Compte rendu

Commission d’enquête visant
à établir les raisons de la perte de
souveraineté et d’indépendance
énergétique de la France

– Audition, ouverte à la presse, de M. Luc Rémont, Président-directeur général d’EDF 2

– Présences en réunion................................28


Mardi
28 février 2023

Séance de 16 heures

Compte rendu n° 46

session ordinaire de 2022-2023

 

Présidence de
M. Raphaël Schellenberger,
Président de la commission
 


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Mardi 28 février 2023

La séance est ouverte à seize heures cinq.

(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)

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M. le président Raphaël Schellenberger. Nous reprenons nos travaux cet après-midi avec l’audition de Monsieur Luc Rémont, président-directeur général d’Électricité de France (EDF). Monsieur le président-directeur général, merci d’avoir accepté notre invitation. La nature de nos échanges sera sûrement un peu différente à la fois de ceux que nous avons eus avec vos prédécesseurs et plus globalement, de l’objet de nos travaux, puisque nous sommes entre le constat et les propositions.

Néanmoins, cette audition s’inscrit dans la continuité de celles auxquelles nous avons procédé avec les groupes qui travaillent actuellement au sujet énergétique, avec Monsieur Patrick Pouyanné ou Madame Catherine MacGrégor. Votre audition parachève donc ce tour d’horizon des groupes qui ont profondément marqué l’histoire énergétique de notre pays, constituant des atouts essentiels pour l’ensemble de nos filières industrielles et garantissant aux Français l’accès à l’énergie.

La commission a plus particulièrement axé ses auditions sur l’électricité, compte tenu de ses caractères physiques et enjeux particuliers en matière d’indépendance énergétique. Nous avons entendu deux de vos actuels collaborateurs, Messieurs Bensasson et Lewandowski. Leur audition a permis de faire un tour relativement complet de la situation et des perspectives des différentes filières prises en charge au niveau national et international par EDF – le nucléaire, l’hydroélectricité et les autres énergies renouvelables – sachant que la position d’EDF selon ces différentes filières, notamment vis-à-vis de concurrents potentiels sur le territoire national, est variable. Les présidents d’honneur d’EDF nous ont également présenté leurs analyses, ordonnant ainsi partiellement le puzzle de l’histoire énergétique de la France. Par ailleurs, nous avons écouté avec attention les représentants des syndicats siégeant au sein du comité économique et social (CSE) de votre entreprise et ceux des syndicats représentatifs au niveau national du secteur de l’énergie.

Enfin, la commission a auditionné les représentants des différentes entités qui gravitent autour d’EDF : Framatome, Orano, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), le Réseau de transport d’électricité (RTE), la Commission de régulation de l’énergie (CRE), etc. Dans le temps imparti à une commission d’enquête, nous avons voulu recueillir des éléments d’information de l’amont (la recherche) à l’aval (les cycles industriels du domaine de l’énergie, plus particulièrement du secteur nucléaire). Les atouts de la filière ont été maintes fois soulignés et divers défis ont été identifiés, à la fois politiques, juridiques, financiers, techniques et de gouvernance.

Votre audition nous permettra certainement d’y voir encore plus clair. Elle complétera le rapport d’activité du groupe publié il y a une dizaine de jours et nous permettra de nous projeter dans les mois et les années à venir pour votre groupe, temporalité dans laquelle s’inscriront également les propositions qui émaneront de nos travaux.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Luc Rémont prête serment.)

M. Luc Rémont, président-directeur général d’EDF. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de me donner l’occasion de m’exprimer devant votre commission d’enquête. Comme vous l’avez rappelé, mon arrivée à la tête d’EDF est récente et elle me conduira naturellement à parler davantage de l’avenir que du passé, sur lequel vous avez auditionné mes prédécesseurs. Je vous remercie pour votre travail qui m’a permis de compléter mon savoir de l’entreprise.

Depuis trois mois à la tête d’EDF, j’ai consacré une grande partie de mon temps aux rencontres de terrain et aux échanges avec les équipes, nos partenaires industriels et nos clients. J’ai été impressionné par le niveau de compétences et d’engagement des collaborateurs du groupe, alors qu’ils traversent une situation particulièrement difficile. Le marché de l’énergie vient de subir une série de chocs : les conséquences de la pandémie, la vigueur de la reprise économique qui a suivi et la guerre en Ukraine avec l’arrêt progressif des principales voies de livraison de gaz à l’Europe. Or, l’organisation du marché européen de l’électricité et du gaz n’était pas totalement conçue pour faire face à des chocs successifs d’une telle amplitude sur la demande, l’offre et les prix.

Des décisions exceptionnelles ont été prises pour faire face à l’urgence. Elles ont permis de garantir la sécurité d’approvisionnement, malgré la pénurie de gaz et les faillites de certains fournisseurs. Qui plus est, un processus de concertation est maintenant engagé au niveau européen sur les besoins de réforme de l’organisation du marché.

En parallèle, EDF a été confrontée en 2022 à la plus grande crise énergétique depuis 1973 et à la plus grande crise opérationnelle depuis sa création. La découverte du phénomène de corrosion sous contrainte et l’arrêt de réacteurs pour contrôle et réparations – car la sûreté nucléaire est la priorité absolue d’EDF – ont entraîné une baisse de la production à un niveau jamais atteint dans l’histoire du parc nucléaire total, totalisant in fine 279 térawattheures. La sécheresse qui a sévi en 2022 a amputé également la production hydraulique dans des proportions exceptionnelles, pas seulement en France, mais dans la plupart des pays européens.

Heureusement, la mobilisation et le professionnalisme de toutes les équipes du groupe EDF ont été à la hauteur de l’enjeu. L’ensemble des capacités techniques d’EDF et de la filière nucléaire a été mobilisé sur la corrosion sous contrainte pour identifier, caractériser, définir les solutions, puis industrialiser leur déploiement avant de reconnecter les réacteurs arrêtés conformément au plan de marche sur lequel l’entreprise s’était engagée. Je tiens d’ailleurs à saluer cette mobilisation générale. En outre, les autres moyens de production hydraulique et thermique ont fait preuve d’une disponibilité tout à fait exceptionnelle. Nos clients ont également répondu à l’appel que nous avions lancé avec le gouvernement en faveur de la sobriété et du déplacement horaire de la consommation, avec la campagne « Je baisse, j’éteins, je décale ».

Tout ceci a permis de sécuriser les moments les plus critiques du passage de l’hiver. Une quinzaine de réacteurs ont été recouplés au réseau entre début novembre et début janvier et nous avons passé une vague de froid intense mi-décembre, avec des températures inférieures de 5 degrés aux normales de saison. Nous envisageons désormais la fin de l’hiver avec confiance, même si nous restons très vigilants et nos équipes continuent de travailler sans relâche pour assurer la meilleure disponibilité de la production.

Cette année a eu des conséquences financières. La baisse de la production d’électricité et les mesures régulatoires exceptionnelles mises en place pour limiter la hausse des prix pour les consommateurs français ont fortement pénalisé les résultats du groupe en le conduisant à acheter de l’électricité à des prix très élevés. Ainsi, malgré une forte hausse du chiffre d’affaires, le bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement (EBITDA), est en net recul, -5 milliards d’euros en 2022 contre + 18 milliards d’euros en 2021, ainsi que le résultat net courant, -12,7 milliards d’euros en 2022 contre + 4,7 milliards d’euros en 2021, tandis que l’endettement augmente de 21,5 milliards d’euros pour un total de 64,5 milliards d’euros. Naturellement, en 2023, le redressement opérationnel puis financier de l’entreprise est la priorité absolue avec un objectif d’EBITDA significativement supérieur à 2021 et un endettement financier net rapporté à l’EBITDA en dessous d’un ratio de trois fois, qui est celui auquel nous nous sommes engagés auprès des marchés financiers.

EDF a connu en 2022 un choc sans précédent, mais se relève grâce à la mobilisation de tous, même s’il reste de nombreux défis à relever à court terme.

Je pense que l’entreprise doit maintenant se tourner à nouveau vers l’avenir. Dans ce contexte, je voudrais évoquer avec vous les conditions qui permettront à EDF de répondre aux attentes de la France en matière de souveraineté énergétique dans le cadre des lignes stratégiques fixées par le Président de la République lors de son discours de Belfort début 2022. Après une période de faibles investissements lorsque le parc de production était très récent, EDF connaît une reprise progressive de ces investissements depuis quinze ans. Ils se matérialisent par le lancement du grand carénage, par Flamanville et par des investissements soutenus dans les énergies renouvelables.

Tous les analystes, qu’ils appartiennent à l’Agence internationale de l’énergie (IEA), à RTE ou EDF, confirment que, pour maîtriser le réchauffement climatique, une accélération des usages de l’électricité est nécessaire et induit un besoin accru de production d’électricité décarbonée dans les années à venir sous toutes ses formes : nucléaire, hydraulique, solaire, éolienne. Ce mix électrique est de nature à assurer la robustesse et la compétitivité de la fourniture d’une électricité décarbonée à l’ensemble de nos concitoyens. EDF doit se préparer à répondre à cette demande tout en continuant à fournir quotidiennement une électricité décarbonée compétitive. Elle est d’ores et déjà décarbonée à 91 %, un record mondial.

Le groupe aborde désormais un nouveau cycle d’investissement de plus grande ampleur. Nous entrons dans la phase du grand carénage du parc existant, avec chaque année un nombre croissant de visites décennales des réacteurs de trente et quarante ans (VD3 et VD4). Ces visites permettront la prolongation du parc nucléaire, grâce à des remplacements de gros composants et à des améliorations significatives de sûreté. Conformément aux cas fixés par le Comité de politique nucléaire (CPN), nous travaillons dans la perspective d’amener le parc nucléaire à fonctionner en toute sûreté au-delà de soixante ans.

Parallèlement s’engage la phase industrielle du programme du nouveau nucléaire, avec un premier ensemble de six réacteurs pressurisés européens (EPR) 2, avec une capacité de production supplémentaire de 10 gigawatts. Un débat public portant sur le premier réacteur prévu à Penly en Seine-Maritime est en cours et les travaux pourraient commencer en 2024 si les mesures figurant dans le projet de loi nucléaire en cours d’examen par votre assemblée sont retenues.

Nous préparons également l’avenir en développant un nouveau type de réacteur de plus petite taille, baptisé Nuward. La simplification et la possibilité de fabriquer des modules directement en usine permettront de répondre à d’autres types de besoins. Enfin, un mix électrique décarboné repose également sur des moyens de production renouvelables, dont les investissements les plus récents (l’éolien en mer) apportent sur le réseau des capacités nouvelles comme les 480 mégawatts que nous avons récemment connectés au réseau à Saint-Nazaire. Les moyens thermiques décarbonés apportent un complément précieux au réseau et à l’équilibre général, notamment en matière de flexibilité de pointe.

Pour réaliser ce grand programme d’investissements essentiels à la souveraineté énergétique de la France, EDF a besoin d’un outil industriel performant, de compétences humaines à la hauteur des enjeux et d’un modèle économique robuste sur le long terme.

Avec l’intégration de Framatome il y a quelques années et bientôt celle des turbines Arabelle, EDF dispose d’un outil industriel en capacité de concevoir, fabriquer et maintenir les éléments clés de son parc nucléaire. Toutes les entreprises de la filière organisées au sein du groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (GIFEN) réunissent une gamme de savoir-faire exceptionnels et travaillent à l’export comme pour le parc français. Dans le domaine du renouvelable, la situation industrielle est plus contrastée. La domination asiatique dans le solaire est une réalité en Europe et seuls les États-Unis parviennent à développer une filière de modules photovoltaïques, avec une politique industrielle très volontariste.

En revanche, une industrie de fabrication des éoliennes en mer s’est développée sur le territoire français. Les quatre-vingts machines installées par EDF sur le parc de Saint-Nazaire, comme celles que nous installerons prochainement à Fécamp et au large de Ouistreham, sont fabriquées dans les usines de Saint-Nazaire, du Havre et de Cherbourg.

Je savais qu’EDF et les entreprises de la filière possédaient un excellent niveau de compétences et mes nombreuses visites sur le terrain l’ont confirmé. Sauf exception, nous n’avons pas constaté de manque de compétences. L’enjeu concerne la quantité pour répondre aux considérables besoins à l’avenir, sur la base de compétences très solides. Il s’agit d’une préoccupation commune à de nombreux secteurs industriels. Ainsi, le secteur dont je viens, adjacent du nucléaire, connaissait les mêmes difficultés, même si elles étaient moins visibles compte tenu de sa taille, et plus relatives au sein de l’économie française. Il s’agit bien d’un phénomène de société et d’une difficulté plus générale de l’activité industrielle dans nos pays - et pas seulement en France -, auquel nous devons apporter des solutions à l’avenir.

Pour cela, il faut commencer par attirer les talents. Les formations techniques existent, mais ne sont pas suffisamment remplies. Nous devons donner envie aux talents de pratiquer ces métiers et l’entreprise est d’ores et déjà mobilisée. Dans le domaine du nucléaire, la filière s’est organisée en lançant un travail de recensement des besoins métier par métier et d’adéquation avec les formations existantes en spécialisation et en volume, dans le cadre du programme MATCH.

Parallèlement, l’université des métiers du nucléaire, créée en avril 2021 par le comité stratégique de la filière nucléaire (CSFN), EDF et les grands donneurs d’ordres de la filière – France Industrie, l’union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM), Pôle Emploi – a pour mission de dynamiser les dispositifs de formation au niveau régional et national pour répondre aux besoins identifiés par la filière.

Au-delà des compétences, la capacité de la filière à travailler en intégration doit être renforcée dans la perspective d’une montée en puissance industrielle de série. Depuis vingt ans, nous avons une activité industrielle existante dans le domaine, mais à l’avenir, tout devra être réalisé à l’échelle industrielle. Un réacteur est en construction sur le sol national et plusieurs à l’échelle internationale. Nous faisons face à un enjeu de montée en puissance industrielle de l’ensemble d’une filière. Pour y parvenir, le temps collectif doit être optimisé, comme on le fait généralement dans l’industrie. Chez EDF, ce temps collectif s’appelle le « temps métal » et désigne le temps directement dédié à la machine.

Nous devons disposer de processus et d’outils homogènes au travers de l’ensemble de la filière, notamment d’outils digitaux qui permettent un vrai gain de temps. Nous devons considérer l’expérience de Flamanville 3 comme un apprentissage collectif avant de nous lancer dans la série des EPR2 et tenir compte des autres retours d’expérience sur Hinkley Point, Taishan et Olkiluoto.

Depuis ma prise de fonction, j’ai lancé avec les dirigeants du groupe quatre chantiers destinés à améliorer la performance dont le premier concerne le temps métal. Tous les collaborateurs ont partagé avec moi la nécessité d’améliorer le temps efficace. Il s’agit de lever des complexités inutiles, des rigidités administratives, internes ou collectives, d’améliorer l’organisation du travail et d’accélérer les décisions.

Le deuxième concerne nos outils digitaux. Ils sont nombreux et certains sont vraiment à la pointe. Cependant, nous souhaitons créer des objets qui vont demeurer opérationnels potentiellement jusqu’au-delà de 2100. Je pense que nos lointains successeurs ont besoin d’une maquette digitale complète des objets que nous créons aujourd’hui pour pouvoir en assurer la maintenance dans quatre-vingts ans, sans avoir à retrouver la documentation papier. Nous devons entrer dans cette nouvelle génération avec une plateforme digitale qui permette un travail sur toute la durée de vie ainsi que le partage et l’intégration, éléments clés de la réussite d’un programme de cette ampleur sur le plan industriel.

Le troisième chantier concerne les compétences. Elles existent, de même que les formations, mais nous devons attirer les talents dans ce monde.

Enfin, le quatrième chantier concerne l’amélioration du pilotage de notre performance, en sachant précisément ce que nous cherchons à atteindre au fur et à mesure des nouveaux projets.

Ces chantiers visent à gagner une meilleure disponibilité du parc nucléaire grâce à une parfaite exécution des arrêts pour maintenance lourde, à permettre à nos grands projets neufs de se dérouler avec un maximum de répétitions et un minimum d’aléas afin d’atteindre une cadence industrielle. Nous n’y parviendrons pas en un an, mais je suis convaincu que nous aurons des résultats dès 2023 et je dis vraiment ma confiance dans la compétence et la motivation des équipes d’EDF et de l’ensemble de la filière pour atteindre cette ambition d’excellence.

La réussite de cette grande ambition industrielle pour EDF suppose un modèle économique qui permet l’exploitation du parc nucléaire, sa maintenance et son renouvellement. Indépendamment des circonstances de 2022, il est nécessaire de reposer le modèle économique d’EDF sur le nucléaire à l’aube de la nouvelle phase d’investissements, qui s’inscrit dans la continuité du discours de Belfort du Président de la République, en tenant compte des leçons de la crise énergétique.

Depuis dix ans, EDF est contrainte de vendre son électricité à un prix administratif, l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), ou à un prix de marché reflétant celui du gaz, qui n’ont pas de liens avec sa réalité économique. Les règles qui s’appliquent à EDF obligent la plupart du temps à une combinaison de ces deux prix. Accompagnées de mesures gouvernementales (bouclier tarifaire et amortisseur), elles ont permis de protéger les clients d’une partie de la volatilité des prix du gaz, mais n’ont pas permis de faire émerger des investissements concurrents pour compléter les moyens de production en France et elles ont conduit à affaiblir les finances d’EDF sur cette décennie.

C’est la raison pour laquelle j’ai toujours qualifié l’ARENH de « dispositif à bout de souffle » et je pense que sa réinvention fait partie des conditions du succès futur d’EDF. Nous disposons d’une électricité décarbonée compétitive ; la France a maintenu des prix de fournitures qui sont bas pour le marché français et c’est toujours le cas quand vous les comparez à d’autres territoires européens.

Pendant cette décennie, ces prix bas ont permis de lever une fiscalité spécifique sur les factures des clients, la contribution au service public de l’électricité (CSPE), destinée à financer et à accélérer le développement du parc renouvelable sans peser excessivement sur les factures des consommateurs. Tout ceci était possible dans un cycle de vingt ans pendant lequel un parc nucléaire récent produisait à plein régime avec des besoins d’investissement complémentaires limités. Nous entrons dans une nouvelle ère dans laquelle l’investissement électrique est plus que jamais nécessaire dans le renouvelable, le nucléaire et les réseaux.

Aujourd’hui, les technologies renouvelables ont gagné en compétitivité grâce à leur industrialisation. Elles vont pouvoir continuer leur développement et prendre une quote-part importante des investissements nécessaires en ayant besoin d’un soutien public réduit.

La pérennisation du parc nucléaire et la construction nucléaire neuve, indispensable pour un mix énergétique décarboné, équilibré et compétitif, comme l’ont montré les travaux du RTE dans « Futurs énergétiques 2050, » nécessitent des investissements qui doivent eux aussi trouver leur équilibre économique de long terme. Nous devons préparer ce mix compétitif résilient et protecteur par rapport à la volatilité des prix du gaz dans des conditions économiques soutenables. Ces conditions ne sont pas permises par des règles définies il y a dix ans sur la base d’une valeur comptable historique et d’un prix de marché volatil.

Le marché de l’électricité européen n’est pas la cause de ces maux. Il permet une répartition efficace de l’électricité à l’échelle européenne, mais il est incomplet. En effet, il ne donne pas la visibilité de long terme nécessaire à l’investissement et il est trop sujet pour les consommateurs à la volatilité associée au prix du gaz. Ces règles doivent donc être complétées pour faire émerger une capacité de contractualisation à long terme et donner une meilleure visibilité aux consommateurs, aux producteurs et une meilleure protection contre les fluctuations de court terme. Des discussions sont en cours à l’échelle du marché européen et j’espère sincèrement qu’elles permettront de faire émerger un consensus européen pour adapter les règles de marché.

Dans un tel cadre, EDF pourra renouveler son parc nucléaire et ses autres moyens de production, tout en veillant à la compétitivité économique de la France. Cependant, le nucléaire ne doit plus payer pour l’ensemble de la collectivité, car il doit maintenant être en mesure d’investir pour son propre avenir. La souveraineté est un enjeu absolument majeur et nous avons constaté pendant la crise sanitaire et avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, à quel point les dépendances de nos chaînes d’approvisionnement nous rendaient vulnérables à des évènements externes.

Nous devons continuer à consolider notre souveraineté et pour cela, l’indépendance énergétique est cruciale. EDF dispose de nombreux atouts pour garantir à la nation cette indépendance énergétique, tout en permettant de préparer la décarbonation de notre économie.

C’est dans ce contexte et avec cette ambition que j’ai pris mes fonctions. Je me suis attaché à prendre la mesure de l’entreprise et de ses défis au contact de nos collaborateurs. La Première ministre m’a demandé de focaliser mon action sur la production, le redressement financier et la montée en puissance industrielle par les investissements. Je m’y emploie tous les jours avec l’ensemble des collaborateurs du groupe. J’ai commencé à élaborer la feuille de route du groupe que je présenterai d’ici l’été ; elle visera à tracer les priorités du groupe dans ses différents métiers pour assurer sa réussite en tant qu’opérateur de système électrique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup, monsieur le président-directeur général, pour ce propos introductif qui balaye largement les préoccupations évoquées dans nos auditions. Il semble que l’Union européenne n’apprécie pas EDF, si je m’appuie sur les échanges que nous avons eus, notamment avec vos prédécesseurs. Les règles successives qui ont été imposées à la France par l’Union européenne ont systématiquement visé à fragiliser en partie votre entreprise. Quelle est votre perception ? Quelle est la stratégie que vous entendez mettre en place pour organiser l’influence d’EDF et donc de la politique électrique française au niveau de Bruxelles ?

M. Luc Rémont. Ma prise de poste est trop récente pour exprimer une quelconque qualification. En revanche, les pays européens ont décidé il y a plus de vingt ans de créer un marché de l’électricité unique avec un certain nombre de règles qui ont été adoptées par tous les pays, y compris la France. L’Union européenne est là pour faire appliquer ces règles et contribuer à leur évolution.

Par ailleurs, il convient de rappeler que la France est le seul pays de l’Union à avoir fait un pari stratégique il y a cinquante ans : pour réduire sa dépendance aux imports d’origine carbonée, elle a développé une filière industrielle nucléaire qui permet une production électrique autonome, décarbonée et compétitive.

Il est vrai qu’une différence de vision s’exprime de longue date, comme l’ont expliqué mes prédécesseurs. Nous souhaitons un marché de l’électricité qui permette l’échange d’électricité à court terme, mais nous voulons également que le choix stratégique de notre pays en matière de mix énergétique continue de bénéficier à nos concitoyens. Il faut trouver un chemin qui concilie ces deux objectifs.

Cette conciliation a pris la forme de l’ARENH, qui garantit un accès au prix de l’électricité nucléaire aux consommateurs et a permis à la France et l’Europe de résoudre leurs intérêts parfois divergents : avoir un seul marché européen tout en protégeant le marché français ou garantir au marché français la compétitivité acquise au travers d’un investissement de très long terme dans le parc nucléaire.

Il convient de trouver une autre manière de résorber cet écart de vision pour continuer de garantir la compétitivité future de l’énergie produite en France et s’inscrire dans un marché européen qui bénéficie à l’Europe et à la France. En effet, si le marché européen n’avait pas été aussi fluide cet hiver, la France aurait rencontré davantage de difficultés.

M. le président Raphaël Schellenberger. La recontextualisation que nous avons essayé d’opérer dans le cadre de nos auditions nous a permis d’identifier un certain nombre d’impensés au moment de la mise en place de l’ARENH, notamment des prix de marché inférieurs à l’ARENH durant une longue période, générant ainsi un droit d’option pour l’acheteur. Par ailleurs, la nécessité d’un mécanisme de révision des tarifs et d’une discussion autour des volumes a été soulevée, mais n’a jamais été mobilisée.

J’entends parfaitement la préoccupation d’imaginer un autre système pour le futur, mais il y a une période de transition entre la situation d’aujourd’hui qui génère des déficits annuels pour EDF, et l’après-ARENH. Comment envisagez-vous cette période et l’évolution de ce système à règles constantes ?

M. Luc Rémont. L’élément le plus nouveau et le plus important est la discussion collective sur l’avenir du marché initiée par l’Europe. Elle ouvre des perspectives potentielles, car la Commission européenne a consulté tous les acteurs en leur demandant des propositions concernant l’organisation future du marché.

J’ignore où mèneront ces discussions, puisque la commission est en train de dépouiller cette consultation, mais elle s’est engagée à revenir rapidement vers le Conseil des ministres européens de l’énergie, avec une proposition. Si la commission entend le message assez largement porté par tous les opérateurs et des gouvernements européens en faveur d’une vision de long terme pour compléter l’existence du marché de court terme, nous devrions pouvoir former des règles pour le marché français afin de répondre aux préoccupations exprimées de longue date par nos concitoyens et par l’opérateur EDF et d’avoir une vision soutenable de long terme en matière de formation des prix de l’électricité.

Les autorités communautaires et la plupart des États membres souhaitent un aménagement des règles de marché pour faire émerger une forme de contractualisation de long terme qui diminuera la vulnérabilité des consommateurs et des producteurs aux aléas de court terme et offrira des conditions d’investissement plus stables.

M. le président Raphaël Schellenberger. Un contrat de long terme est-il impossible aujourd’hui ?

M. Luc Rémont. Ce n’est pas impossible. Un contrat de long terme serait envisageable sur le renouvelable, mais cette démarche est découragée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pouvez-vous nous rappeler le besoin de financement du nouveau nucléaire et des énergies renouvelables sur le même pas de temps ?

M. Luc Rémont. Je peux vous donner un ordre de grandeur qui concerne six EPR : 51 milliards d’euros, comme s’ils étaient construits à date. Il s’agit d’un ordre de grandeur d’investissement « classique » pour les dix gigawatts dont on parle.

Il est plus difficile de fournir un ordre de grandeur complet pour le renouvelable, car le montant d’investissement dépendra du nombre de projets qui se développent, de la capacité à les mener à bien et du résultat des appels d’offres par technologie qui seront réalisés. Globalement, on parle d’ordres de grandeur similaires sur la totalité des investissements nécessaires pour être capables d’engendrer la production électrique dont le pays a besoin, avec une électrification des usages qui augmente.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle est la capacité installée ?

M. Luc Rémont. Elle est plus faible aujourd’hui.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle est la capacité de production ? Est-elle du même ordre que celle du nucléaire ?

M. Luc Rémont. Je l’ignore.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il est vrai qu’on évoque beaucoup le coût du nouveau nucléaire, mais moins le coût des autres énergies.

M. Luc Rémont. En effet. Le renouvelable se développe projet après projet et fait donc l’objet de moins de planification.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le grand carénage se poursuit. Quelle est la méthode envisagée après les VD3 et VD4, compte tenu de l’enjeu du passage au palier suivant ? Un enjeu technique est-il étudié sur l’augmentation de puissance des réacteurs à capacité constante installée ?

M. Luc Rémont. Nous avons initié une discussion avec l’ASN concernant la façon dont nous allons aborder cet horizon de temps dépassant les cinquante ans. Il s’agit de se projeter plus loin et de ne pas simplement examiner les problématiques de prolongation de durée de vie à chaque visite décennale. C’est un travail qui commence et qui va nous occuper une bonne partie de l’année.

Je n’ai pas la réponse à votre deuxième question. J’ignore si nous sommes capables d’augmenter la puissance des réacteurs déjà en fonctionnement. La meilleure méthode consiste à faire en sorte qu’ils produisent plus souvent, c’est-à-dire qu’ils soient connectés au réseau le plus longtemps possible et que le temps d’arrêt, quand il est nécessaire pour maintenance ou raison fortuite, soit réduit. C’est vraiment l’objet du travail d’EDF en ce moment et de l’ensemble de la filière et l’augmentation de la puissance elle-même est un effet secondaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lors de son discours sur la stratégie énergétique à l’Assemblée nationale il y a quelques semaines, la Première ministre indiquait réfléchir avec EDF et l’ASN à identifier les réacteurs qui s’arrêteront à cinquante ans. Travaillez-vous en ce sens, ou plutôt dans le sens qui est expliqué au grand public, à savoir le passage des réacteurs à plus de soixante ans ?

M. Luc Rémont. EDF est un opérateur électrique qui veut opérer en toute sûreté. Nous rejoignons le souhait de la Première ministre et nous souhaitons également faire en sorte que tous les réacteurs puissent continuer à fonction en toute sûreté.

M. le président Raphaël Schellenberger. Au titre du nouveau nucléaire, il existe désormais l’enjeu des small modular reactors (SMR). Quelle est votre vision pour le montage et les délais de cette filière ? En effet, même Nuward semble encore à l’état d’ébauche, sans plans de réalisation industrielle. Faut-il faire le pari d’un seul type Nuward, ou faut-il travailler sur d’autres prototypes et peut-être sur une autre technologie que l’EPR ?

M. Luc Rémont. S’agissant des SMR, terme qui pourrait aussi s’appliquer à des « séries de moyens réacteurs », nous sommes dans une phase plus préliminaire que dans le cadre d’un projet de réacteur de grande puissance dérivé de l’EPR. L’enjeu pour nous est la structuration d’un programme Nuward dans les mois qui viennent et un développement en très peu d’années pour faire en sorte de le commercialiser en France, mais également à l’international, car nous croyons au potentiel de marché, tout au début de la prochaine décennie.

Nous avons effectué un choix qui donnera lieu à une revue technique détaillée dans les semaines qui viennent ; nous avons décidé de partir de la technologie de réacteurs à eau pressurisée qui est bien maîtrisée, et de concevoir ce réacteur Nuward avec une logique de paires de petits réacteurs qui facilite la montée en cadence industrielle. En outre, sa compacité relative est souhaitée par un certain nombre de clients. Nous aurons dans les semaines qui viennent une revue technique approfondie de l’ensemble des composants de ce réacteur.

Nous en sommes au stade de la définition préliminaire avant d’entrer dans une définition plus précise dans les mois qui suivent. Nous sommes justement partis de technologies existantes pour aller le plus vite possible. C’est exactement ce qui est attendu par l’ensemble de nos contacts commerciaux que nous avons d’ores et déjà, notamment à l’international, sur ce type de réacteurs.

Depuis deux ou trois ans, de nombreux pays qui n’étaient pas dans le nucléaire réalisent qu’il s’agit de la seule technologie disponible qui permet la décarbonation en tout temps et qui ne dépend pas de l’intermittence. Certains d’entre eux iront directement sur des réacteurs de forte puissance, mais d’autres pays sont intéressés par une entrée dans le nucléaire sous la forme de réacteurs de moyenne puissance. C’est précisément l’objectif de ces réacteurs, qui sont adaptés à des usages multiples de la chaleur et de l’électricité, correspondant aux besoins de différents pays, notamment pour des sites industriels.

Nous pouvons développer d’autres technologies basées sur d’autres processus nucléaires dans le futur, mais elles ne possèdent pas la même maturité technique aujourd’hui. Si nous faisions le pari d’un développement à sels fondus ou à neutrons rapides, nous devrions nécessairement viser un horizon de temps beaucoup plus long. Nous ne nous en désintéressons pas, mais ces technologies requièrent davantage d’efforts de R&D et nous allons continuer, avec nos partenaires du CEA, à travailler sur la qualification de ces procédés nucléaires dans leurs principes mêmes, avant potentiellement un jour de se lancer dans le développement d’un réacteur.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le premier objectif est le SMR – ou Nuward – dans un pas de temps rapide avec une technologie maîtrisée. Cependant, ce nouveau réacteur implique quelques paris technologiques. Étudiez-vous ces aspects de près ? Êtes-vous prêts à les revoir pour accélérer la mise en disponibilité du prototype ?

M. Luc Rémont. C’est précisément le travail collectif que nous allons mener dans les semaines qui viennent. Nous qualifions la faisabilité et le degré de risque technique que nous prendrions sur certains composants du réacteur, car ces éléments peuvent contribuer, si tout se passe bien, à la faisabilité industrielle, l’accélération de la cadence de fabrication et la compétitivité de ces réacteurs, mais également, si cela se passe mal, retarder l’accès à ce marché.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans le monde que vous décrivez, avec un nombre croissant de pays qui demandera un accès au nucléaire, quelle est votre vision de la disponibilité de la matière fissile, l’uranium, et du cycle du combustible ? Ces deux aspects semblent intimement liés, dans l’histoire de la stratégie de combustible française.

M. Luc Rémont. La disponibilité du combustible fait partie intégrante de l’approche de la filière, de même que l’aval du cycle. En France, nous avons la chance de disposer d’une industrie complète sur ces sujets. Cette spécificité est unique au monde ; nous sommes en mesure d’aller dans les mines, chercher le combustible, d’assurer le cycle de traitement du combustible pour le préparer à l’utilisation puis d’assurer l’ensemble de son cycle aval.

Orano et de nombreuses autres entreprises concourent au cycle, ce qui nous permet d’aborder nos partenaires potentiels avec une vision complète. Un développement rapide du nucléaire engendrerait des besoins sur le cycle du combustible et des investissements. Je pense que nous devons nous préparer à cette évolution. À date, notre accès aux combustibles est très robuste, grâce à notre industrie, grâce à des sources diversifiées dans le monde entier et des partenariats nombreux qui permettent de sourcer du combustible dans différentes régions du monde. Cette approche doit être enrichie pour une plus grande échelle d’utilisation du nucléaire tout en travaillant sur l’aval du cycle pour nos propres besoins et, le cas échéant, pour l’offrir comme une capacité commerciale qui pourrait être proposée à certains pays partenaires sur nos technologies.

M. le président Raphaël Schellenberger. Réalisez-vous des projections en matière de disponibilité de la matière minière dans le cadre d’un renouveau nucléaire et donc d’un besoin croissant d’uranium à l’échelle mondiale ?

M. Luc Rémont. On peut tracer un parallèle entre le marché de l’électricité et le marché du combustible nucléaire qui peut être acheté à court terme, mais qui est mieux sécurisé avec un contrat de long terme. Nous avons d’ores et déjà, avec Orano et d’autres, des engagements de long terme qui portent sur plus d’une décennie pour assurer la disponibilité du combustible. Nous regardons de façon stratégique toutes les régions du monde qui disposent de capacités ou qui s’apprêtent à en disposer, mais EDF n’est pas une entreprise minière. Orano est spécialiste et nous discutons régulièrement avec eux de ces perspectives stratégiques de long terme pour nous assurer de la disponibilité de la réserve.

M. Antoine Armand, rapporteur. Merci, monsieur le président-directeur général, pour ces premiers éléments déjà très complets. De nombreux anciens responsables d’EDF nous ont décrit un affaiblissement progressif d’EDF, même s’ils ont tous tendance à dire que la situation était meilleure à leur départ qu’à leur arrivée. Parmi les éléments de réponse qui nous ont été donnés, il y a l’ARENH, les signaux politiques qui ont été envoyés et leur impact sur l’entreprise. Certains ont évoqué les investissements à l’international, l’état de la filière et les relations avec une autre entreprise bien connue. Souscrivez-vous à ces raisons principales ? D’autres vous viennent-elles à l’esprit, y compris internes à l’entreprise, sans chercher de responsabilités particulières, étant entendu que vous avez annoncé récemment un endettement financier net de plus de 60 milliards d’euros et un résultat net du Groupe de ‑ 18 milliards d’euros ?

M. Luc Rémont. Je ne peux nier les difficultés auxquelles l’entreprise fait face. Une entreprise qui porte ce bilan et ce résultat sur 2022 ne se trouve pas au mieux de sa forme. Je crois fondamentalement que nous pouvons remonter la pente. Pour cela, nous avons besoin d’une prise de conscience collective au sein de l’entreprise et dans la façon dont elle interagit avec l’ensemble de ses parties prenantes.

Dans les années 1980 et 90, EDF a construit un parc nucléaire qui a permis compétitivité et production d’électricité partout en France auprès de nos concitoyens, particuliers et entreprises. EDF a fait en sorte d’être au rendez-vous de la fourniture d’électricité tout en entretenant son parc nucléaire comme tous les autres. Cependant, EDF est une entreprise industrielle qui connaît des cycles et fait face à des moments dans lesquels les besoins changent.

Il y a dix ou quinze ans, EDF est entrée dans un cycle de réinvestissements et nous devons maintenant le faire à plus grande échelle. Il s’agit du principal défi auquel nous sommes confrontés et EDF peut y parvenir avec une prise de conscience interne : nous devons faire en sorte que notre parc produise à pleine capacité et que nos projets de développement soient conduits en temps et en heure dans les budgets.

Selon moi, ces efforts sont insuffisants pour que l’entreprise soit couronnée de succès. Nous avons aussi besoin d’une prise de conscience collective qui inclut les pouvoirs publics et nos concitoyens. Pour réussir et pour revenir vers plusieurs décennies de performance et de compétitivité dans la fourniture d’électricité décarbonée, nous devons accepter qu’EDF facture son électricité au-dessus de 42 euros du mégawattheure pour une partie significative de ses activités et qu’elle contractualise à long terme avec ses clients dans des conditions qui reflètent les coûts économiques de long terme.

EDF doit pouvoir vivre une vie d’entreprise qui n’est pas forcément le reflet des contraintes appliquées à une entreprise qui bénéficie de l’attention de tous. Tous ces éléments doivent concourir in fine à la capacité de rebond et d’accélération d’EDF au bénéfice de la collectivité.

M. Antoine Armand, rapporteur. Parmi les causes qui ont été évoquées par vos prédécesseurs et au vu de votre expérience, certes récente, mais riche depuis quelques mois au sein d’EDF, identifiez-vous d’autres éléments que l’ARENH, les signaux politiques envoyés sur la production nucléaire et les investissements internationaux qui expliquent la situation actuelle de l’entreprise ?

M. Luc Rémont. Ma réponse n’était peut-être pas claire, mais je pense que nous devons nous confronter aux enjeux qui relèvent d’EDF elle-même : la disponibilité du parc, la capacité de produire à plein régime et de conduire nos projets de développement en tenant les budgets et les délais. Même pour atteindre ces objectifs-là, nous avons besoin d’une prise de conscience collective, car chacun de nos interlocuteurs et de nos parties prenantes doit y contribuer. C’est en cela que nous avons besoin d’un changement de paradigme collectif : le temps de connexion, le temps réseau, le temps de réalisation de nos projets, est précieux pour la collectivité et pour EDF.

M. Antoine Armand, rapporteur. Parmi les contraintes et les injonctions parfois contradictoires auxquelles EDF a été soumise par le passé, il existe des contraintes quasi-exogènes qui sont assez rares pour une entreprise, telle que la survenue d’un défaut générique qui touche un très grand nombre de réacteurs et qui paralyse l’activité pour un temps, même si la situation a été gérée, ou encore le fait que la prolongation de la durée de vie des réacteurs est soumise à l’autorisation de l’ASN et que les réacteurs soumis à des visites décennales peuvent ne pas être autorisés à continuer leur exploitation. Concrètement, comment une entreprise industrielle peut-elle anticiper et gérer des risques aussi systémiques pour son outil industriel ?

M. Luc Rémont. Le défaut générique est la hantise de toute entreprise industrielle. Cependant, dans les autres entreprises industrielles, qui font un rappel des produits, il n’entraîne pas les mêmes conséquences que chez EDF, qui gère cinquante-six centrales nucléaires.

Il n’est pas simple de faire face à un défaut générique dans une autre industrie, mais les conséquences sont généralement moins lourdes. Certaines entreprises ont été confrontées à des défauts génériques et n’ont pas survécu. Dans le cas d’EDF, il existe une préparation de très longue date. J’ai en tête des discussions datant d’il y a plus de 20 ans. EDF recherche en permanence la meilleure manière de détecter ce type de risque très en avance et de le traiter. Ce défaut générique est apparu et en l’espace de douze mois, nous sommes passés de la détection, à la caractérisation, à l’identification des solutions et à leur déploiement industriel. Douze mois est un délai tout à fait correct pour une entreprise industrielle et la mobilisation industrielle est sans précédent. L’entreprise doit être capable de mobiliser toute sa filière pour faire face à ce type de risque et celui-ci fait partie du risque industriel, quelle que soit l’industrie concernée.

Par ailleurs, l’ASN est un partenaire pour EDF. Même si nous considérons que la sûreté est notre responsabilité, il est important d’avoir un partenaire en mesure de prendre une décision complètement autonome et qui possède les compétences et les capacités pour comprendre ce qui se passe. Cela nous permet d’aller au bout du diagnostic et d’avoir un deuxième regard sur une situation. Ce soutien s’exerce dans la résolution des problèmes et dans la façon dont nous abordons la prolongation de la durée de vie qui implique un examen approfondi de chacun des réacteurs et d’installations relativement complexes afin de déterminer avec l’ASN ce qu’il convient de moderniser et de changer pour permettre la prolongation de la durée de vie en toute sûreté.

M. Antoine Armand, rapporteur. Concrètement, comment l’entreprise se projette-t-elle sur la durée de vie des réacteurs ? En effet, des décisions seront prises individuellement sur chaque réacteur, mais une entreprise a besoin de visibilité. Projetez-vous une durée de vie de 50, 60 ans ou plus ? Utilisez-vous une méthode probabiliste qui vous conduit à penser qu’un certain nombre de ces réacteurs dépassera 60 ans ? J’imagine que tout cela a un impact sur la manière dont vous anticipez les investissements de maintenance, d’exploitation et de renouvellement. Anticipez-vous les fermetures de réacteurs dues à des fins d’exploitation qui se produiront, que le parc soit renouvelé ou non ?

M. Luc Rémont. Nous abordons la situation pas à pas, car chaque réacteur est un objet industriel et il est important de les connaître de fond en comble, de diagnostiquer, d’avoir la connaissance de l’intimité de leurs processus et de leur qualité physique. Le nucléaire est spécifique, mais la démarche se rapproche de celle d’un site industriel de type Seveso. On cherche à connaître le plus intimement possible l’ensemble des éléments qui constitue le site industriel et on les maintient et modernise afin qu’ils durent le plus longtemps possible.

On est parfois confronté à la nécessité de changer les éléments les plus basiques de l’infrastructure, mais ces décisions ne sont pas planifiables très longtemps à l’avance. Il convient surtout de définir une méthodologie qui permet de déterminer le calendrier dans lequel s’inscrivent les sujets techniques pouvant amener à une prolongation et c’est l’objet de notre travail avec l’ASN pour les mois qui viennent.

M. Antoine Armand, rapporteur. La construction du nouvel EPR de Flamanville a été longuement évoquée dans notre commission, de même que les conclusions du rapport Folz, les recommandations qui ont été prises en compte et les paires supplémentaires qui pourraient être décidées.

La question de la sous-traitance est centrale dans le rapport Folz. Elle a été abordée autant par les anciens responsables d’EDF que par les organisations représentatives que nous avons auditionnées, de même que le besoin d’une visibilité sur l’ensemble de la chaîne de sous-traitance et un rang limité dans la sous-traitance pour éviter des pertes de compétences.

Entre 2016 et 2020, le nombre d’heures de sous-traitance au sein d’EDF diminuait, mais il augmente à nouveau depuis 2020, sans doute du fait de la corrosion sous contrainte et de l’accélération des maintenances. Quelle est votre appréciation de l’état de la sous-traitance au sein d’EDF ? Avez-vous des inquiétudes sur certains corps de métier, sur certaines tâches qui concernent le parc nucléaire ? Comment abordez-vous cette question en prévision des nouveaux chantiers, pour éviter de reproduire les scénarios de Flamanville ?

M. Luc Rémont. Le rapport de Jean-Martin Folz est un élément très important du retour d’expérience de Flamanville et de la façon dont nous structurons notre travail pour l’avenir de la filière. Je viens d’une entreprise de type sous-traitant et j’aborde plutôt cette notion sous l’angle du partenariat.

Ainsi, il arrive que plus de 10 000 personnes soient présentes sur un chantier EPR. Par définition, ces 10 000 personnes représentent des savoir-faire, des corps de métier, parfois des compétences, voire des technologies qui ne peuvent être résumées dans une seule entreprise. Il faut mobiliser une filière industrielle, des corps de métiers et des savoir-faire différents dans un chantier qui doit être parfaitement orchestré. Il s’agit de l’enjeu principal de l’intégration d’un grand chantier EPR et il suppose une mobilisation partenariale de filières.

On arrive à la notion de sous-traitance quand la filière n’a pas été organisée. Nous avons pour objectif d’avoir des partenaires sur tous les cœurs de métier. Ces partenaires doivent être formés et entraînés aux gestes à accomplir, ils doivent connaître les dynamiques de chantier et le contexte dans lequel ils opèrent. C’est ainsi que nous pourrons faire en sorte que ces 10 000 personnes travaillent en harmonie, en respectant les délais et en évitant d’avoir à refaire les travaux, le problème principal auquel nous sommes confrontés dans les chantiers complexes, pas seulement nucléaires.

Avec le GIFEN et toutes les entreprises partenaires, nous constituons une filière beaucoup plus robuste que celle dont nous disposions pour Flamanville. Je tiens à rappeler qu’il s’agit du seul chantier de construction depuis dix ans et pour dix ans encore. Aujourd’hui, notre enjeu principal est la prise en compte des retours d’expérience de Flamanville et d’Hinkley Point qui entre en phase d’intégration. L’apprentissage des personnes qui y ont travaillé doit pouvoir être transmis à tous ceux qui interviendront sur les chantiers futurs.

C’est dans cet esprit que nous comptons adresser le point soulevé par Jean-Martin Folz sur la sous-traitance. Nous travaillons sur chacune des problématiques et nous les prenons au sérieux.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous estimez, en accord avec la plupart des représentants de la filière, que le besoin représente environ 10 à 15 000 embauches par an, un chiffre considérable très au-dessus des recrutements actuels. L’entreprise et ses partenaires mettent en œuvre des formations ad hoc à la fois nombreuses et puissantes, mais il semble légitime de s’inquiéter de la capacité à atteindre ces objectifs de recrutement, notamment dans les toutes prochaines années, pour maintenir le parc et construire de nouveaux réacteurs.

Appelez-vous une réaction de la part des pouvoirs publics, ou tout au moins un effort supplémentaire financier ou de communication, pour combler ce qui pourrait devenir rapidement un déficit important ?

M. Luc Rémont. Nous avons d’ores et déjà un partenariat très étroit avec les pouvoirs publics nationaux et régionaux pour déployer dans chaque région un plan opérationnel destiné à créer les vocations. En effet, je tiens à nouveau à souligner que les formations existent et ne sont pas saturées. Ce plan ambitieux sera conduit dans la durée et je pense qu’il peut créer une filière et des vocations sur le long terme.

C’est pour cela qu’EDF doit également conserver une activité internationale. Compte tenu de la cyclicité de nos projets, nous devons pouvoir adresser d’une part les besoins de la France avec le soutien de collègues internationaux et d’autre part les besoins de l’international avec le soutien de collègues français. Nous devons pouvoir soutenir notre industrie avec une ambition qui n’est pas limitée à la France, même si elle sert les besoins du pays.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez indiqué dans vos déclarations récentes qu’une offre publique d’achat simplifiée a été clôturée provisoirement avec une acquisition du capital par l’État de l’ordre de 96 %, en attente de la décision de la Cour d’appel. Récemment, au sein de notre assemblée, une proposition de loi a été votée pour une nationalisation d’EDF et elle sera examinée au Sénat. Quelles seraient les conséquences de cette nouvelle législation pour votre entreprise alors même qu’une offre publique d’achat simplifiée est en cours et pourrait se finaliser dans les prochaines semaines ou mois ?

M. Luc Rémont. Je ne suis pas complètement certain des conséquences juridiques de cette législation. Dans le cadre du projet d’offre publique d’achat simplifiée, l’État a annoncé son intention de devenir actionnaire d’EDF à 100 %. Même s’il a suspendu le déclenchement de cette offre publique de retrait, l’État détiendrait très probablement 100 % du capital. Ainsi, nous nous trouverions avec le statut d’une entreprise dont le capital appartient à 100 % à l’État, qui inscrit son projet dans le cadre de la gouvernance d’une entreprise détenue à 100 % par l’État, le soumet à son conseil d’administration et voit ensuite son conseil d’administration guider son action et sa stratégie.

Si la proposition de loi est adoptée, il ne me semble pas qu’elle change la nature du projet de l’entreprise qui s’inscrit aujourd’hui dans le cadre d’un capital détenu à 100 % par l’État. Ce statut permet essentiellement de disposer d’une vision de long terme sur la façon dont l’entreprise doit dérouler son projet.

M. Antoine Armand, rapporteur. Cette vision concerne donc également la partie transport qui pourrait être rattachée.

M. Luc Rémont. Une entreprise détenue à 100 % par l’État reste une entreprise qui a besoin de flexibilité. Ainsi, un texte trop rigide finirait par obérer ses capacités d’action. Par ailleurs, il existe des dispositions qui ne sont pas du ressort de la loi, mais de textes communautaires sur lesquels le pays s’est déjà engagé et qui peuvent, le cas échéant, contraindre au maintien de règles spécifiques sur des activités spécifiques, dont celles que vous avez citées.

M. Antoine Armand, rapporteur. Notre capacité à construire des réacteurs nucléaires, d’un point de vue industriel, mais également en matière de procédures, a un impact important sur notre capacité à faire face à l’urgence énergétique du pays dans les prochaines décennies. Ce soir en commission développement durable et demain en commission des affaires économiques, nous examinerons un texte d’accélération sur le projet de loi nucléaire. En tant que partie prenante à la construction de nouveaux réacteurs, pensez-vous que ce texte apporte des solutions et présente des limites concernant la construction de nouveaux réacteurs et la capacité à les déployer dans les délais annoncés ?

M. Luc Rémont. Selon moi, le texte apporte le bon état d’esprit et un certain nombre de solutions sur l’accélération des procédures. En effet, les procédures prennent de plus en plus de temps avant la construction et le texte est de nature à les accélérer et les simplifier. Je pense qu’il est souhaitable d’éviter l’empilement des procédures. Par ailleurs, à ma connaissance, il n’instaure pas de barrière et il va dans la bonne direction.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je souhaite clarifier les idées fausses qui circulent sur les différents types d’uranium, l’uranium naturel et l’uranium dit de retraitement enrichi qu’EDF importerait de Russie. Sans dévoiler d’informations classifiées ou sensibles, pouvez-vous nous présenter un état des lieux sur ces deux points et sur la dépendance supposée à la Russie ?

M. Luc Rémont. Nous ne sommes pas dépendants de la Russie en matière de fourniture d’uranium et donc du cycle du combustible. En effet, nous nous fournissons auprès de multiples fournisseurs mondiaux, dont Orano. Nous avons un accord relativement ancien avec TENEX, une filiale de Rosatom, pour l’uranium de retraitement. Il se trouve que cette filiale de Rosatom est la seule au monde à disposer d’une technologie de retraitement. EDF respecte les sanctions, mais celles-ci ne visent pas cet accord. Aujourd’hui comme demain, nous suivrons les régimes de sanctions applicables à la Russie. Pour des raisons qui appartiennent aux différents gouvernements européens et mondiaux, ces activités ne sont pas visées par les sanctions.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez échangé avec le président sur le marché européen et ses différents aspects, les contrats de long terme, sa refonte complète ou son maintien. La variable la plus proche de l’économie réelle est celle du coût de production. Quelle est la position de l’exploitant EDF, du fournisseur d’électricité, concernant son coût de production en intégrant de manière raisonnée la construction du nouveau nucléaire et les investissements qui ont trait à la maintenance ou à l’anticipation du démantèlement ? Pour le dire autrement, quel est le « nouveau » 42 euros par mégawattheure ?

M. Luc Rémont. Ces 42 euros ne sont pas un coût de production, mais une décision administrative. Dès mon arrivée, nous avons engagé des réflexions pour déterminer tous les enjeux. Selon moi, un coût de production n’est pas une négociation, mais une réalité. L’entreprise doit parvenir à expliquer à ses clients et aux autorités qui nous surveillent les efforts de performance que l’entreprise doit réaliser.

Il convient de s’interroger sur le chemin que nous sommes capables de bâtir et qui englobe tous les éléments requis pour opérer nos centrales nucléaires existantes, pour les maintenir et prolonger leur durée de vie, en incluant le grand carénage, ainsi que les éléments nécessaires pour traiter l’aval du cycle actuel et futur. Avec cette approche, qui est responsable et consiste à étudier l’économie de toute notre filière avec une logique de continuité d’exploitation, on atteint une économie qui n’est pas 42 euros du mégawattheure et qui est plus proche de la façon dont l’entreprise formulerait librement ses prix comme n’importe quel industriel. Un industriel connaît ses coûts de court et de long terme et forme ses prix en tenant compte de la concurrence pour dégager une petite marge.

Nous espérons être capables de former nos prix à partir d’une connaissance étroite de tous nos coûts économiques, qui intègrent les besoins d’investissement. Il est trop tôt pour vous donner un chiffre, car ces 42 euros ne sont pas un coût, mais le fruit d’une décision administrative.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pouvez-vous nous donner un ordre de grandeur ? Êtes-vous proche des 42 euros, ou très loin, ce que nous pouvons comprendre au vu de l’évolution depuis une dizaine d’années, de l’inflation et des investissements qui sont nécessaires ? Le plus important, y compris dans des contrats de long terme qui sécurisent un prix relativement fixe pour le consommateur, qu’il soit industriel ou particulier, est un prix sécurisant en cas de crise pour ne pas être confrontés aux insuffisances du marché européen. Cependant, il convient également que ce prix ne soit pas deux ou trois fois supérieur aux prix extrêmement bas et parfois inférieurs aux 42 euros proposés par le marché européen dans un contexte normal.

M. Luc Rémont. Tout d’abord, le prix actuel ne s’élève pas à 42 euros ; il combine 42 euros et un mix de marché. La part énergie du tarif régulé de vente s’établit à 135 euros. Je ne peux répondre directement à votre question, car les enjeux sont trop grands et il reste trop de travail sur le sujet.

Cependant, je peux vous communiquer une information concernant la formation d’un prix dans un contrat de long terme pour amortir le risque de volatilité.

En décembre, nous avons conclu un certain nombre de contrats de long terme sur des activités renouvelables avec des entreprises. Ces contrats de long terme ont été conclus pour environ 90 euros du mégawattheure. Les prix forward, à l’époque où nous avons conclu ces contrats, étaient de l’ordre de 300 euros.

Dans le cadre d’une approche économique d’entreprise dans laquelle l’entrepreneur et le client anticipent sur le long terme, il existe une faculté de former des prix qui sont beaucoup plus proches de la réalité économique, que dans une approche guidée uniquement par le marché, le marché étant lui-même simplement une anticipation des prix du gaz.

C’est pour cette raison qu’il est possible d’améliorer la visibilité de long terme, à la fois pour les consommateurs et pour les producteurs, en utilisant ce type d’approche. Dans ce cadre, je pense que nous sommes dans une économie compatible avec l’avenir d’EDF.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je souhaite revenir sur l’ARENH. Puisque ce dispositif arrive à extinction, EDF a-t-elle aggloméré le coût pour l’entreprise depuis sa mise en application ? Vos prédécesseurs n’ont pas été en mesure de fournir une estimation du coût total de l’ARENH pour le résultat d’EDF, mais aussi pour le contribuable à travers les éventuels dividendes qui auraient pu être versés à l’État si le résultat d’EDF avait été meilleur.

Les 135 euros mégawattheure dans le tarif régulé que vous avez évoqué correspondent-ils au coût de production moyen d’EDF ? Nous avons beaucoup parlé de l’état du parc nucléaire, mais dans quel état estimez-vous être le parc hydroélectrique ? Nous avons évoqué la question juridique des concessions qui n’a pas été suffisamment clarifiée pour permettre à EDF d’investir. Considérez-vous également que c’est un problème ? La situation juridique de ces concessions constitue-t-elle une difficulté sur votre capacité d’investissement ? Quelles sont les capacités d’amélioration de la production hydroélectrique, nonobstant les difficultés climatiques ? Quel est vraiment le potentiel hydroélectrique des stations de transfert d’énergie par pompage (STEP) en France ? Les estimations sont très différentes et vont du quasi-néant à des perspectives beaucoup plus intéressantes.

Concernant la construction du nouveau parc nucléaire, aujourd’hui, nous disposons seulement d’une étude britannique pour Hinkley Point sur l’impact du coût d’actualisation du capital sur le prix final de l’électricité. Les conclusions de l’étude de la cour des comptes britannique varient, puisqu’avec un coût d’actualisation du capital, le prix final est négatif, tandis qu’on dépasse les 100 euros avec un coût d’actualisation important.

Cette estimation existe-t-elle pour EDF ? Nous aurons des arbitrages à réaliser sur le financement du nouveau parc et le coût d’actualisation du capital. Le taux d’intérêt versé semble jouer un rôle extrêmement important compte tenu de la densité capitalistique de ces constructions.

Le président vous a parlé des potentialités d’amélioration de la production nucléaire du parc actuel avec du « power up » et je n’ai pas compris votre réponse.

Aux États-Unis, des études en 2010 et 2014 montrent que, sur un quart du parc américain, ces opérations auraient permis l’équivalent d’une amélioration de sept tranches nucléaires à 1 000 mégawatts. Il existe des différences juridiques et de disponibilité entre les parcs américain et français, mais une étude sur l’amélioration du patrimoine a -t-elle été réalisée ? Il semble que l’amélioration du rendement de la productivité n’a pas été prise en compte avec l’aspect sécurité du grand carénage.

De la même manière, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a réalisé des estimations très intéressantes de la hausse de rendement avec la cogénération en 2018. La synthèse des travaux mentionne une hausse de rendement de 30 % de la production nucléaire et une diminution de 35 % des émissions de chaleur. Des études ont-elles été menées pour EDF ?

Votre réponse sur les contrats de long terme d’uranium ne m’a pas rassuré. En effet, on entre dans une période d’incertitude juridique et commerciale et le respect des contrats n’est pas garanti. Cette option a-t-elle été envisagée ? Existe-t-il une solution à l’ensauvagement des marchés des matières premières ?

Enfin, EDF a-t-elle effectué une estimation de l’impact de l’accès prioritaire des énergies renouvelables intermittentes au réseau, qui conduit à moduler la production nucléaire ? Cette démarche a-t-elle un impact financier négatif ? La modulation des réacteurs par rapport à leurs frères américains, a-t-elle un impact sur leur durabilité ?

M. Luc Rémont. Je ne connais pas le coût total de l’ARENH pour EDF. Cependant, un recours indemnitaire de 8,6 milliards d’euros a été déposé par EDF en 2022, suite à la décision de l’État d’augmenter le seuil de l’ARENH de 20 térawattheures supplémentaires.

Les 135 euros correspondent aux tarifs régulés de vente fondés sur un mix annuel qui est calculé par la CRE sur la base des 42 euros du mégawattheure pour la quote-part qui est fournie à l’ARENH aux bénéficiaires du tarif réglementé de vente et, pour le reste, sur la base de l’estimation des prix de marché.

Je souhaite saluer la disponibilité exceptionnelle du parc hydroélectrique et du parc thermique durant toute l’année, à hauteur de 97 %. Nous avons utilisé cette disponibilité en turbinage et en pompage ; ainsi, toutes les nuits de cet hiver, nous avons remonté de l’eau à un très haut rendement afin de disposer de la capacité hydraulique. Il s’agit d’un des éléments qui nous ont permis de passer l’hiver.

À date, nous devons encore travailler à la pérennisation du modèle juridique et j’ignore la solution à laquelle nous allons parvenir. Notre pays possède un potentiel hydraulique et nous devons le réexaminer avec une optique multi-usages. Je discute avec les présidents et présidentes des régions, dont celles du Sud, qui expriment une sensibilité accrue à la disponibilité de la ressource en eau. Nous possédons un potentiel non saturé de gestion durable de l’eau fondée sur des retenues qui permettent le multi-usage, y compris l’hydroélectricité. Par ailleurs, nous pouvons exploiter plus avant les STEP. EDF estime la puissance disponible à 2 gigawatts. Les projets ne nécessitent pas forcément de grands ouvrages, puisqu’une mise en place sur des ouvrages en place avec des travaux complémentaires est envisageable.

Nous devons activer ce potentiel dans un contexte dans lequel la ressource en eau se fait plus rare. L’hydraulicité était faible en 2022 et n’est pas très bonne début 2023. Elle n’affecte pas encore la quantité d’électricité hydroélectrique produite, mais elle aura un impact si la sécheresse d’hiver dure.

Concernant le nouveau parc, vous avez raison, monsieur le député, de souligner l’importance du coût du capital dans la constitution des projets nucléaires, notamment dans la mesure où leur construction est plus longue que celle d’autres technologies. Pour autant, le coût du capital peut faire l’objet d’un travail dans le cadre de la structuration financière de ces projets. Nous pouvons faire en sorte que ces projets ne soient pas renchéris par la structure du capital. C’est l’un des sujets sur lesquels nous travaillons pour le financement de la série d’EPR2.

Poursuivons avec le potentiel d’amélioration de PowerUp. Dans l’état actuel du parc et du niveau de production d’EDF, la manière la plus rapide d’améliorer la disponibilité et la quantité de production est la réduction des heures non productives.

Il est inutile de se lancer dans un grand programme d’amélioration de la quantité de puissance disponible par réacteur sans avoir en amont amélioré significativement la disponibilité temporelle de chacun des réacteurs. Pour autant, nous étudions la capacité d’améliorer la puissance disponible par réacteur.

Ensuite, vous m’avez interrogé sur la hausse du rendement avec les cogénérations. J’ai entendu parler d’études en ce sens. Il est vrai que certains réacteurs possèdent des aéro-réfrigérants, mais ils rejettent une énergie résiduelle qu’il serait logique de recueillir. Ainsi, des études sont en cours pour déterminer une éventuelle utilisation, sans phase de déploiement.

Les contrats de long terme ne constituent pas la seule façon de garantir l’accès à l’uranium ; la diversification des sources est la meilleure protection. Cependant, nous avons aussi une politique de stock rigoureuse pour anticiper et éventuellement changer de posture si une région ou une activité sont confrontées à des problèmes d’approvisionnement.

À ce stade, l’impact financier de la modulation est négligeable. La modulation est nécessaire à certaines périodes de l’année, lors de séquences particulièrement venteuses ou ensoleillées, alors qu’il s’agit de phases durant lesquelles tous les réacteurs nucléaires seraient appelés. Cependant, ces phases ne me paraissent pas significatives à l’échelle du parc. J’ignore si cette modulation peut évoluer dans le temps et cette question fait partie des sujets sur lesquels nous travaillons, dans l’hypothèse d’un mix contenant davantage de renouvelable intermittent.

C’est également pour cette raison que nous étudions avec grand intérêt les stations de pompage, qui constituent les outils les plus adaptés pour faire face à un surcroît de génération de diverses sources. A priori, les centrales sont faites pour être modulées et nous pensons que, compte tenu de leur pilotage actuel, l’impact sera inexistant. Cependant, nous étudions la question afin de nous projeter vers l’avenir.

M. Sébastien Jumel (GDR-NUPES). Je vous remercie pour la qualité et la précision de vos réponses.

Nous avons, les uns et les autres, des explications sur ce qui a conduit à l’affaiblissement de la souveraineté. Je comprends parfaitement les prudences oratoires qui vous conduisent à ne pas juger le passé, même si quelquefois, il peut être utile d’avoir une vision sur le passé pour être présent et envisager l’avenir. La question du caractère intégré de l’entreprise peut-elle constituer un outil utile et efficace pour être au service de cette souveraineté ?

Par ailleurs, vous avez pointé assez précisément les besoins de financement pour le renouvellement de la filière nucléaire, environ 51 milliards d’euros pour les six paires d’EPR. Nous arrivons à environ 100 milliards d’euros en ajoutant le grand carénage. Vous avez assuré qu’EDF contribuerait, mais vous avez également souligné qu’une prise de conscience collective – un financement public – était nécessaire. Quel en est le degré d’urgence ? Quel est le calendrier ? Quel est le montage idéal ? En effet, nous allons devoir nous prononcer sur une loi d’accélération du nucléaire sans visibilité les modalités de financement public.

En tant que député de Penly, je suis sensible au besoin d’un renouvellement des compétences ; les enjeux d’attractivité sur les métiers nouveaux sont colossaux et il est clair que la pause politique subie par EDF dans le renouvellement de ses savoir-faire a été préjudiciable. Le statut des agents des industries électriques et gazières (IEG) est-il un élément consubstantiel à l’attractivité des métiers concernés ? Est-il marginal ?

Vous établissez avec courage un diagnostic désormais partagé par tous, en indiquant que l’ARENH était à bout de souffle. Quel est le calendrier compatible avec le projet d’entreprise ? En effet, l’endettement augmente chaque jour et avec lui, l’affaiblissement de notre souveraineté énergétique.

M. Luc Rémont. J’ai eu l’occasion de m’exprimer devant votre assemblée sur le caractère intégré. En trois mois d’apprentissage sur le terrain, j’ai observé les différents métiers de l’entreprise concourir à la capacité d’élaborer et de délivrer la mission d’un opérateur de systèmes électriques robustes. Par ailleurs, j’opère dans le secteur électrique depuis une dizaine d’années et dans plus d’une soixantaine de pays. Dans certaines régions du monde moins équipées que l’Europe, les systèmes électriques évoluent plus vite et différemment du système électrique européen. Ils vont vers plus de décentralisation, d’automatisation et d’intégration entre les besoins des clients et les capacités des producteurs et des réseaux.

Nous allons dans la même direction, comme le prouve l’augmentation des raccordements de nos concitoyens, professionnels et particuliers, qui souhaitent passer en autoconsommation. Ces éléments requièrent un système électrique piloté, intégré et des compétences qui sont capables de travailler ensemble, de la grande centrale à forte puissance au particulier en passant par les très petites, petites et moyennes entreprises (TPE et PME) afin de fournir la quantité d’électricité adaptée aux besoins. J’ai la conviction que ce nouveau monde requiert un renforcement de l’intégration opérationnelle.

Je n’affirme pas nécessairement qu’il faut des financements publics. Le sens de ma réponse était le suivant : l’entreprise doit pouvoir former des prix qui représentent son économie, ce qui lui permettra de financer la continuité d’exploitation. Il peut s’avérer nécessaire de tenir compte de limitations financières en fonction de l’ampleur du programme d’investissement, mais elles sont davantage associées à la taille du bilan ou de la dette à lever, qu’à la capacité économique de lever l’ensemble de ces financements.

C’est dans cet esprit que nous discutons avec les pouvoirs publics. Nous avons d’ailleurs eu ce type d’échanges dans d’autres pays du monde.

Ainsi, après avoir porté depuis le début le projet Hinkley Point par le bilan d’EDF, nous avons conclu un accord sur Sizewell C avec le gouvernement britannique en 2022. Cet accord prévoit le développement de deux réacteurs supplémentaires, avec le gouvernement britannique comme partenaire financier et avec un accord de mode de financement de ce développement.

Nous avons mis en place plusieurs projets européens dans le cadre desquels sont discutées les modalités spécifiques d’association des pouvoirs publics. Le cas échéant, ces projets sont présentés à la Commission européenne pour vérifier leur compatibilité avec les règles communautaires. Il est trop tôt pour définir exactement les modalités, mais nous pouvons affirmer que, sur la base de nos opérations actuelles, nous devons faire en sorte que notre économie permette la continuité de l’exploitation durable qui inclut le renouvellement de notre parc existant.

Les 10 000 personnes dont la présence est nécessaire lors de la phase d’intégration la plus critique sur un chantier d’EPR n’appartiennent pas toutes à EDF. Ainsi, le statut des agents IEG constitue un élément d’attachement et d’attractivité très fort, car il fait partie de l’identité à laquelle les salariés d’EDF et de la branche sont attachés. Cependant, ce statut ne représente pas toujours un élément important pour les milliers d’autres personnes qui concourent au développement de projets de cette nature. Certaines d’entre elles appartiennent à des conventions collectives diverses, telles que celle de la métallurgie ou du Syntec. C’est justement l’agglomération de toutes ces compétences et de ces corps de métiers différents sur un seul chantier qui permet le succès de l’entreprise.

Concernant le calendrier de l’ARENH, nous disposons d’un cadre fixé par une décision communautaire relevant d’une proposition française qui a mis en place l’ARENH en 2012. Cette décision court jusque fin 2025. Par ailleurs, une discussion communautaire est en cours sur les règles de marché. Elle fait suite à la consultation lancée par la Commission européenne, qui a l’intention de proposer au ministre de l’énergie dans les jours qui viennent, puis très probablement au sommet européen, les modalités futures d’organisation du marché de l’électricité. Je pense que ce calendrier immédiat convient à EDF, car il est de nature à éclairer d’éventuels changements de l’organisation de marché. Nous sommes extrêmement attentifs à ces discussions et en tant qu’opérateur européen, nous agirons dans le cadre des règles qui lui sont fixées.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je me fais le porte-parole de Marie-Noëlle Battistel, députée de l’Isère et membre de notre commission. Elle a suivi assidûment les travaux de celle-ci, mais est retenue par une autre grande entreprise française qui consomme beaucoup d’électricité.

Quelle est la vision de l’intégration des énergies renouvelables dans un groupe EDF 100 % nationalisé et plus particulièrement de l’hydroélectricité ?

Concernant la souveraineté et la nécessité de produire en France pour ne pas être dépendant des Chinois, notamment en matière photovoltaïque, comment voyez-vous l’intégration de l’entreprise iséroise Photowatt au sein du groupe EDF nationalisé ou, à défaut, son avenir à l’extérieur ? Elle précise que les salariés vivent dans l’incertitude depuis de trop nombreuses années et que cette entreprise a toute sa place dans la création d’une vraie filière française, d’autant plus que le silicium, composant important, est produit également en Isère.

M. Luc Rémont. Pour être couronné de succès, un opérateur comme EDF a besoin d’être performant dans un mix énergétique. Le mix énergétique est d’autant plus nécessaire que la production décarbonée doit augmenter à l’avenir. Les différents moyens de production décarbonés n’ont pas les mêmes caractéristiques en termes de temporalité. Ainsi, l’éolien et le solaire sont intermittents, l’hydroélectrique est soit au fil de l’eau, soit commandable. Quand il est commandable, il peut contribuer à l’équilibre du réseau, avec une mobilisation à très court terme. Quand il est associé à une station de pompage, il peut même contribuer à retirer de l’électricité qui serait surnuméraire dans le réseau. Un opérateur comme EDF a besoin de toutes ces caractéristiques et il a besoin d’être performant dans chacune d’entre elles pour rendre le service attendu par nos concitoyens. Nous poursuivrons donc nos actions dans le secteur des renouvelables, comme nous le faisons dans les autres technologies. Notre pertinence dans le domaine des renouvelables doit s’appliquer à l’échelle internationale pour amener en France les compétences et les technologies nécessaires.

Photowatt a été reprise par EDF, qui continue à la soutenir. Une mobilisation européenne est nécessaire afin de rendre une filière photovoltaïque performante en Europe. D’expérience, je sais que, quand une seule région du monde a réalisé un effort massif pour créer un appareil industriel de très grande taille destinée à servir le monde entier, la seule façon de contrecarrer cet effort massif est de placer un effort équivalent en face. À date, seuls les États-Unis ont engagé un tel effort et il ne m’appartient pas de déterminer si une telle démarche est souhaitable ou nécessaire à l’échelle européenne.

Sans effort à l’échelle européenne, la transformation de la petite entreprise Photowatt, qui travaille avec EDF et qui continue de développer son activité dans un cadre limité, en un champion du solaire photovoltaïque mondial est impossible. Nous devons y réfléchir et je suis conscient qu’il existe de nombreuses technologies candidates pour attirer les efforts collectifs dans le domaine de l’électrification des usages : modules de solaire photovoltaïque ou encore batteries de véhicules. Les acteurs européens doivent se positionner sur ces enjeux stratégiques, mais EDF porte la filière nucléaire ; nous sommes la seule entreprise en Europe à porter la filière et son industrie. Si nous pouvons contribuer plus modestement à d’autres filières industrielles, nous serons heureux de le faire, mais nous ne pourrons y parvenir seuls.

M. Alexandre Loubet (RN). Vous avez dirigé l’entité française de la Bank of America, qui a notamment conseillé Alstom lors de la vente à General Electric en 2014. Des actifs particulièrement stratégiques ont été vendus à un groupe américain, notamment sur la branche énergie. En effet, la vente concernait la maintenance ainsi que la construction et la production des turbines qui équipent nos centrales nucléaires. Aujourd’hui, vous êtes PDG du principal groupe énergétique français qui est sur le point d’être intégralement nationalisé. Ne pensez-vous pas que, pour assurer notre indépendance énergétique que vous avez vantée à juste titre, la France doit disposer de sa propre industrie nucléaire et doit favoriser des sous-traitants et des partenaires économiques français ?

Dans le cadre de la vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric, avez-vous été rémunéré ? Si oui, quel était le montant de cette rémunération ? En effet, General Electric s’était engagé à créer près de 1 000 emplois, mais huit ans plus tard, plus de 1 200 emplois ont été supprimés.

M. Luc Rémont. Dans l’industrie, il est important de connaître l’histoire et de conserver également la mémoire sur le long terme des activités industrielles. Les activités turbines du groupe Alstom ont failli entraîner sa chute en 2003 pour un défaut générique.

Ce défaut générique portait sur les turbines GT 24 et GT 26 venant d’une acquisition faite auprès du groupe ABB. Les due diligences sur la qualité des turbines qui avaient été achetées étaient probablement incomplètes. Ainsi, ces turbines étaient instables et ne tenaient pas le cycle ; une très grande majorité des clients se sont retournés vers Alstom qui avait acheté ces activités, en demandant un dédommagement, à coup de milliards d’euros, pour des centaines de gigawatts.

Alstom a repris un travail de qualité en faisant appel à des experts et en travaillant industriellement sur les activités achetées. L’entreprise est parvenue à redresser son activité et, avec le concours de l’Etat à l’époque, à la soutenir sur les années suivantes.

Les négociations avec la Commission européenne pour aide d’État étaient très longues et Alstom est sortie de cette période affaiblie dans le domaine des turbines à gaz. Durant la décennie 2010, le métier des turbines en général commence à plonger à l’échelle mondiale. Après la crise financière, le marché ne reçoit plus de commande et vit uniquement de la base installée.

Dix ans plus tard, Alstom doit de nouveau trouver une solution pour assurer son avenir, après une décennie d’un marché qui n’est plus porteur et dans lequel sa propre technologie a été affaiblie. L’entreprise est confrontée à un choix cornélien : soit elle conserve une activité qui va finir par mettre en difficulté le groupe dans son ensemble, soit elle trouve une solution pour cette activité.

La seule solution qui est apparue réaliste sur le plan industriel pour reprendre cette activité dans son ensemble à cette époque était General Electric, leader du marché. Je tiens à rappeler que General Electric est le partenaire de Safran depuis plus cinquante ans. C’est l’entreprise qui a accepté la constitution d’une joint venture à 50-50 avec une entreprise française détenue par l’État capable de produire les moteurs civils et militaires.

Ainsi, pour Alstom, il n’était pas choquant de contacter General Electric, partenaire historique de la France et industriel reconnu dans le secteur, de reconnaître qu’elle n’était plus assez solide pour soutenir cette activité dans un marché en baisse, et demander à General Electric d’envisager la possibilité d’être le prochain actionnaire de cette activité.

J’ai effectivement été directeur général de la filiale de la Bank of America Merrill Lynch ; j’ai été sollicité par Alstom pour les accompagner dans la recherche de solutions et pour contacter General Electric et rejoint Schneider quelques semaines plus tard.

Enfin, vous n’êtes pas sans savoir qu’une turbine Arabelle est associée à la partie secondaire de nos centrales nucléaires. Nous sommes dans une phase finale d’acquisition et nous avons encore un certain nombre d’autorisations à obtenir afin que ces turbines rejoignent le groupe EDF. Cette acquisition nous permettra de disposer des technologies clés à la fois sur l’îlot nucléaire et sur l’îlot conventionnel. Pour autant, il ne me paraît pas pertinent pour EDF d’intégrer la totalité des technologies. En effet, nous avons besoin d’enrichissements technologiques par des entreprises qui ne sont pas exclusivement dans le nucléaire. Nous avons besoin de savoir-faire qui viennent d’autres industries pour nourrir nos propres savoir-faire.

M. Sébastien Jumel (GDR-NUPES). Merci pour votre réponse concernant la loi votée en première lecture à l’Assemblée, qui modifie peu les projets d’EDF en matière de recapitalisation. Cette loi risque d’être votée par le Sénat et nous la reprendrons à l’Assemblée dans des délais rapides, dans le cadre de la niche dans mon groupe.

Dans le cadre de la loi sur l’accélération du nucléaire, j’envisage, peut-être par amendement, d’interroger le gouvernement sur la nécessité d’un contrôle public par le Parlement des investisseurs étrangers susceptibles d’intervenir dans le domaine du nucléaire. Selon vous, la participation d’investisseurs étrangers à la production nucléaire remet-elle en question la souveraineté ?

Dans nos territoires respectifs, les exemples de sous-traitants qui ont été tellement fragilisés qu’ils sont délocalisés dans des pays autres que la France ne manquent pas. Nous perdons parfois des pans entiers de souveraineté industrielle. Thales ou encore Safran en Normandie me viennent à l’esprit. La manière de considérer le rapport entre EDF et ses sous-traitants afin de maintenir une souveraineté industrielle suffisamment robuste au plan national entre-t-elle dans les réflexions que vous avez engagées dans votre nouvelle gouvernance ?

M. Luc Rémont. Je vais m’éloigner de mon champ de compétences et faire appel à de vieux souvenirs pour répondre à votre première question.

Il me semble que, sur la base des textes existants, le gouvernement a d’ores et déjà la faculté d’examiner des investissements étrangers dans des activités qui peuvent toucher la souveraineté, grâce à des analyses et des examens techniques détaillés sur le type de dépendance et de transferts qu’ils peuvent engendrer. Il appartient au gouvernement de déterminer ce qui relève de sa compétence, mais le processus doit se tenir dans le temps de l’entreprise.

Ainsi, les instruments existent et les services gouvernementaux qui travaillent sur ces sujets font preuve d’un professionnalisme avéré. Il s’agit à la fois de techniciens et de juristes capables d’écrire une décision spécifique qui encadre précisément un type d’activité et d’aller chercher les expertises nécessaires à la compréhension des enjeux industriels associés.

Concernant l’indépendance ou la dépendance des sous-traitants, il me semble que notre enjeu collectif pour la filière à ce stade est de répondre à la demande de façon robuste, rapide et qualitative.

Le problème que vous décrivez a existé quand la filiale était dans une phase d’étiage ; de nombreuses compétences clés ne trouvaient plus dans leur activité récurrente de quoi les soutenir. Quand aucun réacteur n’est construit pendant plusieurs années, les compétences associées s’étiolent. Il était plus difficile pour les petites et moyennes entreprises de conserver leur robustesse dans ces phases-là.

Aujourd’hui, nous devons faire en sorte que chacune des entreprises concernées grandisse assez vite pour faire face aux enjeux de développement auxquels nous sommes confrontés. La nature du problème a changé.

Nous pouvons limiter le risque en emmenant notre écosystème à l’étranger, car quand nous allons à l’étranger, nous vendons une prestation, nous emmenons une grande partie de notre écosystème industriel et nous travaillons avec un écosystème industriel local. Cette démarche consolide notre écosystème industriel, car nous travaillons sur une taille de marché supérieure. Le risque doit être mesuré, mais selon moi, il n’existe aucune contradiction à un travail sur des projets étrangers et le maintien de nos performances en France. En structurant l’activité plus durablement sur un marché plus grand, elle devient plus robuste.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quel est le scénario en matière de besoins électriques, tant en matière d’énergie que de puissance, sur lequel vous vous projetez aujourd’hui pour construire les capacités de production dont la France aura besoin demain ?

M. Luc Rémont. Je ne vais pas vous donner un chiffre en térawattheure. Le travail économétrique du RTE sur la projection à 2050 est vraiment de qualité, car il analyse les besoins en électrification des usages, les besoins et les possibilités en efficacité énergétique et les différentes technologies pour leur mérite propre tout en balayant différents scénarios qui permettent de se projeter dans l’avenir, qui dépend à la fois de la demande et de la constitution d’une offre multi-technologique. La demande électrique va augmenter ; nous sommes en dessous de 30 % d’énergie électrique par rapport à un total de l’énergie consommée et notre besoin d’électrification reste significatif (transports, bâtiment). En outre, les objectifs de décarbonation sans électrification supplémentaire seront extrêmement difficiles à atteindre. Le temps est contre nous et, pour répondre à ce scénario d’électrification des usages et de décarbonation de l’ensemble de l’économie européenne, nous devons investir le plus possible dans l’ensemble des moyens de production décarbonés.

M. Antoine Armand, rapporteur. Les dernières annonces ont permis de constater que la question se pose de construire non pas trois paires de réacteurs supplémentaires, mais huit autres. Ainsi, une quinzaine de réacteurs sont envisagés à l’horizon 2050 et seraient donc constructibles par la part de la filière. Ce nombre est-il figé ? Est-il envisageable d’aller plus loin, compte tenu des projections de consommation et production, si les plannings sont respectés pour les premiers réacteurs et si la capacité industrielle de produire ce type de tranche est vérifiée ?

M. Luc Rémont. La seule certitude que nous ayons à ce stade est la suivante : la performance de nos anciens est tout à fait réelle puisqu’ils ont réussi à construire 58 réacteurs en vingt ans et elle finira par nous rattraper. Nous devons donc nous préparer à une montée en cadence pour nous rapprocher le plus possible de la performance de nos anciens le jour où nous aurons besoin de les égaler. À ce jour, j’ignore quand ce sera nécessaire, car la démarche rationnelle actuellement est la poursuite d’un travail efficace, avec une logique de sûreté en vue de la prolongation du parc existant.

Par ailleurs, pour atteindre cette montée en puissance, nous devons être capables de développer le réacteur récurrent le plus vite possible. C’est sur cet enjeu que nous allons focaliser toute l’attention d’EDF. L’objectif est de considérer le troisième EPR2 comme notre référence de coûts et de délais récurrents, même si nous ferons de notre mieux sur les deux premiers, car nous pouvons toujours attendre des gains de productivité. Il s’agit de concentrer toute l’énergie d’EDF et de la filière pour atteindre l’effet de palier sur la série de six et avoir la capacité de construire des réacteurs de façon récurrente, avec une chaîne industrielle qui est habituée à la série.

Cette chaîne commence par Framatome, mais inclut également toute une cascade industrielle. Il s’agit également de mobiliser 10 000 personnes qui savent comment intégrer un réacteur et qui n’ont pas à redécouvrir à nouveau le processus d’intégration, l’un des éléments les plus critiques aujourd’hui que nous avons vécu à la fois sur Flamanville et Hinkley Point.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie, monsieur le président-directeur général, pour votre disponibilité devant notre commission d’enquête. Merci également d’avoir éclairé et donné des perspectives aux conclusions de nos travaux. Nous conclurons d’ici la fin de la semaine les travaux d’audition que nous avons débutés au mois d’octobre. Nous aurons encore deux auditions contextuelles et attendues des deux derniers Présidents de la République et nous devrons ensuite rendre nos travaux fin mars ou début avril.

Je vous souhaite à toutes et à tous une belle soirée.

 

La séance s’achève à dix-huit heures trente.

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Membres présents ou excusés

 

Présents.  M. Antoine Armand, M. Francis Dubois, M. Sébastien Jumel, M. Alexandre Loubet, M. Nicolas Meizonnet, M. Raphaël Schellenberger, M. Jean-Philippe Tanguy.

Excusée. – Mme Valérie Rabault.