Compte rendu

Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français

 Audition, ouverte à la presse, de MM. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier, et Jérôme Simon, premier vice-procureur financier              2

– Présences en réunion................................15

 

 


Jeudi
9 février 2023

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 11

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Jean-Philippe Tanguy,
Président de la commission

 


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Jeudi 9 février 2023

La séance est ouverte à seize heures trente-cinq.

(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)

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M. le président Jean-Philippe Tanguy. Après avoir entendu ce matin le directeur de Tracfin, nous accueillons cet après-midi M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier, accompagné par M. Jérôme Simon, premier vice-procureur financier.

Le parquet national financier (PNF) a été créé à la suite de la triste affaire Cahuzac, qui a conduit à l’adoption des lois relatives à la transparence de la vie publique de 2013. Le PNF est désormais une institution bien connue des Français. Il joue un rôle central dans le traitement d’affaires très médiatisées, mais aussi d’affaires moins visibles, qui emportent des enjeux de souveraineté et de transparence démocratique. Il arrive que ces affaires touchent directement ou indirectement des personnalités politiques, y compris lors de périodes électorales, ce qui suscite des commentaires abondants.

M. le garde des sceaux a indiqué à la présidente de l’Assemblée nationale, dans un courrier en date du 19 octobre 2022, que le périmètre de notre commission d’enquête était « susceptible de recouvrir pour partie plusieurs procédures judiciaires en cours ». Nous serons attentifs à ce que cette audition n’interfère pas avec l’action du pouvoir judiciaire dans des affaires pendantes.

Avant de poursuivre, et en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Jean-François Bohnert et Jérôme Simon prêtent serment.)

M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier. J’ai souhaité être accompagné par mon collègue Jérôme Simon, car le travail collégial est l’une des marques de fabrique du PNF.

Le champ de compétence du PNF est limité en matière économique et financière. Il recouvre quatre grands domaines d’intervention, prévus aux articles 705 et 705-1 du code de procédure pénale.

Il s’agit tout d’abord de la lutte contre les atteintes à la probité, avec notamment les infractions malheureusement bien connues de corruption, de corruption d’agent public étranger, de trafic d’influence, de détournement de fonds publics, de favoritisme et de prise illégale d’intérêts. Cela représente presque la moitié de nos 708 dossiers en cours.

Le deuxième pilier est constitué par la fraude fiscale aggravée – la fraude fiscale simple restant de la compétence des autres parquets. La compétence du PNF est justifiée par sa capacité à traiter des affaires complexes. En matière fiscale, l’aggravation de l’infraction est liée à l’utilisation de circuits financiers à l’étranger. Des techniques d’enquêtes beaucoup plus importantes et plus fines doivent être utilisées pour traquer cette délinquance. Cela concerne 47 % des affaires en cours. Le PNF est également compétent en matière de blanchiment de ces infractions.

Les deux derniers piliers concernent arithmétiquement moins de dossiers.

Il s’agit tout d’abord des atteintes au bon fonctionnement des marchés financiers, pour lesquelles le PNF dispose d’une compétence exclusive – à la différence des infractions citées précédemment.

Ensuite, le Parlement a récemment étendu notre domaine de compétence aux infractions en matière de concurrence, avec les délits d’entente illicite et d’abus de position dominante.

Parmi nos interlocuteurs réguliers figure tout d’abord l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), qui est le bras armé du PNF. Nous regrettons que ses effectifs ne soient pas suffisants pour répondre à tous nos besoins.

Nous travaillons également avec Tracfin, qui est une source essentielle d’informations et de signalements. Je souligne la qualité du travail effectué par ce service bien organisé, dont les magistrats du PNF ont une haute opinion.

La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) fait également partie de nos partenaires. Quelques affaires récentes ont donné lieu à des saisines de sa part, notamment à la suite de déclarations insuffisantes effectuées par des personnalités publiques.

Enfin, nous travaillons en étroite collaboration avec l’Agence française anticorruption (AFA). Lorsque nous signons une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) avec une entreprise, cette agence est chargée de surveiller la mise en œuvre du programme de mise en conformité.

J’en viens à la question de l’ingérence, qui est au centre de vos préoccupations. Il faut déterminer le contour de cette notion. Elle est habituellement définie comme l’intervention non désirée dans les affaires par une tierce partie. Elle peut s’effectuer sur le plan individuel, organisationnel ou international. Votre commission d’enquête a retenu à juste titre une définition large, puisque le champ de vos investigations recouvre non seulement les interventions réalisées par des États ou des organisations étatiques, mais aussi par des entreprises étrangères.

L’ingérence peut comporter une dimension politique, économique ou financière.

La notion d’ingérence est issue du monde du renseignement et elle n’est pas appréhendée en tant que telle par le droit pénal – même si la prise illégale d’intérêts était autrefois appelée « délit d’ingérence ». Certaines qualifications d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation pourraient toutefois s’en rapprocher, notamment les crimes et délits qui figurent aux articles 411-4 et 411-5 du code pénal, regroupés dans la section intitulée « Des intelligences avec une puissance étrangère ». Ce champ un peu trop large dépasse à l’évidence les compétences du PNF. Je ne pourrai pas me prononcer à ce sujet, car nous n’avons jamais constaté ces infractions, même de manière connexe.

Autrement dit, l’ingérence n’est pas traitée de manière directe par le PNF. Elle peut néanmoins l’être incidemment, à l’occasion de procédures que nous traitons : par l’immixtion d’autorités judiciaires étrangères pour appréhender des situations pénales qui auraient pu relever de la compétence de juridictions françaises, en cas d’apparition de faits susceptibles de traduire l’ingérence d’États étrangers.

Le premier domaine concerne les sanctions prononcées par des juridictions étrangères contre des entreprises françaises.

En 1977, les États-Unis ont adopté une loi anticorruption, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), qui a permis au ministère de la justice (Department of Justice – DOJ) et à la Securities and Exchange Commission (SEC) d’engager pas moins de 488 actions entre 1977 et 2015. Un peu plus d’un quart de ces dernières ont concerné des entreprises non américaines. À partir de 2007, la politique de poursuites menée par les Américains a conduit à la multiplication des amendes records – avec 448 millions de dollars infligés à Siemens en 2008, 772 millions de dollars à Alstom en 2014 et 420 millions de dollars à VimpelCom, société néerlandaise, en 2016. La barre du milliard de dollars de sanctions cumulées a été franchie en 2011.

Cette tendance se poursuit. En 2020, une amende record de 3,3 milliards de dollars a été infligée à Goldman Sachs pour sanctionner ses activités de pillage de fonds souverains en Malaisie. On trouve également une amende record avec la part de 550 millions de dollars revenant aux États-Unis au titre de l’amende contre Airbus – dont le total s’élève à 3,6 milliards d’euros. Les États-Unis étaient partie à la CJIP que le PNF avait pilotée. En 2020, sur les douze entreprises sanctionnées, sept étaient américaines – les autres étant étrangères.

Si l’on considère les dix sanctions les plus importantes prononcées au titre de la loi de 1977, on constate tout d’abord que le montant des amendes se situe entre 585 millions de dollars et 3,3 milliards de dollars. Ensuite, les entreprises visées sont principalement européennes – trois françaises, deux suédoises, une allemande et une néerlandaise – contre une entreprise américaine et une brésilienne. Enfin, les montants records sont plutôt récents : six d’entre eux ont été prononcés au cours des trois dernières années.

Ces affaires traduisent très clairement une ingérence du droit américain en direction des entreprises françaises. Pour compléter ce panorama, il faut y ajouter la sanction de 9 milliards de dollars prononcée en 2014 contre BNP pour violation d’embargo.

Cette pratique américaine présente quatre caractéristiques intéressantes.

On assiste tout d’abord à un élargissement de la compétence territoriale américaine. Le fait qu’une entreprise étrangère soit cotée aux États-Unis emporte ipso facto la compétence des juridictions américaines en matière de loi pénale. Tel a été par exemple le cas pour Alcatel, Total et Alstom. Pour les sociétés cotées, l’envoi d’un seul courriel peut suffire pour entraîner la compétence américaine. En outre, l’utilisation du dollar pour une transaction commerciale fonde la compétence des juridictions américaines.

Deuxième caractéristique : la compétence est interprétée de manière extensive. La présomption d’intention corruptrice est retenue dans tous les cas où le contexte de l’infraction indique une forte probabilité de destination frauduleuse des fonds. Les Américains se contentent de cette présomption. Ce n’est pas le cas en France, où l’existence d’un pacte de corruption doit être démontrée.

Troisième caractéristique : la responsabilité des personnes morales est élargie. Il suffit qu’un salarié commette un acte délictuel qui soit dans l’intérêt de la société, même partiellement, pour engager la responsabilité pénale de cette dernière.

Enfin, les sanctions financières importantes sont assorties d’un programme de mise en conformité qui comprend des mesures de prévention et de détection de la corruption. La mise en œuvre de ce programme est toujours confiée à un moniteur indépendant.

Telles sont les caractéristiques du schéma américain auquel nos entreprises ont été trop longtemps exposées, en grande partie parce que la justice française n’était pas en mesure d’agir.

Il faut ajouter qu’en 2010, les Britanniques ont adopté une loi relative à la corruption, le UK Bribery Act.

Dans le même temps, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) constate en 2012 qu’il ne se passe pas grand-chose en matière de lutte anticorruption en France – on sait bien que les Américains sont fortement présents dans cette institution. Le scandale Cahuzac a certes joué un rôle, mais les critiques fortes et l’évaluation très négative de l’OCDE ont poussé la France à prendre le taureau par les cornes. La loi du 11 octobre 2013 a ainsi créé la HATVP et celle du 6 décembre 2013 le PNF. Ce dernier s’est mis au travail dès le 1er février 2014.

Cette évolution était plus que bienvenue. Il suffit pour s’en rendre compte de lire le rapport de phase 4 sur la mise en œuvre de la convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption – la phase 3 ayant eu lieu en 2012. L’OCDE reconnaît que la France a fait du bon travail, s’est dotée des outils nécessaires et que le PNF n’est pas resté les bras ballants pendant dix ans.

La loi du 6 décembre 2013 a constitué une étape importante. Elle a été complétée par la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2. Celle-ci a non seulement créé l’AFA, mais aussi et surtout a institué la CJIP. Cet instrument nous a permis de nous hisser au même niveau que les États-Unis et le Royaume-Uni, qui disposaient de la fameuse procédure de Deferred Prosecution Agreement (DPA) dont la CJIP est inspirée. On peut recourir à la CJIP pour sanctionner des personnes morales dans le cadre de la lutte anticorruption, mais elle peut aussi être utilisée en matière de droit environnemental et pour la fraude fiscale aggravée. Nous n’hésitons pas à faire usage de cet instrument très important. Grâce à lui, les amendes très substantielles versées par les entreprises françaises alimentent le Trésor public français plutôt que le Trésor américain.

La CJIP permet en outre de contrer l’ingérence étrangère. Elle présente à ce titre trois caractéristiques.

La sanction est exemplaire, tant en raison du montant de l’amende que de la rapidité du paiement. Le PNF a signé quinze CJIP, pour un montant total de 5,2 milliards d’euros d’amendes. Un délai de paiement a été demandé pour la dernière CJIP signée, mais nous en sommes à 5 milliards d’euros effectivement versés au Trésor public. Le paiement intervient la plupart du temps dans les dix jours qui suivent la validation de la convention par le président du tribunal. En 2020, Airbus avait payé 2,08 milliards d’euros dans ce délai – j’ai gardé le courriel envoyé par Bercy pour me confirmer que la somme avait bien été versée dans les caisses de l’État. La sanction est donc effective – 100 % de recouvrement contre un taux moyen de 25 % pour l’ensemble des amendes prononcées par les tribunaux de police ou correctionnels. Le bilan de la CJIP est flatteur pour les autorités qui la mettent en œuvre.

Cet instrument permet également de prévenir la récidive grâce à un programme de mise en conformité destiné à remettre l’entreprise sur les rails. Dans le cas de l’affaire concernant Airbus, j’ai imposé à nos homologues américains et anglais que l’AFA assure le contrôle exclusif de ce programme. Il s’agissait d’éviter qu’ils fassent entrer en scène une agence qui aurait peut-être aussi pu tenter de faire autre chose que du contrôle de conformité, avec un risque de fuite de données souveraines d’Airbus au profit des Américains. Cela a été un point très important dans cette affaire.

Dernière caractéristique de la CJIP : elle offre la possibilité d’un règlement multilatéral. Le cas d’Airbus en est une illustration majeure. Nous avons réussi à nous imposer dans ce dossier. Les autorités américaines de lutte contre la corruption considèrent désormais le PNF comme leur homologue. Il faut d’ailleurs reconnaître leur fair-play : désormais, lorsqu’elles observent des faits susceptibles de relever de la loi pénale commis par des sociétés françaises, ces autorités nous contactent pour demander si nous sommes au courant. Et elles sont disposées à nous transmettre les éléments pour que nous nous occupions du dossier. On perçoit donc un changement de paradigme, y compris avec les Américains. Je reste prudent bien entendu mais je constate une forme de coopération qu’il faut mettre à leur crédit. Ils considèrent que la France est désormais capable de faire le travail.

J’en viens aux moyens dont nous disposons pour limiter l’ingérence des autorités étrangères. Les autorités judiciaires et les entreprises peuvent appliquer la loi dite de blocage du 26 juillet 1968 qui interdit la communication de documents ou de renseignements d’ordre économique, commercial, industriel ou technique par les personnes physiques ou morales établies en France. L’interdiction leur est faite à l’égard des autorités publiques étrangères, lorsque cette communication est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, aux intérêts économiques essentiels de la France ou à l’ordre public, mais aussi des autorités judiciaires et administratives étrangères dans le cadre d’une procédure judiciaire ou administrative. Le travail du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE) est essentiel en ce domaine. Cette loi mériterait cependant d’être modernisée par les parlementaires car les sanctions prévues en cas de violation sont trop faibles et ne semblent plus remplir leur rôle dissuasif – six mois d’emprisonnement et 18 000 euros d’amende.

Il arrive également que le PNF ou le bureau de l’entraide pénale internationale du ministère de la justice soient sollicités par des autorités étrangères – pas forcément américaines – pour délivrer des informations sur une grande entreprise française, sous couvert de coopération internationale dans des dossiers judiciaires. Dans ce cas, il convient de vérifier que les éléments sollicités ne tombent pas sous le coup de la loi de blocage et, le cas échéant, de s’opposer à leur communication.

Enfin, nous avons publié de nouvelles lignes directrices pour préciser l’application de la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Elles seront d’ailleurs traduites en anglais pour que leur consultation dépasse l’Hexagone. Nous prévoyons qu’une fois la CJIP conclue, lorsque nous sommes saisis d’une demande d’entraide pénale internationale visant des faits inclus dans la convention, c’est-à-dire des infractions qui ont été reprochées à la société avec laquelle une CJIP a été conclue, le PNF peut conditionner l’exécution des demandes émanant des autorités judiciaires étrangères à l’engagement de ces autorités à ne pas diligenter de nouvelles poursuites à l’endroit de la personne morale pour les mêmes faits. C’est une manière de contrebalancer la non-application, en dehors de l’espace de l’Union européenne, de la règle non bis in idem et d’empêcher qu’une entreprise française ne soit sanctionnée deux fois.

Parmi les 708 affaires en cours devant le PNF, seules huit sont susceptibles de recouvrir des faits d’ingérence. Sans entrer dans les détails, je peux cependant vous dire que les États concernés sont les États-Unis, la Russie, d’anciens pays du bloc soviétique et certains émirats du Moyen-Orient. Ces faits d’ingérence sont en général appréhendés par les infractions d’atteinte à la probité, l’État étranger étant soupçonné d’avoir versé une rémunération à un agent public français, parfois un élu, en échange d’une intervention publique en la faveur de cet État étranger ou de l’aide à l’adoption d’une décision favorable. Ces faits relèvent de la corruption ou du trafic d’influence. Ils peuvent également être considérés comme des infractions fiscales lorsque l’argent – revenus ou subventions – obtenu d’un État étranger n’a pas été déclaré.

Je tiens à souligner l’importance de Tracfin qui, très souvent, nous signale des affaires ou complète les informations que nous avons obtenues de source ouverte, par les médias en particulier. La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) joue un rôle plus limité mais là n’est pas sa mission principale.

Finalement, le nombre de dossiers que nous avons identifiés est trop faible pour que nous puissions dégager de grandes tendances.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Parmi les huit affaires qui recouvrent des faits d’ingérence, combien impliquent des personnalités ou des partis politiques ainsi que des agents publics ?

L’audition du directeur de l’Agence française anticorruption a montré que la création du PNF, à la suite des recommandations de l’OCDE, et le renforcement des moyens accordés à la lutte contre la corruption qui s’est ensuivi auraient pu avoir pour conséquence d’affaiblir la poursuite d’infractions qui, sans être de moindres envergures, passent sous les radars parce qu’elles sont commises à l’échelon local, par des élus ou des associations, ou parce qu’elles ne sont pas de nature à faire la une des journaux. Ne conviendrait-il pas de revoir les moyens alloués à la détection de ces faits qui attirent moins l’attention des pouvoirs publics ? Je crains que l’on ne soutienne financièrement moins la lutte contre des agissements qui ne sont pas médiatiques.

M. Jean-François Bohnert. Je vous remercie de m’avoir posé cette question qui me permettra de clarifier notre position. Il nous a souvent été reproché de ne nous occuper que d’affaires médiatiques, d’envergure nationale. C’est faux. Du reste, le PNF ne fait pas de politique. C’est une règle absolue dont je me porte garant.

Je reconnais que les affaires dont nous traitons attirent les caméras et les micros, mais ce n’est pas ce qui décide de notre compétence. Bien évidemment, nous nous intéressons aussi à ce type d’affaire, c’est notre rôle, mais, je vous l’assure, ce n’est pas cette approche qui nous guide. Dès lors que les faits commis relèvent de notre compétence, nous pouvons nous considérer comme compétents, sachant que cette compétence entre très souvent en concurrence avec celle des 168 parquets territoriaux français, en dehors des affaires boursières. À la suite de ma prédécesseure, Mme Éliane Houlette, j’ai défini une politique pénale pour nous en tenir strictement aux termes de la loi qui détermine notre périmètre et nous enjoint à nous saisir d’affaires d’une grande complexité. Il peut arriver, par conséquent, que nous ne nous saisissions pas de faits de fraude fiscale aggravée ou d’atteinte à la probité dont les répercussions ne seraient que locales. C’est ce qui fait que, de l’extérieur, on pourrait penser que nous ne nous occupons que des affaires de portée nationale pour ne laisser aux parquets territoriaux que les affaires peu sensibles et peu médiatiques.

N’oublions pas, par ailleurs, une autre donnée de la politique pénale que j’ai définie : accorder la priorité aux affaires ultramarines, dont le retentissement est en général régional sans que les médias métropolitains s’en emparent. Nous traitons ainsi plusieurs dossiers qui concernent Mayotte, l’île de La Réunion, les Antilles, la Guyane. J’ai en tête une affaire qui concerne l’assainissement et la fourniture d’eau à Mayotte et qui a eu pour conséquence de priver 25 % de la population d’eau courante. Nous avons considéré que nos collègues sur place n’avaient pas les moyens de s’occuper sereinement de cette affaire tout simplement parce qu’ils connaissent tout le monde, du maire au président du conseil départemental. Le dépaysement du dossier vers le PNF permet de le traiter objectivement, en dehors de toute influence et sans se préoccuper des considérations locales.

Le PNF compte dix-neuf magistrats, quinze greffiers et sept assistants spécialisés : nous ne pouvons pas tout traiter. De surcroît, les huit juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) couvrent certaines affaires, en lien avec les chambres régionales et territoriales des comptes, comme des atteintes à la probité, sans que le PNF ait besoin d’intervenir. Étant soumis à un champ de compétences partagé, nous devons nous répartir les affaires en soupesant le degré d’intervention du PNF.

Quant à votre première question concernant la répartition des affaires, deux tiers des dossiers impliquent des titulaires de mandats électifs, locaux ou nationaux, et un tiers concernent des agents publics – fonctionnaires ou contractuels.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez expliqué l’évolution du modèle américain. D’autres nations disposent-elles d’un modèle semblable ou visant les mêmes objectifs ?

M. Jérôme Simon, premier vice-procureur financier. Les capacités d’ingérence économique des autres États, en dehors des États-Unis, sont proportionnelles à leur poids économique et commercial dans le marché mondial. L’acteur le plus important qui pourrait utiliser ces règles extraterritoriales pour s’imposer est la Chine. L’évolution de l’arsenal législatif de la Chine, sans aller encore jusqu’à nous inquiéter, nous préoccupe et nous y sommes très attentifs. Ce faisant, la Chine réagit à la conception développée ces vingt dernières années par le États‑Unis de leur action extraterritoriale. La République populaire de Chine a voté deux textes importants. La loi relative aux procédures de contrôle des exportations du 17 octobre 2020 définit plusieurs règles dans ce que l’on appelle l’export control – notamment le contrôle de la violation des embargos. Celle du 10 juin 2021, relative aux contre-mesures en matière de sanctions étrangères, est comparable à certains égards à notre loi de blocage.

Ces deux textes, même s’ils n’ont pas encore été appliqués à l’encontre d’opérateurs économiques français, pourraient l’être à l’instar du Foreign Corrupt Practises Act (FCPA) ou des lois américaines en matière d’export control.

Nous comprenons la préoccupation des Chinois et leur éventuel pouvoir d’action sur les opérateurs économiques à la lumière de l’affermissement de la volonté américaine d’imposer son mode de résolution des conflits dans les dossiers judiciaires. M. le procureur vous a expliqué l’origine du FCPA et la façon dont ce texte de lutte contre la corruption internationale a permis d’asseoir l’emprise américaine dans les procédures anti-corruption à portée extraterritoriale, y compris sur des opérateurs français. Nous savons que les Américains entendent agir de même dans le domaine de l’export control. Je vous renvoie à la retentissante affaire BNP Paribas : déjà en 2014, une sanction de plus de 9 milliards d’euros a été prononcée à l’encontre d’une banque française pour violation de l’embargo vis-à-vis de l’Iran. Plus récemment, en juin 2001, Lisa Oudens Monaco, qui est Deputy Attorney General, c’est-à-dire l’équivalent du numéro 2 du ministère de la justice américain, a déclaré : « Export controls and sanctions are the new FCPA », ce qui signifie que les mesures et les sanctions dans le domaine des embargos et de l’export control sont le nouveau cadre d’action équivalent au FCPA pour les Américains. Ils n’en font pas mystère : le développement de leur législation extraterritoriale, y compris les mesures prises en cas de violation d’un embargo, peut frapper des opérateurs économiques étrangers.

Outre l’affaire BNP Paribas, nous pourrions citer le cas du cimentier français Lafarge, qui a écopé d’une amende aux États-Unis pour avoir aidé des organisations terroristes en Syrie. Ce n’est pas le FCPA qui a été utilisé mais la logique est la même.

Le processus est assez clair : les États-Unis tentent de déborder du champ de la corruption tandis que les Chinois se dotent d’une législation pour se mettre au même niveau. À l’inverse, la France ne dispose d’aucune législation pour poursuivre pénalement des violations d’embargo. Nous en sommes restés à un délit douanier complètement dépassé.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Après le scandale Alstom, la question s’est posée de savoir si la loi Sapin 2 pourrait éviter qu’une affaire ne soit jugée deux fois. Qu’en est-il ?

M. Jean-François Bohnert. Je vous ai décrit la pratique du PNF telle qu’elle découle des lignes directrices que nous avons publiées sur notre site internet. Cette pratique, dont les autres parquets peuvent s’inspirer, consiste à limiter, ou du moins à subordonner, la coopération avec les autorités judiciaires étrangères en matière de coopération internationale, c’est-à-dire la transmission de données concernant une personne morale qui a fait l’objet en France d’une CJIP, à l’engagement par l’État qui nous saisit de ne pas profiter de ces éléments pour lancer de nouvelles poursuites pour les mêmes faits contre la personne morale.

Ce n’est qu’une pratique et peut-être gagnerait-on à l’inscrire dans la loi.

Je peux néanmoins vous assurer que nous avons identifié ce risque majeur d’ingérence et que nous essayons de le couvrir par cette pratique. Nous n’avons pas encore identifié de tentative d’ingérence étrangère car nous n’avons été saisis que de quinze CJIP, mais nous avons souhaité afficher clairement notre ligne de conduite.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans le cas d’Airbus, vous avez exigé que le monitoring soit effectué par l’AFA afin d’éviter qu’il ne soit confié à des agences étrangères. Pouvez-vous confirmer les risques d’un monitoring exercé par des cabinets d’avocats ou de conseil, autrement dit des acteurs privés – américains en France ou français – reconnus comme des interlocuteurs de confiance par le gouvernement américain ?

M. Jean-François Bohnert. Je le confirme.

M. Jérôme Simon. Dans le modèle anglo-saxon, le monitoring est fréquemment confié à des cabinets ou à des experts reconnus sur la place.

La loi française prévoit le recours exclusif à une agence publique française ou une structure française pour éviter les risques de fuite depuis un cabinet d’avocats ayant des liens mal identifiés avec des autorités étrangères.

Toutefois, le recours à la sous-traitance pour des audits ciblés sur des questions comptables ou budgétaires est parfois inévitable. Nous sommes évidemment préoccupés par la possibilité que les cabinets concernés fassent remonter les informations qu’ils ont recueillies à leur société mère située hors de France. Nous avons identifié ce risque et nous en avons parlé avec l’AFA et avec les services de renseignement. Mais nous ne pouvons pas affirmer avec certitude que cela s’est produit – je n’en ai pas la preuve.

Les ressources actuelles de l’AFA obligent à sous-traiter certaines missions. Pour écarter le risque, la solution, qui pourrait ne pas plaire à la direction du budget, consisterait à internaliser les contrôles en augmentant les effectifs au sein de l’AFA.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je note les écarts importants entre le montant des amendes infligées par la France et celui des amendes infligées par les États-Unis, mais aussi une intensification de la politique de sanctions américaine et une aggravation des peines – 10 milliards de dollars pour BNP Paribas – depuis 2007. Cela correspond à la période de la crise financière et économique mais aussi à un tournant dans la politique économique américaine, où la relocalisation et la défense des intérêts stratégiques redeviennent prioritaires. Peut-on parler d’une politique de prédation économique de la part des États-Unis qui dépasse le cadre de la politique pénale ?

M. Jean-François Bohnert. Nous avons en effet observé une intensification à partir de 2007-2008. Le FCPA existe depuis quarante-cinq ans tandis que la législation française date de 2016 et le décret d’application de 2017. La CGIP s’applique donc depuis cinq ans là où l’instrument anglo-saxon est utilisé depuis plus de quinze ans.

Je ne sais pas si l’on peut utiliser le terme de prédation, mais on peut parler de politique offensive des Américains. Ce qui me trouble, c’est la proportion d’entreprises étrangères visées. Il m’a été rapporté que les entreprises américaines se plaignaient de se voir souffler des marchés à l’export par des entreprises qui, elles, pouvaient se servir librement de l’arme de la corruption puisqu’elles n’encouraient pas de sanctions dans leur pays. C’est ce qui aurait convaincu le DOJ, il y a quarante ans, de mettre en œuvre une politique pénale très offensive – les chiffres parlent d’eux-mêmes, notamment pour les entreprises françaises. Cette politique a vocation à préserver la compétitivité des entreprises américaines face à la concurrence internationale.

Le PNF ne reste pas les bras ballants. Nous avons créé un groupe de travail baptisé Source ouverte qui surveille, par le biais des médias et des réseaux sociaux, les développements d’affaires qui pourraient tomber sous notre juridiction, qu’elles concernent des entreprises françaises ou des entreprises étrangères ayant un lien avec la France, par exemple une filiale. Nous serions les premiers à entrer en scène pour imposer aux entreprises étrangères les mêmes obligations qu’aux entreprises françaises ou européennes telles qu’Airbus. Nous nous sommes ainsi intéressés de près à l’entreprise McDonald’s.

Il ne s’agit pas de faire de la xénophobie à l’égard des entreprises étrangères. Nous sommes fondés à exiger des standards identiques à ceux des Américains. Il y va de l’égalité des chances entre les sociétés françaises et étrangères.

M. Jérôme Simon. Le FCPA n’avait pas de portée extraterritoriale en 1977. Il a été adopté après que la commission d’enquête créée sur le scandale du Watergate en 1973 avait révélé l’existence au sein des entreprises de slush funds destinés à corrompre responsables politiques et agents publics aux États-Unis mais aussi à l’étranger. Le FCPA visait donc à faire le ménage dans les entreprises américaines. L’activisme du DOJ dans la lutte contre la corruption a poussé ces dernières à réclamer une égalité de traitement avec les sociétés étrangères. C’est la raison pour laquelle, d’une part, l’International Anti-Bribery Act est venu en 1998 conférer une portée extraterritoriale au FCPA et, d’autre part, les États-Unis ont soutenu la signature de la convention de 1997 de l’OCDE afin d’obliger les États européens à adopter une législation contre la corruption d’agents publics étrangers.

En réponse à l’inertie de la France et des pays européens entre 2000 et 2010, en dépit de l’adoption de la convention de l’OCDE, les États-Unis ont déployé un fort activisme vis-à-vis des entreprises françaises et européennes, considérant que les pays, pourtant avertis, n’avaient pas pris leurs responsabilités.

Dans ses déclarations de l’an dernier, le président Biden liait directement la lutte contre la corruption et le respect de la souveraineté américaine. L’assujettissement des entreprises étrangères aux règles de droit américaines, y compris à l’étranger en vertu de la théorie des effets, est un objectif majeur et assumé du gouvernement américain.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je souhaite recentrer nos échanges sur l’objet de notre commission d’enquête. Le débat sur l’extraterritorialité est passionnant et a donné lieu à de nombreux travaux parlementaires.

En dépit du faible volume d’affaires d’ingérences étrangères que le PNF traite, avez-vous noté une intensification ou un changement de nature des menaces d’ingérence qui pèsent sur le fonctionnement de notre démocratie et sur les acteurs de la sphère politique ?

M. Jean-François Bohnert. Votre question est difficile dans la mesure où le PNF n’est pas le seul thermomètre en la matière.

Nous avons repéré dans huit dossiers des ingérences de la part d’États étrangers ou d’organisations religieuses ou à connotation religieuse relevant d’États étrangers. Il me semble néanmoins délicat de me prononcer sur l’intensification des menaces car ces dossiers – 8 sur 708 – ne sont sans doute pas représentatifs. L’ingérence fait l’objet d’une vigilance de notre part. Nous pouvons en prendre la mesure par le biais du monitoring que j’ai déjà évoqué mais aussi des signalements de Tracfin. Un flux financier au bénéfice d’une personne politiquement exposée qui n’est pas « causé » par un contrat soulève une question, plus encore lorsqu’il provient de l’étranger.

Les ingérences existent. Mais si nous les repérons, n’est-ce pas lié davantage à l’amélioration de nos capacités de détection qu’à leur intensification ? Je ne peux pas m’avancer sur ce point. En tout état de cause, nous devons prendre en considération le phénomène aux différentes étapes de la procédure.

Le citoyen, plus que le procureur, vous dira que l’invasion de l’Ukraine par la Russie a perturbé le jeu géopolitique ancien. Elle impose des repositionnements dans de nombreux domaines et de la part de nombreux acteurs politiques. De nouveaux phénomènes émergeront immanquablement qui pourraient cacher des atteintes à la probité. Nous devons donc redoubler de vigilance pour détecter et donner des suites judiciaires si nécessaire.

M. Jérôme Simon. Nous aimerions pouvoir vous apporter plus d’éléments mais il est compliqué de s’exprimer sur les affaires en cours.

Si la multiplication des affaires n’est pas facile à établir, il est certain que la corruption a depuis toujours été utilisée à des fins d’ingérence. En témoigne au début du siècle dernier la fameuse affaire Raffalovitch, lequel, employé de l’ambassade russe à Paris, versait des pots-de-vin à des journalistes pour vanter les emprunts russes. L’affaire avait été révélée par L’Humanité après l’ouverture des archives tsaristes.

Le spectre de la corruption contre laquelle lutte le PNF est très large, l’ingérence n’en est qu’un mobile parmi d’autres. De meilleurs détecteurs et une politique pénale plus ciblée de la Chancellerie nous permettraient sans doute de traiter davantage ces agissements.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Le « Qatargate » au sein du Parlement européen et les déclarations sur LCI d’un ancien ambassadeur de France à Moscou ont-elles eu des retombées pour le PNF ?

M. Jean-François Bohnert. Notre réflexe est de vérifier si les faits révélés peuvent être constitutifs d’infractions susceptibles de relever de notre compétence tant matérielle que territoriale. S’il s’agit d’un élu français, il est certain que nous nous y intéresserons.

La démarche est systématique à l’égard des informations recueillies par le biais des médias et des réseaux sociaux, avec toutes les réserves et le recul que ces derniers justifient. Il nous appartient d’écarter le soupçon d’instrumentalisation des autorités judiciaires – nous avons constaté plus d’une fois la tentation d’instrumentaliser le PNF à des fins politiques. Souvent, le PNF est obligé d’intervenir même s’il considère que le sujet ne relève pas nécessairement de sa compétence première.

Par principe, un parquet va regarder et, à l’issue d’une première analyse, décider s’il y a matière à déclencher une enquête. Nous ne sommes pas un organe partisan. Nous devons faire notre travail avec l’objectivité et le recul qui caractérisent l’autorité judiciaire. Nous devons à la fois éviter de tomber dans le panneau et ne pas passer à côté d’une infraction. À cet égard, il est très utile de pouvoir compter sur le regard de mes collègues et de confronter nos analyses.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Vous avez fait état de l’engagement que vous exigiez de la part des autorités étrangères de ne pas poursuivre, sur la base des documents que vous leur transmettez, l’entreprise ayant été l’objet de la CJIP. Quelle est la nature de cet engagement ? Que se passe-t-il si l’autorité en question ne tient pas parole ?

M. Jean-François Bohnert. Il s’agit d’un engagement moral. Nous ne disposons d’aucun moyen de coercition. Toutefois, c’en serait terminé de la coopération avec une autorité qui ne respecterait pas son engagement ; ce serait fatal pour les relations judiciaires internationales de l’État concerné. Nous n’en avons aucun exemple pour l’instant.

Nous savons aussi faire la part des choses. Certains pays sont un peu moins fréquentables que d’autres.

M. Jérôme Simon. L’entraide pénale internationale est fondée sur le principe de réciprocité qui suppose une confiance mutuelle. L’autorité requérante prend un engagement écrit. Si elle ne le respectait pas, c’est toute la coopération judiciaire internationale avec elle qui serait compromise. Il n’existe pas de Léviathan international pour sanctionner un tel comportement mais les conséquences éventuelles semblent suffisamment dissuasives. La réciprocité est une condition essentielle de la qualité de la coopération internationale.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Vous avez évoqué les affres de l’extraterritorialité américaine et la perspective que la Chine applique ce principe.

L’Union européenne ne devrait-elle pas pratiquer la loi du talion et se doter à son tour d’une législation applicable aux entreprises étrangères qui utiliseraient l’euro pour leurs échanges, par exemple dans le but de protéger ses propres entreprises, lesquelles sont dans certains cas toujours victimes du protectionnisme américain ?

M. Jean-François Bohnert. Des réflexions ont déjà été menées sur une possible CJIP européenne, mais nous nous heurtons à l’absence de code pénal et de code de procédure pénale européens.

L’Union européenne aurait intérêt à promouvoir une harmonisation des législations et le recours à la CJIP. L’utilisation de cet instrument, notamment par le PNF, nous a hissés à un niveau équivalent à celui des Américains, qui nous regardent désormais avec d’autres yeux et – j’en suis le témoin, et leurs actes le confirment – nous considèrent à égalité. Les pays membres de l’Union pourraient se hisser à ce même niveau en se dotant de la CJIP.

L’action du PNF est connue de nos voisins européens. Une réflexion est en cours en Allemagne et en Suisse sur la justice transactionnelle à l’égard des personnes morales. Peut-être un mouvement est-il en train de se dessiner. Les pays européens, qui ont eu affaire aux États-Unis pour certaines de leurs entreprises, sont conscients qu’ils doivent se hisser à leur hauteur, ne serait-ce que pour faciliter le dialogue avec eux.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Les enquêtes menées par le PNF sont particulièrement suivies par l’opinion publique. Or le secret de l’enquête semble assez peu respecté. On a parfois l’impression qu’il y a des micros partout au PNF, car tout semble fuiter dans la presse. Faites-vous régulièrement procéder au « dépoussiérage » de vos locaux ? Comment expliquez-vous que des informations fuitent de manière assez étrange ? Bien entendu, ces informations détaillées intéressent d’autant plus les journaux et leur lectorat lorsqu’il s’agit de personnalités politiques.

M. Jean-François Bohnert. Nous portons une très grande attention à la sécurisation du traitement des affaires sur lesquelles nous travaillons. Je suis très vigilant en ce qui concerne les dispositions qui doivent être prises pour éviter les fuites. En outre, les magistrats, les greffiers et les assistants de justice qui travaillent avec moi exercent une responsabilité et ne peuvent pas jouer avec elle.

Lorsque des informations paraissent dans les médias, la première réaction est toujours de dire que la fuite provient du PNF. Mais nous ne sommes pas les seuls à travailler sur ces dossiers. Les enquêteurs y ont accès et un certain nombre d’acteurs périphériques peuvent disposer de documents. Nous ne pouvons pas garantir l’étanchéité de l’ensemble du dispositif – je dis bien : l’ensemble. Nous savons aussi – et j’en ai la preuve dans quelques cas récents – que les parties civiles s’affranchissent parfois du secret et divulguent aux médias des éléments puisés directement dans le dossier, notamment dans le cas d’informations judiciaires menées par des juges d’instruction. Je peux vérifier à quel moment une victime qui s’est constituée partie civile a eu accès au dernier état du dossier, et je peux très régulièrement faire le parallèle avec la publication de documents par les médias.

M. Thomas Rudigoz (RE). Nous avons noté que les affaires d’ingérence étrangère étaient peu nombreuses par rapport au nombre total de dossiers que vous instruisez. Ces huit affaires qui impliquent des États étrangers ou des structures proches d’eux sont-elles liées à des personnalités politiques ou des partis politiques français ? Ou bien concernent-elles des cibles plus larges, en lien notamment avec le prosélytisme de certains mouvements religieux sur notre territoire ?

On peut aussi penser à des structures criminelles qui voudraient exercer une pression sur la société française. Dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances pour 2023, j’ai consacré la partie thématique de mon avis sur la mission Sécurités à l’activité de l’Office antistupéfiants (Ofast). L’audition très intéressante de sa directrice et de ses équipes a mis en évidence la puissance croissante de cartels de la drogue tentaculaires, dont les bases arrière peuvent se situer en Amérique du Sud ou au Proche-Orient. Certains d’entre eux sont prêts à mener des actions criminelles de plus en plus impressionnantes – qui vont jusqu’à des projets d’enlèvements d’autorités ou de membres de leur famille aux Pays-Bas.

Des organisations criminelles de ce type apparaissent-elles dans les dossiers dont vous avez à traiter qui comportent une dimension d’ingérence étrangère ?

M. Jean-François Bohnert. Dans les huit dossiers que j’ai évoqués précédemment, nous percevons l’intervention d’États ou de structures étrangères auprès de personnalités publiques ou de décideurs français. Il peut s’agir d’élus, de partis politiques ou d’agents publics. On voit la main étrangère venir s’immiscer, en général par le biais d’actions corruptrices.

J’ai évoqué l’aspect religieux en pensant à une affaire en cours pour laquelle cette dimension a fait l’objet d’interrogations, sans pour autant que l’on identifie un mouvement de cet ordre en train de tenter de prendre le contrôle de décideurs publics français. L’hypothèse d’un aspect religieux semble plutôt s’éloigner dans ce dossier, mais je ne peux pas m’étendre davantage.

Ce que je voulais dire, c’est que la palette est très large malgré un nombre réduit d’affaires.

Je me permets de faire un lien avec la fin de la question précédente sur les fuites. Le PNF est très préoccupé par la sécurisation de ses serveurs informatiques. Des procédures internes ont été mises en place pour cloisonner l’accès des personnels aux dossiers considérés comme sensibles. Mais nous pourrions aussi faire l’objet de cyber-espionnage. C’est une préoccupation, car les autorités étrangères ont parfaitement identifié le caractère sensible des dossiers traités par le PNF. Des cyberattaques constitueraient une autre forme d’ingérence étrangère.

La séance s’achève à dix-huit heures vingt-cinq.


Membres présents ou excusés

 

Présents.  Mme Caroline Colombier, M. Pierre-Henri Dumont, M. Laurent Esquenet-Goxes, Mme Constance Le Grip, M. Kévin Pfeffer, M. Thomas Rudigoz, M. Jean‑Philippe Tanguy.

Excusés. – M. Ian Boucard, M. Charles Sitzenstuhl.