérialisé ni en France ni ailleurs, notamment aux États-Unis. La survenue du problème n’est, à mon avis, pas liée au montant des investissements, mais vous devez vous faire votre propre opinion dans cette commission d’enquête. Si la filière était plus forte, si elle comptait plus d’entreprises et plus d’ingénieurs, nous aurions pu traiter plus rapidement cette difficulté, mais nous n’aurions pas éliminé tous les risques.

Entre Flamanville et Le Havre, nous nous sommes privés d’une production qui représente environ celle qui nous manque actuellement. Il ne me semble pas que les décisions prises à cet égard aient été rationnelles.

Dans le graphique que vous avez évoqué, les investissements sont exprimés en milliards d’euros alors que les tarifs le sont en pourcentage, donc la comparaison n’est pas pertinente. Néanmoins, il est vrai que le flux de trésorerie généré par l’activité en France devenait insuffisant pour investir – même si l’entreprise continuait à gagner de l’argent. La variable d’ajustement était donc l’endettement, mais celui-ci était voué à devenir permanent.

Quel est le système permettant de fixer de manière optimale le prix de l’électricité, ce que l’on appelle le market design ? De nombreux débats ont actuellement lieu sur cette question. Deux modèles s’opposent, et il me semble qu’il convient de trouver un compromis entre les deux. Le modèle libéral, celui de l’économie de marché, s’applique au pétrole : tout le monde trouve normal que le prix du baril explose à certains moments et chute à d’autres ; les entreprises perdent de l’argent dans certaines périodes, mais, le plus souvent, elles en gagnent beaucoup, donc elles ont les reins solides et peuvent investir. Il n’y a pas de pénurie d’investissements dans le pétrole même si certains coups de frein sont donnés pendant quelque temps. Il est délicat de transposer ce modèle au nucléaire car la durée des investissements est très longue : on ne peut pas escompter de rentabilité avant vingt ou trente ans. Il faut donc instaurer une garantie de prix. L’État l’a fait et cela a très bien marché, mais je n’ai pas réussi, à la fin de mon mandat, à convaincre les pouvoirs publics d’augmenter les tarifs. Entre ces deux systèmes, il y en a un qui fonctionne bien, que l’on retrouve au Royaume-Uni et qui est mis en place pour les énergies renouvelables : l’État garantit le prix à un niveau négocié contractuellement au moment de l’investissement ; si le prix est au-dessus, l’entreprise exploitante verse une contribution à l’État et le contraire se produit si le prix devient inférieur. Il convient de transposer ce modèle au nucléaire, mais Bruxelles le refuse au nom de l’interdiction d’aider un monopole.

Il existe d’autres formules, et il y a un consensus pour reconnaître que le système actuel ne fonctionne pas. Je comprends les gens comme vous, madame, qui souhaitent revenir à la fixation des prix par l’État, mais celui-ci ou la Commission de régulation de l’énergie (CRE) ne sont pas toujours raisonnables. Voilà pourquoi de nombreuses réflexions sont menées pour trouver le meilleur mécanisme hybride possible.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Vous avez dit avoir vite compris qu’EDF ne disposait pas des compétences pour développer les énergies renouvelables en interne et que c’est pour cette raison que vous les aviez externalisées. Par ailleurs, vous vous inquiétez de la perte de compétences d’EDF dans le domaine du nucléaire et vous pointez la nécessité de relancer des centrales nucléaires. Pourquoi EDF n’a-t-elle pas transféré une partie de ses compétences nucléaires vers les énergies renouvelables ? Cette question se pose d’autant plus qu’EDF détenait les réseaux avant la séparation avec Enedis imposée par Bruxelles ; il y avait là aussi, au-delà du compteur Linky, des investissements à réaliser dans les énergies renouvelables.

Au tout début de votre intervention, vous avez dit que la baisse de la dynamique de l’investissement dans le nucléaire datait de 2004. Pourquoi évoquer cette date alors que vous avez cité ensuite des événements politiques ultérieurs à l’origine de cette diminution ?

La Cour des comptes a pointé l’inexistence de la moindre équipe projet à Flamanville jusqu’en 2015 : est-ce l’un des éléments fondamentaux expliquant les défaillances de Flamanville ? Il est bien que les Chinois apprennent des problèmes de nos centrales nucléaires, mais puisque notre commission enquête sur la souveraineté énergétique de notre pays, cet aspect pose question.

L’EPR finlandais accuse douze années de retard, et l’un des deux EPR chinois est à l’arrêt depuis juillet 2021 à cause de problèmes techniques. Vous dites que l’EPR de Flamanville rencontre des difficultés, mais celles-ci semblent partagées dans les quatre réacteurs de ce type qui ont été relancés.

Actuellement, la disponibilité du parc nucléaire est assez analogue à celle qu’elle était en 2009, quand vous dirigiez encore EDF. En effet, dix-neuf centrales sur cinquante-neuf étaient à l’arrêt cette année-là, et RTE avait prononcé un avertissement pour l’hiver alors qu’il n’y avait ni covid ni guerre en Ukraine. Le rapport de l’inspecteur général pour la sûreté nucléaire à EDF, Pierre Wiroth, avait d’ailleurs épinglé cette baisse de la disponibilité que nous retrouvons aujourd’hui. Pourquoi en sommes-nous encore là plus de dix ans après ?

En 2008, vous parliez de prolonger la durée de vie du parc nucléaire jusqu’à soixante ans, mais EDF n’a toujours pas fourni d’éléments montrant que cela serait possible. Sur quoi s’appuyaient vos déclarations de l’époque ? Comment expliquez-vous que, près de quinze ans plus tard, EDF ne puisse pas se prononcer sur la possibilité d’assurer cette prolongation ? Cette incapacité est-elle liée à des problèmes de sûreté ou de sécurité ?

Enfin, nous avons interrogé hier des membres du CEA, dont son directeur des énergies, Philippe Stohr, qui est par ailleurs le président de la société française d’énergie nucléaire (Sfen). M. Stohr nous a expliqué que cette société savante, de laquelle j’ai reçu de nombreux documents en tant que députée, disposait d’un budget de 2 millions d’euros, financé par tous les partenaires et les industriels de la filière nucléaire, dont EDF. Dans un souci de transparence, j’aimerais savoir à quelles fins vous financez la Sfen.

M. Pierre Gadonneix. EDF ne fabrique pas les équipements nécessaires à la production des énergies renouvelables. La particularité du nucléaire résidait dans le fait qu’EDF était à la fois ingénieriste et exploitant, ce que contestait Areva ; EDF participait avec cette dernière à la construction des centrales. Pour les énergies renouvelables, la situation est tout autre puisque EDF achète les équipements puis les exploite ; pour les fabriquer, il faut consentir des investissements colossaux qu’EDF est très loin de pouvoir engager. L’Europe a pris du retard dans la production d’équipements : des tentatives ont eu lieu dans le solaire en Allemagne et dans l’éolien en Scandinavie avec Vestas, mais les Chinois les ont doublés. Actuellement, les équipements nécessaires à la production d’énergies renouvelables sont largement chinois – il me semble que la Chine détient à elle seule 50 % du marché mondial. On ne retrouve pas du tout cette domination dans le nucléaire.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Je reconnais l’existence d’un dumping chinois sur le photovoltaïque, par exemple, qui nous a fait perdre le savoir-faire en Europe, mais certaines compétences que détenait EDF étaient transférables vers les énergies renouvelables, y compris pour la fabrication d’équipements.

M. Pierre Gadonneix. Il s’agit d’une compétence qu’EDF estime ne pas avoir. Dans le nucléaire, nous ne fabriquons pas les équipements, nous faisons de l’ingénierie. Nous pourrions peut-être en faire également avec un autre acteur dans les énergies renouvelables, mais l’industrie européenne n’est malheureusement pas du tout développée dans ce secteur. EDF n’a jamais envisagé de prendre cette voie ; en revanche, l’éolien apporte à EDF, en tant qu’exploitant, un optimum économique, même si sa place dans le mix énergétique ne doit pas dépasser certaines limites : en effet, quand les conditions et le réseau le permettent, l’éolien est utile, et il importe qu’EDF participe à sa production. Pour développer du solaire et de l’éolien, il convient de restreindre les perturbations que les implantations des équipements induisent sur l’environnement. La filiale EDF Renouvelables dispose de réelles compétences en la matière, mais celles-ci ont trait à l’étude de l’environnement et non à l’ingénierie.

Les investissements ont en effet baissé en 2004, mais cette diminution n’a pas été imposée par l’État. En continuant à construire cinq centrales par an, nous nous sommes retrouvés avec trop de centrales dans les années 1990 ; voilà pourquoi EDF a pris cette décision, seule et sans aucun ordre du gouvernement, de ralentir les investissements. Cependant, l’entreprise a oublié les investissements nécessaires à la maintenance, ceux-ci s’imposant après dix ou quinze ans de service d’une centrale – lorsque celle-ci a moins de dix ans, les frais de maintenance sont faibles. En revanche, j’avais constaté que d’autres outils comme l’hydraulique n’avaient pas bénéficié d’investissements depuis longtemps, et mes successeurs ont maintenu la tendance.

Votre question sur l’organisation à Flamanville est bonne. EDF n’avait pas construit de centrales depuis presque vingt ans, donc la compétence d’ingénierie avait sans aucun doute baissé. Quand EDF a construit ses premières centrales, elle a reproduit le modèle des centrales états-uniennes Westinghouse. Plus tard, EDF et Framatome ont adapté ensemble le modèle, notamment en augmentant la puissance. Les premières centrales, celles de Westinghouse, fournissaient une puissance électrique de 900 mégawatts ; nous l’avons portée à 1 200, puis à 1 300 mégawatts avant d’atteindre 1 500 mégawatts avec l’EPR. Nous avons également modifié quelque peu le design. EDF a bien tenu le rythme de construction des centrales. Les équipes ont dû se dire que puisqu’elles avaient réussi à passer de 900 à 1 200 mégawatts puis de 1 200 à 1 300, elles parviendraient à atteindre de la même façon 1 500 mégawatts. Il n’en a rien été. L’EPR est historiquement issu d’une association entre Siemens, Areva, EDF et les autorités de régulation française et allemande. Ces structures ont travaillé pendant dix ans au développement d’un consortium franco-allemand pour l’EPR. Pour faire converger les idées parfois divergentes des autorités de sûreté française et allemande et des équipes d’ingénierie, on a rajouté des éléments qui ont rendu l’outil beaucoup plus complexe que ses prédécesseurs, processus dont les conséquences ont été sous-estimées. Les représentants d’EDF vous expliqueront qu’ils essaient, pour les prochaines générations de réacteurs, d’élaborer un EPR simplifié.

Quand EDF fabriquait cinq centrales par an, il y avait trente chantiers nucléaires en France, puisque la construction d’une centrale durait au moins six ans. Les agents passaient d’un chantier à l’autre et avaient des compétences très pointues. Là, on a construit un réacteur à Flamanville – comme l’a dit l’un d’entre vous, on aurait sans doute dû en produire un deuxième car cela aurait coûté moins cher. Néanmoins, des progrès ont été accomplis grâce à l’expérience de Flamanville : nous avons rencontré moins de difficultés à Taishan et nous serons encore plus performants à Hinkley Point au Royaume-Uni.

Vous avez dit que tout le monde avait rencontré des problèmes avec l’EPR : c’est vrai, mais ils n’ont pas tous été de même ampleur, et c’est là que l’expérience commence à porter ses fruits. La construction de Taishan a été beaucoup plus rapide que celle de Flamanville. C’est moi qui ai signé avec les Chinois la construction de ces réacteurs : je leur avais dit qu’ils allaient bénéficier du retour d’expérience de Flamanville, car le réacteur français entrerait en service avant la fin de leur chantier. En fait, les Chinois ont tellement bénéficié du retour d’expérience que leurs réacteurs sont entrés en service avant celui de Flamanville. La centrale de Taishan fonctionne même si certains problèmes ont été relevés au démarrage, mais il en va ainsi de tous les nouveaux projets. L’EPR d’Olkiluoto a rencontré un obstacle qui n’avait rien à avoir avec le nucléaire, mais, à ma connaissance, la centrale finlandaise comme la chinoise sont en service.

La France et les États-Unis disposent d’une structure indépendante chargée de veiller à la sûreté du parc nucléaire, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) en France et la Nuclear regulatory commission (NRC) – ou commission de régulation – aux États-Unis. Tous les pays disposant de centrales nucléaires comptent de tels organismes. Il importe que ceux-ci soient totalement indépendants et reconnus comme tels. Il me semble que vous serez d’accord avec moi pour dire que c’est le cas en France : l’ASN est reconnue comme indépendante, donc l’opinion publique lui fait confiance. C’est essentiel ! Il s’agit de la condition sine qua non à l’acceptabilité du nucléaire. Il en va de même dans l’aéronautique : on accepte de monter dans un avion parce qu’on a le sentiment qu’il est sûr.

La philosophie de l’ASN et de la NRC diffère sur un point majeur. Aux États-Unis, on considère, comme pour l’aéronautique, que, pour fonctionner, une centrale nucléaire doit être conforme à ce qu’elle était le jour de son approbation ; s’il y a des usures, il faut les corriger, mais on ne lui demande pas d’intégrer les innovations apparues en matière de sécurité depuis son entrée en service ; un Boeing 747 datant de cinquante ans n’a subi aucune modification depuis l’autorisation qu’il a reçue pour voler, même si les nouveaux avions sont plus sûrs. La conception états-unienne repose sur la conviction que chaque innovation s’accompagnant d’un risque, il ne faut pas intégrer de nouveautés aux centrales qui fonctionnent.

C’est différent en France, où l’on demande d’incorporer un certain nombre d’éléments d’amélioration de la sûreté dans les centrales existantes.

Je ne connais pas le dossier actuel, mais l’un des débats entre EDF et l’ASN doit concerner les améliorations qui doivent être apportées. Ce qui n’est pas le cas aux États-Unis, où il a été décidé de prolonger à l’identique.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). L’accident de Fukushima en 2011 a probablement conduit à augmenter les exigences d’amélioration de la sûreté nécessaires pour prolonger la durée de vie des centrales. Était-ce déjà le cas en 2008 ? Car si cette prolongation était alors jugée possible, on n’a toujours pas de plan pour la réaliser.

M. Pierre Gadonneix. Oui, c’est curieux. Cela m’étonne.

J’ai dit qu’entre EDF et le Gouvernement, il ne peut pas y avoir d’écart d’opinions.

Il ne peut pas y en avoir non plus entre EDF et l’ASN. Si on n’est pas d’accord, on discute pour trouver une solution, mais on n’en parle surtout pas publiquement. C’est ce que je faisais avec le président de l’ASN, André-Claude Lacoste, dont la réputation est mondiale. En 2008, nous étions arrivés à un accord oralement pour dire que la prolongation des centrales était possible. Mais le dossier restait à faire. Je continue à croire que c’est possible et que cela se fera. Il reste à répondre à la question des investissements complémentaires qu’il va falloir réaliser. Elle n’a pas lieu sur la place publique, et c’est bien ainsi.

Quant à la SFEN, je ne la connais pas. Je n’ai donc pas d’avis sur le sujet. Mais c’est respectable et il est tout à fait légitime que des gens réfléchissent.

M. le président Raphaël Schellenberger (LR). Merci pour la précision des informations et des souvenirs que vous avez partagés avec nous.

 

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La séance s’achève à 16 heures 15.

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Annexes

 

  


Membres présents ou excusés

 

Présents.  M. Antoine Armand, Mme Alma Dufour, Mme Julie Laernoes, Mme Natalia Pouzyreff, M. Raphaël Schellenberger.

Excusée.  Mme Valérie Rabault.