Compte rendu

Commission d’enquête visant
à établir les raisons de la perte de
souveraineté et d’indépendance
énergétique de la France

– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Christophe Niel, Directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), et de Mme Karine Herviou, Directrice générale adjointe en charge de la sûreté nucléaire              2

– Présences en réunion................................25


Jeudi
16 février 2023

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 44

session ordinaire de 2022-2023

 

Présidence de
M. Raphaël Schellenberger,
Président de la commission
 


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Jeudi 16 février 2023

La séance est ouverte à 15 heures.

(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)

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M. le président Raphaël Schellenberger. L’audition intervient après la récente annonce surprise d’une réforme susceptible de bouleverser le fonctionnement de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

Une première ébauche de ce qu’on peut appeler le système français de contrôle de la sûreté nucléaire, avait été faite par Jean-Yves Le Déaut, président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) en 1998 à la demande du Premier ministre, Lionel Jospin.

L’IRSN est né de la fusion de l’Institut de la protection de la sûreté nucléaire (IPSN), rattaché au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et de l’Office de protection contre les rayonnements ionisants (Opri), créé en 1994 et rattaché au ministère de la santé. Le décret du 22 février 2002 portant création de l’IRSN en définit les principes essentiels : un appui technique aux autorités de contrôle des installations civiles et militaires ; l’information du public ; la séparation des missions d’expertise pour le compte de l’État, d’une part, et des exploitants, d’autre part. Le champ de compétences de l’Institut est très étendu comme en témoigne la quintuple tutelle – ministères chargés de l’environnement, de la défense, de l’énergie, de la recherche et de la santé.

La création de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) en 2006 a complété le tableau. La loi relative à la transition énergétique pour la croissante verte en 2015 a consacré l’existence législative de l’IRSN. Le décret du 10 mars 2016 précise son organisation et sa gouvernance ; il crée en son sein un comité d’orientation des recherches dans lequel siège le haut-commissaire à l’énergie atomique.

L’IRSN a remis à la Commission nationale du débat public (CNDP) en octobre 2022 un rapport sur le retour d’expérience des projets d’EPR dans le monde et un autre sur les alternatives au réacteur EPR2.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Christophe Niel et Mme Karine Herviou prêtent successivement serment.)

M. Jean-Christophe Niel, directeur général de l’IRSN. L’IRSN est l’expert public du risque radiologique et nucléaire. Il évalue les risques liés aux utilisations des rayonnements ionisants sous toutes leurs formes. Cela concerne la sûreté nucléaire – les accidents, les grosses installations nucléaires telles que les réacteurs mais aussi les sources et les transports – ; la sécurité nucléaire – accidents provoqués par de la malveillance – ; la protection contre les rayonnements ionisants qui vise l’environnement, le public, les travailleurs – l’IRSN assure le suivi de l’état de santé des 400 000 travailleurs susceptibles d’être exposés à des rayonnements ionisants ; ils sont 60 % à exercer dans le domaine médical et 25 % dans le domaine nucléaire – et les patients soumis à un scanner ou à une radiothérapie, notamment pour lutter contre les cancers.

Notre travail répond à une double exigence : assurer un très haut niveau de sûreté en France et à l’international – l’IRSN est reconnu sur le plan international – ; contribuer à l’implication des citoyens.

L’évaluation repose sur deux métiers : d’’abord, l’expertise, qui est la raison d’être de l’IRSN. Il s’agit de rendre des avis scientifiques à un large éventail d’autorités et d’institutions dans le cadre d’un processus de décision – un quart de l’activité de l’IRSN est dédié à l’ASN, mais d’autres autorités le sollicitent – l’Autorité de sûreté nucléaire défense (ASND), la direction générale de la santé, la direction générale du travail, le ministère des affaires étrangères avec lequel nous avons récemment collaboré au sujet de l’Ukraine. L’expertise comprend la surveillance de l’environnement mais aussi des personnes – l’IRSN assure le suivi dosimétrique des travailleurs et des patients.

L’activité d’expertise est très structurée – l’IRSN respecte la norme ISO9001 – mais elle est régulièrement remise en cause par les imprévus et l’actualité. Ainsi la survenue du problème de la corrosion sous contrainte nous a obligés à concentrer les moyens sur ce problème au détriment d’autres dossiers. L’IRSN est évidemment impliqué dans la gestion de crise : il dispose d’un centre de crise dont la mission est de conseiller les pouvoirs publics ainsi que d’une flotte de véhicules – dix dédiés à l’environnement et dix à la santé – qui peuvent intervenir à la demande du préfet pour suivre les conséquences d’un accident. Nous rendons 700 livrables par an – avis, rapports, notes techniques, accompagnements d’inspections, exercices de crise. La plupart de nos avis, conformément à la loi, sont publics.

L’autre métier de l’IRSN est la recherche. Il s’agit de recherche orientée puisqu’elle est dictée par les besoins identifiés par l’activité d’expertise. 40 % du budget de l’Institut est consacré à la recherche. L’Institut, qui a développé des partenariats avec d’autres organismes européens et internationaux, dispose de plateformes de recherche et compte une centaine de doctorants. Le rapport du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES) est plutôt positif sur notre activité de recherche.

L’IRSN ne travaille pas en vase clos. Il interagit fortement avec ses donneurs d’ordre ainsi qu’avec les opérateurs. Avec ces derniers, notre travail s’inscrit dans un dialogue technique ; il ne se borne pas à vérifier la conformité aux exigences réglementaires.

L’IRSN collabore avec ses homologues européens, les technical safety organisations (TSO), dans le cadre du réseau ETSON (European Technichal Safety Organisations Netwaork). Les échanges avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) sont nombreux. Récemment, ils ont porté sur l’Ukraine et la radiothérapie – l’Agence a lancé le programme Rays of hope pour faciliter l’accès aux traitements contre le cancer alors que certains pays, notamment en Afrique, sont dépourvus d’installations de radiothérapie.

La loi ainsi que le contrat d’objectifs et de performance confient à l’IRSN la mission de contribuer à la transparence et au dialogue avec la société civile, mission pour laquelle il dispose d’une équipe dédiée. La charte de l’ouverture à la société liste les engagements de l’IRSN dans ce domaine. L’IRSN est très impliqué dans les débats publics : vous avez mentionné les rapports remis à la CNDP sur l’EPR2 ; nous organisons régulièrement avec les acteurs – les opérateurs, l’ASN mais aussi l’Association nationale des comités et commissions locales d’information (Anccli) qui fédère les commissions locales d’information (CLI) – des dialogues techniques sur des sujets sensibles. Nous menons également des actions de science participative. Nous avons développé avec le fablab de l’université Pierre et Marie Curie un dosimètre accessible au public autour duquel a été créée une communauté avec l’association Planète science et l’Institut français des formateurs risques majeurs et protection de l’environnement (IFFO-RME) qui dépend de l’éducation nationale.

Le modèle de l’IRSN, vieux de vingt ans, repose sur la prévention des risques sous toutes leurs formes pour favoriser les synergies entre sûreté nucléaire, sécurité nucléaire et radioprotection, entre expertise et recherche, entre défense et civil. Il respecte les canons de la gestion du risque en séparant l’évaluation de la décision dont la Haute Autorité de santé (HAS) souligne la nécessité dans son dernier rapport d’analyse prospective consacré à l’expertise publique en santé en situation de crise. Le budget de 275 millions d’euros est financé par le programme 190 Subventions pour charge de service public de la mission Recherche et enseignement supérieur et par une contribution des opérateurs en vertu du principe pollueur-payeur.

L’IRSN dispose d’un ensemble d’infrastructures de recherche et de plateformes logicielles.

Quels sont les enjeux pour l’IRSN pour ce qui concerne les installations nucléaires ? Dans le parc existant, il s’agit, d’une part, du maintien de la conformité en dépit des progrès réalisés par EDF ces dernières années ; d’autre part, des réévaluations de sûreté, notamment lors des réexamens périodiques de sûreté. Dans le cadre du quatrième réexamen de sûreté, EDF a lancé un programme ambitieux de réévaluation de sûreté des réacteurs de 900 mégawatts pour les prolonger au-delà de quarante ans, programme sur lequel l’IRSN a rendu un avis le 31 mars 2020 qui faisait la synthèse d’une quarantaine d’avis ayant demandé plus de 200 000 heures de travail. Nous sommes en train de faire le même travail pour les réacteurs de 1 300 mégawatts, les nombreuses similitudes avec les 900 mégawatts nous permettant toutefois de ne pas repartir de zéro.

En ce qui concerne les installations nouvelles, l’IRSN a remis à l’ASN un état des lieux de ce qu’il reste à faire en matière d’expertise. Nous poursuivrons l’instruction du projet de centre industriel de stockage géologique (Cigéo) sur lequel nous avons déjà rendu un avis relatif aux options de sûreté et nous venons de recevoir le dossier de demande d’autorisation de création. Quant à l’EPR2, le dossier de demande d’autorisation de création devrait nous parvenir en 2023. Là aussi, nous ne partons pas de zéro puisque les similitudes avec l’EPR sont nombreuses. En 2021, quatre ETPT (équivalents temps plein travaillé) se sont consacrés à ce sujet et huit en 2022. Nous commençons à examiner les small modular reactor (SMR), y compris des modèles originaux par rapport aux pratiques françaises tels que ceux développés par la société Jimmy. Nous lançons le programme de recherche Pastis – PAssive Systems Thermalhydraulic Investigations for Safety – pour étudier les fameux systèmes passifs utilisés dans les SMR.

J’ai pris en charge ce sujet depuis 1991 et, hors une pause de deux ans, fréquenté successivement la direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN), l’Institut de la protection et de la sûreté nucléaire (IPSN), l’IRSN, puis l’Autorité de la sûreté nucléaire, comme Directeur général, avant de devenir en 2016 directeur général de l’IRSN et reconduit dans ce poste en 2021.

Je vous livre quelques constats tirés de mon expérience professionnelle : d’abord, les sujets liés à la sûreté nucléaire s’inscrivent dans le temps long. Lorsque j’ai commencé ma carrière dans ce secteur, la discussion portait sur les objectifs de sûreté des réacteurs de troisième génération – réduire le nombre d’incidents, les déchets, la probabilité d’un accident, éviter certains accidents graves –, objectifs de portée générale qui faisaient suite à un débat sur le choix entre réacteur évolutionnaire ou révolutionnaire – ce n’est pas neutre par rapport à l’histoire de l’EPR. J’ai également été témoin de la maturation des organisations qu’il s’agisse de l’IRSN ou du Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) ou encore l’Anccli. Enfin, je note la permanence de plusieurs sujets tels que les séismes ou les gros composants.

Ensuite, notre activité est scandée par des crises de nature et d’intensité variables mais très fréquentes. Je citerai, dans l’exercice de mes fonctions, l’explosion de Rapsodie, un réacteur du CEA en 1994 ; l’accident de criticité au Japon en 1997 ; la fuite dans le circuit de refroidissement du réacteur à l'arrêt (RRA) à Civaux et la crise des transports contaminés en 1998 ; l’inondation de la centrale du Blayais en 1999 ; le passage à l’an 2000 – à une heure du matin, j’étais au centre de crise, c’était très sympa ; le 11 septembre 2001 ; un événement majeur, sans conséquences, mais peu commenté à la centrale de Davis-Besse aux États-Unis en 2002 – les Américains ne sont pas passés loin d’un problème très sérieux qui est devenu un cas d’école – ; les cas des surirradiés à Épinal et à Toulouse en 2007 et 2008 ; le rejet de 73 kilos d’uranium dans la Gaffière et d’autres cours d’eau depuis le site du Tricastin en 2008 ; Fukushima en 2011 ; un épisode de rejet de ruthénium venant de Russie en 2017 ; le séisme du Teil en 2019 ; le covid ; la guerre en Ukraine. Malheureusement, et cela est vrai pour toutes les activités à risque, les grands accidents sont ceux qui structurent les démarches de sûreté et de sécurité. Pour le nucléaire, les accidents de Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima ont chacun conduit à des évolutions sur plusieurs points.

Enfin, on observe l’implication grandissante de la société civile et la professionnalisation, au sens de la montée en compétences, des interlocuteurs.

Mme Karine Herviou, directrice générale adjointe en charge de la sûreté nucléaire. Il existe plusieurs types de recherche : la recherche anticipative qu’effectuent la plupart des acteurs notamment les exploitants. Elle vise à accroître les connaissances afin de développer des codes de calcul permettant de modéliser les phénomènes physiques. Ces codes seront ensuite utilisés pour mener des études, soit pour démontrer la sûreté du côté des exploitants, soit pour vérifier les affirmations de l’exploitant du côté de l’IRSN. C’est la chaîne logique traditionnelle : recherche expérimentale, modélisation, développement de logiciel de calcul, études et expertise. Cette recherche est effectuée en propre ou en collaboration avec des partenaires industriels français ou internationaux, parfois avec des organismes hors du champ de la sûreté nucléaire qui sont parfois moins structurés.

L’IRSN fait aussi de la recherche que nous appelons réactive. L’expertise identifie un besoin de positionnement sur des sujets très pointus, des questions sur lesquelles il est très difficile de se prononcer sans disposer de moyens de recherche propres. Pour lever des doutes sur la démonstration des exploitants, il est indispensable d’avoir les moyens de comprendre les difficultés auxquelles ils peuvent être confrontés. C’est la recherche réactive que le HCERES a jugée performante. Face à des phénomènes – inondation, séisme, canicule – qui évoluent rapidement à cause du réchauffement climatique, la connaissance de l’état de l’art est essentielle pour se positionner et anticiper.

Je vous donne un exemple : l’enceinte de confinement comporte un tampon d’accès qui permet d’y faire entrer du gros matériel. En cas d’accident grave – une fusion du cœur du réacteur –, l’étanchéité des joints du tampon est fondamentale pour assurer la limitation des rejets radioactifs dans l’environnement. L’IRSN a mené des recherches pour comprendre le comportement des joints sous l’effet de l’irradiation, de la pression et de la température qui n’avait pas été présenté dans le dossier de l’exploitant. Elles ont mis en évidence la difficulté à maintenir dans le temps l’étanchéité des joints.

Le dialogue entre chercheurs et experts permet aux seconds de s’approprier les travaux de recherche et aux premiers d’adapter leurs programmes de recherche. La richesse des compétences et l’innovation mises au service de la recherche permettent à l’Institut de se positionner sur les sujets compliqués de la sûreté nucléaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le rôle du parc nucléaire français dans le système de production électrique a évolué avec l’émergence des énergies intermittentes. Avez-vous travaillé, et à l’instigation de qui, sur les effets du suivi de charge pour le parc nucléaire ?

M. Jean-Christophe Niel. Avant même l’évolution du système électrique que vous évoquez, l’importance du parc nucléaire français – 75 à 80 % de la production d’électricité – a conduit très rapidement EDF, pour des raisons de sûreté, à adopter un mode de pilotage des réacteurs en suivi de charge, peu répandu dans le monde jusqu’à présent. En effet, dans de nombreux pays où il n’est pas majoritaire, le nucléaire constitue la base de la production ; les réacteurs fonctionnent à une puissance fixe et l’adaptation à la demande quotidienne est obtenue par d’autres moyens. Cela n’est pas possible en France en raison de l’importance de la part du nucléaire et les effets doivent être étudiés : lorsque vous augmentez la puissance des réacteurs, vous échauffez les crayons combustibles qui dégagent du gaz ; les pastilles contenues dans les gaines des crayons grossissent. L’interaction pastille-gaine est un phénomène que ne connaît pas le fonctionnement en base. Elle a fait l’objet de nombreux travaux de recherche.

Le développement des énergies intermittentes ne semble pas remettre en cause ce mode de fonctionnement en suivi de charge pour l’instant, mais cela pourrait changer.

Mme Karine Herviou. Le suivi de charge peut avoir des effets sur le vieillissement de certains équipements, qui nécessitent de revoir leur programme de maintenance et de gérer différemment, éventuellement, l’obsolescence de certains équipements. Il a aussi un effet sur la fréquence du réseau électrique qui peut affecter le fonctionnement des équipements. En effet, les équipements importants pour la sûreté sont qualifiés avec une fréquence donnée. Depuis des années, nous menons des études en prévision d’éventuelles évolutions du mix énergétique.

M. Jean-Christophe Niel. Le réseau ETSON a organisé un séminaire sur le sujet, ce qui prouve que les autres pays commencent à s’interroger.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pouvez-vous préciser les effets du suivi de charge sur les réacteurs ?

Mme Karine Herviou. Ce sont essentiellement des effets liés au vieillissement prématuré de certains composants. EDF devra veiller à ce que les conditions d’exploitation future restent conformes aux exigences. Cela pourrait amener à accroître la fréquence des contrôles et à requalifier les équipements en raison de la variation de fréquence que j’ai mentionnée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quel regard portez-vous sur la disponibilité du parc français et son évolution ?

M. Jean-Christophe Niel. L’IRSN se prononce sur les enjeux techniques. Dans la programmation de nos expertises, en lien avec l’ASN, nous sommes toutefois attentifs aux préoccupations des industriels. 400 experts travaillent pour l’ASN. Sur les sujets importants, l’IRSN propose à l’ASN des schémas d’expertise en mode projet à condition que la démonstration de sûreté soit satisfaisante. La première étape d’une démarche d’expertise de sûreté est de cibler, en lien avec l’Autorité, les sujets sur lesquels il faut travailler dans le cadre de dossiers complexes.

Mme Karine Herviou. La France dispose d’un parc de réacteurs standardisés qui présente l’avantage de faciliter les retours d’expérience afin d’améliorer la sûreté. Nous pouvons nous appuyer sur 2 000 ans d’expérience cumulée. À l’inverse, une anomalie peut toucher un grand nombre de réacteurs – c’est le cas de la corrosion sous contrainte.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quel regard portez-vous sur l’évolution des moyens de production nucléaire civile ? Quels sont selon vous les moyens crédibles et disponibles – EPR2, SMR, AMR (Advanced modular reactors) ?

M. Jean-Christophe Niel. L’IRSN se prononce sur la sûreté des installations. S’agissant du parc existant, pour répondre à la demande de l’ASN de se rapprocher des standards de l’EPR, et pour intégrer des événements récents tels que l’accident de Fukushima et les attentats du 11 septembre, EDF a réalisé un investissement technique et humain pour améliorer la sûreté. L’avis de l’IRSN de mars 2020 jugeait la démarche globalement satisfaisante. Parmi les recommandations adressées à l’ASN figuraient le renforcement du traitement des non-conformités – leur identification plus précoce, l’étude de risques, les travaux de remise en état – ainsi que l’ajout de certains composants dans le programme d’examen de non-conformité – les tuyauteries enterrées par exemple. EDF a organisé les travaux, au demeurant importants, en deux phases, les sujets le plus importants étant traités pendant la visite décennale, les autres dans la visite suivante. Le programme d’EDF prévoit aussi des études sur les accidents graves et le comportement des filtres.

Outre son avis générique sur les réacteurs de 900 mégawatts, l’IRSN intervient au cas par cas sur les sites sur lesquels EDF décline son programme éventuellement amendé. Nous commençons le travail sur les 1 300 mégawatts, lequel sera facilité par les similitudes entre les deux catégories. Toutefois, il reste des caractéristiques spécifiques parmi lesquelles la double enceinte en béton.

S’agissant des constructions en cours, l’IRSN a établi pour l’ASN un bilan des expertises incomplètes sur l’EPR. Ainsi, les échanges se poursuivent avec EDF sur la soupape de sûreté du pressuriseur qui est une pièce importante puisqu’elle permet de relâcher la pression dans le circuit primaire ; sur les puisards et les filtres qui jouent un rôle en cas d’accident grave dans la recirculation de l’eau. En outre, des matériels doivent encore être qualifiés, ce qui est normal tant que le réacteur n’a pas démarré.

Lorsque nous avions été auditionnés dans le cadre du rapport de Jean-Martin Folz « La construction de l’EPR de Flamanville », nous avions identifié plusieurs difficultés auxquelles l’EPR avait été confronté : après Tchernobyl, les concepteurs de réacteurs et les autorités de sûreté se sont interrogés sur le choix entre la conception de nouveaux réacteurs plus sûrs – le modèle révolutionnaire – ou l’amélioration de l’existant à partir des nombreux retours d’expérience. C’est la seconde option qui a été prudemment retenue. Or en améliorant l’existant, le plus souvent vous le complexifiez – dans le cas de l’EPR, le récupérateur de corium en est un bon exemple. Ensuite, la collaboration franco-allemande a dicté des choix diplomatico-techniques – la soupape du pressuriseur provenant de réacteurs allemands, EDF ne la maîtrisait pas autant que son propre composant ; il est prévu pour l’EPR2 de revenir à des soupapes plus proches de ce qu’il connaît. Troisième point, pendant très longtemps, l’EPR est resté un « réacteur papier ». Cela a sans doute créé un décalage entre ce qui était dessiné et ce qui était faisable sur le terrain. Enfin, je ne suis pas le seul à le dire, l’EPR a souffert d’une perte d’habitude, le dernier réacteur ayant été mis en service en 1998.

En ce qui concerne l’EPR2, quelle que soit la décision qui sera prise, nous commençons à nous intéresser, en lien avec EDF et l’ASN, à certains sujets tels que les gros composants.

En 2018, nous avons rendu un avis sur les options de sûreté d’un réacteur dénommé EPR nouveau modèle (EPR NM), dont l’EPR 2 est dérivé. L’EPR NM conservait le principe général de l’EPR, mais beaucoup de choses étaient modifiées. L’EPR 2 est en quelque sorte un EPR NM dans lequel on a repris la chaudière de l’EPR et fait évoluer les bâtiments périphériques.

Nous avions dit dans l’avis rendu sur l’EPR NM que les options de sûreté retenues par EDF étaient telles que le réacteur devrait pouvoir atteindre un niveau supérieur à celui de l’EPR. Nous avions aussi constaté que l’EPR NM intégrait bien les retours d’expérience du parc en exploitation, de l’EPR et de l’accident de Fukushima.

Notre seul commentaire à l’époque portait sur le fait qu’EDF souhaitait un réacteur plus puissant. L’IRSN avait recommandé d’en rester à une puissance moindre, car le surcroît de puissance conduisait à se rapprocher de limites de sûreté. EDF est finalement revenu à la puissance retenue pour l’EPR actuel. Nous avions aussi constaté une amélioration des bâtiments périphériques – ce que l’on appelle les systèmes « support » aux systèmes de sauvegarde. De notre point de vue, il ne devrait pas apparaître de nouveau sujet.

Le travail reste à faire et nous allons examiner le dossier d’autorisation de création, mais il s’agit d’un réacteur qui repose sur des bases qui ont déjà été bien expertisées.

Il n’existe pas de définition précise des petits réacteurs modulaires (Small Modular Reactors – SMR). Selon l’acception internationale, il s’agit en général de réacteurs de moins de 300 mégawatts. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) en compte plus de quatre-vingts modèles, avec des conceptions et surtout des niveaux de maturité très différents. Le terme « modulaire » peut être interprété de deux manières. D’une part, ces réacteurs sont destinés à pouvoir être installés les uns à côté des autres en fonction des besoins de producteurs d’électricité, voire sur des sites industriels. D’autre part, il s’agit de réacteurs de petite taille, qui peuvent être construits en atelier. C’est plutôt bien en matière de sûreté, car il est par exemple plus facile de contrôler des soudures dans ce cadre que dans une ambiance de chantier – on sait que cette question des soudures a défrayé la chronique s’agissant de l’EPR.

Le projet de SMR français Nuward retient un concept proche de celui de réacteurs existants – ceux qui sont installés dans les sous-marins. Un choix technologique innovant a été retenu pour le générateur de vapeur, mais de notre point de vue il n’y a pas de verrous techniques à lever – ce qui n’est pas le cas pour d’autres projets de SMR. Il faudra procéder à la démonstration de sûreté, mais nous n’anticipons pas de difficultés importantes.

Une des caractéristiques importantes des SMR – et de leur intérêt pour leurs concepteurs – réside dans le fait que les systèmes de sûreté sont passifs. Cela signifie qu’ils ne nécessitent ni l’intervention d’un opérateur, ni une alimentation électrique. C’est un sujet qui attire l’attention de l’IRSN car ces systèmes passifs doivent fonctionner lorsque c’est nécessaire, y compris en situation d’accident. C’est la raison pour laquelle nous avons obtenu un financement dans le cadre du programme d’investissements d’avenir (PIA) pour construire une station expérimentale sur le site de Cadarache, afin de simuler le fonctionnement de systèmes passifs et de recueillir des données expérimentales. Celles-ci seront utilisées dans nos codes de calcul pour expertiser des projets de SMR, le moment venu.

Le dernier exemple de SMR est celui du réacteur haute température conçu par la startup Jimmy. Nous avons expertisé son dossier d’option de sûreté et conclu qu’il était bien réalisé. Il reste à le compléter sur des points de nature technique. L’IRSN est tout à fait disposé à aider les concepteurs, dans ces conditions qui seront à définir, avec des formations à la sûreté ou par la mise à disposition de nos codes de calcul. Mais nous ne pouvons pas réaliser les études à leur place, car cela nous ferait franchir une limite déontologique.

Mme Karine Herviou. Il existe aussi d’autres modèles de petits réacteurs, à sels fondus ou refroidis au plomb. Ils reposent sur une conception très innovante et peu de retours d’expérience sont disponibles. Les besoins en recherche et développement sont plus importants pour ces réacteurs que pour ceux refroidis à l’eau. Nous discutons avec les concepteurs, notamment pour lever un certain nombre de verrous scientifiques et pouvoir déployer ces réacteurs.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’en viens à des questions un peu moins techniques.

La première porte sur l’attractivité de l’IRSN en matière de recrutements. On a beaucoup parlé de difficultés de recrutement de la filière électronucléaire de manière générale. Qu’en est-il pour l’IRSN ? Les choses ont-elles changé ces dernières années ?

M. Jean-Christophe Niel. L’IRSN emploie 1 800 personnes, dont des experts et des chercheurs, mais aussi tous ceux qui sont chargés des fonctions support et qui sont essentiels. Pour que l’institut fasse son travail, il faut aussi des personnes qui s’occupent de l’informatique ou des bâtiments.

Le turnover était d’un peu moins de 4,5 % il y a environ cinq ans. Il est ensuite monté à 6,5 % juste avant le covid. La situation s’est ensuite un peu apaisée, mais le turnover repart à la hausse. Nous enregistrons une centaine de départs par an, parmi lesquels on compte des départs à la retraite. C’est autant de personnes qu’il faut remplacer. Jusqu’à présent, on y arrivait bon an, mal an – même si ce n’est pas si simple.

Nous avons évolué et nous discutons des salaires dès le début du processus de recrutement – alors que précédemment cette discussion intervenait à la fin de ce processus. Comme nous payons moins que dans le privé, c’était un peu tard et on enregistrait un taux de refus final important. Nous présentons à présent dès le départ les grilles de rémunération auxquelles nous sommes tenus en tant qu’établissement public. La moitié des candidats renoncent. C’est donc compliqué, notamment dans le contexte d’un marché très dynamique pour les cadres.

C’est une source d’inquiétude au moment où sont lancés de grands programmes, car le nombre d’experts est limité. Les industriels connaissent bien les nôtres, car ils discutent souvent avec eux. Je ne suis pas opposé par principe à ce que nos experts aillent travailler chez les industriels. L’inverse serait intéressant, mais c’est plus compliqué car l’écart de rémunération entre un expert de l’IRSN et une personne qui a un profil équivalent dans l’industrie atteint 30 %. Ceux qui travaillent pour l’IRSN font donc preuve d’un esprit de mission et ils sont particulièrement sensibles à la sûreté nucléaire.

Les réflexions en cours sur l’évolution de l’organisation constituent aussi un facteur auquel il va falloir être très attentif, afin de s’assurer que cela ne conduise pas à amoindrir le niveau de compétence de l’institut – au moment où il va faire face aux nombreux chantiers que l’on a évoqués.

M. le président Raphaël Schellenberger. Et s’agissant de l’attractivité de l’IRSN en termes de recrutement ?

M. Jean-Christophe Niel. Nous arrivons à recruter avec beaucoup d’efforts – nous sommes d’ailleurs en train de développer une démarche de marque employeur. Tout cela suppose un investissement important pour la direction des ressources humaines, mais aussi des managers.

Je suis plus inquiet pour les prochains mois. La relance du programme nucléaire pourrait créer un appel d’air. Nous y sommes attentifs et j’ai demandé au directeur de la transformation – qui est chargé des ressources humaines – de suivre de près ce sujet.

Mme Karine Herviou. L’attractivité est vraiment très liée à nos missions, et le lien entre l’expertise et la recherche y participe très clairement.

J’insiste sur un point : fabriquer un expert ou bien un chercheur en sûreté ou en radioprotection prend des années. Il s’agit d’arriver à un niveau de compétence qui permet de prendre du recul par rapport aux calculs figurant dans les dossiers soumis par les exploitants. Cela suppose d’acquérir une vision large, systémique, afin d’identifier les principaux enjeux et de savoir où il faut porter l’effort.

On a parlé de l’EPR, qui répond à des objectifs de sûreté ambitieux, mais aussi des réacteurs du parc en exploitation. EDF les a notablement améliorés, pour les rapprocher des réacteurs de type EPR. Tout cela se traduit par une complexité accrue des installations et l’on voit que l’on arrive aux limites du système. Il ne faudra faire des améliorations supplémentaires que lorsqu’on constatera un point de faiblesse ou un gain important en matière de sûreté. Pour bien les identifier, il faut des personnes qui ont une vision assez large des problématiques et qui sont capables de mesurer les enjeux de sûreté.

Nous arrivons au bout de la démarche qui a toujours consisté à intégrer de nouveaux scénarios – lesquels sont de moins en moins probables. Les installations doivent rester exploitables pour produire de l’électricité. Il faut faire très attention à ne pas aller trop loin dans les demandes d’amélioration, car on pourrait finalement perdre en sûreté en raison d’une complexification trop importante des installations.

M. Jean-Christophe Niel. La sûreté d’une installation repose sur deux choses : une conception et une équipe. Si la première est bonne mais que l’équipe ne fonctionne pas, le compte n’y est pas.

Le fait que l’IRSN réalise des recherches est un facteur d’attractivité pour des jeunes gens à la tête bien faite qui souhaitent s’investir dans des sujets techniques. L’expertise est un beau métier, mais aride. La coupler avec la recherche est donc fondamental. Une bonne partie de nos experts sont aussi chercheurs.

Mme Karine Herviou. La situation actuelle est source d’une forte incertitude pour les salariés. C’est une difficulté supplémentaire, avec la crainte de voir partir les plus expérimentés, qui disposent de fortes compétences en matière de sûreté – et que les exploitants connaissent bien.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’en viens à des questions sur les relations entre les institutions.

Quelle est la nature de vos liens avec le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) ainsi qu’avec le haut-commissaire à l’énergie atomique ?

S’agissant des évolutions du paysage institutionnel, on entend une petite musique sur les difficultés entraînées par le bicéphalisme, avec d’un côté le haut-commissaire à l’énergie atomique et de l’autre l’administrateur général du CEA. Comment percevez-vous l’articulation de leurs rôles ? Qu’est-ce qui marche et ne marche pas ?

M. Jean-Christophe Niel. Les relations avec le CEA sont historiques, puisque l’IRSN en provient.

Les relations que nous entretenons sont de différentes natures.

Pour des raisons historiques, l’IRSN est hébergé par le CEA sur un certain nombre de ses sites – notamment Cadarache et Saclay, où sont installées une partie de nos installations lourdes de sûreté.

Ensuite, nous collaborons avec le CEA d’un point de vue scientifique. Nos recherches se ressemblent, même si celles menées par l’IRSN sont orientées vers la sûreté. Comme tout organisme de recherche, l’IRSN conduit les siennes de manière collaborative et en général internationale.

Des échanges de personnel ont lieu entre nos deux structures – trop peu à mon goût. Je souhaite que l’on arrive à les accroître, notamment sur le site de Cadarache.

Enfin, le CEA exploite des installations nucléaires. Nous fournissons l’expertise de celles-ci à l’ASN.

Le spectre de nos activités avec le CEA est donc très large et nos relations sont fortes.

Sous réserve de vérification, je pense que c’est le CEA qui contribue le plus à nos recettes.

M. le président Raphaël Schellenberger. Et quelles sont vos relations avec le haut-commissaire à l’énergie atomique ?

M. Jean-Christophe Niel. Nous en avons très peu. Il est membre du comité d’orientation des recherches en sûreté nucléaire et en radioprotection.

En revanche, je vois M. François Jacq assez régulièrement à propos de nombreux sujets.

Les relations avec le CEA ont été un peu tendues pendant quelques années après la création de l’IRSN – c’est souvent le cas quand un organisme fait l’objet d’une scission. Nos relations sont de qualité, chacun restant dans son domaine de compétence. Nous ne faisons pas le même métier. Mais en même temps nous nous retrouvons à propos de beaucoup de questions techniques.

M. le président Raphaël Schellenberger. La plupart de vos travaux font l’objet de publicité.

Quelle est la publicité des analyses ou des expertises que vous réalisez pour le compte de l’ASN – qui est l’autorité décisionnaire ?

M. Jean-Christophe Niel. La publicité des avis de l’IRSN est prévue par la loi de 2015 relative à la transition énergétique pour une croissance verte.

Cette publicité n’est pas propre à l’IRSN. Les avis rendus au ministère de la santé par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) sont également publics, selon des modalités proches de celles retenues pour les avis que nous fournissons à l’ASN.

Un quart de notre activité est consacré à l’ASN. Cette activité est très intense et fait intervenir de nombreux types de relations. Cela commence lorsque l’ASN prépare une saisine de l’IRSN. Elle en discute avec nous. C’est une étape très importante pour définir le travail à réaliser ensuite. Puis suivent des auditions de l’IRSN à intervalles réguliers – au cours desquelles le président de l’ASN ne manque jamais de signaler qu’il est très satisfait de nos travaux.

Nous avons aussi de nombreuses autres réunions. Tout cela est encadré par des documents. Une convention pluriannuelle décrit la gouvernance et nous discutons tous les ans d’un protocole qui précise le travail que nous devons fournir à l’ASN. À cette occasion, nous identifions un nombre limité de sujets sur lesquels l’IRSN doit absolument se pencher, avec des rendez-vous impératifs. Il peut arriver que ce programme soit modifié en raison des circonstances. L’examen du phénomène de corrosion sous contrainte nous a par exemple conduits à différer celui d’autres questions.

Un certain nombre de documents-cadres régissent les relations de travail avec l’ASN. L’IRSN apporte par exemple sa compétence technique en participant au travail de préparation des visites d’inspection réalisées par les inspecteurs de l’ASN, afin que celles-ci s’intéressent aux endroits pertinents d’une installation.

Enfin, un document-cadre porte sur la communication.

Les conditions de publication ont fait récemment l’objet de discussions avec l’ASN. L’IRSN publie chaque mois ses avis, soit environ quinze jours après leur envoi à l’ASN. La convention-cadre prévoit que la publication d’un avis puisse être différée dans certains cas. Tout cela est défini lors de réunions entre les directrices de la communication de l’ASN et de l’IRSN, qui font le point tous les quinze jours. Je considère que ce système est bien encadré. Des petits épisodes de friction peuvent arriver, mais le contraire serait étonnant compte tenu de l’intensité des relations entre nos deux institutions. Lorsque c’est le cas, nous traitons la chose de manière professionnelle et dans le respect des droits et devoirs de chacun, fixés par les documents-cadres.

M. le président Raphaël Schellenberger. La publicité de vos avis constitue le mode normal des relations avec l’ASN. Je passe sur le fait que cette publicité est prévue par la loi. Nous sommes dans une enceinte parlementaire et on peut avoir un avis sur la pertinence de la loi ainsi que sur les modifications qui pourraient lui être apportées.

Vous avez donné l’exemple de la publicité des rapports que l’ANSES remet au ministère de la santé. Mais les situations ne me semblent pas comparables, car l’ASN est une autorité administrative indépendante (AAI).

M. Jean-Christophe Niel. Dans les deux cas il y a un expert et un décideur – qu’il s’agisse d’une AAI ou d’un ministère. C’est le principe. La publicité des avis est importante, car elle contribue à bâtir la confiance dans le système de contrôle.

Ensuite, on peut s’interroger sur les modalités de publication des avis et nous sommes disposés à en discuter. Elles peuvent évoluer, même si elles ont jusqu’à présent toujours fait l’objet d’un accord entre l’ASN et l’IRSN.

Mme Karine Herviou. L’IRSN donne seulement un avis technique sur la maîtrise des risques. Il revient ensuite au décideur de prendre en compte les nombreux autres paramètres. Tel est le rôle confié à l’ASN.

M. Antoine Armand, rapporteur. Une précision tout d’abord sur le point que vous avez évoqué précédemment s’agissant du suivi de charge des réacteurs et de son effet potentiel d’accélération du vieillissement des installations. Pourriez-vous préciser votre constat ? Est-ce le résultat d’études ou bien celui de constatations faites sur le terrain ? Quelle est l’ampleur des conséquences de ce phénomène en matière industrielle, économique et de sûreté ?

C’est un point qui a déjà été abordé lors des auditions menées par cette commission d’enquête et ses implications pourraient être importantes – au moins intellectuellement.

Mme Karine Herviou. La démonstration de sûreté des réacteurs prend déjà en compte le suivi de charge, mais jusqu’à un certain niveau. Cela conduit à limiter un petit peu les marges de sûreté.

Plus on augmente la fréquence de suivi de charge, plus on va être amené à contraindre l’exploitation. L’effet n’est pas visible et le constat ne repose pas sur un retour d’expérience. Mais on sait que cela peut induire un vieillissement, notamment sur le circuit secondaire, en raison des transitoires de pression et de température plus nombreux. Cela peut avoir un effet plus marqué sur certains composants sensibles.

M. Jean-Christophe Niel. Les sollicitations des circuits sont de nature différente s’il y a du suivi de charge. Les sollicitations en termes de pression et de température vont affecter les composants, notamment les circuits, et éventuellement accélérer le vieillissement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous dites que l’on ne constate pas encore les effets de ce phénomène, mais qu’ils existent potentiellement. Votre analyse repose-t-elle sur des études d’expert ou bien sur l’état des circuits ou des matériaux ?

Mme Karine Herviou. L’effet du suivi de charge est déjà pris en compte par EDF dans sa démonstration de sûreté, avec une certaine fréquence. On sait que si cette dernière augmente, cela va conduire à revoir un certain nombre de choses. EDF pratique le suivi de charge depuis très longtemps et en connaît les effets.

M. Jean-Christophe Niel. Il faut rappeler que c’est l’exploitant qui présente les éléments de la chaîne de fonctionnement. L’IRSN intervient pour les expertiser. EDF a proposé des modalités de fonctionnement, auxquelles sont associées des mesures pour se prémunir de leurs effets – comme le renforcement des contrôles ou la périodicité des changements de composants.

Lorsque l’IRSN reçoit un dossier, ses experts – dont beaucoup sont aussi des chercheurs – l’analysent. Nous sommes en général d’accord sur beaucoup de points ; mais lorsqu’il y a des désaccords, un dialogue technique s’engage. Il ne s’agit pas seulement d’étudier la conformité et ce dialogue technique favorise selon moi l’innovation. Dans certains pays le système est simplifié – notamment aux États-Unis où, compte tenu du nombre d’exploitants, il s’agit d’une certaine manière de cocher les cases. Le fait de n’avoir qu’un seul exploitant favorise le dialogue technique. Lorsque EDF demande à procéder à une modification, il n’y a pas de refus a priori. On étudie la proposition, sachant que l’exploitant doit apporter les éléments qui permettent de justifier que cette évolution est acceptable.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pouvez-vous nous confirmer l’information qui nous a déjà été fournie selon laquelle la corrosion sous contrainte n’a rien à voir avec les sollicitations induites sur les installations par le suivi de charge ?

Mme Karine Herviou. En effet, il n’y a pas de lien avec le suivi de charge.

Pour qu’intervienne un phénomène de corrosion sous contrainte, il faut un matériau sensible, des contraintes mécaniques et un milieu agressif. En l’occurrence, le milieu agressif est constitué par le fluide primaire qui permet de refroidir les assemblages. Le matériau des tuyauteries est réputé peu sensible à ce phénomène, et l’on constate peu de corrosion sous contrainte de ces dernières pour les réacteurs à eau sous pression en service dans le monde entier.

C’est bien l’ensemble des trois conditions qui conduit à la corrosion sous contrainte, phénomène que l’on considérait exclu ou presque. L’évènement récent montre que l’on a mal évalué ce risque.

M. Antoine Armand, rapporteur. Cette affaire de la corrosion sous contrainte peut être l’occasion pour les membres de cette commission d’enquête et pour le public de bien comprendre la gouvernance générale de la sûreté.

Pourriez-vous reprendre la chronologie des évènements depuis le signalement du problème, et indiquer quel rôle a joué l’IRSN ?

Mme Karine Herviou. Si ma mémoire est bonne, une fissure résultant d’un phénomène de corrosion a été détectée sur la tuyauterie du réacteur n° 1 de la centrale de Civaux lors de la visite décennale. Ces visites permettent de vérifier l’absence des modes d’endommagement qui ont été identifiés lors de la conception. En l’occurrence, le mode d’endommagement qu’EDF cherchait à détecter était la fatigue thermique, susceptible de provoquer des fissures. Les personnes qui ont réalisé les contrôles par ultrasons – c’est le même principe que pour une échographie – ont eu des doutes. EDF a décidé d’enquêter davantage sur ce défaut, et la soudure en question a été coupée et envoyée au laboratoire d’EDF, à Chinon. C’est là que le phénomène de corrosion sous contrainte a été identifié à la fin de 2021.

EDF a décidé très rapidement d’arrêter le réacteur n° 2 de la centrale de Civaux, puis un peu plus tard les deux réacteurs de la centrale de Chooz. Il y a quatre réacteurs de cette génération en France – des réacteurs de type N4 de 1 450 mégawatts électrique (MWe). Il se trouve que la visite décennale des deux réacteurs de la centrale de Chooz avait déjà été réalisée. En interrogeant les personnes qui s’en étaient chargées, EDF a eu un doute et s’est inquiété d’une présence éventuelle du même phénomène qu’à Civaux. L’exploitant a donc décidé de lui-même d’arrêter ses quatre réacteurs N4.

Dans le même temps, la troisième visite décennale du réacteur n° 1 de Penly était en cours. Et l’opérateur y a également détecté des défauts. Le laboratoire a par la suite confirmé qu’il s’agissait de corrosion sous contrainte, à la toute fin de 2021. Cela laissait craindre que les autres réacteurs pouvaient également être affectés.

EDF a déclaré ce que l’on appelle des événements significatifs et a essayé de caractériser le phénomène. L’ASN a demandé à EDF de définir une stratégie de contrôle de l’ensemble des réacteurs.

La direction des équipements sous pression nucléaires de l’ASN réalise des expertises liées à la réglementation de ces équipements. Nous avons l’habitude de travailler ensemble, lorsque cette direction saisit l’IRSN pour qu’il se penche sur les enjeux de sûreté associés à la réglementation.

Cette direction nous a saisis de certains points particuliers, notamment sur les enjeux de sûreté liés au phénomène de corrosion sous contrainte affectant un système de sauvegarde qui est essentiel pour la sûreté du réacteur. L’IRSN a été interrogé sur les mesures compensatoires qu’EDF pouvait mettre en place avant que l’ensemble des réacteurs soient contrôlés. Nous avons été interrogés sur les conséquences en cas de brèche et sur le risque éventuel d’un accident grave. La direction des équipements sous pression nucléaires a pour sa part examiné les stratégies de contrôle.

Un retour d’expérience a été organisé au fur et à mesure de la réalisation des contrôles. EDF a développé un dispositif de mesure un peu plus fin, car l’inspection par ultrasons utilisée précédemment ne permettait pas de mesurer la profondeur du défaut. Le développement de ce programme a permis à EDF d’éviter de couper systématiquement les soudures pour lesquelles l’exploitant considérait qu’il y avait un défaut. Un premier dispositif a été mis au point à l’été et les contrôles se sont poursuivis avec ce système.

Tous les sujets sont examinés : les stratégies de contrôle, l’analyse des défauts et celle de leurs causes. EDF a émis un certain nombre d’hypothèses sur les raisons de l’ampleur des phénomènes de corrosion sous contrainte observés au sein du parc. L’IRSN a étudié ces hypothèses et a identifié un certain nombre d’autres causes possibles. À ce jour, la question n’est pas tranchée.

L’exploitant remet des dossiers. L’ASN nous saisit d’une partie de ceux-ci et réalise également une expertise par ses propres moyens, grâce à la direction des équipements sous pression nucléaires. Mais nous travaillons vraiment la main dans la main sur ce sujet.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en viens à quelques questions sur la gouvernance de la sûreté nucléaire.

Hier, nous avons eu l’honneur d’auditionner Mme Barbara Pompili, qui a été ministre de la transition écologique mais aussi rapporteure de la commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires. Dans son rapport, elle pointait l’endogamie de l’expertise en matière de sûreté nucléaire, tout en relevant que cette situation d’entre soi s’était améliorée ces dernières années. Selon ses propres mots, auparavant c’était toujours un peu les mêmes. D’où l’importance de s’ouvrir à des experts indépendants, non institutionnels – et de les rémunérer, pour éviter d’attirer seulement des militants très engagés mais pas forcément très compétents.

Partagez-vous ce constat d’endogamie de l’expertise en matière de sûreté nucléaire ? Êtes-vous favorables à cette idée de recourir à des experts indépendants rémunérés ?

M. Jean-Christophe Niel. Nos experts ont suivi des formations scientifiques et techniques, et ils partagent une certaine approche de la sûreté.

Il est exact que dans le domaine des industries à risque et de la sûreté nucléaire, les points de vue décalés sont très importants.

C’est d’ailleurs d’une certaine manière ce qui est recherché avec le principe de séparation entre l’expert et le décideur : on a deux points de vue sur le même sujet. Cela va dans le sens de la sûreté. Plus on est obligé de s’interroger, mieux c’est.

L’IRSN entretient des relations régulières avec des experts non institutionnels. Nous leur présentons nos avis, comme dans le cadre des dialogues techniques que j’ai évoqués précédemment. Nous ne considérons pas que nous avons la science infuse. Être interpellés par des tiers nous oblige à rester vigilants. C’est un point essentiel.

Nous sommes disposés à accroître ces relations. Lorsque nous rédigeons un avis technique, nous y croyons et sommes prêts à le défendre devant n’importe qui.

Cela renvoie à une caractéristique du système français, qui fait sa force mais aussi peut-être un peu sa faiblesse. Notre système est très centralisé. Il y a peu d’acteurs. Nous avons un producteur principal d’électricité, qui dispose de beaucoup de retours d’expérience grâce à 2 000 années d’exploitation cumulées sur ses réacteurs. Il y a également un organisme de recherche – le CEA –, qui centralise l’essentiel de la recherche sur les rayonnements ionisants. Le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) développe un peu ses travaux sur le sujet, notamment à travers le programme NEEDS (nucléaire, énergie, environnement, déchets, société). Enfin, il y a une autorité de sûreté et un institut d’expertise technique.

Les universités françaises travaillent très peu sur ces sujets. Aux États-Unis, certaines universités ont des départements de science et d’ingénierie en matière nucléaire, avec des experts qui ne sont pas forcément « formatés ». On y trouve des universitaires qui travaillent sur des sujets que seul le CEA étudie en France. Nous ne connaissons pas cette ouverture, du fait de la concentration des experts dans un très petit nombre d’organismes.

C’est la raison pour laquelle l’IRSN échange avec des experts non institutionnels dans les domaines qui les concernent.

Il faut aussi confronter les expertises dans le cadre de relations internationales, car les démarches sont différentes selon les pays. C’est l’un des objectifs du réseau des organismes techniques de sûreté européens (European Technical Safety Organisation Network – Etson), afin de travailler à une harmonisation bottom up. Les industriels pourraient aussi s’engager vers une harmonisation – même si cela ne marche pas toujours très bien. S’agissant du programme EPR, ils ont développé leurs propres spécificités à partir du modèle d’origine. Cette harmonisation est recherchée dans le cadre du programme Nuward.

Les autorités de contrôle travaillent à une harmonisation. Partager des niveaux de référence est l’une des tâches effectuées par l’association des autorités de sûreté nucléaire des pays d’Europe de l’Ouest (Western European Nuclear Regulators Association – Wenra) et par l’association européenne des responsables des autorités compétentes en radioprotection (Heads of European Radiological Protection Competent Authorities – Herca). Il faut compléter cette démarche par une harmonisation plus technique, animée par des organismes du même type que l’IRSN. Cela permettra de regarder de très près la manière dont les évaluations de sûreté sont réalisées.

Le dialogue à l’échelle internationale est un instrument important d’ouverture et de croisement d’expériences.

M. Antoine Armand, rapporteur. À l’opposé des réflexions de Mme Barbara Pompili sur l’endogamie de l’expertise, l’ancien haut-commissaire à l’énergie atomique, M. Yves Bréchet a pointé une forme de concurrence médiatique entre l’IRSN et l’ASN. Cette concurrence serait de nature à laisser croire au grand public que la sûreté nucléaire est un objet de polémiques. Cela pourrait fragiliser la confiance dans la présentation des faits et dans l’analyse de la sûreté nucléaire.

M. Jean-Christophe Niel. Je conteste cette idée de concurrence médiatique.

Comme je l’ai expliqué, les directions de la communication de l’ASN et de l’IRSN discutent entre elles avant chaque publication. La connaissance est partagée. Il revient ensuite à chacun de rester dans son champ de compétence. L’IRSN fournit une expertise, et sa communication est de nature pédagogique. C’est ce que nous avons fait au sujet de la situation des installations nucléaires en Ukraine. L’ASN communique plutôt pour expliquer ses décisions. Les deux démarches sont complémentaires et cet ensemble contribue à la confiance.

En tout état de cause, il n’y a pas de concurrence médiatique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Concernant la complémentarité entre expertise et prise de décision en matière de sûreté nucléaire, on voit bien ce que recouvre le terme d’indépendance pour l’ASN, qui est une autorité administrative indépendante, avec les conséquences que cela emporte en matière d’allocation de ressources. Pouvez-vous nous indiquer ce que signifient l’impartialité et l’indépendance de l’IRSN ?

M. Jean-Christophe Niel. Il s’agit de l’indépendance de jugement des experts, fondée sur le caractère scientifique et technique de nos expertises.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pouvez-vous nous expliquer comment est déterminée l’allocation budgétaire de l’IRSN ?

M. Jean-Christophe Niel. Nous en discutons avec le Gouvernement lors de l’élaboration du budget voté par le Parlement. La répartition des moyens est décidée par le conseil d’administration, auquel participe l’ASN. Nous avons obtenu une augmentation de nos ressources pour 2023 à la suite du contrôle de la Cour des comptes qui recommandait de restaurer la soutenabilité budgétaire de l’institut – elle avait, à cette occasion, constaté que l’IRSN remplissait ses missions, ce qui est pour moi un motif de satisfaction. Si nous n’avons pas de problèmes de fin de mois – nous pouvons payer les salaires –, cela se fait au détriment de notre capacité à investir pour maintenir au bon niveau nos plateformes expérimentales et logicielles ainsi que notre immobilier.

Notre tutelle nous ayant demandé d’évaluer nos besoins, nous nous sommes interrogés, avec l’ASN, sur les investissements nécessités par le nouveau nucléaire. L’estimation des besoins supplémentaires a été intégrée dans le budget. L’IRSN a obtenu la moitié des soixante-cinq postes qu’il avait demandés, dont la grande majorité est affectée au nouveau nucléaire. Ces postes sont comptabilisés dans le budget consacré à l’activité de l’IRSN pour l’ASN, de l’ordre de 83 millions d’euros par an pour 430 ETPT, soit quelque 600 personnes – nos experts travaillent non seulement pour nous mais aussi pour la défense et pour la recherche.

Mme Karine Herviou. Ils travaillent pour l’international également puisque nous intervenons en appui technique de certaines autorités européennes, notamment aux Pays-Bas et en Norvège.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quel regard portez-vous sur les modèles existant aux États-Unis, où l’expertise est intégrée à l’autorité de sûreté, et en Belgique, où l’expertise, bien que distincte, reste sous tutelle de l’autorité ? Quelles sont les conséquences du point de vue de l’efficacité du fonctionnement ainsi que de la qualité de l’expertise et de la sûreté ?

M. Jean-Christophe Niel. Au-delà de la relation à l’autorité de sûreté, il faut s’interroger sur la fabrique de la décision. Les conventions internationales sont très claires : tous les pays possédant des installations nucléaires doivent avoir une autorité de sûreté scientifique et technique. Celle-ci, pour délivrer des autorisations, doit s’appuyer sur une expertise technique au meilleur état de l’art.

Le schéma n’est pas partout le même et la manière dont l’expertise technique est réalisée peut varier d’un pays à l’autre. Ainsi, dans le système américain, la NRC (commission de régulation nucléaire) travaille avec des TSO composés de laboratoires nationaux et de sociétés privées, et la confrontation entre l’expert et le décideur est publique. Les États-Unis ont compté jusqu’à cinquante exploitants pour cent réacteurs, certains ne gérant qu’un seul réacteur : même si le secteur s’est concentré depuis, il est compréhensible que la réglementation américaine, compte tenu des enjeux de compétence technique, soit beaucoup plus normative qu’en France, où l’ingénierie d’EDF supervise cinquante réacteurs.

Autre spécificité américaine, l’autorité de sûreté doit justifier qu’elle réserve un traitement équitable à tous les exploitants. C’est très complexe car elle doit appliquer le même jugement technique à des réacteurs de nature différente. C’est un sujet redoutable – particulièrement aux États-Unis, où les avocats sont légion –, que nous pourrions être amenés à connaître.

Il faut également être attentif aux spécificités historiques des pays. Ainsi, le positionnement de la direction des équipements sous pression nucléaires à l’ASN est clairement un produit de l’histoire car lorsque le contrôle nucléaire a débuté, le service des mines était très compétent en matière d’équipements sous pression. Aujourd’hui, si l’on devait repartir de zéro, cette direction serait confiée à l’IRSN.

L’AIEA a publié un document expliquant ce qu’est un TSO et ce que signifie son indépendance. Il répertorie également les différentes autorités en précisant si elles ont un TSO interne ou externe. Ce qu’il faut en retenir, c’est qu’il n’y a pas de modèle unique.

Outre la réalisation d’expertises, un TSO est chargé de conserver la mémoire des installations ; c’est une dimension importante. L’IRSN le fait depuis le début. Au Royaume-Uni, où le TSO est un cabinet d’ingénierie privé, l’équipe en place est reprise par le nouveau prestataire lorsque l’autorité de sûreté change de société dans le cadre d’un appel d’offres, afin d’assurer cette mission.

M. Antoine Armand, rapporteur. La réforme annoncée de la gouvernance de la sûreté nucléaire placerait l’expertise sous la tutelle d’une autorité de sûreté indépendante. Y voyez-vous un gain potentiel pour vos ressources, puisque celles-ci ne dépendraient plus directement du Gouvernement ? Sous réserve des résultats de la mission de préfiguration, avez-vous une quelconque inquiétude sur les conséquences en matière de sûreté et de qualité de l’expertise française ?

M. Jean-Christophe Niel. L’IRSN remplit ses missions, ainsi que l’ont constaté la Cour des comptes, le président de l’ASN et le HCERES. Ce projet de réforme n’est donc pas lié à une quelconque critique qui serait adressée à l’IRSN.

Le Gouvernement a décidé de faire évoluer l’organisation de la sûreté nucléaire. Je m’inscris dans cette logique. Séparer l’expert du décideur est le résultat d’une longue histoire qui commence avec Tchernobyl et se poursuit avec les grandes crises sanitaires des années 1990 – vache folle, sang contaminé. Elle conduit à considérer que, dans un modèle de gestion des risques efficace, il faut séparer la décision de l’expertise. C’est une exigence que la Haute Autorité de santé rappelle dès l’entame de son dernier rapport annuel d’analyse prospective. Dans le futur système, il sera donc très important de maintenir une distinction nette entre l’expertise et la décision, surtout si elles relèvent de la même organisation. Au sein de la NRC, les modalités de l’interaction entre l’organe décisionnel et les experts sont clairement formalisées.

Par ailleurs, nous avons beaucoup insisté sur l’indispensable combinaison entre l’expertise et la recherche, qui s’alimentent mutuellement. Il s’agit en effet d’une recherche orientée, qui constitue un facteur d’attractivité. L’expérience a montré que certains sujets de sûreté avaient été mieux traités parce que la recherche s’y était intéressée.

Enfin, le maintien des compétences est un enjeu important. La relance du nucléaire entraînera une charge d’expertise très importante pour l’IRSN, alors que certains dossiers sont déjà en cours concernant l’EPR, la prolongation d’exploitation ou encore le stockage. L’IRSN a démontré sa réactivité et sa capacité à anticiper concernant la prolongation d’exploitation des réacteurs de 900 mégawatts au-delà de quarante ans ou la gestion de l’accident de Fukushima.

Dans les semaines et les mois qui viennent, en ma qualité de dirigeant et dans le respect de la feuille de route qui m’est confiée, je serai donc particulièrement attentif à ces trois sujets : préserver les compétences scientifiques et techniques, assurer la séparation entre l’expert et le décideur, et soutenir d’une manière ou d’une autre la pérennité de la combinaison entre expertise et recherche.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en reviens à mes deux questions : voyez-vous un gain potentiel au rattachement de l’institut chargé de l’expertise à une autorité administrative indépendante ? À l’inverse, les éléments annoncés sont-ils de nature à vous inquiéter pour la qualité de l’expertise ?

M. Jean-Christophe Niel. À ce stade, le schéma n’est pas encore défini. Le système actuel fonctionnant bien, il faudra conserver cette indépendance dans la nouvelle organisation pour maintenir une expertise de qualité. Je rappelle, car c’est un point important, que la contribution de l’IRSN n’est pas critiquée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez souligné la nécessité de s’en tenir à des systèmes au design simple, la complexité entraînant des risques supplémentaires en matière de sûreté. Toutefois, la stratégie française repose également sur la recherche de la meilleure solution disponible ou du meilleur niveau de sûreté connu, l’autorisation d’exploiter un réacteur étant liée à la capacité de monter en sûreté et non au maintien de l’état de sûreté initial – cela nous distingue largement des États-Unis. Y a-t-il une limite à la conjugaison de ces deux principes ?

Vous avez opéré une distinction nette entre l’expertise de la conformité – conformité à quoi ? À quel moment devient-il difficile de concilier tous les objectifs ? – et le dialogue technique d’amélioration continue. La publicité occupe-t-elle la même place dans les deux discussions, qui sont de nature très différente ? N’existe-t-il pas des frictions, qui viendraient du fait que la publicité nécessaire à la conformité n’est pas toujours bénéfique au dialogue technique ?

M. Jean-Christophe Niel. Une installation nucléaire est encadrée par un certain nombre de documents – rapports de sûreté, règles générales d’exploitation, documents internes –, auxquels elle doit se conformer. C’est un peu l’équivalent du contrôle technique pour la voiture. Il ne sert à rien d’augmenter le niveau de sûreté sur le papier si, par ailleurs, l’installation n’est pas conforme à ce qu’elle doit être.

L’exploitant est le premier responsable de la conformité. L’ASN fait des inspections, lesquelles ont pour but de vérifier que ce qui doit être fait a bien été réalisé. Si tel n’est pas le cas, deux options sont possibles : remplacer le matériel – ce qui revient à se mettre en conformité –, ou remplacer le matériel au bout d’un certain temps, pour des raisons opérationnelles. L’opérateur doit alors justifier qu’il peut fonctionner avec un système non conforme pendant un certain temps sans le remplacer. C’est là qu’intervient l’IRSN, qui contrôle la justification avancée par l’exploitant. Nous avons évalué la manière dont EDF gère ses non-conformités : même si elle a fait beaucoup de progrès depuis dix ans, trop de non-conformités sont encore découvertes de manière incidente. Nous devons donc continuer à nous investir dans ce domaine.

La réévaluation de sûreté est, après l’examen de conformité, la deuxième étape du processus de réexamen périodique. Cette démarche, qui n’existe pas aux États-Unis, est une exigence européenne. Elle consiste à comparer le niveau de sûreté d’un réacteur à celui des réacteurs les plus récents – c’est un objectif vers lequel il faut tendre et non un résultat à atteindre. Les quatrièmes visites décennales nous ont permis de constater qu’il serait difficile d’aller plus loin, sauf sujet spécifique identifié comme le réchauffement climatique.

Cela nous a conduits à nous interroger sur la résilience. Nous avons publié un document sur ce sujet à l’occasion des dix ans de l’accident de Fukushima. Pour continuer à conforter la sûreté sans modification matérielle ni d’organisation, nous devons développer notre capacité à nous adapter à des situations imprévues. Notre conviction est qu’il sera difficile de faire plus parce que les sites sont encombrés – on ne peut pas indéfiniment ajouter du matériel – et surtout parce que cela accroît la complexité de la conduite des installations.

Pour répondre à votre question, je ne vois donc pas de compétition entre les deux car ce sont deux domaines qui se combinent pour contribuer à la sûreté mais qui ne sont pas tout à fait similaires dans leurs processus.

Mme Karine Herviou. Concernant les écarts en matière de conformité, EDF, dès lors que c’est important, communique avec l’autorité de sûreté bien avant les expertises et la publication des avis.

Par ailleurs, l’amélioration continue atteint une limite dans la complexité. De plus, les quatrièmes visites décennales représentent plus d’une centaine de modifications : leur application demande du temps. Même si EDF les a organisées en différents lots, les équipes exploitantes doivent se les approprier.

S’agissant du cinquième réexamen périodique de sûreté, qui concernera les réacteurs de 900 mégawatts, nous avons convenu avec l’ASN qu’il fallait absolument stabiliser les référentiels pour limiter les modifications et éviter de complexifier. L’amélioration de sûreté doit être envisagée autrement. Les crises – accident de Fukushima, épidémie de covid, guerre en Ukraine – ont montré que les scénarios identifiés au départ, même complétés, seront toujours moins inventifs que la réalité.

Nous menons des recherches dans le domaine des sciences humaines et sociales pour essayer de comprendre ce qui peut, dans l’exploitation au quotidien, favoriser une capacité de rebond des équipes en cas d’accident, pour qu’elles soient mieux préparées à réagir. C’est ce que EDF et les autres exploitants ont proposé après l’accident de Fukushima en créant une force d’action rapide du nucléaire, avec des équipes très entraînées qui peuvent se projeter sur les différents sites pour ajouter des pompes ou remplacer des opérateurs dans la conduite de l’installation. Il est nécessaire de travailler sur notre capacité d’adaptation plutôt que de continuer à compléter les études de scénarios ou à ajouter de systèmes de sûreté, qui atteignent leurs limites. Nous sommes persuadés que l’amélioration de sûreté peut continuer par d’autres moyens, en arrêtant de complexifier les installations.

M. Jean-Christophe Niel. EDF déclare de très nombreuses non-conformités – on appelle cela des événements – car ce sont des installations complexes. L’IRSN est en train de développer un outil fondé sur l’intelligence artificielle pour tenter de tirer de cette masse d’informations des signaux faibles, afin d’améliorer notre capacité d’anticipation. C’est une démarche d’innovation, pour laquelle nous avons obtenu un financement du fonds pour la transformation de l’action publique.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Permettez-moi de revenir sur la question centrale de la transversalité entre l’expertise et la recherche. La réputation internationale et la crédibilité de l’IRSN ainsi que la compétence de ses salariés ne sont plus à démontrer. On peut tout à fait comprendre l’émoi que l’annonce de la décision du Gouvernement a provoqué. Si le Parlement est appelé à légiférer, il devra objectiver l’impact qu’une telle réforme peut avoir sur l’analyse de sûreté.

S’agissant du nouveau nucléaire, et à la veille de la mise en service de l’EPR, en quoi l’expertise risquerait-elle d’être interrompue et quelles en seraient les conséquences sur la sûreté ? Le rapprochement des experts de l’ASN et de l’IRSN ne pourrait-il au contraire être positif ? EDF serait plutôt en faveur d’un pilotage des ressources affectées à ses chantiers par une seule entité qui regrouperait l’ASN et l’IRSN. Pensez-vous qu’il soit possible de trouver un équilibre, en prenant en compte le lien nécessaire entre expertise et recherche ?

Mme Karine Herviou. Les experts de l’ASN et de l’IRSN travaillent de façon très imbriquée, chaque entité désignant un chef de projet. Ils dialoguent au quotidien, ainsi qu’avec leur homologue chez EDF. C’est l’autorité de sûreté qui saisit l’IRSN et définit les sujets sur lesquels elle veut qu’il travaille. Ces dossiers représentant une charge de travail considérable, il faut faire des choix. Nous discutons actuellement avec l’autorité de sûreté d’une proposition sur les sujets qui nous semblent les plus importants concernant l’EPR2. La chaudière de celui-ci étant la même que celle de l’EPR de Flamanville, les études que nous avons faites pour Flamanville 3 nous seront utiles : il n’y a pas de nécessité de refaire une expertise. En revanche, il faut concentrer les efforts d’expertise sur les évolutions importantes de conception entre les deux réacteurs. Nous proposons à l’ASN un certain nombre de thématiques et cette stratégie sera validée ou adaptée pour répondre à ses demandes.

Nous sommes très proches de l’autorité de sûreté, qui participe à l’ensemble des réunions techniques que nous tenons avec l’exploitant. Le travail en commun, notamment avec la direction des équipements sous pression nucléaires, est beaucoup plus important qu’il y a dix ans, quand les échanges étaient peu nombreux. Il est en revanche plus difficile d’obtenir une proximité entre l’expertise et la recherche. Nous avons mis des années à y parvenir mais nous pouvons désormais recruter des compétences très pointues chez les chercheurs, qui nous permettent de répondre aux demandes de l’autorité de sûreté.

Nous pouvons avoir des désaccords lorsque nous confrontons nos idées mais l’important pour nous est de rendre un avis technique, permettant à l’ASN, qui assiste à l’ensemble des réunions, de se faire sa propre idée. On peut toujours améliorer ce fonctionnement mais il est opérationnel et rodé. La présence de chefs de projet des deux côtés ayant constitué un avantage certain dans le déroulement du projet EPR, nous avons reconduit ce dispositif pour l’EPR2.

M. Jean-Christophe Niel. L’un des risques auxquels je serai très attentif est celui de la perte de compétence, la période d’incertitude actuelle pouvant provoquer des départs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le cycle du combustible est un sujet qui vous concerne également, s’agissant de la sûreté des installations qui récupèrent le combustible en aval. Quel regard portez-vous sur la situation actuelle des stocks de combustibles usés ou à retraiter et sur les perspectives de débouché pour les matières nucléaires ?

M. Jean-Christophe Niel. Dans les conditions de fonctionnement actuelles, les piscines de La Hague seront remplies avant la mise en service de la piscine d’entreposage centralisé, annoncée pour 2034. Ce remplissage est dû aux difficultés rencontrées par l’usine Orano Melox à la suite d’un changement de procédé dans la fabrication du combustible MOX. La production étant insuffisante pour alimenter l’ensemble des réacteurs de 900 mégawatts, EDF a dû « démoxer » des réacteurs et remplacer des recharges MOX par des recharges standard. L’IRSN a jugé que cela était faisable.

La fabrication d’un seul combustible MOX nécessite le retraitement de huit combustibles à l’uranium : si la production diminue, les piscines se désencombrent plus lentement. Orano a proposé deux types d’actions : tout d’abord, une densification des piscines de La Hague, qui consiste à entreposer davantage d’assemblages grâce à l’utilisation de paniers. Nous avons expertisé cette solution, qui soulève potentiellement des problèmes thermiques – plus d’assemblages signifie plus de chaleur – et de criticité. Elle n’a toutefois pas appelé de remarques majeures. Des essais de chutes de paniers ont été demandés, mais rien de rédhibitoire n’a été constaté. C’est la disposition qui sera appliquée en premier.

En parallèle, l’exploitant réfléchit à un stockage à sec dans des emballages de transport. L’IRSN, à la demande de la commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires, a rendu un rapport scientifique et objectif sur ce sujet. Ce rapport a permis de faire évoluer le débat en France, où l’entreposage à sec était ignoré alors qu’il constitue une solution relativement répandue aux États-Unis.

Toutefois, ces solutions intermédiaires ne sauraient se substituer à la solution définitive, à savoir la piscine d’entreposage centralisé. Celle-ci doit être construite ; elle le sera aux standards les plus récents. Les piscines des réacteurs comme celles de La Hague ont été construites il y a longtemps et, l’accident de Fukushima l’a montré, un saut de sûreté est véritablement nécessaire. C’est pourquoi le projet de piscine d’entreposage centralisé intègre le retour d’expérience du 11 septembre et de l’accident de Fukushima. Cet objet durera une centaine d’années ; il pose donc des questions spécifiques.

Par ailleurs, il faut être volontaire dans la mise en place de ces dispositions car le scénario que je vous ai présenté est celui d’un fonctionnement normal. Or nous ne sommes jamais à l’abri d’un aléa qui pourrait accélérer le taux de remplissage des piscines. Il ne faut donc pas baisser la garde, qu’il s’agisse de la densification des piscines ou de l’entreposage à sec.

M. le président Raphaël Schellenberger. Et concernant les perspectives en matière de cycle – fermeture de cycle, réacteur à neutrons rapides ?

M. Jean-Christophe Niel. Les usines de La Hague doivent faire l’objet d’un réexamen de sûreté. Elles vont atteindre trente ans, ce qui soulève la question de leur devenir. Des décisions de politique énergétique doivent être prises, qui porteront sur l’augmentation de leur niveau de sûreté ou sur leur remplacement. En tout état de cause, il est nécessaire d’approfondir ce sujet car des événements se sont produits qui ont nécessité de prendre certaines dispositions.

L’IRSN a une compétence historique en matière de réacteurs à neutrons rapides puisqu’il a beaucoup expertisé, pour le compte de l’ASN, les réacteurs Phénix et Superphénix. Nous sommes même intervenus, plus récemment, en appui technique d’organismes coréens. Nous avons également une compétence importante en matière d’incendie, qui est l’un des problèmes posés par le sodium. Les installations de Cadarache étaient à l’origine dédiées au feu de sodium.

Dans les années 2000, les Américains ont lancé le programme GIF (Forum international Generation IV), consacré aux réacteurs de quatrième génération, dans lequel ils ont identifié six modèles de réacteurs conçus initialement pour boucler le cycle. L’IRSN a rendu un avis sur quatre d’entre eux, constatant que le niveau de maturité était très variable : si le sujet est maîtrisé concernant les réacteurs à sodium, à neutrons rapides et à très haute température, cela est moins vrai pour les autres technologies.

Mme Karine Herviou. Concernant le prototype Astrid de 600 MWe en vue d’un palier futur, dont nous avions analysé le dossier d’orientation de sûreté, nous avions conclu qu’il pouvait atteindre un niveau de sûreté équivalent à celui des réacteurs de troisième génération, moyennant des travaux de recherche et de développement complémentaires portant notamment sur le comportement en cas d’accident grave.

M. Jean-Christophe Niel. Les débats à l’époque avaient porté sur l’importance d’en faire un réacteur de recherche. Certains sujets méritaient d’être étudiés, comme le comportement du sodium en présence d’eau et d’air. S’il est assez facile de contrôler rapidement un réacteur à eau pressurisée, cela est plus compliqué pour un réacteur à sodium. Celui-ci a toutefois des caractéristiques favorables, notamment une grande inertie thermique – la température met longtemps à monter – et le fait qu’il n’est pas sous pression.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie pour votre disponibilité pour la commission d’enquête.

 

La séance s’achève à 17 heures.

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Membres présents ou excusés

 

Présents.  M. Antoine Armand, Mme Natalia Pouzyreff, M. Raphaël Schellenberger.

Excusée.  Mme Valérie Rabault.