Compte rendu

Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français

 Audition, à huis clos, de M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI, ministère de l’intérieur) 2

– Présences en réunion................................24

 

 


Jeudi
2 février 2023

Séance de 17 heures 30

Compte rendu n° 9

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Jean-Philippe Tanguy,
Président de la commission

 


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Jeudi 2 février 2023

La séance est ouverte à dix-sept heures quarante-cinq.

(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)

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M. le président Jean-Philippe Tanguy. Mes chers collègues, nous auditionnons M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI). Cette audition se déroule à huis clos, ce qui nous oblige à une parfaite discrétion sur les propos qu’il tiendra. Tout commentaire à leur sujet dans les médias ou sur les réseaux sociaux est à proscrire.

L’audition fera l’objet d’un compte rendu, qui pourra être publié sous le contrôle de M. Lerner, et nourrira les travaux de Mme la rapporteure. Toute infraction à l’obligation de discrétion serait préjudiciable à nos prochaines auditions à huis clos, ainsi qu’à celle-ci, ce format ayant été retenu pour offrir à M. Lerner toute liberté pour répondre à nos questions, compte tenu du caractère sensible des informations qu’il détient et des sujets dont il a à connaître au nom de l’État.

Monsieur le directeur général, nos questions porteront, d’abord, sur la définition juridique et opérationnelle que vos services donnent aux diverses formes d’ingérence étrangère, ce qui nous permettra de la comparer à celles que nous avons entendues jusqu’à présent. Elles auront trait, ensuite, à votre analyse de la réalité et de l’évolution de cette menace, ainsi qu’aux moyens et aux modes opératoires dont disposent les services de l’État pour lutter contre elle. Nous souhaitons enfin savoir si vous estimez que notre démocratie est menacée, perturbée ou bouleversée par les ingérences étrangères, ou si au contraire celles-ci sont maîtrisées par les personnes qui doivent y prendre garde.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Nicolas Lerner prête serment.)

M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m’avoir convié à participer à vos travaux sur un sujet qui est au cœur de l’activité de la DGSI, et auparavant de celle des services qui l’ont précédée.

La DGSI, créée par décret le 30 avril 2014, est l’héritière de grands services, notamment la direction de la surveillance du territoire (DST), qui, depuis sa création à la fin de la seconde guerre mondiale, était chargée de prévenir toutes les formes d’espionnage et d’ingérence étrangère. Elle a été créée dans un contexte de menace, de nature avant tout terroriste aux yeux du grand public et de nos dirigeants, sur nos intérêts fondamentaux. Elle a donc longtemps été identifiée au rôle, qui est le sien et dans lequel notre engagement ne faiblit pas, compte tenu du niveau de la menace, de chef de file de la lutte antiterroriste. Elle n’en a pas moins repris les missions de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), qui elle-même avait repris celles de la DST, en matière de détection et de lutte contre toute forme d’ingérence étrangère.

À cet égard, quatre alinéas de l’article 2 du décret du 30 avril 2014 relatif aux missions et à l’organisation de la direction générale de la sécurité intérieure me semblent importants.

L’alinéa 2 dispose que la DGSI « assure la prévention et concourt à la répression de toute forme d’ingérence étrangère », ce qui constitue sa première mission. L’alinéa 5 prévoit qu’elle « concourt à la prévention et à la répression des actes portant atteinte au secret de la défense nationale ou à ceux portant atteinte au potentiel économique, industriel ou scientifique du pays ».

L’alinéa 6 dispose qu’elle « concourt à la prévention et à la répression des activités liées à l’acquisition ou à la fabrication d’armes de destruction massive ». L’alinéa 8 énonce qu’elle « concourt à la prévention et à la répression de la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication », notamment si ces attaques cyber portent atteinte à nos intérêts fondamentaux.

S’agissant de la méthode, l’article 3 dispose que : « Les services concourant à la sécurité nationale transmettent sans délai à la direction générale de la sécurité intérieure les renseignements se rapportant aux activités mentionnées à l’article 2. »

Depuis la création de la DGSI, la lutte contre les ingérences étrangères n’a cessé de prendre de l’importance, qu’il s’agisse des moyens engagés ou des préoccupations qui sont les nôtres, en raison du contexte international, d’une part, et, d’autre part, du fait que la France y est particulièrement exposée.

S’agissant du contexte international, sans préjudice de vos propres observations ni de celles d’experts des relations internationales que vous auditionnerez, j’aimerais énumérer quelques tendances vues de la DGSI.

Les années 1990 et le début des années 2000 ont été caractérisés, me semble-t-il, par un double espoir, qui était souvent une double conviction.

Premièrement, on a cru que tous les États convergeraient spontanément vers le modèle démocratique, dans l’euphorie de la chute du Mur, des premières années d’exercice du pouvoir de Vladimir Poutine, qui ont nourri un espoir de rapprochement avec l’Europe et l’Ouest en général, et de l’évolution de la Chine. Tous les États prendraient le chemin de la démocratie, modèle intrinsèquement meilleur que les autres, car tel était le sens de l’Histoire.

Deuxièmement, on a cru que la compétition entre États, qui a toujours existé et n’allait pas disparaître, s’organiserait autour de quelques règles et quelques principes, notamment l’économie de marché. La compétition économique, demain, serait le juge de paix de la rivalité entre les pays. Ces espoirs étaient notamment suscités par l’ouverture de la Chine, qui a adhéré à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001.

Il est clair que ces espoirs, si tant est qu’ils aient été crédibles ou partagés par tous, ont été déçus. Vues de la DGSI, à l’aune de leurs conséquences sur le territoire national, les relations internationales sont désormais caractérisées par quatre tendances principales.

La première est le retour très net, depuis quelques années, à la confrontation entre États. Nous sommes passés d’un monde où les États se livraient à une compétition à un monde dans lequel ils assument des confrontations bien plus directes. La confrontation a lieu à deux niveaux. À l’échelle de la planète, l’opposition entre les deux grandes puissances que sont les États-Unis et la Chine domine, chacun essayant d’y attirer les autres États, comme si ceux-ci n’avaient d’autre choix que celui de s’aligner sur l’un de ces deux modèles, ce que contestent la France et l’Europe. À l’échelle régionale, les zones de conflit se multiplient. Qu’il s’agisse de la Syrie, de la Libye, du Yémen, de l’Afrique subsaharienne, où les intérêts français sont fortement contestés, de la zone indo-pacifique, de la Méditerranée orientale ou du Golfe, très peu d’endroits du monde échappent à une rivalité accrue entre États.

La deuxième tendance est l’agressivité accrue dont les États n’hésitent plus à faire preuve. Celle-ci a lieu sur des terrains très divers, de l’affirmation du leadership à la présence économique en passant par la sphère informationnelle, de plus en plus investie par les États pour vanter les mérites de leurs modèles respectifs et tenter de décrédibiliser, voire de déstabiliser celui des autres. La confrontation hybride se développe, par le biais des sociétés militaires privées (SMP), dont le rôle va croissant sur plusieurs théâtres d’opérations. Quant à la confrontation armée, elle se déroule par procuration, comme c’est le cas au Yémen, en Libye et dans le Golfe, ou directement, comme c’est le cas en Ukraine. Globalement, les modes opératoires sont bien plus agressifs qu’ils ne l’étaient il y a quelques années.

La troisième tendance est le fait que certains États s’affranchissent aujourd’hui allègrement de la règle de droit international, dans le contexte d’un affaiblissement du multilatéralisme. Le contrôle du respect des règles incombe à un organisme, le Conseil de sécurité des Nations unies, dont font partie à titre de membres permanents des nations qui se retrouvent désormais en opposition voire en confrontation, les États-Unis, la Chine, la France, la Russie et le Royaume-Uni, ce qui complique certes singulièrement sa tâche de régulation, qui n’en demeure pas moins nécessaire et indispensable. Par ailleurs, de 1945 à la chute du Mur de Berlin, certaines règles tacites, que l’on peut apprécier ou contester, régissaient les relations entre États. Par exemple, chaque bloc respectait globalement la sphère d’influence de l’autre. Tout cela a disparu. Aux yeux de certains États, dorénavant, le fait accompli et la loi du plus fort sont les seules règles qui prévalent.

La quatrième tendance est l’importance accrue que les États accordent aux enjeux de souveraineté. Le Président de la République a démontré un attachement renouvelé à cette ambition depuis son accession aux responsabilités, qu’il s’agisse de la crise sanitaire ou de la question – dont nous avons eu à connaître il y a trois ans – de savoir si un opérateur étranger, en l’occurrence chinois, pouvait ou non accéder à nos cœurs de réseaux de communication dans le contexte du déploiement de la 5G. En matière de souveraineté énergétique, à l’illusion, née de la mondialisation, selon laquelle chaque État pouvait se servir là où se trouvent les ressources, a succédé la conscience qu’un État, compte tenu de la montée des tensions, peut se trouver dans une situation de forte dépendance pour l’accès à certaines matières premières essentielles.

Dans ce contexte mondial, notre pays est particulièrement exposé aux tentatives d’espionnage et d’ingérence, pour trois raisons principales.

Premièrement, la France reste, sur la scène internationale, une grande puissance dont la voix porte. Membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, État doté, la France promeut par ailleurs un modèle démocratique. Sa présence est assurée par le réseau de la francophonie et par le deuxième réseau diplomatique au monde. Ses territoires outre-mer contribuent à en faire une puissance mondiale.

Les États qui nourrissent des ambitions sur la scène mondiale espionnent donc les positions françaises et leur évolution. On entend par espionner le fait d’accéder de façon illégale à des informations confidentielles. Plus un État est présent sur la scène internationale, plus sa voix porte, plus il est puissant, et plus il est exposé à des actions d’espionnage.

Il est aussi menacé par des actions d’ingérence, que les services distinguent de la politique d’influence. Il est logique qu’un État tente de rayonner, d’influencer et de convaincre sur la base de son modèle et de ses valeurs. Tel est le cas de la France. L’ingérence, quant à elle, est une politique d’influence masquée. Elle consiste, pour un État, à mener des actions visant à rendre la politique d’un autre pays structurellement favorable à la sienne, sans que l’on sache d’où parlent les personnes et les organisations auxquelles il a recours.

La France est également exposée à des actions de déstabilisation visant à décrédibiliser son influence et son modèle. Ces actions peuvent prendre diverses formes, notamment économiques et, de plus en plus, informationnelles. Il s’agit, dans le cadre d’une politique spécifiquement conçue et calibrée, d’appuyer là où cela fait mal et de fragiliser le modèle et les intérêts français dans le monde.

Deuxièmement, notre territoire accueille des communautés étrangères et des diasporas d’origines variées au sein desquelles se trouvent des individus qui, depuis le territoire national, se livrent à une activité politique, parfois d’opposition au régime du pays dont ils sont originaires. C’est l’honneur de la France d’accueillir ces opposants et de leur permettre d’exercer leur opposition, conformément aux lois françaises.

Les États dont la conception de la démocratie diffère de la nôtre considèrent que cette activité porte gravement atteinte à leur intérêt, ce qui peut susciter à tout le moins un suivi des communautés concernées, et parfois des comportements bien plus graves d’intimidation et de pression sur les opposants vivant en France afin de les faire taire. Parfois, ces pressions peuvent aller jusqu’à l’intimidation physique, voire pire, comme le montrent plusieurs précédents en Europe. Un exemple : à la fin de l’année 2019, un opposant iranien a été attiré dans un piège par les services iraniens, qui l’ont capturé en Irak et immédiatement rapatrié en Iran, où il a été condamné à mort et exécuté ; en France, il était protégé par la police française.

Troisièmement, notre pays demeure une grande puissance dans le domaine de l’économie et de la recherche. Plus un État est puissant et doté d’une recherche universitaire dynamique, plus il est exposé à des actions d’espionnage, qui consistent en la captation illégale d’informations ou de données, et d’ingérence qui, dans le domaine économique, prennent notamment la forme de partenariats et d’actions de captation fragilisant à moyen terme notre potentiel économique, industriel et scientifique.

Telles sont les trois raisons pour lesquelles notre pays est la cible d’actions d’espionnage et d’ingérence particulièrement fortes, nombreuses et parfois agressives.

Face à ces actes et à ces manœuvres, la DGSI joue un triple rôle.

La première mission d’un service de renseignement, qui est sa raison d’être, est de détecter et de documenter les comportements en cours, et de renseigner les autorités à leur sujet. Pour ce faire, nous réglons la focale sur un certain nombre de structures et de domaines, dont j’énumérerai les principaux.

Le cœur de notre travail est de suivre l’action des services de renseignement étrangers en France, qui est en partie officielle et déclarée. La plupart des pays du monde entretiennent à Paris des services de renseignements déclarés comme tels – de même, la DGSI a des postes à l’étranger –, ayant vocation à travailler en coopération avec nous – si les services de renseignement s’espionnent, ils coopèrent aussi, notamment en matière de lutte antiterroriste.

Mais les services de renseignement agissent aussi de façon clandestine sur notre territoire, selon trois méthodes.

La première consiste à infiltrer des officiers de renseignement sous couverture diplomatique, bénéficiant à ce titre d’une immunité. Le pays qui, en la matière, a historiquement le dispositif le plus important est la Russie – cette tradition s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Dans chaque pays occidental, plusieurs dizaines d’officiers – leur nombre a significativement diminué depuis le début de la crise ukrainienne – des trois services russes de renseignement mènent, sous couverture diplomatique, des actions de renseignement et d’ingérence. La Chine a une conception distincte du renseignement et entretient un réseau sous couverture diplomatique bien moins développé que celui de la Russie.

La deuxième méthode consiste à utiliser des agents itinérants, envoyés en France pour recueillir du renseignement ou recruter et traiter des sources. Je suis DGSI depuis quatre ans et demi : je puis vous dire, sans entrer dans le détail, que des opérations de recrutement sur le territoire national sont très régulièrement menées par des agents sous couverture diplomatique ou itinérants. Nous avons vocation à les suivre et à les entraver.

La troisième méthode est l’apanage de quelques grands services : elle consiste à projeter des agents en couverture profonde. De nationalité française ou non, ils s’infiltrent dans le pays et y mènent une vie normale. Ils peuvent être chargés de missions opérationnelles ou activés ultérieurement. Au cours des derniers mois, de tels agents ont été détectés aux Pays-Bas, en Italie et en Suède. L’un d’entre eux, qui a tenté de s’infiltrer à la Cour pénale internationale (CPI), à La Haye, était un agent russe doté d’une identité brésilienne.

L’activité des agents de renseignement est variée, de l’espionnage – captation d’informations et recrutement de sources – aux activités d’ingérence. Certains officiers sous couverture diplomatique n’hésitent pas à nouer des relations, notamment avec les élus de la nation auxquels ils se présentent comme premier ou deuxième secrétaire d’ambassade.

Pour mener à bien cette première mission, nous suivons également les relais qui, au sein de la société française, servent de points d’appui à des actions d’espionnage ou à des politiques d’influence. Il s’agit notamment d’associations et de diasporas dont les États d’origine considèrent parfois que leurs membres doivent, même s’ils vivent en France en situation régulière ou ont acquis la nationalité française, leur prêter durablement allégeance. Par ailleurs, certains États essaient d’imposer le magistère de structures cultuelles, notamment musulmanes, dont ils considèrent qu’elles doivent avoir un droit de regard sur l’organisation du culte sur le territoire national.

La troisième sphère d’intérêt dans laquelle sont menées des actions d’espionnage et d’ingérence est le domaine économique et universitaire. Depuis dix-huit mois, la DGSI porte un regard particulièrement vigilant sur le monde universitaire et de la recherche, qui nous semble être un domaine particulièrement exposé à des actions d’espionnage et d’ingérence. Les premières sont punies par la loi. Les secondes sont bien plus insidieuses ; elles prennent la forme de propositions et de structurations de partenariats ou de jumelages.

En la matière, notre activité ne consiste pas à autoriser ou non les projets, le chef d’entreprise ou le président d’université étant seul à même d’apprécier l’intérêt de son établissement, mais à sensibiliser fortement ces derniers au risque attaché à tel partenariat, à tel jumelage ou à l’accueil de tel individu. S’il s’agit d’espionnage, l’entrave est immédiate ; s’il s’agit de partenariats potentiellement déséquilibrés à des fins d’ingérence et de déstabilisation à moyen terme, nous menons une action de sensibilisation.

Notre quatrième champ d’action est le domaine informationnel. Certains États, au cours des dernières années, ont tenu et instrumentalisé des discours visant à promouvoir leur narratif et à décrédibiliser notre modèle, nos valeurs et notre force.

S’agissant de la France, les points d’accroche sont assez simples : le pays est dépeint comme une démocratie en déréliction, sinon en perdition ; après l’assassinat de Samuel Paty et la republication de caricatures de Mahomet, la liberté de la presse a été dénigrée au motif qu’elle permet de porter gravement atteinte à certaines religions, notamment l’islam ; la France est présentée comme colonialiste et impérialiste ; lors du mouvement des Gilets jaunes ou d’autres mouvements de ce type, elle est présentée comme donneuse de leçons en matière de maintien de l’ordre et de démocratie, par exemple à l’Iran ou à la Russie, alors que, selon cette thèse, elle agirait à l’identique au sein de ses frontières – exemple d’information déformée sans aucun scrupule.

Il s’agit de sujets d’autant plus sensibles que certaines de ces informations sont véhiculées par des organismes ayant le statut de média ou par des individus considérés comme des journalistes, ce qui complique, compte tenu des dispositions de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, le travail que nous menons sur ces profils. Par ailleurs, chaque pays, France comprise, est libre de définir et de déployer un narratif diplomatique. La vigilance s’impose dès que ces narratifs bénéficient d’expositions ou de modalités de mise en avant artificielles, reposant sur des techniques qui doivent être détectées et dénoncées.

Notre cinquième champ d’action est celui des cultes. Certains États ont tenté, ou tentent encore de contrôler des structures religieuses, et par leur truchement ce qu’ils estiment être leur diaspora. En la matière, l’évolution récente de la législation a permis des avancées significatives.

Notre deuxième mission, qui est une première façon de riposter, est la sensibilisation au risque auquel chacun est exposé dans l’exercice de ses fonctions. En la matière, la DGSI déploie une activité significative : en 2022, nous avons mené plus de 6 500 entretiens individuels, dans les domaines économique, universitaire, de la recherche mais aussi politique.

Cette assemblée n’échappe pas à la règle. Nous avons largement sensibilisé les groupes politiques au début de la législature ; nous avons des contacts réguliers avec les parlementaires, à leur demande ou à notre initiative, et menons des actions de sensibilisation, le cas échéant pour leur faire savoir à qui ils ont affaire – ils sont ensuite entièrement libres de poursuivre ou non leurs relations dès lors qu’elles ne tombent pas sous le coup de la loi. Nous l’avons fait à plusieurs reprises ces derniers mois, après avoir détecté des contacts avec des officiers de renseignement russes sous couverture diplomatique.

Ces actions de sensibilisation sont aussi menées en groupe. En 2022, nous avons réalisé 1 194 conférences de sensibilisation, dans des domaines et sur des thèmes variés. Nous sommes capables par exemple, à la demande, de sensibiliser un auditoire sur les avantages et les opportunités mais aussi les risques de la coopération avec la Chine, sur les enjeux du cyber ou sur d’autres sujets. Nous nous adaptons aux préoccupations de nos interlocuteurs. Par ailleurs, la DGSI diffuse chaque mois un « flash ingérence » à vocation économique, qui énumère les pratiques constatées pour sensibiliser les chefs d’entreprise.

S’agissant de notre action de riposte et d’entrave, elle peut revêtir, en matière d’espionnage et d’ingérence, une palette aussi large que l’imagination nous y autorise.

Les mesures de base sont d’ordre diplomatique. Si l’on détecte un comportement hostile de la part d’individus membres d’un service de renseignement étranger, la mesure la plus évidente à prendre est l’expulsion du territoire national, dans le cadre de mesures dites de persona non grata (PNG). Ces mesures ont été utilisées dans les années 1980 à l’égard des services russes mais aussi, dans les années 1990, en réponse à des comportements inacceptables d’autres nations. Les dernières vagues de PNG ont suivi le déclenchement des hostilités en Ukraine, en trois temps. Au printemps, à la suite de la révélation du massacre de Boutcha, la France, comme l’Allemagne et d’autres pays européens, a expulsé des officiers de renseignement russes sous couverture diplomatique, trente-cinq exactement. Une semaine plus tard, nous avons expulsé six officiers de renseignement russes, pris en flagrant délit de traitement d’une source sur le territoire national. Il s’agit d’une des opérations de contre-espionnage les plus significatives menées par la DGSI au cours de ces dernières décennies. Enfin, la fermeture de la représentation russe au Conseil de l’Europe à l’été 2022 a permis le départ d’un nombre significatif d’officiers de renseignement russes agissant sous couverture diplomatique.

 Par ailleurs – et je ne donnerai évidemment pas plus de détail à ce sujet - nous avons émis, au cours des dernières années, plusieurs demandes de rappel silencieux : s’il n’est pas toujours estimé opportun, du point de vue diplomatique, d’expulser un diplomate, nous demandons alors au pays dont le comportement de l’agent s’inscrit en violation de la Convention de Vienne procéder silencieusement à son rappel.

À l’autre extrémité du spectre, nous pouvons prendre des mesures de nature judiciaire, conformément aux dispositions du livre IV du code pénal réprimant les crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique. Parmi les procédures judiciaires ouvertes sur la base du travail de la DGSI, je citerai l’arrestation, à l’été 2020, d’un militaire de haut rang de l’armée française, poursuivi pour des faits d’espionnage et de trahison. En poste à l’OTAN à Naples, il est poursuivi et mis en examen et la procédure judiciaire est en cours. Je citerai également la condamnation assez lourde de deux anciens agents d’un service de renseignement français, détectés grâce au travail attentif de leur service d’affectation, judiciarisés par la DGSI et déclarés coupables d’espionnage au bénéfice des services chinois.

Par ailleurs, la DGSI a permis, en 2018, d’entraver une tentative d’attentat commandité par les services iraniens sur des membres de l’organisation des Moudjahidines du peuple iranien (OMPI) lors d’un meeting à Villepinte. Un officier des services de renseignement iraniens a été interpellé et condamné à dix-huit ans de prison en Belgique, d’où l’opération avait été organisée. Les mesures d’entrave à l’espionnage ne sont pas neutres du point de vue diplomatique. Ma responsabilité quotidienne, que j’exerce en lien étroit avec les autorités politiques, est d’identifier ce qu’il m’appartient de décider moi-même et ce que je dois laisser à l’arbitrage de l’autorité supérieure. En matière de contre-espionnage, les réactions – et les messages qu’elles portent – sont variées.

La première est la mise en garde ou la convocation du chef de poste d’un service étranger, pour lui faire savoir que nous savons ce qu’il a fait et que ce n’est pas acceptable. De façon plus discrète, la DGSI, comme d’autres services, utilise des méthodes diverses pour faire savoir à un agent sous couverture affecté en France que nous savons qui il est, ce qu’il est fait et, ainsi, d’influencer son comportement.

Nous pouvons aussi donner à voir des méthodes adverses en assumant de mettre en garde sur des comportements inacceptables. Il y a quatre ans, par exemple, la France a décidé d’alerter son réseau administratif sur la façon dont les services étrangers abordaient des sources en utilisant LinkedIn. Cette méthode assez simple, qui malheureusement perdure, consiste à créer de faux profils qui sont autant de filets, dont certains attrapent quelque chose.

À la fin de l’année 2022, une mise en garde comparable a été réalisée pour sensibiliser aux approches que les services russes conduisaient au travers d’un site commercial de petites annonces. Cette méthode n’est pas nouvelle puisqu’elle avait déjà été mise au jour au début des années 1990 dans le cadre de l’affaire Temperville, lorsqu’un ingénieur de la direction des applications militaires du CEA avait été poursuivi et condamné pour espionnage au bénéfice de la Russie, qui l’avait recruté par le biais d’une petite annonce comme on en voyait beaucoup, avant l’apparition d’internet, dans les commerces de proximité, intitulées par exemple « Cherche professeur de maths » et donnant un numéro de téléphone sur des tickets prédécoupés. Bref, certaines méthodes ancestrales n’ont pas fondamentalement évolué lorsqu’il s’agit de recruter une source…

Fin 2020, nous avons également procédé à l’expulsion d’un diplomate russe, qui était un officier sous couverture, après l’avoir pris en flagrant délit de traitement d’une source, en l’espèce un ingénieur employé par une société d’un domaine dans lequel la France est en pointe et qui croyait donner des cours de mathématiques et de physique à un ressortissant de l’Union européenne.

Avant de répondre à vos questions, j’aimerais enfin partager avec vous quelques réflexions, qui ne sont ni des recommandations ni des propositions, sur le degré d’adaptation de notre doctrine ainsi que de notre cadre législatif et réglementaire.

Premièrement, notre arsenal pénal est, me semble-t-il, plutôt adapté aux comportements dont nous parlons. Une interrogation subsiste au sujet de la tendance de nos cadres à haut potentiel, notamment ceux qui sont à la retraite, à dispenser leur savoir-faire dans des domaines ou des technologies sensibles, tels que le nucléaire ou l’aviation de chasse, pour le compte d’autres États. Il ne s’agit pas par principe d’empêcher un ingénieur de haut niveau de trouver à s’employer dans une compagnie étrangère, mais, dans certains domaines de niche ou de pointe essentiels à notre souveraineté, la question peut se poser de savoir dans quelle mesure quelqu’un peut ou non trouver à s’employer ailleurs sans le moindre examen de compatibilité. La question est délicate et mérite réflexion.

Deuxièmement, sans préjudice de ce que vous a dit le président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), une réflexion mériterait probablement d’être enagée sur l’encadrement des actions d’ingérence conduites par des personnes physiques au bénéfice de puissances étrangères. Une telle législation existe aux États-Unis, en Australie et est en cours d’adoption au Royaume-Uni.

Le sujet est bien sûr sensible. À titre personnel, je ne suis pas choqué que la Chine, ou tout autre pays, vante son modèle et tente de convaincre qu’il est le meilleur. C’est l’objet de toute diplomatie ou de toute politique d’influence efficace. La France le fait aussi avec beaucoup de dynamisme, fort heureusement. Ce qui est choquant, en revanche, c’est qu’une telle politique soit menée par des individus ayant des intérêts cachés – et nous avons en tête la procédure judiciaire récemment ouverte en Belgique en lien avec de supposées actions d’ingérence au Parlement européen.

Troisièmement, le dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la nation (PPST), que le SGDSN évoquera sans doute devant vous, suit des réglementations dont certaines pourraient être toilettées, sans que cela relève toujours, au demeurant, du domaine législatif. Tel est notamment le cas des zones à régime restrictif. Ce dispositif permet, au sein de l’université, de restreindre l’accès à certaines zones à des personnes préalablement criblées par les services. S’il est efficace s’agissant de l’accès physique à l’information sensible, il ne couvre pas l’accès dématérialisé, par exemple.

Restent deux derniers points de préoccupation ou de vigilance, sur lesquels des actions ont récemment été engagées.

Le premier est que nos intérêts nationaux ne sont pas seuls en jeu. La politique de sensibilisation que nous menons depuis plusieurs années, et qui commence vraiment à porter ses fruits comme j’ai déjà pu le constater en quatre ans, n’est pas homogène au sein des instances européennes, alors que les intérêts que détient l’Union européenne sont aussi sensibles que ceux des instances nationales. Depuis deux ans environ, à la demande des institutions européennes qui sont déterminées à rehausser leur niveau de protection et mènent une politique volontariste à cette fin, les services intérieurs sont engagés auprès pour les aider à renforcer la protection de leurs secrets ou de leur patrimoine.

Le deuxième concerne les outre-mer, où certains territoires sont peut-être encore plus directement exposés à des ingérences étrangères, comme deux de la zone indo-pacifique. Si le dernier référendum qui s’est tenu en Nouvelle-Calédonie, pour lequel nous étions, comme pour chaque élection, dans une posture de grande vigilance, s’est déroulé sans qu’aucun État ne tente significativement d’interférer dans le processus électoral, ces territoires n’en doivent pas moins faire l’objet de notre attention.

Je suis maintenant à votre disposition pour répondre à vos questions, avec néanmoins deux limites que vous comprendrez certainement.

La première est qu’en tant que chef et agent d’un service de renseignement, je suis tenu au secret de la défense nationale et ne voudrais pas commettre une illégalité dans les murs mêmes de l’Assemblée nationale : cela m’invitera à un strict respect de ce principe. Cela ne signifie certes pas que la DGSI n’a pas à partager avec le Parlement – elle le fait, du reste, régulièrement dans le cadre de la DPR, la délégation parlementaire au renseignement, à laquelle appartiennent deux membres de votre commission d’enquête présentes ce soir. Vous me permettrez, mesdames, de préciser qu’une séance de trois heures a déjà été consacrée par la DGSI aux ingérences étrangères, et que la DPR s’intéressera également à ce thème en 2023. Il ne s’agit donc pas de dire que le Parlement n’aurait pas à connaître de certaines questions : c’est le législateur lui-même qui a prévu que ces questions ne devaient être partagées qu’au sein d’instances créées à cette fin.

La deuxième limite est un autre principe cardinal : la discrétion, ou du moins le recours aux bons canaux pour faire passer des messages aux bons interlocuteurs. Les services de renseignement sont des services opérationnels, et c’est ce qui fait leur force, mais ils peuvent aussi servir à faire passer des messages ou à maintenir la communication lorsque les canaux diplomatiques ne fonctionnent pas, ou pas bien. J’évoquais tout à l’heure les échanges très denses et très confiants que la DGSI entretient avec différents États en matière de lutte contre le terrorisme, et je constate depuis quatre ans et demi que les situations de tension diplomatiques que nous avons ponctuellement connues, n’ont jamais entaché nos relations de travail et de partenariat avec les services de renseignement de ces pays. Il est donc important que, lorsque nous avons des messages à transmettre, nous le fassions selon les canaux habituels, et pas forcément d’une manière publique.

Mme Anne Genetet (RE). Le FARA a-t-il une portée extraterritoriale ?

M. Nicolas Lerner. Je ne pense pas que ce soit le cas. Dans sa version américaine, le FARA, la loi relative à l’enregistrement des administrations étrangères, oblige toute personne en situation d’allégeance à l’égard d’un autre État au titre d’un intérêt pécuniaire ou moral, par exemple parce qu’elle en est fonctionnaire ou en perçoit une rémunération, à le déclarer lorsqu’elle se livre, entre autres, à une activité de lobbying ou de contact avec des élus.

Cette obligation va plus loin que celles qu’impose la HATVP car elle intègre la notion d’allégeance à un État étranger.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Le président de la HATVP nous a indiqué qu’une réflexion était déjà très avancée quant à un renforcement des lignes directrices appliquées aux représentants d’intérêts par cette institution, et qu’il n’y avait pas lieu de procéder pour cela à des modifications législatives.

M. Nicolas Lerner. On peut, en la matière, distinguer deux niveaux. Nous sommes en lien avec la HATVP pour la définition de ces lignes directrices, et les précisions qui seront apportées à celles-ci sont en effet une avancée très significative. Notre analyse juridique est cependant qu’une modification législative serait nécessaire pour aller plus loin et obliger les personnes concernées à déclarer d’éventuelles relations avec un État étranger. La réflexion quant à l’opportunité d’un tel dispositif me semble nécessaire et devoir être conduite, mais je n’ai pas mandat à la porter ici, du fait de sa complexité et des enjeux nombreux y afférents. Le débat qui a lieu sur ce point depuis douze mois en Grande-Bretagne, où cette législation doit être adoptée de manière imminente, est à ce titre éclairant.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur le directeur général, estimez-vous qu’il existe aujourd’hui en France une forme d’ingérence touchant des relais d’opinion, des dirigeants, des hommes politiques ou anciens hommes politiques, des personnes ayant une autorité politique ou capables d’influencer nos concitoyens, ou des partis politiques, et susceptible d’influencer, de limiter ou de gêner certaines décisions dans un processus démocratique ?

M. Nicolas Lerner. La DGSI n’a – et c’est tant mieux – aucunement mandat à prendre pour objet les partis politiques. Notre service de renseignement intérieur et territorial – anciennement dénommé RG (renseignements généraux) – a été détaché en 2008 de l’analyse politique et des prévisions électorales, ce qui a été, selon moi, l’une des meilleures réformes possible pour le renseignement. Nous ne travaillons donc pas, je le répète, sur les partis politiques.

Je vous répondrai en trois points. Tout d’abord, je n’ai connaissance d’aucune structure ou parti politique qui, en tant que tel, ferait l’objet d’une influence ou d’une ingérence étrangère organisée et systémique telle qu’il ne serait que le relais d’un État étranger.

En deuxième lieu, comme je le décrivais tout à l’heure, nous avons cependant détecté au cours des trois ou quatre dernières années, du moins depuis que je suis responsable de ce service, des tentatives d’approche de la part de certains agents de renseignement et visant l’ensemble du spectre politique. De fait, un agent chargé de recueillir du renseignement, à tout le moins dans des activités d’espionnage ou d’ingérence, ne se limite pas en termes de cibles d’intérêt. Nous avons ainsi vu des parlementaires appartenant à l’ensemble du spectre politique faire l’objet de telles approches.

En pareil cas, notre mission est de sensibiliser. Il m’est ainsi arrivé de rencontrer certains parlementaires, ministres ou anciens ministres pour appeler leur attention, sans idée de censure ou d’opposition, sur les risques qu’il pourrait y avoir pour eux à attacher leur nom à telle entreprise ou à entrer dans tel conseil d’administration. Il ne s’agit pas là, toutefois, d’emprise sur des structures, mais de démarches individuelles de séduction ou de conviction, que nous prenons en compte chaque fois que nous les détectons et qui appellent de notre part une action de sensibilisation.

Enfin, il a pu arriver très ponctuellement que la DGSI mette au jour ou soupçonne des relations d’un autre type entre un élu ou ancien élu local ou national avec une puissance étrangère, et signale aux autorités compétentes l’infraction soupçonnée – en l’espèce, un financement –, dont le suivi ne relève pas de sa mission.

Selon mes informations, aucune structure n’est aujourd’hui aux mains d’un pays étranger. Il y a, en revanche, des approches individuelles et certaines personnes ont pu entrer dans une relation que la loi française n’autorise pas – j’ai quelques exemples en tête.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Depuis de nombreuses années, du moins depuis que je m’intéresse à la politique, plusieurs partis ou personnalités politiques ont été accusés d’être la voix ou des agents de puissances ou de services étrangers. On a ainsi accusé le Parti de gauche de M. Mélenchon d’être un agent du Venezuela ou de Cuba, des personnalités de formations centrales de faire le jeu des États-Unis – je me souviens d’avoir vu M. Pierre Lellouche accusé à la télévision, devant la France entière, d’être un agent de la CIA –, et Mme Le Pen et les membres du Rassemblement national, dont votre serviteur, ont été accusés par M. Bruno Le Maire, en commission des finances, d’être la voix de la Russie. Parfois, les forces centrales sont accusées d’être la voix de la finance internationale ou des banques et l’on voit régulièrement sur les réseaux sociaux, en lien avec les Gilets jaunes, des accusations à l’encontre des Young Leaders.

Ces accusations peuvent relever de la polémique électorale ou être le fait de personnes qui racontent n’importe quoi sur les réseaux sociaux mais, au-delà des cas anecdotiques, une pratique politique se dessine, et cela dans tous les partis – la question ne fait même pas polémique, car tous les partis peuvent accuser les autres d’être sous influence étrangère. Or cette pratique peut avoir une influence dans le débat politique.

J’en reviens donc à une question qui justifie que nous siégions à huis clos : ces accusations se fondent-elles sur une part de réalité ou n’y a-t-il, par exemple, pas de lien particulier entre des personnalités de gauche et des régimes de gauche ? M. Mélenchon a par exemple été accusé un jour, dans l’émission télévisée à grande audience de M. Frédéric Taddeï, de ne pas défendre le dalaï-lama parce qu’il était sous influence chinoise. Les forces ou les amis de M. Mélenchon sont-ils liés de près ou de loin à une influence postsoviétique ou bolivarienne ? Les membres du Rassemblement national ou de la droite souverainiste, régulièrement accusés d’être la voix de la Russie, le sont-ils vraiment ? Qu’en est-il des forces politiques accusées de représenter les Américains, les Anglais ou les Allemands ? Ces accusations ont-elles un fondement ? Surveillez-vous ces phénomènes, ou s’agit-il de polémiques électorales qui n’ont pas lieu d’inquiéter les Français ni notre commission ?

M. Nicolas Lerner. Je vous répondrai en quatre temps. Tout d’abord, il s’est produit dans le passé certaines affaires de notoriété publique, pour lesquelles je vous renvoie à l’excellent livre de trois anciens cadres de la DGSI ou de la DST, MM. Clair, Nart et Guérin, La DST sur le front de la guerre froide, sorti voilà quelques semaines, qui revient sur la conviction qu’avait à l’époque la DST que plusieurs ministres, anciens ministres ou parlementaires de renom étaient des agents de services étrangers. Quand nous parlons d’agents, cela signifie que ces personnes faisaient l’objet d’un traitement clandestin, c’est-à-dire qu’ils entretenaient avec des acteurs étrangers des relations occultes dont le ressort pouvait être soit financier, soit idéologique, par adhésion à un modèle. Plusieurs responsables politiques de premier plan ont donc ainsi entretenu, dans le passé, des relations clandestines avec des agents de renseignement. Il faut toutefois apporter une nuance, car la personne approchée peut être convaincue de parler avec un chef d’entreprise ou un diplomate – c’est la raison pour laquelle nous pratiquons la sensibilisation dès que nous détectons de tels cas –, mais elle peut aussi avoir pleinement conscience de parler à un agent de renseignement. Notre travail consiste donc à nous assurer que la personnalité concernée est au moins consciente de la qualité de la personne à qui elle parle, afin qu’elle ne puisse persévérer qu’en connaissance de cause.

Ensuite, il faut distinguer, dans les exemples que vous citez, ce qui relève de la rhétorique politique et ce qui relève d’une réalité relevant d’un travail de renseignement. C’est un argument du débat politique que de désigner l’adversaire comme la voix d’un pays étranger pour décrédibiliser ses arguments ou sa capacité à diriger un pays indépendant. J’ai donc la certitude qu’une partie de ces éléments, sinon la totalité, relève de la rhétorique politique.

Les choses sont parfois différentes dans certaines situations individuelles. Lorsque des élus se rendent dans le Donbass pour superviser des opérations électorales – ce qui est le cas depuis 2014, et non pas seulement depuis 2022 – et le font d’une manière pas toujours très assumée, il s’agit d’un niveau différent d’engagement ou d’adhésion à une idéologie politique. Accepter de servir de caution à un processus prétendument démocratique et transparent revient à franchir un cap en termes d’allégeance envers le pays concerné. Plusieurs parlementaires et anciens parlementaires européens ont eu, ces derniers temps, de tels comportements, et quelques élus ont manifestement entretenu des rapports de nature clandestine avec des services de renseignement. Ces cas individuels sont peu nombreux, mais des activités de ce type peuvent nous amener à rencontrer la personne concernée, comme je l’ai fait durant les quatre dernières années, pour la placer devant ses responsabilités, ce qui est aussi une forme de mise en garde pour le cas où ces relations perdureraient.

Enfin, il a pu arriver, très ponctuellement et dans des cas individuels, que nous suspections des liens d’allégeance financière. Les services spécialisés en sont alors saisis, car la DGSI n’a – logiquement – pas de compétence judiciaire en ce domaine, et je m’en satisfais d’ailleurs pleinement.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous vous félicitez que votre périmètre de compétence n’inclue pas les investigations concernant les partis politiques. Je comprends votre raisonnement mais, sans qu’il soit question d’attenter à la liberté constitutionnelle des partis politiques, on peut très bien imaginer que l’un d’entre eux soit utilisé par une puissance étrangère comme outil d’ingérence. Il existe encore en France un parti communiste, qui entretenait des liens, dans le cadre d’une internationale communiste, avec un organe central en URSS. Ces liens sont historiquement établis et ne relèvent plus de la polémique ni de l’enquête. Personne ne contrôle-t-il donc le fait qu’un parti ait pu être naguère ou puisse être utilisé demain comme un organe d’ingérence organisée, d’autant plus dangereux qu’il est protégé par la Constitution ?

M. Nicolas Lerner. Même si nous n’avons pas, de par la loi, mission de travailler sur les partis politiques, je considère qu’aujourd’hui qu’aucun d’entre eux n’est à la main d’une puissance étrangère. Pour autant, lorsque nous constatons qu’un service ou un agent étranger, ou une structure liée à ce service étranger, s’intéresse à un acteur politique, nous sommes en posture de vigilance, parfois même aussi d’action ou d’interruption, et en tout cas de sensibilisation. Le point d’entrée n’est pas le parti – nous n’allons pas surveiller les partis pour nous assurer qu’ils n’ont pas de connexions avec l’étranger –, mais bien plutôt l’agent étranger lui-même, qui peut nous conduire à travailler sur un parti. En quatre ans et demi, je n’ai pas eu l’occasion de travailler sur un parti ou une organisation, mais il nous est arrivé de soupçonner que des individualités ou des élus d’un parti pouvaient être, à tout le moins, approchés par un service étranger.

Nous serions en revanche saisis judiciairement si nous détections des infractions susceptibles de relever de notre champ de compétence, c’est-à-dire définies par le livre IV du code pénal, telles que la trahison, l’espionnage, la compromission du secret, que la personne en cause soit ou non un élu. Si un comportement devait tomber sous le coup de la loi, il est évident que la DGSI aurait vocation à le réprimer, comme pour n’importe quel citoyen. Toutefois, lorsque nos investigations révèlent une suspicion de malversation ou d’allégeance de droit commun, voire de corruption de nature privée, ces délits sont traités par les services compétents.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Monsieur le directeur général, je vous remercie de cet exposé et félicite à travers vous les membres des services que vous dirigez pour leur travail et leur professionnalisme.

Nous avons beaucoup parlé de la Russie et, dans une moindre mesure, de la Chine. Pourriez-vous évoquer les autres zones géographiques et les manœuvres engagées dans notre pays en termes d’influence, d’ingérence ou de tentatives d’imprégnation d’une partie de nos politiques publiques ?

M. Nicolas Lerner. J’ai, en effet, évoqué principalement la Chine et la Russie, car ces deux États sont ceux dont la politique est la plus aboutie en matière de renseignement. Il s’agit à la fois d’une politique d’influence, que je ne remets pas en cause, et d’une capacité d’espionnage et d’ingérence, ainsi que d’une maîtrise de l’outil cyber, qui est aujourd’hui la voie qu’emprunte une grande partie de l’espionnage. Ils ont également la capacité de mettre en œuvre une politique d’information ou de désinformation et leur conception de la démocratie leur inspire une tolérance assez faible envers les voix discordantes.

La DGSI est cependant attentive à toute forme d’ingérence étrangère ou d’espionnage, d’où qu’elle vienne. Je ne reviendrai pas sur la conception de l’organisation des cultes formulée par le ministre de l’intérieur, qui a conduit à la loi confortant le respect des principes de la République (CRPR), votée à l’été 2021, selon laquelle l’exercice d’un culte – quel qu’il soit – sur le territoire national doit respecter les règles et conditions fixées par la République française. La DGSI n’a pas compétence pour suivre les cultes du point de vue institutionnel – cette mission relève du renseignement territorial –, mais plutôt les financements étrangers susceptibles de bénéficier aux lieux de culte.

La loi CRPR n’introduit pas d’interdiction, mais une obligation de transparence, qui a conféré à la DGSI une accroche nouvelle consistant à mettre au jour et à, au besoin, entraver d’éventuels flux financiers. Pour la DGSI, plusieurs points de vigilance ou de préoccupation demeurent quant au financement de l’islam de France. Si un certain nombre d’États du Golfe et du Maghreb, amis de la France, ne mènent pas sur notre territoire une politique visant à déstabiliser les intérêts français, ils se sont historiquement efforcés de promouvoir les leurs et de défendre ce qu’ils considèrent être leurs diasporas vivant en France.

Dans un contexte marqué par la grande vigilance dont nous faisons preuve depuis deux ou trois ans et par les messages très clairs du Président de la République, notamment depuis l’assassinat de Samuel Paty à l’automne 2020, la DGSI ne détecte plus de financements étrangers significatifs et préoccupants en provenance de ces pays et les messages que nous recevons sont rassurants quant au respect de la législation française. Cela ne nous dispense pas, évidemment, de rester très vigilants face à d’éventuels contournements de la loi. Je n’ai pas cité la Turquie, grand État influent en Méditerranée, et partenaire essentiel et quotidien, dans mon domaine d’activité, pour la prévention de la menace terroriste. Je salue chaque fois que j’ai l’occasion de le faire le fonctionnement de notre partenariat avec l’État et les services turcs en matière de lutte antiterroriste, qu’il s’agisse de détection de Français rejoignant une zone de djihad – ce qui était le cas voilà trois ou quatre ans, mais plus guère aujourd’hui – ou, surtout désormais, de Français qui regagnent l’Europe en passant par la Turquie.

Dans le même temps, la Turquie poursuit une politique étrangère qui n’est pas toujours conforme à nos intérêts et attache un très grand intérêt à sa diaspora, dans laquelle elle intègre aussi bien des personnes françaises que turques ou d’origine turque. Une réforme électorale récente permet aux Turcs de l’étranger de voter aux élections nationales turques, ce qui peut donner lieu à des actions de communication, ce qui est légitime s’agissant d’électeurs, mais aussi de potentielle ingérence ou de contrôle, ce qui mérite attention. Or, pour nous, une personne vivant sur le territoire national ne doit être soumise qu’à la loi et aux règles de vie décidées par la France. Il y a donc là, bien évidemment, un point de vigilance.

C’est aussi le cas pour la rhétorique employée par certains organes et médias à l’égard de la France. Il ne s’agit pas ici de contester la liberté de la presse mais de rester très attentifs aux mensonges, informations déformées à dessein, dont certains peuvent avoir des conséquences sur la sécurité intérieure, comme cela a été le cas à l’automne 2020, lorsque certains ont massivement diffusé l’idée que la France serait islamophobe.

Quant à l’Iran, sa capacité à porter la menace au-delà de ses frontières est avérée. Les services de ce pays ont été à l’origine d’attentats sur notre sol dans les années 1980 et ont encore tenté d’en commettre un voilà quatre ans. Ils ont aussi attiré dans un piège un opposant qui résidait en France sous protection. Tout cela justifie la grande vigilance qui doit être celle d’un service intérieur comme la DGSI.

La protection contre l’espionnage et l’ingérence consiste aussi, parfois, à nous protéger contre nos partenaires les plus proches. Dans le monde de compétition et de confrontation que je décrivais – et où, d’ailleurs, la France elle-même n’est pas en reste –, ce peut en effet être le fait de très grandes puissances occidentales qui sont parmi nos meilleurs partenaires dans le domaine de la lutte antiterroriste. Le dynamisme économique et universitaire de notre pays, ainsi que sa recherche, suscitent évidemment l’intérêt de très grandes puissances démocratiques et il ne faut pas être naïf à cet égard. Toutefois, la France est, elle aussi, une grande puissance ; nos services de renseignement sont respectés et nous sommes en mesure de faire passer des messages parfois très clairs à nos amis lorsque nous estimons qu’un comportement contrevient à la bienséance ou aux lois de la République. Nous disons parfois très clairement et très fermement à nos meilleurs amis que nous n’acceptons pas l’ingérence ou l’espionnage économique.

Mme Anne Genetet. La circonscription dont je suis élue au titre des Français de l’étranger comprend la Russie, l’Ukraine, l’Iran, l’Inde, le Pakistan, la Chine… Monsieur le directeur général, je confirme que vos services sont très vigilants, puisqu’ils sont intervenus, lors de mon précédent mandat, pour m’informer que j’avais été l’objet d’une tentative d’approche, ce qui m’a permis de prendre les mesures qui s’imposaient. Du reste, les ambassadeurs de la Russie et de la Chine ne m’ont jamais invitée à leurs événements ni jamais contactée durant ce mandat : ils ont dû comprendre que je n’étais vraiment pas intéressante.

Le Kazakhstan est en train de nous approcher pour nous demander de venir surveiller les élections législatives auxquelles il va bientôt procéder. De fait, dans le contexte du conflit ukrainien, certains pays peuvent sembler intéressants. Étant également membre de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, je suis consciente du fait que les organes auxquels nous appartenons peuvent permettre de nous approcher différemment, hors du territoire français. La créativité en la matière n’a pas de limites.

Dès avant leur retraite, des chercheurs français sont attirés par les tapis rouges que déroulent devant eux certains pays étrangers. Habitant à Singapour, je suis témoin de situations très intéressantes, mais également embarrassantes, qui ne concernent du reste pas seulement la France mais aussi d’autres pays européens.

Comment faut-il, selon vous, renforcer encore la sensibilisation, la formation et l’information de nos élus et des partis politiques ? La question vaut aussi pour les entreprises. En effet, les cadres ne sont pas assez protégés. Ils peuvent faire l’objet d’une pression qui s’exerce par tous les moyens que vous avez décrits, ainsi que par l’extraterritorialité du droit et le lawfare pratiqué y compris par ceux que nous pensons être nos amis.

La lutte informationnelle est également nécessaire. Les représentations diplomatiques de certains pays sur notre sol sont très prolixes sur les réseaux sociaux, sous des formes parfois peu respectueuses de ce que nous sommes. Quels moyens déployez-vous pour contrer ces procédés ?

M. Nicolas Lerner. La question des chercheurs dépasse la compétence de la DGSI ; elle fait intervenir d’autres départements ministériels. Elle se pose cependant pour des domaines très sensibles et la manière dont se pose la coopération de brillants chercheurs, anciens des services régaliens avec certaines entreprises ou technologies étrangères mériterait sans doute d’être interrogée, même si l’approche d’un tel sujet et sa conciliation avec la liberté d’entreprendre sont très complexes. Ainsi, dans certains domaines comme le nucléaire et le militaire, il pourrait être pertinent d’évaluer le niveau de sensibilité des informations détenues par la personne, ou encore de fixer des délais, comme cela se fait en matière de conflits d’intérêts à l’occasion du départ vers une entreprise française, afin que ces informations deviennent obsolètes. C’est en tout cas un sujet de réflexion, certes complexe, mais qui me semble légitime. S’agissant de la sensibilisation, la meilleure manière de faire est le contact et la démultiplication. Pour la première fois, nous avons ainsi rencontré tous les membres des cabinets ministériels, en l’espace de trois mois, afin de les sensibiliser au risque numérique et téléphonique. Vous avez tous suivi le scandale récent lié au logiciel espion Pegasus de la société NSO, qui montre que certains États peuvent piéger vos téléphones de manière très simple. Si la France, pour sa propre action, agit dans un cadre légal strict, d’autres États ont moins de scrupule. La sensibilisation repose donc avant tout sur des contacts et des échanges.

J’ai souhaité également autoriser plus largement les services territoriaux à parler aux élus locaux. Nous en avons ressenti la nécessité ces derniers mois à propos, notamment, des équipementiers étrangers. Certains pays que nous avons cités s’intéressent beaucoup à l’échelon territorial. La démultiplication de nos services sera d’un grand bénéfice, d’une part parce qu’elle permet de sensibiliser dans un but préventif, d’autre part parce qu’une fois le contact établi, les élus n’hésiteront pas à reprendre contact avec le service lorsqu’ils seront eux-mêmes témoins de certains faits. Ainsi, il y a trois semaines, un député nous a contactés parce qu’il s’inquiétait pour un collègue dont il avait le sentiment qu’il n’était pas très bien renseigné sur les personnes qu’il rencontrait. Ce type de signalement est très important pour moi, sachant que notre but premier est de sensibiliser ; il est très rare d’en venir à la sanction. Rien ne remplacera le contact humain, raison pour laquelle nous devons nous démultiplier.

De plus, la DGSI dispose depuis juillet 2021 d’un site internet – elle n’en avait pas auparavant car, le contexte sécuritaire depuis 2015 étant celui que vous connaissez, mes prédécesseurs étaient mobilisés sur tout autre chose. Ce site internet est très tourné vers le serviciel : il permet de signaler un cas de radicalisation ou une approche, ou de poser une question quand on est un chef d’entreprise. Nous retirons un grand bénéfice de notre visibilité accrue et de la communication que nous effectuons à ce sujet.

Pendant les années 2015 à 2020, la DGSI s’occupait principalement de terrorisme, et cela reste malheureusement toujours le cas – nous serons très mobilisés sur ce sujet à l’approche des Jeux olympiques. Toutefois, si la menace terroriste demeure extrêmement élevée, celle que font peser les ingérences étrangères sur notre souveraineté à moyen terme n’est pas moins grave. Elle est simplement plus compliquée à caractériser et il est parfois difficile de convaincre, même si j’ai constaté que nos interlocuteurs étaient de moins en moins naïfs sur ce sujet. De plus, les services de renseignement doivent en parler sans stigmatiser tel ou tel pays, sans chercher à qualifier le comportement de tel ou tel État – je ne suis pas ministre des affaires étrangères. Certains services ou certains États ayant plus d’expérience en la matière peuvent nous montrer la voie. Une démarche comme la vôtre va dans le bon sens, à l’instar de celle du sénateur André Gattolin, dont le rapport d’information publié en 2021, Mieux protéger notre patrimoine scientifique et nos libertés académiques, contient des préconisations qui me paraissent pour l’essentiel fondées.

M. Laurent Esquenet-Goxes. En tant que membre de la mission d’information sur l’avenir de l’audiovisuel public, je m’intéresse particulièrement aux médias. Il serait très grave qu’un État étranger parvienne à contrôler ou à influencer un média d’importance. Avez-vous connaissance de telles tentatives ? Que savez-vous des soupçons d’ingérence concernant une chaîne d’information ?

M. Nicolas Lerner. Nous avons connaissance de l’intérêt d’États étrangers pour des structures médiatiques françaises, pour leur fonctionnement, leur actionnariat, leurs fragilités. Toutefois, je n’ai pas connaissance d’actions ou de manœuvres lancées par un État pour tenter de prendre le contrôle d’un groupe informationnel.

Toute prise de participation étrangère, même si elle est le fait d’un individu qui n’est pas directement lié à un État, devrait susciter notre attention. Des précédents ont existé en France, par exemple dans les années 1980-1990 avec un industriel privé italien. Au moment où je vous parle, je n’ai pas connaissance de telles manœuvres qui seraient pilotées par ou pour le compte d’un État étranger.

Mme Caroline Colombier. Pouvez-vous nous en dire plus sur les éventuelles opérations de surveillance et d’espionnage menées par le biais de Huawei ?

M. Nicolas Lerner. Je ne me prononcerai pas sur cette entreprise en particulier, si ce n’est en rappelant deux points.

Premier point, le Président de la République a proposé au Parlement d’adopter une posture de protection de notre souveraineté s’agissant de l’accès des entreprises étrangères, quelle que soient leur nationalité, à nos cœurs de réseaux de communication 5G, estimant qu’il n’était pas possible de confier ceux-ci à un opérateur étranger, quel qu’il soit. C’est une question de souveraineté : lorsque tout le monde s’entend bien, cela ne pose aucun problème, mais le jour où les relations se tendent, comme on l’a constaté après le déclenchement de la guerre en Ukraine– et il n’est pas impossible qu’elles se tendent aussi un jour frontalement sur la question taïwanaise –, on découvre à quel point nous sommes alors dépendants. La décision stratégique qui a été prise en 2019 était donc sage et pertinente.

Deuxième point, sur le plan juridique, l’entreprise que vous avez évoquée n’est pas soumise à une interdiction de commercer et de soumissionner en France. Notre responsabilité est d’appeler l’attention de ceux qui peuvent être amenés à contractualiser avec des entreprises étrangères sur les liens qu’elles entretiennent avec l’État dont elles dépendent et sur les risques potentiels auxquels ils s’exposent à court ou moyen terme – captation, transfert de compétences et de savoir-faire –, sachant que c’est ensuite au chef d’entreprise, et à lui seul, de prendre sa décision.

Mme Anne Genetet. Les Britanniques n’accordent pas de licence de diffusion sur leur territoire dès lors que le média est financé par un parti politique étranger. Pensez-vous qu’il serait pertinent d’adopter la même disposition en France ?

M. Nicolas Lerner. Je ne suis pas un spécialiste du droit des médias mais l’Union européenne a réussi, dans une circonstance exceptionnelle, à trouver les voies de droit lui permettant de faire cesser l’activité de deux chaînes de propagande, RT et Sputnik. Il a fallu les événements que l’on connaît pour pouvoir intervenir. Cela peut nous amener à nous interroger sur notre cadre juridique, qui devrait autoriser le régulateur à intervenir au-delà de ses prérogatives habituelles lorsque les sanctions sont insuffisantes et que l’interdiction d’un média servant clairement et exclusivement d’outil de propagande devient nécessaire.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Lors de la précédente législature, Le Monde avait consacré un article à M. Buon Tan, alors député de Paris. L’article faisait état d’une « note de renseignement », rédigée par on ne sait quels services. Dans ce cas particulier, y a-t-il eu une faille, ou bien peut-on considérer que ce n’est pas le cas puisque le problème avait été identifié ? Cela illustre-t-il un manque de vigilance ou au contraire le succès des dispositifs ? Quelles leçons la commission peut-elle tirer de ce cas d’espèce ?

M. Nicolas Lerner. Je ne répondrai évidemment pas sur ce cas particulier. Je m’en tiendrai à la typologie que j’évoquais tout à l’heure : où place-t-on la limite entre un parlementaire qui assume publiquement une proximité avec un pays, voire une forme d’allégeance idéologique à un modèle étranger, et un parlementaire qui entretient des liens conscients – la nuance est là – avec un appareil de propagande ou de renseignement étranger ? J’estime que lorsqu’un parlementaire a conscience qu’il fait l’objet d’une influence de la part d’une telle structure sans en tirer de conséquence, on franchit un cap dans les faits qui peuvent lui être reprochés – mais je ne prononcerai pas sur la situation que vous avez évoquée.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ce qui m’interpelle, dans votre réponse, c’est votre référence à l’adhésion à un modèle étranger : les élus de la République française sont soumis au respect de la Constitution, notamment de la forme républicaine de notre régime. J’entends ce que vous dites mais, selon moi, il est problématique qu’un député de la République française n’adhère pas aux valeurs de la Constitution.

M. Nicolas Lerner. Je ne parlais pas d’une adhésion aux valeurs – je partage entièrement votre point de vue sur ce point – mais cela ne me choquerait pas qu’un élu estime que le modèle vers lequel doit tendre la France est le modèle danois, italien ou américain, dès lors que c’est assumé comme tel. En revanche, un élu qui serait aux mains de certaines structures et qui tiendrait, sur sollicitation, certaines positions serait soumis à une action d’ingérence étrangère, celle-ci étant définie comme la capacité d’influencer la prise de décision pour la rendre conforme aux intérêts d’un État. Il nous est arrivé dans le passé, au vu des positions défendues par un parlementaire, de suspecter son instrumentalisation par un État étranger.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La nuance est importante. Pour ma part, le seul modèle auquel je fais parfois référence est le modèle suisse : je ne pense pas qu’il soit incompatible avec les valeurs de la Constitution française, contrairement aux modèles russe ou chinois. Les élus ne prêtent pas serment de respecter la Constitution : il faudrait peut-être y réfléchir – cela existe dans d’autres démocraties et n’a rien de scandaleux –, tout comme l’on pourrait envisager de déchoir des élus qui font allégeance à des régimes hostiles. Ce n’est pas la même chose que de trouver le Danemark sympathique ou de faire des voyages au Mexique.

M. Nicolas Lerner. Vous situez bien le problème : quelqu’un qui, de manière publique, prêterait allégeance ou reconnaîtrait la supériorité de tel ou tel modèle et serait transparent sur ses liens avec un État étranger, ne serait plus un sujet pour un service de renseignement. L’objectif de celui-ci est de détecter si, dans les prises de position de tel ou tel, une puissance étrangère agit en sous-main. Je fais donc une différence entre un élu qui, de manière assumée et transparente, défend la position d’un État étranger, parfois contre ses collègues, et un autre qui le fait en étant alimenté en arguments et parfois plus.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Il y a non seulement l’allégeance ou l’adhésion à un modèle politique ou de société, mais aussi les déclarations d’admiration pour tel ou tel leader : tout cela n’est jamais anecdotique quand on est un responsable politique français. Mais c’est tout l’art de la nuance, qu’il faut continuer à pratiquer.

Vous disiez que la vigilance et la culture de l’extrême attention au risque d’ingérence étrangère n’étaient pas toujours pleinement partagées au niveau européen et parmi nos partenaires étrangers. Il existe des divergences politiques et idéologiques fortes, par exemple concernant le régime russe. De même, la culture du renseignement n’est pas identique partout. Vous semble-t-il utile de continuer à encourager les alliés européens à partager le même devoir de vigilance ? Les ingérences étrangères et la guerre informationnelle ne s’arrêtent en effet jamais aux frontières, et l’on sait qu’il existe des maillons faibles, s’agissant par exemple des nouvelles routes de la soie.

M. Nicolas Lerner. Les crises et les événements que nous vivons depuis quelques années ont provoqué une prise de conscience très nette. Je me réjouis des travaux très approfondis menés par la commission spéciale sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, présidée par M. Glucksmann. Le Parlement européen travaille sur ce sujet depuis la révélation des affaires NSO-Pegasus. En outre, des procédures judiciaires sont en cours. Tout cela a conduit à une véritable prise de conscience et à une réelle volonté de progresser de nos contacts, à savoir les instances de sécurité de la Commission, du Parlement et du Conseil – chaque organe disposant de son propre service de sécurité, ce qui nécessite une étroite coopération entre eux.

Deux axes de travail se présentent à nous. Le premier concerne la manière dont les services de renseignement intérieur se sont structurés. Avant de parler à l’Europe, il faut d’abord être capable de parler d’une seule voix, ce qui n’est pas toujours simple quand on est un service de renseignement. Nous avons créé, au cours des deux dernières années, un véhicule qui permet à la communauté des services de renseignement intérieur de parler aux instances de l’Union européenne. Tous les services européens ont ainsi diffusé, par exemple, une analyse commune portant sur les conséquences sécuritaires à moyen terme pour l’Europe de l’intervention en Ukraine. Nous l’avons partagée avec l’Union européenne, considérant qu’elle a à connaître de ces sujets.

Le deuxième axe porte sur les questions sécuritaires. Si la Commission, par le biais de la direction générale de la migration et des affaires intérieures (DG Home) et grâce à une commissaire européenne dont je salue l’action, prête une oreille très attentive à ces sujets, nous avons parfois plus de mal à expliquer notre travail et la réalité des menaces à d’autres instances. Dans le contexte international, il me semblerait intéressant de disposer au Parlement européen d’élus particulièrement impliqués sur les questions de sécurité, sous toutes ses formes, et structurés autour de cette problématique. C’est un sujet de réflexion que je me permets de partager même s’il ne relève bien sûr pas de mes attributions.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les conditions du rachat de la branche énergie d’Alstom par General Electric, en 2014, ont donné lieu à de nombreux débats. Des experts de tous ordres ont estimé que la France ne disposait pas de moyens d’intelligence économique suffisamment développés pour faire face aux menaces existantes. Un ressortissant français a été détenu, pour ne pas dire retenu en otage par les Américains car il était accusé d’avoir été au courant d’un contrat conclu avec des Japonais en Indonésie qui n’était pas conforme aux normes américaines. Alors que la sécurité intérieure des États-Unis était loin d’être menacée, il a été envoyé dans une prison de haute sécurité avec des terroristes et des meurtriers. M. Montebourg, alors ministre, a vaguement écrit dans des ouvrages qu’il ne trouvait pas cela normal mais il ne s’est jamais rien passé : personne n’est intervenu pour le sauver, ou pas de manière utile puisque ce Français a effectué sa peine. Dans ce contexte économique particulier, des décideurs français ont subi une influence étrangère.

À partir de cet exemple, qui a eu des conséquences certaines, la doctrine de la DGSI sur l’intelligence économique a-t-elle changé ? Les ingérences en cas de conflits territoriaux, sont connues mais on en parle moins s’agissant des décisions prises en matière économique. Cet aspect fait-il désormais l’objet d’une surveillance ? Je rappelle qu’un ancien Premier ministre, en pleine campagne présidentielle, a démissionné de deux conseils d’administration d’entreprises russes.

M. Nicolas Lerner. Le domaine du renseignement économique a très significativement progressé en quatre ans et demi : c’est la fin de la naïveté. Il s’est développé selon deux axes.

Premier axe, à la demande du président de la République, les services de renseignement se sont structurés à partir d’une exigence : être orientés sur les sujets d’intérêt et de préoccupation de nos autorités. Ce n’était pas suffisamment le cas il y a quatre ou cinq ans : le lien avec Bercy n’était pas satisfaisant, les services suivaient les entreprises sans savoir si c’était stratégique ou non. Désormais, et sans entrer dans le détail, un ensemble de dispositifs classifiés permet à l’autorité politique ou économique de nous signaler les secteurs et les entreprises à risque ou sensibles sur lesquels elle nous demande de faire preuve d’une particulière vigilance.

Deuxième axe, le renforcement des services, aussi bien quantitatif que qualitatif, depuis 2014. Les sujets que vous évoquez étant complexes – ingérences étrangères, lawfare… –, nous nous sommes ouverts à des profils spécifiques – juristes, avocats, diplômés d’écoles de commerce, etc. En outre, j’ai souhaité que l’on multiplie les contacts au bon niveau dans les entreprises. S’il est essentiel de maintenir des liens avec les patrons de la sécurité ou de la sûreté, nous avons également ressenti le besoin de nous rapprocher de ceux qui connaissent les menaces pesant sur l’entreprise : les patrons de la stratégie, de la compliance, des affaires juridiques, des finances, etc.

Nous avons renforcé nos liens avec la DGSE, direction générale des entreprises (DGE) et le service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE). Pour faire face à ces menaces de déstabilisation économique, la loi nous autorise à déployer des moyens intrusifs. L’ensemble de ces facteurs me conduit à penser que nous sommes beaucoup mieux positionnés et armés que par le passé pour détecter les menaces et les anticiper.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’ai été saisi par le témoignage du directeur de l’Agence française anticorruption, qui s’inquiétait des risques d’influence sur les élus locaux. Avez-vous les moyens de les surveiller, sachant qu’ils sont très nombreux ? N’est-ce pas une zone de faiblesse ? Existe-t-il des menaces hybrides, qui pourraient émaner d’États mais aussi de mouvements religieux comme l’internationale islamiste ou le frérisme ? Y a-t-il des influences, voire des tentatives de sédition intérieure dirigées contre des élus locaux ou visant à en faire élire ? Une fois en place, ceux-ci ne risquent-ils pas de répandre des doctrines venues de l’étranger ?

M. Nicolas Lerner. Les élus locaux étant décisionnaires du point de vue économique et financier et pouvant engager une part de la souveraineté, ils constituent en effet des cibles. Je considère que notre mission consiste aussi à leur parler et à les sensibiliser. Nous devons accroître notre présence, tant pour assurer une surveillance que pour multiplier les messages de vigilance à l’encontre de tel ou tel comportement venant de l’étranger.

Concernant le séparatisme islamiste, nous faisons le constat, croissant depuis trois ans, que la menace terroriste visant le territoire national est, pour une part importante, le résultat d’un creuset idéologique séparatiste. Il n’y a pas un auteur d’attentat terroriste qui n’ait été, à un moment ou à un autre, en contact avec une forme de propagande ou d’idéologie djihadiste, certes, mais le passage à l’acte est aussi en grande partie le résultat d’une idéologie séparatiste – plutôt qu’à une propagande terroriste directe – qui conduit à se persuader que la France est ennemie de l’islam et qu’il est donc légitime de la frapper. C’est, schématiquement, ce que Gilles Kepel appelle le djihadisme d’atmosphère.

C’est un sujet de préoccupation pour la DGSI, qui est présente dans toutes les structures de détection des comportements séparatistes, comme les CLIR (cellules départementales de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire). Cela n’allait pas de soi : il y a encore deux ou trois ans, on pouvait se demander si c’était bien son rôle, en comparaison avec d’autres services de renseignement. La réponse est évidemment oui car ces comportements séparatistes, au-delà de leurs conséquences très dangereuses pour le « vivre ensemble » et la République, peuvent aussi engendrer un risque de passage à l’acte violent.

La permissivité ou la tolérance d’un certain nombre d’élus à l’égard de ce courant de pensée, tant par facilité que par intérêt électoral, a été documentée. Je ne dirai pas qu’il existe un risque de basculement de communes entières, mais le comportement de ces élus de la République doit être détecté et donner lieu à une action de la part de l’État – réactions publiques, mises en garde… C’est le travail de la DGSI, des renseignements territoriaux et des préfets.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ma dernière question porte sur un sujet sans commune mesure avec ce que l’on a évoqué, et qui n’a pas les mêmes conséquences pour la sécurité publique et la République. Il y a plusieurs années, après le 11 septembre, l’ambassade des États-Unis a lancé des programmes d’influence et d’échanges dans les banlieues, tels Young Leaders, afin de promouvoir les valeurs américaines ; il s’agissait notamment, à l’époque, de la laïcité et du multiculturalisme ; aujourd’hui, de nouvelles valeurs, comme le wokisme, sont mises en avant. On en perçoit les effets dans la production artistique de ces territoires : les rappeurs et les influenceurs parlent de l’histoire américaine, évoquant des ratonnades, des pauvres gens pendus à des arbres, des lois ségrégationnistes épouvantables, tous ces événements s’étant déroulés dans le sud des États-Unis et non sur le territoire hexagonal – on se demande parfois s’ils connaissent leur propre histoire. Cette influence s’étend jusqu’à des élus municipaux. La DGSI est-elle attentive à ces ingérences culturelles qui se manifestent sur les réseaux sociaux – mais pas seulement – et qui prennent des proportions importantes ?

M. Nicolas Lerner. Il y a tout de même eu, malheureusement, des comportements et des violences à caractère raciste ces dernières années sur le territoire national, même si cela ne fut pas réalisé dans les mêmes proportions qu’aux États-Unis ni d’une manière structurée, comme ce fut le cas dans ce pays. Il y a eu et il existe encore de trop nombreuses agressions racistes en France.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je n’ai jamais dit qu’il n’y avait pas eu d’actes racistes sur le territoire français. Je parle d’un phénomène légal de ségrégation, c’est-à-dire des lois ségrégationnistes et des mouvements tolérés par les États confédérés américains qui ont conduit à des ratonnades de grande envergure, à des persécutions de personnes noires, à la séparation physique entre personnes en fonction de la couleur de leur peau. Je parle du mouvement volontaire d’un État ou d’une collectivité contre sa propre population.

M. Nicolas Lerner. Nous suivons ce phénomène et nous le documentons parce que ce n’est pas neutre. C’est un substrat potentiellement intéressant, qui mérite notre attention. Le fait pour un pays de vanter sa culture ou son modèle d’ascension sociale constitue-t-il de l’influence ou de l’ingérence ? La DGSI considère qu’il s’agit d’actions d’influence qu’il est intéressant de suivre mais à l’égard desquelles ses marges de manœuvre légales sont très réduites. Cela relève plutôt, à mon sens, du débat public. On atteint là les limites de ce que peut faire un service de renseignement.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie pour le temps que vous nous avez accordé ainsi que pour la précision et la qualité de vos réponses. Je remercie également tous les agents de vos services pour leur engagement pour notre pays, notre sécurité collective et nos valeurs.

 

La séance s’achève à dix-neuf heures cinquante.


Membres présents ou excusés

 

Présents.  Mme Caroline Colombier, Mme Anne Genetet, Mme Constance Le Grip, M. Jean-Philippe Tanguy.

Excusés.  M. Éric Bothorel, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Hélène Laporte, M. Charles Sitzenstuhl.