Compte rendu

Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français

 Audition, à huis clos, de M. Antoine Bondaz, chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique 2

– Présences en réunion................................24

 

 


Mercredi
29 mars 2023

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 21

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Jean-Philippe Tanguy,
Président de la commission

 


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Mercredi 29 mars 2023

La séance est ouverte à quinze heures.

(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)

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M. le président Jean-Philippe Tanguy. Mes chers collègues, nos auditions de cet après-midi sont de nouveau consacrées à l’expertise géopolitique. Les trois personnes que nous entendrons consacrent leur vie à mieux comprendre le monde qui nous entoure et à éclairer les citoyens et les législateurs que nous sommes.

Les spécialistes que nous avons entendus au début de nos travaux ont tous appelé notre attention sur l’agressivité croissante des puissances autoritaires ou totalitaires, des dictatures et des tyrannies, qui cherchent à s’ingérer dans les affaires des démocraties occidentales, en particulier dans celles de la France. Ils nous ont notamment alertés quant aux pressions exercées à l’encontre des chercheurs et géopoliticiens qui prennent ces puissances pour objet d’étude.

Cette agressivité se manifeste de plus en plus par des attaques publiques, notamment sur les réseaux sociaux, et par des tentatives d’intimidation et des refus de visa visant à empêcher ce travail de recherche. Dans certains pays comme l’Iran, cette volonté s’est même manifestée par des prises d’otages. Elle prend aussi la forme de plaintes en diffamation ou de procédures judiciaires ayant pour objectif de gêner le travail des chercheurs et de jeter le doute sur le sérieux de leurs travaux académiques ainsi que sur leur impartialité. Tout cela a pour effet de multiplier les tracas moraux et financiers subis par les chercheurs – on sait que celles et ceux qui se consacrent à la recherche publique, notamment en France, n’ont pas des salaires mirobolants et que toute procédure judiciaire engagée à leur encontre peut leur poser des problèmes dramatiques.

Nous avons tout d’abord le plaisir d’accueillir M. Antoine Bondaz, chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).

Monsieur Bondaz, je vous remercie d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête. Vous êtes spécialiste de l’Asie et de l’Extrême-Orient, en particulier de la Chine, de la Corée du Nord et de la Corée du Sud. Vous avez été la cible d’attaques publiques particulièrement violentes de la part de l’ambassadeur de la République populaire de Chine en France, M. Lu Shaye, alors que vous démontriez les pressions exercées par son pays pour empêcher le déplacement d’une délégation de sénateurs à Taïwan. C’est à ce titre que le bureau de notre commission a proposé de vous auditionner à huis clos – non pas que vous ayez à nous communiquer des informations de la même nature que celles des services de renseignement français, mais pour éviter que les images de nos travaux ne soient détournées pour alimenter des turpitudes semblables à celles que vous avez subies. Je précise que ce huis clos n’a pas été décidé à votre demande et que vous n’avez pas sollicité de traitement particulier.

Nous serons heureux d’entendre vos explications sur cette affaire ainsi que votre analyse des stratégies d’ingérence des puissances d’Extrême-Orient dans le fonctionnement de notre démocratie. J’aimerais aussi que vous nous décriviez votre expérience personnelle, non par curiosité mal placée mais pour comprendre comment ces puissances opèrent vis-à-vis de nos chercheurs. Vous nous direz comment vous avez vécu l’affaire que j’ai évoquée, le but de ceux qui utilisent de tels procédés étant de faire vivre une expérience désagréable – pour ne pas dire autre chose – à ceux qui les subissent.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Antoine Bondaz prête serment.)

M. Antoine Bondaz, chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique. La FRS travaille principalement pour les administrations publiques, en particulier pour le ministère des armées, le ministère des affaires étrangères, etc. Cette collaboration ne passe pas par des subventions mais prend une forme contractuelle – les autres think tanks peuvent d’ailleurs se porter candidats aux mêmes contrats. Selon l’article 13 des statuts de la FRS, des travaux et études peuvent nécessiter de recourir à une documentation classifiée ou confidentielle. Les chercheurs de la FRS sont donc tous sensibilisés aux questions d’influence et d’ingérence, et au fait qu’ils peuvent être une cible particulière, préférée à d’autres chercheurs qui, rattachés à l’université par exemple, n’ont pas accès aux mêmes informations ni aux mêmes personnes qu’eux. Cette spécificité impose de prendre des précautions, y compris lors des déplacements à l’étranger.

La différence entre influence et ingérence est au cœur du sujet de votre commission d’enquête. Dans le cadre de mes travaux, je suis quotidiennement amené à rencontrer le personnel des ambassades, des hauts fonctionnaires étrangers en visite à Paris, ou des représentants de gouvernements et d’administrations d’autres pays lorsque je suis à l’étranger. Il est évident que toutes les administrations étrangères interagissant avec nous ont une volonté d’influence. Il est normal qu’elles souhaitent expliquer la position de leur pays, voire s’assurer que cette position est bien comprise en France, dans les administrations, dans les médias. Ainsi, lorsque vous interagissez avec des Allemands, des Suisses, des Chinois, des Sud-Coréens, des Russes ou des Américains, il y a au moins un point commun : vous savez que vos interlocuteurs mènent sur vous un travail d’influence. Ce terme n’est pas péjoratif : le Quai d’Orsay lui-même parle de « diplomatie d’influence » et certains éléments du discours du Président de la République rejoignent cette notion – nous pourrons y revenir car je pense que la France a un problème d’influence.

Il est beaucoup plus difficile de prendre conscience de la différence de nature entre influence et ingérence. Lorsque vous êtes chercheur, que vous travaillez sur des questions de politiques publiques et que vous êtes en contact avec des ambassades étrangères, il n’y a pas que des diplomates qui interagissent avec vous. Pour un jeune chercheur, il est compliqué et parfois impossible de déterminer si la personne qui vous parle est un diplomate ou un agent des services d’une puissance étrangère – y compris d’un pays allié ou partenaire.

Cela pose toujours la question de la nature des informations que vous allez échanger avec vos interlocuteurs. Je ne parle évidemment pas des informations classifiées, puisqu’il va de soi qu’elles ne peuvent être partagées. Certaines informations non classifiées sont cependant potentiellement sensibles. Ainsi, sur tel ou tel point de politique étrangère, le fonctionnement de l’administration ou les relations entre les partis politiques peuvent être connus des Français, mais pas forcément des étrangers, lesquels ont tout intérêt à mieux comprendre le processus de prise de décision à l’Assemblée nationale ou dans d’autres institutions. Il y a toujours un équilibre très difficile à trouver entre l’intérêt de discussions franches sur nos analyses et la nécessité de retenir certaines informations sensibles. Il ne s’agit pas d’une question de droit, puisque nous sommes évidemment dans la sphère de ce qui est légal : la distinction entre ce qui est trop sensible et ce qui ne l’est pas relève souvent de la libre appréciation des chercheurs.

Quels sont les objectifs visés par les puissances étrangères ? Elles veulent évidemment façonner le débat public en s’assurant soit que certains thèmes ne sont pas abordés, soit qu’ils le sont dans des termes compatibles avec leurs éléments de langage. Je parle non du discours des partis politiques mais bien des termes employés dans le débat public, y compris par les journalistes. S’agissant par exemple de Taïwan, si vous parlez de « province rebelle » ou de « réunification », vous utilisez des éléments de langage chinois. Il convient par exemple de parler plutôt d’« unification ». Il est parfois nécessaire de déconstruire ces termes pas simplement parce qu’ils sont employés par la Chine, mais parce qu’ils sont utilisés à dessein pour orienter le débat public. Il y a tout un travail de pédagogie à effectuer auprès des journalistes et, plus largement, des acteurs du débat public afin de leur expliquer le sens de certains mots ou la façon dont peuvent les utiliser des pays étrangers. Or ce travail fondamental n’est pas réalisé en France, où l’on fait parfois du décodage factuel mais assez peu de décodage sémantique. Beaucoup de gens utilisent de bonne foi certains termes sans se rendre compte qu’ils sont orientés. Je ne suis pas en train de dire que ces personnes ont un agenda politique : elles n’ont tout simplement pas la connaissance ou la compréhension de ces enjeux sémantiques – ce n’est pas une critique car peu de monde en est conscient.

L’un des points importants pour la Chine est de s’assurer d’une forme d’autocensure. Cette préoccupation n’est d’ailleurs pas propre à la Chine : d’autres pays, y compris parmi nos partenaires, ont intérêt à ce qu’on ne parle pas de certains sujets. Je prendrai le cas de Taïwan, pour ne pas donner l’impression que je ne fais que critiquer la Chine. Ce pays n’a pas envie que l’on parle, à l’étranger, de ses problèmes de droit du travail ou de sa gestion des minorités étrangères. Il revient justement aux chercheurs de s’assurer qu’ils ne sont soumis à aucune forme de censure et qu’ils peuvent travailler dans les meilleures conditions possible. Ainsi, les Coréens s’attendent parfois à ce que vous modifiiez vos analyses en cas de changement d’administration. Or, pour ma part, j’ai toujours été sur la même ligne : le gouvernement au pouvoir en Corée, à Taïwan ou aux États-Unis n’est pas la variable d’ajustement de mes analyses. Contrairement à d’autres, je n’ai aucun problème à répéter ce que je disais il y a cinq ou dix ans sur ces pays, malgré les changements politiques qu’ils ont connus.

De nombreux chercheurs peuvent être influencés de fait, y compris par des pays partenaires avec des orientations politiques particulières. En raison d’un changement de majorité ou de gouvernement, les intérêts définis par un État peuvent évoluer. Certes, les Allemands ne vont pas lancer une campagne publique visant à discréditer un chercheur qui aurait critiqué la coalition au pouvoir. Les autorités chinoises, en revanche, peuvent aller plus loin dans leur volonté de discréditer certaines personnes. Et elles font d’abord en sorte que les chercheurs intègrent une forme d’autocensure.

Bon nombre de mes collègues n’osent pas critiquer la Chine de peur de ne plus obtenir de visa. Je leur réponds généralement que cela dépend des sujets dont ils traitent. S’ils travaillent sur des sujets politiques, ils ne peuvent tout simplement plus faire de recherches en Chine depuis 2014 – ce n’est pas une question de visa. L’opportunité d’aller sur le terrain dépend de la possibilité d’y recueillir, dans le cadre d’une méthodologie de recherche, des informations susceptibles d’alimenter une stratégie de recherche. Or, depuis l’automne 2014, le Parti communiste chinois a adopté des règlements et des directives visant à limiter les influences occidentales.

J’ai vécu cette évolution de l’intérieur. À l’époque, je terminais mon doctorat à l’université de Pékin et à Sciences Po ; j’étais basé au Carnegie-Tsinghua Center for Global Policy de Pékin, le seul centre sino-américain, qui servait de plateforme facilitant les échanges entre les États-Unis et la Chine. Nous étions au milieu du second mandat de Barack Obama et, dès que des représentants américains se rendaient en Chine, une conférence ou un événement était organisé. Tout cela s’est arrêté du jour au lendemain à la fin de l’année 2014. Les meilleurs chercheurs chinois ont eu beaucoup moins le droit de se rendre aux États-Unis et ont vu leurs autorisations de sortie du territoire très réduites. Le droit de participer à des conférences à vocation internationale en Chine ne leur était plus forcément accordé. Plus largement, la coopération a été réduite. Avant 2014, il était possible de conduire seul des entretiens avec des autorités chinoises, des universitaires ou des chercheurs proches d’institutions publiques. J’ai ainsi pu rédiger une thèse sur la politique coréenne de la Chine, qui n’est pas le sujet le moins sensible ; parce que j’arrivais de Corée du Sud et que j’avais été recommandé par des chercheurs coréens, j’ai eu accès à presque tous les chercheurs chinois qui m’intéressaient. À partir de la fin 2014, c’était terminé : les personnalités chinoises auditionnées étaient toujours à deux et elles devaient rédiger un rapport. Cette règle est aussi valable pour nos diplomates : quand l’un d’eux s’entretient avec un chercheur chinois, ce dernier doit produire un rapport mentionnant l’identité de la personne rencontrée, la durée de l’entretien, les sujets évoqués et les questions posées.

Il n’est donc plus possible de faire, en Chine, de la recherche sur la politique étrangère de ce pays à travers des entretiens. Il faut alors adopter des stratégies de contournement. Or même les sources primaires, par exemple les informations venant de médias chinois, deviennent de plus en plus rares. La plus grande base de données académiques chinoise, qui rassemble l’ensemble des écrits académiques et d’expertise au sens large, est en train d’être fermée aux accès étrangers. Cela pose un très gros problème aux chercheurs et à l’administration : les fonctionnaires des ministères des armées et des affaires étrangères n’ont plus accès aux documents de réflexion chinois sur lesquels ils devraient travailler.

En matière d’autocensure, la Chine est donc un cas très particulier. Les chercheurs doivent d’abord se demander ce qu’ils veulent vraiment aller faire dans ce pays. Pour ma part, j’ai longtemps vécu en Chine : je m’y suis rendu dès 2008 et j’ai été à l’ambassade de France en 2010. J’adore ce pays, que je trouve incroyable. Je peux aller à Pékin dans le cadre de mes travaux, mais je n’y obtiendrai aucune information que je ne pourrais aussi avoir depuis l’étranger. Cette forme d’autocensure est tellement intégrée que certains chercheurs sont persuadés que s’ils n’obtiennent pas de visa, ce sera pour eux la fin du monde. En réalité, ce ne sera pas si grave puisque dans de nombreux domaines, il est devenu impossible de faire de la recherche sur le terrain. Il s’agit là d’un vrai problème, mais ce n’est pas la France qui pourra le résoudre.

Pour faire de l’influence ou de l’ingérence, les autorités chinoises exploitent évidemment des relais. Vous avez auditionné Paul Charon, qui traite de ce sujet dans le rapport de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) sur les opérations d’influence chinoises. Il y évoque certains cas en France que j’avais moi-même déjà mis en avant – je pense notamment à la revue Dialogue Chine-France et aux Éditions des routes de la soie. À mon sens, il faut les relativiser. Pensez-vous vraiment que Maxime Vivas influence le débat français ? Non ! Maxime Vivas est très utile à la Chine pour convaincre la population chinoise que le pays a des relais à l’étranger. En revanche, les Chinois n’étant pas stupides, ils n’utilisent pas Maxime Vivas comme relais d’influence en France.

Il en est de même s’agissant des instituts Confucius. Je ne dis pas que ces structures ne posent aucun problème, mais ce n’est pas un institut Confucius qui ne traite que de questions culturelles ou historiques, même avec une vision biaisée, qui influencera fondamentalement le débat public. S’il commence à faire de l’intermédiation avec les entreprises, en revanche, son activité change de nature : elle lui permet par exemple d’identifier des cibles potentielles pour le régime chinois. Cela nous renvoie aussi à nos propres responsabilités. La présence d’instituts Confucius à Paris ne pose pas de problème, dans la mesure où une personne désireuse d’apprendre le chinois peut aller partout ailleurs ; si elle choisit un institut Confucius, elle a conscience que l’enseignement risque d’être un peu biaisé. Dans certaines villes moyennes, en revanche, il n’y a pas de choix : un étudiant ne peut faire autrement que d’apprendre le chinois dans un institut Confucius.

Au fond, le problème, ce n’est pas l’activité de Maxime Vivas et des instituts Confucius de Paris, ce sont les stratégies menées par la Chine pour influencer sans que cela se voie le débat public, dans les domaines politique et économique. Je le répète, les Chinois ne sont pas stupides : ils savent très bien s’adapter au fonctionnement des démocraties et ont conscience qu’un relais dans la presse n’est pas très utile dans les démocraties occidentales. Leur objectif touche ce qui n’est pas visible : c’est là que la question de la transparence est fondamentale. Pendant très longtemps, nous n’y avons pas fait suffisamment attention en France. La publication du rapport de l’IRSEM est une très bonne chose, dans la mesure où elle constitue une première étape. Il faut rendre les choses publiques : c’est ce qui gêne le plus les dirigeants chinois.

Il faut ainsi rendre publics certains financements. Pour ce qui me concerne, j’ai tenu à ce qu’il soit explicitement mentionné, sur le site internet de la FRS, que mon programme Corée sur la sécurité et la diplomatie est cofinancé par la Korea Foundation, le bras de la diplomatie publique coréenne, qui finance dans le monde entier des chaires d’études coréennes et certaines expositions. Cela ne me gêne pas de dire que nous pouvons faire une partie de notre recherche sur la Corée grâce à ce financement étranger obtenu à l’issue d’un appel d’offres public, auquel tout le monde a pu candidater. Que les choses soient claires : ce n’est pas ce partenaire étranger qui choisit les thèmes de recherche ni les personnes que j’invite. La Korea Foundation n’a aucun droit de relecture avant que je publie quoi que ce soit. En revanche, je me félicite que ces crédits me permettent de travailler sur la Corée, puisque je ne reçois de financement ni de la France ni de l’Union européenne. Du moment que ces fonds sont déclarés et qu’ils ne conditionnent en rien notre travail, ce n’est pas grave.

Ce qui pose un problème, c’est l’organisation à Paris, par un think tank, d’une conférence financée ou cofinancée par une ambassade sans que l’origine des fonds soit mentionnée. La transparence est importante. Si, dans le cadre d’un événement visant à présenter un regard franco-allemand sur la Chine, l’ambassade d’Allemagne à Paris décide de financer le déplacement d’un chercheur allemand, ce cofinancement étranger ne pose pas de problème dès lors qu’il est déclaré – il est même bénéfique, puisqu’il permet d’organiser quelque chose qui ne pourrait avoir lieu en son absence. Ainsi, ma ligne a toujours été claire : dans un think tank, les financements étrangers doivent toujours être déclarés, qu’ils soient coréens, américains, allemands, espagnols, russes ou chinois.

De même, un financement étranger ne doit pas orienter les travaux de l’organisme bénéficiaire. Quand un think tank organise en France une conférence dont le titre reprend mot pour mot les éléments de langage d’un pays étranger, cela me gêne – c’est ce que je dis à mes collègues des autres think tanks, car nous nous connaissons presque tous. Une ambassade étrangère peut évidemment avoir intérêt à ce que nous parlions de tel ou tel thème. Or, si les Coréens me demandent demain d’organiser une conférence internationale sur le différend territorial entre la Corée du Sud et le Japon, je leur répondrai que ce sujet ne m’intéresse pas et qu’il ne regarde pas les Français. L’objectif des Coréens ou des Japonais serait que se tienne une conférence qui leur donnerait raison et leur permettrait de dire à Séoul ou à Tokyo que certaines personnes, à l’étranger, soutiennent leur position. Peu m’importe ! Je n’ai pas à soutenir les revendications des Coréens ni l’administration par le Japon de telle ou telle île. Il revient donc aussi aux chercheurs de déterminer si un financement permet in fine de servir les intérêts de notre pays, dans la mesure où il met en lumière un sujet important pour les Français, ou s’il vise au contraire à alimenter l’opposition entre deux pays quels qu’ils soient.

Un accroissement de la transparence permettrait d’expliciter des pressions, et donc d’inciter certains chercheurs ou universitaires à un peu plus de prudence et d’autonomie dans l’organisation d’une conférence ou l’écriture d’un papier.

Je conclurai ce propos introductif en évoquant mon expérience personnelle.

Cela vous semblera très paradoxal, mais j’ai été un des premiers Français invités à participer aux deux programmes de personnalités d’avenir du Parti communiste chinois. Ils ne sont évidemment pas présentés ainsi : ils sont officiellement organisés par l’Association chinoise pour les contacts amicaux internationaux et l’Association chinoise pour la compréhension internationale. Quand on travaille un peu sur la Chine, on sait qu’il s’agit de façades du Département du Front uni et du Bureau international du Parti communiste. En 2016, je venais de terminer ma thèse : j’étais ravi. C’était pour moi une expérience unique que d’être invité dans le cœur du réacteur, où je pourrais voir les opérations d’influence. J’étais le seul Français : les autres invités étaient, la première fois, des chercheurs européens et américains – certains travaillaient un peu sur la Chine, mais pas tous –, la seconde fois, des jeunes élus européens, notamment des députés allemands et italiens. Certains avaient été très bien choisis puisque l’un d’eux, membre du Mouvement cinq étoiles, est devenu dans son pays secrétaire d’État aux affaires étrangères, autrement dit numéro deux du ministère italien des affaires étrangères. Je me suis toujours demandé comment je m’étais retrouvé parmi eux...

À mon retour, je suis toujours resté en relation avec l’ambassade de Chine, malgré nos désaccords. Cela est tout à fait normal. L’évolution récente de l’ambassade à Paris tient surtout aux choix très personnels de l’ambassadeur, Lu Shaye ; les autres ambassades de Chine à l’étranger ne fonctionnent pas forcément de la même manière.

Qu’est-ce qui a ennuyé l’ambassade et m’a valu les insultes que vous avez rappelées ? Je n’ai pas critiqué la Chine pour sa volonté de reprendre Taïwan – ce n’est jamais ce que je dis. Je me suis prononcé sur un point très précis : si l’ambassade est libre de critiquer une visite de parlementaires à Taïwan, il n’est pas acceptable qu’elle enjoigne aux sénateurs de ne pas s’y rendre. C’est à cette injonction que j’ai réagi : ce n’est pas à l’ambassade de Chine à Paris de décider où vont les parlementaires français. J’ajoute que ces derniers ne se rendaient pas sur l’île au nom du Gouvernement, de même que les députés qui sont allés en Syrie il y a quelques années ne représentaient pas le gouvernement français.

Mon tweet était non pas une analyse mais une mise au point factuelle correspondant à la position officielle du Gouvernement. Le lendemain, le Quai d’Orsay a d’ailleurs publié un communiqué à ce sujet, rappelant tout simplement que les sénateurs et députés étaient des représentants de la nation et qu’ils étaient libres de faire ce qu’ils voulaient sans engager le Gouvernement. Du reste, ce genre de déplacement n’était pas nouveau. Si j’ai été insulté par l’ambassade, c’est pour lui avoir rappelé que ma position rejoignait celle du Gouvernement.

Je n’ai jamais dit que Lu Shaye m’avait insulté – le message avait été posté par le compte Twitter de l’ambassade –, mais l’ambassadeur a par la suite reconnu dans une interview à Thinkerview que l’insulte venait de lui. Il m’a d’abord traité de « petite frappe ». L’échange s’est ensuite envenimé pour une raison simple : c’est que j’ai réagi. Je n’ai pas été impressionné, je ne me suis pas tu.

J’étais chez moi lorsque j’ai reçu un appel d’un diplomate français travaillant sur la Chine, qui m’invitait à regarder une copie d’écran qu’il m’avait envoyée. J’ai ri, pensant à un photomontage, alors que mon interlocuteur m’assurait que le tweet était bien réel. Pendant trente minutes, j’ai été un peu surpris, considérant que le comportement de l’ambassade n’avait aucun sens et ne pouvait que se retourner contre elle. Ce n’était pas une attaque argumentée, c’était juste une insulte ! J’ai alors été soutenu non seulement par des chercheurs, mais aussi par des journalistes. Je sais que les réseaux sociaux donnent maintenant malheureusement de moi l’image d’une personnalité antichinoise, mais cela n’a jamais été le cas – dans le milieu de la recherche, j’ai la réputation d’un ultramodéré.

Les choses ont dérapé le lendemain, le samedi soir, alors que j’étais invité sur le plateau de « C dans l’air ». L’émission était consacrée à un tout autre sujet mais on m’a interrogé sur cette insulte, alors que je ne m’y attendais pas du tout. J’ai répondu tout simplement que le comportement de l’ambassade n’était pas approprié, que je n’avais pas été attaqué sur mes travaux et que le fait que Lu Shaye, qui a quand même le rang de vice-ministre, ait laissé faire son ambassade posait un problème. Le lendemain était publié un long communiqué où j’étais qualifié de « troll idéologique », de « vilain » et de « hyène folle ». Par la suite, Lu Shaye lui-même a expliqué à Thinkerview que le terme chinois était fēnggǒu, littéralement « chien fou », mais que cela aurait été trop gentil car les chiens sont très appréciés en France – on dit que ce sont les meilleurs amis de l’homme.

Pourquoi l’ambassade a-t-elle surréagi ? Parce que je lui ai tenu tête. Du reste, je ne suis jamais entré dans son jeu. À tous ceux qui disaient que Lu Shaye ne devait plus être invité sur les plateaux de télévision, je répondais qu’il ne fallait surtout pas le censurer. Qu’il aille s’exprimer ! Le problème n’est pas qu’il s’exprime, c’est qu’il ne trouve face à lui aucun répondant – ni de la part des journalistes, ni de celle de l’ensemble de la société civile et politique française. L’été dernier, l’ambassadeur a déclaré à trois reprises, sur LCI, BFM TV et CNews, qu’il fallait « rééduquer » les Taïwanais. Ses propos sont grossiers, vulgaires, mais là n’est pas le problème. Ce qui est inadmissible, c’est qu’il ait comparé cette rééducation aux cours sur la République, aux cours d’éducation civique que nous dispensons en France. Citez-moi un seul pays européen où ces propos n’auraient suscité aucune réaction ! Chez nous, personne n’a réagi. Je veux bien qu’il n’ait pas été convoqué par la ministre, ni par le Président de la République – ce n’est pas son travail –, mais on ne peut laisser un ambassadeur étranger dire cela en France. Encore une fois, le problème n’est pas qu’il ait parlé de Taïwan – il aurait parlé des Ouïghours, cela aurait été la même chose –, c’est qu’il ait comparé la rééducation qu’il appelle de ses vœux avec les cours dispensés en France pour faire aimer la République.

En France, ces ingérences ne sont pas rendues assez visibles. À cet égard, le travail réalisé par l’IRSEM est remarquable, même s’il porte davantage sur les opérations chinoises en général que sur le cas particulier de notre pays. Il faut que nous continuions à travailler sur l’ingérence des puissances étrangères, qu’il s’agisse de la Chine ou d’autres pays, et que nous y réagissions. Cela va bien au-delà du cas de tel ou tel parti politique. Il est nécessaire que les journalistes, la classe politique et les administrations prennent collectivement conscience de la gravité du problème. J’ai été sidéré par les propos répétés de l’ambassadeur de Chine, mais plus encore par l’absence de réponse de la société dans laquelle je vis, qui met pourtant sans cesse en avant son caractère démocratique par opposition aux régimes autoritaires. Si une femme ou un homme politique français, ou encore un journaliste français, avait tenu de tels propos, cela aurait été inadmissible ; il en est de même lorsqu’il s’agit d’un ambassadeur étranger. Nous avons besoin d’être un peu plus réactifs face à ce type d’incident.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez parlé à plusieurs reprises de M. Maxime Vivas. Je ne suis pas sûr que nous le connaissions tous.

M. Antoine Bondaz. Le cas de M. Maxime Vivas illustre bien la façon dont la Chine actionne certains leviers en France. Cet individu s’est fait connaître, ces dernières années, en reprenant certains éléments de désinformation provenant de pays étrangers. Il n’est pas prochinois, il est surtout anti-américain. Il suit une logique anti-impérialiste, qui n’est pas condamnable en tant que telle mais qui se transforme en une sorte d’anti-américanisme. Je ne suis pas là pour défendre les États-Unis, qui peuvent être critiqués sur de nombreux aspects – je pense par exemple aux 40 000 morts par an par armes à feu et aux 600 tueries de masse perpétrées l’année dernière. Le problème de M. Vivas, c’est que son anti-américanisme est utilisé par un pays étranger à d’autres fins.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quel est son métier ?

M. Antoine Bondaz. Il m’est difficile de vous répondre précisément. Il me semble qu’il a été ergothérapeute et qu’il habite dans le Sud-Ouest, non loin de Toulouse. Il a écrit un livre sur le Tibet, ainsi qu’un autre intitulé Ouïghours, pour en finir avec les fake news. De nombreuses fausses informations ont certes été diffusées au sujet du Xinjiang, mais M. Vivas a repris certaines informations grossières publiées dans la presse américaine – par exemple le fait qu’il y aurait eu 3 millions de morts – pour en conclure que tout ce qui est dit sur le Xinjiang est faux.

Même si je le critique, je ne pense pas qu’il soit un agent de Pékin – ou alors il l’est malgré lui. Ce n’est pas quelqu’un qui a touché 50 000 ou 100 000 euros de la Chine. À mon sens, il est lui-même persuadé qu’il fait quelque chose de bien, il agit de sa propre initiative. Pour les Chinois, c’est encore mieux !

Le problème de M. Vivas, c’est qu’il est instrumentalisé par la Chine. Son livre sur les Ouïghours a été cité par Wang Yi – ce n’est pas tous les jours que l’ancien ministre chinois des affaires étrangères évoque un ouvrage étranger ! M. Vivas a eu raison sur certains aspects, car plusieurs informations diffusées à propos du Xinjiang étaient effectivement factuellement fausses, mais ce n’est pas parce que des personnes débiles ont répandu aux États-Unis des rumeurs infondées à ce sujet que tout le reste est faux et qu’il n’y a aucun problème au Xinjiang. Mes critiques à l’encontre de M. Vivas ne signifient pas que tout ce qui a été dit à ce sujet est véridique et que la couverture médiatique de ces événements ne mérite aucun reproche. En revanche, on ne peut pas dire non plus qu’il n’y a aucun problème au motif que c’est ce qu’affirment les Chinois et que certaines rumeurs grossières circulent à l’étranger.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pourriez-vous également nous expliquer l’affaire Laurène Beaumond ?

M. Antoine Bondaz. En 2021 ont commencé à apparaître sur les sites de CGTN, la chaîne de télévision d’information internationale en continu chinoise, et de Radio Chine internationale (CRI) des articles signés par une certaine Laurène Beaumond. Dans un de ces articles, elle me critiquait en citant entre guillemets des propos que je n’avais jamais tenus. Trouvant cette manière de faire assez grossière, j’ai décidé d’aller voir ce qu’elle avait écrit d’autre. Et je me suis rendu compte que tout ce qu’elle disait était une pure reprise des éléments de langage du régime chinois.

J’ai donc déclaré publiquement qu’il me paraissait étrange que sortent dans les médias chinois des articles en français reprenant mot à mot les éléments de langage du régime et signés par une certaine Laurène Beaumond, que personne ne connaît – aucun journaliste ne portant ce nom. Le Monde a publié un article sur le sujet. Du coup, les Chinois ont essayé de retourner le truc, en affirmant que la personne existait bien mais qu’elle avait utilisé un pseudonyme et qu’elle ne voulait pas s’exprimer davantage. De fait, on a trouvé une personne – je ne donnerai pas son nom – qui a travaillé pour les médias chinois il y a quelques années, qui est mariée à un Chinois du Xinjiang, qui habite désormais en France, qui a totalement changé d’activité et qui est née à Beaumont-sur-Oise, d’où son pseudonyme. Sébastien Falletti, du Figaro, est entré en contact avec elle et elle lui a confirmé qu’elle ne voulait plus écrire mais qu’il s’agissait bien d’elle.

La version chinoise de l’affaire est de dénoncer l’erreur commise, parce qu’il y avait vraiment quelqu’un qui écrivait. Mais là n’est pas le problème. Le problème, c’est que les autorités chinoises ont rémunéré une Française pour diffuser leurs éléments de langage. Par ailleurs, cette personne n’a jamais été journaliste : cela n’a jamais été son travail en tant que tel. C’est un exemple de la manière dont la Chine essaie d’influencer le débat public par l’utilisation d’une citoyenne française.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’aimerais revenir sur la stratégie de l’ambassadeur de la République populaire de Chine en France, M. Lu Shaye. Vous avez indiqué que son comportement tranchait avec celui des autres ambassadeurs auprès de puissances équivalentes et que, comme il jouissait du statut de vice-ministre, il s’agissait d’une personnalité du régime. Comment, compte tenu de votre expérience et de votre connaissance du régime chinois, expliquez-vous ce comportement singulier ? Vous avez dit que le message que vous avez reçu vous était apparu comme un photomontage. Je me souviens très bien de cette affaire, ainsi que d’autres tweets de l’ambassade chinoise, notamment concernant le covid : il est vrai que parfois on se pince pour savoir si on ne rêve pas. Sans vouloir enfoncer une porte ouverte, il ne me semble pas que ce soit la pratique habituelle du régime chinois, ni a fortiori celle des élites qu’il envoie à l’étranger pour le représenter. Il est pourtant assez peu probable que M. Lu Shaye agisse sans en référer à Pékin. Vous avez dit que tout Chinois qui rencontrait un diplomate ou un chercheur devait rédiger un rapport. Cette obligation concerne-t-elle aussi le personnel à l’étranger ?

M. Antoine Bondaz. Dans les médias, Lu Shaye est souvent présenté comme l’exemple type du « loup guerrier », terme qui a commencé à être utilisé il y a deux ans ; en réalité, il amplifie cette tendance.

De quoi s’agit-il ? Depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir, on note une volonté délibérée du régime de renforcer sa communication internationale. Dans son grand discours de 2014 consacré à la propagande et à l’idéologie, Xi Jinping appelle à mieux faire entendre la voix et à mieux raconter l’histoire de la Chine – expression qui sera réutilisée.

Cela va enclencher la réorganisation des médias d’État : CCTV est remplacée par CGTN, la holding Voice of China, rassemblant les radios et CGTN, est créée, les plateformes sont investies – aujourd’hui, nombre des personnes résidant en France regardent CGTN non pas à la télé mais sur YouTube – et, à partir de l’été 2019, Twitter est utilisé. Que s’est-il passé à l’époque ? Les manifestations à Hong Kong.

Les Chinois comprennent à cette occasion que, dans la sphère informationnelle occidentale, sur Twitter et, plus largement, sur les réseaux sociaux, les Hongkongais sont bons : c’est leur message qui passe. Dès lors, les Chinois vont être beaucoup plus présents sur Twitter. L’activité du compte de l’ambassade de Chine en France, par exemple, est multipliée par dix entre l’été 2019 et début 2020. Il y a plus de comptes, des comptes plus actifs et, surtout, une communication plus offensive à l’étranger. Les éléments de langage, les insultes, les attaques permanentes contre les États-Unis, le discrédit jeté sur la démocratie, tout cela n’est pas nouveau, mais était jusqu’alors limité à une diffusion en chinois. Désormais, la communication pour l’étranger, en anglais, coïncide avec celle à destination de la population chinoise : les démocraties ne fonctionnent pas, les États-Unis sont une puissance de chaos et d’instabilité, les Européens sont les caniches des Américains, etc. Voilà ce qu’ils disent, ouvertement.

Certes, les diplomates sont d’ordinaire plus policés, mais c’est une dynamique profonde qui est à l’œuvre et que Lu Shaye amplifie. Des tentatives visant à déstabiliser, discréditer ou diffamer des chercheurs, avec ensuite des hordes de trolls qui les insultent et les menacent, il y en a eu, mais jamais aucun ambassadeur chinois à l’étranger n’avait directement insulté un chercheur. Pourquoi ai-je cru à un photomontage quand Lu Shaye m’a traité de « petite frappe » ? Parce que, sur le plan de la communication, c’était complètement stupide. À aucun moment mes travaux n’ont été attaqués, même dans la presse chinoise. On n’a jamais dit que je mentais. On n’a jamais cité une phrase d’un de mes articles en disant que je m’étais trompé – d’ailleurs, je fais toujours extrêmement attention à ce que j’écris : un chercheur n’avance pas une information sans l’avoir vérifiée. Non, ce que j’ai subi, ce sont des attaques ad personam. L’erreur de Lu Shaye fut de chercher à me discréditer en m’insultant. Ensuite, les médias chinois ont pris le relais, en prétendant que je n’étais jamais allé en Chine, que je ne parlais pas le chinois. Là, je me suis amusé. Je ne suis jamais allé en Chine ? Regardez cette photo : elle a été prise au cœur du Parti communiste chinois. Je ne parle pas le chinois ? J’ai fait la première thèse à Sciences Po sur la politique étrangère de la Chine en utilisant des centaines d’articles en langue chinoise. Bref, sa stratégie s’est complètement retournée contre Lu Shaye.

Il a un profil particulier. Ce n’est pas un diplomate comme les autres. Non parce qu’il a été vice-maire de Wuhan – quand on est diplomate de carrière en Chine, on a nécessairement une expérience en province – mais parce qu’il a dirigé ensuite le centre de recherche sur la politique étrangère associé au bureau central des affaires étrangères du Parti, lequel bureau est l’instance dirigeante en matière de politique étrangère en Chine : c’est son directeur qui est le vrai diplomate en chef, et non le ministre des affaires étrangères. Il était donc au cœur de la machine du parti.

Quand il a été nommé ambassadeur au Canada, puis en France, il avait les mains libres. Au Canada, il s’est permis des saillies inadmissibles : il a ainsi traité les Canadiens de « suprémacistes blancs » – ce qui est un comble, quand on sait qu’il s’agit du pays anglo-saxon où l’on trouve la plus grande diversité d’origine dans les gouvernements et à la représentation nationale. Quand il est arrivé en France, les diplomates canadiens m’ont dit : « Bon courage, vous allez vous amuser pendant trois ans ! » Il avait un sentiment d’impunité, qui n’a fait que se renforcer ici : il peut dire ce qu’il veut, il ne se passe rien ! Il n’a été convoqué qu’à deux reprises : une fois en avril 2020, puis en mars 2021, à cause de ce qu’il avait écrit sur moi et parce que Raphaël Glucksmann avait été inscrit par la Chine sur la liste des personnalités faisant l’objet de sanctions. Connaissez-vous la stratégie de la baïonnette théorisée par Lénine ? Tant que vous pouvez enfoncer la baïonnette, continuez ; quand ça bloque, arrêtez. Tant qu’on ne bloquera pas Lu Shaye, il continuera. Il faut qu’on lui dise : « Que vous défendiez les intérêts de votre pays, que vous promouviez la politique de votre gouvernement, que vous utilisiez des éléments de langage, cela ne pose aucun problème, c’est votre boulot, mais de tels propos sont inadmissibles. Vous n’êtes pas chez vous, vous êtes en France et en France, on ne dit pas ce genre de choses. » Idem s’agissant des propos qu’il avait tenus en avril 2020 au sujet du covid. J’ai été le premier à les dénoncer sur les réseaux sociaux. Cela ne concernait pas uniquement le personnel des EHPAD, il était parti en roue libre sur le thème : « Les hommes politiques européens se sont moqués du virus jaune », etc.

Que Lu Shaye critique les États-Unis et affirme que Taïwan fait partie de la Chine n’appelle aucune dénonciation de ma part. Mon travail consiste non pas à essayer de le convaincre ou à critiquer ses prises de parole, mais à remettre ses propos dans leur contexte et à expliquer aux gens qu’en disant cela, il exprime la position de son pays et en défend les intérêts mais ne décrit pas la réalité.

Le problème, c’est qu’à Paris personne ne l’arrête. Ce n’est pas forcément au Quai d’Orsay de le faire ; cela peut aussi être le rôle de la représentation nationale – pas systématiquement, parce que les députés ne vont pas réagir à chacune de ses prises de parole, mais je trouverais normal que lorsqu’il tient des propos déplacés sur la France, l’Assemblée ou des femmes et hommes politiques lui disent qu’il a parfaitement le droit d’exprimer un désaccord mais pas de cette manière.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quand on souhaite préparer une thèse sur un pays étranger, en particulier lorsqu’il s’agit d’un régime autoritaire ou d’un pays hostile à la France, comment cela se passe-t-il ? Comment procède-t-on avec les autorités françaises et avec celles du pays d’accueil ? À l’issue du doctorat, comment est-on reconnu ? Que se passe-t-il si, étant un Français ayant travaillé sur la Chine, vous êtes recruté par une université américaine ? Comment concilier votre liberté académique et votre rôle de prescripteur auprès de l’opinion publique et des décideurs français ? Tout cela concerne peu de personnes, qui sont peu connues du grand public.

M. Antoine Bondaz. Si cela concerne très peu de personnes, c’est parce qu’il y a un problème en France en matière d’enseignement supérieur, en particulier concernant la politique étrangère. Le problème, ce n’est pas le financement de la recherche en général, c’est l’orientation des crédits.

J’ai été accepté en doctorat à Sciences Po mais je n’aurais pas pu faire ma thèse sans financement : j’avais fait mes études pour partie à Bordeaux et pour partie à l’étranger, j’habitais chez mes parents et ceux-ci n’auraient jamais pu me payer un logement à Paris. Or, à la fin des années 2000, il n’y avait pas beaucoup de possibilités. La direction générale de l’armement finançait cent thèses : quatre-vingt-dix-sept en sciences dures – physique, biologie, chimie, aéronautique… – et trois en sciences sociales, à la demande du cabinet du ministre. J’avais répondu à l’appel à projets en présentant un projet de thèse sur la politique étrangère de la Chine et j’avais obtenu un financement – depuis, la situation s’est quelque peu améliorée parce que la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des armées octroie sept ou huit allocations doctorales chaque année. D’autre part, toutes mes enquêtes de terrain ont été financées par l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) : durant quatre années consécutives, j’ai bénéficié d’une bourse – pas très élevée, de l’ordre de 1 000 à 1 500 euros, mais qui me permettait d’acheter un billet d’avion et de payer une partie du séjour sur place. J’ai en outre été associé au Carnegie chinois et à l’université de Corée.

Parallèlement à ces trois allocations accordées par les armées à des thèses portant sur les questions relatives à la sécurité, à la défense ou aux relations internationales – le spectre était large –, on finançait chaque année deux thèses consacrées à l’archéologie khmère. Je n’ai rien contre celle-ci mais cela vous donne une idée des priorités ! Non qu’il faille moins de financements pour les travaux sur l’archéologie khmère, mais peut-être en faudrait-il un peu plus pour les autres.

Peu de personnes travaillent sur la politique étrangère des pays en raison du manque de financements et de la mauvaise orientation des crédits. Je ne comprends pas pourquoi le Quai d’Orsay met autant d’argent dans les unités mixtes des instituts français de recherche à l’étranger (UMIFRE). Prenez celle de Hong Kong : qu’est-ce qu’on y finance ? Des travaux sur la finance chinoise au XVIIIe siècle, sur la circulation de la monnaie à cette époque, sur la gestion des épidémies dans la longue durée en Chine impériale. C’est intéressant, je ne dénigre pas la recherche fondamentale, je ne veux pas empêcher les autres d’avoir de l’argent, mais on manque de financements pour la recherche appliquée.

Comment inciter les jeunes chercheurs à travailler sur des sujets importants pour notre pays ? Comment disposer d’une expertise sur la politique étrangère russe ou chinoise, sur la relation entre la Chine et les pays du Sud, qui puisse nourrir le débat public et aider les administrations ? Tant qu’on n’améliorera pas le système de financement de la recherche appliquée sur les questions internationales, on aura un problème de fond. À l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), il y a cent séminaires annuels sur la Chine, mais il n’existe pas un seul séminaire en France consacré à la politique étrangère ou aux questions militaires et sécuritaires en Chine. À Sciences Po, j’assure un cours sur la politique étrangère et de sécurité de la Chine, mais c’est parce que je l’ai proposé ; idem pour celui intitulé « Demystifying North Korea », qui est une sorte d’introduction aux études nord-coréennes. Sur la Chine, nous avons d’excellents spécialistes pour tout ce qui relève de la sociologie, de l’histoire ou de la culture, mais dès qu’on s’intéresse à des sujets plus politiques au sens noble du terme – la politique étrangère, la politique intérieure –, il n’y a plus personne ou presque. Nous ne disposons pas de la masse critique – ce qui explique que nous n’ayons pas de stratégie claire et que nous n’ayons pas réorganisé l’administration en conséquence. Si je décide demain de monter un programme de recherche important sur la Chine et que j’ai besoin de recruter cinq ou six personnes, je ne peux pas y arriver, à moins de faire appel à des étrangers – mais ce n’est pas l’objectif : ce qu’il faut, c’est construire une expertise française sur la question. Dans les think tanks français, les gens qui écrivent sur la Chine se comptent sur les doigts d’une main. Pourtant, la Suède a créé à Stockholm un centre d’excellence sur la Chine contemporaine qui comprend douze chercheurs, auxquels s’ajoutent les think tanks. En Allemagne, le Mercator Institute for China Studies (MERICS), initiative public-privé bénéficiant d’un apport important de la part de la Fondation Mercator – le retour sur investissement leur permettant de financer la structure –, emploie vingt-cinq chercheurs qui travaillent sur la Chine contemporaine, notamment sur les questions économiques et politiques ou sur ses relations avec les États-Unis ou l’Europe.

Souvent, on me dit que je suis trop visible, mais c’est parce qu’il n’y a pas grand monde qui travaille sur le sujet. Je rêverais de pouvoir recruter des chercheurs. À la FRS, il y a deux jeunes qui travaillent avec moi, mais quand je suis arrivé, il n’y avait personne. J’espère que je pourrai continuer à former et à participer à la construction de l’expertise. De toute façon, je ne peux pas tout faire. Personne ne peut avoir l’ambition d’être spécialiste de toutes les questions regardant la Chine. Il faut que quelqu’un se spécialise dans les aspects purement militaires, quelqu’un d’autre dans tout ce qui concerne la technologie, quelqu’un d’autre encore dans la politique chinoise en Asie du Sud-Est, etc. Nous avons besoin de tout cela. Or nous ne disposons pas en France des mécanismes qui permettraient de dégager et de structurer cette masse critique. Je le répète : il ne s’agit pas d’une question politique, c’est un problème d’orientation d’une partie des crédits. Nul besoin de 10 millions d’euros ; il faudrait juste que certains financements soient mieux ciblés.

Tant qu’on n’y arrivera pas, qui travaillera sur l’influence chinoise ? La DGSI, éventuellement la DRSD, voire la DGSE (direction générale de la sécurité extérieure), mais leurs travaux ne sont pas rendus publics. Vous pouvez éventuellement les auditionner à huis clos, mais ils ne travaillent pas pour la société civile. Cela fait des années que je tire la sonnette d’alarme. Le jour où nous allons nous réveiller, nous ne disposerons pas de la masse critique. On observe aujourd’hui une prise de conscience, qui se fait parfois de manière un peu caricaturale, même si c’est moins le cas en France qu’aux États-Unis. La question n’est pas de savoir si nous devons faire la guerre à la Chine, nous aligner sur la politique américaine ou ne rien faire ; en revanche, nous devons disposer d’une puissance d’expertise propre qui alimente le débat. J’espère qu’un jour, on pourra structurer la montée en compétences de l’ensemble des acteurs français, dans les administrations et en dehors.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je tiens à saluer votre engagement et la qualité de votre travail universitaire. Nous prenons bonne note de votre appel à une prise de conscience et à une réorientation des ressources humaines vers l’étude des questions politiques au sens large dans la Chine contemporaine. La grande tradition de notre pays en la matière, symbolisée par l’école des Langues O’, semble s’être quelque peu délitée…

Il y a quelque temps, un rapport du sénateur André Gattolin décrivait de manière assez explicite les influences chinoises dans le monde universitaire et académique français et insistait sur la dangerosité de certaines situations et les difficultés rencontrées par notre appareil d’État pour se prémunir contre les ingérences de la Chine. Partagez-vous son constat ? À l’époque, ce rapport avait trouvé un certain écho : le sénateur Gattolin, que nous avons auditionné, nous a dit qu’il avait été largement téléchargé. Pensez-vous qu’il a eu un impact et que ses préconisations ont commencé à être suivies ?

M. Antoine Bondaz. Je pense qu’il a eu un impact, mais la dynamique existait déjà. La prise de conscience de notre vulnérabilité par les administrations a commencé il y a quelques années.

L’un de mes combats, c’est la PPST, la protection du potentiel scientifique et technologique. Il ne suffit pas de faire du screening avec des mots clés : dans le cas de la Chine, les acteurs vont utiliser des faux noms. Il faut savoir identifier les structures chinoises, les situer, examiner les liens éventuels qu’elles entretiennent avec des acteurs militaires ou autres. C’est un travail fatigant, qui suppose une capacité d’expertise. Il faudrait dire aux administrations qu’il est prioritaire et leur donner les moyens de le faire.

Nous vivons un moment clé. Les pays anglo-saxons ont fermé leurs frontières aux coopérations sensibles, ils sont en train de réduire les échanges avec la Chine dans les domaines sensibles, notamment pour tout ce qui a trait aux technologies. Les Japonais font ce travail depuis longtemps. L’Europe continentale, mal protégée, est considérée par la Chine comme le ventre mou. Or celle-ci, si elle devient de plus en plus autonome, a encore besoin d’accéder à des technologies étrangères. De nombreuses coopérations avec la Chine portent sur des domaines beaucoup trop sensibles. Par exemple, les « sept fils de la défense nationale », c’est-à-dire les sept universités chinoises qui forment les ingénieurs de l’armement, ont conclu de nombreux partenariats avec la France. Et la France est le pays qui compte le plus de doubles masters avec l’université d’aéronautique Beihang. Tout cela pose un problème de fond.

Je ne suis pas pour autant partisan de mettre fin à toutes les coopérations avec la Chine et de fermer la porte aux étudiants chinois. Mails il faut être plus précautionneux dans les secteurs considérés comme sensibles et stratégiques et donner plus de moyens financiers et humains aux acteurs chargés de réaliser des contrôles.

S’agissant des résultats du rapport, il faut procéder à une sensibilisation active, et que la DGSI aille au contact. En France, les universitaires et les membres des ONG ont tendance, lorsque les services de renseignement viennent les voir, à leur répondre qu’ils ne font pas le même métier qu’eux et à refuser de leur parler. Or personne ne demande aux ONG ou aux chercheurs de travailler pour les services. En revanche, les seconds peuvent sensibiliser les premiers à certains risques, dont tous n’ont pas nécessairement conscience. Il ne s’agit pas d’interdire à quiconque de travailler sur la Chine ; l’enjeu est de signaler, par des exemples concrets, les risques d’instrumentalisation.

Comprenez-moi bien. Je ne dis pas qu’il faille se méfier systématiquement des étudiants chinois. Nombreux sont ceux qui suivent mon cours à Sciences Po. On me signale parfois que tel ou tel fait partie de la Ligue de la jeunesse communiste chinoise, mais peu m’importe : je ne vais pas modifier mon cours en fonction des personnes qui se trouvent dans la salle. Et il arrive souvent que des étudiants, même membres du Parti, viennent me voir à la fin de mon cours pour me féliciter d’être objectif et de donner à la fois la vision chinoise et celle des autres pays.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Lu Shaye, après avoir été en poste au Canada, a été nommé ambassadeur à Paris, où il s’illustre par les comportements que vous avez décrits. La France serait-elle considérée comme particulièrement vulnérable et disposant d’un potentiel d’ingérence particulier ? La mobilisation d’un personnage de cet acabit signifierait-elle que notre pays est une cible pour la promotion du modèle chinois ?

M. Antoine Bondaz. Je crois plutôt que la nomination de Lu Shaye relève du fonctionnement habituel d’un système administratif. Il arrivait en fin de carrière – il a encore cinq ou six ans d’activité devant lui – et disposait d’un rang important : il avait été ambassadeur au Sénégal, directeur général d’Afrique, maire adjoint de Wuhan, puis il avait eu un poste au cœur du Parti, avant d’être nommé ambassadeur au Canada. Que lui restait-il à espérer ? Obtenir un poste élevé au sein du Parti ou être nommé ministre ou vice-ministre. Or, en Chine, certains ambassadeurs ont le rang de vice-ministre, notamment ceux qui sont en poste aux États-Unis, en Russie, au Japon, en France ou en Inde. De plus, Lou Shaye est francophone – même si, contrairement à ce que certains prétendent, il ne maîtrise pas parfaitement le français, ce qui peut expliquer certains de ses dérapages, par exemple au sujet des sénateurs. De mémoire, les Chinois ont toujours nommé des ambassadeurs francophones en France.

Cela étant, probablement attend-il un autre poste correspondant à son rang, peut-être au sein du département des liaisons internationales.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Au-delà du monde universitaire et académique et de celui des entreprises – on note une forte porosité entre certaines grandes entreprises, comme Huawei, et le pouvoir central chinois –, observez-vous le déploiement d’une stratégie d’influence ou d’ingérence en direction du monde politique français au sens large, à l’échelle nationale ou locale ?

M. Antoine Bondaz. Pour ce qui concerne les entreprises, ce qui intéresse les Chinois, ce n’est pas de faire de l’ingérence ou de les utiliser comme relais d’influence, c’est la captation licite ou illicite de technologies. Là encore, je ne suis pas sûr que notre système administratif soit équipé pour y faire face.

En matière politique, la stratégie chinoise, comme dans tous les pays, est d’entretenir des relations avec toutes les parties prenantes. Le département des liaisons internationales a désormais pour mission de tisser des liens avec l’ensemble des partis politiques, et non plus, comme c’était le cas historiquement, avec les seuls partis communistes – ce qui explique ses relations très étroites avec la Corée du Nord, le Laos, le Cambodge, Cuba ou le Vietnam, pays où il joue un rôle presque plus important que le ministère des affaires étrangères. En France, par exemple, un accord a été signé il y a une dizaine d’années entre l’UMP et le Parti communiste chinois : vous conviendrez que c’est un peu particulier.

La Chine organise souvent à Pékin des réunions avec des partis politiques étrangers : elle l’a encore fait il y a trois semaines, je n’ai pas vérifié s’il y avait des Français ; je me suis dit qu’il n’y en aurait pas mais peut-être que Jacques Cheminade était présent puisque les médias d’État chinois l’utilisent souvent. Les responsables chinois ont compris qu’il est désormais plus difficile d’inviter les partis des pays démocratiques, parce que la surveillance est plus étroite. En France, l’état d’esprit a beaucoup évolué au cours de la dernière décennie : il y a cinq ou dix ans, il était intéressant d’être proche de la Chine, alors qu’actuellement, il faut s’en distancier – ce que l’on peut regretter par certains aspects. Certains entrepreneurs politiques utilisent la Chine dans leurs combats. Face à ce changement d’état d’esprit, l’attitude chinoise s’est également modifiée : en Afrique ou en Asie du Sud-Est, les liens des partis politiques avec la Chine sont omniprésents ; des femmes et des hommes politiques des pays émergents sont formés en Chine où ils suivent des séminaires.

Les Chinois ratissent large en France et cherchent à développer des relations avec tous les partis, même si les formations les plus susceptibles d’arriver au pouvoir occupent une place plus importante dans leur esprit. Si un diplomate chinois vous approche, ayez en tête qu’il n’est pas forcément diplomate ; certains services peuvent vous aider à le savoir, mais il faut être prudent. Dans ce type de rencontre, le plus important est la transparence : je ne critiquerai jamais un député d’avoir rencontré Lu Shaye – c’est même son rôle de le faire, surtout s’il fait partie du groupe d’amitié France-Chine –, mais ces entretiens doivent être connus. Les Chinois ne veulent pas de transparence : ils vont rendre public un déjeuner organisé avec un groupe d’amitié car cela montre leur importance, mais ils ne voudront jamais parler des entretiens bilatéraux car ils n’y ont aucun intérêt. Faut-il une transparence totale comme au Parlement européen, où les élus doivent déclarer toute rencontre avec une représentation étrangère ? Je n’ai pas d’opinion sur la question, mais les services devraient au moins prévenir les parlementaires que les personnes qu’ils rencontrent ne sont pas toutes des diplomates.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pourquoi ces jeunes sont-ils souvent des femmes en France ?

M. Antoine Bondaz. Parce que les femmes sont beaucoup plus nombreuses parmi les francophones en Chine.

Un député français peut parler à un membre des services étrangers, mais c’est mieux de le savoir.

Mme Anne Genetet (RE). L’objectif des Chinois est de s’assurer qu’un nombre élevé de personnes reprennent leurs éléments de langage pour défendre leur modèle. Dans la sphère politique française, y a-t-il beaucoup de personnes prêtes à le faire ? Les Chinois font-ils des cadeaux à leurs cibles ? Il y a quelques années, Narendra Modi avait invité les parlementaires du monde entier ayant une ascendance indienne à venir, tous frais payés, en Inde : ce fut une très belle opération de diplomatie d’influence, pour ne pas dire plus. Les Chinois peuvent-ils avoir des pratiques équivalentes ?

Comment les Suédois font-ils pour s’assurer que les chercheurs de leur centre d’études sur la Chine – dont la création pourrait nous inspirer en France – ne font pas l’objet de pressions ? Les Chinois s’immiscent partout et diffusent des éléments de langage extrêmement forts, qui s’appuient sur une rhétorique incroyable : beaucoup de pays reprennent, par exemple, leur terme de « bien commun de l’humanité ». Comment se protéger de leur influence et avoir notre propre vocabulaire pour imposer notre vision ? J’entends qu’il faille des moyens supplémentaires, mais commençons par dresser un état des lieux : qui est victime de ces pressions ?

M. Antoine Bondaz. Il faut tout d’abord déconstruire ces éléments de langage. Qui dans les médias et parmi les chercheurs fait ce travail ? Il ne s’agit pas de prendre position, mais d’expliquer le sens que les Chinois donnent à un terme ou à une expression et le contexte dans lequel ils l’utilisent.

Tous les députés savent que les parlementaires étrangers sont très bien reçus en Chine : les conditions de transport et d’hébergement sont excellentes. C’est le cas dans d’autres pays, à Taïwan ou aux États-Unis. Les conditions de réception sont grandioses : jeune chercheur de 26 ou 27 ans, j’ai été reçu au Palais du peuple en présence du vice-président de l’Assemblée nationale populaire, j’avais l’impression d’être important. Beaucoup de chercheurs et d’élus sont impressionnés, pas tant par l’argent que par les marques d’importance dont on vous gratifie. On sous-entend qu’ici, vous êtes écoutés, pas comme en France. Jouer sur l’ego marche toujours et souvent plus que l’argent.

L’ambassadeur nommé en Suède était un spécialiste de la Russie, ce qui n’était pas très intelligent de la part du gouvernement chinois. La situation s’est envenimée car il a déclaré dans un média que les Chinois accueillaient leurs amis avec un verre de vin et leurs ennemis avec un fusil à pompe. En outre, un Suédois d’origine chinoise, Gui Minhai, a été condamné en Chine à de la prison : cette affaire a entraîné une prise de conscience et les Suédois se sont dit qu’ils devaient mieux comprendre la Chine. En France, la prise de conscience est beaucoup plus poussée, mais on ne se donne pas les moyens de connaître la politique chinoise. Il n’y a pas de problème de manque de moyens, mais il faut orienter différemment les financements publics pour les rendre plus utiles.

Au sein de l’Union européenne, il y a de grands projets sur la Chine, ce qui ne me semble pas pertinent. Les programmes de recherche peuvent recevoir 3 millions d’euros par an, ce qui est énorme, mais il faut une coalition de plusieurs instituts européens, si bien que chacun d’entre eux ne recevra qu’une petite partie de la recherche et du financement. Avec cette méthode, on ne construit aucune expertise, on se contente de répartir de l’argent pour montrer que les Européens travaillent ensemble. Ce qu’il faut, c’est un projet, doté de 1 million d’euros par exemple, conduit par un groupe, qui ne travaillera peut-être qu’en France et en Allemagne, mais un autre sujet sera ensuite piloté par des groupes d’autres pays : là, on peut bâtir de l’expertise. Il faut une masse critique pour y parvenir, la dilution des moyens est néfaste. Cette masse critique manque en France où il y a pourtant d’excellents chercheurs, reconnus internationalement, sur la Chine – François Godement, mon directeur de thèse, Jean-Pierre Cabestan et, parmi les plus jeunes, Mathieu Duchâtel. Trois personnes excellentes dans trois think tanks différents feront à peu près la même chose, cela ne sert à rien, alors que trois personnes travaillant ensemble apporteront beaucoup plus de valeur ajoutée. C’est là que les Suédois et les Allemands ont été meilleurs que nous.

Beaucoup de personnalités politiques reprennent des éléments de langage chinois sans en avoir conscience. Certains le savent, mais de très nombreux responsables ne s’en rendent pas compte. Quand Manuel Bompard parle de plan de paix chinois pour la guerre en Ukraine, je lui dis qu’il ne s’agit pas d’un plan de paix ; il me répond en me transférant un article d’un journal de Strasbourg évoquant le plan de paix chinois. Beaucoup de médias ont en effet qualifié le document chinois de plan de paix, mais il n’en est pas un et j’ai expliqué pourquoi il ne l’était pas. Cette démarche d’échanges est fondamentale. La représentation nationale devrait organiser des échanges avec les chercheurs, comme cela est fait dans tous les pays du monde. Aux États-Unis, les parlementaires les rencontrent très souvent. Il faut faire attention et bien les sélectionner, mais il serait intéressant de recevoir quelqu’un qui vous brosserait un large panorama de la Chine pendant trois heures. Je suis d’ailleurs parfois invité par le département d’État américain à éclairer les futurs ambassadeurs – qui ne sont pas forcément nommés en France – sur la situation dans la zone indo-pacifique : que je sois français n’a aucune importance à leurs yeux, mais ils considèrent que je peux leur être utile sur ce sujet. J’ai ainsi rencontré la future ambassadrice en France. Ce n’est pas de l’influence américaine, puisque c’est moi qui suis censé les façonner. Il est totalement impensable, en France, qu’un chercheur étranger fasse un cours à un diplomate avant son départ dans un pays. Les responsables politiques suivent bien entendu des orientations politiques personnelles, mais ils reprennent parfois des éléments de langage sans en avoir conscience. Je suis tout à fait ouvert pour parler des sujets que je connais avec des députés de tous les partis, sans être conseiller politique : mon travail est d’aborder des questions techniques.

Mme Anne Genetet (RE). La France a nommé deux représentants spéciaux, Jean-Pierre Chevènement pour la Russie et Jean-Pierre Raffarin pour la Chine : peuvent-ils être la cible d’actions d’ingérence ou d’influence ? Les Français – simples citoyens, chefs d’entreprise, élus, membres du Gouvernement – doivent-ils les écouter ? Quel est leur rôle par rapport à la Russie et à la Chine ?

M. Antoine Bondaz. Jean-Pierre Raffarin n’a plus le titre de représentant spécial de la France auprès de la Chine sur les questions économiques. Cela fait des années que j’alertais sur l’existence d’un problème ; j’ai posé la question à la cellule diplomatique de l’Élysée il y a dix jours et on m’a répondu qu’il n’était plus représentant spécial, même si cette décision n’a pas fait l’objet de publicité. Son titre exact était « représentant spécial pour la diplomatie économique » avec la Chine ; Jean-Pierre Chevènement occupait la même fonction avec la Russie, Louis Schweitzer avec le Japon et une autre personne, qui fait un travail formidable paraît-il, avec l’Asie du Sud-Est. Jean-Pierre Raffarin et Jean-Pierre Chevènement ne remplissent en tout cas plus ces fonctions.

Jean-Pierre Raffarin a souvent repris les éléments de langage chinois ; il m’avait notamment choqué en 2019 lorsqu’il avait expliqué que la Chine faisait de l’aménagement du territoire à Hong Kong : certes, elle construit des infrastructures pour relier Hong Kong au Guangdong, mais occulter la répression des manifestations et le tournant autoritaire pour ne parler que d’aménagement du territoire posait un problème.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Dans ce que vous décrivez, je ne perçois pas de singularité chinoise. Vous évoquez des actions de lobbying et des efforts pour façonner le débat, c’est-à-dire un travail qui ressemble énormément à celui qu’accomplissent certaines entreprises et même certains États, y compris parmi nos amis – je pense notamment au système de bourses états-unien : il y a, par exemple, des bourses pour des agents de la DGSE à Harvard, ce qui pousse à s’interroger.

Quelle est la singularité de la stratégie chinoise ? La Chine suit bien entendu un agenda spécifique, dont l’objectif, rendu public, est de faire du pays la première puissance mondiale en 2049. On redécouvre un peu l’eau : oui, les Chinois mènent une politique d’influence, mais ce qui pose un problème tient à notre désaccord avec cette stratégie – c’est une bonne chose que personne ne soit complètement aligné sur ce dessein.

La singularité chinoise réside-t-elle dans le refus de respecter le droit international ? Je suis prêt à le croire, mais j’aimerais que vous précisiez cet aspect de la question.

M. Antoine Bondaz. Parmi les spécificités, il y a le niveau des ressources : les moyens déployés par les services de renseignement chinois sont considérables par rapport à ceux des autres pays, hors États-Unis. Les moyens humains du ministère de la sécurité de l’État sont environ vingt fois supérieurs à ceux de la DGSE.

Les Chinois ont développé une capacité de coordination extrêmement forte ; ils réussissent comme peu de pays à coordonner, au sein des ambassades, différents acteurs et à atteindre les étudiants et la diaspora chinois. D’autres pays tentent de le faire et essaient de contrôler leur diaspora, mais l’effort chinois est particulier dans ce domaine. Les Chinois disposent d’un outil dédié à cette tâche, le Front uni. Historiquement, cet organisme avait pour tâche de neutraliser toute opposition potentielle au parti, il œuvrait par cooptation et coercition contre de potentielles menaces ; actuellement, il agit beaucoup auprès des diasporas. Le principal journal chinois publié en France, Nouvelles d’Europe, est en chinois et édité par une entreprise proche du parti communiste : soit on l’interdit parce qu’il n’y a pas de réciprocité, soit les Français d’origine chinoise doivent avoir accès à d’autres sources d’information – peut-être que RFI en chinois devrait avoir davantage de moyens, par exemple.

L’objectif chinois n’est pas simplement de devenir la première puissance mondiale ; d’ailleurs, qui pourrait leur en vouloir de nourrir une telle aspiration ? Je serais un dirigeant chinois, je souhaiterais que mon pays soit le plus fort et le plus sûr du monde. Le problème arrive avec la notion de sécurité politique propre à certains régimes autoritaires. Les textes officiels affirment que la sécurité nationale repose sur quinze dimensions, dont la première est la sécurité politique. Je l’ai dit plusieurs fois publiquement, c’est là qu’il faut chercher le fondement du rapprochement sino-russe : il ne s’agit pas d’un rapprochement entre deux pays mais entre deux régimes politiques. On n’a pas compris cet aspect en France. Ce rapprochement n’est pas dans l’intérêt de la Russie, mais dans celui du régime russe. Le régime chinois est entré dans une véritable rivalité systémique, dont les Européens parlent depuis 2019, visant à discréditer les démocraties libérales. Certains disent avec raison que nous n’avons pas besoin d’eux pour que nos démocraties dysfonctionnent : nos problèmes ne sont pas dus aux autres. Toutes les démocraties du monde doivent mener un travail de résilience et d’amélioration des pratiques politiques. Quand les Chinois instrumentalisent les problèmes aux États-Unis, ils évoquent l’assaut sur le Capitole, les morts du fentanyl, les meurtres par arme à feu et la guerre en Irak : ces événements ne sont pas imputables à la Chine – même si l’on peut se poser quelques questions pour le fentanyl. Les Chinois exploitent toutes les vulnérabilités et les instabilités des démocraties.

La France est-elle dans la situation du Canada ou de l’Australie ? La réponse est non. Je n’ai pas d’éléments indiquant que l’ambassade chinoise aurait déjà interféré ouvertement dans un processus électoral en essayant de faciliter l’élection ou la réélection d’un candidat. Cela s’est produit en Australie et au Canada. Nous sommes protégés par le mode de financement de la vie politique en France. Il est incroyable qu’une entreprise étrangère puisse financer un candidat, comme cela se passe dans de nombreux pays. La Chine a des préférences, évidemment, mais elle ne s’est pas ingérée ouvertement dans certains quartiers de Paris ou dans certaines circonscriptions pour faire élire un candidat qui lui apparaîtrait comme un bon relais de ses intérêts – c’est la DGSI qui pourrait avoir connaissance de ce type de phénomène. En Australie et au Canada, la Chine a développé une vraie stratégie, prouvée et analysée par le service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), pour faire élire un parti, le parti libéral. Nous ne sommes pas dans cette situation extrême mais nous devons renforcer les outils qui permettent de s’en prémunir.

En revanche, une action d’ingérence et d’influence est menée pour façonner le débat public. Ma seule recommandation est de faire un travail d’explication de cette volonté chinoise ; sur Twitter, j’essaie de faire preuve de pédagogie, même si je fais parfois de la provocation pour amener certains sujets sur la table : cela fait partie du jeu et tous ceux qui sont sur ce réseau social le reconnaissent. Un débat public émerge dans d’autres pays européens sur la Chine, mais ce n’est pas encore le cas en France. Le meilleur moyen de s’opposer aux ingérences chinoises serait d’ouvrir un débat public argumenté, pas un échange d’invectives pour savoir si on est prochinois ou antichinois.

M. Thomas Ménagé (RN). Vous avez évoqué votre participation à un programme avec des personnalités politiques et une deuxième invitation avec des députés européens – vous avez cité plusieurs nationalités mais pas la française. Y avait-il des Français ? Plus généralement, y en a-t-il dans ce type de rencontres, qui pourraient reprendre des éléments de langage chinois et orienter certaines décisions ? Si M. Vivas ne peut pas influencer les décisions françaises, certains parlementaires, notamment de la majorité, pourraient le faire – nous avons auditionné M. Buon Tan la semaine dernière.

M. Antoine Bondaz. Dans les deux programmes que j’ai suivis en 2016, il y avait des députés italiens, allemands, polonais, mais pas M. Buon Tan, ni aucun autre Français que moi.

Mme Anne Genetet (RE). Pour prolonger la question d’Aurélien Saintoul, qu’est-ce que la Chine fait de spécifique que d’autres pays ne feraient pas ?

M. Antoine Bondaz. Dans le domaine de l’ingérence, il n’y a pas de spécificité purement nationale. Il s’agit d’une boîte à outils dans laquelle on puise au gré des circonstances et des intérêts, mais il n’y a pas d’outils propres à la Chine. Je déteste les approches culturelles : en général, tous les pays du monde font la même chose, plus ou moins bien.

Ce qui change, ce sont les moyens mis en œuvre et les objectifs. Influencer le débat public pour empêcher qu’un sujet n’émerge et que des décisions ne soient prises, ce n’est pas la même chose que de vouloir donner une bonne image de l’Allemagne ou du Brésil. La Chine se distingue par les moyens qu’elle déploie : seuls les Américains en font autant, puisqu’ils consacrent 60 milliards de dollars par an au renseignement, somme supérieure au budget militaire de la France ; tous les gens qui font du renseignement en France envient leurs homologues américains pour les moyens dont ils disposent – pas forcément pour certaines pratiques.

Ensuite, il y a la question des objectifs. Cherchent-ils à empêcher l’adoption de certaines résolutions au Conseil de sécurité des Nations unies ou l’émergence de certaines questions ? La meilleure réponse à opposer à la Chine est d’exposer tous les sujets. Il ne doit pas y avoir de sujet tabou. Le problème en France est que les gens ne maîtrisent pas les vrais déterminants de la relation avec la Chine. Combien d’emplois ont-ils été créés par les investissements chinois ? Ces cinq dernières années, 8 000. C’est très bien, mais les investissements belges ont également engendré 8 000 emplois durant la même période ; or tout le monde vous dira que la Chine investit beaucoup plus que la Belgique : en fait, non. Selon Business France, les investissements suisses ont créé plus d’emplois en France que les investissements chinois entre 2017 et 2021 ; les investissements allemands en ont créé trois fois plus, les américains quatre à cinq fois plus. Ces éléments n’apparaissent pas dans le débat public.

Une visite d’État est programmée en Chine : avez-vous lu un article dans la presse sur la réalité de la relation bilatérale ? Il n’y a quasiment rien. Le déficit commercial français par rapport à la Chine est de 50 milliards d’euros alors qu’il n’était que de 30 milliards il y a cinq ans. On parle beaucoup de la Chine, mais sans revenir aux fondamentaux. Le commerce bilatéral avec la Chine est plus faible qu’avec l’Allemagne. Cela ne signifie pas qu’il n’est pas important, mais il faut connaître le contexte et les ordres de grandeur de la relation économique ; or personne ne les a en France.

Il y a de très bons documentaires sur la Chine à la télévision mais ils portent soit sur Xi Jinping, soit sur Taïwan, soit sur les Ouïghours. Il faudrait des enquêtes sur la Chine actuelle et sur notre relation bilatérale. Il n’y a aucune publication académique ni aucune expertise sur ce sujet, qui ne suscite que peu d’intérêt dans notre pays. J’ai publié mes premiers papiers à l’étranger parce que les Allemands, notamment, étaient plus intéressés par les relations entre la France et la Chine que les Français. Il faut développer la culture de la relation bilatérale et mieux connaître la Chine. On ne peut pas se contenter de dire que le régime chinois est autoritaire. Il y a lieu de mieux comprendre les ambitions et la politique étrangère chinoises. Les gens découvrent que la Chine a joué un rôle de médiateur dans l’accord entre l’Iran et l’Arabie saoudite ; je n’ai pas cessé de rappeler que la Chine avait un envoyé spécial au Moyen-Orient depuis 2002. Elle a également effectué une médiation entre le Soudan et le Soudan du Sud en 2015, et accueilli à Pékin des pourparlers entre Israël et la Palestine en 2017. Il n’y a pas de tournant, simplement le fruit de tous les investissements consentis depuis vingt ans et auxquels personne ne s’intéressait. La superpuissance de la Chine ne vient pas de nulle part. Il faut resituer la relation bilatérale, et plus largement la Chine, dans le débat public : cette tâche revient aux chercheurs, aux journalistes et aux administrations, pas forcément aux parlementaires.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. L’un des rares cas d’ingérence avéré concerne un administrateur du Sénat, Benoît Quennedey, qui avait effectué plusieurs voyages en Corée du Nord avant d’être arrêté. Nous n’allons pas nous appesantir sur cette affaire qui a fait l’objet d’une procédure judiciaire, mais comment analysez-vous un tel cas ? Y a-t-il vraiment eu ingérence ? Qu’est-ce que cela dit du régime nord-coréen ?

Quelle est votre analyse du changement de politique d’influence culturelle de la Corée du Sud ? Ce pays semble avoir repris, en les adaptant, des recettes japonaises pour projeter une politique, qui possède quelques fondements français mais qui s’est bien transformée.

M. Antoine Bondaz. Benoît Quennedey a bénéficié d’un non-lieu. Je le connaissais car lorsque l’on travaille sur la Corée du Nord, on va à la délégation générale de la Corée du Nord en France où l’on participe à certains événements. Le cas de Benoît Quennedey était très spécifique car il était clairement identifié en tant que président de l’association d’amitié franco-coréenne – la seule Corée concernée par cette association étant celle du Nord. Il avait un profil idéal pour les Nord-Coréens à Paris, qui pouvaient difficilement espérer mieux qu’un administrateur du Sénat président de cette association – cela n’allait pas être le PDG de Veolia, le dirigeant d’un parti politique ou un journaliste très connu ! Ils se sont sûrement dit que ce profil les respectabiliserait et qu’il pourrait convaincre des Français de les rencontrer ; en revanche, Benoît Quennedey n’avait pas accès à des informations sensibles, car il n’était pas affecté à la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, mais chargé des jardins du Sénat. En 2016 et 2017, l’ONU a adopté un nouveau train de sanctions contre la Corée du Nord, si bien que des actions de coopération autorisées en 2016 sont devenues interdites : peut-être que les services ont pensé que Benoît Quennedey ne s’était pas adapté à ce nouveau cadre juridique. J’imagine qu’il était, de toute façon, suivi par les services en tant que président de l’association d’amitié franco-coréenne : si ce n’était pas le cas, ce serait une défaillance.

La Corée du Sud est une puissance culturelle de plus en plus importante : comme de nombreux pays, elle mène des actions d’influence à l’étranger. Cette puissance culturelle est instrumentalisée politiquement. Le gouvernement est en train de préparer la visite d’État aux États-Unis, mais la femme du président américain, Jill Biden, avait proposé que Lady Gaga donne un concert avec le groupe BTS pour le dîner d’État sans que l’information ne remonte au président Yoon Seok-youl, ce qui a causé un scandale : l’ambassadeur aux États-Unis a été nommé conseiller à la sécurité nationale en remplacement de Kim Sung-han. L’image de BTS est utilisée, mais cela fait partie du jeu. Comme pour la Turquie, la Corée du Sud n’était pas sur la carte mondiale de l’influence il y a vingt ans, puis elle y est apparue soudainement en mettant beaucoup de moyens. La Korea Foundation, qui soutient l’un de mes petits programmes de recherche comme elle le fait ailleurs en Europe ou aux États-Unis, finance les chaires d’études coréennes à l’étranger, des ouvrages, des expositions, les travaux de certains professeurs : elle est un levier d’influence très intéressant. Les Coréens ont beaucoup appris des Américains dans ce domaine.

En Corée du Sud, des acteurs privés mènent des actions d’influence au service de l’intérêt national. Si une entreprise souhaitait apporter une subvention, de manière publique et dans un cadre spécifique, je l’accepterais, même si c’est au secrétaire général de la Fondation d’en décider – théoriquement, c’est possible car elle est reconnue d’utilité publique. Il est regrettable que les entreprises françaises financent de nombreux think tanks aux États-Unis et en Europe, sans orienter la recherche de ceux-ci, mais ne le fassent pas en France. Elles financent des activités artistiques dans notre pays – je ne dis pas que ce n’est pas bien –, mais pas l’éducation : elles réuniront 100 millions d’euros pour acquérir un tableau, mais elles ne donneront pas 100 millions d’euros à un programme d’éducation. C’est bien qu’il y ait de l’argent pour financer des programmes consacrés au rôle des femmes dans la recherche, mais pourquoi n’y en a-t-il pas pour la connaissance des pays étrangers et des questions internationales ? L’un de mes financements à la fin de ma thèse provenait de la Fondation Pierre-Ledoux, sous l’égide de la Fondation de France. Pierre Ledoux était PDG de Paribas avant que cette banque ne soit rachetée par la BNP. N’ayant pas d’enfant, il a légué sa fortune à une fondation dont la mission est de favoriser les échanges internationaux ; dans ce cadre, elle finance des terrains de jeunes chercheurs à l’étranger, et j’avais reçu 1 000 ou 1 500 euros pour faire un terrain en Chine ou en Corée du Sud. Ce type d’initiative reste très rare, alors qu’il est extrêmement fréquent aux États-Unis. L’objectif n’est pas que les entreprises orientent la recherche des think tanks, mais qu’elles contribuent à construire la masse critique de connaissances nécessaire, que ce soit sur la Chine, l’Afrique, le Moyen-Orient ou les États-Unis.

 

La séance s’achève à dix-sept heures dix.


Membres présents ou excusés

 

Présents.  M. Laurent Esquenet-Goxes, Mme Anne Genetet, Mme Constance Le Grip, M. Thomas Ménagé, M. Kévin Pfeffer, M. Aurélien Saintoul, M. Jean-Philippe Tanguy.

Excusé.  M. Charles Sitzenstuhl.