Compte rendu

Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français

 Audition, ouverte à la presse, de M. Charles Duchaine, directeur de l’Agence française anticorruption (AFA) 2

 Audition, ouverte à la presse, de Mme Alice Rufo, directrice générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS, ministère des armées)              12

– Présences en réunion................................20

 

 


Jeudi
26 janvier 2023

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 6

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Jean-Philippe Tanguy,
Président de la commission

 


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Jeudi 26 janvier 2023

La séance est ouverte à quatorze heures cinq

(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)

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M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons M. Charles Duchaine, directeur de l’Agence française anticorruption (AFA), un service à compétence nationale créée en 2016 par la loi Sapin 2. Placée auprès du ministre de la justice et du ministre chargé du budget, elle a pris la place du Service central de prévention de la corruption.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur le directeur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Charles Duchaine prête serment.)

M. Charles Duchaine, direction de l’Agence française anticorruption (AFA). L’Agence exerce depuis le début de l’année 2017. Nous avons en effet succédé au Service central de prévention de la corruption (SCPC), dont les missions étaient plus étroites. Nos pouvoirs sont élargis : le législateur nous a donné à la fois un rôle de conseil et de soutien aux acteurs publics et aux entreprises ainsi qu’un rôle de coordination administrative dans notre domaine. Nous sommes d’ailleurs en train d’élaborer le prochain plan pluriannuel de lutte contre la corruption pour la période 2023-2025. Nous assistons les autorités compétentes dans leurs prises de position au sein dans instances internationales et menons en outre également des activités de contrôle.

La loi Sapin 2 a notamment fait suite à une évaluation négative de l’OCDE en 2012, qui considérait que la France n’effectuait pas un travail suffisant en matière de lutte contre la corruption et que son activité de poursuite et de sanction était très modérée. De plus, la loi se voulait également une réponse de la France aux procédures dites extraterritoriales, notamment des autorités américaines, qui avaient donné lieu à des sanctions contre de grands groupes.

Ces objectifs ont été atteints, ainsi que l’OCDE l’a reconnu. Aujourd’hui, la France poursuit et juge les affaires de corruption se déroulant sur son sol ou commise par ses entreprises et prononce des sanctions significatives. Nous sommes même cités en exemple pour la qualité des dispositifs que nous avons adoptés, aussi bien en termes de prévention qu’en termes de poursuite et de répression. Je pense notamment à la convention judiciaire d’intérêt public, ce mode transactionnel de règlement des procédures pénales en matière de corruption, qui nous a permis de nous aligner sur des procédures étrangères, notamment les procédures britanniques et américaines. Cela nous a permis d’instaurer un instrument de dialogue et de coordonner les poursuites, tout en évitant aux entreprises d’être poursuivies plusieurs fois pour les mêmes faits. Nous ne sommes pas en revanche un service de renseignement ni de contre-espionnage.

La loi du 9 décembre 2016 a imposé aux acteurs économiques de grande taille  plus de 500 salariés et au moins 100 millions d’euros de chiffre d’affaires  de mettre en place des procédures de prévention et de détection du trafic d’influence et de la corruption. Pour les administrations publiques, la loi a imposé des contrôles de l’AFA, sans malheureusement déterminer le contour de ce contrôle. Nous sommes donc privés de la capacité d’édicter des sanctions, puisqu’aucune obligation précise n’a été adoptée. En conséquence, nombre d’acteurs publics ont longtemps considéré que les procédures de prévention et de détection étaient facultatives. Ce qui explique que le rapport d’évaluation de la loi Sapin 2, rédigé par les députés Gauvin et Marleix, constate de moindres progrès dans le secteur public.

Nous avons essayé de construire autour de ce vide un dispositif anticorruption, qui ne concerne d’ailleurs pas seulement la corruption et le trafic d’influence pour les acteurs publics, mais également les quatre autres infractions d’atteinte au devoir de probité que sont la concussion, le détournement de fonds publics, le favoritisme et la prise illégale d’intérêts. Ce référentiel a été initialement un peu contesté par les acteurs publics ; mais il est aujourd’hui accepté, à telle enseigne que le rapport d’évaluation parlementaire formulait une proposition tendant à entériner par la loi la pratique que nous avions posée.

Nos contrôles sont très approfondis, mais notre capacité d’action dépend évidemment des moyens d’action qui nous sont octroyés. Or ceux-ci sont nettement inférieurs à ceux qui nous avaient été annoncés lors du vote de la loi, à la fois sur le plan financier et sur celui des ressources humaines. En termes d’effectifs, nous sommes en effet très loin du compte : l’effectif cible était de soixante-dix équivalents temps plein (ETP), alors que nous ne sommes aujourd’hui que cinquante-trois pour assurer des missions très larges de conseil, de contrôle et de coordination administrative. Nous sommes par ailleurs l’interlocuteur de l’OCDE et du Groupe d’États contre la corruption (GRECO) lorsque des demandes sont présentées et nous consolidons les réponses des administrations concernées.

Naturellement, il convenait d’essayer de ne pas laisser les juridictions étrangères, sous prétexte de lutte contre la corruption, mener des investigations sur le territoire national ou mettre nos sociétés sous monitoring et in fine accéder à des informations stratégiques. La loi avait ainsi pour objet de faire en sorte que la justice française traite les problèmes français et retrouve sa souveraineté judiciaire. La meilleure illustration de cette réussite s’est matérialisée par la signature en 2018 de la première convention judiciaire d’intérêt public, simultanément à la conclusion d’un deferred prosecution agreement (DPA) par les autorités américaines sur la Société générale. Pour la première fois, les justices se rapprochaient et convenaient du principe d’une peine et de la répartition de l’amende.

Par la suite, le monitoring de l’affaire Airbus a été confié à la France, ce qui constitue un succès par rapport à la situation antérieure où des cabinets américains venaient sur le territoire national faire le travail de la justice américaine d’une manière très discutable. J’appelle cela de la trahison. Je considère en effet que même avec l’accord de l’entreprise, le département américain de la justice n’est pas juridiquement fondé à envoyer des cabinets d’avocats effectuer des enquêtes sur notre sol.

Nous étions concernés par l’exécution des conventions judiciaires d’intérêt public, mais également par la mise en œuvre de la loi de blocage, qui nous conduit à réunir un comité ad hoc pour examiner les documents réclamés par un État étranger et décider s’il convient ou non de les leur transmettre sans porter atteinte aux intérêts supérieurs de l’État. Pendant longtemps, la compétence a été partagée entre le service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE) et le SCPC. La situation s’est depuis améliorée puisqu’en février 2022, un guichet unique a été instauré auprès de la direction générale des entreprises et du SISSE. Le SISSE dispose désormais d’une compétence générale quand l’AFA a une compétence résiduelle : lorsqu’il transmet des documents dans le cadre d’une procédure pour corruption, nous sommes compétents pour mettre en place ce comité.

Notre mission de contrôle et de conseil repose sur la mise en place de procédures : nous n’avons pas accès directement à des dossiers de corruption. À l’occasion de nos contrôles, nous pouvons certes trouver un certain nombre d’informations donnant lieu à des soupçons, ce qui peut nous conduire soit à diligenter un contrôle d’initiative pour vérifier l’état des procédures de conformité, soit à signaler les faits au parquet en application de l’article 40 du code de procédure pénale. Mais nous n’entrons pas directement dans des affaires de corruption.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez évoqué l’insuffisance des moyens humains de l’AFA. Vos homologues en Europe et dans les pays de l’OCDE sont-ils bâtis sur un modèle comparable ? Pensez-vous que des services ou des administrations de l’État devraient être rassemblés pour améliorer l’efficacité de vos actions ?

M. Charles Duchaine. On ne peut prétendre faire de la lutte contre la corruption sans faire de la détection. Or aujourd’hui, selon moi, personne ne le fait, car les moyens associés n’existent pas. Il existe des services spécialisés et très compétents, notamment l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLIFF), mais ils sont débordés.

En effet, les infractions de corruption et trafics d’influence sont par nature des infractions dissimulées, qui nécessitent une bonne connaissance du domaine. Il faut être en mesure d’avoir en tête une typologie et être capable de déterminer l’existence de la corruption à travers des cas complexes. Le problème s’était d’ailleurs posé dans les mêmes termes dans les années 1990 pour les affaires de blanchiment.

Les outils mis en place par la France en 2013 et 2016 sont pertinents. Nous constituons à ce titre un exemple pour nos homologues étrangers. Notre dispositif en matière de prévention est évolué : nous nous intéressons à la conformité des entreprises et des administrations publiques avant même d’avoir des soupçons sur la commission d’un crime ou d’un délit, quand la plupart des pays ne s’intéressent à ces sujets qu’à la faveur de poursuites. Aux États-Unis, l’appréciation sur la qualité du dispositif de prévention de la corruption sera par exemple un élément de pondération de la peine. À l’inverse, notre dispositif opère en amont et permet à notre agence, malgré la faiblesse de ses moyens, d’avoir un véritable impact sur le milieu économique et le secteur public.

De fait, on ne peut pas prétendre lutter contre le phénomène de corruption – que je ne suis pas capable de quantifier au demeurant – uniquement par des actions répressives.

S’agissant des instruments, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, créée en 2013, concourt à la transparence et à la détection de certains comportements, notamment des conflits d’intérêts pouvant être les prémices de prises illégales d’intérêts. Le Parquet national financier (PNF) est quant à lui bien rodé sur ces questions, même si les effectifs ne sont pas suffisants – je considère qu’il faudrait constituer de véritables équipes opérationnelles autour des magistrats.

Notre système est donc remarqué et remarquable à bien des égards, mais nous n’avons pas aujourd’hui les moyens pour réaliser les objectifs ambitieux confiés par le législateur, notamment en termes d’ETP.

De plus, nous ne disposons pas forcément de l’information dont nous aurions besoin. Nous établissons une stratégie dans la programmation de nos contrôles et nous avons essayé d’être fidèles à l’esprit de la loi. Notre objectif vise avant tout à protéger nos entreprises contre les risques et les tentations de corruption. Nous avons donc d’abord contrôlé celles qui nous paraissaient les plus exposées et celles qui sont chefs de file dans certains secteurs et zones géographiques afin que la méthode se diffuse aussi largement que possible. La même démarche a présidé à notre contrôle des acteurs publics : nous nous sommes d’abord concentrés sur les régions et les grandes collectivités qui nous paraissent les plus exposées. Nous envisageons également de diffuser un guide à destination des petites collectivités.

Qui détecte la corruption ? Les articles de presse peuvent soulever des dossiers et donner lieu à des ouvertures d’enquête. Certains dossiers judiciaires peuvent conduire à découvrir des faits de corruption. Les services spécialisés sont malheureusement de moins en moins dotés et les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) ont peu investi le domaine de la délinquance financière. Il n’existe plus de contrôle de légalité et la DGCCRF n’est plus présente dans les commissions d’appels d’offres. Il faudrait donc mettre en place des moyens d’investigation. Les lanceurs d’alerte, qui ont fait l’objet de dispositions récentes, sont des vecteurs évidents de révélation de ce type de faits.

La convention judiciaire d’intérêt public était censée faciliter l’autodénonciation, mais l’effet est jusqu’à présent limité.

Il importe donc de renforcer les capacités de détection et de rappeler un certain nombre de règles, ce que nous faisons, au même titre que la HATVP ou les ministères via des déontologues. Il s’agit plus précisément de rappeler les principes fondamentaux, de renforcer le contrôle, d’élaborer des cartographies des risques et des codes de conduite, aussi bien en interne qu’à l’international.

Mais ce constat n’est pas nouveau : il est partagé depuis des décennies, même si beaucoup ne le disent pas.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez indiqué que vous n’étiez pas capable de quantifier le phénomène de corruption en France.

M. Charles Duchaine. Nous faisons de gros efforts pour y parvenir. Nous vivons tous sous la dictature de l’indice de Transparency international, qui ne concerne d’ailleurs que les acteurs publics et que je respecte d’autant plus que nous ne disposons de rien d’autre. Nous essayons néanmoins de nous en libérer, non pour améliorer notre classement mais parce que c’est une question d’orientation de l’action publique : comment traiter un phénomène si on ignore ce qu’il représente ?

Les services de police sont peu nombreux parce que la corruption est l’infraction du pouvoir, mais aussi parce que les résultats sont trop aléatoires tout en mobilisant beaucoup de personnes pendant longtemps. Une cartographie permet justement de mieux orienter l’action. Depuis deux ans, nous avons entrepris ce lourd travail, qui suppose la contribution d’acteurs publics, dont les juridictions, mais aussi les services de sécurité intérieure, qui disposent d’éléments statistiques. Nous essayons également de collecter les sanctions disciplinaires prononcées dans l’administration sur les atteintes au devoir de probité et d’exploiter les informations recueillies lors des actions de contrôle et de conseil. Aujourd’hui, la méthode est bien établie ; elle doit être alimentée.

La direction des affaires criminelles et des grâces demande désormais aux parquets de nous communiquer chaque année la liste des dossiers relevant de cette matière. Nous pourrons ainsi constituer une cartographie au fil de l’eau, sachant que, pour qu’une affaire aboutisse au plan pénal, les faits remontent en général à quatre ou cinq ans.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez mentionné quelques entreprises françaises sous monitoring américain. Y en a-t-il eu d’autres ? Je pense notamment à Total.

M. Charles Duchaine. Je crois que cela a été le cas pour Total, mais cela ne l’est plus désormais. Je ne suis pas de ceux qui considèrent que l’action extraterritoriale américaine est forcément gouvernée par la volonté de faire de l’espionnage, même si elle peut le permettre. Elle peut s’expliquer par bien d’autres raisons. Cette action extraterritoriale constitue aussi une manière de mettre de l’ordre dans des zones et secteurs où la corruption est devenue la règle.

En outre dans la justice américaine, les juges deviennent du jour au lendemain avocats, puis procureurs, etc. Ce mélange des genres est une des causes des interrogations qui peuvent être soulevées. Passer du public au privé et privé au public est à la mode, mais ce n’est pas sans danger.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Avez-vous connaissance de demandes de monitoring émanant d’autres pays que les États-Unis ?

M. Charles Duchaine. À ma connaissance, nous n’avons eu affaire qu’aux États-Unis et à la Grande-Bretagne. Mais la Chine, l’Indonésie et l’Inde commencent également à s’intéresser à ces questions. J’ai en tête le cas d’une entreprise française venue nous consulter car une entreprise étrangère demandait, dans le cadre d’une due diligence, c’est-à-dire d’une évaluation des tiers, de donner des renseignements lui paraissant aller au-delà de ce qui lui semblait raisonnable de fournir. On voit que ces procédures peuvent servir à une sorte d’entrisme.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Selon la note qui m’a été communiquée, durant la période 2017-2021, vous avez ouvert cent quarante-deux contrôles d’initiative et dix-sept contrôles d’exécution de mesures judiciaires. Sans forcément entrer dans l’ensemble des détails, pouvez-vous nous dire quelles entités ou personnes morales auraient eu à subir des ingérences étrangères ?

S’agissant des risques liés au monitoring, je crois que l’appareil d’État est parfaitement conscient des enjeux et que l’on ne saurait parler de naïveté à cet égard.

Par ailleurs, êtes-vous en contact avec l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) ?

Enfin, je me suis laissé dire que vous aviez signalé au parquet de Nanterre il y a un an et demi des faits délictueux de la part de Huawei France. Pouvez-vous nous en dire plus ?

M. Charles Duchaine. Si vous vous l’êtes laissé dire, cela signifie que certaines personnes ont trop parlé. Ces choses-là ne devraient pas se dire : les enquêtes pénales ne doivent pas être divulguées, sous peine d’en compromettre les résultats. J’ai été récemment traité de « fossoyeur en chef » d’un dossier par un article de presse. Sans violation du secret professionnel, certaines informations n’arriveraient pas entre les mains de la presse.

Sur les cent quarante-deux contrôles d’initiative que vous avez évoqués, quatre-vingt-onze concernaient des acteurs économiques et cinquante et un des acteurs publics. Vingt d’entre eux sont des accords dits de suite, c'est-à-dire portant sur la mise en œuvre de recommandations effectuées à la suite d’un premier contrôle. Si nous constatons que rien n’a été fait ou qu’il y a une mauvaise volonté manifeste, nous pouvons saisir la commission des sanctions pour obtenir des injonctions ou des peines pécuniaires.

La stratégie de nos contrôles a pour objectif de diffuser le plus rapidement possible des dispositifs anticorruption complets et efficaces au sein des organisations qui sont les plus exposées selon nous au risque d’atteinte à la probité. S’agissant des acteurs économiques, 84 % des contrôles d’initiative ouverts au 31 décembre 2021 ont porté directement ou indirectement sur des grandes entreprises, trente-cinq entreprises cotées au CAC 40 ou au SBF 120, cinq grandes entreprises publiques, dix-huit filiales françaises de groupes étrangers, huit grandes entreprises non cotées.

Sur les treize contrôles portant sur les plus petites entreprises, dix ont été ouverts dans le cadre du contrôle des principales entreprises d’un secteur économique. Les contrôles d’initiative ouverts sur des acteurs publics ont concerné des acteurs de première importance : quatre régions, une collectivité d’outre-mer, cinq départements, trois métropoles, six communes de plus de 100 000 habitants, une société d’économie mixte (SEM) d’aménagement parmi les plus actives de France et un office public de l’habitat (OPH) gérant un parc de logements significatif. Dans le secteur étatique, nous avons contrôlé neuf établissements publics nationaux, deux centres hospitaliers universitaires (CHU), une association reconnue d’utilité publique faisant appel à la générosité publique, une fédération sportive, deux acteurs majeurs des Jeux olympiques, une direction d’administration centrale gérant plusieurs réseaux de services déconcentrés, deux universités, deux chambres de commerce et d’industrie.

Ces contrôles doivent être rapportés à nos effectifs modestes. Nous avons également eu à cœur de diffuser un référentiel comportant la loi, le règlement, nos recommandations, mais également des guides sectoriels et thématiques que nous élaborons, parfois en collaboration avec certains assujettis – par exemple Régions de France ou le secteur du BTP. Nous essayons donc d’associer les acteurs à notre travail.

Les contrôles se sont toujours accompagnés de la volonté d’accompagner et d’aider les entités à arriver aux résultats que la loi leur demande d’atteindre. Lors de nos premiers contrôles, en 2017-2018, la plupart des grands groupes n’avaient aucun dispositif de lutte contre la corruption, même si certains prétendaient en avoir un. Il a donc fallu mettre en place une méthode, y compris dans les grandes entreprises sanctionnées par la justice américaine. Aujourd’hui, les contrôles se multiplient et dans les entreprises de grande taille, la cartographie et les procédures sont désormais disponibles. Les deux points qui posent le plus problème concernent l’évaluation des tiers et les contrôles comptables. Dans les entreprises de plus petite taille, de plus grands efforts méritent d’être menés.

Pour le secteur public, le rapport d’évaluation est très critique – à tort, à mon avis, mais l’AFA était alors dans le collimateur d’un autre organisme. Pourtant, les choses y ont beaucoup évolué également et le dialogue est bien plus aisé.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pouvez-vous identifier dans vos contrôles des entités ou organisations étrangères ou liées à des puissances étrangères qui vous sembleraient mener des tentatives de corruption et de trafic d’influence sur le sol français ?

M. Charles Duchaine. Il m’est difficile de vous répondre. Par des échantillonnages, nous vérifions si les politiques affichées par les entreprises sont effectivement mises en œuvre. À travers l’évaluation des tiers, nous pouvons voir si une entreprise est liée à des personnes politiquement exposées à l’étranger. L’État au sens large peut avoir des idées sur les intentions de certains acteurs. Mais nos contrôles ne permettent pas d’élaborer une vision de ces éléments. Si ces faits parvenaient à notre connaissance, nous nous empresserions naturellement de les dénoncer au parquet.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Que pouvez-vous nous dire sur des ingérences qui auraient lieu au sein des administrations ?

M. Charles Duchaine. Ma réponse est identique à celle que j’ai faite à la précédente question, pour les mêmes raisons. Nous avons une compétence pour contrôler les administrations de l’État, les collectivités territoriales, les associations et fondations reconnues d’utilité publique. Nous avons essayé de transposer le référentiel de l’article 17 de la loi Sapin 2 à ces acteurs, mais cela ne nous a pas permis à ce jour de constater des intrusions dans les administrations de l’État ou les collectivités – même si elles existent, selon les alertes des services de renseignement que nous avons reçues il y a quelques années.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Êtes-vous capables de contrôler les cabinets ministériels ou les parlementaires ?

M. Charles Duchaine. Je pense que cela serait pertinent, mais nous ne pouvons pas le faire, pas plus que pour les autres instances de l’exécutif. Nous n’en avons pas la capacité juridique. À la suite du rapport du GRECO qui mettait en cause l’absence de contrôle dans ces secteurs, nous sommes rapprochés de Matignon et de l’Élysée et avons adressé, dans le cadre d’un « diagnostic partagé », un questionnaire aux ministères, de manière amiable et conventionnelle. Mais encore une fois, nous n’avons pas de capacités de contrôle, ce qui est regrettable ne serait-ce qu’en termes d’image.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Les parlementaires, comme d’autres catégories d’élus, sont soumis à des obligations légales de déclaration auprès de la HATVP ou des déontologues.

Il me semble que vous n’avez pas répondu à ma question sur vos relations avec l’OLAF…

M. Charles Duchaine. Nous n’avons pas d’interactions particulières avec l’OLAF. De manière plus générale, nous souffrons d’une forme de cloisonnement. Par exemple, lorsque nous effectuons un contrôle, il serait intéressant de disposer de renseignements sur des précédents ou de renseignements émanant des différents services de l’État. Nos contrôles portent sur les organisations, pas sur les personnes physiques : si nous étions amenés à intervenir au Parlement, ce serait sur le fonctionnement global de l’institution et non sur les élus. De la même manière, nous pouvons contrôler une juridiction, mais pas l’activité juridictionnelle.

M. Éric Bothorel (RE). Vous avez évoqué la difficulté de détection. J’ai remis il y a quelques mois un rapport au Premier ministre sur le partage de la donnée au sein des administrations, qui peut améliorer la mission des ministères et des agences. Dans l’exercice de vos missions, avez-vous pu bénéficier de ces accès aux données, qui permettraient de qualifier un niveau de risque très en amont ? Par ailleurs, avez-vous constaté une évolution de la corruption avec l’apparition de nouveaux outils technologiques ?

M. Charles Duchaine. Le partage de l’information est selon moi notoirement insuffisant. Dès notre création, nous avons sensibilisé les services de renseignement sur la nécessité de fournir des renseignements, non seulement pour orienter notre action, mais aussi pour protéger nos entreprises.

Même si les choses vont un peu mieux, je regrette que la loi n’ait pas prévu la possibilité pour l’Agence d’exercer un droit de communication auprès de tel ou tel service. Aujourd’hui, nous sommes enfermés sur nous-mêmes, alors même que la base de données de Tracfin permettrait de faire des ciblages orientés à l’occasion des contrôles plutôt que d’agir au hasard. Tant que nous n’aurons pas compris cela, nous ne serons pas efficaces. De la même manière, on nous oppose tous les secrets puisque les textes ne prévoient pas qu’ils ne nous sont pas opposables.

Nous sommes donc obligés de trouver des accommodements avec les uns et les autres, mais cela n’est pas satisfaisant. L’AFA pourrait être un organe de détection assez puissant. Je n’entends pas faire de la police judiciaire, mais j’aimerais, à l’occasion de mes contrôles, aller un peu plus loin pour éventuellement communiquer les informations à un service de police, comme c’est le cas en Italie. Nous le faisons, mais pas sur la base de textes clairement établis et pas aussi bien que nous pourrions le faire.

Ensuite, les nouvelles technologies sont probablement mises à profit pour effectuer des opérations de corruption. Mais mon expérience m’a appris que les modes opératoires étaient généralement simples, sachant qu’il n’y a quasiment plus de flux et que tout se fait par opérations de compensations d’un pays à l’autre : les trois quarts des dossiers de corruption sont construits autour de fausses facturations.

De manière plus inquiétante, la corruption n’est pas qu’une affaire de cols blancs : elle peut intervenir à de très bas niveaux. De nombreux narcotrafiquants prospèrent dans l’économie, puis dans la politique, grâce à de l’argent sale. Il serait temps de se réveiller, car la démocratie est en jeu.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pouvez-vous nous en dire plus ?

M. Charles Duchaine. Pendant longtemps, les délinquants se contentaient d’avoir de l’argent et de mener grand train. Aujourd’hui, ces délinquants veulent détenir des activités licites et rémunératrices. Ils sont intéressés par l’obtention de permis de construire et ils infiltrent les milieux politiques, voire entrent eux-mêmes en politique.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Cette réflexion vous est-elle inspirée par les contrôles que vous avez opérés ou est-ce lié à votre activité d’ancien magistrat ?

M. Charles Duchaine. Je n’ai pas observé ce phénomène dans le cadre de mes fonctions de directeur de l’AFA ; mais je l’ai vu dans mes fonctions antérieures de juge d’instruction. La procureure de Paris s’est exprimée il y a peu dans Le Monde à ce sujet et ses propos étaient semblables aux miens.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez mentionné un peu plus tôt le fait que vous n’avez pas les mêmes moyens d’intervention sur les collectivités publiques que sur les entreprises privées. Vous avez aussi souligné la suppression des contrôles de légalité des juridictions sur les collectivités et les marchés publics.

M. Charles Duchaine. Il existe un risque important au niveau de la commande publique en termes de corruption ou de favoritisme. Très peu de contrôles sont en réalité effectués. Le contrôle de légalité est très formel et ne permet pas de détecter le favoritisme par exemple.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Si j’ai bien compris vos propos, on aurait renforcé le contrôle par le haut, celui des grandes entreprises, mais simultanément affaibli le contrôle de légalité ou les juridictions s’occupant de la corruption par le bas. On sait bien que lorsque les entreprises ont confiance dans la légalité des procédures d’appel d’offres, la démocratie fonctionne ; lorsque, en revanche chaque acte administratif mineur peut donner lieu à une suspicion de corruption, la société s’effondre par le bas.

M. Charles Duchaine. La loi de 2016 a permis de renforcer la prévention de la corruption dans les grandes entreprises et dans le secteur public. Mais lorsque la loi a créé le parquet national financier en 2013, elle a supprimé les juridictions spécialisées dans le ressort des cours d’appel prévues par l’article 704 du code de procédure pénale. À l’époque, il existait une attention des procureurs et des services locaux sur la matière économique et financière. Aujourd’hui, cette matière échappe à leur compétence. Ces affaires ne sont pas traitées comme elles devraient l’être alors même qu’elles sont plus nombreuses et plus complexes qu’auparavant en raison précisément de l’évolution des moyens technologiques.

Ces juridictions locales n’étaient parfois pas aussi spécialisées qu’elles auraient dû l’être, mais c’était malgré tout une présence qui n’existe plus aujourd’hui.

Mme Clara Chassaniol (RE). Plus concrètement, lorsque vous exercez un contrôle, certains pays refusent-ils de coopérer et de vous transmettre les documents dont vous auriez besoin ?

M. Charles Duchaine. Nos contrôles sont administratifs. Ils nous permettent de réclamer un certain nombre de documents et de procéder à des entretiens à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise. Nous n’avons aucun pouvoir coercitif : on nous remet les documents que l’on veut bien nous remettre – même si en général on nous les remet.

Ces contrôles visent à vérifier la réalité et l’efficacité de procédures administratives mises en place au sein de l’entreprise : il ne s’agit pas d’obtenir des preuves de faits de corruption ou autres. Il peut arriver que nous ayons besoin d’informations situées à l’étranger, notamment dans le cadre de filiales. En principe, la société mère que nous contrôlons nous communique ces informations. Nous pourrions imaginer – et nous avons dû le faire d’ailleurs – demander des informations à des autorités étrangères dans le cadre de l’assistance administrative ou de l’entraide pénale internationale.

Sans intention particulière, le législateur de 2016 a posé une condition qui nous paralyse un peu, celle qui nous impose que la société mère ait son siège en France pour pouvoir effectuer un contrôle. La règle est que nous pouvons contrôler toute entité se trouvant sur le territoire dès lors qu’elle a au moins 500 salariés ou plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires, ou dès lors qu’elle appartient à un groupe qui, de façon consolidée, atteint ces seuils, à la condition que le siège du groupe soit en France. Par exemple, nous ne pouvons pas contrôler Boeing, qui n’a pas de représentation sur le territoire atteignant les 500 salariés et les 100 millions de chiffre d’affaires. Autre exemple : il peut suffire qu’un groupe étranger scinde une filiale en deux pour que nous ne puissions plus le contrôler. Nous sommes donc très favorables à la recommandation parlementaire de supprimer cette condition de territorialité du siège de la mère.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Avez-vous dû effectuer des contrôles sur des filiales de sociétés russes ou d’entreprises qataries, émiraties ou saoudiennes ? Avez-vous eu l’opportunité ou la volonté de le faire ?

M. Charles Duchaine. Autant il nous paraissait important de pouvoir contrôler des sociétés étrangères, notamment américaines ou chinoises, autant nous n’avons pas été préoccupés par l’idée de contrôler des sociétés russes ou qataries. Nous n’avons pas fait le choix de le faire.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Estimez-vous que des grandes entreprises, notamment stratégiques, sont encore exposées à des procédures américaines comme Alstom les a connues en son temps ?

M. Charles Duchaine. Je ne peux répondre avec certitude à votre question. Globalement, le niveau de conformité des grands groupes français s’est bien amélioré, ce qui leur permet d’être moins inquiétés par les justices étrangères. Pour autant, on ne peut pas en déduire que ces entreprises ne sont pas exposées à des risques de corruption. On peut très bien imaginer une entreprise présentant un dispositif anticorruption formidable et qui, à l’occasion d’une opération particulière, ne respecte pas ses propres procédures.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Savez-vous si des entreprises françaises ou européennes ont pu obtenir le monitoring d’une entreprise américaine sur le sol américain, pour appliquer nos propres normes anticorruption ?

M. Charles Duchaine. À l’occasion d’un contrôle que nous avons effectué sur une entreprise américaine en France, celle-ci en a rendu compte à son siège aux États-Unis, lequel lui a demandé en retour de se mettre en ordre.


La commission procède ensuite à l’audition de Mme Alice Rufo, directrice générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS, ministère des armées).

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons Mme Alice Rufo, directrice générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) au ministère des armées.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, madame la directrice générale, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mme Alice Rufo prête serment.)

Mme Alice Rufo, directrice générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS, ministère des armées). Je m’efforcerai d’apporter une contribution utile à vos travaux, qui portent sur une question majeure de sécurité et de souveraineté nationale, dans le respect du secret de la défense nationale et du principe de séparation de l’autorité judiciaire et des autres pouvoirs

Je souhaite opérer tout d’abord une distinction entre la notion d’influence et celle d’ingérence, afin d’éclairer notre appréciation des situations en les caractérisant. La DGRIS considère que l’influence est un volet essentiel à l’expression de la puissance, a fortiori dans un monde où la force militaire n’est plus la source exclusive de la puissance. La Revue nationale stratégique rendue publique il y a quelques mois définit ainsi l’influence comme une nouvelle fonction stratégique qui vise à défendre les intérêts et les valeurs de la France, à promouvoir et valoriser ses engagements dans tous les domaines et à répondre ou riposter à des manœuvres ou à des attaques, en particulier dans le champ informationnel, contre nos intérêts.

L’influence s’affiche et s’exerce au grand jour. Dans les démocraties, elle le fait dans le respect des lois et des principes internationaux ; elle reste donc dans le cadre de la légalité.

La notion d’ingérence peut quant à elle être abordée sous deux angles. Le premier concerne le principe international de non-ingérence qui découle de la souveraineté des États, au sens de la Charte des Nations unies. Cette dernière pose le principe de non-intervention dans les affaires relevant essentiellement de la compétence nationale d’un État, sans porter atteinte à l’application des mesures de coercition prévues au chapitre 7 de la Charte.

Le second angle relève d’une lecture de l’ingérence du point de vue national ; celle d’un acte hostile qui vise à porter atteinte autrement que par la confrontation militaire aux intérêts fondamentaux de la nation ainsi qu’à la défense nationale et au secret de la défense. Elle peut s’exercer dans les domaines politique, économique, numérique, et prendre différentes formes telles que l’interférence, l’intrusion, la captation, la coercition, la corruption ou encore la trahison. Sauf dans de rares exceptions, l’ingérence ne se revendique pas, ne s’affiche pas et s’exerce contre un État ou ses représentants sans son accord. Elle peut reposer sur des éléments légaux et illégaux.

Une fois ce cadre posé, il est clair que les deux notions sont liées. L’influence peut préparer le terrain à une ingérence, et l’ingérence peut être le vecteur d’une stratégie d’influence. Ensuite, l’ingérence ou son prétendu refus, est utilisée par certaines puissances comme un élément de discours d’influence, un narratif. C’est le cas de la Russie qui, notamment pour contrer notre influence en Afrique, tient un discours qui se revendique de la non-ingérence au moment même où elle mène une guerre d’annexion sur le continent européen, en violation de toute souveraineté.

J’en viens au rôle de la DGRIS. Elle exerce au sein du ministère des armées une fonction de relations internationales et conduit un dialogue avec nos interlocuteurs étrangers, notamment grâce à la densité de son réseau d’attachés de défense, qui nous permettent de mener et de coordonner, en lien avec l’état-major des armées et les autres entités du ministère, la politique internationale du ministère. La DGRIS exerce également une fonction relevant davantage de la stratégie, laquelle nous conduit à contribuer aux livres blancs, aux revues nationales stratégiques et donc à réfléchir sur les notions d’influence et d’ingérence. La fonction stratégique d’influence va ainsi donner lieu dans les prochains mois à l’élaboration d’une stratégie spécifique.

Je souhaite maintenant vous présenter brièvement les évolutions du contexte stratégique qui placent particulièrement les enjeux d’ingérence et d’influence au centre de l’attention. Nos documents de stratégie – Livre blanc et Revue nationale stratégique – mettent en avant le durcissement de la compétition stratégique, qui passe par des stratégies d’influence beaucoup plus assertives et des ingérences plus débridées.

Nous sommes clairement passés d’une période de compétition à une période de confrontation stratégique, qui est notamment le fait d’agendas révisionnistes et de l’opportunisme militaire de puissances globales et régionales de plus en plus affirmées. La Russie en particulier assume de plus en plus ouvertement une ambition impérialiste à travers une logique de rapport de force.

L’approche indirecte que le pouvoir russe menait contre ce qu’il appelle « l’Occident collectif » se double désormais d’une volonté d’engager la confrontation militaire directe. Ce passage d’une ère de la compétition à une ère de la confrontation est aussi le fait de l’affaiblissement des normes et principes qui régulaient la vie internationale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ils sont désormais battus en brèche et contestés de l’intérieur. La Revue nationale stratégique met ainsi en avant le fait que la remise en cause de l’ordre qualifié d’occidental par le régime chinois irrigue l’action internationale de la Chine dans les domaines politique, économique, technologique et diplomatique.

Le deuxième élément marquant pour la réflexion sur les stratégies d’influence et d’ingérence est que nous sommes entrés dans une ère d’hybridité. Cette hybridité se manifeste par le recours de nos compétiteurs stratégiques à une combinaison intégrée de modes d’action militaires et non militaires, directs et indirects, licites ou illicites, légitimes ou illégitimes, souvent subversifs, ambigus et difficilement attribuables. Ce mode de confrontation combine ainsi des actions de genre différent.

En conséquence, le champ de la confrontation s’est accru, dans le domaine informationnel ou celui du droit – le lawfare –, mais également dans l’instrumentalisation de nos interdépendances : on l’a vu récemment avec la pandémie et on le voit aujourd’hui avec la guerre en Ukraine. Dans ce double contexte de confrontation et d’hybridité, les stratégies d’influence et les manœuvres d’ingérence peuvent avoir un impact direct sur notre souveraineté. Elles viennent s’ajouter à d’autres actions, y compris militaires, qui visent un objectif stratégique global. Par exemple, en cas de conflit, la propagande de l’adversaire peut conduire à constituer une forme de « brouillard de guerre » dans lequel il est difficile d’évoluer. En temps de paix, ces méthodes peuvent créer un brouillard informationnel qui trouble les repères et fragilise la cohésion et la résilience nationales.

Ces stratégies d’influence et d’ingérence agissent selon une logique de zone grise, de continuum entre la guerre et la paix, le légal et l’illégal, le déclaré et le caché. Elles placent aussi nos démocraties en situation d’asymétrie face à nos compétiteurs puisque nos forces – le débat, l’ouverture, le respect du droit, le multilatéralisme, l’attachement à la stabilité, le respect de la souveraineté – sont considérées comme des fragilités, qui peuvent à ce titre être exploitées. Cette asymétrie s’exerce dans la réponse que nous pouvons formuler : quand nous menons des actions dans le respect du droit, nos compétiteurs s’en affranchissent. Notre réponse exige donc de notre part une résilience très forte face à des compétiteurs aux interventions de plus en plus débridées.

La DGRIS agit sous trois angles principaux. Elle définit tout d’abord la stratégie d’influence internationale du ministère des armées. Celle-ci s’est longtemps concentrée sur des actions conduites au profit de nos forces en opération, pour faciliter par exemple leur insertion au niveau local en lien avec les populations. Mais cette stratégie est désormais dictée par la nécessité de prendre en compte l’intégralité du spectre des champs de confrontation et des modes opératoires. Un des rôles de la DGRIS porte donc sur la conduite de cette stratégie d’influence, laquelle consiste avant tout à convaincre et à expliquer le bien-fondé de notre action. Le réseau des attachés de défense nous aide beaucoup à expliquer et à contrer certains narratifs construits pour affaiblir l’action de la France et de ses armées à l’étranger. La DGRIS mène son action de manière ouverte et dans le dialogue, mais le ministère des armées n’est pas naïf : il s’agit également de décourager nos adversaires ou, si cela n’est pas possible, d’entraver leur action.

Le deuxième domaine d’intervention concerne les relations que la DGRIS entretient avec la recherche stratégique. Elles exigent de notre part une grande attention, tant les chercheurs sont des cibles de stratégies d’ingérence et d’influence – les procédures bâillons ont déjà été mentionnées devant cette commission. Nous travaillons aussi à déconstruire les « vérités alternatives » et les narratifs révisionnistes que construisent nos compétiteurs stratégiques. À cet effet, nous œuvrons avec les think tanks pour constituer une relève stratégique de jeunes chercheurs et répondre à nos adversaires en nous appuyant sur une recherche qui dispose d’une liberté académique totale.

Enfin, dans le cadre de ses attributions, la DGRIS travaille à l’établissement des risques et des menaces, à la fois par une approche par pays et par une analyse qui passe par l’étude des champs confrontationnels qui se sont étendus, à l’instar du cyber ou de la désinformation.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous nous avez indiqué que la Russie et le Chine remettent en cause l’ordre international, notamment onusien, alors qu’elles ont contribué à le construire et qu’elles en sont deux des piliers, notamment en tant que membres permanents du Conseil de sécurité. Comment l’expliquez-vous ?

Mme Alice Rufo. Vous avez raison. La Russie viole la Charte des Nations unies lorsqu’elle envahit un pays souverain. Pour justifier de telles actions, elle emploie fréquemment une logique consistant à inverser les responsabilités. Il y a là une logique de puissance et de narratif en accompagnement de son action militaire.

La Chine, notamment à travers sa stratégie des nouvelles routes de la soie ou BRI, explique qu’elle souhaite construire un ordre international aux caractéristiques chinoises. Elle opère ainsi une réorientation du droit international selon ses intérêts et en fonction de sa vision des relations internationales. Notre rôle consiste donc à défendre le multilatéralisme, qui se fonde sur la négociation, la prise en compte de tous les points de vue et le respect des engagements qui ont été négociés.

La Chine et la Russie sont membres du G20 et du P5. L’affaiblissement qu’elles tentent d’opérer en est d’autant plus grave, car il contribue à une déconstruction de l’ordre international.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. De manière objective, il me semble que la France est le seul des membres permanents du Conseil de sécurité à ne pas avoir enfreint la Charte des Nations unies – à l’inverse, l’intervention américaine en Irak a eu lieu sans mandat de l’ONU. Pourquoi se trouve-t-elle alors incluse dans l’appellation d’« Occident collectif », alors que la défense du multilatéralisme est une caractéristique de sa politique extérieure ? Comment se fait-il qu’elle soit aujourd’hui affaiblie par des récits mensongers alors qu’elle y a résisté de l’après-guerre jusqu’à une période très récente ?

Mme Alice Rufo. L’indépendance dans l’appréciation et dans l’action internationale est en effet une des caractéristiques de la politique étrangère France. Elle suscite d’ailleurs des débats, par exemple lorsque nous militons pour la souveraineté européenne et l’autonomie stratégique. De mon point de vue, la notion d’Occident collectif renvoie à un narratif général – la Chine aime notamment parler de « l’Ouest contre le reste ».

Ces deux pays agissent de la sorte pour justifier leur propre action et entretenir une compétition en s’appuyant sur des ressentiments et le positionnement de certains pays, comme celui des non-alignés. Nous inclure dans cet Occident collectif permet de caricaturer notre position et notre action dans un narratif fondamentalement hostile à l’influence française, notamment en Afrique.

De notre côté, nous réaffirmons notre volonté de parler à tout le monde, pour mener un travail d’outreach et déconstruire les narratifs caricaturaux, par exemple ceux employés par la Russie au sujet de la crise alimentaire résultant du conflit en Ukraine. De fait, nous sommes indépendants et souverains dans la conduite de notre politique étrangère et cela est connu, ce qui nous rend légitimes pour aller parler à tous et nous permet de convaincre, comme ce fut le cas au sommet de Bali.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez exercé des responsabilités importantes à l’Élysée pendant dix ans. À cette occasion, avez-vous eu connaissance d’informations précises sur des cas d’influence ou d’ingérence de pays étrangers visant des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français ?

Mme Alice Rufo. Je suis devant votre commission en tant que directrice générale des relations internationales et de la stratégie. Il ne m’appartient pas de me prononcer au titre des fonctions que j’ai exercées à l’Élysée.

Quand on est diplomate ou aux postes que j’ai occupés ou que j’occupe aujourd’hui, on est très souvent conduit à caractériser les stratégies de nos compétiteurs afin de protéger notre pays des tentatives d’influence et d’ingérence étrangères. Lorsque nous voyons que notre propre droit est utilisé pour empêcher nos chercheurs de faire leur travail – je pense notamment aux poursuites en diffamation intentées par RT France –, nous devons nous interroger sur la stratégie à mener.

Ensuite, en tant que fonctionnaire, je suis soumise à certaines obligations si quelque chose d’illégal vient à ma connaissance. Cela n’a pas été le cas.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Le cadre de notre commission d’enquête est fixé par la Constitution et par l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux assemblées parlementaires. Nous devons nous en tenir au principe de séparation des pouvoirs et nous entendons ici Mme Rufo en sa qualité de DGRIS.

Je vous remercie, madame la directrice générale, pour votre exposé sur les évolutions globales de la géopolitique, qui ont vu notre monde passer d’une ère de compétition à une ère de confrontation marquée par l’hybridité des actions. Pouvez-vous nous évoquer la manière dont s’élabore la riposte de la République française face aux ingérences ?

Mme Alice Rufo. L’action de l’État s’est beaucoup renforcée ces dernières années pour tenir compte de ces évolutions, qui concernent à la fois la confrontation stratégique et l’hybridité. Lorsque l’on se réfère à la fonction stratégique influence, le ministère de l’Europe et des affaires étrangères devra mener en premier lieu cette coordination. La fonction de résilience est quant à elle particulièrement dévolue au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui a du reste renforcé son action sur la question des ingérences numériques via le dispositif Viginum.

Sur ces sujets qui touchent à nos intérêts fondamentaux, à notre souveraineté, mais aussi à l’action de nos forces, le ministère des armées est profondément vigilant. La direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) est particulièrement en charge de la contre-ingérence, en lien avec la direction générale de l’armement, puisqu’elle travaille à protéger le pays contre les menaces exercées à l’encontre de la sécurité des militaires et de notre base industrielle et technologique de défense.

Le rôle spécifique de la DGRIS en la matière porte sur l’international et l’analyse des stratégies de puissance régionales et globales. À cet égard, un vivier renforcé en matière de recherche stratégique constitue un des éléments de notre résilience démocratique. Disposer de chercheurs bénéficiant d’une liberté académique permet de déconstruire des narratifs et de rétablir certaines vérités. Nous avons également des coopérations avec des think tanks et avec l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), qui nous permettent de porter un regard différent pour mieux appréhender les menaces et les risques qui pèsent sur l’action de la France dans le domaine militaire.

La réponse nationale a été consolidée puisque l’influence est désormais qualifiée de fonction stratégique. L’action se mène beaucoup au niveau de nos partenariats et de nos alliances, notamment dans le cadre de l’OTAN et de l’Union européenne. Cette dernière a d’ailleurs beaucoup évolué ces dernières années sur ce sujet. L’agenda de Versailles adopté au niveau des chefs d’État et de gouvernement de l’Union vise notamment à réduire les interdépendances susceptibles de nous placer en situation critique. On peut également citer le règlement européen contre la coercition économique exercée par les pays tiers.

En résumé, les stratégies d’ingérence et d’influence de nos compétiteurs font l’objet d’une intégration très forte. La réponse que nous exerçons implique donc une coordination accrue de l’ensemble des acteurs de l’État, au premier rang desquels le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, auteur en 2021 de la « Feuille de route de l’influence ».

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Nous avons évoqué longuement la Chine et la Russie. Pouvez-vous nous parler d’autres puissances régionales qui se sont invitées de manière agressive et malveillante dans des stratégies d’ingérence et d’influence ? Je pense notamment à l’Iran.

Mme Alice Rufo. Tous les pays pratiquent l’influence, qui peut être quelque chose de tout à fait positif. De plus, l’influence n’est pas uniquement le fait d’acteurs étatiques.

À l’instar de la Revue stratégique nationale, mon propos a été centré sur la Russie et la Chine, mais on peut naturellement évoquer l’Iran, les puissances du Golfe et la Turquie, qui est notre alliée. Quel que soit le pays et quelles que soient nos relations avec ce pays, la vigilance doit être maintenue. Comme beaucoup de pays où sont commises des violations des droits de l’homme, l’Iran est le premier à rappeler la nécessité de respecter sa souveraineté et de ne pas s’immiscer dans sa politique intérieure. Le principe de non-ingérence ne doit pas pour autant conduire à remettre en cause des droits universels qui sont tout autant garantis par la Charte des Nations Unies.

M. Éric Bothorel (RE). La propagande russe à l’encontre de la France en Afrique est notamment incarnée par la diffusion de dessins animés méprisants qui discréditent de manière impardonnable l’armée française au Sahel. Existe-t-il un retour d’expérience sur l’efficacité de l’ingérence des Russes par l’intermédiaire du groupe Wagner ? Tirons-nous des enseignements sur la manière dont cette influence mâtinée d’ingérence s’est opérée, au point de voir se dégrader l’influence française sur cette partie du globe ?

Ensuite, je m’interroge sur l’extrême droite américaine. Avez-vous eu connaissance de relais particuliers en Europe ou en France qui souhaiteraient y déstabiliser la démocratie et les processus démocratiques ?

Mme Alice Rufo. Il n’y a jamais de bonne ingérence, quand bien même elle est assumée, par exemple par M. Prigojine. De notre côté, nous ne la pratiquons pas car elle est illégale et contraire à nos intérêts : nous sommes une démocratie et nous agissons dans le monde selon ce que nous sommes, en respectant le droit.

Nous tirons des leçons des stratégies d’influence et d’ingérence pour connaître l’état du risque et de la menace, mais aussi déterminer les modalités d’action, qui évoluent de manière permanente, à l’image du dessin animé que vous avez mentionné. Dans son discours de Toulon le 9 novembre 2022, le Président de la République a ainsi annoncé que nous allions redéfinir les orientations de notre stratégie en Afrique, en lien avec nos partenaires africains.

Cependant, ce travail n’est pas guidé par les actions de la Russie ou de la Chine sur ce continent. Nous le menons parce que nos partenaires africains sont confrontés à des menaces, notamment terroristes, et à des défis de sécurité et des défis globaux. De fait, ils affirment leur volonté légitime d’autonomie stratégique. Dès lors, il nous faut tenir compte de ces évolutions – y compris le déploiement de stratégies d’influence très agressives – et, dans l’échange avec nos partenaires, modifier nos modalités d’action pour disposer d’un partenariat plus efficace.

L’IRSEM et le CAPS ont publié un rapport sur les manipulations de l’information qui a traité de la volonté d’influencer les élections présidentielles françaises en 2017. Ce rapport montre la gravité de ces tentatives mais montre aussi qu’elles ont échoué : les Français ont exercé leur choix librement. Néanmoins, nous devons rester vigilants et la création de Viginum en 2021 vise précisément à protéger notre démocratie.

M. Éric Bothorel (RE). La Chine s’intéresse à d’anciens pilotes militaires français qu’elle souhaiterait recruter pour former son armée de l’air. Avez-vous une idée du nombre de personnes qui ont été approchées ?

Mme Alice Rufo. Non. Nous avons pris connaissance, comme tout le monde, de ces approches qui nous conduisent à nous interroger sur le parcours des anciens agents du ministère. À cet égard, je souhaite rendre hommage à l’engagement et à la qualité de nos personnels, dont je connais le sens des responsabilités. Le fait d’avoir une deuxième partie de carrière est parfaitement légitime pour les militaires, qui sont soumis par ailleurs à un cadre déontologique particulier et sont tenus au devoir de réserve et de discrétion concernant leurs missions passées et les informations qu’ils auraient pu détenir. Néanmoins, ces sujets ne relèvent pas directement de ma responsabilité.

Mais vous avez raison d’interroger ce champ particulier, même si les intentions ne sont pas toujours malveillantes. Où s’arrête la coopération et où commence la compromission ? Il s’agit là de la responsabilité de chacun, mais également de la responsabilité collective de se protéger en qualifiant les faits et en décryptant le monde, sans paranoïa ni naïveté.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous dites qu’il ne faut pas partir du principe que toutes les actions sont par définition malveillantes. Ne faudrait-il pas au contraire considérer dans le domaine de la sécurité nationale que la malveillance est la règle et la bienveillance l’exception, notamment quand des pays tiers cherchent à capter des compétences stratégiques ?

Mme Alice Rufo. Votre question suscite différentes réponses. En premier lieu, il est nécessaire d’établir des distinctions entre ce qui relève de l’influence et de l’ingérence. Simultanément, la volonté de ne pas tout confondre ne doit pas conduire à tout relativiser.

Cela dit, le contexte stratégique a fortement évolué. La guerre en Ukraine n’est pas, comme on peut l’entendre parfois, un conflit comme les autres. Elle représente un bouleversement stratégique majeur : la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, envahit un État souverain. Nous sommes donc tous concernés, bien au-delà de l’Europe.

S’agissant de la Chine, l’ouverture du pays a permis de sortir des centaines de millions de personnes de la pauvreté et a donné lieu à de nombreuses coopérations. Néanmoins, la Chine actuelle a fait évoluer sa stratégie.

Bref, il nous serait difficile de considérer que tout le monde est malveillant, d’autant que notre métier consiste précisément à dialoguer avec des interlocuteurs étrangers. Mais il est clair que la multiplication des stratégies agressives d’influence et d’ingérence nous contraint à une prise de conscience et nous oblige à modifier nos pratiques et nos modalités d’action.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous n’avons pas encore évoqué dans notre commission l’influence des mouvements religieux – j’ai notamment en tête le mouvement évangélique, dont la croissance est exponentielle. Nous savons par exemple que l’influence de la droite évangélique américaine sur la politique étrangère des États-Unis est particulièrement marquée, ce qui peut avoir des conséquences pour nos démocraties.

De plus, certains de ces mouvements sont très concentrés géographiquement, et peuvent avoir une influence politique notable sur des collectivités territoriales. Intégrez-vous ces paramètres dans vos réflexions ?

Mme Alice Rufo. Il existe au sein de la DGRIS un Observatoire international du fait religieux. Nous intégrons donc bien les mouvements religieux dans notre réflexion stratégique. Par ailleurs, les attachés de défense sont aussi conduits à défendre le principe de laïcité à l’étranger. S’agissant des collectivités territoriales, le ministère de l’intérieur serait mieux à même de vous répondre.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez indiqué qu’il n’existait pas de bonne ingérence. J’ai néanmoins le souvenir d’une période où certains parlaient d’un « devoir d’ingérence » pour des motifs relatifs aux droits de l’homme. Au nom de ce devoir, étaient ainsi justifiées des interventions, d’abord en ex-Yougoslavie, puis en Irak ou en Libye. Ce devoir d’ingérence était d’ailleurs évoqué au sein de différentes familles politiques, même s’il a aujourd’hui disparu du débat. À une époque, cette ingérence était donc revendiquée par certains, qui aujourd’hui condamnent, sans doute à juste titre, l’ingérence des autres. Certes, revendiquer l’ingérence pour sauver des populations n’est pas identique au fait de s’ingérer pour perturber le fonctionnement d’une démocratie. Je m’interroge seulement sur le terme et les émetteurs.

Mme Alice Rufo. Le devoir d’ingérence a notamment été porté par les ONG sur les questions humanitaires. Il n’a pas totalement disparu. Je pense à la problématique de l’accès aux populations civiles, notamment du Comité international de la Croix-Rouge, qui est garanti par le droit international. Très souvent, des puissances comme la Russie s’y opposent. Compte tenu des stratégies de blocus souvent utilisées, l’accès aux populations civiles est pour nous essentiel. Mais il ne s’agit nullement d’ingérence au sens où nous l’avons entendu jusqu’à présent.

De manière générale, quelle que soit l’époque, l’intervention dans un pays est encadrée par la Charte des nations unies. Les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU disposent à ce titre d’un pouvoir de veto. Je rappelle d’ailleurs que l’intervention en Libye n’avait pas fait l’objet d’un tel veto à l’époque. Les interventions militaires armées se déroulent dans le cadre du droit international, soit à la demande d’un pays souverain comme au Mali, soit dans le cadre d’une résolution du Conseil de sécurité.

M. Éric Bothorel (RE). J’ai souvenir que le terme d’ingérence a été popularisé dans le débat public par Bernard Kouchner à l’occasion de la guerre du Biafra et de la famine qui s’était ensuivie.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez raison de le préciser.

 

La séance s’achève à seize heures cinquante.

Membres présents ou excusés

 

Présents. - M. Éric Bothorel, Mme Clara Chassaniol, M. Laurent Esquenet-Goxes, Mme Stéphanie Kochert, Mme Constance Le Grip, M. Thomas Ménagé, M. Kévin Pfeffer, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Stéphane Vojetta.

Excusés. - M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Hélène Laporte, M. Charles Sitzenstuhl.