Compte rendu

Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français

 Audition, ouverte à la presse, de M. Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et menaces hybrides » de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM)              2

– Présences en réunion................................13


Jeudi
19 janvier 2023

Séance de 16 heures

Compte rendu n° 3

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Jean-Philippe Tanguy,
Président de la commission

 


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Jeudi 19 janvier 2023

La séance est ouverte à seize heures quarante-cinq.

(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)

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La commission auditionne M. Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et menaces hybrides » de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM).

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons maintenant M. Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et menaces hybrides » à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM).

Spécialiste de la Chine, M. Charon est le coauteur, avec M. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, d’une importante étude, Les Opérations d’influence chinoises  Un moment machiavélien, paru en 2021.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur le directeur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Paul Charon prête serment.)

M. Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et menaces hybrides » de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). Mon propos portera essentiellement sur la Chine, dont je suis spécialiste.

Les concepts d’ingérence et d’influence ont besoin d’être distingués, mais ce n’est pas aisé en raison de l’absence de définition académique bien établie. Alors que l’influence est tolérable et le plus souvent tolérée, tel n’est pas le cas de l’ingérence. La distinction du tolérable et de l’intolérable relève en réalité des États, dont les arbitrages diffèrent grandement en la matière.

L’un des critères, certes insuffisant, qu’il est néanmoins possible d’utiliser concerne la réciprocité : confronté à une opération d’influence ou d’ingérence de la part d’un État, il est possible de se demander si celui-ci accepterait que le même type d’action soit pratiqué sur son territoire. Il convient cependant d’apporter une réserve : bien évidemment, on ne peut comparer la France avec la République populaire de Chine, qui n’est pas une démocratie, ni un État de droit. Un autre critère a été évoqué par l’ancien Premier ministre australien Malcolm Turnbull, qui faisait référence aux trois « C » – Covert, Coercive, Corrupt , soit des activités à la fois secrètes, coercitives et corruptrices.

Ensuite, quand on parle de la Chine, il faut d’abord et surtout penser au Parti communiste chinois (PCC), qu’il faut distinguer d’une population qui est souvent la première victime de ses agissements.

En matière d’influence, nous évoluons dans une profonde asymétrie de connaissance face à la Chine : ils nous connaissent bien mieux que nous ne les connaissons. De fait, l’un des concepts centraux du dynamisme de la pensée stratégique chinoise repose sur le pouvoir discursif, lequel a été emprunté à Michel Foucault. Dans une libraire chinoise, il est ainsi loisible de trouver nombre d’ouvrages de penseurs occidentaux traduits, discutés, commentés et parfois instrumentalisés. L’inverse n’existe pas : dans la plupart des pays occidentaux, on connaît surtout Sun Tzu, alors que celui-ci est très peu influent sur la pensée stratégique chinoise. En revanche, les vrais auteurs influents ne sont pas assez connus. Ainsi, l’ouvrage le plus décisif en termes de stratégie est la Science de la stratégie militaire, œuvre collective et officielle qui date d’une vingtaine d’années mais n’a été traduite dans une langue occidentale – l’anglais en l’occurrence – que l’année dernière. Il nous faut donc combler le plus rapidement possible cette asymétrie, notamment en augmentant le nombre de chercheurs travaillant sur ces questions.

À présent, je tiens à évoquer les formes de cette influence et de cette ingérence chinoises. En matière d’influence, le premier objectif tend à empêcher tout discours négatif sur le PCC ou la Chine elle-même quand le deuxième vise à l’inverse à produire un discours positif sur le PCC et la Chine. Ils se traduisent ensuite par un certain nombre d’opérations de séduction ou de subjugation, qui relèvent plutôt de l’influence, en s’appuyant par exemple sur la langue et la médecine traditionnelle chinoises, les instituts Confucius, etc. La Chine est ainsi dépeinte comme une grande puissance mais bienveillante, qui propose des relations « gagnant-gagnant ».

La Chine développe également des opérations d’infiltration ou de coercition par lesquelles elle cherche à obtenir satisfaction par la contrainte ou en infiltrant les sociétés cibles. Il peut s’agir notamment de mesures de rétorsion économique contre les acteurs qui émettent des critiques ou refusent d’obtempérer aux demandes de Pékin.

De plus, il est possible d’identifier un certain nombre de vecteurs et de champs dans lesquels se déploient les opérations d’influence. Il s’agit en premier lieu des diasporas – 40 à 60 millions dans le monde –, qui sont d’abord considérées comme une menace par le PCC. À ce titre, la diaspora chinoise de France est la plus importante d’Europe ; elle regroupe 600 000 personnes. Ces diasporas sont perçues comme une menace parce qu’elles maîtrisent la langue et les codes culturels chinois, ne cessent de faire des allers et retours entre le pays d’accueil et la Chine, et sont donc susceptibles d’y importer les valeurs libérales. En conséquence, la diaspora est d’abord une cible des opérations d’influence  ̶  dites opérations de front uni  pour la rallier aux objectifs du Parti.

La diaspora fait aussi parfois l’objet d’opérations extrêmement dures, à l’instar de celles menées contre Vicky Xu, une Australienne d’origine chinoise qui a publié un rapport sur les activités chinoise au Xinjiang et les cas d’internement des Ouïghours. Elle a subi une opération de dénigrement et de trolling sur les réseaux sociaux et a été accusée d’être une traître à la nation Han.

Cependant, la diaspora est également un vecteur de l’influence de la Chine, pour diffuser un récit positif dans la société d’accueil ou recruter d’autres intermédiaires qui diffuseront à leur tour ce discours positif, qu’il s’agisse de think tanks, de chercheurs, de journalistes ou d’hommes politiques. Le dispositif est très bien structuré, à travers des bureaux chargés des affaires avec la communauté outre-mer mais également des associations locales servant de relais.

Au-delà, les médias sont concernés selon différents objectifs. Cela concerne d’abord la mise en place de médias de rang international comme CGTN ou Xinhua qui peuvent rivaliser avec Al Jazeera ou CNN tout en adoptant les méthodes des médias russes tels que Russia Today (RT). Il s’agit également de prendre le contrôle des médias sinophones à travers le monde, ce qui est aujourd’hui le cas pour 95 % d’entre eux. En France, les médias privés en langue chinoise sont tous sous le contrôle du Parti, à l’instar de Nouvelles d’Europe, principal quotidien de langue chinoise dans notre pays.

Cette politique de contrôle peut également prendre la forme d’articles placés dans les médias locaux. Par exemple, le China Watch, supplément de huit pages rédigé par le China Daily, était proposé à des médias de premier rang contre rémunération. Même si ces articles sont souvent grossièrement rédigés, ils présentent l’avantage pour la Chine de créer une dépendance financière pour ceux qui les diffusent et de les conduire éventuellement à pratiquer une forme d’autocensure. Enfin, il peut s’agir d’articles directement placés dans des médias. Jeune Afrique avait ainsi publié un article rédigé par Le Quotidien du Peuple ; un chercheur français ayant dévoilé la chose sur les réseaux sociaux, le journal coupa les liens avec les médias chinois. Cela montre que lorsqu’existe un risque réputationnel, on a intérêt à rendre publiques ces pratiques.

Le répertoire d’actions de la Chine passe ensuite par l’éducation, au sein des universités, à travers des dispositifs de contrôle des étudiants chinois présents en France. Ces étudiants sont contrôlés parce qu’ils peuvent représenter une menace mais ils sont aussi parfois mobilisés par le gouvernement lors de manifestations, comme cela a été le cas en 2017 après le décès de Liu Shaoyao, un ressortissant chinois tué par la police lors d’une intervention à son domicile à Paris : plusieurs étudiants chinois m’ont dit qu’ils avaient été plus ou moins forcés d’aller manifester.

Ce répertoire concerne en outre les think tanks qui peuvent être créés par la Chine, comme cela a été le cas à Budapest, pour pénétrer le débat local mais aussi faciliter la mise en place de projets liés aux routes de la soie. Une autre possibilité consiste à tisser un réseau de coopération avec des think tanks locaux, pour « blanchir » les idées chinoises. Cette action peut également porter sur des maisons d’édition contrôlées ou créées en coopération avec des acteurs chinois. Les éditions La Route de la soie sont ainsi liées au département de la propagande chinois.

Un dernier champ concerne les opérations de manipulation de l’information, afin de diffuser une image positive de la Chine, par exemple en amplifiant de manière artificielle le nombre de followers d’un média chinois ; mais également en pratiquant le discrédit à l’encontre de personnes jugées critiques à l’encontre de Pékin.

À l’instar des Russes, les Chinois peuvent utiliser la désinformation pour souffler sur les braises, en identifiant des sujets susceptibles de créer du dissensus et des tensions sociales et en faisant en sorte que ce sujet prenne de l’ampleur. Il s’agit là de l’héritage des « mesures actives » pratiquées par le KGB.

Notre rapport a pour sous-titre « Un moment machiavélien » en référence au Prince de Machiavel, dans lequel celui-ci explique qu’il est plus sûr d’être craint que d’être aimé. À présent, pour la Chine, la séduction ne suffit plus ; la coercition est perçue comme plus efficace. Ce moment est finalement l’illustration d’une russianisation ou soviétisation des opérations d’influence chinoises, qui s’inspirent des modi operandi de l’Union soviétique. L’opération de désinformation autour de la covid-19 est emblématique. La Chine a ainsi accusé les États-Unis d’avoir fabriqué le SARS-CoV-2 dans le laboratoire militaire de Fort Detrick  manipulation elle-même copiée sur celle lancée par le KGB en 1983 afin de laisser accroire que le sida était une création américaine, à Fort Detrick déjà, pour décimer les populations afro-américaines et gay.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez évoqué le concept des trois « C » de l’ancien Premier ministre australien. En tant qu’expert de l’influence chinoise, avez-vous identifié des tentatives ou réussites d’ingérence qui rempliraient l’un ou plusieurs des critères mentionnés ?

M. Paul Charon. Notre rapport évoque en effet plusieurs opérations d’influence, telles que celles menées par les instituts Confucius mais également des actions d’ingérence comme l’opération de désinformation mentionnée à l’instant sur le SARS-CoV-2.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Avez-vous été informé de soupçons de corruption concernant des États, des organisations, des entreprises, des groupes d’intérêts, ou des personnes privées ?

M. Paul Charon. L’exemple le plus flagrant de corruption est celui de Sam Dastyari, un sénateur australien dont le recrutement par des intermédiaires agissant pour le compte de l’appareil d’État chinois a pu être prouvé. La chercheuse Anne Mary Brady a également mis en exergue des cas d’ingérence en Nouvelle-Zélande.

Bien entendu, la Chine concentre ses efforts sur certains pays. Ainsi Taïwan, mais aussi l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada ou les États-Unis, sont bien plus ciblés que l’Europe. Et même en Europe, la France n’est pas le pays le plus touché. Toutefois, ces cas ont été révélés car l’écosystème académique et journalistique travaille beaucoup plus sur ces questions qu’en France.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Des domaines de politique intérieure chinoise peuvent interroger les valeurs occidentales, comme les questions du Tibet, des Ouïghours ou des minorités ethniques et sexuelles en Chine. Or celles-ci n’ont plus beaucoup de retentissement en France, alors qu’a contrario on n’imaginerait pas une rencontre avec les dirigeants de la Birmanie sans parler des Rohingyas. Y voyez-vous un hasard, une indifférence ou la conséquence d’une politique d’influence ou d’ingérence chinoise dans notre pays et dans les démocraties alliées ?

M. Paul Charon. Mon constat est légèrement différent : tout a changé lors des trois dernières années. Avant la crise du covid, la question de l’influence de la Chine se posait peu ; mais cela n’est plus le cas aujourd’hui. Ce sujet est désormais de première importance, au sein des communautés scientifiques mais également des médias.

Incidemment, les travaux menés sur la question des Ouïghours ont prouvé qu’il est possible de travailler sur un système fermé comme celui de la Chine. Je pense notamment à ceux d’Adrian Zenz, sinologue et tibétologue allemand qui a été le premier à alerter sur la situation des Ouïghours au Xinjiang en recueillant des informations irréfutables. En contrepartie, il a été victime de campagnes de dénigrement et ne peut plus se rendre en Chine.

Néanmoins, le travail est mené ; la meilleure illustration en est l’effondrement de l’image de la Chine dans le monde. Il y a vingt ans, la Chine bénéficiait par exemple d’une opinion positive à 70 % en Corée du Sud, contre seulement 19 % aujourd’hui. Cette image s’est dégradée un peu partout dans le monde. Certes, il convient de faire une distinction selon la richesse des pays : l’image de la Chine est plus négative dans les pays riches que dans les pays pauvres, où les Chinois peuvent encore acheter une bonne image et jouer sur une opinion très anti-occidentale ou anti-européenne – et ils ne s’en privent pas !

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Plusieurs articles ont fait état de l’influence chinoise en Nouvelle-Calédonie, notamment dans le cadre des trois référendums qui se sont tenus lors des dernières années. Disposez-vous d’informations particulières ? Avez-vous identifié des réseaux d’influence, spécifiquement sur la question de l’indépendance et de l’accès à la ressource en nickel ? Des mesures de rétorsion ont-elles été prises contre ces initiatives antinationales ?

M. Paul Charon. Je n’ai pas spécifiquement travaillé sur la Nouvelle-Calédonie. En revanche, le mode opératoire paraît correspondre à ce que les Chinois sont susceptibles de faire ou ont réalisé ailleurs. À Okinawa, ils agissent par exemple auprès d’un certain nombre d’associations locales pour les encourager à exiger le départ des troupes américaines. D’une manière générale, le PCC exploite et instrumentalise des mouvements populaires de contestation s’il y voit un intérêt.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Avez-vous entendu parler de rapports des services ou d’experts sur le sujet ?

M. Paul Charon. Anne-Mary Brady travaille sur cette question et publiera sans doute rapidement une recherche sur ce sujet.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je souhaite revenir sur quelques sujets sur lesquels vous avez produit des éléments précis dans votre rapport. Certaines opérations d’influence sont très agressives, notamment la pénétration dans les milieux universitaires, les centres de recherche, les think tanks et les médias. Que dire de la complaisance ou de l’écoute attentive vis-à-vis des intérêts chinois de la part de certains médias français ayant pignon sur rue ?

M. Paul Charon. Dans le domaine universitaire, plusieurs problèmes se posent. Le premier porte sur la capacité du PCC à exercer une influence sur les établissements via la présence d’étudiants, la France n’étant pas le pays le plus concerné. Le Parti fait en sorte d’empêcher régulièrement l’organisation de conférences ou de colloques sur les sujets qui l’irritent. Lors d’un sommet de la sinologie européenne au Portugal, le Hanban, organisme qui gère les instituts Confucius et qui est rattaché au Front uni, a par exemple demandé la suppression de la page consacrée à la fondation taïwanaise Chiang Ching-kuo dans la présentation du colloque.

L’influence peut se traduire également par la mobilisation des étudiants présents dans une université, puisque leur présence assure une partie du financement de celle-ci. Cette mobilisation peut in fine aboutir à une forme d’autocensure à la demande des autorités du Parti. Il s’agit là d’une question concrète et inquiétante.

Un deuxième problème porte sur les contraintes exercées à l’encontre de la sinologie : si un chercheur rédige un article jugé négatif ou critique par le PCC, il ne pourra plus obtenir de visa pour se rendre en Chine. Or un sinologue qui est privé de terrain de recherche met de fait en péril sa carrière académique. Ce type d’opérations touche particulièrement les jeunes chercheurs ayant peu fait de terrain, qui ont besoin d’aller en Chine pour leurs recherches et pour pratiquer la langue. Elles peuvent conduire à des phénomènes très pervers d’autocensure.

Un troisième mode opératoire, encore plus grave, est celui des procédures bâillon. La chercheuse Valérie Niquet a par exemple été attaquée en diffamation par Huawei lorsqu’elle a expliqué que cette entreprise était liée à l’Armée populaire de libération. Ici, il ne s’agit pas tant de gagner le procès que d’épuiser les ressources financières et morales de la partie adverse, afin de dissuader d’autres acteurs de procéder à des travaux critiques.

De fait, plusieurs chercheurs étrangers m’ont dit qu’ils redoublaient de prudence dans la manière dont ils choisissaient et traitaient certains sujets après avoir été attaqués par un intermédiaire du Parti. Lorsque nous travaillons sur ces sujets, la recherche académique se double donc d’une lecture juridique pour ne pas risquer une procédure de la part d’un acteur lié aux intérêts chinois. À cet égard, des actions peuvent et doivent être entreprises, telles que l’utilisation de fonds, pour protéger des chercheurs ou journalistes qui sont attaqués en diffamation.

Par ailleurs, certains think tanks décident de coopérer avec des acteurs chinois. Dans notre rapport, nous avons élaboré une grille d’analyse de ces coopérations, allant de coopérations ponctuelles à des coopérations plus systématiques en tant qu’alliés de circonstance sur des thématiques communes, par exemple l’antiaméricanisme. Le dernier stade est celui de la complicité à proprement parler. Il concerne notamment l’institut Schiller, dont la convergence de vues avec les valeurs du Parti est encore plus profonde et qui adopte une posture révisionniste concernant les institutions internationales.

Enfin, plusieurs travaux ont été réalisés pour mesurer le niveau de pénétration des médias occidentaux. La France s’en sort plutôt bien, quand d’autres médias, par exemple en Italie, ont été plus frappés. Dans notre pays, cette influence a essentiellement pris la forme du supplément China Watch, que j’ai précédemment mentionné.

Le PCC est beaucoup plus puissant sur les médias non officiels comme les youtubers ou les influenceurs sur d’autres plateformes comme Instagram ou TikTok. Il opère ainsi le recrutement d’influenceurs pour diffuser une image positive de la Chine ou réaliser des reportages passant sous silence les problèmes du pays.

Mme Anne Genetet (RE). Députée de la onzième circonscription des Français établis hors de France, qui couvre notamment la zone géographique de la Chine et de Taïwan, je suis frappée par cette attitude chinoise agressive, qui nuit in fine à leur image. Je me demande à ce titre si la situation pourrait évoluer à la faveur de la nomination du nouveau ministre des affaires étrangères chinois. Vous savez que nous entrons bientôt dans l’année du lapin d’eau, qui exprime vigilance et habileté, à l’affût de son environnement mais également capable d’agir très rapidement. Le lapin d’eau séduisant pourrait-il succéder au loup guerrier ?

Vous avez également souligné le manque de locuteurs chinois et de connaisseurs de ce pays. Pour mieux cerner les intentions chinoises, la lecture des Livres blancs chinois me semble incontournable. Le projet d’aide au développement de la Chine est en outre improprement traduit en français par le terme de « nouvelle route de la soie », qui me semble d’un romantisme inapproprié. Le choix des mots est éloquent. Pour ma part, je préfère l’appellation de « projet de la ceinture et de la route », telle qu’il est traduit dans d’autres langues, notamment l’anglais – Belt and Road Initiative ou BRI.

D’après vos observations, quelles sont les initiatives qui relèvent de l’influence et de l’ingérence sur la classe politique française ? Quels sont les signaux d’alerte que vous nous recommanderiez d’adopter ? Comment pouvons-nous repérer les démarches réalisées auprès du monde politique ?

M. Paul Charon. Vous avez raison de mentionner la nomination d’un nouveau ministre des affaires étrangères chinois, Qin Gang, qui était préalablement ambassadeur aux États-Unis. Le signal n’est pas extrêmement clair : il ne s’agit pas d’un modéré et son passage par Washington a été émaillé de fortes tensions et de démonstrations de force.

En revanche, il importe d’envisager ce changement à l’aune de deux autres nominations : d’une part celle du nouvel ambassadeur chinois aux États-Unis, qui est plutôt un modéré ; d’autre part, la rétrogradation de Zhao Lijian, ex-porte-parole du ministère des affaires étrangères, qui représentait sans doute l’incarnation la plus forte des loups guerriers.

Il s’agit là de deux signaux forts attestant la volonté chinoise de nuancer sa diplomatie agressive, du moins de manière conjoncturelle. Dans les mois à venir, nous allons sans doute assister à un adoucissement de leur manière de procéder. De même, l’ambassadeur de Chine à Paris utilise désormais un ton différent de celui qu’il employait encore il y a quelques mois.

La question des loups guerriers est très complexe à lire. Elle a donné lieu à un véritable débat au sein du système chinois. Certaines personnalités et dignitaires ont plaidé contre cette orientation de la diplomatie chinoise.

Concernant la BRI, vous avez raison, même si le terme était bien, au départ, celui de « route de la soie ».

Enfin, il est toujours difficile de cerner les opérations d’influence sur des politiques, notamment lorsqu’elles se déploient à très bas bruit. Nous pouvons cependant essayer d’y parvenir, d’abord en identifiant les bons dispositifs. Ainsi, le principal dispositif chinois qui tente de recruter des hommes et femmes politiques est le Département des liaisons internationales (DLI), qui est rattaché au Comité central du PCC. Le DLI avait historiquement la charge des relations avec les partis communistes dans le monde, qu’il conserve encore – les relations entre la Chine et la Corée du Nord, par exemple, sont des relations de parti à parti et non d’État à État. Après l’effondrement du bloc de l’Est, le DLI a étendu ses activités à l’ensemble des partis politiques et organise régulièrement des évènements en Chine, où des hommes politiques sont invités. En conséquence, surveiller qui se rend à ces manifestations représente un bon moyen de repérer ceux qui sont devenus des cibles du PCC. Tous les partis sont potentiellement concernés : depuis deux ans, nous observons d’ailleurs l’utilisation d’une rhétorique d’extrême droite par le PCC, qui maintient simultanément des liens avec des organisations situées à l’opposé du spectre politique.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. L’exemple de la Hongrie est à ce titre assez révélateur.

M. Paul Charon. C’est exact. Le phénomène peut également être observé en Allemagne, notamment.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Comment pouvons-nous agir pour contrer la BRI, dans laquelle certains pays de l’Union européenne se sont fortement impliqués ? Récemment, une partie importante du port de Hambourg a été cédée au premier armateur chinois, probablement lié au Parti. Ne pourrions-nous pas conditionner l’adhésion de pays candidats à l’intégration dans l’Union européenne, notamment dans les Balkans occidentaux, en les obligeant à ne pas s’arrimer à l’initiative de la BRI ?

Ensuite, vous avez indiqué que la diaspora chinoise est considérée à la fois comme une menace et comme une cible par le PCC. L’organisation non gouvernementale Safeguard Defenders a ainsi révélé l’existence de postes de police chinois illégaux à l’étranger, notamment en France – il y en avait trois à Paris –, dotés de commissaires secrets qui pourraient effectuer des rapatriements forcés de citoyens chinois. Disposez-vous d’informations sur ce point ?

M. Paul Charon. Il est sans doute possible de contrer la BRI en soulignant la dimension néfaste de ces investissements, notamment dans les pays où ils se sont mal déroulés. Nous pouvons ainsi rappeler aux pays de l’Europe centrale et orientale qu’ils ont plus intérêt à travailler avec l’Union européenne qu’avec les acteurs chinois.

Un effort notable de communication doit aussi être mené en Europe, pour mettre en valeur ce que nous sommes capables de réaliser. Ainsi, pendant la crise du covid 19, certaines populations civiles étaient persuadées que l’Europe avait moins agi que la Chine pour la fourniture de masques, alors que la vérité est toute autre. Simplement, la Chine parle mieux de ce qu’elle fait.

Par ailleurs, je ne suis pas spécialiste des investissements chinois mais il me semble plus pertinent de souligner l’intérêt des pays que vous évoquez à ne pas travailler avec la Chine que de renforcer les contraintes.

Enfin, je n’ai pas travaillé directement sur la question des postes de police illégaux. J’ai d’ailleurs relevé certaines erreurs dans les dénonciations effectuées – des associations désignées comme travaillant pour le PCC alors qu’elles sont plutôt du côté taïwanais –, qui m’incitent à la prudence. Pour autant, l’existence de l’opération Fox Hunt est avérée ; elle a consisté à rapatrier de force des cadres du Parti qui s’étaient réfugiés à l’étranger, possiblement avec l’appui de postes de police clandestins dans des pays européens. La Chine l’assume en partie, puisque l’opération Fox Hunt a fait l’objet d’un film éponyme dont l’action se déroule en France, avec la vedette hongkongaise Tony Leung.

M. Laurent Esquenet-Goxes (DEM). Pouvez-vous évoquer la lutte d’influence dans le Pacifique que la Chine a de plus en plus tendance à considérer comme une mer intérieure ? Par ailleurs, avez-vous connaissance d’une volonté de la Chine de peser sur les élections en France ?

M. Paul Charon. Nous avons détecté au moment de l’élection présidentielle un activisme chinois sur le réseau WeChat, appelant simplement les communautés d’origine chinoise à se rendre aux urnes, sans consigne de vote particulière. Il est possible de penser qu’il s’agissait là d’un test pour mesurer la capacité des autorités chinoises à mobiliser la diaspora en France. Il me semble néanmoins que le risque est faible en France en raison de notre système politique. Il est plus marqué dans d’autres pays, notamment les États fédéraux, où les élections locales ont une importance bien plus grande. Il faut rappeler que dans certaines villes canadiennes ou australiennes, la population d’origine chinoise est majoritaire. Encore une fois, nous n’avons pas détecté pour le moment de volonté de peser sur les élections locales ou nationales en France. La difficulté, dans notre pays, est qu’il n’y a pas de médias indépendants s’adressant aux membres de la diaspora qui maîtrisent mal le français ou préfèrent s’informer en chinois.

Par ailleurs, les objectifs de la Chine dans le Pacifique ne sont pas très clairs, y compris pour elle-même. Je ne crois pas qu’elle le considère comme une « mer intérieure » à l’instar de la mer de Chine. Nous ne pouvons néanmoins que constater une pénétration très forte et une présence accrue des moyens militaires chinois dans la région, laquelle a entraîné une prise de conscience marquée des grandes puissances de la région, mais également de la France. Celles-ci ont ainsi pris un certain nombre de mesures, notamment pour rappeler que ces mers sont libres et qu’elles doivent être maintenues comme telles.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. L’aéroport de Toulouse a été cédé il y a quelques années à une entreprise chinoise. Cette participation a été revendue depuis, mais à l’époque des inquiétudes avaient été exprimées, car les pistes de Blagnac servent également à Airbus. Disposez-vous d’informations sur ce sujet ?

M. Paul Charon. Je ne dispose pas d’informations, n’ayant pas travaillé sur ce sujet. En revanche, je peux vous répondre d’une manière plus générale. Il est toujours délicat pour un chercheur travaillant sur les questions d’influence d’alerter sur certains risques et en même temps de ne pas provoquer une exagération ou une amplification de cette menace.

Nous savons qu’un certain nombre d’investissements ne sont absolument pas demandés par le Parti, quelle que soit la région du monde. Les acteurs privés chinois sont relativement libres dans leurs choix d’investissement – c’est assez manifeste en Afrique comme le montre Thierry Pairault –, même s’ils peuvent parfois subir des contraintes et si le Parti peut les instrumentaliser s’il le souhaite. De la même manière, sur la masse des opérations d’espionnage menées par la Chine en Occident, la majorité n’est pas le fait d’acteurs relevant de l’appareil du Parti mais d’entreprises privées ou publiques qui recrutent des cabinets spécialisés. Cela explique la surreprésentation d’opérations économiques dans les cas d’espionnage chinois avérés.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Le recrutement d’anciennes personnalités politiques françaises pour siéger dans des conseils d’administration de filiales de sociétés chinoises comme Huawei est-il supervisé par le Parti communiste chinois ?

M. Paul Charon. Il est très difficile de répondre à cette question. Les acteurs chinois, comme les autres, recrutent d’anciens hommes politiques principalement pour leur carnet d’adresses.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. L’exemple canadien ne peut-il pas nous fournir des pistes pour hausser en France le niveau de sensibilisation et de protection des élus, qu’ils soient nationaux ou locaux ? Ensuite, que pouvez-vous nous dire sur TikTok, dont la stratégie de séduction des secteurs culturels est extrêmement conquérante ?

M. Paul Charon. Le Canada devrait être considéré comme un modèle dans le domaine de la lutte contre les ingérences. Le niveau d’éveil des élus et de la société civile y est bien plus élevé que chez nous, sans doute parce que le problème est plus grave et plus ancien chez eux. Nous devrions par exemple nous inspirer, durant les campagnes électorales, de leurs méthodes d’information en plusieurs langues sur les risques de manipulation de l’information, de corruption, etc.

Je n’ai pas travaillé de manière spécifique sur TikTok. Cependant, ce réseau social en tant que tel n’est pas plus dangereux que d’autres. Plus précisément, ils sont tous aussi dangereux. Le Parti s’est initialement attaché à contrôler ses propres réseaux avant de diffuser ses récits et sa rhétorique sur les réseaux sociaux étrangers, notamment occidentaux. La population qui utilise TikTok est très jeune et très influençable, mais on pourrait en dire autant d’Instagram ou du réseau Bilibili.

Au-delà, ces questions concernent la régulation des plateformes, mais également l’éducation aux médias, primordiale pour être à même décrypter une information quelle qu’elle soit – car Tiktok ou Instagram sont aussi devenus, de manière indirecte, des médias d’information. Il faut absolument renforcer cette éducation dès le plus jeune âge, mais également tout au long de la scolarité, y compris dans l’enseignement supérieur. Dans les pays anglo-saxons, il existe par exemple une formation à la pensée critique dans tous les cursus. Celle-ci n’existe pas en France ; il y a là un manque qu’il conviendrait de combler.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Il y a quelques années a éclaté un scandale lié à la délivrance de faux diplômes à des étudiants chinois. De fait, le nombre élevé d’étudiants chinois, notamment dans les écoles de commerce françaises, influence leur modèle économique. Ce poids a-t-il selon vous une influence sur le contenu des cours qui y sont dispensés, notamment sur l’économie et les entreprises chinoises, sur le recrutement des enseignants ou sur les publications scientifiques, sans parler de l’influence sur les cadres formés par ces écoles ?

Ensuite, à votre connaissance, le département des liaisons internationales du PCC entretient-il des liens autres que symboliques avec le parti communiste ou d’autres partis français ?

M. Paul Charon. La question des faux diplômes diffère de celle des diplômes délivrés par les universités accueillant des étudiants chinois. La présence parfois massive de ces étudiants dans certaines formations a eu impact dans un certain nombre de cas. Le rapport évoque notamment l’Australie, où des écoles de commerce proposant des MBA dans lesquels les étudiants chinois devenaient majoritaires étaient frappées de phénomènes d’éviction : les meilleurs candidats australiens préféraient ainsi suivre leur MBA au Royaume-Uni, au Canada ou aux États-Unis.

Cependant, je crois que nous avons passé désormais le pic de cette période où les établissements du supérieur avaient misé sur les étudiants chinois pour financer une partie de leur budget. Ensuite, il est évident que plus le nombre d’étudiants chinois est élevé, plus ils sont en mesure de peser sur le contenu des formations ou sur le recrutement des professeurs.

Enfin, la doctrine publiée par le département des liaisons internationales n’exclut aucun parti a priori. Le DLI entretient des relations avec des partis de l’ensemble de l’échiquier politique.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous ne disposez donc pas d’informations sur les partis français en particulier ?

M. Paul Charon. Pour en avoir une meilleure idée, un moyen consiste à passer en revue les événements annoncés par DLI où sont conviés des membres de partis politiques étrangers. Comme les Chinois s’en servent pour montrer qu’ils sont reconnus, ils listent les personnes invitées et qui ont accepté de venir.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. On peut faire une analogie avec le programme Young Leaders.

M. Paul Charon. Oui, à cette différence près qu’il ne s’agit pas ici d’un programme de formation au long cours mais d’un événement unique. L’idée est la même pour les Chinois : acquérir un brevet d’honorabilité et promouvoir un certain nombre de messages, pour que ces hommes parlent le langage du PCC quand ils rentreront chez eux. On peut penser par exemple à la diffusion de termes comme « relation gagnant-gagnant », « puissance bienveillante » ou « émergence pacifique de la Chine », qui appartiennent au vocabulaire du Parti.

 

La séance s’achève à dix-huit heures dix.

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Membres présents ou excusés

Présents.  M. Ian Boucard, Mme Clara Chassaniol, Mme Caroline Colombier, M. Pierre-Henri Dumont, M. Laurent Esquenet-Goxes, Mme Anne Genetet, Mme Constance Le Grip, Mme Anna Pic, M. Jean-Philippe Tanguy.

Excusés.  M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Hélène Laporte, M. Charles Sitzenstuhl.