Compte rendu

Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français

 Audition, ouverte à la presse, de Mme Cécile Vaissié, professeur en études russes et soviétiques à l’université Rennes 2 2

 Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Tenzer, président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (CERAP) 24

– Présences en réunion................................41

 

 


Mercredi
29 mars 2023

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 22

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Jean-Philippe Tanguy,
Président de la commission

 


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Mercredi 29 mars 2023

La séance est ouverte à seize heures trente.

(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)

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La commission entend Mme Cécile Vaissié, professeur en études russes et soviétiques à l’université Rennes 2.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous recevons aujourd’hui des spécialistes géopoliticiens et du monde académique pour comprendre l’agressivité croissante des puissances autoritaires, voire totalitaires, à l’encontre des chercheurs qui travaillent dans des pays démocratiques, en particulier en France, ainsi que leurs stratégies d’influence, d’interférence ou d’ingérence envers nos démocraties, leurs relais d’opinion, leurs intérêts économiques et leurs grands décideurs. Cette agressivité se manifeste par des attaques publiques, des tentatives d’intimidation, des refus de délivrer un visa ou des complications faites aux personnes présentes dans le territoire, ou encore, dans certains régimes comme l’Iran, des prises d’otages.

Madame la professeure, après la publication de votre ouvrage Les Réseaux du Kremlin en France, vous avez vous-même fait l’objet de plusieurs plaintes. Si vous en êtes d’accord, nous serons heureux de recueillir votre témoignage concernant cet épisode, dans le respect de la confidentialité des procédures judiciaires et de votre vie privée.

Nous souhaiterions aussi bénéficier de votre éclairage au sujet des réseaux évoqués dans votre ouvrage et vos travaux, et des nuances à établir entre les « idiots utiles », notion appropriée à la zone géographique et culturelle dont vous traitez, les personnes qui agissent par conviction et celles qui ont pu être corrompues ou subir les stratégies de contrôle ou d’influence du régime russe.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Cécile Vaissié prête serment.)

Mme Cécile Vaissié, professeure des universités en études russes et soviétiques, directrice du département de russe, à l’université Rennes 2. Je vous remercie de votre invitation. Il est toujours agréable, pour une chercheuse, d’être lue et écoutée.

Je n’ai aucun engagement politique, dans aucun parti ou aucun syndicat, et je n’en ai jamais eu. J’ai des positions parfois marquées mais je ne dépends d’aucun parti et je n’ai aucun engagement, où que ce soit, en politique.

Je suis professeure en études russes. Cela signifie que je parle, comprends et lis le russe. J’ai publié plusieurs livres et de nombreux articles, scientifiques ou grand public, consacrés à la Russie des XXe et XXIe siècles, à l’issue de recherches menées sur le terrain, en Russie et à partir d’archives, mais aussi grâce à des entretiens avec des témoins.

Je me suis rendue pour la première fois en Union soviétique vers 1975-1976, alors que j’étais adolescente. Puis, entre 1989 et 2016, j’ai multiplié les voyages en Russie, dans les pays baltes, en Ukraine, en Géorgie et en Europe centrale – à l’exception des Balkans. Ces voyages apportent un autre regard sur la Russie et ses évolutions que celui que l’on peut avoir en Russie même ou en Occident.

J’ai, en Russie, des amis et des relations professionnelles. La guerre en cours est un drame absolu. C’est un drame pour l’Ukraine. C’est un drame pour la plupart des chercheurs qui travaillent sur la Russie et y sont attachés, pour des raisons différentes. C’est un drame parce que des Ukrainiens sont tués. C’est un drame parce que la Russie se tue elle-même ou, plus exactement, parce que ses dirigeants sont en train de la détruire – d’une façon différente de celle dont ils détruisent l’Ukraine, les villes ukrainiennes et les citoyens ukrainiens, mais le pouvoir russe renvoie ses populations des décennies en arrière. Vous avez parlé de totalitarisme. Je n’emploierai pas nécessairement ce terme, même si j’ai ce débat avec certains de mes amis russes qui l’emploient plus facilement que moi. Nous n’allons pas « chipoter » pour des nuances de sciences politiques ! En tout cas, il est certain que le Kremlin renvoie ses populations des décennies en arrière dans leur rapport au pouvoir, à la violence et au monde extérieur. Je le sentais venir, comme je l’ai écrit notamment dans Les Réseaux du Kremlin en France. Il n’empêche que c'est une tragédie.

Parler de la Russie n’a, d’une certaine manière, aucun sens. En Russie, il y a des populations et des dirigeants qu’un gouffre sépare. Ces populations sont des peuples profondément traumatisés, détruits par les violences massives subies entre 1917 et 1953, mais aussi par la confusion des valeurs qui se diffuse depuis le sommet de l’État, au moins depuis 1999. Quant aux élites politiques ou économiques, elles sont très largement issues du KGB et se sont enrichies dans des proportions folles et de façon extrêmement rapide, perdant ainsi toute mesure face à ceux qui, en Russie voire à l’extérieur, s’opposent à eux ou les dévoilent. Je vous renvoie ici aux crimes politiques, aux assassinats de journalistes et aux arrestations, qui se sont multipliés et qui se multiplient encore. Hier ou avant-hier, un homme a ainsi été condamné à deux ans de détention parce que sa fille de sept ou huit ans, qu’il élève seul, a fait un dessin antiguerre. La Russie actuelle, c’est cela.

Pour qui en douterait, le droit n’est pas respecté en Russie. L’argent et le pouvoir y priment, bien plus qu’ailleurs. Je vous demande de renoncer définitivement à tout raisonnement du type « la Russie n’a pas intérêt à » : il ne fonctionne jamais, parce que notre conception de l’intérêt ne correspond pas à celle de M. Poutine et de son entourage. Nos logiques ne sont pas du tout les mêmes.

Mon livre Les Réseaux du Kremlin en France a été publié en 2016. J’en ai repris plusieurs thématiques dans les quelques articles que j’ai rédigés dans Le livre noir de Vladimir Poutine, paru en novembre 2022, et je constate que son contenu est largement relayé par divers acteurs. J’en retrouve des éléments sur internet, parfois dans des contextes un peu étranges. Ce livre a engendré des procès et de l’intérêt médiatique. Certains ont été outrés, alors même que le sujet n’était pas complètement nouveau. Ces problématiques sont reprises par des politiques et par la société française – ce qui est une très bonne chose, mais présente aussi des risques.

Ce livre a une histoire. Le sociologue russe Igor Eidman, qui a émigré en Allemagne, a une très jolie formule selon laquelle la vie politique russe des dernières décennies a connu deux phases, celle du jeu, qui a été très séduisante, et celle du sang. Lui comme moi avons vu le passage de la phase du jeu à celle du sang lors de l’annexion illégale de la Crimée en 2014. Cette annexion s’est produite à l’issue d’un ensemble de processus amorcé des années plus tôt. Elle n’est pas venue par hasard. Elle s’est inscrite dans une logique, mais elle a marqué une rupture absolue dans l’histoire de la Russie.

À compter de 2014, deux éléments se sont imposés à qui voulait les voir – mais tout le monde ne l’a pas voulu. La propagande agressive en Russie a pris de l’ampleur, comme le fait de désigner à nouveau des ennemis, des gens à combattre, des gens qui nous en voudraient, des nazis. Cette propagande était organisée par l’État, payée par lui puisque diffusée par les télévisions d’État, sans limites dans le mensonge. J’ai décrit certains cas, après avoir été moi-même prise dans ces mensonges, par exemple lorsqu’il avait été affirmé qu’un enfant avait été crucifié dans le Donbass. Cela vous prend aux tripes et vous vous dites alors que la guerre est une chose affreuse, jusqu’à ce que des journalistes russes démontrent publiquement que tout est faux, tandis que d’autres journalistes rappellent que choquer le lecteur et l’auditeur pour bloquer sa réflexion est un procédé typique du KGB.

Des extraits d’émissions de M. Soloviev, qui circulent sur internet et sur Twitter, permettent de se rendre compte de ce qu’il dit depuis des années. Il demande notamment que l’on bombarde Londres et Paris. Ces extraits sont traduits. Tout le monde est donc au courant, désormais. Il y a quelques jours, une photographie de M. Soloviev en compagnie de Xavier Moreau a circulé. Xavier Moreau a un passeport français et un passeport russe et vit à Moscou depuis des années. Diplômé de Saint-Cyr, il est officier français – il faudrait d’ailleurs regarder ce qui se passe dans l’armée française. Son site Stratpol diffuse depuis des années de la désinformation au sujet de l’Ukraine.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pouvez-vous préciser qui est M. Soloviev ?

Mme Cécile Vaissié. C’est un journaliste russe, qui fait une propagande invraisemblable. On parle beaucoup de lui, en France. Un article lui a été consacré dans Libération et je crois que M6 prépare une émission à son sujet. J’ai lu plusieurs de ses livres il y a dix ans, et je l’ai vu évoluer. Aujourd’hui, il tient des propos très agressifs, appelant par exemple à envoyer des missiles sur Paris. Il s’entoure toujours d’experts qui tiennent des discours comparables. De tels propos sont inimaginables sur des chaînes européennes.

M. Soloviev s’exprime du soir au matin. Il figure dans le Livre des records pour le nombre d’heures de présence à la télévision – vingt-six heures par semaine ! Quel que soit le moment où vous allumez la télévision, vous tombez sur lui. Il semblerait, toutefois, que ses chaînes et ses émissions soient en perte d’audience, car les Russes fatiguent. Depuis 2014, avec cinq ou six autres dont Margarita Simonian ou Olga Skabeïeva, M. Soloviev est une figure clé de la propagande, celle qui circule le plus sur les réseaux sociaux tant il est caricatural.

J’évoquais une photographie sur laquelle on le voit avec M. Moreau, lequel diffuse depuis des années de la désinformation sur l’Ukraine et a été publié en France, notamment par les éditions Ellipses à l’époque d’Aymeric Chauprade. Lorsqu’il était député Front national au Parlement européen, ce dernier entretenait de très bonnes relations avec M. Malofeïev en Russie. Comme je le précise dans mon livre consacré aux réseaux, il a joué un rôle clé dans les liens qui se sont établis entre le Front national et certains représentants et proches de M. Poutine, en passant par M. Malofeïev au nom, soi-disant, de la défense de valeurs familiales – c’est le grand argument ! Je suis pour la défense des valeurs familiales et des valeurs chrétiennes, mais pas pour leur instrumentalisation par une idéologie qui déclenche des guerres comme celle que nous voyons aujourd’hui. M. Moreau, pour revenir à lui, a été publié aux éditions du Rocher. Je pense notamment à Ukraine, pourquoi la France s’est trompée, publié en 2015 avec une préface de M. Mariani, que vous avez auditionné hier. Vous verrez que l’on retombe toujours sur les mêmes noms, même s’il peut y en avoir de nouveaux.

Voilà pour mon premier point, relatif à la propagande extrêmement forte et agressive que l’on observe en Russie.

Mon deuxième point est que j’ai été frappée de constater que cette propagande, qui montait en agressivité, était reprise par des Occidentaux, notamment des Français, parmi lesquels des officiers de Saint-Cyr, des députés, des enseignants à l’École de guerre ou des blogueurs ordinaires, qui validaient ces mensonges, les diffusaient dans les médias et parfois, au-delà des paroles, s’engageaient par des actes. Certains, dont Aymeric Chauprade, ont ainsi accepté d’être observateurs lors de différents référendums, y compris celui, illégal au regard du droit international, relatif à l’annexion de la Crimée. Ils ont accepté de se rendre en Crimée – c’est le cas, vous le savez, de plusieurs députés –, de fréquenter des officiels russes, voire de recevoir de l’argent russe. C’est ce contre quoi j’ai souhaité mettre en garde mes compatriotes dans Les Réseaux du Kremlin en France. Dans ce livre, je signale des narratifs lancés par le Kremlin pour masquer la nature de ses crimes – par exemple, le fait que l’Ukraine serait nazie. J’ai vu revenir ce narratif en 2013. Si vous parvenez à convaincre, y compris des personnes de très bonne foi, que les nazis sont au pouvoir en Ukraine, ces mêmes personnes de très bonne foi, qui ne sont pas toutes achetées et payées, accepteront à terme l’idée d’une intervention militaire. C’est le cas en Russie, où de nombreuses personnes semblent convaincues de la nécessité d’une intervention militaire au motif qu’il y a des nazis. Quand on prépare une population, on peut faire accepter des démarches et des actes même épouvantables. Mais l’Ukraine n’est pas un pays nazi. L’Ukraine n’est pas dirigée par des nazis.

Il en va de même avec le narratif selon lequel les sanctions ne seraient pas efficaces. Si, les sanctions sont efficaces. Elles ne le sont peut-être pas de manière aussi linéaire qu’on pouvait le penser, mais vous pouvez dire qu’elles le sont lorsque vos amis russes se plaignent de l’inflation, du manque de certains produits, de ne plus pouvoir voyager ou de ne plus pouvoir transférer de l’argent à leurs enfants qui étudient en Europe. M. Soloviev ne serait d’ailleurs pas aussi énervé si les sanctions ne fonctionnaient pas.

Quand vous repérez ces narratifs qui tournent et qui sont les mêmes dans tous les pays européens, même s’ils sont plus ou moins forts selon les moments, cela vous procure déjà une petite idée de ce qui peut constituer des réseaux pro-Kremlin.

Je signalais aussi, dans mon livre, les moyens matériels que le gouvernement et les dirigeants russes avaient mis en place, en France mais pas seulement, pour diffuser leurs narratifs et leur influence. Ces moyens matériels ont été en grande partie nettoyés. Il s’agit des médias, parmi lesquels RT, pour Russia Today, et Sputnik qui ont été interdits en Union européenne, mais aussi de certains think tanks, dont celui de Mme Narotchnitskaïa qui était censée recevoir les élites françaises et les convaincre de l’intérêt de la vision du Kremlin. Mme Narotchnitskaïa est une historienne d’environ 65 ou 70 ans dont le parcours soviétique indique qu’elle avait de très bonnes relations avec le KGB. En poste à l’ONU durant la période soviétique, elle avait nécessairement de très bons contacts avec le KGB. Elle a créé son think tank en France, qui était l’équivalent d’un think tank à New York.

Ces moyens matériels étaient aussi des associations, comme le Dialogue franco-russe. Nous sommes tous d’accord pour considérer qu’en temps de paix, il est très positif de faire des affaires, d’avoir des relations et de développer des liens économiques. Mais le Dialogue franco-russe, j’y reviendrai, était tout de même un peu plus que cela.

Comprenez-moi bien, sur le plan professionnel, j’aurais tout intérêt et j’aimerais infiniment que la Russie soit un pays « normal » qui, comme tout pays normal, y compris la France, chercherait à faire la promotion de ce qu’elle fait et de ce qu’elle est. Je trouverais cela parfaitement normal. Ce n’est pas ce que fait la Russie poutinienne, qui développe une influence censée cacher, préparer et justifier ses crimes. Cela saute maintenant aux yeux de toute personne de bonne volonté, suite à la guerre déclenchée contre l’Ukraine. Mais c’était déjà le cas il y a vingt ans, pour cacher les crimes à l’encontre de la population russe, des Tchétchènes, des Syriens puis des Géorgiens.

J’évoquais aussi, dans mon livre, les personnalités politiques qui fréquentaient les proches du Kremlin, parfois depuis des années, et qui ont accepté publiquement des prêts de banques bourrées d’officiers du KGB, comme à peu près toutes les banques russes – en lien avec l’histoire du système bancaire russe post-soviétique. Je parlais aussi de ceux qui justifiaient à la moindre occasion, avant même qu’on ne le leur demande, les actions du Kremlin en Syrie, en Géorgie au moment de la guerre en 2008, et en Ukraine – en Crimée et dans le Donbass –, et qui, pour défendre Poutine alors qu’il n’était pas encore mis en cause, attaquaient publiquement un homme qui venait d’être assassiné, l’opposant Boris Nemtsov. Il n’était pas encore enterré que M. Mélenchon, pour ne pas le nommer, produisait un texte ignoble affirmant qu’au bout du compte, on comprenait pourquoi il avait été tué et que ce n’était pas la faute de M. Poutine.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pouvez-vous préciser qui était M. Nemtsov ?

Mme Cécile Vaissié. Boris Nemtsov aurait pu être président de la Russie. C’était un démocrate, et il a été abattu comme un chien à quatre pas de la place Rouge. Je me suis suffisamment promenée sur la place Rouge et autour du Kremlin pour vous dire que si vous sortez un pistolet d’enfant en plastique ou une cigarette, des agents de sécurité chargés de veiller sur les personnalités politiques se jettent immédiatement sur vous. Tout est filmé, mais – ce n’est pas de chance ! – Boris Nemtsov a été assassiné sous des caméras qui ne fonctionnaient pas. C’est cela, la vie politique russe.

La fille de Boris Nemtsov poursuit son action, mais hors de Russie.

Nous pourrions aussi parler de ceux qui, pour faire des affaires et conclure des contrats rapportant beaucoup d’argent – ce qui me paraît très bien, de même que de développer certains savoir-faire français –, rendaient visite à Vladimir Poutine dans la Crimée illégalement annexée, en riant au nez des décisions des dirigeants français et européens, et qui se sont retrouvé Gros-Jean comme devant sans avoir concrétisé les contrats qui leur avaient été promis. Je pense à M. de Villiers, qui voulait exporter ses parcs de loisirs en Russie. On lui a fait beaucoup de promesses, on a signé un contrat, mais cela n’a débouché sur rien.

Je précise aussi dans mon livre que l’une des grandes difficultés de ce type de thématique – ce sera votre difficulté majeure – vient du fait que tous ceux qui reprennent les narratifs du Kremlin, tous ceux qui parlent comme lui et tous ceux qui allaient en Russie et ne demandaient qu’à serrer la main de M. Poutine, avant la guerre, ne sont pas nécessairement payés pour le faire. Il existe aussi des personnes naïves, mal informées, qui n’accordent pas autant de valeur que d’autres à la démocratie et à la liberté individuelle. J’espère qu’elles ne sont plutôt pas des responsables politiques ! Certaines personnes idéalisent une Russie où elles ne sont jamais allées. Elles l’idéalisent précisément parce qu’elles n’y sont jamais allées. C’est beau, la Russie ! Ces personnes mettent en avant les belles églises dorées. Les églises dorées sont effectivement magnifiques, certains paysages aussi. Mais si l’on tue des gens au pied des églises, le regard change. Il existe aussi des personnes en France, dans le monde politique, qui rêvent d’un homme fort, d’une personnalité forte, qui sont attirées par le pouvoir et qui considèrent que c’est ce qu’il faut aux Russes et, pourquoi pas, aux Européens et aux Français.

Il peut donc y avoir différentes raisons de valoriser la Russie, qui ne sont pas exclusivement liées à des avantages financiers. Mais certains sont payés, j’en suis persuadée, ou reçoivent des cadeaux, pour parler à la russe. De l’argent circule. C’est absolument clair. Des éléments permettent de le dire. J’avais très peu de moyens pour conduire mon étude, et je consultais des sources ouvertes – certes dans plusieurs langues, mais ouvertes. Je n’avais pas les moyens de les vérifier. Vous-mêmes, vous peinerez à vérifier si quelqu’un a un compte en banque dans les îles Caïman.

Ma certitude vient du recoupement de plusieurs raisonnements, de certaines confidences, dites sous le sceau du secret donc inexploitables par moi comme par vous. Plus largement, elles viennent du croisement de la connaissance des pratiques historiques des services secrets russes, sur une durée de cent ans, et de l’observation des pratiques actuelles y compris en dehors de l’Europe. Le Premier ministre polonais vient de déclarer que son pays dispose d’éléments prouvant que des députés européens ont été achetés par la Russie. Pour l’instant, il n’y a pas de noms, mais l’information vient de sortir en Pologne.

Pour mieux comprendre, il faut prendre la mesure de l’immense corruption qui règne depuis des années en Russie. Celle-ci a permis à certains de devenir immensément riches et de créer des caisses noires. Nous le savons depuis toujours, dans le monde universitaire : il faut payer, sous le manteau, pour intégrer une université, accéder à une formation ou passer un examen – et payer davantage pour l’avoir. De la même façon, il faut payer quand vous êtes arrêté par les agents de circulation. Les bakchichs sont à tous les coins de rue. Dans les affaires, ils sont permanents. Citons également les rétrocommissions. Vous me direz qu’elles existent aussi dans certains marchés publics en France et dans certaines affaires de ventes d’armes un peu louches. Mais, en Russie, il nous a fallu apprendre le mot otkat il y a plus de quinze ans, car c’était la norme. Il y a quinze ans, le cinéaste Vladimir Motyl expliquait dans une revue grand public russe que pour faire un film, il fallait accepter de recevoir un million de dollars d’un donateur, de le blanchir, d’en rendre 700 000 et d’en garder 300 000. Cette pratique fonctionne aussi pour les subventions de l’État : le fonds du cinéma confie un million de roubles ou de dollars à un cinéaste, qui devra en rendre au moins 60 % aux fonctionnaires – lesquels en reverseront peut-être une partie à la personne au-dessus d’eux, car c’est une chaîne. On a parfois même évoqué un taux de 80 %.

D’après vous, pourquoi les Jeux olympiques de Sotchi ont coûté plus cher que les trois précédentes éditions cumulées ? Certes, il fallait faire des jeux d’hiver dans une zone subtropicale. Mais c’est aussi parce que des gens se sont servis au passage. L’idée selon laquelle un fonctionnaire de l’État ne doit pas se servir dans la caisse n’existe pas en Russie. Des enrichissements spectaculaires font pétiller bien des yeux. Des caisses noires, éventuellement collectives, sont constituées. Je vous renvoie au livre de Catherine Belton, Putin’s people : How the KGB Take Back Russia and Then Took On the West. Elle aussi a fait l’objet de procès, à un autre niveau que le mien. Dans ce livre, elle explique clairement comment le groupe des personnes autour de Poutine a constitué des caisses noires, en partie à l’étranger et en partie en Russie, dans des banques tenues par des amis du KGB.

Nous avons tous sous les yeux certains résultats de ces détournements et de ces vols. Je vais en citer des exemples. L’une des plus grandes surprises, en tout cas pour moi, de la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine a sans doute été de découvrir combien l’armée russe était faible, inefficace, mal organisée et mal équipée. Mes travaux n’ont jamais porté sur l’armée, et j’entendais les discours, en Russie et en Europe, selon lesquels cette armée était fantastique. Mais l’on a découvert que l’objectif de prendre Kiev en trois jours ne tenait pas. On a découvert, comme l’ont indiqué les renseignements britanniques en août 2022, que les Russes manquent de munitions, de soldats et de véhicules. L’armée russe échoue, heureusement, à atteindre les objectifs fixés par M. Poutine. Le nombre de Russes tués surpasse de beaucoup, semble-t-il, le nombre d’Ukrainiens tués. Ils seraient deux à trois fois plus nombreux, dans ce Verdun que sont devenus Bakhmout, Makiïvka et une partie de l’Est ukrainien, pour une guerre qui n’apportera rien à personne.

Pourtant, une grande réforme de l’armée avait été engagée en 2008, à l’époque du ministre Serdioukov. Elle impliquait de restructurer l’armée. On disait que Poutine le voulait après avoir vu en Géorgie que l’armée ne fonctionnait pas. Cela impliquait de renouveler les armes et les uniformes. Il était question de consacrer 613 milliards de dollars au réarmement entre 2011 et 2022, ainsi que 100 millions de dollars à la conception de nouveaux uniformes, puis 5,5 milliards à leur entrée en usage. Où sont ces armes et ces uniformes ? Ils ont été, pour une grande partie d’entre eux, détournés et volés – tant mieux pour l’Ukraine ! Un film surréaliste a circulé sur les réseaux sociaux, dans lequel une personne conseille aux soldats de prendre les tampons hygiéniques de leurs femmes pour s’en servir en cas de blessure. J’ai lu que des familles russes empruntaient à la banque pour équiper leur fils ou leur mari envoyé au front en Ukraine. Où est passé l’argent ?

Je l’ai dit, je n’ai pas étudié l’armée. Cela étant, j’ai étudié la corruption et j’avais noté, en 2015, le procès d’Evguenia Vassilieva, la blonde maîtresse et collaboratrice du ministre Serdioukov chez qui l’on aurait retrouvé, d’après Komsomolskaïa Pravda, 51 000 pierres précieuses et 19 kilos d’or et de platine. Ces éléments ont été confirmés par la publication russophone de la BBC, qui évoquait 3 millions de roubles en liquide, des montres précieuses, des tableaux et 60 000 pierres précieuses, pour un poids total de 19 kilos. D’après Komsomolskaïa Pravda, la collection de bijoux valait, au seul prix des pierres et du métal, environ 130 millions de roubles. Mais Vassilieva affirmait que ces bijoux étaient sans valeur ! Mme Vassilieva a été condamnée pour détournement d’agent par un tribunal russe. Elle a passé, en tout et pour tout, quatre mois en détention. Je vous rappelle qu’Ilia Iachine a été condamné à huit ans et demi pour avoir dit que l’armée russe avait tué des civils innocents à Boutcha. Quant au ministre, il n’a jamais été mis en cause.

Vous comprenez ce qu’est la corruption, y compris la corruption dans un domaine aussi sacré que la défense du territoire.

Qui a fait courir le bruit, y compris en Occident, que cette armée était le gage d’une puissance retrouvée ? Voyez le nombre d’articles, de numéros spéciaux de revues et de livres parus au sujet de « la Russie, la puissance retrouvée ». Pourtant, toute une partie de la population n’a même pas de toilettes ou l’eau courante ! Certains hôpitaux n’ont pas l’eau chaude. Comment peut-on parler de puissance retrouvée ? Le terme de puissance est à analyser.

Qui a fait courir ces bruits, alors que les équipes d’Alexeï Navalny continuent à démontrer d’une part les détournements de budgets publics, d’autre part les enrichissements magiques des ministres de la défense ou de leurs proches qui achetaient, avant la guerre et la détérioration des relations, des villas immenses sur la Côte d’Azur et dépensaient leur argent avenue Montaigne de façon immodérée ?

C’est là qu’entre en action ce que l’on a pu appeler « la guerre de l’information », financée au moins en partie par les caisses noires et les détournements de fonds. Cette guerre de l’information s’appuie certes sur des naïvetés, des ignorances, des incompétences, des aveuglements, mais aussi sur des jeux d’influence impliquant parfois des financements. Avec l’exemple militaire, vous comprenez que la sécurité de l’Europe est en cause.

Je prendrai aussi l’exemple de La nouvelle armée russe. Je ne jette pas la pierre à ma collègue, mais je me suis renseignée. Ce livre est sans doute la recherche la plus récente publiée en France à ce sujet avant la guerre. Il date de 2021 et on peut lire en quatrième de couverture que l’armée russe est désormais un outil performant. Tout le reste du livre est à l’avenant. Je le répète, je ne mets absolument pas en cause l’honnêteté de la collègue qui l’a rédigé. Je pense qu’elle n’a pas vu « l’éléphant dans la pièce ». C’est une collègue honnête, qui a fait un travail honnête. En revanche, permettez-moi de m’étonner qu’un travail portant sur un sujet aussi essentiel que celui des budgets de défense et de l’organisation de l’armée paraisse dans la collection Les carnets de l’Observatoire, créée et dirigée par l’Observatoire franco-russe, lui-même mis sur pied à l’initiative du conseil économique de la chambre de commerce et d’industrie franco-russe. Ce conseil économique est coprésidé depuis 2011 et présidé depuis avril 2022, c’est-à-dire depuis la guerre, par Gennady Timchenko, oligarque richissime ayant au moins un autre passeport – en l’occurrence, finlandais – que le russe, vraisemblablement issu du KGB et très proche de Poutine, au point d’être soupçonné d’être son associé en affaires, voire sa couverture pour ses enrichissements. Gennady Timchenko a reçu, comme toute une série de gens comme lui, la Légion d’honneur.

Ma question est explicite : est-il souhaitable que des recherches françaises sur des questions essentielles paraissent dans des collections étroitement liées à des personnes comme Timchenko ? Est-il souhaitable que des institutions comme une chambre de commerce, nécessaire et utile pour aider des entreprises à s’implanter, aient des liens institutionnels avec des personnes comme Timchenko, qui certes ouvrent des portes – on vous dira que pour faire du business, il faut s’allier à des gens qui peuvent procurer un accès à Poutine – mais participent aussi à la criminalisation de l’économie et de la société russes ?

Timchenko, dont la fortune a fait rêver de nombreux Occidentaux, est désormais l’objet de sanctions américaines et britanniques, mais toujours pas européennes.

De nombreux oligarques russes, qui savent n’être devenus richissimes et ne pouvoir le rester que grâce à la faveur du pouvoir, ont aussi pour fonction de séduire, d’une manière ou d’une autre, des décideurs occidentaux. J’ai parlé de M. Malofeïev. Cet oligarque détient des fonds – qu’il n’a pas gagnés par son travail, mais qu’on lui a donné la possibilité d’avoir – qui transitent de manière obscure. Les sources ne sont pas le porte-monnaie de M. Poutine ou les budgets de l’État russe. Elles peuvent passer par de nombreuses personnes.

J’ai utilisé à plusieurs reprises le terme de KGB. C’est un fait, des officiers du KGB siègent à la plupart des postes de pouvoir en Russie. Le KGB et les organisations qui l’ont précédé ont une très longue histoire, une formidable expertise d’achat et de manipulation d’Occidentaux. Autant la Russie n’a jamais su construire une économie qui se tenait à partir d’un des pays les plus riches du monde, autant elle sait acheter et manipuler des personnes en jouant sur l’argent, les cadeaux, l’idéologie ou le kompromat. Un rapport du NKVD de 1941 indique, par exemple, qu’Hemingway a été recruté sur la base de l’idéologie. Il n’a jamais rien dit ou fait, mais il a quand même été recruté. Concernant le kompromat, vous connaissez l’exemple de Maurice Dejean, ambassadeur de France en Union soviétique, pris dans une histoire montée durant des années pour le piéger en compagnie d’une jolie jeune fille – j’en connais tous les détails et je l’ai racontée dans un livre. Il a fallu que de Gaulle en soit informé pour qu’il le rappelle en France et prononce la fameuse phrase : « Alors, Dejean, on couche ? »

Ces manipulations et ces procédés, nous les connaissons bien mieux qu’il y a quarante ans grâce à des témoignages, quelques archives et des publications. Il faut les lire. Certains vous diront que c’est du passé. Non ! Quand on observe le terrifiant recul des libertés publiques en Russie, on voit combien est vivace la tentation stalinienne chez certains dirigeants qui, par ailleurs, aiment le mode de vie occidental, préféreraient passer leurs vacances sur la Côte d’Azur et envoyer leurs enfants étudier à Harvard, mais se replient sur Dubaï.

Non seulement des Russes sont condamnés pour avoir dit la vérité, par exemple concernant la guerre, mais le FSB infiltre des agents provocateurs dans des groupes de jeunes, comme l’a récemment prouvé le procès « Novoïé Velitchié ». Ce sont les vieilles méthodes ! Nombre de mes collègues universitaires russes ont quitté la Russie, parce qu’elle a réinstauré le département du KGB qui suit les gens ou parce qu’on y incite les étudiants à dénoncer leurs enseignants s’ils ont dit un mot de travers. Toutes les méthodes qui étaient en place sous l’Union soviétique sont revenues ou sont en passe de revenir.

À l’étranger, les preuves de campagnes actives, ou « mesures actives », pour séduire, acheter ou manipuler les personnalités politiques ou les leaders d’opinion s’accumulent. Je vous renvoie à l’avant-dernier numéro de la revue francophone sur internet Desk Russie, à laquelle je collabore de temps en temps. Dans ce numéro 51, l’article intitulé « Le tarif du vote » est la traduction d’une enquête menée par la rédaction de Vajnié Istori. Ce média en ligne russophone, spécialisé dans le journalisme d’investigation, a été fondé par des journalistes russes et est enregistré en Lettonie. L’enquête démontre que des communicants politiques proches du pouvoir russe travaillaient à obtenir la reconnaissance, par l’Union européenne, du rattachement de la Crimée et la levée des sanctions engagées contre la Russie après l’annexion : « Les interactions avec les députés des parlements de plusieurs pays de l’Union européenne » – vous – « ne se limitaient pas à leur participation contre rémunération au forum patriotique de Yalta » – en Crimée, c’est-à-dire en Ukraine – « ou à l’observation des élections russes » – qui sont falsifiées du haut en bas de l’échelle. « Des dizaines de milliers d’euros ont également été dépensés pour que ces députés proposent des résolutions pro-russes dans leurs parlements respectifs. En cas de bon vote, une rémunération supplémentaire était prévue. » Comme l’on pouvait s’y attendre, les auteurs des résolutions pro-russes nient avoir reçu de l’argent. Cette enquête ne dit malheureusement rien de la France. Mais il me semble me souvenir qu’en France aussi, des votes symboliques ont eu lieu à la fois à l’Assemblée nationale et au Sénat pour dénoncer les sanctions instaurées par l’Union européenne. Il faut demander à ceux qui les ont organisés pourquoi ils ont eu cet élan du cœur pour défendre la Russie injustement attaquée par des sanctions aussi méchantes. Cette enquête est davantage développée en anglais sur le site de l’OCCRP, Organized Crime and Corruption Reporting Project.

Ainsi que le signalait dès 2008 la femme politique russe Irina Khakamada, les rétributions de services rendus – courantes, en Russie, vous l’aurez compris – ne se font plus, depuis longtemps, sous la forme de liasses de billets. Il peut s’agir de places dans des conseils d’administration : en siégeant dans un conseil d’administration, vous percevez légalement et en toute transparence des jetons de présence, voire un salaire. M. Schröder, ancien chancelier allemand, n’a ainsi pas pu cacher son attachement, après le déclenchement de la guerre, à ses places dans les conseils d’administration et de surveillance de Gazprom, bras armé de l’État russe, de Rosfnet et de différentes grandes entreprises. D’après Le Monde, il percevait un million d’euros par an pour simplement siéger dans ces conseils. Il y en a d’autres, y compris des Français. Il me semble indispensable de légiférer sur la présence croissante d’anciens dirigeants politiques occidentaux de premier, mais aussi de deuxième plan, dans ces instances. C’était le cas du « monsieur Russie » de M. Sarkozy, qui siégeait chez M. Deripaska où il remplaçait un ancien officier de la Stasi, qui y avait fait toute sa carrière avant de devenir homme d’affaires. On en trouve beaucoup !

Il serait bon de légiférer, parce que c’est une façon de payer les gens. On peut le faire aussi, comme c’est le cas en France, au travers de missions de consulting – d’anciens dirigeants politiques ouvrent ainsi des cabinets de conseil – et de cadeaux en nature. Le Dialogue franco-russe, dont je vous parlais tout à l’heure, était présidé jusqu’à ce que certains scandales éclatent par M. Mariani, que vous avez entendu hier, et par Vladimir Iakounine. Ce dernier était apparemment général du KGB, très proche de M. Poutine et célèbre en Russie pour sa collection de fourrures et de montres achetées chacune pour plusieurs centaines de milliers d’euros. Il avait la réputation de faire cadeau de montres hors de prix aux Occidentaux qu’il voulait séduire et qu’il rencontrait soit à Paris dans le cadre du Dialogue franco-russe, soit à Berlin où il avait créé la même structure, soit aux rencontres de Rhodes auxquelles il conviait l’élite de la politique occidentale.

Les cadeaux peuvent aussi se faire par l’ouverture de comptes bancaires en Russie, en Suisse ou dans des paradis fiscaux où l’on sait que le pouvoir russe en détient une série. Mais, parfois, l’argent est traçable. Je vous renvoie à l’article de mon collègue Timothy Snyder, professeur d’histoire à l’université de Yale. Il a publié, en janvier 2023, un article intitulé The Specter of 2016 dans lequel il explique qu’un ancien agent du FBI, chargé du contre-espionnage à New York, est accusé d’avoir accepté 225 000 dollars d’un représentant étranger et d’avoir reçu de l’argent de l’oligarque Oleg Deripaska, que j’ai mentionné tout à l’heure, dans le cadre des tentatives russes d’influer sur les présidentielles américaines. Cela a été démontré.

Dans un genre à peine différent, Romain Mielcarek signale, dans son récent ouvrage Les Moujiks – La France dans les griffes des espions russes, qu’un officier du GRU, le service du renseignement militaire russe, a tenté de le recruter. J’ai été frappée par le caractère étonnamment classique des procédés, qui ont été maintes fois décrits en son temps par Vladimir Volkoff. Cet officier du GRU était classiquement attaché militaire à l’ambassade de Russie en France. En 2016, c’est reconnu, il a proposé à Georges Kuzmanovic, alors conseiller de M. Mélenchon pour la politique étrangère et les questions militaires, 500 000 euros en liquide pour la campagne de ce dernier. C’est mentionné dans ce livre et cela a été reconnu. M. Kuzmanovic dit avoir refusé. Étonnamment, alors qu’il m’a attaquée en justice après la parution de mon livre – il a été débouté, a fait appel et a de nouveau été débouté –, il n’a pas parlé de cette tentative de corruption devant les juges de la République. Il aurait pu dire qu’il a refusé cet argent, mais il n’en a pas parlé. Avec du recul, j’ai souri en pensant que le GRU et moi avions fait la même analyse des positions exprimées par M. Kuzmanovic dans ses écrits. Quel dommage qu’il n’en ait pas parlé devant la justice de son pays !

Ce n’était pas une nouveauté. En 2004, François Bayrou alors président de l’UDF avait déclaré qu’il avait reçu, à une époque où l’on ne se préoccupait pas tellement de l’influence russe, une proposition formulée par des ressortissants russes qui se disaient prêts à « prendre en charge l’intégralité de ses frais de campagne pour l’élection présidentielle de 2022 ».

On voit là une continuité dans les procédés. Certains en font part et indiquent avoir refusé. Combien n’ont pas refusé, et combien ne l’ont pas dit ?

Le Kremlin séduit et achète des personnalités, en France comme ailleurs. Des travaux se développent dans toute l’Europe autour de ces questions. Le Kremlin achète des dirigeants politiques et des membres des services secrets, comme aux États-Unis ou en Allemagne où a éclaté un scandale à ce sujet. Je m’étonne souvent de la présence d’anciens des services français sur RT, qui véhiculent des théories pro-Kremlin invraisemblables. Peut-être est-ce le fait du cœur, de l’amour et des valeurs communes, ou peut-être ont-ils été achetés. La Russie achète des experts dans toute l’Europe. Elle achète des blogueurs et des journalistes. Cela a été démontré dans le cas d’autres pays. Elle achète peut-être – sûrement – des universitaires. Elle achète des personnes qui travaillent dans les ambassades. Un membre de l’ambassade britannique à Berlin vient ainsi d’être condamné à treize ans de prison.

La Russie a infiltré certains de ses agents, à l’issue de processus qui ont parfois duré des années, dans des structures internationales comme l’OTAN ou à proximité de l’OTAN. Une tentative a également visé la Cour internationale de justice de La Haye, mais elle a été interrompue. J’espère d’ailleurs que cette instance s’occupera bientôt de certains problèmes liés à la guerre.

La Russie a aussi infiltré des agents dans les diasporas ex-soviétiques et dans les sociétés européennes. Un couple présumé d’agents du SVR, le service russe des renseignements extérieurs, se faisant passer pour des Sud-Américains, vient d’être arrêté en Slovénie. Ils détenaient chez eux un important montant d’argent liquide. D’après The Guardian, cela pourrait indiquer qu’ils payaient des agents et des informateurs. Pour l’ancien directeur des services secrets slovènes Janez Stušek, les Chinois s’intéressent surtout aux enjeux économiques, tandis que les Russes s’intéressent aussi aux enjeux politiques, qui touchent à l’Union européenne et à l’OTAN.

Je n’ai plus besoin de le démontrer, la Russie poutinienne est un danger pour l’Ukraine, l’Europe et ses propres populations. Elle a essayé d’influer sur des élections, de déstabiliser des pays par des manifestations – en Allemagne et en Macédoine – et sans doute tenté d’organiser des coups d’État, comme au Monténégro.

Le Kremlin est aux abois. Il ne fait aucun doute qu’il accentue ses attaques en jouant sur les fragilités internes de nos sociétés. Pour cela, il a besoin de Français, y compris de personnalités politiques acceptant d’aller dans son sens.

Si chacun avait le sens de l’éthique, du devoir et du patriotisme, il serait facile de s’opposer à ces procédés. Plus l’on connaît la Russie et la politique russe, plus l’on a de chance d’être immunisé en voyant se répéter ce type de procédé. Le but n’est pas de fermer toutes les portes avec la Russie, mais de développer la connaissance, l’information, l’apprentissage des langues et le sens de l’honnêteté et du patriotisme dans différents milieux, y compris politiques.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je n’ai pas interrompu votre longue intervention, qui était vaste et abordait des sujets variés. Nos questions permettront de revenir sur certains points. Notre commission s’intéresse aux tentatives et aux soupçons d’ingérence envers les personnalités politiques, les partis, les relais d’opinion et tous ceux qui ont un pouvoir de décision économique et administratif. Aussi tenterons-nous, dans les questions qui vous seront posées et dans les réponses que vous y apporterez, de nous concentrer sur cet aspect. Certes, l’ampleur de la corruption et les mécanismes ayant conduit à la volonté d’agir et d’interférer dans les démocraties et les puissances étrangères nécessitaient une explication de fond de votre part. Toutefois, dans la discussion, vous voudrez bien recentrer vos propos sur le thème qui nous occupe. Le cas échéant, vous pourrez nous envoyer des réponses écrites complémentaires.

Vous avez mentionné à plusieurs reprises des personnalités économiques jouant un rôle supposé ou réel d’intermédiaire et de facilitateur pour ouvrir des portes ou des marchés en Russie, ce qui leur procure une capacité d’influence ou des réseaux en Occident, par exemple en France dans le cadre du Dialogue franco-russe, ou en Allemagne.

Des relations économiques ont parfois été établies par des personnalités qui ne sont pas nécessairement mises en cause et qui ne sont plus là pour se défendre, comme M. Chirac qui a ouvert le Dialogue franco-russe et remis la grand-croix de la Légion d’honneur à M. Poutine, ou d’autres personnalités au pouvoir qui ont remis des décorations, signé des marchés avec Total ou Gaz de France, vendu des Mistral ou favorisé l’implantation de Renault en Russie. Ce ne sont pas les partis de l’opposition qui peuvent le faire. L’autorisation donnée à Engie pour prendre une part d’un milliard d’euros dans Nord Stream 2 n’a pas émané du Rassemblement national. Comment différencier ce qui relève de la défense des intérêts économiques de ce qui relève des contreparties d’influence ou d’ingérence ?

Vous avez parlé de la corruption. Dans les précédentes auditions, les institutions chargées de vérifier les mouvements de capitaux ou la transparence de la vie politique ont alerté la représentation nationale concernant une dizaine de cas seulement – relevant aussi bien d’agents publics que de personnalités politiques, et pas nécessairement de premier plan.

Comment bien faire la distinction, pour ne pas relire les événements de façon erronée ? Nous pouvons estimer qu’en décorant M. Poutine, M. Chirac ne pensait pas que l’Ukraine serait envahie vingt ans après.

Mme Cécile Vaissié. La difficulté de votre commission réside notamment dans la capacité à différencier le lobbying de l’influence. Ouvrir des lieux d’échanges pour nouer des liens et développer des affaires est une bonne chose. Il existe de nombreuses agences de lobbying à Bruxelles. La nuance avec l’influence s’apprécie au regard des personnes avec qui vous faites des affaires. Lorsque vous vendez ou achetez un appartement, vous attendez que les règles de droit soient respectées et vous essayez de traiter avec des personnes honnêtes. Quand vous faites des affaires avec la Russie, vous ne traitez pas avec des personnes honnêtes.

Une erreur d’appréciation a été largement commise, dans les années 1990, en considérant qu’en faisant des affaires et en développant les relations avec la Russie, on contribuerait à transformer ce pays et on l’aiderait à s’intégrer dans la communauté internationale en faisant des affaires à l’avantage de toutes les parties, en facilitant les échanges universitaires. C’est ainsi que M. Soloviev a passé plusieurs années aux États-Unis. L’on a pensé que la Russie deviendrait ainsi un État « normal », c’est-à-dire un État qui n’assassine pas ses voisins à chaque génération. Les personnes qui étudient la Russie savent que c’est pourtant ce qu’elle continue à faire. La guerre en Ukraine n’est pas une guerre intelligente ou de talent. C’est une guerre durant laquelle on rase, comme les Russes ont rasé en Tchétchénie – combien de milliers de Tchétchènes accueillons-nous ? – ou en Syrie. Les Russes attaquent en Ukraine comme ils ont attaqué en Tchécoslovaquie en 1968 et à Budapest en 1956. J’aime la culture russe mais je me demande si nous devrons nous dire à chaque génération que la Russie bombarde, attaque et détruit ses voisins pour rétablir une sorte de contrôle.

L’influence existe partout et à toutes les échelles. Mais en Russie, il y a du sang. En Russie, vous traitez avec des personnes qui n’ont aucune limite, qui vous regardent comme quelqu’un de décadent, comme un Occidental trop poli pour être pris au sérieux. Il faut distinguer les personnes autour de Poutine et la société russe. Les premières méprisent fondamentalement l’Occident et leurs voisins, et ne connaissent que les rapports de force.

J’ai étudié le cas de Mme Narotchnitskaïa, qui était en France. J’ai lu tout ce qu’elle a publié, de nombreux livres et recueils d’entretiens. Elle dit explicitement que les Russes veulent être une grande puissance, pas au sens d’un pays riche comme la Suisse, d’un bon niveau de vie ou d’une grande puissance économique. Ils veulent qu’on leur demande leur avis et qu’on le prenne en compte. Selon elle, la population n’a que faire de son niveau de vie.

M. Poutine a décidé de prendre le contrôle de l’Ukraine ; il a considéré qu’il faudrait tenir compte de son avis. Peu lui importe que la population russe soit en train de crever sur des champs de bataille inutiles ou parce qu’elle est isolée du monde.

Si vous analysez le sujet au travers des procédés, on vous répondra toujours que c’était pour faire du commerce. Mais c’est terminé, quand l’histoire russe est, une fois de plus, passée de l’époque du jeu à celle du sang. On ne fait pas des affaires, des sourires et des dîners mondains avec n’importe qui.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’en reviens à cette historienne qui officie en Russie. Tout comme vous, j’ai fait mes études à l’ESSEC. Ce n’est pas là qu’on suit ce genre de cours, mais plutôt à Sciences Po ou en classe préparatoire littéraire. En tout état de cause, lors des premiers événements en Ukraine, notamment Maïdan et le début du conflit dans le Donbass, des idées ont circulé dans les débats publics, y compris véhiculées par des experts, selon lesquelles l’est de l’Ukraine, russophone, ne serait pas hostile à une influence russe voire au-delà. Plusieurs éléments pouvant s’apparenter à ce que vous analysez comme un narratif russe étaient présentés, à l’époque, par des autorités académiques ou par des personnalités. Qu’il ne soit pas voulu ou qu’il relève de la conviction, il y avait parfois un consensus académique.

Vous avez parlé du livre de cette femme, dont vous dites que son travail était honnête. De surcroît, vous distinguez deux périodes qui vous semblent claires aujourd’hui, mais qui ne l’étaient pas nécessairement pour ceux qui les ont vécues. Très peu de personnes avaient annoncé l’invasion militaire de l’Ukraine par le régime russe, y compris des personnalités siégeant à l’Académie française et reconnues comme des spécialistes de la civilisation, de la littérature et de l’histoire russes. On peut se tromper.

Des personnes peuvent avoir des liens personnels, affectifs et de goût pour la civilisation, la littérature et l’histoire russes. Les liens d’amitié entre la France et la Russie sont anciens. Ils existent parmi toutes les forces politiques, en dépit des clivages. Mais très vite vient le soupçon d’ingérence, en particulier en période électorale. L’ingérence répond à une volonté de manipulation. Comment faire la différence, en période électorale ? Certains citoyens peuvent s’être trompés, de plus ou moins bonne foi. Tous ne sont pas nécessairement mus par un intérêt caché.

Mme Cécile Vaissié. De nombreuses personnes se sont trompées de bonne foi, et continuent à le faire. J’en ai rencontré beaucoup, lors de conférences. En Bretagne, par exemple, j’ai entendu le discours selon lequel la Russie est merveilleuse car elle prône les valeurs familiales. Les statistiques permettent de montrer ce que sont ces valeurs dans la réalité : la plupart des familles sont monoparentales avec un enfant unique, le taux d’avortement est en forte hausse et les difficultés démographiques sont de taille.

Il est indispensable d’informer correctement. Sans doute existe-t-il un problème d’expertise, accru par le développement des chaînes d’information qui font intervenir tout le monde et n’importe qui.

Vous avez évoqué Mme Carrère d’Encausse, qui a été ma directrice de thèse à Sciences Po et pour qui j’ai beaucoup d’affectation et de respect. Elle a été l’une des premières à ouvrir l’université à des femmes. Mais elle a récemment indiqué qu’elle ne comprenait plus ce qui se passe, et que Poutine n’était pas ainsi par le passé. Pourtant, avec toute l’amitié et tout le respect que j’ai pour elle, j’affirme que Poutine est comme cela depuis le premier jour.

Quand j’ai lu, dans Le Figaro, que Mme Carrère d’Encausse, que j’aime et que je respecte, considérait que le KGB était un peu comme l’ENA car il sélectionnait les meilleurs, j’ai cru que j’allais tomber de ma chaise ! Le KGB n’était pas l’ENA. Je n’ai pas nécessairement une haute appréciation de l’ENA, mais on n’y apprend pas à fouiller les sacs de linge sale de ses compatriotes. L’ENA n’est pas le KGB. Si vous partez du principe que M. Poutine est entré au KGB comme n’importe quel homme ou femme politique est entré à l’ENA, vous partez à coup sûr dans la mauvaise voie.

J’ai également entendu Mme Carrère d’Encausse dire que la Russie s’était redressée à partir de la guerre contre la Géorgie. Là encore, j’ai cru tomber de ma chaise. La Géorgie, ravissant pays, compte 4 millions d’habitants avec un niveau de vie « sous le niveau de la mer ». La Russie serait grande parce qu’elle fait la guerre à la Géorgie ?

Des erreurs ont été commises. De nombreuses personnes se sont trompées de bonne foi. Lorsqu’on est expert ou homme politique, il faut se méfier des relations mondaines, des invitations dans les ambassades ou dans des lieux très agréables. Je prône une morale de la vie politique. Si vous voyez M. Poutine comme celui qui vous invite à des séjours très agréables en Crimée – je ne vise pas Mme Carrère d’Encausse, car je pense qu’elle n’y est pas allée, mais on en a vu d’autres, y compris des universitaires – tous frais payés, avec de bons camarades, vous faites erreur. Alain Besançon a été un grand soviétologue et l’un des premiers à expliquer ce qui se passait en Union soviétique. Son ouvrage Présent soviétique et passé russe est visionnaire. J’ai souvent pensé à ce qu’il disait en me rendant en Russie, notamment les dernières années. Il existe certains Russes dont le métier est de créer une ambiance chaleureuse et amicale, de vous ouvrir leur cœur, de vous mettre en confiance. C’est quelque chose que l’on apprend au KGB. Quand vous êtes expert, vous devez vous demander ce que l’on vous veut, quel est le but recherché et s’il est question de relations d’amitié, de relations d’affaires – dans lesquelles chacun gagne quelque chose – ou de relations visant à disposer d’un pouvoir.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Il est indispensable de conserver à l’esprit plusieurs enseignements que vous avez exposés, à commencer par la continuité entre les méthodes longtemps pratiquées par le KGB et d’autres services de l’Union soviétique et les méthodes et pratiques actuelles de services et d’appareils de l’État russe ou proches du cercle de pouvoir, autour du dirigeant Vladimir Poutine. La méconnaissance ou la non-compréhension de ce phénomène de continuité dans les méthodes, dans les pratiques et dans l’état d’esprit est peut-être l’une des clés de la naïveté ou de la mauvaise appréciation des enjeux et de la nature réelle du pouvoir depuis plusieurs années, notamment depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine.

Le deuxième enseignement dont nous devons avoir conscience est ce que vous appelez la criminalisation de l’État et de l’économie et que certains ont récemment démontrée, en particulier dans des romans qui ont connu beaucoup de succès. Il existe, au Kremlin, une kleptocratie que nous autres Français, créateurs du concept d’État-nation, avons peut-être eu du mal à pleinement appréhender. Il n’existe pas d’État russe fonctionnant de manière « normale », pour reprendre un adjectif que vous avez souvent mis en avant, mais une kleptocratie organisée et un pillage systématique de la richesse et de tout ce que produisent les travailleurs, premières victimes de ce système.

Pour en revenir aux menaces et aux risques d’ingérence étrangère, sujet auquel se dédie cette commission d’enquête, vous avez mentionné plusieurs noms, dans l’actualité politique récente ou plus ancienne, issus de diverses familles politiques. Des méconnaissances, des naïvetés ou des appétences pour un certain type de pouvoir, mais aussi la foi en la coopération économique, le développement économique et la défense des intérêts économiques et industriels français ont pu inspirer certains. Par-delà ces cas et les noms que vous avez cités, avez-vous connaissance de la tentative d’ingérence dont il a été fait état hier, lors de l’audition de Thierry Mariani – qui a reconnu s’être rendu très souvent en Russie et en Crimée, à des moments que nous ne pouvons que réprouver, car après son annexion illégale –, à l’occasion des réunions de travail et des rencontres organisées autour de M. Malofeïev, qui a toujours fait état de son dessein d’organiser un réseau de partis politiques et de mouvements d’extrême droite ou de droite extrême en Europe, soutiens de Vladimir Poutine et de la stratégie du pouvoir russe ? Ce projet assez assumé a été mis en sommeil depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie, mais il n’est pas abandonné. Pouvez-vous nous en dire plus ? Quel est l’état de vos connaissances et de vos informations concernant cette entreprise délibérée, portée par plusieurs proches du Kremlin ?

Mme Cécile Vaissié. Cette entreprise a commencé il y a plusieurs années. Une chose est claire, le Kremlin se moque des idéologies. Cela a été démontré par des experts comme Anton Cherotsov. Cet Ukrainien russophone de Sébastopol vivant désormais à Vienne a consacré un livre aux relations entre la Russie et l’extrême droite. Nous nous sommes souvent croisés à des colloques et des rencontres. Nous avons noté la continuité, mais il existe aussi des différences avec la période soviétique. Durant cette période, il y avait une idéologie – à laquelle les gens croyaient ou pas. Aujourd’hui, le Kremlin se fiche de l’idéologie ou que l’on soit de droite ou de gauche. Cela étant, il a constaté que certains instruments fonctionnaient bien et qu’il pouvait, paradoxalement, les défendre, en premier lieu devant l’étranger proche c’est-à-dire les pays voisins : le discours sur les familles, la défense des valeurs traditionnelles, la défense de la chrétienté et l’ouverture des églises. En Europe, ces positions se retrouvent plutôt dans la droite républicaine ou à l’extrême droite. C’est ainsi qu’il y a quelques années certaines organisations américaines ou formes de sectes de défense de la famille qui tentaient de s’exporter ont brusquement bénéficié du soutien de l’État russe. M. Malofeïev était l’un de ces piliers.

« Les Occidentaux abandonnent les églises, sont décadents, autorisent les mariages homosexuels voire obligent des personnes du même sexe à s’épouser entre elles, tandis que la Russie défend la famille et les valeurs traditionnelles » : ce discours fonctionne extrêmement bien aussi dans des pays comme la Géorgie et, longtemps, l’Ukraine. Voyez avec quelle régularité M. Poutine le tient.

Oui, des réunions et des rencontres se sont tenues autour de ce discours. L’une d’entre elles a eu lieu récemment pour organiser la suite de ce que M. Bannon avait tenté de faire, dans l’entourage de M. Trump. L’accord entre M. Trump et Poutine tournait aussi autour de ce discours de défense des familles. C’est une réalité. Pour le Kremlin, peu importe que l’on soit à droite ou à gauche.

Je ne connais pas l’organisation pratique de ces réunions mais ce type de discours a servi à fédérer des personnes et leur donner un « beau visage ». Vous parlez de kleptocratie, mais parlons plutôt de mafia !

Je vous renvoie aux travaux d’Anastasia Kirilenko. Cette journaliste russe et sibérienne vit en France. Elle a consacré de nombreuses recherches à la mafia, la vraie, celle qui vous coupe en morceaux. Cette mafia, dont certaines têtes ont été jugées en Espagne, était alliée aux dirigeants de Saint-Pétersbourg. Vous demandez où est la différence entre le lobbying et l’influence. Quand vous commencez à voir apparaître le premier mafieux qui considère que, pour gagner cent sous, il peut tuer trois familles, vous pouvez vous dire qu’il n’est peut-être pas fréquentable.

Cette union entre la mafia et les membres du KGB s’explique aussi pour des raisons historiques. Elle s’est fondée dans les camps du goulag, puis elle a prospéré, notamment à Saint-Pétersbourg – tout le monde le sait. Mais derrière, il y a le beau discours sur la défense des familles et de l’église. « Regardez, nous ouvrons une église à Paris et une autre à Strasbourg ! » Et ce, de la même façon que perdure le discours soviétique selon lequel les Soviétiques ont battu les nazis. Cela s’appelle un discours de propagande, véhiculé par M. Malofeïev, dont on sait qu’il est l’un de ceux qui ont déclenché la guerre dans le Donbass.

Monsieur le président, vous évoquiez les experts qui indiquaient que le Donbass comptait de nombreux russophones. J’aurais aimé que le Donbass soit l’Alsace. En Alsace, de nombreux Français parlent l’allemand ou une langue proche de l’allemand, et vont travailler en Allemagne. S’il y avait eu des personnes intelligentes à la tête de la Russie, elles auraient considéré qu’après avoir vécu dans un empire commun, elles auraient pu créer un espace économique dans lequel faire des affaires, avec la possibilité de vivre au Donbass, de travailler de l’autre côté de la frontière et de parler russe. C’est un peu ce qu’Eltsine a voulu faire avec la CEI, la Communauté des États indépendants.

En Ukraine, tout le monde parle russe. Je n’y ai jamais parlé que le russe, sans susciter aucune réaction. On aurait pu faire du Donbass une sorte d’Alsace. On aurait pu tirer les leçons de l’histoire et du fait que les Français et les Allemands se sont battus et massacrés pour l’Alsace, mais y entretiennent désormais de bonnes relations. En Alsace, on entre, on sort, on a de bonnes relations, des personnes sont bilingues et tout se passe bien. Au Donbass, un choix conscient a été opéré, typique du KGB : s’appuyer sur quelques individus qui clameront qu’ils sont persécutés, puis faire intervenir les relais du Kremlin – demain, cela pourrait arriver en Bretagne. Les russophones n’ont jamais été persécutés en Ukraine, en tout cas au cours des vingt dernières années. Affirmer le contraire est un mensonge. Mais certains l’ont répété de bonne foi. Cela s’appelle la propagande.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez été très claire quant aux ingérences, qui vont au-delà des influences et utilisent des mécanismes de corruption. Notre commission d’enquête ne pourra pas les prouver. Ce travail devra être conduit par la justice. Certains cas font d’ailleurs l’objet d’enquêtes préliminaires. Nous avons auditionné, y compris à huis clos, plusieurs services dont ceux de l’instruction et de l’enquête.

S’agissant des médias, vous avez cité RT et Sputnik. Toute personne avisée sait que ce sont des médias de propagande, qui fonctionnent selon des mécanismes assez grossiers. Existe-t-il d’autres médias et vecteurs d’influence ? Quelles sont les éventuelles autres cibles médiatiques de ces méthodes de propagande ?

Mme Cécile Vaissié. Je pense d’abord à ce qui échappe aux regards, en l’occurrence les blogs.

En 2019 ou 2020, M. Lavrov, ministre des affaires étrangères, s’est rendu à Paris dans un cadre officiel. Il a alors organisé à l’ambassade de Russie une réunion, qui n’était pas publique et dont nous avons été informés grâce à une fuite, avec ceux qui, dans les médias, véhiculaient les narratifs du Kremlin. Une photographie nominative permet de savoir quelle était la petite quinzaine d’invités. Il y avait notamment M. Berruyer, fondateur du site Les Crises, un « tout petit blog de rien du tout » qui a relayé durant des semaines le narratif du Kremlin présentant l’Ukraine comme un pays nazi qu’il faudrait diviser en trois morceaux. Il ne parle ni russe ni ukrainien et n’a visiblement jamais mis les pieds en Ukraine ou en Russie, mais explique durant des semaines pourquoi l’Ukraine est peuplée de nazis. Et quand M. Lavrov vient à Paris, il le reçoit. On peut penser qu’il le remercie pour services rendus spontanément. Mais on peut aussi considérer qu’ils se sont trouvés et que l’amour fait des miracles.

Sur cette même photographie, vous verrez le représentant de ThinkerView. Certes, les gens ont le droit d’avoir des positions pro-Kremlin. Mais l’invasion de l’Ukraine change la donne. Nous avons constaté des revirements – parfois provisoires – y compris dans le monde politique.

La France compte de bons et vrais journalistes spécialistes de la Russie et de l’Ukraine. Ceux des grands journaux parlent la langue et vivent dans ces pays, ou y ont vécu. C’est une chance. Nous avons de très bons journalistes. En revanche, le narratif du Kremlin se déverse dans des blogs et des sites dont vous n’avez même pas idée de l’existence. Un peu de ménage a été fait, mais c’est sur eux que doit porter l’attention.

La Russie proposait des bourses pour les journalistes prêts à aller photographier et filmer des scènes en Crimée et dans le Donbass, puis à organiser des expositions. Certes, tout État peut proposer des bourses à des journalistes. Ce n’est pas nécessairement de la corruption, mais c’est de l’influence. Certaines personnes présentes dans le Donbass font de la propagande non-stop depuis des années. Il est clair qu’elles sont employées par les Russes. Par qui d’autre voulez-vous qu’elles le soient ? Quand elles y sont depuis cinq, six ou sept ans, il est évident qu’elles sont payées par les Russes.

Dans certains cas, les journalistes peuvent être un peu ignorants. Mais dans les grands médias et les grands journaux, nous avons de très bons journalistes.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Considérez-vous que le média Omerta, dirigé par Charles d’Anjou et financé de manière assez généreuse et fort mystérieuse, relaie des éléments de propagande du Kremlin ?

Mme Cécile Vaissié. Ne l’ayant pas encore lu, je ne peux pas m’exprimer. Mais il faut le suivre, car cela fait plusieurs mois que Charles d’Anjou affiche une position proche du Kremlin.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Merci pour votre exposé complet, qui dépeint une Russie gangrenée par la corruption. Nous le savions, mais la situation semble plus grave encore. Le 11 février 2022, quinze jours avant l’attaque de la Russie en Ukraine, une tentative de manipulation aurait été organisée au sein du Sénat par l’État russe, et déjouée par un de nos collègues polyglotte qui aurait constaté que le personnel présent sur place n’était pas francophone, mais visiblement russophone. Que savez-vous de cette affaire ? Que pouvez-vous dire de ses organisateurs ? Certaines personnes seraient proches de M. Zemmour. Ce procédé pourrait-il se répéter ? Est-ce une méthode courante de l’État russe ? L’événement aurait été diffusé sur une chaîne russe.

Mme Cécile Vaissié. J’ai parlé de cette histoire à une journaliste, qui a ensuite rédigé un article à son sujet. Il s’agissait de faire intervenir M. Medvedtchouk et M. Rabinovitch, son adjoint.

M. Medvedtchouk, qui se trouve en Russie, était une personnalité de la vie publique ukrainienne notoirement pro-Kremlin. D’une part, sa fille est la filleule de M. Poutine. En Russie, ce lien est traditionnellement très fort. Il n’est pas accordé à tout le monde. D’autre part, à l’époque soviétique, M. Medvedtchouk était avocat autorisé par le KGB à intervenir dans certaines affaires – j’ai fait ma thèse sur les dissidents et je peux tout vous dire sur ces procédés que je connais bien –, notamment celle du dissident ukrainien et grand poète Vassyl Stous, mort après une grève de la faim dans un camp soviétique. M. Medvedtchouk a accablé son client. C’est lui qui l’a envoyé dans les camps. Vassyl Stous y serait parti malgré tout, mais c’est M. Medvedtchouk qui l’y a envoyé. Cet homme est donc mouillé depuis des années. Et il s’en est bien tiré, puisqu’il est devenu multimilliardaire.

L’opération que vous évoquez est une honte républicaine. Une honte ! M. Pozzo di Borgo, si je ne m’abuse ancien sénateur, a organisé une rencontre pour donner la parole devant des personnes dont certaines étaient là par hasard, dont M. Petit.

La propagande russe a toujours une double utilisation, à l’égard des Occidentaux – que le public soit large ou étroit – et à l’égard du public russe. C’est le cas des votes organisés à l’Assemblée nationale pour ou contre les sanctions européennes. Quand vous organisez un tel vote, il n’a aucun poids, si ce n’est qu’en Russie, on montrera que les députés français sont contre les sanctions. C’était le cas dans l’opération que vous évoquez. Je pensais qu’il s’agissait d’exercer une influence sur des députés. Mais apparemment, la plupart des députés qui étaient présents n’étaient pas au courant. La cible n’était pas non plus le grand public, qui n’était pas non plus au courant. L’objectif était de montrer que M. Medvedtchouk, millionnaire en Ukraine détenant plusieurs chaînes de télévision de propagande pro-Kremlin, était au Sénat. Si j’avais été présidente de l’Ukraine, ma première action aurait consisté à fermer les chaînes de télévision pro-Kremlin ! Elles ont été maintenues, diffusant de la propagande en ukrainien et en russe.

Cette rencontre au Sénat a été organisée alors qu’un orage planait sur la tête de M. Medvedtchouk, d’autant qu’un livre consacré au procès de Vassyl Stous a été publié. C’est de la manipulation, du détournement d’institution républicaine, visant à affirmer en Ukraine et en Russie que MM. Medvedtchouk et Rabinovitch, qui défendent les intérêts des Russes prétendument persécutés, ont une audience au Sénat français. J’appelle cela du détournement. Du public a été invité pour remplir la salle. Les organisateurs ont fait du détournement d’institution républicaine.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Vous avez indiqué que le Dialogue franco-russe est « un peu plus que cela ». Que vouliez-vous dire ?

Mme Cécile Vaissié. Je suis favorable aux cercles qui rassemblent des hommes d’affaires. Cela a été rappelé, j’ai d’abord étudié à l’ESSEC. Je n’ai donc pas de scrupule à considérer qu’il est bon de faire du commerce. Mais placer un général du KGB à la tête du Dialogue franco-russe donne une certaine couleur.

Prenons l’exemple d’Alexandre Troubetskoï, grand nom de l’histoire russe. Dans un ouvrage de mes collègues russes émigrés Andreï Soldatov et sa femme Irina Borogan, dont je recommande tous les écrits, il est clairement écrit qu’Alexandre Troubetskoï a toujours travaillé avec les Soviétiques. On retrouve la notion de continuité. Un ancien de la diaspora russe blanche m’a affirmé que tout le monde savait que Troubetskoï travaillait avec le KGB soviétique il y a déjà trente ans ! Je crois que je ne peux pas être traînée en justice pour les propos que je tiens ici.

Et voilà M. Troubetskoï placé comme directeur général du Dialogue franco-russe : Les réseaux du KGB s’activent pour développer les affaires, pouvoir se servir et développer des rencontres. Les avez-vous vus ? Je les suis. Si vous voulez savoir quels sont les réseaux du Kremlin, regardez le planning des réunions du Dialogue franco-russe. Certaines sont consacrées à l’art. Jusque-là, je pensais que ce domaine y avait échappé. Vous y retrouvez les anciens des services, y compris français. Un récent intervenant travaille avec la soi-disant spécialiste de géopolitique de M. Zemmour. Les Russes de l’immigration parlent des « rencontres de l’ambassade ». Elles sont complètement orientées, pro-Poutine et pro-Kremlin. Elles ne donnent pas la parole à tout le monde.

Je le regrette. Avant la guerre, j’aurais aimé qu’une association fasse du business et développe des liens. Ce n’est pas le cas, en tout cas pas seulement.

Certaines personnes sont certainement entrées dans le Dialogue franco-russe en considérant qu’il fallait y être, tout comme certaines personnes contactaient la chambre de commerce franco-russe, avant la guerre, en pensant qu’elle les aiderait à accéder au marché russe. Ce n’était pas que cela.

Certaines personnes sont infréquentables. Or elles étaient nombreuses dans ce Dialogue franco-russe.

Mme Mireille Clapot (RE). Vous avez beaucoup parlé d’influence. Je voudrais aborder davantage le sujet de l’ingérence. D’une part, que pouvez-vous dire des entreprises avec des capitaux russes en France ? Cela a été peu documenté, mais il en existe. D’autre part, que pensez-vous de l’influence sur les élections, qui est une forme d’ingérence à mes yeux ? La Russie a-t-elle eu une action sur le résultat d’élections locales ?

Mme Cécile Vaissié. Je pense que la Russie n’a pas joué sur le résultat des élections en France, contrairement à d’autres pays comme les États-Unis, où c’est documenté.

Je vous invite à consulter M. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, directeur de l’IRSEM, l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire. Avant de produire une étude sur l’influence chinoise, il a conduit un excellent travail sur la façon dont la Russie a essayé de s’ingérer dans l’élection présidentielle française de 2017.

J’avais bien conscience, en écrivant mon livre, que plusieurs candidats entretenaient des liens étroits avec les cercles de M. Poutine. Différents partis étaient concernés. Vous l’avez dit, et vous n’avez pas tort. Le Rassemblement national est allé chercher un prêt à Moscou auprès de gens infréquentables – Mme Le Pen était ravie de se faire photographier avec M. Poutine. Mais il faut aussi mentionner les excellentes relations de M. Fillon – dont on se demandait qui lui payait ses pantalons –, qui s’était rendu au congrès de Valdaï avec M. Poutine, ou encore les discours pro-Poutine de M. Mélenchon. La question de l’ingérence russe s’est posée pour ces élections.

L’excellente étude de M. Vilmer montre comment, à la dernière minute, lors du débat de l’entre-deux-tours, Marine Le Pen a lancé une information qu’elle ne pouvait avoir que parce qu’il y avait eu une action de hackers sur le mouvement La République marche. C’est documenté. Toutefois, il est démontré que cela n’a pas joué. Dans d’autres pays, WikiLeaks a été utilisé par les services russes. Je ne dispose pas d’indications montrant que cela a joué, en France.

S’agissant de l’influence économique et des entreprises ayant des capitaux russes, la France se situe heureusement loin derrière d’autres pays. En Grande-Bretagne, avant que ce pays ne se réveille, il y avait beaucoup plus de capitaux russes investis. Je ne parle pas de la Géorgie, où des villes entières appartiennent à des Russes. En Tchéquie aussi, bien que ce pays soit très remonté, actif et vigilant, des villes entières, des entreprises de tourisme et des hôtels appartiennent à des Russes. En France, ce n’est pas le cas. Je ne dis pas – et je ne le pense pas – qu’un Russe désireux d’investir dans une entreprise ou de créer sa propre entreprise est nécessairement un agent du Kremlin. Une réflexion devra être conduite, en France et en Europe, sur la façon d’intégrer les émigrés qui arrivent massivement de Russie. Regardez combien de personnes fuient ce pays : c’est une bonne indication de l’état dans lequel il se trouve.

De nombreux émigrés sont honnêtes et souhaitent créer leur entreprise. La Lituanie refuse désormais de leur accorder la nationalité et de leur permettre de faire des affaires. L’Europe occidentale a tout intérêt à réfléchir à cette question. Comme citoyenne, je ne veux plus voir des personnes richissimes qui ont pillé les richesses de leur pays acquérir des châteaux dans notre pays. Je comprends bien qu’à Courchevel on les adore, ou que les commerçants de la Côte d’Azur les adulent. Mais ce sont des sources de problèmes. Ce sont des agents de corruption.

Allez discuter avec des Niçois de la cathédrale et des églises russes orthodoxes de Nice. Des Français depuis trois générations gèrent des églises russes dans la continuité de ce qu’ont fait leurs parents, leurs grands-parents et leurs arrière-grands-parents émigrés après la révolution, pour maintenir un lien avec leur culture et leur identité. J’ai bien suivi cette affaire, à Nice : ces Français se font fait agresser comme des chiens, notamment par l’ambassade de Russie. L’ambassadeur, M. Orlov, se déplaçait en personne. On leur a fait un procès. On les a menacés. Mais ils n’étaient pas de force à résister. Ils n’en avaient pas les moyens. Souvent, ce sont des personnes âgées – et elles s’occupent d’une église, ce n’est donc pas l’agressivité qui les caractérise. C’est ainsi que la Fédération de Russie a réussi à récupérer la cathédrale de Nice, dans la violence et dans le scandale, et a voulu prendre le magnifique cimetière russe. Il existe des enjeux symboliques et financiers autour des cimetières. Un prêtre a fait sauter le verrou du cimetière ! Dans quel monde est-on ? Même la presse russe s’en est fait l’écho. Les Français descendants d’émigrés ont affiché une pancarte où il était inscrit : « Ce n’est pas la Crimée ici, le cimetière n’est pas le vôtre ! » Cela paraît du détail, mais cela crée du stress et du malheur chez des Français qui se demandent pourquoi ils ne sont pas défendus face aux ingérences agressives de la Russie. Je pourrais vous raconter des cas très précis. Ils sont documentés. Vous trouvez tout sur internet. Des personnes de la paroisse russe s’en occupent.

Ce sont des symboles. C’est une façon de s’ancrer en France et de contrôler les Russes qui se rendent sur la Côte d’Azur, car on ne dit pas tout à fait la même chose dans les églises du patriarcat de Moscou et dans celles de l’émigration. Il existe de nombreux conflits à ce sujet.

Des rumeurs circulent quant à l’influence et à l’ingérence que pourraient exercer sur nos élus les oligarques russes – mais aussi ukrainiens et ouzbeks – qui se trouvent sur la Côte d’Azur. Il faut les exploiter. Je ne peux pas en dire plus car je n’ai pas regardé de près, mais des rumeurs circulent, notamment au sujet des églises.

Mme Mireille Clapot (RE). Vous avez dit que, durant le débat l’opposant à Emmanuel Macron entre les deux tours de l’élection présidentielle, Marine Le Pen disposait d’informations qui, selon toute probabilité, avaient dû lui être communiquées à la suite d’un hacking russe sur les mails de La République en marche. Est-ce exact ?

Mme Cécile Vaissié. Je vous renvoie à l’enquête de M. Vilmer. Je l’ai entendu exposer les résultats de cette enquête à Prague, où se tenait une rencontre entre les personnes travaillant sur la propagande et l’ingérence. Je parle à partir de mes souvenirs et je crains de me tromper, c’est pourquoi je vous invite à aller lire son enquête. Tout y est.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je respecte votre travail d’universitaire et votre exposé introductif sur l’état de la corruption en Russie était très intéressant. Parfois, toutefois, j’observe un changement brutal. De nombreux éléments sont sourcés, à partir d’enquêtes conduites par vous ou par vos collègues – enquêtes de terrain et retours d’expérience. Mais parfois, vous fonctionnez par capillarité. Vous considérez que puisque des problèmes ont été prouvés dans d’autres pays d’Europe centrale, ils pourraient y en avoir en France. Vous ne l’avez pas fait pour l’élection présidentielle, indiquant que des ingérences ont été constatées aux États-Unis et dans d’autres pays, mais pas en France. On peut aussi estimer, comme l’ont fait certaines auditions, rassurantes de mon point de vue, que la démocratie française et nos institutions nous protègent, tout comme le mode de financement électoral, nos services de renseignements et le principe de transparence instauré depuis plusieurs années à l’Assemblée nationale, au Sénat et au Parlement européen.

Ce n’est pas parce que cela se passe mal ailleurs que cela se passe nécessairement mal partout. Il faut être vigilant. C’est d’ailleurs l’objet de cette commission. Nous auditionnons différentes personnes, de manière totalement libre. Vous avez ainsi pu tenir tous les propos que vous souhaitiez. Mais nous devons établir des faits. Il se peut que vous ayez des inquiétudes ou des intimes convictions mais parfois, il me semble que vous procédez par capillarité en faisant des associations de noms troublantes.

Je prendrai mon propre exemple. Vous évoquiez la contestation des sanctions contre le régime russe depuis l’annexion de la Crimée. Je ne conteste pas toutes les sanctions. Je ne conteste pas les sanctions bancaires ou relatives aux puces et au matériel stratégiques. Elles sont justifiées et elles fonctionnent. Mais mon analyse consiste à considérer que certaines sanctions favorisent le régime russe. Il faut être factuel et appliquer la même rigueur pour tous les sujets. Je ne les conteste pas parce que je les trouve terribles pour la France ou parce qu’il faut continuer à faire des affaires avec la Russie, mais parce que j’estime qu’elles renforceront le régime russe. Par contre-sanction, celui-ci pourra créer un régime agricole comme après les sanctions de 2014. J’ai ainsi les témoignages d’agriculteurs normands dont on a acheté le savoir-faire, permettant au régime russe de créer une filière agricole qu’il n’avait pas, ou à tout le moins de la renforcer.

Finalement, je me retrouve accusé de critiquer les sanctions, alors que la critique que j’ai toujours faite est que certaines sanctions favorisaient le régime russe. Il faut faire une différence entre les raisonnements par capillarité et l’analyse académique détaillée. Quel est votre sentiment en la matière ? Je n’ai, à aucun moment, voulu défendre le régime russe.

Mme Cécile Vaissié. Je ne connais pas vos positions concernant les sanctions. Je n’ai pas voulu vous mettre en cause, pas plus que des personnes autres que celles dont j’ai sciemment cité les noms.

Certains peuvent sincèrement aimer Vladimir Poutine, ou intellectuellement considérer que certaines sanctions sont efficaces ou inefficaces. Je sais, pour y avoir travaillé, que vous aurez – tout autant que la justice – énormément de mal à prouver que des propos ont été tenus parce que de l’argent a été versé ou parce que des cadeaux ont été offerts. D’une part, ce n’est pas le cas de tout le monde. D’autre part, les transactions ne se font pas sur les comptes bancaires habituels.

J’admets que l’on ait des positions différentes des miennes, a fortiori quand je ne peux pas prouver qu’elles résultent d’une influence. En revanche, regarder ce qui se passe dans d’autres pays n’est pas un manque de rigueur académique. Face à une situation opaque, avec une variété d’acteurs aux motivations différentes, allant des plus sincères et affectives jusqu’aux plus cyniques et intéressées, l’on aurait tort de ne pas regarder ce qui se passe à l’extérieur en considérant que si les Russes essaient d’acheter des journalistes ailleurs, je ne vois pas pourquoi ils n’essaieraient pas en France.

Certes, nos institutions sont là pour nous protéger de ce type d’action. Mais les journées que nous venons de vivre indiquent qu’il existe de réelles fragilités dans la société française – que je ne mets pas sur le compte du Kremlin. Le rapport des Français avec leur classe politique est délicat – vous en serez d’accord avec moi, monsieur le président. Sans entrer dans les détails, car ce n’est pas notre sujet, je suis frappée par le manque de confiance. Certes, nos institutions et notre République fonctionnent. Mais, pour avoir suivi ce qui s’est passé en Grande-Bretagne avec le Brexit ou ce qui s’est passé en Ukraine, je puis affirmer que la situation peut très vite basculer. Certes, ce qui se passe à l’étranger n’arrive pas nécessairement en France, mais se draper dans l’idée que nos institutions et notre liberté d’expression nous protègent serait nier la dégradation du débat public et du rapport aux institutions et aux autorités. Je n’ai jamais vu un tel degré d’agressivité et de haine dans la parole publique. La France est fragile. Cette fragilité n’est pas créée par le Kremlin. Elle est interne. Mais certains ont démontré que des ingérences du Kremlin ont eu lieu en Grande-Bretagne pour provoquer le Brexit. Je regarde ce qui se passe chez mes voisins, et j’estime que nous ne sommes protégés contre rien du tout. Un grand nombre de Français sont allés à l’école et croient pourtant que la Terre est plate.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie, madame Vaissié, pour le temps que vous avez accordé à notre commission. Si vous souhaitez apporter des compléments de réponse que vous estimez ne pas avoir eu le temps de développer, vous pouvez les envoyer par écrit. Je les transmettrai à l’ensemble des commissaires. Je vous souhaite une bonne soirée et une bonne continuité dans vos recherches et vos travaux.

Mme Cécile Vaissié. Je vous remercie. Je vous souhaite à tous du courage et de l’énergie. Votre commission me paraît très utile. Inversement, si vous avez d’autres questions à me poser, n’hésitez pas à me contacter.

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Puis la commission entend M. Nicolas Tenzer, président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (CERAP).

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons M. Nicolas Tenzer, président et fondateur du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (CERAP).

Spécialiste de philosophie politique et observateur de la vie politique française et des relations internationales, vous avez pris des positions fortes au sujet des conflits armés qui ont affecté l’Europe et le Moyen-Orient. Nous serons heureux de bénéficier de votre éclairage à propos de l’évolution de la nature et de l’intensité des ingérences étrangères, mais aussi des menaces qui pèsent sur les libertés académiques et sur la crédibilité des think tanks.

Compte tenu du développement des chaînes d’information en continu et du changement de mode d’organisation des débats publics, le rôle des experts ou des personnalités liées à ces centres de réflexion est de plus en plus important. Il convient donc d’en connaître le fonctionnement en toute transparence, de protéger la liberté d’opinion des personnes qui y travaillent pour éclairer l’opinion publique et de veiller à ce qu’elles ne soient pas gênées par des tentatives d’ingérence étrangère.

Avant de vous céder la parole, je rappelle que l’article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Nicolas Tenzer prête serment.)

M. Nicolas Tenzer, président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (CERAP). J’observe les questions internationales depuis une trentaine d’années, avec un intérêt particulier pour l’ex-bloc soviétique, le Moyen-Orient, la Syrie et la Chine. À l’occasion de plusieurs rapports que j’ai remis au Gouvernement il y a plusieurs années, je me suis penché sur les stratégies d’influence et de contre-influence, en particulier depuis 2011, date du début du conflit en Syrie et de la répression organisée par le régime d’Assad contre son peuple, avec le soutien de l’Iran et de la Russie, celle-ci étant intervenue militairement à partir de l’automne 2015. Depuis le début de la guerre, il y a neuf ans, avec l’invasion du Donbass et l’agression contre la Crimée, j’ai mesuré de près les différents types d’influence. Plutôt bien documentée, celle-ci concerne aussi de nombreux autres pays comme des États du Golfe, l’Azerbaïdjan et la Turquie, certains diffuseurs de propagande pouvant embrasser plusieurs causes en même temps, fussent-elles contradictoires.

Bien qu’ayant, avec d’autres, tiré la sonnette d’alarme durant nombre d’années, le risque d’ingérences étrangères me semble avoir été largement sous-estimé, sous-évalué, minimisé. Malgré des signes forts, les pouvoirs publics se sont peu mobilisés.

Les raisons pour lesquelles des personnes deviennent des agents ou des porteurs d’influence sont multiples : d’abord l’idéologie, les convictions, voire l’innocence ou la naïveté ; ensuite des intérêts directs, avec une rémunération à la clé, certains étant payés pour propager des récits avantageux en faveur de puissances étrangères, en particulier la Russie ; enfin un intérêt lié à une entreprise. Des personnes travaillant pour des entreprises étrangères, surtout quand elles sont contrôlées par l’État où liées à lui, peuvent avoir un intérêt direct à soutenir le régime qui les héberge, les contrôle ou les commande. D’autres peuvent être soumises au kompromat, c’est-à-dire à la menace d’un État étranger de faire des révélations sur la vie privée, non seulement sur des relations interpersonnelles mais aussi sur l’usage de drogue, sur des comportements illicites ou sur l’existence de certains trafics. J’ajoute que, pour des personnes disqualifiées dans leur propre pays, l’ingérence peut devenir une source de rémunération unique car elles auraient du mal à s’y reconvertir dans un métier « normal ».

J’évoquerai successivement les modes usuels d’influences étrangères, les difficultés juridiques et des pistes d’action ou de recommandations.

Le premier mode d’influence est la reprise systématique de récits du pouvoir russe, éventuellement pour des raisons financières. On distingue la propagande dure et la propagande douce. La propagande dure est visible. Elle est le fait de personnes – ayant parfois acquis la nationalité russe – qui diffusent depuis la Russie toutes les informations fausses et invraisemblables possibles : les nazis jouent un rôle à Kiev, le régime d’Assad n’a jamais lancé d’attaque chimique contre son peuple, la Russie n’a fait que répondre à une attaque ukrainienne, l’OTAN a tiré la première…

Cependant, bien avant le 24 février 2022, une propagande douce, plus perverse, s’est exprimée : nous n’approuvons certes pas la guerre lancée par M. Poutine mais considérons donc nos propres erreurs, tout n’est pas blanc ou noir, le gouvernement ukrainien n’est pas exempt de tout reproche, la poursuite des livraisons d’armes à l’Ukraine aggravera les souffrances du peuple ukrainien, il n’y a jamais que des solutions diplomatiques, les solutions militaires ne sont pas possibles, etc. J’en ai fait une longue liste dans des articles que je tiens à votre disposition. À entendre répéter ce type de récit, on peut penser que ceux qui les profèrent sont possiblement compromis.

Le deuxième mode, facilement repérable mais difficile à démontrer, est l’influence directe auprès de dirigeants amenés à prendre des décisions, voire des non-décisions, sur de grands sujets de politique étrangère, notamment sur les relations avec des puissances étrangères, non seulement la Russie mais aussi la Chine, la Syrie, l’Azerbaïdjan, la Turquie ou certains États du Golfe. Comment démontrer que des personnalités, ancien Premier ministre, ancien ministre ou personnalité influente ayant un accès direct à tel ou tel président de la République, tel ou tel Premier ministre, tel ou tel ministre, agissent par intérêt après avoir été fortement sollicitées ou uniquement par conviction, ce qui est de droit dans un pays de liberté ? Dans certains cas, des éléments convergents conduisent à penser qu’à tout le moins, une investigation est utile.

Le troisième mode d’influence consiste à déstabiliser un pays pour le compte d’une grande puissance. L’Union soviétique avait l’habitude d’appuyer « là où ça fait mal » et c’est encore plus vrai pour la Russie en raison de l’effet amplificateur d’internet, des réseaux sociaux et de la multiplication des sources d’information. La Russie a amplifié des mouvements divers – dont elle n’était pas à l’origine – comme les Gilets jaunes, le mouvement « antivax », les protestations contre le passe sanitaire, le mouvement anti-migrants Pegida, en Allemagne, Occupy Wall Street, voire Black Lives Matter, aux États-Unis, ainsi que le Brexit. Des enquêtes montrent que les anciennes chaînes du Kremlin mais aussi d’autres relais sont intervenus. Dans une société très conflictuelle, fracturée, parfois défiante, ces pouvoirs sont tentés d’accentuer tout ce qui crée des tensions, du dissensus, de l’angoisse, et introduit la confusion entre dictature et démocratie. On se souvient de la phrase ironique de Vladimir Poutine sur l’état des prisons en France après un rapport du contrôleur général. Même si les nôtres ne sont pas exemplaires, l’état et les pratiques des prisons russes n’ont rien de comparable. Quand, à propos du passe sanitaire, des personnes disent que nous sommes entrés dans une dictature sanitaire ou que le régime actuel est une dictature, on brouille le sens des mots pour relativiser ces véritables dictatures que sont la Russie ou la Chine populaire. La propagande russe consiste non à faire croire à une réalité fausse mais à semer la confusion entre le vrai et le faux.

Le quatrième mode d’influence est le soutien à des personnalités ou à une campagne politique, ou inversement, ce qui est préoccupant, le relais de fausses informations ou la divulgation d’éléments relatifs à des personnalités supposées moins favorables. On pourrait citer les Macron Leaks et le rapport de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, alors directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), les e-mails de Mme Clinton qui ont fuité pendant sa campagne, des histoires invraisemblables rapportées sur son compte, sur des membres de son équipe et sur le parti démocrate américain. Lors de la campagne de Donald Trump en 2016, compte tenu du système électoral américain, certains États ont pu basculer suite à des campagnes de dénigrement.

Le cinquième et dernier mode d’influence est la création d’officines, de sites internet, de faux nez, de faux think tanks, de fausses organisations et de fausses ONG développant des récits très favorables au Kremlin, relayés par les réseaux sociaux. Des organes de presse manifestement acquis à Moscou diffusent alors ces récits de propagande. Sur Tweeter, des sites d’information ou de « réinformation » mêlent la météo, un fait divers ou un accident de la route avec des narratifs très favorables au Kremlin. J’ajoute que la visibilité de ces sites n’est pas évidente alors qu’elle l’était pour Russia Today ou Sputnik.

J’en viens aux aspects juridiques.

Une personnalité qui tente d’influencer une autorité se livre à ce que l’on appelle un trafic d’influence passif, infraction punie par trois articles du code pénal. Si une personne susceptible d’influencer une autorité publique française entretient de forts liens avec la Russie, signe des contrats importants avec des entreprises russes, s’exprime dans le cadre d’une conférence organisée par un fonds russe, il est possible de se demander si ce n’est pas en échange d’une rémunération, ce qui est difficile à démontrer. Des enquêtes sont lancées par le parquet national financier mais il est toujours délicat de trouver un rapport de causalité.

En cas d’intelligence avec une puissance ennemie, autre délit, voire crime, il est difficile de trouver un critère d’incrimination pénale. Si l’article 411-5 du code pénal le définit explicitement comme « le fait d’entretenir des intelligences avec une puissance étrangère, avec une entreprise ou organisation étrangère ou sous contrôle étranger ou avec leurs agents, lorsqu’il est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation », la rédaction de l’article 410-1 du code pénal définissant les intérêts fondamentaux de la nation, qui est très large, mériterait d’être précisée.

En outre, dans la majorité des cas, travailler pour une puissance étrangère ne constitue pas un délit. Si vous êtes retraité de la fonction publique, ancien parlementaire ou ancien ministre, vous pouvez parfaitement faire du lobbying, de la communication, du conseil pour un État étranger ou une entreprise directement ou indirectement placée sous son contrôle. Nos instruments juridiques ne permettent pas d’appréhender parfaitement le cas de certaines personnes qui agissent en faveur d’une puissance étrangère, ce qui est un vrai problème.

Les enquêtes indépendantes menées par des journalistes ou des personnalités de la société civile, des membres de think tanks ou d’ONG, sont compliquées en raison des risques judiciaires encourus. J’ai été l’objet de quatre plaintes de la part de deux sources différentes, une entité directement liée à l’État russe et une personnalité qui propageait des récits dans la droite ligne du Kremlin et du régime d’Assad. J’ai gagné ces procès, dans un cas en première instance, dans l’autre en première instance et en appel. L’un m’a été intenté par l’ancienne chaîne Russia Today France, l’autre, par Olivier Berruyer, patron du site Les crises, lesquels avaient d’ailleurs le même avocat. Olivier Berruyer a lancé des attaques contre une série de personnalités, dont Mme Vaissié, que vous avez auditionnée. De même, Russia Today a formulé une douzaine d’accusations. Après ces affaires, rendues largement publiques, surtout la deuxième, par une tribune publiée dans Le Monde, des journalistes, notamment freelance – ceux qui travaillent pour de grands médias sont en général couverts – m’ont dit qu’ils n’osaient plus écrire ou engager des enquêtes sérieuses. L’objectif recherché par ces personnes physiques ou morales était ainsi atteint, car un procès est coûteux et les juges français accordent peu de compensations ou de dommages-intérêts. Dans le premier cas, M. Berruyer a été condamné à payer deux fois 2 000 euros – somme qui ne représente pas grand-chose, tout en étant exceptionnelle –, mais dans le cas de Russsia Today, aucune des personnes relaxées, dont moi, n’a reçu la moindre indemnité. Les menaces ont donc un effet dissuasif. On m’a dit et on a dit à d’autres : si vous parlez publiquement de nos liens supposés avec une puissance étrangère, nous vous attaquerons – ce qui est coûteux, prend du temps et pas très agréable.

Enfin, l’extension de la législation sur le secret des affaires soulève un problème d’accès aux sources de certains consultants. Nous aurions tout intérêt à lever quelques interdictions.

Je terminerai par sept pistes d’action possibles.

Premièrement, il importe de connaître les personnes qui travaillent dans des pays tels que la Russie, la Syrie, la Chine, la Turquie, l’Azerbaïdjan ou les États du Golfe, afin de repérer les entités ou personnes physiques qui relaient la propagande. Cela ne veut pas dire qu’elles sont coupables ou agissent pour de l’argent, puisque leurs activités peuvent être parfaitement légales et qu’elles peuvent être motivées par des convictions ou une idéologie, mais des sources d’information ouvertes ne sont pas totalement exploitées. Cela vaut pour des journalistes, des leaders d’opinion et d’anciens fonctionnaires civils et militaires qui diffusent régulièrement des informations favorables à une puissance étrangère.

Déjà, en 2016, j’avais suggéré au Gouvernement d’organiser une structure interministérielle de recueil d’informations et d’investigation ouverte à des lanceurs d’alerte, comprenant le coordonnateur national du renseignement, la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la direction générale des finances publiques (DGFIP) – laquelle possède des dossiers fiscaux –, mais aussi les douanes, la police nationale, une cellule spécifique au sein du ministère des affaires étrangères et d’autres ministères, tout ceci dans le cadre d’une coopération internationale. Il ne s’agit pas de condamner mais de repérer. En cas de paiement en argent liquide, c’est plus difficile mais le fisc dispose de moyens de recoupement. Certaines indications, tel qu’un montage financier complexe, éveillent le soupçon puisque la plupart de ces personnes ne reçoivent pas directement de l’argent du Trésor public russe, chinois ou azéri, mais par le truchement de montages financiers appuyés sur des cascades de sociétés et de rémunérations. La sur-rémunération de certains travaux peut être un autre indice.

Deuxièmement, il faut de la transparence. Si l’on sait qu’une personnalité contracte régulièrement avec une société étrangère, nous devrions savoir « d’où elle parle ». Il est difficile, pour l’administration, de le déterminer mais le développement des enquêtes journalistiques favoriserait une telle clarification.

Troisièmement, toujours par souci de transparence, un texte législatif devrait prévoir que tous les think tanks, ONG et médias doivent faire état de leurs sources de financement sur leur site ou par écrit. Quand des think tanks ont travaillé ou noué des partenariats financiers importants avec des entités situées en Russie, chacun doit en connaître les sources. Cela ne veut pas dire que de telles pratiques sont interdites, mais cette transparence permettrait de mieux comprendre sinon les ingérences étrangères, du moins les discours venant de l’étranger. Un des grands problèmes que soulèvent les ingérences, c’est leur caractère dissimulé. Quand les choses sont volontairement occultées, le risque d’ingérence est grand.

Quatrièmement, il devrait être possible d’interdire bien plus strictement les conflits d’intérêts potentiels. Une loi américaine en cours d’examen prévoit l’interdiction, pour les anciens responsables politiques et administratifs, anciens ministres, présidents, élus, mais également pour les anciens fonctionnaires civils et militaires, de travailler pour le compte d’une puissance étrangère, soit globalement – restriction peut-être excessive –, soit pour certains pays. Je mesure la complexité d’en définir le périmètre : hors Union européenne, hors Alliance atlantique, hors Conseil de l’Europe ? On peut en discuter car certains pays ne soulèvent évidemment aucun problème. Un ancien ministre ou un ancien fonctionnaire peuvent fort bien conseiller une entreprise agricole suédoise, mais il n’en va pas de même quand un ancien responsable des services de renseignement anime une émission régulière sur Russia Today. Que des officiers généraux ou d’anciens hauts fonctionnaires soient invités régulièrement pour évoquer le dialogue franco-russe, toujours dans le même sens, cela me gêne.

Cinquièmement, il faudrait protéger les lanceurs d’alerte, en particulier lorsqu’ils travaillent sur de potentiels cas d’ingérence. La Commission européenne et la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Mme Dunja Mijatović, ont fait des propositions visant à dissuader la partie attaquante. Si un jugement montre le caractère illicite ou non fondé des poursuites, les auteurs doivent être condamnés à des dédommagements substantiels, voire à des amendes civiles en cas de procédures répétées, dites procédures bâillons ou Strategic Lawsuits Against Public Participation (SLAPP). Dans les deux cas précédemment cités, la volonté de déstabiliser plusieurs personnes de manière régulière et répétée était manifeste. C’est pourquoi les personnes attaquées devraient bénéficier d’une protection judiciaire améliorée et de la prise en charge des frais de procédure. En outre, une formation des juges sur les tentatives d’ingérence par des entreprises ou des États étrangers me paraît souhaitable.

Sixièmement, il convient d’étendre le champ de l’illégalité du trafic d’influence. Aujourd’hui limité au cas où une personne parlerait à une autorité supérieure de l’État, responsable des domaines régaliens, principalement le Président de la République et quelques ministres, une extension à la prise de parole publique serait un premier progrès. Quand des gens sont payés par une puissance étrangère pour reprendre ses narratifs sur des médias – véritables ou sociaux –, il s’agit d’une forme d’influence déguisée. L’article 435-2 du code pénal vise également l’influence auprès des organisations internationales, donc des assemblées parlementaires internationales. On se souvient du « Qatargate » au Parlement européen, et, il y a quelques années, du « Caviargate », au sein de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, avec les actions d’influence menées par l’Azerbaïdjan.

Ce champ devrait également être étendu à la législation relative à l’intelligence avec l’ennemi. Un toilettage ou une actualisation des textes pourraient faciliter l’incrimination lorsque sont en jeu des intérêts nationaux, européens ou liés à notre politique étrangère, tels que clairement explicités à l’article 410-1 du code pénal. Si l’on désignait tel État agresseur commettant des actes de nature terroriste comme État terroriste ou sponsor du terrorisme, l’intelligence avec l’ennemi changerait de nature. Pourquoi considérer différemment des organisations comme Daech, Al-Qaïda et la Russie de Poutine ? La différence – toutes ces organisations représentant un mal absolu – c’est que la Russie de Poutine a tué davantage de civils. Un tel dispositif affinerait la réglementation et la rendrait plus répressive.

Septièmement, nous pouvons tirer profit pour l’ordre juridique interne de la réglementation sur les sanctions adoptées dans le cadre de l’Union européenne. Lorsqu’il serait démontré qu’un tel a reçu indirectement, à travers une cascade de sociétés et de financements, de l’argent d’une société ou de l’État russe, ce qui est totalement exclu par les sanctions adoptées, il devrait pouvoir être directement incriminée.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La suggestion que vous avez émise en 2016 faisait-elle suite à des difficultés rencontrées lors des élections américaines ou avant les élections françaises ?

M. Nicolas Tenzer. C’était avant l’élection française et sans rapport avec le processus électoral. J’avais observé que des personnes manifestement liées au Kremlin, au régime d’Assad ou aux deux diffusaient des récits dangereux pour notre sécurité nationale.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Si le groupe Rassemblement national a utilisé son droit de tirage pour demander la création de cette commission d’enquête, c’est précisément parce que les soupçons d’ingérence étrangère, les ingérences avérées ou les influences agressives – pour ne pas se limiter aux ingérences difficiles à établir en raison de leur caractère secret et occulte – sont un poison pour notre démocratie, notre souveraineté – y compris économique – et la bonne information de nos concitoyens. Dans d’autres pays, des ingérences ont mené non seulement à la corruption des processus démocratiques ou des grands arbitrages économiques, mais elles ont aussi conduit des électeurs à suspecter leurs décideurs, jugés « tous pourris », d’où un effondrement du lien de confiance des citoyens à l’égard de leurs dirigeants, mais aussi des responsables économiques exerçant une influence sur leur vie et pouvant, au même titre que les décideurs politiques, avoir des comptes à rendre à la population dans des situations de monopole ou de services économiques vitaux.

Comment expliquez-vous que les autorités françaises n’aient pas donné suite à votre proposition et que de grandes institutions n’aient pas été chargées de lutter contre les ingérences, en particulier dans le processus démocratique ? Même si, après le scandale Cahuzac, des améliorations ont été constatées, les réponses demeurent distinctes alors que la coordination des services de sécurité, de l’autorité judiciaire, des institutions fiscales ou parallèles aux services fiscaux permettrait d’identifier plus facilement les personnes ou les institutions compromises. Pourquoi la réponse globale de nos démocraties, en particulier de la démocratie française, n’est-elle pas à la hauteur de la menace ?

M. Nicolas Tenzer. Pour trois raisons.

D’abord, les pouvoirs publics, à la différence de certaines administrations, n’avaient pas toujours conscience du risque d’ingérences étrangères, lesquelles ont donc été très sous-estimées. Je suis de ceux qui alertent sur la nature du régime russe depuis au moins le début des années 2000. En 2005, plus encore en 2008, 2011, 2014, les gouvernants, ministres, élus, responsables politiques, responsables académiques ou de think tanks, les journalistes ont minimisé la situation. Des amis m’ont parfois reproché une certaine exagération mais, après le 24 février 2022, ils ont reconnu que ce n’était pas le cas. J’aurais préféré avoir tort.

Ensuite, les services de sécurité se concentraient sur la menace islamiste radicale. Leurs effectifs n’étant pas indéfiniment extensibles, la Russie est passée au deuxième plan.

Enfin, des personnes pouvaient s’inquiéter de ce genre d’investigation poussée. Certaines auraient pu se trouver dans le collimateur, sans d’ailleurs que cela conduise à une incrimination pénale. La présence profonde des intérêts russes, étatiques, économiques ou d’influence au sein de l’État français, globalement et au sein de certaines administrations, pouvait contrarier un tel processus. Trop de personnes, de partis, de tendances politiques diverses pouvaient se sentir concernés, aucun camp politique n’échappant à une telle présence. Nous avons donc fait preuve à l’égard de la Russie d’une attitude lénifiante, injustifiée et même coupable à travers diverses tentatives de rapprochement, ce qui a conduit à fermer les yeux sur certaines pratiques, y compris de la part de ceux qui en avaient été directement victimes. Cela explique aussi l’hésitation ou la pusillanimité pour lancer ce genre d’enquête. Avant le 24 février, quelqu’un me confiait que l’on voyait très bien les obstacles. Je ne suis pas sûr qu’ils aient complètement disparu.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les services se sont certes concentrés sur la lutte contre l’islamisme mais, notamment depuis l’affaire Cahuzac, des moyens existent. À mon sens, ils ne sont pas suffisants mais leur coordination aurait été possible.

M. Nicolas Tenzer. Si je devais hiérarchiser les raisons pour lesquelles cela ne s’est pas fait, la réticence ou l’absence de volonté de savoir arriverait largement en tête. Pour approfondir la connaissance des réseaux russes, il fallait plus de moyens mais l’expertise de certaines personnes, dont certaines auditionnées par votre commission, aurait pu en effet être sollicitée. Dans le processus décisionnel français, une telle coordination des services doit être voulue au plus haut niveau et assurée par le coordonnateur national du renseignement, dont c’est quand même le travail.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans le dernier processus électoral, les accusations d’ingérence ont visé principalement les partis d’opposition. Je ne dis pas que les think tanks n’ont pas une vision exhaustive de ces phénomènes ni que cela ne concerne que la famille politique que je représente. Il fut un temps où M. Mélenchon était accusé d’être la voix du Venezuela ; d’autres ont été visés en raison de leurs prises de position sur la situation au Tibet. Toutefois, par définition, les personnes habilitées à organiser une telle coordination sont au pouvoir et non dans l’opposition. J’entends que l’on puisse adresser des critiques aux forces d’opposition, mais comment expliquer que l’on ne parle pas de ces réticences lors des phases électorales aiguës ? Compte tenu de la menace d’ingérence évoquée à juste titre dans le débat public, pourquoi les mesures prises ne sont-elles pas à la hauteur ?

M. Nicolas Tenzer. J’ai peu parlé des ingérences dans la vie politique, faute d’éléments. J’observe et je lis beaucoup mais je n’ai pas d’informations ou d’avis de première main, même si je pense qu’un certain nombre de camps et de partis politiques soutiennent ou ont soutenu un peu plus fortement que d’autres la Russie de Poutine. La propagande ou les ingérences visent à entraver l’action, à faire en sorte que rien ne soit fait. Un parti politique peut être certes un vecteur pour des puissances étrangères mais il est bien plus intéressant pour elles de toucher directement des personnes ayant un pouvoir décisionnel. Des personnes qui n’appartiennent pas à des familles politiques ou qui sont peu marquées politiquement peuvent avoir servi de relais. Il suffit de lire les déclarations de certaines personnalités, que je peux évoquer sans problème. Des personnalités « mainstream » ou classiques tiennent des discours très favorables à la Russie.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pourriez-vous en dire un peu plus les concernant ?

M. Nicolas Tenzer. M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères qui, dit-on – je n’ai pas pu le vérifier –, a une certaine influence, tient régulièrement, depuis de nombreuses années, des discours favorables à la puissance russe ; il se situe plutôt dans le camp de la non-intervention en Ukraine, de la critique de l’OTAN et des États-Unis. M. Hubert Védrine a répondu sept fois à l’invitation de la chaîne Russia Today France. Il s’est exprimé sur la chaîne ThinkerView, dont le patron faisait partie des personnes reçues par M. Lavrov à Paris lors d’une visite en marge du Forum de Paris sur la paix de 2019, avec M. Berruyer, M. Bercoff et d’autres. Deux anciens Premiers ministres, M. Raffarin et M. de Villepin, expriment des positions assez favorables à l’endroit de la Chine et de la Russie. L’ancien Président de la République Nicolas Sarkozy prononce des déclarations très favorables à la Russie et a signé d’importants contrats avec des sociétés russes. Il a parlé, pour une somme assez intéressante, devant un fonds souverain russe. Toutes ces informations sont publiques. Elles ont été divulguées par deux articles du Monde et de Libération, et le parquet national financier a ouvert une enquête à ce sujet. Plus au centre, indépendamment de Mme Le Pen ou de M. Mélenchon, M. Chevènement tient depuis longtemps des propos très favorables à la Russie. Ce sont souvent des discours mesurés mais il est intéressant de noter que M. Védrine a également fait une conférence à l’ambassade de Chine en France pour célébrer le centième anniversaire du parti communiste chinois, ce qu’il est d’ailleurs parfaitement libre de faire.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Des sources ouvertes et moins ouvertes font état de l’existence, en France et peut-être plus massivement dans d’autres pays européens, de réseaux russes relayant des éléments de langage et des positions du Kremlin, même si, depuis l’agression de l’Ukraine par la Fédération de Russie, certaines antiennes ont été mises en sourdine. S’il existe, en France et ailleurs, une stratégie de regroupement, de coordination et d’association de familles politiques orchestrée par tel ou tel cénacle proche du Kremlin ou tel ou tel oligarque proche de Vladimir Poutine, elle concerne davantage les formations et partis politiques de la droite extrême ou de l’extrême droite que les démocrates-chrétiens, par exemple. Que savez-vous de l’action de M. Malofeïev, qui graviterait dans l’orbite intellectuelle et politique de Vladimir Poutine, et des moyens financiers dont il dispose, peut-être à travers le projet de réunion de mouvements politiques de droite extrême et d’extrême droite en Europe ?

M. Nicolas Tenzer. Les réseaux européens d’extrême droite sont puissants mais il faut bien se rendre compte que Malofeïev est aussi un gangster. Les personnes mises en avant dans le régime de Poutine entretiennent des liens avec le crime organisé et la mafia, comme en atteste Les hommes de Poutine, remarquable ouvrage de Catherine Belton, ancienne correspondante à Moscou du Financial Times. Lié à des mouvements suprémacistes blancs américains, à la mouvance Bannon ou au mouvement QAnon, Malofeïev a essayé de les fédérer.

Des partis d’extrême droite ont en effet soutenu la Russie : l’AfD, en Allemagne, le mouvement de Salvini en Italie et celui de Berlusconi, même si celui-ci ne peut être qualifié d’extrême droite. C’est également le cas en Estonie, où le parti d’extrême droite EKRE a été battu aux dernières élections législatives, en Hongrie, en République tchèque, en Slovaquie, en Bulgarie. Une internationale fortement encouragée par le Kremlin se dessine ; elle est composée de personnalités qui soutiennent des discours de rapprochement avec la Russie ou visant à laver les crimes de la Russie ou du régime d’Assad. En France, M. Mariani en est un exemple, mais il en existe d’autres. Je vous invite à examiner la composition des délégations qui ont rencontré régulièrement des responsables du régime d’Assad ou qui se sont rendues en Crimée occupée illégalement : un ancien parlementaire, M. Myard, l’ancien sénateur Pozzo di Borgo, un membre du parti socialiste, M.  Bapt. Les personnalités concernées sont diverses.

Des chaînes liées à l’extrême droite sont également très présentes sur ce terrain. TV Libertés défend toujours la Russie. M. Asselineau et M. Dupont-Aignan, membre de votre commission, malheureusement absent aujourd’hui, et M. Philippot se positionnent clairement en ce sens. Le soutien à la Russie se conjugue souvent avec la critique des mesures sanitaires, à la critique anti-vaccin et au climatoscepticisme. Une telle conjonction apparaît sur les réseaux Twitter et Facebook et dans de faux médias comme France-Soir, qui est complotiste. C’est aussi le cas de certaines émissions de Radio Courtoisie, proche de l’extrême droite, et d’autres encore. Dans l’émission qu’il anime sur Sud Radio, André Bercoff, très favorable à la Russie, donne la parole à des complotistes ou à des affabulateurs. J’ai oublié le nom d’une personne invitée sur cette chaîne, vivant maintenant en Russie, qui répandait des nouvelles invraisemblables sur le Donbass.

Le site Omerta est également très lié à l’extrême droite. Régis le Sommier, le directeur de sa rédaction, est très clairement de ce bord. Omerta est un peu un annuaire, comme le Dialogue franco-russe. L’Observatoire franco-russe, situé en Russie et lié à la chambre de commerce franco-russe, est un organe de propagande douce bien connu, qui défend les thèses du Kremlin et qui se montre très actif s’agissant de la levée des sanctions. Y siègent des personnes qui défendent des théories parfois « limites ».

D’autres personnalités présentes sur des chaînes plus classiques font partie de cette nébuleuse. Prenez la liste des personnes invitées par le Dialogue franco-russe : à côté de personnalités d’extrême droite comme M. Mariani et M. Gentillet, on trouve M. Pozzo di Borgo ou l’industriel Jean-Pierre Thomas. Faites la liste des personnes invitées et souvent rémunérées par Russia Today ! Toutes ne sont pas nécessairement des agents pro-russes mais certaines, régulièrement invitées, le sont. À côté de cas extrêmes et bien connus comme ceux de Philippe Migault et de Xavier Moreau, désormais établis en Russie et liés au site Strapol, il y a beaucoup de gens beaucoup moins visibles.

À l’époque où il était ambassadeur de Russie en France, M. Orlov tenait table ouverte et recevait certaines personnalités. Certains disaient – je n’ai pas pu le vérifier mais d’aucuns l’affirment, forts de certains éléments – qu’il y avait toujours avantage à assister à ces déjeuners ou dîners. Il n’invitait pas que des politiques ou des fonctionnaires, tant s’en faut, mais aussi des universitaires ou des membres de think tanks.

M. le président Jean-Philippe Tangy. Pourquoi dites-vous que M. Le Sommier, que j’ai croisé un jour sur le plateau de CNews, a des liens avec l’extrême droite ? Cela ne saute pas aux yeux.

M. Nicolas Tenzer. J’ai lu des enquêtes montrant qu’il soutient des thèses globalement proches de l’extrême droite. Je ne sais pas s’il est membre d’un parti politique mais son orientation me paraît assez claire, ce qui n’est pas un facteur incriminant en tant que tel.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. En tant que président, j’essaie, dans la mesure du possible, de pouvoir disposer de sources certaines. Ce n’est pas une accusation mais je vous demande en l’occurrence d’être plus précis, comme je le fais lors de chaque audition.

M. Nicolas Tenzer. Je retrouverai la source.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Volontiers.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Le site Omerta est dirigé par Charles d’Anjou, dont les relations sont connues.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Qui est Charles d’Anjou ?

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je n’ai pas vocation à répondre aux questions que vous posez mais M. Tenzer nous en dira peut-être plus sur lui, sur Xavier Moreau et sur d’autres.

M. Nicolas Tenzer. Je n’ai pas d’informations originales et publiques concernant Charles d’Anjou. Des articles ont détaillé son parcours, ses liens avec la Russie, ses prises de position. Les thèses de Xavier Moreau et Philippe Migault sont connues, mais ce ne sont peut-être pas les personnalités les plus nuisibles. Leurs perspectives sont extrêmes – j’ai toutes les raisons morales et politiques de les condamner – mais des influences discrètes, souterraines, moins visibles, sont beaucoup plus invasives, précisément parce qu’on y prend moins garde.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Les interférences et les ingérences de la Russie dans la vie démocratique française peuvent-elles affecter la justice et les magistrats ?

M. Nicolas Tenzer. Je n’ai pas relevé d’influence directe de la Russie sur des magistrats. Je ne peux soupçonner tel ou tel magistrat d’être fortement lié à la Russie, alors que je ne dirais pas la même chose de certains anciens fonctionnaires, militaires ou civils.

Les attaques contre des personnalités, dont moi-même, ont un effet sur le fonctionnement de la justice et sur l’intégrité de notre République. Quand la justice est instrumentalisée et que des magistrats n’ont pas mesuré l’arrière-fond géopolitique de la question, ils peuvent essayer de trancher de manière neutre comme dans un procès en diffamation intenté par une minorité : les Arméniens en 1915, les Juifs en 1942 ou les Tutsis en 1994, qui reprochaient à leurs accusateurs des crimes abominables. Les juges, qui ne sont pas des historiens, ne peuvent pas décider en fonction de critères historiques. Quand je dis quelque chose sur la Russie face à un adversaire qui dit tout autre chose, ce n’est pas au magistrat de dire la vérité, et cela peut avoir un effet potentiellement délétère sur la justice elle-même.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Nous regrettons de ne pas vous avoir reçu avant l’audition d’une personne dont le nom ressort assez souvent dans votre bouche et celle de Mme Vaissié.

Pourriez-vous revenir sur les invitations marquantes du Dialogue franco-russe ?

M. Nicolas Tenzer. Des personnes sont invitées à s’exprimer dans ce cadre soit ponctuellement, comme Pierre de Gaulle, qui a donné récemment une interview, soit régulièrement, comme Alain Juillet, ancien directeur des services de renseignement, qui avait d’ailleurs son émission sur Russia Today. Un consultant comme M. Conesa était également invité régulièrement sur cette chaîne. Des médias sont plus friands de certaines personnalités, parfois écartées des médias principaux. Certains ont table ouverte sur CNews sans que leur appartenance réelle soit toujours indiquée. M. Gentillet, membre du bureau ou du conseil d’administration du Dialogue franco-russe, est présenté comme avocat, mais les journalistes ne disent jamais qu’il est membre d’une instance importante de cette organisation. Il a le droit de dire ce qu’il veut et de faire valoir ses points de vue, mais la transparence commande d’indiquer ses affiliations, indépendamment des aspects éventuels liés à une rémunération, ce qui est encore différent.

Mme Mireille Clapot (RE). Je suis députée de la Drôme et la principale ville de ma circonscription est Valence. Olivier Amos, conseiller municipal du Rassemblement national, ingénieur dans la tech, ex-auditeur de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), conseiller régional, est parti pour la Russie en mars 2021, pour « fuir la France de la pensée unique et la tyrannie sanitaire » et fonder un réseau social indépendant. Chacun peut consulter son profil sur le site LinkedIn, où il continue de publier des propos selon lesquels la Russie est un pays beaucoup plus libre que la France, où il peut exprimer ses opinions, assez contraires à la politique française actuelle. Ce monsieur est libre de les exprimer mais une telle situation est-elle susceptible d’éveiller l’attention de la justice française ?

M. Nicolas Tenzer. Je ne connais pas ce cas particulier. Cette personne a-t-elle envie de rentrer en France ? Si elle veut vivre en Russie, voire acquérir la nationalité russe, c’est son choix. S’il s’agit uniquement, de la part de quelqu’un qui n’est plus élu, d’exprimer une opinion favorable à la Russie, de donner des arguments, de défendre ce pays et de répandre des mensonges sur son pays d’origine, cela n’est pas répréhensible. Si cette personne était en France, percevait une rémunération et si des appels à l’insurrection participant à une volonté de déstabilisation étaient fortement sollicités par une puissance étrangère, l’article du code pénal précédemment évoqué sur l’intelligence avec l’ennemi pourrait s’appliquer.

Mme Mireille Clapot (RE). Je précise que le cas de ce monsieur n’est pas aussi extrême.

En France, les élections nationales ou locales ont-elles pu faire l’objet d’ingérences étrangères ?

M. Nicolas Tenzer. Je n’ai pas d’informations de première main sur le sujet, mais d’après le rapport de l’IRSEM sur les « MacronLeaks », des éléments d’ingérence me paraissent avérés. Des intérêts russes ont-ils interféré localement pour répandre des calomnies ou de fausses informations sur tel ou tel candidat ou avantager tel ou tel autre ? Je n’ai pas d’éléments me permettant de le conclure. Est-il possible que des frais de campagne aient été pris en charge, parfois indirectement, par des sociétés étrangères, notamment russes ? J’ai lu dans la presse quelques éléments qui vont dans ce sens sans pouvoir toutefois les vérifier, mais c’est tout à fait pensable. Je suis plus attentif aux discours. Je repère les gens qui tiennent certains propos, élus, personnalités politiques, chercheurs, universitaires, personnalités membres de think tanks, mais je ne suis ni enquêteur ni journaliste d’investigation.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans cette commission d’enquête, je me suis étonné de la non-utilisation de l’article du code pénal relatif à l’intelligence avec l’ennemi. C’était déjà le cas pour des djihadistes ou des personnes soupçonnées d’en être et des personnalités religieuses ou parareligieuses tenant des discours violents. D’ailleurs, lors de la campagne de 2017, plusieurs forces politiques ont évoqué l’utilisation de cet article.

Vous avez parlé, à juste titre, du trafic d’influence passif. Sans trahir le contenu des auditions, dont une partie est à huis clos, plusieurs responsables d’institutions françaises nous ont fait part de la difficulté d’invoquer l’article du code pénal sur l’intelligence avec l’ennemi, d’une part parce qu’il est difficile d’établir les faits, d’autre part parce que les peines prévues sont si lourdes qu’elles soulèvent un problème de proportionnalité. Entendez-vous ces arguments ? Considérez-vous, comme moi, que les peines prévues correspondent à la gravité des faits ? Faut-il revoir l’échelle des peines afférentes au trafic d’influence passif et à l’intelligence avec l’ennemi ?

M. Nicolas Tenzer. La difficulté d’établir les faits ne me paraît pas un bon argument. Si l’on se donne les moyens d’investigation, si on en a la volonté et que l’on renforce les critères d’incrimination pénale pour les personnalités ayant exercé des fonctions publiques, élus ou fonctionnaires, l’établissement des faits est plus facile.

Je comprends l’effroi que peut susciter un risque de confusion entre des collaborateurs occasionnels et des personnes entièrement complices, plongées jusqu’au cou dans l’intelligence avec l’ennemi, à l’instar de membres de la Milice pendant l’Occupation. La proportionnalité des peines est nécessaire, quitte à catégoriser les cas en prévoyant qu’un tel est passible d’une peine et qu’un autre l’est d’une peine plus élevée. Je n’ai pas mentionné les articles spécifiques aux cas de trahison concernant des agents publics en fonction.

De même a-t-on intérêt à définir plus précisément le trafic d’influence et à l’étendre aux prises de parole qui ne relèvent pas de l’influence directe auprès de personnalités mais qui sont adressées au grand public par le biais des médias généraux et des réseaux sociaux. L’arsenal que j’ai esquissé, visant à assurer la transparence, l’exposition et le dévoilement des ressources, est de nature à résoudre une partie du problème.

Est-il normal qu’un ancien haut fonctionnaire français, ancien président d’une école prestigieuse, préside Huawei Technologie France ? Cela paraît politiquement et moralement impensable.

M. le président Jean-Philipe Tanguy. S’agissant des conflits d’intérêts, des « pantouflages », etc., je suis étonné que nous ne disposions pas d’une liste mentionnant les pays auxquels il serait possible de proposer par exemple des prestations de conseil. Nous savons fort bien qui sont nos alliés et qui ne le sont pas. Des traités caractérisent l’état des relations diplomatiques, les alliances ou les non-alliances. À défaut d’une liste « négative » de pays hostiles, on pourrait établir une liste de pays reconnus comme alliés, qu’ils soient signataires d’un traité comme le traité de l’Union européenne, qu’ils soient, comme la Suisse, la Norvège et le Royaume-Uni, membres d’instances européennes liées à l’Union européenne ou qu’ils soient membres de l’OTAN.

M. Nicolas Tenzer. J’ai fait état de cette importante difficulté. Par souci de rigueur, je préférerais une interdiction générale, applicable aux anciens hauts fonctionnaires civils et militaires ou aux personnalités ayant été dépositaires de l’autorité publique.

Une alliance avec la France ou l’appartenance aux trois institutions que vous avez citées me semblent constituer de bons critères, qui peuvent être combinés avec d’autres. Doit-on interdire à un responsable français de travailler pour une société japonaise ou de Corée du Sud ? À l’inverse, est-il acceptable qu’une personnalité, ancien haut fonctionnaire ou ancien élu, travaille pour une société de sécurité ou liée à la défense, quand bien même il s’agirait de démocraties comme les États-Unis, Israël ou le Canada ? Est-il raisonnable ou souhaitable qu’un ancien militaire, général deuxième section, conseille une grande société d’armement israélienne qui était récemment sur la sellette ?

La question se pose également pour des États qui ont agressé un allié. Nous ne sommes pas en guerre avec la Russie, comme le répète le Président de la République – d’ailleurs, on ne déclare plus la guerre –, mais nous sommes moralement et politiquement en guerre, même si nous ne le sommes pas militairement. Par analogie avec la « loi Magnitski », le critère de violation régulière des droits de l’homme par certains régimes doit être pris en compte. Tel est le cas de la Russie mais, aussi, de la Corée du Nord, de la Turquie, de la Chine, de la Syrie. Comment le faire de manière juridiquement parfaite, sans encourir le risque de voter une loi que le Conseil constitutionnel pourrait juger non conforme ? La question se pose, mais ne rien faire est un alibi trop facile.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Les hauts fonctionnaires sont soumis à une commission de déontologie. Elle est certes imparfaite mais la réflexion est en cours, dans cette maison et dans d’autres, afin de parfaire les critères déontologiques pour ceux qui, parmi eux, souhaitent commencer une nouvelle carrière.

L’agression russe de l’Ukraine a mis à mal la possibilité, pour le Kremlin, de trouver des relais de propagation de ses messages en direction du personnel politique, même s’ils sont loin d’avoir disparu, comme nous l’avons vu sur des plateaux de télévision ou des blogs. Vous avez fondé et vous continuez à animer et à diriger le site Desk Russie, que j’engage toute personne qui s’intéresse à l’actualité en Russie et aux enjeux politiques à visiter régulièrement. Fort de votre expertise et de votre recul, pensez-vous que la Russie est passée de la propagande douce à une propagande plus agressive ?

M. Nicolas Tenzer. La commission de déontologie, me semble-t-il, se réunit lorsqu’un ancien haut fonctionnaire passe dans le secteur privé ou exerce des activités privées deux ou trois ans après sa cessation de fonctions. S’il le fait cinq ans après, par exemple, je ne crois pas que la commission de déontologie se prononce. Or tel est souvent le cas.

Je suis en effet le cofondateur de Desk Russie, dont j’ai quitté la direction il y a deux semaines pour des raisons d’emploi du temps tout en restant membre du conseil d’administration de l’association qui le gère. Je suis heureux d’avoir contribué à lancer ce média avec sa directrice de la rédaction, Galia Ackerman. Il a su trouver sa place.

Certaines actions que nous avons évoquées sont toujours en cours : la Russie déstabilise, appuie « là où ça fait mal », pousse les mouvements de contestation, répand la discorde. On ne voit plus guère certains propagandistes ardents sur les chaînes classiques de télévision mais la propagande n’a pas disparu, encore moins la propagande douce. Certains diffusent de très doux récits – il faut faire la paix avec la Russie, il ne faut plus armer l’Ukraine, il faut engager rapidement des négociations de paix   ou font mille reproches à l’Union européenne ou à l’OTAN. C’est le discours d’Henri Guaino, d’Arno Klarsfeld – lequel a été désavoué par sa famille –, du petit-fils du général de Gaulle, de militaires et d’autres intervenants dans les médias. Quasiment plus personne, sauf en Russie ou sur des chaînes extrêmes ou de petits blogs, ne reprend le discours de propagande du genre : « l’Ukraine est responsable », « la Russie n’a rien fait ». L’action, toutefois, est devenue plus subtile.

Au début de la guerre, un ancien général, patron du renseignement militaire français, a même dit qu’il ne fallait pas armer l’Ukraine car cela ne ferait qu’augmenter les souffrances du peuple ukrainien. Ce discours, que je juge un peu nauséeux, relève de la propagande. Ce général a été membre d’une officine qui répand les narratifs pro-russes et pro-Assad, le Centre français de recherche sur le renseignement, fondé par un certain Éric Denécé. Intéressez-vous aux membres de son conseil d’orientation ou, mieux, à ceux qui, voyant que ce n’était pas très présentable, en ont démissionné ! Nous assistons parfois à des opérations de blanchiment de réputation, comme pour les résistants de juin 1944. Certains essaient d’effacer les traces de leurs interventions sur Russia Today ou Sputnik. Ceux qui observent la situation depuis longtemps savent qu’après avoir tenu des discours un peu plus modérés, ils reprendront le même ton qu’autrefois si les choses évoluent dans un certain sens.

Faisons attention aux récits que des personnalités éminentes reprennent sans le vouloir. Lorsqu’il a reçu M. Poutine à Brégançon, en 2019, le Président de la République a repris l’expression « l’Europe de Lisbonne à Vladivostok » au lieu de celle, plus classique et mieux connue, de « de l’Atlantique à l’Oural ». Or cette phrase a été forgée par Alexandre Douguine, un des pères de l’eurasisme, et Vladimir Poutine l’a reprise pour intituler un article publié en 2010 dans le journal allemand, le Süddeutsche Zeitung. Le Président de la République ne savait certainement pas d’où venait cette expression, mais pourquoi l’a-t-il utilisée ? De même, il a évoqué « les peuples frères » en parlant de la Russie et de l’Ukraine, formule constitutive de la propagande russe, ce que sait tout Ukrainien ou toute personne qui a étudié l’histoire. Pourquoi le Président de la République a-t-il utilisé ces termes ? Je n’ai pas de doute quant à sa position vis-à-vis de la Russie mais l’apparition involontaire de tels éléments troublants illustre la pénétration de ces discours auprès de cercles qu’on ne peut suspecter d’affinité avec le régime russe.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je suis très réservée sur ce que vous venez de dire. Je ne confonds pas ceux qui, « à l’insu de leur plein gré », se font les idiots utiles de la propagande du Kremlin, et le chef de l’État.

M. Nicolas Tenzer. J’ai seulement voulu montrer comment ces formules nuisent à notre image et à notre politique étrangère. Plus que le premier exemple, l’expression caractéristique « peuples frères » a été très mal ressentie et incomprise par nos alliés ukrainiens. Néanmoins, il n’est absolument pas douteux que le Président ne s’était pas rendu compte de la portée de ses propos.

Je suis attentif aux récits sur la Syrie, la Chine et d’autres pays, à la manière dont ils s’inscrivent dans le débat public. Cette propagande douce soulève de graves problèmes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Il convient de distinguer ce qui relève de l’ingérence hostile et de l’opinion, bonne ou mauvaise, dût-elle nuire à notre politique étrangère. La propagande allemande ou des puissances de l’Axe ne suffit pas à expliquer des prises de position qui ont conduit à des catastrophes nationales. Celles-ci s’expliquent également par des analyses infondées ou fantasmatiques, comme Marc Bloch et d’autres historiens l’ont montré.

La propagande douce est difficile à établir. Les élites européennes, depuis les Lumières, s’interrogent sur la situation européenne ou non de la Russie et sur celle d’autres pays aux frontières de l’Europe et de l’Asie. La formule que vous avez citée dépasse la personne d’Alexandre Douguine. C’est lui faire bien grand honneur... Quand j’étais étudiant à Sciences Po, qui n’est pas une officine russe, on nous enseignait des concepts qui, aujourd’hui, n’ont plus cours sur la culture à l’est de l’Ukraine ou sur les peuples russophones qui seraient étrangers à la Russie. La vision du monde de M. de Villepin n’a quant à elle jamais varié, me semble-t-il. Il est donc difficile de distinguer ce qui relèverait d’une propagande douce, d’une sorte de taqîya, pour reprendre un mot que l’on a appris à connaître, et ce qui relève de la liberté d’opinion, de courants politiques anciens, à gauche ou à droite, et même au centre puisque vous avez cité M. Pozzo di Borgo. Ce n’est pas parce que l’on assiste à une rupture de l’ordre international que les partisans de ces courants politiques changent d’avis.

M. Nicolas Tenzer. Certains intellectuels, professeurs, universitaires, experts de la Russie, ont commis quelques confusions. La « grande culture russe », pourtant plus récente que les cultures française, italienne, britannique, germanique et même ukrainienne, a parfois aveuglé certains esprits. Un romantisme « rose » a parfois envahi les meilleurs d’entre eux, qui ont confondu la « Russie éternelle », comme disait le général de Gaulle – lequel, contrairement à la légende, n’était pas tendre avec l’Union soviétique – avec les pratiques réelles du pouvoir russe.

De plus, une forme de naturalisme politique tend à prendre en compte l’existence d’une âme russe, voire d’une âme slave. Ce discours, y compris sur l’âme française ou l’âme allemande, est porteur de récits de légitimation niant la réalité profonde du régime. Les gens qui ont discuté avec la Russie pendant des décennies imaginaient qu’ils traitaient avec une entité immuable. Or Raymond Aron a rappelé combien la politique russe aurait été fort différente s’il n’y avait pas eu d’Union soviétique. Sans l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, qui n’était pas fatale, la politique russe aurait également été très différente.

Derrière ces discours, la propagande est toujours là. Les discours répétés par des personnalités différentes, en France et dans d’autres pays, comportent un certain nombre de constantes, ce qui finit par constituer un faisceau d’indices. Pourquoi certaines d’entre elles, anciennes personnalités politiques éminentes ou qui ont signé des contrats importants avec des entités russes, chinoises ou azéries, tiennent-elles un même discours de légitimation ? Elles peuvent certes le faire par conviction, mais si elles s’expriment suite à des incitations financières ou par crainte de perdre des contrats, le problème est plus sérieux et l’on peut dès lors envisager une présomption de proximité ou d’ingérence, laquelle doit être vérifiée.

Mme Anne Genetet (RE). La nuance entre influence et ingérence est difficile à percevoir. Les ingérences relèvent, si j’ose dire, du système des poupées russes. Quelqu’un élabore un récit construit, aux objectifs précis. Le pouvoir russe, ainsi, vomit sur notre modèle, le voue aux gémonies et cherche à nous diviser. Néanmoins, il n’agit pas nécessairement de manière directe. Il nous est donc difficile de faire le lien avec une véritable action déterminée et volontaire d’ingérence visant à nous détruire. Lorsque nous avons des difficultés pour établir des faits, n’en déduisons pas qu’il n’y en a pas.

M. Nicolas Tenzer. C’est pourquoi il importe que le groupe de travail que j’ai évoqué se nourrisse de l’avis d’experts dans des domaines très différents : universitaires, spécialistes des questions stratégiques, think tanks. Il est par ailleurs toujours possible de se tromper. Je pense à quelqu’un qui exerçait des fonctions importantes et qui a tenu pendant longtemps un discours très accommodant vis-à-vis de la Russie par pure conviction, ce qui ne soulève aucun problème. J’ai quelques doutes sur d’autres personnes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous souhaitez la plus grande transparence dans le financement des think tanks. Les représentants de ces centres de réflexion, de plus en plus présents sur les chaînes d’information, incarnent une nouvelle forme d’expertise dans le débat démocratique. En période électorale, un expert appartenant à un think tank lié à des puissances étrangères ou à des intérêts étrangers ayant pignon sur rue – et pas nécessairement hostiles  peut fort bien donner son avis, par exemple sur la politique énergétique, et prendre position sur un candidat ou une candidate. Dans la tradition française, quelqu’un qui serait tributaire d’un financement quelconque ne peut pas se positionner en tant que citoyen, même de bonne foi, en faveur de tel ou tel. Dans le cas contraire, il y a un risque de confusion entre le point de vue de l’expert et celui du citoyen, fût-il éclairé et informé. Pour les représentants de think tanks ayant un lien avec l’étranger, comment distinguer ce qui relève de la prise de parole d’un expert et d’une position politique ?

M. Nicolas Tenzer. Il convient de distinguer une prise de position individuelle et une prise de position exprimée dans le cadre d’un think tank. Si M. X prend position dans le débat politique français en soutenant tel candidat ou en critiquant tel autre, il ne me paraît pas souhaitable qu’il publie un éditorial sur le site d’un think tank étranger. Pour qui intervient à titre personnel sur une chaîne de télévision, il me semble de bonne politique de demander que le think tank auquel il appartient ne soit pas mentionné. Les citoyens savent très bien que tel responsable de think tank est plutôt à gauche et tel autre plutôt à droite. Le problème est toujours de savoir « d’où l’on parle ».

Les think tanks peuvent être parfaitement transparents. J’ai fait inscrire dans les statuts de l’association gestionnaire de Desk Russie que nous répondrions à toute demande concernant nos financements – réduits, au demeurant. Les think tanks financés par des industries, y compris étrangères, doivent le dire. J’ai été successivement membre du directoire, trésorier et président de l’institut Aspen France. Totalement indépendant des États-Unis sur un plan financier, il était lié à une maison mère qui n’avait d’ailleurs aucune activité dans le domaine international ou stratégique. Celle-ci, aux États-Unis, dispose de financements colossaux : un budget de fonctionnement de 200 millions d’euros et un fonds de dotation de plus de 1 milliard. La séparation est totale entre les donateurs et les membres du board of trustees, le conseil d’administration. Certains donateurs pèsent individuellement 1 milliard de dollars ; d’autres, à titre personnel, ont fait des chèques de 30 millions ! La gouvernance de certains think tanks américains prévoit une totale absence d’interférence entre les financeurs et les responsables exécutifs des programmes. Si les think tanks se développent en France, il faudra ériger des « murailles de Chine » entre les différents organes de gouvernance. Les gens peuvent s’exprimer mais pas au nom de leur think tank.

 

La séance s’achève à vingt et une heures quarante.


Membres présents ou excusés

 

Présents. – Mme Mireille Clapot, M. Laurent Esquenet-Goxes, Mme Anne Genetet, Mme Constance Le Grip, M. Thomas Ménagé, M. Kévin Pfeffer, M. Aurélien Saintoul, M. Jean-Philippe Tanguy.

Excusé. – M. Charles Sitzenstuhl.