Compte rendu

Commission d’enquête visant
à établir les raisons de la perte de
souveraineté et d’indépendance
énergétique de la France

– Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Sarkozy, ancien Président de la République 2

– Présences en réunion................................27


Jeudi
16 mars 2023

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 51

session ordinaire de 2022-2023

 

Présidence de
M. Raphaël Schellenberger,
Président de la commission
 


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Jeudi 16 mars 2023

La séance est ouverte à 9 heures 35

(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)

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M. le président Raphaël Schellenberger. Notre commission d’enquête termine aujourd’hui ses cycles d’auditions, après avoir procédé à 150 heures d’auditions publiques, entendu quatre-vingt-huit spécialistes, ministres, hauts fonctionnaires chargés des politiques énergétiques, et reçu plus de 5 000 pages de contributions écrites.

Nous avons le privilège d’accueillir successivement, en cette dernière journée, deux anciens présidents de la République qui ont accepté de présenter à la commission leurs analyses et de s’entretenir avec les députés sur les orientations de la politique énergétique définie au cours de leurs mandats respectifs. Je tiens personnellement, et au nom de tous les membres de la commission d’enquête, à les en remercier, car c’est la première fois que des présidents de la République s’expriment devant une commission d’enquête, en tout cas sous la Ve République.

Monsieur le président de la République, votre présence ici témoigne à la fois de votre attachement à l’institution parlementaire, de l’importance que vous avez accordée à la question énergétique, dont les implications sont à la fois sociales, économiques et géostratégiques, et de la légitimité que vous reconnaissez au Parlement d’intervenir dans le domaine de la politique énergétique, notamment dans le cadre de ses missions d’évaluation et de contrôle. C’est un honneur pour nous de vous accueillir à l’Assemblée nationale.

Nous avons déjà auditionné plusieurs de vos anciens ministres, ainsi que des responsables ayant servi sous votre autorité : Jean-Louis Borloo, Nathalie Kosciusko-Morizet, Éric Besson, Catherine Cesarsky, Henri Proglio, ainsi que Pierre-Franck Chevet. Vous avez été le président de la République française de 2007 à 2012 et, à ce titre, vous avez notamment assuré la présidence française de l’Union européenne, en 2008. Auparavant, vous aviez été, entre autres, ministre d’État, ministre de l’économie, des finances et de l’industrie.

Vos mandats de ministre et de président de la République sont émaillés de plusieurs marqueurs : le débat sur la première loi de programme de 2005 fixant les orientations de la politique énergétique de la France ; la réforme du statut d’EDF et de GDF ; la création en société anonyme de Réseau de transport d’électricité (RTE) ; le démarrage du chantier de Flamanville ; la question du devenir d’Areva et d’Alstom ; l’échec du marché d’Abou Dabi ; le rapport Roussely ; le Grenelle de l’environnement ; la loi sur la nouvelle organisation du marché de l’électricité (loi Nome) et la création du mécanisme de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) ; la sortie du nucléaire de l’Allemagne ; Fukushima ; le gaz de schiste ; la création du conseil de politique nucléaire et du comité pour les métaux stratégiques. Au niveau international, il faut encore évoquer les différends gaziers russo-ukrainiens, le traité de Lisbonne, la crise de 2008 et celle de la dette, le grand emprunt et la révision générale des politiques publiques (RGPP). Trois États à la fois concurrents et partenaires dans le domaine de l’énergie nous intéressent plus particulièrement : l’Allemagne, la Chine et la Russie.

Dans l’esprit de la réforme constitutionnelle de 2008, que vous avez menée, le Parlement a été régulièrement informé des décisions importantes prises dans le domaine de l’énergie : dès 2004, lorsque vous avez prononcé à l’Assemblée nationale une déclaration du Gouvernement relative à l’énergie ; en 2007, à l’occasion d’un débat organisé à l’Assemblée sur le Grenelle de l’environnement ; ou encore, le 18 novembre 2008, à l’occasion d’un débat sur le paquet « énergie climat ». Il ressort toutefois de nos auditions que les députés ont des difficultés à connaître, donc à comprendre, les décisions issues de compromis – européens ou industriels – souvent conclus en dehors de cette enceinte.

Monsieur le président de la République, vous avez souhaité privilégier un mode d’expression interactif. Je vais donc vous céder la parole pour un propos introductif ; nous procéderons ensuite à un échange de questions et de réponses.

M. le Président Nicolas Sarkozy, ancien président de la République. Il est émouvant pour moi de revenir dans ces lieux, que j’ai beaucoup aimés, comme le mandat que j’y ai exercé.

Je veux dire, avant toute chose, que le nucléaire est un sujet qui relève du Président de la République, parce qu’il y va de notre indépendance et que les décisions dans ce domaine ont des effets sur plusieurs décennies. C’est moi qui ai décidé l’installation des éoliennes offshore au large des Pays de la Loire, mais c’est M. Emmanuel Macron qui les a inaugurées – c’est dire s’il y a un continuum. Et le nucléaire a fait l’objet d’un consensus politique. J’ai été ministre sous la présidence de François Mitterrand, pendant la cohabitation : jamais il n’a remis en cause le nucléaire.

Le nucléaire est un sujet du Président de la République, non pas parce que le Président est ingénieur, mais parce qu’il doit remonter sur son bureau. Un ministre de l’industrie ne peut pas décider, à lui seul, de ces questions : elles concernent trop de monde et engagent trop l’avenir.

Toute ma vie politique, j’ai pensé que la filière nucléaire était une chance pour la France. Je n’ai jamais changé d’avis et j’ai d’ailleurs souvent été accusé de faire partie du « lobby nucléaire ». Plaisanterie ! Le seul lobby qui existe, c’est le lobby antinucléaire, qui a bénéficié pendant des années de la bienveillance médiatique. Les raisons pour lesquelles je suis pour le nucléaire ne sont pas très originales, mais elles n’en sont pas moins exactes et, à ce titre, méritent d’être martelées – et on entend tellement de bêtises !

La première raison est très simple : nous n’avons pas d’énergies fossiles. Ce n’est pas parce que c’est connu que cela ne doit pas être rappelé. Tout part de là !

La deuxième raison, c’est que nous avons besoin du nucléaire pour atteindre nos objectifs environnementaux ; sans lui, nous n’y arriverons pas. Ceux qui se préoccupent le plus du réchauffement climatique devraient être les premiers défenseurs du nucléaire. Cela n’a aucun sens de l’opposer aux énergies renouvelables ! Les partisans de l’énergie nucléaire sont tous pour les énergies renouvelables, mais beaucoup de partisans des énergies renouvelables sont contre l’énergie nucléaire, alors qu’ils devraient être pour.

La troisième raison est moins mise en avant, mais elle est essentielle : la filière nucléaire a accumulé pendant soixante-dix ans des compétences scientifiques et technologiques extraordinaires, grâce auxquelles elle tire derrière elle toute l’industrie. Or, au moindre signal de mise en cause du nucléaire, c’est toute la filière de formation que l’on met à mal, et durablement, car il faut des années pour former nos meilleurs ingénieurs. C’est le même problème que les quotas dans les études de médecine : ils sont indolores au début mais, dix ans plus tard, on manque de médecins. La filière nucléaire est fantastique et elle tire tout le monde vers le haut. Il faut voir le dévouement de ceux qui travaillent dans les centrales, pas seulement les ingénieurs et les concepteurs, mais aussi les gens qui y sont au quotidien : ils aiment leur métier.

Ma quatrième raison d’être pour le nucléaire, c’est qu’elle est, de toutes les énergies, celle qui produit le moins de nuisances, visuelles comme sonores. Aucune énergie n’est totalement neutre ; toute forme d’énergie produit des effets négatifs ou indésirables.

Enfin, le nucléaire est l’énergie qui permet d’avoir l’électricité la moins chère.

Tout cela est tellement évident et incontestable qu’on se demande comment des gens peuvent être contre le nucléaire. Il n’y a pas besoin d’être polytechnicien pour le comprendre.

Pour aggraver mon cas, j’ai récapitulé tous les moments d’« aiguillage » où j’ai eu à prendre des décisions en la matière : toute ma vie politique, elles ont été en faveur de la filière nucléaire, et je les ai toujours assumées publiquement, quel que soit le prix politique à payer. Aujourd’hui, c’est facile d’être pour le nucléaire : j’en vois qui font des doubles ou des triples saltos arrière ! Mais, à l’époque, le nucléaire a fait l’objet d’une campagne de dénigrement digne des chasses aux sorcières du Moyen Âge, irrationnelle et mensongère, d’une hystérie médiatique et collective fondée sur rien. Les premières fake news sont nées à propos du nucléaire.

La première décision que j’ai eue à prendre, c’était en 2004, en tant que ministre d’État, ministre de l’économie, des finances et de l’industrie. C’est moi qui ai fait le choix de lancer un réacteur de troisième génération, le réacteur pressurisé européen (EPR), et de le construire à Flamanville. J’ai choisi cette localité, parce que sur les deux qui m’étaient proposées, tout le monde était d’accord pour celle-ci, alors que Laurent Fabius était contre Penly.

Lors de la campagne présidentielle de 2007, un animateur de télévision, dont j’ai oublié le nom, a fait défiler les candidats devant des ONG. Ce n’est pas le moment le plus digne de ma vie politique, mais je voulais être élu… Devant ces ONG, des gens bien, modernes, qui savaient ce qu’il fallait faire, j’ai acté que je ferai le Grenelle de l’environnement – c’était quelque chose d’assez nouveau, associant les élus, les syndicats, le Gouvernement et les ONG – mais j’ai dit aussi que jamais je ne remettrai en cause le nucléaire. Trois mois avant l’élection, j’ai dit que je le sanctuariserai et j’ai acté notre désaccord. C’est d’ailleurs à cause de ce désaccord que Greenpeace – dont le directeur des campagnes allait devenir, en 2022, le candidat des écologistes à la présidentielle –, a refusé de participer au Grenelle. Ils voulaient déjà casser la filière.

Le 12 octobre 2007, peu après mon élection, je suis allé sur le site de la centrale de Penly pour annoncer que la filière nucléaire resterait « le cœur de la production électrique française ». J’ai souligné que si la France produisait deux fois moins de gaz à effet de serre par habitant que les autres pays d’Europe, c’était grâce au nucléaire : il n’y avait pas de mystère. On ne pouvait pas me dire qu’il fallait lutter contre les gaz à effet de serre et détruire la filière qui en produit le moins. J’ai précisé que nous allions développer le renouvelable, mais qu’il s’agirait évidemment d’un complément et non d’un substitut du nucléaire. Ceux qui expliquent que le renouvelable peut se substituer au nucléaire mentent : c’est impossible. Je n’ai jamais pensé qu’il fallait choisir entre le nucléaire et le renouvelable : il faut le nucléaire et le renouvelable, en complément.

Le 3 juillet 2008, au Creusot, je récidive en annonçant la construction d’un deuxième réacteur de nouvelle génération. Nous faisions face à une flambée des prix des hydrocarbures. Le bon sens nous imposait de renforcer nos capacités nucléaires. J’ai donc décidé de créer un deuxième EPR, à Penly. Je suis allé plus loin en demandant à ma ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Mme Valérie Pecresse, de développer de nouveaux programmes de formation, car je savais que nous aurions besoin de 1 200 ingénieurs nucléaires de plus par an à partir de 2010. Je rappelle que le projet de Penly a été arrêté par M. François Hollande –nul ne sait pourquoi – avant d’être relancé. Nous avons perdu douze ans, et pas à cause d’un manque d’ingénieurs ou d’un problème de moteur. J’avais pris la décision, le site était choisi, tout était possible. Pourquoi être revenu là-dessus ?

Le 6 février 2009, je me rends sur le site de Flamanville. Alors que nous subissons les effets de la crise financière de 2008, j’annonce mon intention de faire du nucléaire le moteur de la reprise économique. Notre déficit extérieur était très important. Je pensais que les futurs EPR, qui produisent chacun 12 milliards de kilowattheures par an, nous permettraient d’avoir facilement des excédents à l’export : chacun représentait un potentiel de 600 millions d’euros par an. Je voulais que la France, non seulement soit autonome énergétiquement, mais puisse exporter.

Dans un souci d’équilibre, je précisais : « Ce n’est pas parce que la France est le champion du nucléaire qu’elle doit être la lanterne rouge des renouvelables. » Et j’annonçais notre soutien au développement d’une véritable filière du renouvelable. Je précisais aussi, sous forme d’avertissement, qu’il est très difficile de « recréer la compétence nucléaire […] dans un pays qui n’investirait plus dans cette technologie » et que « la succession de périodes d’investissement massif et de périodes d’arrêt complet serait destructrice pour une filière […] d’une telle intensité technologique ».

Les signaux désastreux qui ont été envoyés ont détourné nos meilleurs étudiants de la filière nucléaire. Contrairement à ce que l’on dit souvent, la parole du politique compte, et les mots ont un sens, surtout en France, où on a l’amour des mots. Arrêter la filière du nucléaire, c’est la détruire. Avec le nucléaire et les filières à haute intensité technologique, vous avancez ou vous reculez ; vous vivez ou vous mourez.

Le 3 mai 2011, je vais sur le site de la centrale de Gravelines et je dis que « nous allons continuer à investir dans le nucléaire pour développer la production d’électricité ». C’est quelques semaines après Fukushima ; je ne reçois pas d’applaudissements. Je précise que sans le nucléaire, le prix de l’électricité serait multiplié par quatre. Mes propos suscitent l’indignation des écologistes, comme des socialistes, qui ne faisaient pas mystère de leur volonté de freiner brutalement le développement de la filière nucléaire.

Dans le même temps, j’annonce que j’ai décidé de lancer un audit de sécurité sur tous les équipements nucléaires, sans exception – pas seulement les centrales. L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) fait déjà 700 contrôles par an et toutes les centrales passent au grand contrôle tous les dix ans. Mais, après Fukushima, je décide de faire, en plus, un audit sur toutes les installations nucléaires. Au passage, je trouvais étrange que les mêmes personnes pour qui le nucléaire était dangereux refusent qu’on investisse dans cette filière, alors que, grâce aux retours d’expérience, les nouvelles centrales sont plus sûres que les anciennes. C’est incohérent.

D’ailleurs, si le nucléaire est dangereux, il faudrait fermer toutes les centrales. Pourquoi seulement Fessenheim ? Il ne faut sauver que les Alsaciens ? C’est invraisemblable de dire une chose pareille ! Et le pire, c’est que tout cela pouvait être asséné sans provoquer de tollé dans les médias, bien au contraire.

Le 7 juin 2011, j’ai un entretien téléphonique avec la chancelière Merkel, à la suite de l’annonce de l’Allemagne de fermer les neuf centrales nucléaires de Bavière. Cet entretien est franc – j’ai du respect et de l’admiration pour Angela Merkel, et j’ai aimé travailler avec elle. Je lui fais part de mon incompréhension et elle me répond : « Nicolas, tu n’as pas vu Fukushima ? » À quoi j’ai rétorqué : « Mais d’où le tsunami pourrait-il arriver en Bavière ? » C’était un moment difficile. On pourrait me reprocher, et je l’accepte, de ne pas avoir marqué publiquement mon désaccord. J’ai toujours pensé que le couple franco-allemand était important et qu’il ne fallait pas jouer avec lui. Entre le règne de Louis XIV et 1945, nous nous sommes affrontés tous les trente ans. Avec les Italiens, on peut s’étriper, cela n’a aucune importance, on s’aime ; s’agissant du couple franco-allemand, il faut prendre soin de l’acquis de la réconciliation et de la paix, qui est tellement précieux. Je n’ai donc pas protesté publiquement et je me suis contenté de dire que les Allemands auraient besoin d’électricité après l’arrêt de leurs centrales et que nous pourrions leur en vendre. J’ai également dit qu’après Fukushima, un chef d’État devait garder son sang-froid et qu’aucune fermeture de centrale n’aurait lieu en France. Aucune ! Au passage, quand les Allemands ont fermé leurs centrales nucléaires, ils ont rouvert toutes leurs centrales à charbon, dont on sait parfaitement que les particules – je le dis aux écologistes – sont transportées jusqu’à Paris par les vents. Il y avait quand même beaucoup de cynisme dans cette décision.

Le 25 novembre 2011, j’ai visité la centrale de Pierrelatte où j’ai déclaré que la réduction de la part de l’énergie nucléaire provoquerait une vague massive de délocalisations et serait un cataclysme économique et une folie. Je peux tout entendre et tout comprendre – ma conviction n’est pas forcément la bonne –, mais personne ne peut dire que nous n’avons pas mis en garde sur les conséquences de la réduction de la part du nucléaire. Il y a eu un débat sur cette question, les responsables politiques ont dit ce qu’ils pensaient. Il ne faut pas mettre tout le monde dans le même panier, c’est trop facile ! Des gens ont assumé les responsabilités de l’État. J’ai dit que cette politique serait une folie qui entraînerait un mouvement de délocalisations massif. Je visais là l’accord passé entre le Parti socialiste et Europe Écologie Les Verts en novembre 2011, qui prévoyait la fermeture de vingt-quatre de nos cinquante-huit réacteurs pour réduire de 74 % à 50 % la part du nucléaire dans la production d’électricité française. L’accord stipulait, en outre, la fermeture de l’usine de retraitement de La Hague et celle de production de combustibles de Marcoule : pourquoi ? Ils voulaient fermer l’installation de retraitement et celle de production, ils voulaient tuer la filière. Cet accord faisait écho à la décision prise en 1998 par Lionel Jospin de fermer Superphénix, qui faisait du retraitement, pour faire plaisir à Dominique Voynet. Il y a donc une constance, entre ceux qui ont voulu détruire la filière et ceux qui l’ont promue. Dans une démocratie, il importe de souligner les erreurs des uns et des autres – les miennes pour commencer –, mais quand on a eu raison contre le courant dominant, chacun doit avoir le courage de le reconnaître. Les projets de fermeture des usines de Marcoule et de La Hague me semblent plus représentatifs de la volonté de détruire la filière. Les mêmes disaient qu’un problème d’uranium allait se poser alors qu’ils voulaient fermer ces usines : quelle est la cohérence ?

Sans vouloir polémiquer, je souhaiterais vous citer trois phrases prononcées à cette époque, florilège extrait d’un corpus effarant. À la suite de ma déclaration à la centrale de Pierrelatte, M. François Hollande a affirmé ceci : « En défendant le nucléaire, Nicolas Sarkozy montre qu’il est un homme du passé car il défend un modèle économique dépassé. » Les faits ont parlé, et je ne suis pas sûr que le nucléaire soit plus dépassé que d’autres. Mieux, Mme Martine Aubry, alors première secrétaire du Parti socialiste, a dit : « Avec le nucléaire, Nicolas Sarkozy est le président du siècle dernier. » Enfin, la candidate écologiste à la présidentielle de 2012, Eva Joly, que j’ai peu l’habitude de citer, avait prétendu que « défendre le nucléaire, c’est s’accrocher à la ligne Maginot ou au minitel. » Mesdames, messieurs, quelles que soient vos convictions – et je m’excuse si je blesse tel ou tel ici –, entendre cela, non pas au Moyen Âge, mais en 2011, est grave. Je peux comprendre qu’on soit contre le nucléaire, mais une telle incompréhension fait honte ! À cela j’ai répondu – et je n’ai pas changé d’avis – que le nucléaire n’était ni de droite, ni de gauche, mais qu’il était l’intérêt supérieur de la France.

À l’époque, mes contradicteurs faisaient deux contresens historiques terribles.

Le premier était que la demande d’électricité allait baisser. Comment ? Pourquoi ? En France ? En Europe ? Dans le monde ? Quand je suis né, il y avait 2,5 milliards d’habitants dans le monde et, alors que je suis encore très jeune, il y en a actuellement 7,5 milliards, soit une multiplication par trois. Dans trente ans, ce nombre aura dépassé 8 milliards et, selon certains, 10 milliards à la fin du siècle, et la demande d’électricité va baisser ? J’ai entendu un animateur de télévision devenu ministre se réjouir, dans la même journée, que, dans quinze ans, le parc nucléaire français serait complètement fermé et que le parc automobile serait totalement électrique. Mais l’électricité, ça se récolte ? Je crois au débat, mais, clairement, il faut avoir conscience que l’électricité se produit – par du pétrole, du gaz, du charbon ou du nucléaire.

Le second contresens tenait à la conviction que l’éolien serait la source énergétique de remplacement. Si vous voulez remplacer les vingt-quatre réacteurs nucléaires promis à la disparition, il faut 30 000 éoliennes, ce qui représente 115 milliards d’euros d’investissement. Un détail ! Personne, citoyens comme élus, vivant dans le voisinage des centrales abritant les vingt-quatre réacteurs ne s’est jamais plaint de leur présence, aucune mobilisation n’y a été constatée – vous le savez, monsieur le président, vous qui êtes élu de la circonscription de Fessenheim, que les gens défendent plutôt leur centrale ! Et on fermerait vingt-quatre réacteurs qui ne posent aucun problème pour les remplacer par 30 000 éoliennes grâce à un investissement de 115 milliards d’euros ? Je le dis d’autant plus facilement que la capacité éolienne française a été multipliée par huit pendant mon quinquennat et que la production du parc photovoltaïque a été portée de 2 mégawatts à 1 700 mégawatts.

Je me suis rendu à deux reprises à Fessenheim. Travailleurs de la centrale et élus locaux ont été montrés du doigt, sans aucun respect pour eux. Pendant des années, on a accusé ces travailleurs d’être dangereux : c’est un mensonge ! Le 9 février 2012, j’ai expliqué que les rapports des autorités indépendantes après la visite décennale et celle ayant suivi la catastrophe de Fukushima montraient que le premier réacteur – il n’y avait pas encore de rapport pour le deuxième – était parfaitement sûr : l’ASN prolongeait son autorisation de fonctionnement de dix ans. La centrale de Fessenheim produisait 70 % de toute l’électricité consommée en Alsace et rapportait 400 millions d’euros de bénéfices à EDF. Vous vous rendez compte qu’on a dû recapitaliser EDF à hauteur de 8 milliards d’euros alors qu’on avait fermé une centrale sûre, profitable et capable de fournir 70 % de l’électricité d’une grande région industrielle, sans aucune – absolument aucune – raison valable. On disait que Flamanville prendrait le relais, mais on savait parfaitement à ce moment-là que le chantier de l’EPR accusait du retard.

Voilà ce qui s’est passé ! Vouloir détruire la filière nucléaire française, c’est trahir l’intérêt national !

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle place le nucléaire a-t-il occupée dans votre action au sein de l’Union européenne, notamment au moment de la présidence française de 2008 ? Le débat est constant sur le sujet, par exemple sur la taxonomie ou sur l’utilisation du nucléaire pour produire de l’hydrogène.

Certaines tentatives de vente d’outils nucléaires à l’étranger ont échoué, à cause, notamment, de difficultés entre EDF et Areva que nos auditions ont mises en lumière. Comment avez-vous traité cette question ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. J’ai aimé être président de l’Union européenne ! Exercer cette présidence en période de crise était une chance, contrairement à ce que l’on a dit, car un tel moment allège les procédures. Vous pouvez vous échapper de la mainmise technocratique à Bruxelles et à Strasbourg, car la crise provoque un tel choc tellurique que le politique reprend toute son utilité. Nous avons assez peu parlé d’énergie pendant ce second semestre de 2008, car M. Poutine a eu la mauvaise idée d’envahir la Géorgie : les chars russes sont arrivés à 25 kilomètres de Tbilissi et je me suis rendu dans cette ville ainsi qu’à Moscou pour faire sortir les Russes de Géorgie, ce qui a demandé une grande énergie et a bloqué toute ma présidence. Un grand débat a eu lieu sur le fait de me donner ou non un mandat pour négocier au nom de l’Union européenne – je ne voulais pas de mandat car je voulais être libre. En outre, nous devions gérer les conséquences de la crise financière : les discussions autour de la table du Conseil portaient sur la régulation financière, pour éviter que l’ensemble de l’économie n’explose. Je n’ai donc pas mené de combat homérique pour défendre le nucléaire pendant la présidence française de l’Union européenne.

La technostructure européenne n’a jamais été pronucléaire. Plusieurs de nos amis et rivaux auraient été très contents de pouvoir scier l’avantage exceptionnel dont jouissait la France – pour une fois que nous en avions un ! – grâce au nucléaire. Vous n’imaginez pas quel combat cela a été pour faire reconnaître le nucléaire comme énergie propre. Il y avait de la jalousie et de la concurrence – que je peux comprendre, nous faisons pareil. Les gouvernements français pronucléaires n’ont jamais bénéficié du soutien de la technostructure européenne, qui aurait pourtant dû se féliciter que le troisième moteur de la fusée européenne – quand les Britanniques étaient encore dans l’Union – bénéficie d’un avantage dont il aurait pu faire profiter les autres. Nous qui étions pour le nucléaire, nous étions attaqués à la fois par l’Union européenne et par le lobby antinucléaire, dont les relais médiatiques étaient formidablement puissants.

Dans les compétitions sur les marchés mondiaux, parfois on gagne, parfois on perd, comme en politique. Ce serait tellement bien que l’on gagne à tous les coups, quoique peut-être pas, car l’expérience de la défaite accroît le plaisir de la victoire – vous le ressentez peut-être en regardant tous ceux qui n’ont pas été élus. Aux Émirats arabes unis, j’ai connu une grande déception. De mon point de vue – je vous livre là ma conviction, mais je peux me tromper –, nous avons perdu l’appel d’offres pour la construction de réacteurs nucléaires parce que l’EPR était un peu surdimensionné pour un pays qui comptait à l’époque 10 millions d’habitants, et que le consortium sud-coréen qui a remporté l’appel d’offres avait fait des promesses – qu’il n’a d’ailleurs pas pu tenir. Outre qu’il était surdimensionné, notre produit comportait des mesures de sécurité qui n’avaient rien à voir avec celles du consortium sud-coréen – je ne dis pas que leur projet était dangereux mais il était moins exigeant en termes de sécurité. Je n’attribuerais donc pas notre défaite à une mésentente entre Areva et EDF, même si celle-ci était réelle et ne nous a pas aidés, mais plutôt à un problème de « produit sur étagère ».

Pour le reste, les centrales EPR chinoises fonctionnent, même si l’installation des réacteurs a pris six ou sept ans, soit le double du temps initialement prévu ; en outre, les deux réacteurs ont coûté plus cher qu’estimé puisque leur prix a atteint une dizaine de milliards d’euros, mais ils fonctionnent et nous avons gagné. En Finlande et au Royaume-Uni – dans ce dernier pays, le projet a été mené après mon mandat mais je l’ai totalement soutenu –, les EPR fonctionnent également. J’ai relu l’intéressant rapport de Jean-Martin Folz commandé par Bruno Le Maire et portant sur la construction de l’EPR de Flamanville : il explique bien que le produit EPR n’est pas en cause. Si on avait pu proposer une centrale nucléaire adaptée à un pays de 10 millions d’habitants, nous aurions eu plus de chances.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez assimilé l’énergie nucléaire à une industrie, ce qui emporte de nombreuses conséquences. Vous avez rappelé avoir signé le pacte de Nicolas Hulot, dont l’un des engagements était la création d’un poste de vice-Premier ministre chargé de l’écologie et de l’énergie. Vous avez tenu cet engagement et, en 2008, vous avez créé la direction générale de l’énergie et du climat, rattachant ainsi l’énergie à la direction du climat – une première dans notre histoire institutionnelle. En 2010, vous êtes revenu sur ce choix et avez rapatrié l’énergie au ministère de l’industrie. Cette décision fut-elle prise pour de simples raisons administratives ou recouvrait-elle une question profonde d’organisation de l’État et une reconnaissance de l’importance du lien entre l’énergie et l’industrie ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. C’est un choix politique que j’assume. On peut être pour, on peut être contre, mais l’époque était aux délocalisations en vagues. J’ai toujours aimé l’industrie, j’ai passé mon temps à aller dans les usines et je n’ai jamais cru à une économie exclusivement tertiaire : sans industrie, de qui les services se mettent-ils au service ? Je me suis rendu compte que la question de la fourniture d’électricité à nos filières – pour Saint-Gobain et pour d’autres – était centrale et que nous pouvions, grâce au nucléaire, gagner en compétitivité et contrebalancer le poids de nos charges sociales. Je ne les remets pas en cause, je mets en face d’un modèle social beaucoup plus coûteux que celui des autres, une énergie moins onéreuse, donc un choix à faire pour l’industrie.

Nous avons lancé un plan d’avenir, le grand emprunt, que j’avais fixé à 36 milliards d’euros mais que Bercy a ramené à 20 milliards – même quand vous êtes Président de la République, Bercy repasse derrière vous, vous promet un effet de levier et conserve 16 milliards, mais après tout, c’est leur rôle. Dans le plan d’avenir, un milliard d’euros était affecté à la recherche nucléaire et au projet de réacteur rapide refroidi au sodium à visée industrielle (Astrid). Tout le monde parle actuellement des centrales de troisième génération, mais préparons d’ores et déjà la quatrième : l’arrêt d’Astrid n’a aucun sens. La recherche pour la quatrième génération sert pour la troisième et même pour la deuxième. Dans le cadre du grand emprunt, j’avais également posé la règle de 1 euro dépensé dans les énergies renouvelables pour 1 euro dans le nucléaire.

Une petite phrase sur le déficit d’entretien des centrales d’EDF ne m’a pas plu. Qu’est-ce qui permet de dire cela ? Je veux les chiffres ! C’est faux ! EDF a triplé son investissement dans les centrales pendant mon quinquennat, et je ne laisserai pas dire qu’elle a bradé l’entretien des centrales. D’ailleurs, si elle l’avait fait, l’ASN n’aurait-elle pas protesté ? A-t-on fermé un seul réacteur pendant les cinq ans de mon mandat ? Je ne veux pas que l’on dise des choses inexactes. Je ne veux pas être cruel, mais s’il devait y avoir comparaison entre la situation d’EDF sous la présidence d’Henri Proglio, que j’ai nommé, à celle des années suivantes, je ne suis pas sûr qu’elle soit à notre désavantage.

Je ne mets pas en cause le Président de la République actuel, car je n’ai pas les éléments pour juger de la possibilité d’arrêter la fermeture de Fessenheim après cinq ans. Et quand on ne sait pas, on ne parle pas.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous étiez aux responsabilités lorsqu’a été décidée la construction d’un nouvel EPR, et Président de la République pendant une période clé. Rappelons quelques chiffres : en 2006, l’EPR est estimé à un coût de 3 milliards, pour une mise en service en 2012 ; en 2010, il l’est pour un coût de 5 milliards, avec une mise en service en 2014 ; en 2012, à la fin de votre mandat, il l’est à 8,5 milliards pour une mise en service en 2017.

J’imagine que vous avez suivi ce dossier de près puisque, comme vous l’avez dit, le nucléaire est une affaire de Président de la République. Quelles explications avez-vous ? Comment traduisez-vous industriellement et politiquement la question de l’EPR ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. Inutile de vous dire, monsieur le rapporteur, que je n’ai pas d’explication technique – ce sujet est d’une complexité atroce.

À Flamanville, les travaux ont commencé en 2007. On nous annonce le démarrage de l’EPR pour 2024, soit dix-sept ans plus tard, pour un coût final estimé par EDF à 13 milliards, 12 au mieux. Le rapport de Jean-Martin Folz ne remet pas en cause la conception du moteur, à raison puisque l’EPR de Taishan est équipé du même – pourquoi serait-il trop compliqué pour fonctionner à Flamanville ? Cela n’a aucun sens. Les Chinois l’ont parfaitement fait fonctionner.

Un premier problème pourrait tenir aux conditions de sûreté – soit l’intérieur des centrales, l’extérieur relevant de la sécurité – qui, en France, sont sans doute les plus fortes du monde, et c’est tant mieux. Par exemple, les EPR ont une double coque. Pour parer à une fonte du réacteur, il faut installer un ravier très solide en dessous, pour éviter une contamination de la nappe phréatique, et une coque au-dessus, pour éviter une contamination de l’atmosphère. Dorénavant, cette coque est doublée et doit résister au choc d’un avion qui se poserait dessus. Sans dire qu’il y a danger en Chine, je ne pense pas que le niveau d’exigence y soit le même. Simplement, entre la décision de construire l’EPR de Flamanville, dont le chantier mobilise plus de 3 000 ingénieurs, et son démarrage, les conditions de sécurité ont changé.

Deuxièmement, nous avons perdu de la compétence en matière de construction de centrales. Rien n’avait été construit depuis la centrale de Civaux, seize ans auparavant, lorsque nous avons lancé l’EPR. Je ne suis pas un admirateur inconditionnel du président Xi, mais les Chinois ont construit des centrales en permanence. Dans une maternité, on considère qu’un obstétricien qui fait moins de 300 accouchements par an fait courir un risque à ses patientes, car il perd la main. C’est un peu ce qui s’est passé en matière nucléaire : entre les centrales de Civaux et de Flamanville, nous avons perdu de la substance.

Troisièmement, la construction de la centrale de Taishan a commencé deux ans après celles de Finlande et de Flamanville. Elle a donc bénéficié du retour d’expérience de ce que nous avons mal fait.

Quatrièmement, il y a certainement des faiblesses dans l’organisation du suivi du chantier par EDF, qui ne saurait s’en exonérer.

Je vous demande, non d’avoir de l’indulgence pour les ingénieurs, mais de comprendre que nous sommes au sommet de la technologie, à l’avant-garde. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut faire avec certitude. Dans cinquante ans, ceux qui nous succéderont diront : « C’est fantastique, l’EPR qu’ils ont fait ! Il continue à produire l’électricité ! ». Nous sommes au début d’un processus, pas à l’époque de Joliot-Curie et de la pile Zoé, précieusement conservée à Clamart. Il faut accepter l’idée qu’un saut technologique de cette complexité ne peut pas être en abscisse et en ordonnée, ce qui ne signifie pas que des erreurs n’ont pas été commises, que tout a été fait comme cela aurait dû l’être et qu’il n’y a pas eu de bagarres. Si, en plus, ceux qui travaillent à la pointe du nucléaire, entendent en permanence qu’on va arrêter le nucléaire, ce n’est guère encourageant. Et la fermeture de la centrale de Penly, choisie pour être la jumelle de celle de Flamanville, ne l’est pas davantage.

Pour le reste, je m’en remets au rapport de Jean-Martin Folz, qui me semble équilibré et plus à même de vous informer à ce sujet que moi. J’ai dit que le nucléaire est du niveau du Président de la République, je n’ai pas dit que j’y comprends tout. J’ai dû me rendre dix fois dans une centrale nucléaire ; dix fois on m’en a expliqué le fonctionnement. Je prenais un air concentré, je l’étais autant que possible, mais au bout de cinq minutes j’étais largué. Je connaissais suffisamment le processus pour prendre des décisions, mais il est monstrueusement compliqué.

M. Antoine Armand, rapporteur. La question des règles européennes a beaucoup occupé nos travaux. En 2010, la loi Nome a eu pour effet d’ouvrir le marché de l’électricité. Elle a lancé le dispositif de l’Arenh, abondamment discuté dans notre commission d’enquête, et fait évoluer le statut des centrales hydroélectriques sans pour autant que la question soit résolue. Il ressort des auditions que nous avons menées et des réponses que nous avons reçues, que tout cela semble avoir affaibli la situation de l’opérateur chargé de nos centrales, ainsi que notre capacité à investir de façon générale, y compris dans les centrales hydroélectriques.

Quel est votre point de vue à ce sujet ? Sans anachronisme, quelle était la situation ayant amené à prendre cette décision ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. La loi Nome n’a rien à voir avec le démantèlement de la filière nucléaire. On peut être pour ou contre cette loi, mais qu’on ne me dise pas que l’accord PS-Écolos a été conclu à cause d’elle ! C’est une plaisanterie ! Un choix idéologique absurde a été fait, qui n’a rien à voir avec la loi Nome, même si l’on considère qu’elle affaiblit EDF. Cet argument est irrecevable.

J’ai eu à travailler de près sur EDF à deux reprises.

Sur le statut, j’ai beaucoup travaillé avec un homme que j’appréciais, Frédéric Humbrecht, patron de la CGT-Énergie à l’époque. Le changement de statut d’EDF nous est tombé sur le dos, Bruxelles indiquant qu’EDF pouvait accéder au marché sans problème grâce à la garantie de l’État et qu’il fallait en changer le statut. J’ai dû le faire, ce qui a provoqué, lors de ma visite à Chinon, une forme d’émeute, dont je suis sorti vivant, et qui était en fin de compte assez sympathique. Nous avons pu le faire sans trop de drames. C’était ma première intervention. Je n’ai pas eu le choix. Nous faisons partie de l’Europe. Je suis un Européen convaincu. L’Europe était persuadée qu’il fallait ouvrir le marché de l’électricité à la concurrence, que je préfère d’ailleurs au monopole, lequel finit toujours en catastrophe.

S’agissant de la loi Nome, je rappelle que l’origine de l’ouverture à la concurrence des marchés de l’énergie se trouve dans les directives européennes du « paquet énergie », adopté en 1996. Il a été transposé dans la législation française par trente textes. Ces trente textes qui ont ouvert le marché à la concurrence ont été adoptés en 2000 et en 2001. Qui était Premier ministre ? M. Jospin, dans le cadre d’une cohabitation. Dans la vie, il y a des dates et des faits ; c’est embêtant, mais c’est ainsi. C’est à cela que sert l’histoire. Il ne faut pas hésiter à se replonger dans les livres ; si on ne sait pas d’où on vient, on ne sait pas où on va. La loi Nome est très exactement le résultat de ces dispositions, couronnées – excusez du peu – par le sommet de Barcelone, qui s’est tenu en 2002, quelques mois avant que Jacques Chirac soit réélu et que j’entre au Gouvernement.

La loi Nome a été la conséquence de cette libéralisation. Je ne vais pas tomber dans la démagogie et dire que je suis contre la concurrence ; j’y suis assez favorable, y compris pour les trains. Je pense que la concurrence boostera un peu la SNCF. Elle boostera aussi Air France, qui en a besoin.

À l’époque, nous avions EDF, Areva et Suez, qui opérait le nucléaire en Belgique. Mettez-vous à ma place de Président de la République : je n’allais pas casser l’un pour l’autre ! Je n’étais pas actionnaire ! Nous avions plusieurs champions. Maintenant, nous n’en avons plus. Est-ce mieux ? Je ne le crois pas. Lorsque nous devions attribuer la construction de la centrale de Penly, la grande bagarre opposait EDF à Suez. Nous avions de la richesse !

Lorsque M. Jean-Louis Borloo m’a proposé de fixer le montant du mégawattheure (MWh) de l’Arenh à 40 euros, puis à 42 euros, on m’a accusé de défendre EDF au détriment des consommateurs. Il en a été de même lors de l’attribution d’une quatrième licence de téléphonie mobile, outre celles attribuées à France Télécom, Bouygues et SFR. Croyez-moi, je me suis fâché avec beaucoup de gens ! Ceux qui ont eu la licence l’ont oublié, mais ceux qui ont vu arriver un nouveau concurrent savent qui était le coupable. C’est aussi de l’ouverture à la concurrence. Maintenant que nous avons quatre opérateurs de téléphonie mobile, qui oserait s’en plaindre ? Les trois premiers m’expliquaient que l’arrivée d’un quatrième opérateur les tuerait. Leur émotion faisait peine à voir. Quinze ans plus tard, personne n’est mort, tout le monde gagne de l’argent et les prix de la téléphonie mobile ont été divisés par trois ou quatre. J’assume d’être favorable à la concurrence.

L’idée selon laquelle nous pouvions conserver une EDF reine du monde, assise sur le nucléaire et payée par les impôts des Français sans qu’aucun fournisseur ne puisse venir lui faire concurrence est une idée que je n’approuve pas. Je ne dis pas que la loi Nome est bonne, ni que les conditions n’ont pas changé ; de tout cela, on peut discuter. Au niveau de Président de la République où j’étais – autorisez-moi à rester sur l’autoroute et à ne pas emprunter les départementales : lorsque vous êtes Président de la République, vous êtes toujours sur l’autoroute, et si vous empruntez les départementales, vous vous perdez –, l’ouverture à la concurrence, dans son principe, ne me choquait pas.

J’accepte tout à fait le débat sur ce point qui, contrairement au débat sur le nucléaire, est un débat d’ordre intellectuel. Il est intéressant et parfaitement légitime : certains sont pour la concurrence, d’autres non.

J’ai accepté la loi Nome, qui nous mettait en conformité avec nos obligations européennes. Faut-il la modifier ? Peut-être, cela ne me pose pas de problème. Mais, sur le fond, je préfère l’ouverture à la concurrence au monopole, n’ayant jamais été un admirateur de Staline, des communistes, du modèle chinois et du reste.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous en venons aux questions des orateurs des groupes.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Vous avez dit que le nucléaire relève éminemment du régalien, et même du Président de la République. Cet état de fait peut-il expliquer certaines arrière-pensées politiques ou certains choix opportunistes au lendemain de la catastrophe de Fukushima, tels que les décisions de Mme Merkel ou la position prise lors du quinquennat de M. François Hollande ? Quel était l’état d’esprit en France après Fukushima ? L’opinion publique a son importance dans les décisions que prend le politique.

Vous avez également dit viser des excédents de production d’électricité dans l’esprit d’en exporter pour apporter de la richesse. Comment concilier cet objectif avec le système de l’Arenh, au sein duquel la société productrice d’électricité, en l’occurrence EDF, est moins avantagée ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. Des arrière-pensées politiques, j’en ai eues. Elles ne me choquent pas. Un homme ou une femme qui veut être élu part pour gagner, pas pour perdre. En l’espèce, nous ne parlons pas d’arrière-pensées politiques, mais de la destruction d’une filière majeure d’intérêt général, ce qui n’a rien à voir.

Si vous faites allusion à la démagogie, madame la députée, elle existe. Y ai-je moi-même cédé ? Certainement. La politique, je l’ai dans le sang, je l’ai aimée. Je la trouve très noble. Je serai toujours du côté de ceux qui choisissent l’engagement contre ceux qui restent au bord de la rivière les bras croisés et ne s’engagent sur rien. Aux experts, je préfère les combattants.

En l’occurrence, il ne s’agit pas d’arrière-pensées politiques. Nous sommes dans le dur, comme lorsque nous parlons de l’armée française. Vous n’auriez pas réuni une commission d’enquête pour investiguer une petite arrière-pensée politique ou une petite blague. Le sujet est bien plus sérieux.

Sur l’opinion publique, la grandeur d’un politique est de savoir aller contre elle si nécessaire. La politique, c’est la conviction, pas la séduction, qui peut en naître mais n’en est jamais le préalable. On séduit parce que l’on convainc, dans cet ordre. Faire passer la séduction avant la conviction pose problème.

Sur Fukushima, on a menti à l’opinion publique en qualifiant cette catastrophe d’accident nucléaire. Les chiffres sont brutaux. Savez-vous combien de victimes ont péri à Fukushima ? 12 000, en raison du raz-de-marée. Combien y a-t-il eu de victimes tuées par les radiations ? D’après le rapport des Nations unies, un seul malheureux. La catastrophe de Fukushima est un tremblement de terre de force 9, qui ne s’était jamais produit au Japon.

J’étais le premier visiteur étranger au Japon, dix jours après la catastrophe. Tout le monde me déconseillait d’y aller, par peur de la radioactivité. Je me souviens avoir traversé Tokyo vide de voitures. Il n’y avait pas un avion sur le tarmac de l’aéroport de Tokyo.

Un tsunami de force 9 s’est produit le 11 mars 2011. La vague a atteint 30 mètres de haut et a pénétré 10 kilomètres à l’intérieur des terres. J’ai vu un endroit où elle a atteint 42 mètres de haut. Elle a détruit les groupes électrogènes de secours de la centrale, qui sont tombés en panne, ce qui a entraîné une destruction du système de refroidissement et la fusion du réacteur, qui a tenu, même s’il y a eu des émanations.

Les autorités internationales ont classé l’accident au niveau 7, comme Tchernobyl, mais leurs conséquences respectives n’ont rien à voir. Tchernobyl est un accident nucléaire, Fukushima, une catastrophe. Peu après, nous avons réalisé 12 milliards de travaux dans les centrales françaises, que nous avons équipées de groupes électrogènes diesel de secours et de réserves d’eau ultimes.

Au Japon comme en France, c’était l’hystérie. Au Japon, c’est compréhensible, les gens étaient sonnés. J’ai entendu le Premier ministre me dire « Je ne peux plus tenir, nous allons arrêter le nucléaire ». Je l’ai supplié de prendre le temps de réfléchir. Mais en France ? Que craignaient ceux qui voulaient fermer Fessenheim ? Un tsunami sur le Rhin ?

Le système de l’Arenh est éminemment complexe. Nous ne pouvons pas conserver un modèle dans lequel EDF est assise sur les centrales nucléaires françaises sans vendre son énergie aux autres. Ce n’est pas l’Union soviétique, ici. Nous ne pouvons pas fonctionner ainsi. Je reconnais qu’il y a quelque chose d’un peu kafkaïen à produire davantage d’électricité dans le seul but de la vendre. Je me suis posé la question à l’époque.

La politique, comme l’a rappelé M. le président, consiste à faire des compromis. La politique, ce n’est pas simplement écouter – cela serait tellement simple ! –, c’est aussi interpréter. L’homme de la rue, auquel vous avez affaire en tant que députés, pense parfois vert ou noir en vous disant rouge. Telle est la noblesse, et la difficulté, de la politique : transformer des contradictions en énergie positive pour trouver une voie. Moi, j’ai toujours voulu parler à la France qui travaille ; mais comment convaincre les ouvriers qu’on est véritablement avec eux en récompensant le travail, en bossant davantage et en reconnaissant le mérite ?

À défaut d’ouvrir le marché à la concurrence, que fallait-il faire ? Laisser EDF assise sur le trésor des cinquante-huit réacteurs nucléaires français et interdire à tous nos concurrents étrangers de venir en France vendre de l’électricité ? Fonctionner comme avant ? Mais les choses ont changé, le Marché unique s’est développé. Si les autres concurrents nous traitaient ainsi, nous hurlerions à la mort.

Nous sommes en Europe. J’y suis très attaché. J’ai eu la chance de diriger l’Europe. J’ai répondu aux questions des membres du Parlement européen – 750 parlementaires travaillant en vingt-deux langues, et cela fonctionne, puisque nous ne sommes pas en guerre. Quand on voit où en sont les Britanniques, on n’a pas envie de suivre leur exemple.

La politique exige des compromis. J’essaie de répondre aux questions du niveau où j’étais, non par refus d’en descendre, mais pour rappeler qu’un chef d’État n’a personne au-dessus, beaucoup de gens en dessous et doit trouver un équilibre. J’en ai trouvé un dont j’admets volontiers qu’il n’est ni définitif ni parfait. Je présente le raisonnement qui m’y a amené.

De même, j’ai reculé l’âge de départ en retraite à 62 ans en disant d’emblée que cette réforme n’était pas définitive. Je ne crois plus à la réforme définitive qui vaut pour cinquante ans. Nous avons adopté la loi Nome, en suivant un raisonnement qui me semble cohérent et conforme à nos obligations. Peut-on la modifier ? Cela ne me pose aucun problème. En revanche, dire qu’elle est la cause des problèmes d’EDF, je ne l’accepte pas.

M. Nicolas Meizonnet (RN). D’après vous, nous avons échoué à remporter l’appel d’offres nucléaire d’Abou Dabi en 2009 parce que notre offre était inadaptée et trop ambitieuse. Pourtant, la puissance de la centrale coréenne est proche de celle que nous proposions. Le projet français était bien parti pour être sélectionné.

D’après certains observateurs, le principal problème du projet français était la rivalité entre les entreprises françaises et leur défaut d’unité. En matière nucléaire, avez-vous eu des difficultés à faire travailler les géants français ensemble ? N’avez-vous pas eu parfois l’impression que nous faisions preuve de naïveté face à des Chinois, des Américains, des Russes et des Japonais qui avancent de façon un peu plus coordonnée ?

Vous avez dit de la décision de Lionel Jospin d’arrêter Superphénix que c’était « une folie ». Vous auriez pu relancer le projet. Pourquoi ne pas l’avoir fait ?

S’agissant des ressources humaines, la filière nucléaire peine à recruter depuis une vingtaine d’années, en raison du manque de perspectives qu’elle offre et de son image. De nombreux savoir-faire ne sont plus maîtrisés, des compétences sont perdues. Qu’avez-vous fait pour remédier à ce problème ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. J’ai été très déçu par notre échec à Abou Dabi. Je l’ai vécu de près : avec Mohammed bin Zayed, prince héritier à l’époque, nous avons fait beaucoup de choses, notamment le Louvre Abou Dabi, d’après une idée de Jacques Chirac, l’ouverture de la base militaire que personne n’a proposé de fermer depuis lors, et l’ouverture d’une antenne de la Sorbonne. Après notre échec, Mohammed bin Zayed m’a dit que le système des Coréens était 35 % moins cher et plus adapté. Était-ce la vérité ? Je l’ignore. Aux responsabilités comme aux élections, on ne gagne pas toujours.

Y avait-il des rivalités ? Oui. M’agaçaient-elles ? Oui, comme d’autres. Aurais-je pu changer les choses plus tôt ? Peut-être, mais la situation n’était pas facile, puisqu’il y avait Areva, EDF et Suez. Devais-je décapiter Areva ? Lorsque la situation est devenue intenable, j’ai renvoyé Mme Anne Lauvergeon. Quant à Alstom, si un acteur politique a agi pour cette entreprise, je crois être celui-là, et je n’ai pas apprécié sa disparition.

Oui, il y a eu des rivalités. Imaginez que vous êtes Président de la République…

M. Sébastien Jumel (GDR-NUPES). On n’est pas pressés !

M. le Président Nicolas Sarkozy. Mais si, il faut rêver, c’est bien ! Beaucoup rêvent, mais peu réalisent leurs rêves !

Vous avez EDF, Areva, Suez. On ne peut pas dire à l’un d’eux de rester à la maison. EDF et Areva devaient travailler ensemble, l’un au carénage, l’autre au moteur. Je suis élu Président de la République pour cinq ans, et je devrais me lancer dans du meccano industriel ? Ça ne s’est jamais bien terminé. Oui, il y a eu des rivalités, et elles n’ont rien arrangé, vous avez raison. Mais si c’est là la seule raison de l’échec à Abou Dabi, alors pourquoi gagnons-nous en Chine et en Finlande, avec la même organisation ? Ça n’a pas de sens ! Je vous donne le point, il y avait de la désorganisation et des rivalités, mais je ne vois pas comment nous aurions pu faire autrement – peut-être en se séparant de tel ou tel, mais je ne l’ai pas fait.

Vous me dites que les Russes et les Chinois sont mieux coordonnés. Je vous le confirme ; mais je n’avais pas compris que c’était le système politique que vous admiriez. Peut-être me trompé-je !

M. Nicolas Meizonnet (RN). J’ai aussi parlé des Américains !

M. le Président Nicolas Sarkozy. Les Américains ont autre chose : s’ils gagnent des marchés, c’est grâce au parapluie nucléaire. Je ne vous fais pas l’injure de penser que vous ne suivez pas les affaires étrangères, ou les étranges affaires : vous ne pouvez pas croire que les Américains gagnent parce qu’ils sont mieux organisés ! Ils ont la puissance militaire, la première armée du monde ; quand ils vendent des équipements, militaires ou civils, le reste vient avec. Ils ont aussi la monnaie mondiale, ça aide. Vous pourrez copier l’organisation des Américains, vous verrez que, sans leur puissance, vous ne réussirez pas comme eux.

Relancer Superphénix, c’était impossible ! Il était arrêté depuis près de dix ans. J’ai mis de l’argent sur la quatrième génération. Je n’en ai pas mis sur le retraitement des déchets nucléaires. D’ailleurs, aujourd’hui encore, l’uranium est un grand sujet. Il faut de toute urgence réfléchir à notre approvisionnement. Il est diversifié, puisqu’aucun de nos fournisseurs ne nous livre plus de 20 % de nos achats, mais l’uranium 238, produit par nos centrales, pourrait peut-être être réutilisé.

S’agissant des formations, la ministre de l’enseignement supérieur a eu l’instruction de développer une filière de formation scientifique. Vous pointez là un problème qui ne concerne pas que le nucléaire : on fait trop dans la philosophie, trop dans la sociologie, trop dans les études sociales, et pas assez dans les mathématiques et les sciences. Ce n’est pas nouveau.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’ai la triste responsabilité de vous annoncer, monsieur le président, que vous faites l’objet d’un boycott des députés du groupe La France insoumise : je n’en vois aucun ce matin.

M. le Président Nicolas Sarkozy. C’est dommage ! Je les aurais entendus avec beaucoup de sympathie.

M. Francis Dubois (LR). À la fin de l’année 2010, vous avez fait voter la loi Nome, qui met en place l’Arenh. À ce moment-là, nous sommes exportateurs d’électricité. Le prix du marché était alors de 39 euros le mégawattheure. L’Arenh est fixé à 42 euros depuis 2012.

Depuis, les choses ont changé. La loi Nome prévoyait que l’Arenh soit pilotable par décret, tant en ce qui concerne les volumes – à ce moment-là nous produisions 400 térawattheures, et la réforme prévoit la mise en concurrence de 100 térawattheures – qu’en ce qui concerne les prix. Aujourd’hui, nous ne produisons plus que 240 térawattheures d’électricité nucléaire : on sent bien que les choix politiques sur le nucléaire ont changé après la fin de votre mandat. C’est ce qui nous a fait perdre notre souveraineté électrique et nous amène à importer désormais de l’électricité.

Lorsque nous avons auditionné M. Luc Rémont, le nouveau PDG d’EDF, il nous a dit que le coût de production d’EDF était de 135 euros le mégawattheure. Les travaux de grand carénage justifieraient une augmentation de l’Arenh à ce prix. Au mois de juillet, l’Assemblée a voté, dans le cadre de l’examen de la loi d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat, le passage de l’Arenh à 46,50 euros mais on nous dit que le droit européen rend l’application de ce tarif impossible.

On voit les difficultés que provoque ce tarif réglementé européen de l’électricité pour l’ensemble de l’économie française. Faut-il continuer avec l’Arenh, le piloter vraiment et le faire passer à 135 euros ? Faut-il arrêter provisoirement ? Pour sauver nos entreprises, pourrait-on envisager un tarif réglementé national en lieu et place de ce marché concurrentiel européen ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. C’est une excellente question et un sujet extraordinairement difficile. Je vais vous répondre très sincèrement.

Quand arrivait sur mon bureau la question de l’augmentation des tarifs, je me trouvais face à une contradiction. D’un côté, je ne voulais pas de cette augmentation : une hausse tue une partie de l’industrie et diminue le pouvoir d’achat des Français. Je ne vous rappelle pas le contexte économique : nous avions connu la crise de 2008, celle des subprimes, mais aussi celle de 2010, celle de la dette européenne ; nous avions connu la récession. Je disais donc au ministre concerné : « N’y va pas trop fort ! » D’un autre côté, en agissant de cette façon, on affaiblit l’opérateur, qui veut des tarifs aussi élevés que possible, pas seulement pour couvrir ses coûts de production, mais aussi pour amortir ses investissements. J’entends parfois qu’il faudrait vendre au coût de production. Mais non ! C’est comme pour les médicaments : il faut financer la recherche et, d’une façon générale, tout ce qui permet de produire. Être confronté à cette contradiction n’est pas facile : faut-il favoriser l’entreprise et son développement ou bien le pouvoir d’achat et le reste des entreprises ? Nous avons essayé de nous en sortir, peut-être avec une cote mal taillée, mais elle ne ruinait pas EDF et ne provoquait pas une augmentation des prix de 14 %.

Vous avez parlé de « tarif réglementé ». J’ai aimé votre question parce que j’aime dialoguer, mais je n’aime pas les tarifs réglementés parce que ça se termine toujours mal. Ils servent à éviter des augmentations, pour telle ou telle raison, une élection ou un événement important… Je connais peu de tarifs réglementés qui servent à faire payer beaucoup plus cher ! Mais, à la fin, il faut toujours payer la facture et recapitaliser les entreprises.

Je crois, moi, au marché, au marché régulé. Quel doit être le prix aujourd’hui ? Je n’en sais rien, je n’ai pas les éléments. Je vais vous faire une confidence, j’avais pensé à ouvrir davantage le capital d’EDF, pour deux raisons : l’État n’est pas un bon actionnaire, car il n’a jamais les disponibilités pour aider à investir ; une entreprise privée est soumise à la loi de l’offre et de la demande. Je ne l’ai pas fait, donc je vous le raconte pour le plaisir de la joute, mais c’est, je crois, une question qui se posera à nouveau dans les années à venir. Je vois bien qu’il y a, avec les centrales nucléaires, un problème d’intérêt national, mais on peut trouver des solutions. Les forces politiques devront réfléchir à une sortie du système actuel pour trouver les moyens de faire naître un grand champion français, à même de conquérir des marchés étrangers et de redevenir exportateur.

Vous le voyez, je vous réponds sur la stratégie et sur l’avenir plutôt que sur le niveau de prix de l’électricité, car je crois que le système tel qu’il est, géré de façon administrative – passez-moi l’expression, je ne remets nullement en cause l’administration –, ne pourra pas perdurer si nous voulons un grand champion énergétique.

M. Sébastien Jumel (GDR-NUPES). J’ai beaucoup aimé la première partie de votre démonstration : vous réaffirmez la constance de votre engagement sur le mix énergétique, vous dites votre conviction sincère de l’intérêt de la filière nucléaire, vous attestez aussi que la priorité doit être donnée à la lutte contre le réchauffement climatique, ce qui défend de se priver du nucléaire.

J’ai beaucoup moins aimé, je l’avoue, la seconde partie. Il y a une contradiction à affirmer le rôle stratégique de la politique énergétique – et je vous crois sincère – pour l’industrie et pour la souveraineté de notre pays, ce qui justifie que les grandes décisions soient prises dans le bureau du Président de la République, tout en décidant la transformation du statut d’EDF. Je me souviens aussi des dérégulations successives.

L’explosion du prix de l’énergie ne fragilise pas seulement les artisans boulangers, elle fragilise aussi toute notre industrie. Cela milite pour une reprise en main par la puissance publique et pour une décorrélation du prix de l’électricité de celui du gaz, y compris en réduisant notre allégeance aux Allemands. Je ne plaide pas pour une caricature de nation administrée à la soviétique, mais pour que ce bien commun de première nécessité ne soit pas traité comme une marchandise comme les autres. Je ne me fais toutefois pas beaucoup d’illusions sur ma capacité à vous convaincre que le libéralisme ne produit pas toujours les résultats qu’il promet.

La situation est préoccupante : la filière et ses savoir-faire sont affaiblis, et on a même agité le spectre de ruptures d’approvisionnement pendant l’hiver. Cela ne milite-t-il pas pour un État stratège, un État qui prend soin de son industrie, un État qui régule, un État qui préserve les intérêts de la nation, un État qui refuse la concurrence libre et faussée à l’européenne ? La malformation congénitale de l’Arenh n’est pas d’avoir tenté de concilier le prix payé par l’usager et la rémunération reçue par EDF, mais d’avoir permis la vente d’électricité par des « marchands de savonnettes », ou plutôt des « marchands de soleil », qui ne produisent rien mais qui font du profit en revendant l’électricité achetée à bas coût à EDF, et donc gagnent de l’argent au détriment de notre fleuron national.

M. le Président Nicolas Sarkozy. Nous sommes à moitié d’accord, ce n’est pas si mal ! Je ne l’aurais pas parié il y a quelques années.

J’aime bien votre façon de poser le problème. Vous vous défendez de toute caricature, faites-le aussi pour moi : vous n’êtes pas soviétique, je ne suis pas libéralomaniaque, et ma propre majorité m’a suffisamment reproché de ne pas être assez libéral.

L’État est stratégique, il n’est pas gestionnaire. Vous qui êtes un homme honnête, vous devez faire la différence entre un État qui se substitue au marché en investissant un argent que le marché ne mettrait pas pour démarrer une filière et un État qui gérerait cette filière. Jamais le marché n’aurait fait le nucléaire ; il fallait l’État pour cela. Mais une fois le nucléaire installé, c’est bien l’État qui l’a détruit. Nous pouvons nous retrouver pour reconnaître le rôle de l’État pour lancer une filière stratégique, qui ne pourrait pas démarrer spontanément grâce à des capitaux privés. Mais je pense qu’une fois la filière lancée, qu’une fois que des géants industriels sont là, il vaut mieux que le secteur privé prenne le relais. L’État est un mauvais actionnaire et il ne sait pas gérer cela.

Quant aux prix, vous voudriez les réguler. Ce n’est pas ce qu’il faut faire ! Il faut simplement augmenter la production. Dans une économie de marché, si l’offre est plus importante que la demande, les prix baissent : augmentez la capacité de production d’électricité nucléaire française, et vous ferez diminuer les prix. Les barrières administratives sont toujours rattrapées par les faits : elles ne fonctionnent pas.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). C’est le cas de l’Arenh !

M. le Président Nicolas Sarkozy. Oui, exactement ! Il faut aussi tenir compte du calendrier. Le débat est intéressant, et compliqué ; je ne dis pas que toute la vérité est de mon côté.

Vous dites que l’électricité est un bien de première nécessité, qui appartient à tout le monde. Non ! Quand Danone a besoin d’électricité pour faire fonctionner ses usines, pourquoi le contribuable devrait-il payer ? Après, vous allez hurler sur les dividendes des actionnaires ! Notre pays a besoin d’une filière nucléaire pour produire de l’électricité. Augmentons notre capacité de production : c’est cela qui est stratégique. Mais laissons la loi de l’offre et de la demande décider des prix.

Vous êtes humaniste, vous ne pouvez pas interdire aux autres de faire quelque chose que les Français font. Ce serait trop simple !

Je m’arrête aussi sur le terme d’« allégeance aux Allemands ». Ne jouez pas avec ça ! Les pays ne changent pas d’adresse, ils ne déménagent pas. Nous sommes voisins des Allemands ; ils sont nos premiers clients, nous sommes leur premier fournisseur. Nous sommes liés ! Si demain la France fait faillite, l’Allemagne est emportée. C’est bien ce que j’ai expliqué à Angela Merkel en 2008 : la Grèce était balayée, l’Italie n’en était pas loin ; après l’Italie venait le tour de la France. « Ne te réjouis pas trop », lui ai-je dit, cela n’aurait pas fait de bien à l’Allemagne. Croyez-moi, j’y ai beaucoup réfléchi. J’ai été élevé par mon grand-père, qui avait fait deux guerres et qui n’aimait pas les Allemands – je ne vous dirai pas comment ils les appelaient. Je me suis, moi, promis de ne jamais en dire de mal. Ce n’est pas une question d’allégeance. Nous sommes voisins et nous avons une responsabilité les uns vis-à-vis des autres.

Quand les Allemands et les Français sont d’accord, tout le monde est exaspéré ; mais quand nous ne le sommes pas, tout le monde panique. Il vaut mieux exaspérer que paniquer ! Quand le vent souffle, quand il y a une crise, ce n’est pas le Luxembourg ou Malte que l’on va chercher. On a beaucoup glosé sur « Merkozy », mais on était bien content de nous trouver pour écoper ! Je digresse, pardonnez-moi.

Je me désole du fait que les Allemands n’aient pas fait, comme nous, le choix du nucléaire – pour des raisons politiques, voire politiciennes, car il y a derrière cela l’alliance avec les Verts. Vous le savez, en Allemagne, on n’élit pas un individu mais un parti, et c’est le chef de ce parti qui devient chancelier. En France, on élit un homme ou une femme, et ensuite le parti en profite ! Regardez mes amis…

L’énergie est au cœur de tous les grands débats économiques et politiques de la société française. On ne peut pas l’analyser avec une grille entièrement idéologique. Dans des économies modernes, il faut trouver les moyens de concilier la nécessité d’un État stratège qui investit, hors des forces du marché, et celle de laisser ensuite le marché respirer et définir le prix qui permet à l’économie française de vivre et au consommateur français de ne pas être écrasé. C’est plus facile à décrire qu’à faire. Mais c’est bien là un débat politique noble et intéressant.

M. Bruno Millienne (Dem). En ce qui concerne l’Arenh, le groupe Démocrate a un avis un peu différent : critiquer l’Arenh aujourd’hui, c’est facile ; mais tout le monde s’en satisfaisait pendant les années où ce tarif nous rapportait de l’argent ! Nous vivons une crise et il faut la résoudre sans pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain.

Vous avez parlé de continuum entre les différents présidents de la Ve République depuis la mise en place du programme nucléaire. En avez-vous discuté avec le président Hollande au moment de la passation de pouvoir, ou bien avez-vous considéré que c’était peine perdue ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. Je ne reviens sur l’Arenh que pour dire une chose : si vous changez de système, assurez-vous bien que le nouveau ne sera pas pire que l’ancien ! Il est toujours délicat de changer les équilibres. Je sais que l’Union européenne travaille sur le sujet, et je ne suis pas spécialement confiant.

Le Président de la République durant les mandats duquel il y a eu le plus d’ouvertures de centrales, c’est François Mitterrand. Jamais il n’a remis en cause l’engagement nucléaire de la France. Le revirement idéologique des socialistes vient de la nécessité pour eux de s’allier avec les écologistes. C’est simplement de l’opportunisme.

Vous me demandez ce qu’il s’est passé lors de la passation de pouvoir.

M. Bruno Millienne (Dem). Je suis curieux, je l’avoue !

M. le Président Nicolas Sarkozy. Nous n’avons pas parlé de grand-chose et cela s’est vu, je pense. Je l’ai accueilli à sa voiture et il ne m’a pas raccompagné. Il aurait pu reconnaître qu’on dit des bêtises pendant la campagne… Mais non. Je me souviens de Mme Royal proclamant, à propos de la fermeture de Fessenheim, « promesse tenue ! » Il y a là une erreur de conception, une erreur d’exécution, une erreur de calendrier. C’est triste à dire. Pour reprendre la belle expression d’André Santini, ils ont foncé dans le mur en klaxonnant ! Ils ne voulaient rien entendre, rien écouter ; on n’était pas dans un processus rationnel, comme après Fukushima.

L’emballement médiatique sur ces sujets est d’ailleurs très intéressant à observer. Je me souviens d’une réunion à l’Élysée avec Yannick Jadot, à l’époque directeur des campagnes de Greenpeace France. Je lui proposais de participer au Grenelle de l’environnement, mais pour lui, ce n’était pas possible : nous étions séparés par la frontière du nucléaire. Cela ne reposait sur aucun argument technique ou financier ; je dirais que c’était presque esthétique ! Il fallait faire moderne, et je vous ai cité ce qu’avaient dit Martine Aubry et Eva Joly à mon propos. Pompidou a démodé de Gaulle, Giscard a démodé Pompidou, j’ai moi-même un peu démodé Chirac… Bon, on ne peut pas dire de M. François Hollande qu’il ait démodé qui que ce soit. Le monde d’avant ressemble comme deux gouttes d’eau au monde d’après. C’est réjouissant, en un sens : on retrouve les mêmes qualités et les mêmes défauts. Cela invite à la modestie.

Il était impossible d’avoir un débat rationnel sur le nucléaire, comme celui que nous avons eu tout à l’heure sur la régulation, le niveau des prix. Je suis content que l’on puisse en discuter dans votre commission sans que cela provoque de drame. À l’époque, c’était différent. Après Fukushima, selon que l’on était pour ou contre le nucléaire, on était archaïque ou moderne. C’était aussi stupide que cela. Lorsque, en tant que ministre d’État, j’ai signé pour Flamanville, ni le Premier ministre ni le Président de la République n’ont souhaité se porter en avant. Ils n’étaient pas contre, ils m’ont laissé faire, mais ils ne voulaient pas porter l’EPR. Il faut comprendre qu’il entrait une part d’hystérie dans ce débat.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Sur les quarante-cinq minutes qu’a duré votre avant-propos, quarante-trois ont été consacrées au nucléaire et deux aux énergies renouvelables. Notre commission est chargée d’enquêter sur la perte de souveraineté énergétique de la France. L’énergie est un ensemble qui englobe le nucléaire comme les énergies renouvelables. Vous avez d’ailleurs reconnu leur complémentarité, sans en dire beaucoup plus.

Si vous vous êtes autant attardé sur le sujet du nucléaire, c’est sans doute que vous y êtes attaché, ce que je respecte de mon côté. Vous avez critiqué, pour votre part, ce que vous avez appelé l’accord PS-Écolos en ce qu’il fixait comme objectif de réduire la part du nucléaire dans la production électrique de 75 % à 50 % en 2025. Or ce n’est pas être contre le nucléaire que de soutenir cet accord, car si le nucléaire représente la moitié de la production électrique, c’est qu’il reste encore en bonne place. L’actualité nous prouve qu’il est important de maintenir le pluralisme des sources d’énergie. Personne n’est responsable de la situation actuelle, du reste, car on ne pouvait pas prévoir le phénomène de corrosion sous contrainte qui a fait chuter la baisse de notre production. Même si la centrale de Fessenheim avait encore été ouverte, les résultats n’auraient pas été meilleurs.

Concernant les énergies renouvelables, vous avez décidé d’un moratoire sur les nouveaux projets photovoltaïques en 2010. D’après les propos d’autres personnes auditionnées, le dispositif aurait été arrêté car il « marchait trop bien », l’obligation de rachat finissant par coûter trop cher. Plutôt que de stopper cette filière qui n’a pu reprendre que trois ans plus tard, pourquoi ne pas avoir modifié les tarifs d’achat, comme nous l’avons décidé par la suite pour les compléments de rémunération, que nous baissions lorsque les prix du marché étaient plus élevés ? Il me semble également que des fraudes avaient été découvertes. Pourriez-vous nous en dire davantage sur cette décision qui a contribué à altérer notre souveraineté énergétique en ralentissant le développement des énergies renouvelables ?

Lorsque vous étiez Président de la République, M. Jean-Louis Borloo a pris la décision d’ouvrir à la concurrence les concessions hydrauliques. Nous avons résisté car l’énergie est un bien nécessaire qui ne doit pas être traité comme un autre. Les derniers événements ont révélé l’importance de préserver notre souveraineté énergétique et nous serons peut-être conduits à restaurer les monopoles. Comment avez-vous pu céder aussi facilement à la Commission européenne alors qu’à l’époque, elle n’avait pas encore mis en demeure l’État français ?

Enfin, dans la loi Nome, pourquoi n’avez-vous pas imposé aux fournisseurs alternatifs de développer des outils de production ? Vous l’aviez justifié à l’époque par la nécessité de créer de grands champions. Ce n’est pas une réussite.

M. le Président Nicolas Sarkozy. C’est vrai, j’ai moins parlé des énergies renouvelables. Mon successeur aurait fermé une filière, je l’aurais fait. Pourquoi parler de quelque chose qui fonctionne ? Il y a un consensus : nous nous sommes fixés pour objectif d’atteindre 23 % d’énergies renouvelables dans le mix énergétique. En dehors du sujet des éoliennes qui posent d’autres difficultés, aucune force politique n’appelle à arrêter les énergies renouvelables. Il est normal, devant une commission d’enquête, de s’attarder sur les éléments problématiques. N’en déduisez pas que je me désintéresse des énergies renouvelables. J’avais moi-même annoncé, dans le cadre du grand emprunt, 1 euro pour les énergies renouvelables, 1 euro pour le nucléaire. C’était nouveau. Le Grenelle de l’environnement, c’était énorme ! Quant à la fiscalité écologique, je l’ai voulue et je l’ai fait voter par le Parlement. C’est le Conseil constitutionnel qui l’a annulée.

Je le répète, la différence entre les partisans du nucléaire et ceux du renouvelable, c’est que les premiers sont convaincus de la nécessité de produire des énergies renouvelables, alors que les seconds parfois ne veulent pas entendre parler du nucléaire, ce qui est absurde.

Vous dites que vous n’étiez pas contre le nucléaire mais que vous vouliez simplement en ramener la part à 50 %. Heureusement que vous n’étiez pas contre, sinon je me demande ce que cela aurait donné ! Vous n’aviez pas une page blanche devant vous. Il y a une différence entre porter la part du nucléaire à 50 % en partant de rien et l’abaisser de 75 % à 50 % ! Vous vouliez tout simplement détruire une filière en la réduisant de moitié ! Vous avez fait un choix lourd de conséquences.

Le photovoltaïque pose le problème du stockage. L’électricité ne se stocke pas. Or le photovoltaïque produit de l’énergie quand vous n’en avez pas besoin : en plein jour et en été. Comme l’électricité ne se stocke pas, ou très difficilement, si vous ne comptez que sur le photovoltaïque pour alimenter un pays au climat tempéré, vous risquez d’être déçus par les résultats. Voyez les batteries électriques : si le système marchait, on le saurait. L’énergie renouvelable est un concept dont tous les éléments ne se valent pas. J’ai toujours pensé que l’éolien offshore était plus prometteur que le photovoltaïque, en raison du climat français et des difficultés de stockage. Surtout, j’ai fini par en avoir assez de ne faire travailler que les Chinois. Les subventions coulaient à flots mais tous les panneaux venaient de Chine. Mettez-vous à ma place ! J’ai voulu utiliser l’argent différemment. Voyez-vous, les gens ont des idées préconçues. Dès lors qu’une énergie est estampillée renouvelable, c’est bien ! Réfléchissez un peu : le photovoltaïque coûtait de plus en plus cher et l’argent profitait aux entreprises chinoises. C’est pourquoi j’ai voulu privilégier une production chez nous. L’éolien offshore permettait de produire de l’énergie dans notre pays, sans défigurer le paysage, même si j’assume ma part de responsabilité dans la dénaturation du paysage par les éoliennes au large de Saint-Nazaire. J’ai l’honnêteté de le reconnaître. L’éolien offshore ne s’installe pas en plein milieu de l’océan, comme les plateformes pétrolières ; il faut le poser sur des rochers. Même à 12 kilomètres des côtes, la pollution visuelle est réelle.

Concernant les centrales hydrauliques, je suppose que M. Borloo vous aura répondu. Nous n’avions pas reçu officiellement la mise en demeure mais ce n’est pas pour cela que nous n’en avions pas été informés par téléphone ! Je n’avais pas envie que la France soit condamnée, dans le contexte où nous nous trouvions.

En vérité, la Terre devrait s’appeler la Mer puisque l’eau représente 60 % de la surface de la planète. Or quatre fois par jour, 60 % de la planète avance et recule. Nous tenons là une source d’énergie potentielle inépuisable. Certes, des problèmes se posent mais l’usine marémotrice de la Rance travaille à leur résolution. Il est difficile d’obtenir des métaux qui résistent au sel et le manque de régularité des courants marins est un obstacle à l’installation de turbines dans la mer. Le froid est également une énergie, que l’on trouve en abondance dans les grands fonds. J’y crois. Si j’avais des responsabilités aujourd’hui, j’investirais beaucoup dans la recherche sur les océans pour produire de l’énergie plutôt que dans le photovoltaïque car, malgré les milliards investis, le problème du stockage n’est toujours pas réglé. J’ai suivi le débat sur les voitures électriques. Les mentalités évoluent et nous n’en sommes qu’au début. Vous verrez, la situation changera au niveau européen. Leur coût est tel que les ménages aux revenus modestes ne pourront pas en acquérir. Et je conteste l’idée que ce sont les politiques qui définissent quelle est la bonne filière plutôt que la mauvaise, car investir massivement dans la voiture électrique, c’est se priver d’autres technologies qui pourraient être tout aussi prometteuses.

Mme Véronique Besse (NI). Pourquoi avoir développé l’éolien à l’époque, notamment l’éolien offshore ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. Les raisons sont simples. Nous avons la Manche, l’océan Atlantique, la Méditerranée : nous sommes une puissance maritime et il me semblait important d’utiliser ce potentiel. Bien évidemment, si j’avais été le Premier ministre de la Hongrie, je n’aurais pas misé sur l’éolien offshore. Politiquement, je sentais monter la polémique autour de l’éolien sur site. Le président Giscard d’Estaing était déchaîné contre l’implantation d’un parc éolien dans la région des châteaux de la Loire. J’ai donc privilégié l’éolien offshore, pensant atténuer ainsi les nuisances sonores et visuelles. J’assume cette décision. À l’époque, il m’aurait semblé fou de ne pas profiter du potentiel maritime de notre pays. J’adore la région, la route des océans est une des plus belles qui soient, et j’étais très soucieux de ne pas l’abîmer mais je reconnais avoir sous-estimé la nuisance visuelle. Je continue néanmoins à croire en l’avenir de l’éolien offshore. Malheureusement, on ne peut pas éloigner davantage les installations des côtes, car il faut les appuyer sur des rochers.

C’était un choix politique qui répondait à la géographie de notre pays. Le photovoltaïque posait le problème de l’argent qui partait en Chine, le solaire était difficile à stocker, les éoliennes faisaient polémique : il paraissait difficile de ne pas tenter l’offshore. Cela me semblait évident. Je dis que c’est une décision de Président de la République aussi parce qu’elle engage tant le paysage et l’écosystème qu’elle ne pourrait être prise par le seul ministre de l’environnement ou le ministre de l’industrie. D’ailleurs, il a fallu trois présidents de la République pour que le projet aboutisse enfin, sous la présidence de M. Emmanuel Macron.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous en venons aux questions individuelles.

M. Alexandre Loubet (RN). Pourquoi avez-vous défendu et continuez à défendre le marché européen de l’énergie, qui nous rend dépendants des prix du gaz, alors que l’alliance du nucléaire et de l’hydraulique offrait à la France des prix parmi les plus compétitifs d’Europe ? Vous avez parlé du couple franco-allemand mais celui-ci me semble aujourd’hui aussi asymétrique qu’il l’était à votre époque. Le déficit commercial de la France à l’égard de l’Allemagne en témoigne : près de 14 milliards. L’explication selon laquelle il conviendrait de préserver de bonnes relations avec l’Allemagne n’est pas valable, si ce n’est pour faire de la France le « dindon de la farce ». Le marché européen de l’énergie ruine notre économie, nos finances publiques et altère notre souveraineté énergétique.

L’objectif de l’Arenh, que vous avez instauré en 2011, était de limiter les prix de l’énergie en créant artificiellement de la concurrence par la loi. Vous nous avez exposé votre amour de la concurrence, mais cette politique a échoué car les prix de l’énergie ont augmenté. Vous aviez annoncé la création de champions énergétiques français mais les Français se retrouvent face à une myriade de fournisseurs qu’ils ne connaissent pas forcément et EDF, qui était le principal champion de l’énergie, apparaît plus que jamais affaibli, d’autant plus que sa dette est due pour un tiers à l’Arenh. Comment pouvez-vous continuer à défendre ce système, qui devrait s’achever prochainement puisqu’il était prévu pour durer quinze ans ?

Vous avez lancé l’EPR de Flamanville en 2004, en tant que ministre de l’économie, des finances et de l’industrie. Comment expliquez-vous l’imprévoyance des acteurs industriels qui ont laissé les coûts et les délais déraper ? Le chantier devait durer sept ans mais, en 2023, le réacteur n’a toujours pas démarré. Nous examinons un projet de loi pour relancer le nucléaire et le Gouvernement choisit des EPR de deuxième génération dont le design est encore virtuel. Ne devrions-nous pas construire les premières séries de réacteurs sur l’EPR de première génération, dont nous maîtrisons désormais la technologie, plutôt que d’innover, au risque de rencontrer les mêmes problèmes ?

Enfin, je voudrais vous interroger au sujet des enjeux énergétiques qui ont entouré la guerre en Libye. La Libye exportait en 2010 plus de 10 % de sa production d’hydrocarbures en France, 14 % en Allemagne et 30 % en Italie. L’Europe était l’un de ses premiers débouchés. Aviez-vous anticipé la sécurité d’approvisionnement de l’Europe avant d’engager les forces militaires françaises ?

M. Vincent Descoeur (LR). Vous avez rappelé un épisode de la campagne présidentielle de 2007 où, à l’invitation d’un animateur du petit écran, vous avez pu affirmer votre position sur le nucléaire devant les ONG. Quelle était leur action, notamment au lendemain de Fukushima, et ont-elles pu influencer les décisions qui ont été prises au lendemain de votre mandat au détriment de notre filière nucléaire ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. Monsieur Loubet, vous me rappelez un jeune député que j’ai bien connu, qui parlait avec beaucoup de force, croyant que la force remplaçait la vigueur des arguments : moi – j’espère ne pas vous avoir blessé par cette comparaison, de mon point de vue flatteuse.

Je crois au marché européen. Les Européens sont nos premiers clients. Le Brexit est une catastrophe, d’abord pour eux, car on ne peut pas se couper de ses premiers clients. Si vous croyez que vous pouvez prendre tout ce qui se trouve sur la table sans rien donner aux autres, c’est que vous n’êtes qu’au début de votre carrière politique et que vous n’avez pas d’expérience. Vous ne pouvez pas non plus faire le tri dans le marché européen entre ce qui vous arrange et ce qui ne vous arrange pas. L’Europe est le continent où les guerres furent les plus brutales et les plus sauvages, non pas au Moyen Âge mais au XXe siècle. C’est en Europe qu’on a exterminé des juifs, qu’on s’est battu violemment. Ceux qui ont dit du conflit entre la Russie et l’Ukraine que c’était le retour de la guerre qu’ils n’avaient pas connue ont oublié la Bosnie ! Sans l’Union européenne, vous prenez le risque d’affrontements considérables. En politique, il faut prendre des engagements mais aussi connaître l’histoire, car c’est elle qui donne une dimension et une couleur à vos engagements. Vous n’êtes pas simplement le produit d’un parti politique ou d’une famille : vous êtes le produit d’une nation et d’un continent. Notre continent peut verser dans la barbarie. C’est pourquoi nos prédécesseurs ont décidé de construire un modèle d’union fondé sur le marché. Nos pays étaient ravagés par la guerre mais on a décidé de produire ensemble de l’acier et du charbon. C’est le marché qui a fait la paix.

Nous serions le « dindon de la farce » face à l’Allemagne : propos faciles et vides de sens ! Quand j’étais plus jeune, je pensais que Jacques Chirac en faisait trop autour du couple franco-allemand. De mon côté, je voyais Paris étroitement lié à Berlin, Madrid, Rome, jusqu’à Varsovie, puisque la Pologne était le cinquième grand pays à l’époque. J’ai changé d’avis en voyant fonctionner l’Europe, après l’avoir dirigée, après avoir siégé au conseil Ecofin en tant que ministre des finances, au conseil des ministres de l’intérieur, au conseil des chefs d’État et de gouvernement. L’Allemagne est indispensable au développement de la France, et réciproquement. C’est valable pour toutes les familles, mais vous êtes bien de votre génération à vouloir divorcer au premier désaccord. Vous avez beaucoup de talent, beaucoup de force et cela m’est sympathique. Prenez de l’épaisseur ! Ne tenez pas de tels propos parce qu’ils sont faux. Je ne le dis pas parce que vous appartenez au Rassemblement national. Je respecte toutes les opinions et, après tout, Mme Le Pen a voté pour M. Hollande. On a le droit de faire des erreurs dans la vie, mais ne parlez pas ainsi du couple franco-allemand. C’est trop grave. Il faut en prendre conscience parce que des gens sont morts. On parle de deux guerres mondiales mais il y en a eu trois, en vérité. Les gens du territoire de Belfort savent ce qu’il en était.

Vous moquez mon « amour de la concurrence ». Vous êtes converti au communisme, tant mieux ! Je ne suis pas un théoricien, je pense que, de tous les systèmes économiques expérimentés, l’économie de marché est le meilleur. Il faudrait être aveugle pour ne pas le comprendre ! Plus qu’en la concurrence, je crois en l’émulation, au mérite. C’est pour cette raison que la France populaire m’a écouté. Que valent l’émulation et le mérite sans la concurrence ? Si vous recevez la même chose, que vous travailliez ou non, pourquoi faire des efforts ? Revoyez donc vos classiques !

Pour ce qui est de l’EPR et Flamanville, des dérapages il y en a eu, bien sûr, mais je vous rappelle que les Chinois, connus pour être bien organisés, avec d’autres concepts, ont connu, eux aussi, des dérapages. C’est une nouvelle technologie et ce n’est pas parce que nous serions tous des imbéciles que nous avons rencontrés des difficultés. Sans doute vous sentez-vous capable de diriger impeccablement l’EPR, mais c’est un peu plus compliqué que de diriger Montretout.

Pour ce qui concerne la Libye, je vous rappelle que la décision n’était pas celle de la France mais de l’Assemblée générale des Nations unies. À la grande différence des forces américaines que George Bush avait engagées en Irak, la coalition des cinquante-trois pays qui est intervenue en Libye avait reçu un mandat officiel de cette assemblée.

Pour le reste, la politique est ce qu’elle est et je vous souhaite la carrière la plus vibrante qui soit.

J’en viens aux ONG. Ce qu’il s’est passé à l’époque était très curieux. Pourquoi les responsables politiques, quelle que soit leur formation politique, n’ont-ils pas une bonne image médiatique, contrairement aux dirigeants d’ONG ? C’est injuste ! Les dirigeants d’ONG restent en poste sans que, bien souvent, personne ne leur demande de compte, contrairement aux responsables politiques qui sont souvent critiqués, peuvent être battus et se trouvent dans une situation très précaire, surtout depuis l’interdiction de cumuler deux mandats. Or sur un plateau médiatique, un dirigeant d’ONG est considéré comme plus représentatif qu’un élu. Je n’aime pas cela.

N’en déduisez pas que je ne tiens pas à discuter avec les ONG puisque je les ai moi-même associées au Grenelle de l’environnement. Simplement, la souveraineté populaire s’exprime à travers les parlementaires et le Président de la République, non par le mouvement associatif. Je ne néglige pas l’importance de celui-ci : les associations sont généreuses, mais le peuple s’exprime à travers ses représentants, quels qu’ils soient. C’est d’ailleurs pour cette raison que je n’ai jamais compris le sens d’un « pacte républicain ». Dès lors que vous êtes élu, vous faites partie de la République, et si vous n’étiez pas républicain, vous n’auriez pas pu vous présenter.

Nous devrions réfléchir à ce problème de l’image. Je vois des membres d’ONG, qui ne représentent rien, prendre la parole très régulièrement, alors que des parlementaires, quel que soit leur engagement politique, sont relégués au bout du plateau et ne reçoivent qu’avec des pincettes le droit de s’exprimer ! S’ils s’en offusquent, on leur rétorque, pour toute explication, qu’ils sont des « politiques ». Et alors ? C’est noble, d’être un politique ! Il faut s’être battu pour en arriver là ! Pas une seule parcelle de mon corps n’est indemne de cicatrices ! On ne vole pas la place ! C’est un problème et votre commission peut participer à sa résolution en faisant travailler ensemble des hommes et des femmes très différents, qui auront à cœur de tutoyer la vérité plutôt que de valoriser leur image.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie, monsieur le président de la République, pour le temps que vous nous avez accordé. C’est une première. Le président de la République n’est pas responsable devant le Parlement mais vous avez répondu à notre invitation pour nous faire part de votre expérience.

M. le Président Nicolas Sarkozy. Je vous remercie à mon tour, car je me sens rajeuni d’être revenu à l’Assemblée nationale. La politique m’a tant apporté que je considère comme un devoir de rencontrer les nouveaux élus. Ce fut un plaisir d’échanger avec vous.

 

La séance s’achève à 12 heures 15.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. – M. Antoine Armand, Mme Marie-Noëlle Battistel, Mme Véronique Besse, Mme Annick Cousin, M. Vincent Descoeur, M. Francis Dubois, M. Sébastien Jumel, M. Alexandre Loubet, M. Stéphane Mazars, M. Nicolas Meizonnet, M. Bruno Millienne, Mme Natalia Pouzyreff, M. Raphaël Schellenberger, M. Lionel Vuibert.

Excusés. – Mme Valérie Rabault, M. Jean-Philippe Tanguy.

Assistaient également à la réunion. – Mme Valérie Bazin-Malgras, Mme Virginie Duby-Muller, Mme Annie Genevard, Mme Marie Lebec, M. Emmanuel Maquet.