Compte rendu

Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français

 Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Maurice Ripert, ambassadeur de France. 2

– Présences en réunion................................30

 

 


Jeudi
30 mars 2023

Séance de 15 heures 30

Compte rendu n° 23

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Jean-Philippe Tanguy,
Président de la commission

 


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Jeudi 30 mars 2023

La séance est ouverte à quinze heures trente.

(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)

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M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous avons le plaisir de recevoir M. JeanMaurice Ripert, ambassadeur de France.

Vous le savez, monsieur l’ambassadeur, nous cherchons à cerner la réalité des faits d’ingérence ou d’influence hostile de puissances étrangères dans la vie politique et économique française et dans les relais d’opinion. Or vos déclarations, le 19 septembre 2022, sur la chaîne télévisée LCI, évoquaient des faits potentiellement si graves qu’un de nos collègues a fait un signalement au procureur de la République. Pour sa part, le groupe du Rassemblement national a exercé le droit de tirage permettant à chaque groupe politique de créer une commission d’enquête par session parlementaire pour chercher à clarifier la question des ingérences et des soupçons d’ingérence dans la vie politique française, ces poisons menaçant nos démocraties.

Le 19 septembre 2022, vous avez dit que, lorsque vous étiez ambassadeur en Russie, entre 2013 et 2017, « personne n’ignorait qu’un certain nombre d’hommes et de femmes politiques français d’un certain bord venaient [à Moscou] et ne repartaient pas les mains vides ». Nous souhaitons que vous explicitiez ces propos qui contribuent à entretenir un soupçon sur tout ou partie de la classe politique : qui était concerné par ces accusations ? Qui faut-il entendre par « personne n’ignorait » ?

Parce que vous avez été en poste en Russie, puis à Pékin de 2017 à 2019, nous souhaitons aussi vous entendre témoigner de ces expériences et des politiques d’influence et d’ingérence menées par les régimes russe et chinois à l’égard de la France. Enfin, nous aimerions connaître votre opinion de décideur sur la capacité de notre démocratie à résister aux ingérences ou aux tentatives d’ingérences.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Maurice Ripert prête serment.)

M. Jean-Maurice Ripert, ambassadeur de France. Je vous remercie d’avoir demandé à m’entendre à propos des ingérences étrangères. Ce sujet d’une extrême importance a été à mon sens trop longtemps ignoré, ou en tout cas minoré, et je me réjouis que la représentation nationale s’y attache. Je précise que je ne suis pas un décideur mais un fonctionnaire à la retraite. Mes seules activités depuis septembre 2019 consistent à présider des associations et des ONG s’occupant de développement, notamment de protection des droits humains, en particulier ceux des filles. Par ailleurs, je représente l’État à France Médias Monde et au comité éthique et scientifique du service chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) dont je sais que vous avez entendu le directeur, tout comme vous avez entendu le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Je n’ai donc que des activités bénévoles, ne suis en rien un décideur, et j’ai observé pendant deux ans au moins une diète médiatique presque totale, respectant ainsi les règles de l’éthique.

Je m’attendais évidemment à votre première question. Vous avez cité correctement une déclaration que j’ai faite un dimanche soir à LCI. Peut-être n’ai-je pas totalement maîtrisé le conditionnel, mais je maintiens les propos que j’ai tenus. Vous voulez savoir à qui je pensais en parlant d’« hommes et de femmes politiques d’un certain bord ». S’agissant de la Russie, il s’agit de représentants de l’ancien parti Front national. En disant « personne n’ignorait », je n’implique évidemment pas la planète : je dis simplement que le sujet des ingérences de Moscou, en tout cas de ses assez fortes activités d’influence, était un sujet de discussion entre ambassadeurs, en particulier entre ambassadeurs de l’Union européenne. Ce sujet nous préoccupait et nous nous demandions comment être le mieux armés pour en rendre compte à nos autorités et pour contribuer éventuellement, dans nos fonctions sur place, à la lutte contre ces tentatives d’influence, malignes ou pas. Je faisais donc référence à plusieurs ambassadeurs de l’Union européenne.

J’ai tenu ces propos après qu’un certain nombre de faits avaient été rendus publics. Je me contenterai à cet égard de rappeler les déclarations de l’actuel président de la République lors de la campagne électorale, notamment pour ce qui touchait au prêt obtenu par le Front national auprès d’une banque tchéco-russe, évidemment avec l’aval du Kremlin et des autorités russes. Tout cela est connu et public.

Je me réfère aussi aux déclarations faites face à la caméra, au mois d’octobre 2022, pendant l’émission Complément d’enquête de France 2, par M. Jean-Luc Schaffhauser, ancien député du Front national au Parlement européen. Je n’ai pas le verbatim de ses déclarations, mais il a dit à peu près : « Vladimir Poutine ne s’y est pas opposé, sinon il n’y aurait pas eu de prêt. Bien sûr, j’ai déjà vu Vladimir Poutine ; était-ce en présence de Marine Le Pen ? Je ne vous le dirai pas. La Russie a besoin d’alliés, elle en recherche. Pour Vladimir Poutine, le prêt, alors que l’Occident fait la guerre à la Russie, était une façon d’enfoncer un coin et de soutenir un mouvement qui ne s’est pas opposé à elle. La Russie conduit ses intérêts. J’ai été un intermédiaire, bien entendu j’ai traité au plus haut niveau – “au plus haut niveau”, a-t-il répété en faisant un geste illustratif –; j’ai été l’intermédiaire dans ce prêt. » Le journaliste qui l’interrogeait a alors dit : « Vous auriez touché à cette occasion entre 140 000 et 450 000 euros selon les sources, et vous êtes visé à ce titre par une enquête du parquet national financier. ». À quoi M. Schaffhauser a répondu : « Cela date de 2016, je n’ai pas de nouvelles. » Face à la caméra, il n’a donc pas nié avoir touché une commission pour négocier et obtenir ce prêt.

Enfin, et je m’arrêterai là car l’énumération deviendrait fastidieuse, je vous renvoie à la déclaration faite par le directeur du service du renseignement intérieur allemand, M. Thomas Haldenwang, lors d’une audition publique au Bundestag le 2 novembre dernier. Ma maîtrise de la langue allemande est imparfaite, mais vous pouvez retrouver sa déclaration sur le site du Bundestag. Parlant des structures de financement des partis pro-russes, il expliquait : « Il est difficile pour nous d’avoir une vue d’ensemble, parce que nous n’avons pas les outils légaux pour le faire » – la deuxième partie de la phrase est intéressante. M. Haldenwang poursuit : « Nous pouvons donc recueillir des impressions ponctuelles, et notre impression ponctuelle est que par le passé des hommes politiques de différents partis se sont parfois rendus à Moscou et ne sont certainement pas revenus les mains vides. »

J’ai donc été assez affirmatif, je le reconnais, mais je portais un jugement personnel ; comme le directeur du service du renseignement allemand faisait part de ses impressions, j’ai fait part des miennes et dis quel était mon sentiment. Je n’en ai évidemment pas la preuve, je l’ai d’ailleurs dit sur un autre plateau de télévision. En aurais-je eu la preuve que j’aurais signalé ce fait au procureur de la République au titre de l’article 40 du code de procédure pénale, mais je ne l’ai pas. Pourquoi ? Un ambassadeur est assis dans son bureau, il est sur le terrain, il voit des gens, mais il ne va pas à l’aéroport, surtout à Moscou où six ou sept vols venus de France se posent chaque jour, interpeller tous les Français qui arrivent pour leur demander ce qu’ils viennent faire. D’une part ce serait illégal, d’autre part il ne revient ni aux ambassadeurs ni au personnel des ambassades de faire cela. Se rendre à Moscou n’était pas illégal lorsque j’étais ambassadeur, non plus que rencontrer des autorités russes. Ce que font les hommes et les femmes politiques, les représentants d’associations, les directeurs d’entreprise, les influenceurs, les médias dans le bureau des autorités russes qu’ils rencontraient, je ne pouvais le savoir que lorsque j’étais associé aux entretiens.

J’ai été ambassadeur pour la France mais aussi pour les Nations unies dont j’ai été secrétaire général adjoint au Pakistan, et pour l’Union européenne dont j’ai été l’ambassadeur en Turquie. Mon rôle, où que ce soit, a toujours été de proposer aux parlementaires mais aussi élus des collectivités locales qui passaient, aux représentants des syndicats, des partis, des associations culturelles et de toutes les ONG qui le souhaitaient, un briefing à l’ambassade, une aide à l’organisation de leur programme, un soutien dans leurs entretiens – s’ils le souhaitaient, bien sûr. Certains nous invitaient à y participer parce que cela les rassurait. Dans mon souvenir, un seul parti n’a jamais souhaité prendre contact avec l’ambassade et un de ses élus l’a même refusé. Probablement par une information dans la presse, nous savions qu’il venait ; nous avons appelé son attaché parlementaire ou je ne sais plus qui pour dire : « Nous sommes à votre disposition comme à celle de tous les élus » ; il nous a été répondu qu’on n’avait pas besoin de nos services.

En de tels cas, je suis évidemment dans l’impossibilité de savoir ce que faisaient ces élus-là, car d’autres sont sûrement venus sans nous le dire. Le même phénomène s’est produit à Pékin, où certains élus d’autres partis politiques venaient et ne souhaitaient pas rencontrer l’ambassade. C’est la limite du travail d’un ambassadeur. Les ambassadeurs ont donc parfois des impressions, des suspicions qui trouvent leur source dans leur travail normal, leurs contacts et leurs entretiens, mais de là à avoir des affirmations très claires, c’est difficile. En résumé, quand j’ai répondu à une question sur le plateau de LCI, j’ai fait part de mon impression personnelle, laquelle s’est, semble-t-il, révélée être assez juste si j’en crois ce que j’ai lu dans la presse depuis lors.

Les ingérences, phénomène général, ne sont évidemment pas le fait de la seule Russie. Probablement de tout temps, toute puissance poursuivant des intérêts en dehors de ses frontières a cherché à influencer les pays avec lesquels elle traite, négocie ou simplement avec lesquels elle entend faire des affaires. Mais une évolution fondamentale a eu lieu ces dernières années. Encore une fois, ce n’est que ma lecture personnelle ; je ne suis ni un intellectuel, ni un chercheur, ni un universitaire, mais c’est la conclusion à laquelle je suis parvenu après quarante et une années d’exercice de la diplomatie.

Les incursions dans notre vie politique, qu’elles visent nos institutions ou la démocratie en général, se sont accrues, accélérées, exacerbées et sont devenues plus violentes. Cela tient, me paraît-il, à deux phénomènes. Le premier est la décision des États dirigés par des régimes autoritaires de contester non seulement la démocratie mais l’ordre international. Ce combat engagé au premier rang par la Russie et la Chine se traduit par le refus de respecter le droit international, notamment le droit humanitaire. On le voit tous les jours dans la guerre en Ukraine, où c’est assumé. C’est également assumé en Chine, puisqu’il est dit clairement que n’est applicable à la Chine que le droit « aux caractéristiques chinoises » : il n’y a pas de référence au droit international, ni même pas aux conventions signées par la Chine. Et l’on a vu ce que la Russie de Vladimir Poutine – j’insiste : la Russie de Vladimir Poutine – a fait des traités qu’elle a elle-même signés pour garantir l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine. Je rappelle que, conformément au mémorandum de Budapest de 1994, la Russie était garante du caractère ukrainien de la Crimée et de Sébastopol. Et qu’en est-il des accords conclus entre Léonid Koutchma et Léonid Brejnev sur le démantèlement des armes nucléaires en Ukraine, le partage de la flotte et la garantie de l’indépendance et de la souveraineté territoriale de l’Ukraine ? La Russie a pourtant signé ces documents. On constate donc le refus de respecter le droit international et, bien sûr, de respecter les droits humains universels indissociables et imprescriptibles codifiés dans la Déclaration universelle de 1948.

Du point de vue d’un ambassadeur ayant également servi en Turquie et au Pakistan, qui n’étaient pas exactement des modèles de démocratie à l’époque où j’y étais, il est manifeste qu’un régime autoritaire définit aussi sa posture à l’international et sa politique étrangère avec l’objectif de consolider son pouvoir et d’y rester. Il traduit donc en politique étrangère ses choix de politique intérieure. Il serait naïf de croire que des pays qui enferment leurs opposants, interdisent la liberté de la presse et, dans le cas de la Chine, à peu près toute forme de liberté, seraient plus bienveillants lorsqu’il s’agit de relations internationales – pourquoi diable le seraient-ils ? Cela incite à s’interroger sur la rationalité de ceux qui défendent la politique de ces États, notamment en France.

Le refus de respecter le droit, notamment les droits humains universels, est complété par la contestation des institutions internationales établies depuis 1945. On l’a vu avec les occupations multiples de territoires européens par la Russie. En dehors de l’occupation par la Turquie du nord de Chypre, la Russie était, avant même l’invasion de février 2022, le seul pays d’Europe ayant occupé militairement des portions de territoire européen. Elle n’a jamais quitté la Transnistrie et a annexé de fait l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, la Crimée et Sébastopol et une partie du Donbass. Aujourd’hui se déroule l’agression contre l’Ukraine, dont le secrétaire général des Nations unies a déclaré très rapidement après l’invasion de février 2022 qu’elle était contraire au droit international et que les annexions subséquentes étaient illégales.

La question se posera pour la Chine ; pour la Turquie les choses s’éclairent heureusement un peu. Mais, pour la Russie, le combat n’est manifestement plus contre la prétendue avancée de l’OTAN à ses frontières ; il s’agit tout simplement d’affaiblir la démocratie. À propos de l’OTAN, je souhaite rappeler un point essentiel qui explique la différence fondamentale entre le régime russe et les régimes démocratiques, européens notamment : ce n’est pas l’OTAN qui s’élargit, ce sont la Finlande et la Suède qui demandent à adhérer à l’Alliance atlantique ; ce n’est pas tout à fait la même chose. Ce n’est pas non plus l’Union européenne qui s’élargit : ce sont des États libres, indépendants et en général démocratiques qui demandent à adhérer à l’Union. La Russie a besoin de faire oublier ces faits en disant que ce sont l’OTAN et l’Union européenne qui avancent.

Il est d’ailleurs important, dans l’optique de votre enquête, de se pencher sur l’appropriation du langage. Un régime autoritaire se fait respecter notamment en imposant son propre langage. Dans cette bataille, la contestation des mots et des concepts utilisés est fondamentale. Je parle en tant que citoyen libre comparaissant devant un Parlement démocratiquement élu dans un pays libre et je mesure la chance que j’ai. Nous devons, nous, les démocraties, continuer de nous battre pour nos valeurs, sur la base de notre propre vocabulaire. Une agression est une agression : nous n’assistons pas à une guerre entre l’Ukraine et la Russie mais à la résistance d’un peuple face à un voisin qui l’a envahi. Cela devrait, me semble-t-il, évoquer quelque chose aux Français et aux Françaises, en tout cas ceux qui ont un certain âge.

Pour affaiblir la démocratie, les régimes autoritaires commencent par imposer leurs mots et leur langage, usant à cet effet des médias et les réseaux sociaux. L’extraordinaire paradoxe est que les réseaux sociaux, inventés pour la liberté, sont aujourd’hui davantage utilisés par les régimes autoritaires qui veulent tuer la démocratie. Lorsque j’étais ambassadeur à Moscou, des gens qui avaient été « volontaires » pour participer à des fermes à trolls dans les locaux du Kremlin avaient témoigné dans des médias et auprès d’ONG qui, à l’époque, avaient encore un petit droit à la parole, qu’ils étaient payés pour relayer les positions du Kremlin. Il faut savoir que tous les jours pendant la première guerre d’Ukraine, le porte-parole du Kremlin, M. Peskov, envoyait une page à tous les médias russes pour leur signifier ce qu’ils avaient le droit de dire, ce qu’ils n’avaient pas le droit de dire et ce qu’ils devaient dire. À la même époque ont été créés des organes officiels tels que Sputnik et Russia Today, désormais interdits de diffusion dans toute l’Union européenne.

Aujourd’hui, tout cela s’est sophistiqué et durci. On est passé des fermes à trolls à la création de faux comptes et de proxies et à l’usurpation de comptes. L’objectif est de propager la vision et la propagande du Kremlin, mensonges compris, l’idée générale étant que répéter un mensonge finira par en faire une vérité. Je ne peux trop entrer dans le détail de ces questions, et vous avez d’ailleurs entendu à ce sujet M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, ainsi que M. Gabriel Ferriol, directeur de Viginum, qui vous auront sans nul doute expliqué certaines opérations conduites.

Le Kremlin cherche d’abord à décrédibiliser la parole des opposants russes. À une certaine époque, on les assassinait. Je pense évidemment à Anna Politkovskaïa, et aussi à Boris Nemtsov, assassiné pendant mon séjour à Moscou à 150 mètres du Kremlin parce qu’il avait condamné l’invasion de la Crimée en 2014. Je pense aux attentats au poison, aux Skripal… la liste est longue. Je pense à Alexeï Navalny, rentré volontairement en Russie une fois guéri par les Allemands après une tentative d’assassinat par empoisonnement et qui a été arrêté à l’aéroport de Moscou pour avoir violé les termes de sa résidence surveillée, alors qu’il était allé se faire soigner pour pas mourir – c’est un comble ! Voilà les régimes dont on parle, et c’est bien de gens capables de faire cela qu’il faut se défendre, de gens capables de décrédibiliser les opposants en racontant sur eux des choses ignobles. Je renvoie ceux qui ont un doute sur le rôle important d’Alexeï Navalny à toutes les vidéos que son organisation a publiées pour dénoncer la corruption au sein des élites en Russie.

Dans les démocraties, le régime russe s’attache à dévaloriser la parole publique, celle des élus mais aussi des scientifiques, en noyant leur parole dans un flot de propos inconsistants et d’affirmations contradictoires et en insultant les personnes pour les décrédibiliser. Certains ont été les victimes de ces agissements ; ce n’est pas encore vraiment mon cas, mais après cette audition je m’attends à tout. Et puis, comme on l’a vu avec l’épidémie du covid, les régimes autoritaires propagent les thèses complotistes, y compris celles de l’extrême droite américaine car en ces matières, il n’y a pas d’appellation d’origine contrôlée. Toutes les thèses complotistes sont bonnes à prendre : il s’agit de faire douter tout le monde en créant une sorte de café du commerce planétaire au sein duquel, se disent sans doute les amis du Kremlin, il y aura toujours quelqu’un pour dire « ce n’est pas vrai », sans rien prouver ni démontrer.

Comme je l’ai dit, le combat engagé consiste aussi à dévoyer les mots et les idées. Ainsi, on parle et on fait parler de « dictature numérique » et de « dictature sanitaire ». Il est extraordinaire d’avoir entendu, en France, des gens dénoncer la « dictature numérique et sanitaire » parce qu’il fallait télécharger un QR code sur son téléphone à l’époque de la pandémie de covid, quand on sait comment fonctionne la Chine, avec son fameux « crédit social » et ses 350 millions de caméras de reconnaissance faciale. J’ai compté, le jour de mon départ, celles qui étaient installées autour de l’ambassade : il y en avait plus de quarante, ce qui permettait de s’assurer que tout Chinois entrant dans le bâtiment était dûment repéré. Ces caméras omniprésentes font aussi que lorsque vous entrez dans un commerce en Chine, votre bobine et vos données personnelles apparaissent sur l’ordinateur du commerçant. Le crédit social, vous le savez, ce sont les points attribués à la naissance à tout individu en Chine et dont la perte, induite par des contraventions aux règles, entraîne des sanctions, la plus grave étant le renvoi au village – autrement dit, vous êtes fini. Et ceux-là mêmes que j’entendais défendre le régime chinois et parler de « l’agression insupportable » des pays qui mettaient en cause le comportement de la Chine parce qu’elle n’informait pas sur l’épidémie de covid dénonçaient la « dictature numérique » en France !

Ce dévoiement de l’expression est une tactique visant à semer la confusion pour amplifier les crises démocratiques. Au moment de la crise des Gilets jaunes, alors que j’étais en poste en Chine, où les méthodes utilisées sont les mêmes, une photo extraordinaire a fait la une du Quotidien du Peuple. On voyait quelque chose exploser et des gens courant derrière, sans que l’on sache s’il s’agissait de victimes et si l’engin était un feu de Bengale, un feu d’artifice, un fumigène, une grenade lacrymogène ou tout autre chose. Voilà, disait-on aux lecteurs, la situation en France, sans rien expliquer, évidemment, de la raison pour laquelle des gens manifestaient vêtus de gilets jaunes. Vous imaginez bien que le pouvoir chinois n’allait pas laisser écrire que des gens manifestaient contre leur propre gouvernement ! Ç’aurait été une bien fâcheuse idée d’implanter dans les esprits la notion que dans une démocratie on peut se révolter contre l’exécutif. Voilà le genre de contradictions auxquelles il faut prendre garde. Manipulation des faits lors de la campagne sur le Brexit, crise des Gilets jaunes, déferlement de tweets manifestement fabriqués et publiés de manière groupée lors de la pandémie du covid pour soutenir les thèses antivaccin des complotistes… ces manipulations étrangères de l’information sont fréquentes. Je vous renvoie à ce qu’ont pu vous en dire M. Stéphane Bouillon et M. Gabriel Ferriol.

Les exemples les plus connus sont l’intervention russe dans la campagne électorale américaine et aussi dans la campagne électorale française en 2017, avec, notamment, la fabrication de faux comptes du Président de la République. On constate de telles pratiques tous les jours. Il me semble que l’exemple donné par Viginum lors d’un reportage consacré par France 5 aux manipulations de l’information par la Russie à l’initiative du groupe Wagner et de son président, M. Prigojine, est celui du faux charnier au Sahel, une invention filmée et diffusée par les Russes.

Enfin, ces régimes constituent des réseaux d’amis – ceux que j’appelais les Français oursons et les Français pandas. La pratique est évidemment établie de longue date. Je me souviens avoir moi-même été démarché, quand j’étais étudiant, dans un café du Quartier latin. Je me suis rendu compte après cinq minutes de conversation avec mon interlocuteur, très sympathique, qu’il travaillait pour l’ambassade américaine et qu’il cherchait à m’embarquer pour savoir ce qui se passait dans les manifestations anti-guerre au Vietnam. De tout temps, les puissances ont cherché à se constituer des réseaux d’amis : c’est évidemment le cas des États-Unis, de la Chine, de la Russie mais aussi de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, de l’Iran, tous les pays qui ont soit des visées hégémoniques soit des difficultés sur la scène internationale.

La difficulté est de ne pas les confondre avec ceux qui pratiquent manipulations de l’information et ingérences et qui sont en fait des cybercriminels. Plusieurs exemples récents dévoilés par les médias permettent de tracer la source d’un certain nombre de manipulations de l’information en Israël, pays connu pour ses start-up technologiques. Outre cela, Israël est parfois un intermédiaire. J’ai connu le cas, quand j’étais en Chine, d’opérations frauduleuses faisant l’objet de recours de justice qui transitaient par Israël mais qui en réalité venaient de Chine. Mais il s’agit là de cybercriminalité. Ce qui nous intéresse, ce sont les États qui émettent les idées propagées et qui mettent en cause la cybersécurité.

J’aurais dû mentionner les attaques dures, telles les opérations de hacking. L’Assemblée nationale a elle-même été victime il y a quelques jours d’un défaut de service – c’est le niveau 0,5 du hacking… J’ai aussi lu dans la presse que la Russie a été mise en cause dans le récent hacking d’un hôpital. J’ignore si c’est vrai, mais peu nombreux sont les États qui s’efforcent de déstabiliser les institutions démocratiques de cette manière – car si vous vous faites pincer, c’est assez difficile à justifier.

Le problème est évidemment de détecter ces pratiques et de savoir comment réagir. La détection est souvent compliquée parce que, dans une démocratie, c’est à la justice de constater qu’il y a une violation du droit. Je reviens à votre première question. Je suis ambassadeur en Russie, j’ai un doute sur ce que viennent faire un certain nombre de gens à Moscou mais je ne constate aucun délit, je n’ai que des suspicions dues à mon expérience, à ma connaissance, comme j’ai eu des doutes au sujet d’autres personnalités d’autres bords en Chine. Les groupes d’amitié géographiques servent parfois à des voyages touristiques, parfois à des voyages très sérieux donnant lieu à des rapports parlementaires extraordinairement importants. Mais, parfois, on peut s’interroger sur les intérêts de ceux qui président les groupes d’amitié. Comme je ne parle pas que de la Russie, je vous dirai que je me suis par exemple posé des questions sur les intérêts personnels ou publics du président du groupe d’amitié France-Chine à une certaine époque. On peut aussi s’interroger sur les intérêts économiques ou financiers, légaux ou illégaux, de certains anciens chefs d’entreprise, anciens ministres, anciens Premiers ministres, qui ont des cabinets de conseil et qui continuent imperturbablement de signer des contrats avec des entreprises dont chacun sait qu’elles sont liées aux intérêts de l’État russe ou de l’État chinois. Mais que peut faire un ambassadeur, sinon en parler avec les intéressés ?

Je l’ai fait, lorsque j’étais ambassadeur en Chine, avec quelqu’un dont je ne doute absolument pas de la bonne foi, l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, quand il venait à Pékin. Nous n’avions pas les mêmes idées mais nous avions de longues conversations et nous entendions très bien. Je le recevais en ma qualité d’ambassadeur, je travaillais avec lui, qui était le représentant spécial du ministre de l’économie pour la promotion des intérêts français en Chine, notamment des PME, et nous avons eu des débats assez fermes sur ce qu’est la démocratie en Chine. J’ai aussi vu débarquer à Pékin des gens invités par le président Xi Jinping à un congrès organisé par le parti communiste chinois sur la démocratie politique ; j’ai donc vu descendre de l’avion d’Air France des hommes et des femmes politiques français qui s’étaient bien gardés de me prévenir ; manque de chance, il se trouve que je venais accueillir un secrétaire d’État voyageant sur le même vol. Venir à Pékin à l’invitation du Parti communiste pour discuter de démocratie politique demande un certain courage. Ce n’est pas grave, me direz-vous. Mais voir, le soir même, des hommes politiques français brandir le livre blanc des pensées de Xi Jiping – 800 pages – comme dans ma jeunesse certains brandissaient le Petit Livre rouge du président Mao, il y a de quoi être mal à l’aise et avoir des doutes.

Cela étant, on peut se former une idée, avoir des doutes, et en même temps croire à la bonne foi. Je ne pense pas une seconde que M. Jean-Pierre Raffarin soit acheté par l’État chinois ; je crois qu’il est convaincu, à juste titre, de l’importance de la coopération bilatérale avec la Chine. C’est sur les méthodes et la façon de faire que l’on peut être en désaccord. Alors ambassadeur, je soutenais ses visites et je suis resté en très bons termes avec lui, mais il ne m’invite pas aux réunions de sa fondation ; il est clair que nous ne pensons pas la même chose sur le régime chinois. Je ne veux pas mettre en exergue une personnalité particulière mais vous donner des exemples et montrer la difficulté d’appréciation.

Certains font ces choses beaucoup plus consciemment. Je n’entrerai pas dans le détail, mais le comportement de ceux des membres de la communauté française qui habitaient Moscou à l’époque de la première guerre en Ukraine et qui venaient défiler jusque devant l’ambassade, le 9 mai, avec un T-shirt rouge à l’effigie de Vladimir Poutine, était difficile à accepter par l’ambassadeur de France. Vous n’avez pas idée des termes employés dans les réunions où j’ai été convoqué pour justifier la politique française et les sanctions prises contre la Russie à l’époque de l’annexion de la Crimée, la violence des insultes que j’ai entendues contre le Président de la République, la prise à partie d’hommes politiques de passage qui essayaient comme ils pouvaient de donner leur avis sur la question. J’ai été convoqué par le célèbre Observatoire franco-russe dont le président, un homme bien, a, hélas, pris la nationalité russe après l’invasion de l’Ukraine en février dernier.

Oui, il y a des relais d’influence, français compris, à Moscou comme à Paris – et je ne vous parle pas du Dialogue franco-russe, connu, documenté et public. Face à tout cela, il faut réagir et c’est pourquoi je me réjouis de la création de votre commission.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quand il est en poste dans des pays aussi stratégiques et sensibles que le sont la Russie et la Chine, l’ambassadeur est-il informé par les services, le Quai d’Orsay ou d’autres institutions de l’État des risques d’ingérence et d’influence par des personnes qui pourraient avoir une double allégeance, sinon une allégeance simple à un État étranger ? Disposez-vous de spécialistes pour vous aider, vous et vos collaborateurs, à identifier et à comprendre ces menaces ? Nos diplomates ont-ils les moyens humains, matériels et intellectuels de prévenir sur place ces risques d’ingérence et leurs conséquences pour notre pays ?

M. Jean-Maurice Ripert. C’est une question fondamentale. Les ambassadeurs, comme tous les fonctionnaires et d’ailleurs tous les Français, sont tenus de respecter les lois et les règlements. Il n’y a donc évidemment pas d’intrusion possible dans la vie privée des gens, et les consulats sont tenus à une série de mesures de protection des données personnelles qu’ils recueillent en établissant des documents d’identité et des listes électorales.

Ensuite, le rôle principal d’un ambassadeur, pour pouvoir mieux relayer les intérêts de la France dans les pays où il est accrédité, est d’informer Paris le mieux possible par des informations brutes, des analyses et des propositions. Nous transmettons assez peu d’informations brutes parce que les ambassades ne sont pas l’Agence France-Presse ; aujourd’hui, les médias et les réseaux sociaux sont beaucoup plus rapides que ne le serait même un télégramme. Le plus important, c’est l’analyse, la contextualisation de ce que nous observons, de ce qui se passe parmi les décideurs dans tous les secteurs : politique, certes, mais aussi économique bien sûr, car c’est fondamental pour défendre les intérêts de nos entreprises et pour l’État français dans les négociations internationales. Il nous faut donc décrypter, analyser le mode de prise de décision et le type de publicité faite aux décisions. Cet exercice est particulièrement difficile en Russie et en Chine ; la presse n’y étant pas libre, il est compliqué de se documenter à partir de sources ouvertes. C’était encore possible en Russie qui, malgré ses efforts, n’a jamais réussi à copier le « grand pare-feu » chinois et contrôle mal son internet, contrairement à la Chine qui ne le contrôle pas complètement car c’est impossible mais qui le contrôle bien et très vite.

En Chine, nous avions pour méthode de comparer les articles parus dans la presse chinoise pour les Chinois et la presse chinoise pour les étrangers. Il y a d’excellents sinologues au Quai d’Orsay, et il est intéressant de comparer les termes utilisés : cela permet de voir non seulement ce que sait le peuple chinois mais aussi la manière dont les autorités chinoises veulent que le message passe à l’étranger. En Chine, il est quasiment impossible d’avoir des conversations privées d’ordre politique ou autre ; on s’arrange, on construit son réseau, on rencontre des gens le soir au fond d’un bois ou d’un café, mais c’est assez difficile.

Néanmoins, on décrypte, on apprend ; c’est la spécificité du métier de diplomate. La commission des affaires étrangères de votre Assemblée a déposé un rapport sur la réforme du corps diplomatique. Eh bien, c’est à cela que servent les diplomates, c’est pour cela qu’ils sont utiles : quand on a plusieurs décennies de métier, ce qui était mon cas lors de mon arrivée à Pékin, on sait, mieux que d’autres, décrypter le comportement d’un diplomate chinois. Pardonnez cette défense et illustration des diplomates, mais à mon avis il n’y aurait pas de diplomatie sans diplomates.

Le rôle de l’ambassadeur est aussi de tenter d’influer sur la décision prise à Paris. Je n’ai jamais été de ceux qui attendent benoîtement qu’on leur envoie des instructions. Je disais : « Voilà ce que je pense, en conséquence voilà les instructions que j’aimerais recevoir. » Paris agrée, Paris refuse ou Paris coupe la poire en deux, et nous appliquons les instructions données. Je n’ai jamais eu de problème éthique, sinon j’aurais évidemment démissionné. Cette information, c’est tout l’art du diplomate, et nous nous appuyons sur un réseau de remarquables spécialistes. En Russie et en Chine en tout cas, j’ai eu la chance de bénéficier de l’expertise d’agents qui travaillaient sur la politique intérieure, au service de presse, au service culturel aussi, qui permet d’en apprendre beaucoup. Quand vous recevez des Russes ou des Chinois à l’Institut français ou à l’Alliance française en Russie ou en Chine, vous laissez traîner vos oreilles, et des débats ont lieu, non sur des sujets politiques mais sur des sujets de société, qui permettent de comprendre beaucoup de choses, et nous nous informons mutuellement.

Mais, sans entrer pas dans le détail puisque la base de la théorie française en matière de défense et de sécurité est que l’on n’informe pas l’adversaire de ce que l’on sait – sinon, on lui donne les moyens de résister – je pense que la France souffre à l’étranger comme sur son sol des difficultés persistantes de la coopération interadministrative.

Quand j’étais premier secrétaire à l’ambassade de France à Washington, j’ai été invité à participer à des réunions au département d’État sur la guerre au Tchad ou en Afghanistan. Tout le monde était autour de la table, CIA comprise, parce que le département d’État a le rôle naturel de coordination de tout ce qui touche à l’international ; je ne dis pas que l’homme de la CIA racontait tout ce qu’il savait mais il était là. Je n’ai pas le souvenir d’avoir participé à beaucoup de réunions au Quai d’Orsay où l’on a invité la DGSE. Cela a peut-être changé : ayant quitté la maison il y a trois ans et Paris il y a dix-huit ans après avoir servi quinze continûment à l’étranger, je ne prétends pas connaître le fonctionnement actuel du ministère. Mais de ce que j’en ai vu, je pense que nous avons un problème de coopération et que dans une situation qui appelle la lutte contre les ingérences et les influences, il me paraît clair qu’un degré supérieur de coordination inter-agences ne ferait pas de mal. Ce disant, je parle bien sûr de la DGSE, de la DGSI, du Quai d’Orsay, du ministère des armées, de Viginum, de l’Arcom et de tous ceux qui ont à en connaître. La détection des attaques, des tentatives d’attaques ou des manipulations se fait souvent par l’observation collective de phénomènes dont plusieurs ont seulement une vue parcellaire. Vous notez une bizarrerie, vous vous demandez pourquoi un tel a rencontré une telle, et ce sont les renseignements dont disposent d’autres qui vous permettront de reconstituer le tableau d’ensemble.

Ce volet de la question est difficile. En sources non ouvertes, les ambassadeurs ont pour l’essentiel accès aux informations qui leur viennent de leur maison, le ministère des affaires étrangères, et du ministère de l’intérieur quand il s’agit de pratiques consulaires. Quand on établit des sanctions, notamment, il faut bloquer les visas ; en ce domaine, il n’y a pas vraiment de problèmes de coordination parce que les consuls généraux sont encore très largement originaires du Quai d’Orsay. Sont aussi présents dans les ambassades des attachés de défense, issus du ministère de la défense, mais on ne partage pas tout bien que les ambassadeurs soient titulaires d’une habilitation de très haut niveau ; nous avons le droit de lire certains documents, mais nous ne les avons pas forcément très souvent. Nous avons accès à notes très utiles établies par les services… sauf, en général, pour ce qui concerne le pays où nous travaillons, ce qui n’est pas très commode. Beaucoup dépend donc de votre relation avec le représentant des services sur place. Je ne trahis aucun secret en disant qu’il y a des représentants locaux officiels des services, dépêchés dans les ambassades en vue de coopérer avec les pays considérés dans des domaines précis. Ainsi, nous coopérons avec la Russie et la Chine dans la lutte contre le terrorisme. Même pendant la guerre en Ukraine, nous avons continué de travailler avec les Russes sur la lutte contre le terrorisme islamique, qui les a frappés eux aussi, hélas. Il est plus difficile de coopérer avec la Chine, pour qui les terroristes sont les Ouïghours. De manière générale, je n’ai jamais eu de problème particulier ni de défaut d’information, si ce n’est que lorsqu’on ne vous donne pas une information vous ne savez pas qu’elle existe. Le fait que nous ne sachions pas quelque chose ne veut pas dire que ce quelque chose n’existe pas ou ne s’est pas produite. Il y a certainement là un renforcement à faire, dans le respect de la loi évidemment. Or, notamment pour ce qui concerne la protection des données personnelles, les procédures impliquent parfois des contraintes particulières qui font que la coopération entre les administrations ne peut être entière.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez dit avoir été « convoqué » par l’Observatoire franco-russe. Pourriez-vous préciser ce propos et nous dire quel regard vous portez sur cet organisme ?

M. Jean-Maurice Ripert. C’était une image : l’Observatoire n’ayant pas d’autorité sur moi, il ne peut me convoquer. Disons que l’on a exercé sur moi d’amicales pressions, si fortes que j’ai fini par accepter d’aller leur parler. Je n’ai pas été convoqué stricto sensu, mais j’ai eu le sentiment de comparaître devant l’Observatoire.

Il faut se replacer à l’époque de la première guerre d’Ukraine, de l’invasion puis de l’annexion illégale, quelques mois plus tard, de la Crimée et de Sébastopol et du déclenchement d’une guerre civile au Donbass par des milices mafieuses financées et armées par Moscou – tout cela est documenté. Contrairement à ce que les Russes croyaient probablement à l’époque, l’Union européenne a tout de suite réagi et décidé des sanctions. Notre ambassade a évidemment fait partie du réseau des ambassades européennes qui ont alimenté nos capitales quand il a fallu définir la liste des entités et des personnalités passibles de ces sanctions ; chaque ambassade de l’Union a suggéré des noms en fonction de ses réseaux propres. J’entretenais des relations avec le célèbre Leonid Sloutski, « grand ami de la France », m’avaient expliqué des « amis de la Russie » avant mon départ à Moscou, élu il y a quelques semaines président du parti extrémiste, raciste, homophobe et nationaliste LDPR pour succéder au non moins célèbre Vladimir Jirinovski ; homme, en privé, parfaitement aimable, il présidait le groupe d’amitié franco-russe. De même, l’ambassadeur d’Allemagne travaillait avec le président du groupe d’amitié germano-russe du Bundestag. Nous discutions pour déterminer si ces gens avaient d’une manière ou d’une autre participé à l’annexion illégale de la Crimée ou s’ils l’avaient soutenue.

Pour moi, la question n’est pas de savoir si la Crimée est historiquement russe ou ukrainienne – je l’ignore, je ne suis pas historien – mais si l’on accepte ou si l’on n’accepte pas qu’un pays occupe militairement et annexe un territoire voisin. Si l’Union européenne a condamné l’annexion, c’est sur le fondement que la Crimée est ukrainienne juridiquement parce qu’elle fait partie de l’État dont on a reconnu les frontières internationales conformément à la Charte des Nations unies. Surtout, nous condamnions un mode d’annexion qui a eu lieu quelques fois dans l’histoire de notre continent et dont nous n’avons pas gardé de bons souvenirs.

Cette précision s’imposait pour expliquer que pour nous la liste des personnalités passibles de sanctions devait être établie au regard de ce critère. J’estimais que l’on n’avait pas à sanctionner quelqu’un qui m’avait dit au cours d’un dîner : « Évidemment, la Crimée est russe » ; pour moi, c’est une erreur, mais on a le droit de le penser. En revanche, celui qui a milité en faveur de l’annexion, qui l’a justifiée a priori ou a posteriori, celui-là a pris position. C’était notamment le cas de M. Sloutski et aussi, d’ailleurs, d’un certain nombre d’hommes et de femmes politiques français et européens. Il ne fallait pas porter un jugement sur des opinions mais sur le fait qu’une personnalité validait juridiquement une agression militaire. Il fallait donc identifier les personnes en fonction de ce critère et, évidemment, les ambassades ont été appelées à l’aide. Arrivé à Moscou le 2 novembre 2013, je ne connaissais pas le bottin administratif russe par cœur lorsque la Crimée a été envahie en février 2014 et je ne dressais pas des listes seul dans mon bureau : je consultais les personnes qui s’occupaient du secteur de la presse, le conseiller économique, l’attaché de défense, les représentants des services ; tous les membres de l’ambassade se sont concertés. Nous informions Paris, de manière à lui permettre de définir quelles instructions nous donner pour agir en défense des intérêts de la France. Les choses se passent dans les deux sens.

Dans ce contexte, j’ai immédiatement proposé aux représentants de la communauté française, les élus consulaires et le député des Français de l’étranger, M. Thierry Mariani, la tenue de réunions hebdomadaires. M. Mariani n’était pas là très souvent. Lorsqu’il était à Moscou, nous nous parlions, mais il ne venait pas aux réunions que j’ai organisées avec la communauté française ; ce n’était pas sa place et il n’a jamais demandé d’en être, mais je lui ai toujours proposé d’y participer. J’ai réuni presque chaque semaine, pendant des mois, le conseiller commercial, le président de la chambre de commerce, le président des conseillers du commerce extérieur et des représentants des intérêts économiques français – petites et moyennes entreprises, industrie, services, technologies, agriculture – choisis par le président de la chambre de commerce. Je m’efforçais de leur expliquer les raisons des décisions prises par le Gouvernement français et l’Union européenne, et je les écoutais me décrire les conséquences des contre-sanctions russes, notamment dans l’agriculture. Il n’y a pas là de contradiction : il m’appartenait à la fois de défendre la politique gouvernementale et européenne de sanctions et d’aider nos entreprises à essayer de s’en sortir.

Ces réunions étaient extrêmement difficiles ; certains perdaient leurs nerfs. Il y avait aussi une campagne dans la feuille de chou française locale. Les communautés françaises à l’étranger forment un petit monde. À l’époque, celle de Moscou représentait quelque 6 000 personnes et tout le monde sait tout sur tout le monde ; c’est Clochemerle, tous ceux qui sont actifs dans les communautés françaises à l’étranger le savent. On sentait la tension monter et j’ai été profondément choqué par ce que j’ai entendu, je vous l’ai dit : la contestation, par des Français, de la démocratie, de leurs autorités et de leurs institutions, par idéologie, par conviction, par intérêt personnel ou encore en raison de l’amour que l’on finit par ressentir pour le pays où l’on a décidé de faire sa vie. C’est parfaitement compréhensible, mais je leur disais toujours : « Vous êtes français. Quand vous rentrez en France, ce n’est pas parce que vous aimez la France que vous vous privez de critiquer vos hommes politiques, votre président compris ; est-ce que cela ne devrait pas valoir dans l’autre sens ? »

Il y avait donc beaucoup d’agressivité, et j’ai fini par penser que je devais accepter la demande faite par l’Observatoire franco-russe, au nom de la chambre de commerce, de m’écouter à ce sujet et surtout, en réalité, de tenter de répondre à mes questions, parce qu’ils voulaient me faire passer leur propre message. Le terme « convoqué » était donc inapproprié puisque, bien sûr, j’ai accepté d’être entendu au cours d’une audition – dont il a d’ailleurs été fait une captation vidéo ; je ne sais si elle existe encore –, qui s’est déroulée dans un climat extrêmement hostile et défavorable à la France, à ses autorités et aux institutions que je représentais et que j’étais chargé de défendre. On oublie trop souvent qu’un ambassadeur représente personnellement le chef de l’État ; il se doit de réagir quand le chef de l’État est insulté. Le contexte était très tendu mais on a tenu bon, on a continué de se parler pendant des mois et des mois ; mais c’était difficile.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez parlé « d’amicales pressions » et décrit précisément le contexte. Au-delà des intérêts, des convictions, des habitudes de vie des membres de la communauté française de Russie, qui sont le propre d’individus, avez-vous ressenti dans cette instance une marque d’ingérence du gouvernement russe ? Cherchait-on, à travers cette communauté et ces organismes, à exercer des pressions sur vous ou à vous faire passer des messages ?

M. Jean-Maurice Ripert. Globalement, non. Je ne pense pas que le gouvernement russe ait besoin de chefs de PME françaises en Russie pour faire passer des messages. De toute façon, quand vous êtes patron d’une PME étrangère en Russie, vous obéissez, parce que vous n’opérez pas dans un État de droit où l’on respecte la propriété intellectuelle ; je n’ai connu qu’assez peu de chefs d’entreprise prenant la parole ouvertement contre le régime russe. Il y avait donc des pressions, mais pas de pression particulière.

Mais beaucoup de gens sont sensibles aux honneurs. Beaucoup de visiteurs en Russie ou en Chine étaient très sensibles au fait qu’on payait leurs billets d’avion – et, la Chine étant loin, dans des conditions très confortables –, qu’on les reçoive dans des hôtels très chics tous frais payés, qu’on les promène, qu’on leur donne une voiture… La vanité humaine s’exerce en tous lieux et il ne faut pas sous-estimer cet aspect des choses quand on parle des réseaux d’influence. Ce ne sont pas forcément des truands ni des gens qui veulent nuire à la France ; ils sont simplement naïfs peut-être, ou trop sensibles à ces honneurs, et se disent : « Des gens qui me traitent ainsi ne peuvent être mauvais. »

D’autre part, beaucoup de Français s’expatrient par choix, parce qu’ils aiment un pays, parce qu’ils aiment un homme ou une femme, ou bien pour créer une entreprise, estimant que les opportunités sont meilleures à l’étranger dans certains secteurs. Quand vous êtes un Français ayant des intérêts économiques légitimes en droit dans un pays, actif dans le réseau des conseillers du commerce extérieur, reçu à dîner par l’ambassadeur, vous avez acquis un statut, vous êtes « quelqu’un ». Si, à cause des sanctions, votre entreprise périclite ou que votre siège social décide de fermer votre succursale et de vous rapatrier, et qu’à vous, qui étiez le patron de la filiale russe d’une grande entreprise française, va échoir un poste de directeur technique à Vaulx-en-Velin, c’est dur. Il faut comprendre aussi cette difficulté-là, qui fait que, spontanément, un certain nombre d’expatriés écoutent d'une oreille peut-être un peu trop positive ce qu’on leur dit ou ce qu’ils veulent entendre, idéalisant en quelque sorte le régime.

Il faut aussi comprendre que les Français habitant à Moscou ne souffrent pas de la plupart des restrictions aux libertés imposées par le régime de Vladimir Poutine à sa population. Ils en tirent même quelques avantages : les syndicats ne sont pas remuants, il n’y a pas beaucoup de manifestations, et « on peut se promener à 11 heures du soir au parc Gorki », m’a fait observer une Française de Moscou pour m’expliquer que mieux valait vivre à Moscou qu’à Paris ; il est certain que l’ordre ne règne pas de la même façon au bois de Boulogne et au parc Gorki. Certains citoyens français expatriés sont sensibles à tout cela, et il faut comprendre aussi la difficulté dans laquelle l’expatriation vous place parfois.

Et puis il y a les responsables. Que M. Mariani ou d’autres aillent constater « le caractère libre des élections en Crimée » n’est pas tout à fait la même chose que ce dont je viens de parler. On peut supposer que quelqu’un le lui a demandé, mais ce n’est pas sûr puisqu’on l’a vu aller en Syrie dans des conditions qui étaient plutôt pires. Peut-être l’a-t-il fait de son propre chef ; en tout cas, certaines délégations sont allées en rang d’oignons expliquer que la Crimée était russe et justifier le référendum. Or, lors des élections municipales qui avaient eu lieu à Sébastopol quelques semaines avant l’annexion de la Crimée, le parti pro-russe avait obtenu 4 % des votes – il faudra vérifier ce chiffre, mais en tout cas il n’a pas obtenu la majorité, contrairement à ce que beaucoup ont raconté ensuite. On peut s’interroger sur les pressions ou les incitations amicales dont ont été l’objet les hommes et les femmes politiques qui se rendent à Damas en pleine guerre et en pleins bombardements chimiques, en Crimée en pleine procédure d’annexion, ou qui vont faire certaines déclarations en Chine en plein drame ouïgour.

On a entendu, sur Canal Plus me semble-t-il, des extraits de propos tenus par des députés russes sur le fait qu’il fallait rendre la pareille aux hommes et aux femmes politiques qui étaient venus prêter main-forte à la légitimation de l’annexion de la Crimée ; là, on n’a plus de doute, mais que peut faire l’ambassadeur ? J’avais rappelé à la communauté française en Russie qu’en vertu des décisions prises par l’Union européenne, tout investissement était interdit en Crimée. Cela n’a pas été sans difficulté : en particulier, un Français du secteur du tourisme, sorte d’Astérix inversé, a refusé de partir, et nous n’avons pas le moyen de contraindre un Français qui habite à l’étranger : il fait ce qu’il veut.

Si l’on n’est pas obnubilé par la seule Russie, on pourrait aussi parler de l’impact des pressions que sont les sanctions économiques d’effet extraterritorial unilatéralement imposées par les États-Unis d’Amérique. Ce n’est pas comparable, mais c’est tout aussi critiquable au regard du droit international. D’ailleurs, l’Union européenne, vent debout contre ce procédé, réfléchit, vous le savez, à la création d’un instrument lui permettant de réagir à ce genre de pratique. Dire que toute personne libellant un contrat en dollars avec Gazprom sera passible de peines de prison aux États-Unis est une sacrée forme de pression et d’ingérence, au sens où l’on interfère avec la légalité de l’État où cela s’appliquera.

Dans le cas de Meng Wanzhou, directrice financière et fille du fondateur de Huawei, on a assisté à une double ingérence. Elle a été arrêtée au Canada après que les États-Unis avaient demandé son extradition ; les Canadiens, ayant signé un traité d’extradition avec les Américains, n’avaient pas le choix, juridiquement, de s’y opposer. Il était reproché à Meng Wanzhou d’avoir signé des contrats occultes, en tout cas sous des prête-noms facilement identifiables, avec l’Iran et des pays commerçant avec l’Iran. C’est une ingérence typique, les Américains se permettant de juger un citoyen chinois n’ayant pas commis de crime aux États-Unis – si ce n’est que dans ce pays violer les sanctions contre l’Iran est considéré comme un crime. Les Chinois n’ont pas tergiversé : ils ont arrêté les deux premiers Canadiens qui descendaient d’un avion et les ont gardés trois ans dans une cellule au sol bétonné éclairée en permanence, avec visite consulaire une fois par mois – voilà ce qu’est le droit chinois « aux caractéristiques chinoises ».

Il y a donc différentes formes de pression, et les lois d’application extraterritoriale peuvent en être une. Mais la plupart du temps, on utilise les « amis » du pays, ceux qui ont des convictions ou des intérêts personnels ou des intérêts d’entreprise, et aussi les communautés installées à l’étranger – c’est particulièrement important pour la Chine. Un organe de presse a révélé récemment que l’Allemagne avait accepté l’ouverture d’un bureau officiel de la police chinoise sur son territoire, ce que nous avons toujours refusé. Nous avons la chance d’accueillir dans le nord-est de la France la plus grande communauté ouïghoure d’Europe et le Congrès mondial ouïgour, ainsi qu’une organisation kurde. Et, dans les villes de cette région française, des Turcs et des Chinois se promènent qui repèrent les gens, les filment puis font pression sur eux pour leur faire quitter le territoire français alors même qu’ils y sont légalement installés, sous la menace de représailles contre les membres de leur famille restés au pays. Ces agissements sont documentés ; je ne vous donnerai pas mes sources car j’en ai été informé dans l’exercice de mes fonctions, mais nous le savons.

Classiquement, on les fait rentrer pour les incarcérer, comme on l’a vu avec Meng Hongwei, alors président d’Interpol – et aussi vice-ministre en exercice de la sécurité publique en Chine, ce qui était assez curieux. Il a été arrêté à sa descente d’avion alors qu’il venait en congés et nous avons ensuite été l’objet de pressions terribles pour livrer sa femme. Là, il y a eu ingérence, au sens de pression, et si vous consultez les réseaux sociaux de l’époque, vous y lirez tout ce que l’on racontait sur eux, toute une propagande évidemment d’origine chinoise qui visait à créer un sentiment de malaise ou de peur dans la communauté française d’origine chinoise. Les manipulations servent aussi à faire peur aux communautés installées à l’étranger : Ankara veut effrayer les populations d’origine kurde, où qu’elles soient en Europe, et Pékin les Ouïghours. J’aurais d’ailleurs dû mentionner les Tchétchènes plutôt que les Kurdes, qui sont plutôt établis Allemagne et en Suède ; une très grosse communauté tchétchène est installée dans l’est de la France et on constate d’évidentes ingérences des services russes visant à les faire rentrer ou au moins à se taire.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Sans vouloir réduire votre audition à l’anecdote de votre intervention sur LCI, je souhaite y revenir pour clarifier les choses. Si j’ai bien compris les précisions que vous avez apportées aujourd’hui, vous avez fait ces déclarations non pas sur la base d’informations particulières que vous auriez eues comme ancien diplomate et ambassadeur en Russie mais sur la base d’informations dont vous disposiez comme citoyen français lisant la presse et suivant l’actualité et de vos discussions avec d’autres ambassadeurs sur des rumeurs ou des informations qui étaient elles-mêmes soit connues par la presse soit reprises de l’audition du directeur des services de renseignement allemands que vous avez mentionnée. Vous n’aviez pas d’autres informations particulières. Je vous demande cette précision car on lit dans le verbatim de vos propos que vous faites ces déclarations « en responsabilité ».

M. Jean-Maurice Ripert. J’ai dit : « Je prends mes responsabilités de citoyen » ; ce n’est pas la même chose.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ce mot a créé l’émoi à l’époque dans de nombreuses familles politiques, car il a pu faire penser que par « responsabilité », vous parliez de vos responsabilités d’ancien ambassadeur. Ai-je bien compris les déclarations que vous avez faites aujourd’hui dans votre propos liminaire ?

M. Jean-Maurice Ripert. Vous avez bien compris, monsieur le président, et j’espère qu’il sera clairement retranscrit que lorsque je dis : « Je prends mes responsabilités », je veux dire : « en tant que citoyen ». Je précise lors de toutes mes interviews – que j’ai d’ailleurs cessé de faire – que je suis à la retraite, que je n’engage nul autre que moi-même, que je ne suis pas un chercheur mais que je parle de ce que j’ai vu. En gros, je dis tout haut ce que d’autres pensent et ne veulent pas dire.

D’où venaient mes impressions, que « personne n’ignorait », une formulation un peu exagérée, je le reconnais ? Pour dire les choses clairement, la communauté diplomatique et un certain nombre de journalistes accrédités localement avaient des doutes sérieux. J’ai cité le directeur des services de renseignement allemand, le président de la République ou le témoignage de M. Schaffhauser, membre du Front national, pour indiquer que leurs propos corroboraient l’impression que j’avais à l’époque, si bien qu’il ne me paraît pas avoir dit des choses particulièrement originales.

J’aurais évidemment dû préciser d’où venaient mes impressions, et pas seulement du fait qu’il y avait beaucoup de voyages à Moscou de représentants du Front national qui ne venaient pas me voir. Mais je parlais avec de nombreux Russes : M. Sergueï Narychkine, ancien KGBiste, à l’époque président de la Douma, francophone, président de l’association de la Légion d’honneur, aujourd’hui patron des services de renseignement extérieur russes, qui s’est fait tancer publiquement à la télévision par le président Poutine pour son échec en termes de renseignement en Ukraine. Je parlais à M. Léonid Sloutski, à M. Alexeï Pouchkov, actuel président de la commission des affaires étrangères de la Douma. Je faisais mon métier de diplomate et je vous assure qu’ils ne mâchaient pas leurs mots sur le soutien qu’ils avaient apporté à un certain nombre de gens. Ce n’est pas moi qui ai invité Marine Le Pen au Kremlin ; ce n’est pas moi qui ai diffusé cette image. Et quand j’ai appris le versement du prêt, j’ai fait le rapprochement, peut-être à tort, mais il se trouve qu’entre-temps les révélations d’un organe de presse ont montré que je ne m’étais pas trompé.

Je n’ai de querelle contre personne. J’ai simplement fait état d’une impression liée à mon travail de diplomate. J’ai exercé ce métier pendant quarante ans ; je pense savoir un peu lire les comportements et décrypter les mots, et je vous assure que le tiercé institutionnel francophone russe que j’ai cité ne cachait pas sa sympathie pour ce parti politique ; le président Poutine ne la cachait pas non plus quand il recevait certains interlocuteurs étrangers. Je le savais : j’étais ambassadeur, je parlais à mes collègues, ils me parlaient, nous nous écoutions. Ce n’est un secret pour personne que la France et l’Allemagne sont extrêmement proches ; d’ailleurs, la chancelière Merkel et le président Hollande ont élaboré ensemble le compromis de Minsk. Donc, nous parlions beaucoup de ce qui se passait, avec l’ambassadeur de Belgique et les autres ambassadeurs de pays de l’Union européenne, nous nous racontions ce que nous pouvions sans compromettre les intérêts de nos pays respectifs. La coopération européenne a un sens : nous sommes unis depuis le traité de Lisbonne de 2009 au sein d’une communauté d’intérêts et de valeurs, donc nous nous parlons.

C’est ainsi que j’ai forgé cette impression. Si les mots que j’ai prononcés devant les médias étaient impropres, soyons clairs, c’était une impression. Il se trouve qu’elle n’a pas été démentie entre le moment où j’ai eu ce sentiment et le moment où j’ai fait cette déclaration. Je répète que lorsque j’ai dit : « Je prends mes responsabilités », c’est en tant que citoyen, en tant qu’homme.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. On peut penser que ce que vous racontent les trois personnalités russes dont vous avez parlé, qui racontent n’importe quoi sur le régime russe, l’histoire de l’Ukraine ou celle de la Crimée, n’est pas forcément faux, mais on peut aussi penser que ce n’est pas forcément vrai.

M. Jean-Maurice Ripert. Vous avez raison, mais les déclarations convergentes des hommes de Poutine, pour dire les choses clairement, sur leur espoir de voir la candidate d’extrême droite française élue ne faisaient de doute pour personne. Personne n’a jamais pensé que Moscou souhaitait la victoire de l’autre candidat.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je vous remercie, monsieur l’ambassadeur, pour votre clarté et votre franchise. Je vous donne acte d’avoir confirmé les propos, qui ont pu donner lieu à quelques interprétations sujettes à caution, que vous avez tenus sur LCI le 19 septembre 2022, par lesquels vous dites vos impressions, étayées par quarante d’expérience diplomatique, que « des hommes et des femmes politiques français d’un certain bord venaient à Moscou et ne repartaient pas les mains vides ». Vous nous avez dit clairement, plusieurs fois, que par « un certain bord » vous entendiez, sans ambiguïté, des représentants et représentantes de l’ancien parti Front national. Je vous remercie aussi d’avoir souligné que l’objectif politique, sur le plan international, de la Fédération de Russie et du régime de Vladimir Poutine est d’affaiblir la démocratie. Tout cela fait effectivement s’interroger sur la rationalité, pour reprendre le terme que vous avez employé, de certains Français et autres Européens qui ont la chance de vivre dans des pays démocratiques et qui apportent pourtant un soutien sans faille au régime du Kremlin.

Mme Marine Le Pen a été reçue par Vladimir Poutine le 24 mars 2017. Qu’avez-vous pensé de l’adoubement de Mme Le Pen par le Kremlin à un mois du premier tour de l’élection présidentielle française ? Est-ce habituel ?

M. Jean-Maurice Ripert. À ce moment, je faisais mes cartons puisque je suis parti au mois de juillet 2017, et j’allais et venais entre Moscou et Paris. Mais, en tant qu’ambassadeur, je n’avais rien à penser : encore une fois, il n’était pas illégal de se rendre en Russie, ni de rencontrer qui l’on voulait, en tout cas pas le président Poutine, et Mme Le Pen n’était pas la seule qu’il recevait – même s’il ne recevait pas grand monde : pas les ministres, mais les Premiers ministres pour une rencontre de courtoisie, en général en marge des séminaires intergouvernementaux, et évidemment les présidents. C’était donc inhabituel, mais je n’avais pas de jugement à porter et cela ne m’a pas particulièrement marqué parce que, comme je l’ai indiqué, j’avais déjà l’impression que ce parti cherchait le soutien du Kremlin.

Je précise que les mots « ils ne repartaient pas les mains vides » signifiaient qu’ils ne repartaient pas sans obtenir le soutien qu’ils cherchaient. Cela n’implique pas nécessairement toujours des questions d’argent : on parle aussi de soutien politique et de mise à disposition de réseaux. Prenons l’épisode que raconte M. Schaffhauser sur les communiqués que le Kremlin écrivait, essayait de faire écrire et qu’il réécrivait lui-même : « Je ne les ai pas laissés l’écrire, je l’ai écrit moi-même », dit-il fièrement. Le soutien est multiforme, il ne faut pas être obsédé par les questions de financement et je ne pense pas que Marine Le Pen soit repartie avec un chèque dans son sac. Ce qui était surprenant, c’était que le président Poutine reçoive la cheffe d’un parti politique. Traditionnellement, quand il y a une élection présidentielle dans un pays étranger, il reçoit les deux candidats ou aucun. Souvent, il ne reçoit aucun des candidats au premier tour parce qu’ils sont nombreux. Et, en général, il est rare que des candidats aillent chercher du soutien à l’étranger, parce que ce n’est pas forcément bien vu en France. Dans les pays où j’ai été en fonctions en tout cas, les présidents ou les chefs d’État recevaient soit les deux candidats, soit personne, ou ils attendaient que l’élection ait eu lieu pour recevoir le nouvel élu ou la nouvelle élue. La démarche du Kremlin était donc surprenante : le choix avait été fait de soutenir officiellement et publiquement Mme Le Pen. Je n’ai pas à porter de jugement à ce sujet, mais quand vous voyiez cela, vous ne vous posiez pas vraiment de question sur le fait qu’un parti venait chercher le soutien de Moscou et l’obtenait. Comment cela se traduisait, je n’en avais pas la moindre idée.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je vais relayer des questions que notre collègue Charles Sitzenstuhl, empêché, aurait souhaité vous poser. Vous avez fait allusion au déplacement remarqué de certains hommes politiques français en Crimée après l’annexion illégale de la Crimée et de Sébastopol par la Fédération de Russie, en violation des règles du droit international et des traités qu’elle avait signés. Ai-je bien compris qu’en votre qualité d’ambassadeur de France à Moscou jusqu’en 2017, vous n’étiez pas systématiquement informé préalablement de tels déplacements d’élus, de députés par exemple ?

M. Jean-Maurice Ripert. Je peux vous garantir que M. Mariani n’a pas téléphoné pour me dire qu’il irait en Crimée. Nous l’avons appris en regardant la télévision russe.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Voilà qui est très clair. Mis à part les quelques personnalités russes dont vous avez cité les noms, tel le président du groupe d’amitié Russie-France de la Douma ou d’autres personnalités à la présence habituelle dans le dialogue franco-russe, et sans qu’il s’agisse de la fameuse association dont nous avons longuement eu à connaître lors de l’audition, il y a deux jours, de M. Mariani, y a-t-il d’autres personnages, cénacles et officines dont le rôle serait avéré dans la construction de relations avec certains partis politiques français ou européens ?

M. Jean-Maurice Ripert. Je vous l’ai dit, je ne suis ni chercheur ni universitaire et je ne travaille pas du tout sur ces sujets. Ces derniers temps, je m’occupe de la protection des enfants dans les conflits armés, ce qui n’a pas grand-chose à voir. Je n’ai pas dressé un tableau : j’ai cité mes principaux interlocuteurs pendant que j’étais ambassadeur. Il y avait certainement de nombreuses autres associations qui ne passaient pas par moi, soit qu’elles n’avaient pas besoin du soutien de l’ambassade parce qu’elles ne souhaitaient pas un soutien de l’État, soit qu’elles n’avaient pas confiance compte tenu des propos que je tenais parce que j’ai toujours dit ce que je pensais quand j’étais en fonctions, dans le respect de mes instructions bien entendu. Si vous vous renseignez sur internet, vous trouverez énormément d’associations franco-russes, ou françaises, qui travaillent au dialogue franco-russe, et il suffit de chercher les noms de leurs responsables pour voir immédiatement lesquelles sont manifestement financées par d’autres. Mon travail d’ambassadeur n’était pas de savoir ce qui se passe en France, mais des dizaines de personnes faisaient en effet du lobbying, que je ne peux citer toutes – et pourquoi un nom plutôt qu’un autre ?

L’ingérence est un exercice subtil. Voyez la très belle association Normandie-Niemen, qui honore la mémoire des pilotes et mécaniciens français et russes qui se sont battus côte à côte dans les mêmes avions sur le front russe pendant la Seconde Guerre mondiale. Hommage leur est rendu chaque année devant un monument commémoratif au cimetière de Lefortovo. Il y a en Russie des écoles nommées Normandie-Niemen, et l’on voit des petites filles en uniforme qui apprennent le français et que j’allais saluer, bien sûr. Mais quand l’État russe ou ses institutions invite à cette occasion toutes les familles de descendants des pilotes et mécaniciens français du groupe Normandie-Niemen à venir faire un tour en Russie, ce n’est pas de l’ingérence mais c’est sûrement de l’influence. J’ai offert un cocktail à la résidence, où l’on voit, affichées sur un mur, des photos du général de Gaulle décorant en 1944 les survivants du groupe Normandie-Niemen. J’ai évidemment invité tous ces descendants ; pour beaucoup d’entre eux, ils n’avaient jamais mis les pieds en Russie et avaient emmené leurs enfants pour la découvrir. C’était extrêmement émouvant, mais ce n’était pas sans arrière-pensées de la part des autorités russes. C’est de l’influence dans un sens que l’on ne peut pas contester et c’est pourquoi j’ai accepté de les voir. Mais il y a bien des opérations de ce genre conduites par des associations étranges au nom tout aussi étrange.

J’ai aussi été frappé, lorsque j’étais en poste en Russie, par le grand nombre de voyages organisés de descendants de Russes blancs. Cela traduit la volonté de faire redécouvrir « la Russie nouvelle », la Russie fantasmée de Vladimir Poutine et d’Alexandre Douguine, aux descendants des Russes blancs qui avaient malencontreusement cru que l’Europe occidentale était leur futur. Vous connaissez la théorie de M. Douguine, qui était l’idéologue de Vladimir Poutine, sur le grand tsunami qui allait ravager l’Amérique et sur le fait que nous avions tort de choisir l’Europe atlantique face à l’Europe continentale. Je le dis de manière polie ; ce qu’il me racontait était beaucoup plus échevelé. Cela aussi, c’est de l’influence.

Mais, soyons honnêtes, beaucoup de pays le font : les Américains ont un programme intitulé Young Leaders, et nous un autre, le programme d’invitation des personnalités d’avenir. Ces personnalités sont des personnes choisies à l’étranger parce qu’elles sont susceptibles, par amitié pour notre pays et parce qu’elles ont envie de coopérer avec la France, de défendre des positions proches des nôtres. Mais il est certain que les régimes tels que les régimes chinois et russe font cela à une autre échelle. Il existe à Pékin une extraordinaire Association du peuple chinois pour l’amitié avec l’étranger, logée dans un immeuble où 200 personnes sont payées pour inviter des gens tous azimuts, tout le temps, venant de partout. L’État chinois y consacre beaucoup d’argent ; on peut donc dire que c’est de l’influence non pas achetée mais financée.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Notre collègue Charles Sitzenstuhl voulait aussi vous interroger sur vos liens avec vos homologues des autres pays de l’Union européenne, à commencer par l’ambassadeur d’Allemagne. Vous avez évoqué la compilation en commun des listes de personnes passibles de sanctions, et des inquiétudes partagées au sujet des menaces induites par une stratégie orchestrée d’ingérence dans les affaires de plusieurs pays de l’Union européenne. Avez-vous le souvenir de conversations précises avec certains de vos homologues, l’ambassadeur d’Allemagne en Russie ou un autre, à propos de cibles parmi des mouvements ou des partis politiques qui, dans un autre pays que la France, auraient été l’objet d’un intérêt et donc d’un accompagnement soutenus ?

M. Jean-Maurice Ripert. Outre que je suis incapable de répondre à cette question à des années de distance, je ne saurais mettre en cause des citoyens étrangers. J’avais une relation particulière, extrêmement développée, avec l’ambassadeur d’Allemagne et avec l’ambassadeur de l’Union européenne. C’est constitutif de ce qu’est l’Union, et c’est dans ce format de triumvirat que nous nous organisions beaucoup de nos opérations à destination de la société civile, notamment en matière de défense et de promotion des droits humains. Ainsi, en même temps que nous remettons le prix des droits de l’homme de la République française, nous remettons le prix franco-allemand des droits de l’homme et de l’État de droit, après avoir proposé des candidats ensemble. Nous essayions de soutenir ceux qui dénonçaient les pratiques inquisitoriales d’ingérence ou d’influence du Kremlin. Cela vaut aussi en Chine : l’étroitesse des relations entre les ambassades de France, d’Allemagne et de l’Union européenne est naturelle, surtout dans des pays où le poids économique de l’Union est fort – ou bien où nous voulons qu’il le soit. Évidemment, l’Allemagne fait la course en tête du point de vue économique.

Récemment encore, l’Union européenne était le premier partenaire économique et commercial des trois grandes puissances ; on l’oublie un peu trop souvent quand on parle de l’Union européenne, de la Chine et de la Russie. C’est moins vrai aujourd’hui avec la Russie : étant donné les sanctions, je ne sais pas très bien où en est la balance commerciale euro-russe, mais avant l’agression contre l’Ukraine c’était ainsi. Aussi, naturellement, nous vivions ensemble, si j’ose dire, et nous organisions un nombre considérable de colloques. Ainsi le forum économique de Saint-Pétersbourg, lieu d’influence, où nous invitions un certain nombre de chefs d’entreprise. Le Kremlin avait créé un conseil international où il faisait siéger les patrons de grandes entreprises étrangères pour le conseiller sur la politique économique quand il allait à Davos, et il les recevait lors du forum de Saint-Pétersbourg, ce dont ces chefs d’entreprise, de toutes nationalités, étaient évidemment très honorés.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez souligné que la représentation nationale doit porter attention aux ingérences étrangères. La délégation parlementaire au renseignement, dont je suis membre, travaille sur ce sujet et que le Sénat a remis un rapport sur la question. Mais vous avez raison, la prise de conscience des risques et des menaces doit maintenant aller crescendo.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). Je vous remercie pour votre franchise ; vous réussissez le tour de force d’être à la fois nuancé, prudent, et de parler sans langue de bois. J’indique en toute transparence que j’ai, sur la base de vos propos et d’autres éléments révélés par Mediapart et d’autres médias, envoyé un signalement au procureur de la République. Je n’ai pas grand-chose de plus à dire sur la suite de la procédure engagée, mais j’ai plusieurs questions à vous poser. Pour commencer, vous avez mentionné le Front national ou le Rassemblement national, ce qui n’est pas anodin dans une commission d’enquête présidée par un de ses membres. On peut s’interroger sur l’objet de cette commission. Pour être direct, considérez-vous un prêt d’une banque russe au Front national ou, en ce moment, au Rassemblement national comme une forme d’ingérence dans le processus démocratique ?

Ces allers-retours liés à un financement peuvent-ils alimenter une dépendance ? Cela a-t-il un lien avec certaines positions alignées sur celles du Kremlin ? Notamment, cela a-t-il pu influencer la campagne présidentielle de 2017 ? Vous avez dit, à propos de la reconnaissance par un député français du référendum sur l’annexion de la Crimée : « On peut supposer que quelqu’un le lui a demandé. » On sait aussi qu’une résolution a été présentée par de nombreux parlementaires de droite, visant à la levée des sanctions imposées par l’Union européenne à la Russie ; était-elle, selon vous, téléguidée, influencée, conseillée, suggérée ?

Enfin, pour faire suite à la question de Mme la rapporteure, est-ce un problème pour vous qu’un parti soit financé à l’étranger ? La diplomatie française et votre position sont-elles affaiblies si des parlementaires viennent dans le pays où vous êtes en poste sans que cela vous ait été dit ? L’ambassade est-elle mise en difficulté quand il y a des relations directes entre un État et un parti français sans que vous en ayez été informé ?

M. Jean-Maurice Ripert. La réponse à votre première question est que ce n’est pas à moi de me prononcer. J’ai cité le Front national en réponse à une question du président qui m’a demandé de qui je parlais. Comme j’ai juré de dire la vérité, j’ai donné un nom, mais je ne l’ai pas dit spontanément, sinon je n’aurais pas parlé à LCI comme je l’ai fait.

Y a-t-il eu ou non une forme d’ingérence ? C’est au juge de trancher. Chacun a son avis sur la question mais je n’en ai pas, ou plus exactement je ne sais pas. J’ai vécu vingt-deux ans à l’étranger, dont quinze ans d’affilée et je n’habite à nouveau en France que depuis trois ans, où j’ai eu des activités autres, mis à part la déclaration qui me vaut d’être ici aujourd’hui.

Est-ce que le fait d’être reçu par un président conduit à l’alignement ? J’incline à penser que c’est peut-être plutôt parce qu’il y a alignement des positions que les gens se rencontrent, mais je n’en sais rien. Si le président Poutine a reçu Mme Le Pen, c’est peut-être parce qu’ils pensaient la même chose mais, contrairement à M. Eltchaninoff, je ne peux me mettre Dans la tête de Vladimir Poutine, ni dans celle de Marine Le Pen. En tant que citoyen, je n’ai pas d’idée sur la question ; j’ai simplement constaté que, y compris après la guerre d’agression déclenchée en 2009, pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois, des représentants de l’extrême droite de l’échiquier politique – ce n’est pas un jugement, c’est le classement des partis –, de la droite et de l’extrême gauche ont continué à défendre les thèses traditionnelles sur le fait que la Crimée était russe et que Poutine n’avait pas de torts. Par la suite, certains ont dit qu’il avait des torts mais que nous en avions aussi – je n’ai toujours pas compris lesquels, mais enfin… Cela signifie-t-il que ces gens étaient sous influence ? Non : on peut leur faire crédit de penser qu’ils pensent ce qu’ils disent.

Vos dernières questions portent sur un sujet qui embarrasse beaucoup les ambassadeurs. J’ai le souvenir d’une délégation menée par un président de région, venue après l’adoption des sanctions. Sa journée de travail se termine par une réception à l’ambassade de France à Moscou ; il prononce alors un discours dans lequel il critique le gouvernement français, devant des Français et devant des Russes, à l’ambassade. Ça, c’est gênant. Quand on est un élu, critiquer la politique du Gouvernement dans une ambassade de France, dans n’importe quel pays, c’est mettre en difficulté l’ambassadeur qui, par exigence déontologique, n’est pas censé avoir de position, en tout cas publiquement ; c’est aussi transmettre l’idée qu’il y a plusieurs positions françaises, ce qui affaiblit la politique officielle de la France, quel que soit le gouvernement.

Parlons maintenant d’une visite qui n’est pas prévue. Un député français va soutenir un dictateur qui, avec l’appui de l’aviation russe, lâche des bombes chimiques sur son propre peuple, comme cela a été documenté pour le président Assad, et alors que la France avait rompu ses liens diplomatiques avec ledit régime. C’est un cas unique : la France a rompu avec le régime de Bachar El-Assad sous le président Hollande pour reconnaître la coalition nationale syrienne comme seul représentant du peuple syrien, faisant exception au principe de non-reconnaissance. Cette visite est gênante pour la position française. Elle ne l’est pas en Syrie parce que le président Bachar El-Assad sait très bien que ce n’est pas parce qu’un député vient déjeuner chez lui que cela modifiera la position du Gouvernement français, mais l’image est désastreuse.

Cela renvoie à la question précédente : le fait qu’un leader politique reçoive un chef politique d’opposition crée-t-il un problème ? Dans une démocratie, non, parce que nous pensons précisément que les gens doivent être libres. On peut trouver cela désagréable, on peut critiquer, mais on reconnaît au président Poutine le droit de recevoir qui il veut, puisque nous voulons que notre président ait le droit de recevoir qui il veut. C’est plutôt dans les dictatures que cela gêne : « Comment, vous avez reçu le chef de l’opposition ? Comment, vous avez reçu le Dalaï-Lama ? » Le régime chinois fait pression sur pression, disant ce matin encore aux Américains : « Vous allez recevoir la présidente taïwanaise et elle va faire escale à New York, ce n’est pas acceptable. » Ce sont les dictatures qui refusent cela. Est-ce que cela nous fait du tort à Moscou ou en France ? Je n’en sais rien, mais en tout cas pas à la démocratie, du moins je ne le pense pas.

Quand nous ne sommes pas prévenus, nous ne savons rien de ces visites, mais il nous arrive de les découvrir lors d’un entretien ultérieur avec les autorités locales : « Ah bon, vous me dites cela, mais j’ai reçu la semaine dernière M. Untel qui m’a dit le contraire ! » Ce n’est pas agréable, mais un ambassadeur ne doit pas avoir d’ego ; le service public avant tout.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Je vous remercie, monsieur l’ambassadeur, pour ces riches explications. Un point reste ambigu. Vous dites avoir constaté à Pékin le même phénomène qu’à Moscou : un parti politique assez présent ne pensant pas nécessaire de se signaler à l’ambassade. Quel est ce parti ?

M. Jean-Maurice Ripert. Il me semble avoir fait mention, à propos de la Chine, d’hommes politiques d’un autre bord, pour montrer que je n’avais pas de querelle avec un bord particulier. J’ai parlé de M. Raffarin, dont le parti politique est connu. J’ai aussi mentionné le président du groupe d’amitié France-Chine de l’Assemblée nationale lors de la précédente législature ; son affiliation politique est sue, mais je ne suis pas certain de la connaître. C’est lui qui m’avait surpris par les propos qu’il tenait. Il s’agissait d’individus, non de l’appareil d’un parti. Si cela avait été le cas, je l’aurais dit.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Je vous remercie pour cette clarification, l’un des enjeux de cette commission d’enquête étant d’essayer de déterminer l’ampleur du problème. Je retiens de votre propos des distinctions que nous avons entendues par ailleurs : il faut faire la part de l’ego, de la sottise, de la naïveté de certains acteurs, mais il y a aussi les convictions et les intérêts. Avec les convictions se pose la question de la convergence intellectuelle, politique ou idéologique. Avec les intérêts, et c’est sans doute là le problème, se pose celle de la transaction, de la réciprocité, et on entre dans un domaine où la légalité sera questionnée.

Je note aussi vos observations sur la singularité de ces régimes dictatoriaux, leur désinhibition à l’égard du droit international, leur stratégie et l’ampleur des moyens qu’ils y accordent. Dans ce contexte, quel type de relations doit-on avoir avec ces régimes ? Nous avons des projets en commun avec eux bien après qu’ils ont franchi la ligne rouge. Ainsi, le terminal de gaz naturel liquéfié Yamal est mis en œuvre en 2020 alors qu’existe depuis longtemps un froid diplomatique avec la Russie, c’est le moins que l’on puisse dire. Quand nos partenaires et amis du Golfe financent des organisations que nous réprouvons ou que ces régimes massacrent leur population ou les répriment mais que nous leur vendons néanmoins des armes, on peut s’interroger sur la sincérité de ces transactions et sur le caractère de réciprocité, soit entre les acteurs soit entre les États, qui justifie en réalité ces choix politiques. À partir de quand peut-on questionner ces choix politiques ? De même, en matière de mécénat, on peut s’interroger sur la sincérité des engagements et les éventuelles arrière-pensées des milliardaires, américains ou non, qui créent des fondations internationales pour la préservation du patrimoine puis en deviennent les présidents, financent des bourses au cœur de l’État français et sont décorés par le ministre des affaires étrangères. Le caractère officiel de la chose n’est-il pas problématique, symptomatique d’une transaction ?

M. Jean-Maurice Ripert. Je ne suis pas un homme politique, non plus que ministre des affaires étrangères ; je suis un diplomate à la retraite, et mon avis est celui d’un citoyen ordinaire avec un peu d’expérience. Au sujet du mécénat, j’ai passé quarante et un ans de ma vie dans les relations internationales, dont vingt-deux ans à l’étranger ; je ne suis donc pas très qualifié pour parler de la situation en France. Les associations que je préside ou dont je suis administrateur ont une charte éthique. Conformément au Pacte mondial des Nations unies, les entreprises sont censées prendre volontairement des engagements en matière éthique, ne pas faire travailler les enfants par exemple. Ces principes de responsabilité sociale sont une ligne de conduite pour le secteur informel et nous en parlons entre associations pour nous y tenir. Pour ce qui est du Gouvernement, c’est au législateur qu’il revient de lui dire ce qu’il peut faire ou ne pas faire.

Toute la difficulté pour les responsables politiques est de déterminer jusqu’où continuer d’entretenir des relations avec des pays avec lesquels on a des désaccords fondamentaux, qu’ils explosent en un conflit ou pas. Comment préserver une relation avec la Russie, parce qu’on ne choisit pas ses voisins et parce que la Russie est un pays extraordinaire ? J’aime le peuple et la culture de la Russie, extraordinaires, comme ceux de la Chine. Je pense que ce peuple mérite mieux que Vladimir Poutine, mais c’est son choix, pour autant qu’il en ait un. La Russie sera toujours là, et c’est heureux. En ma qualité de diplomate, j’ai toujours pensé qu’il fallait préserver ce qui pouvait l’être au-delà des désaccords sans se trahir soi-même. Il faut être ferme – et je crois avoir au Quai d’Orsay la réputation de ne pas céder facilement sur les valeurs, on me l’a suffisamment reproché – mais il faut essayer de comprendre comment peser en faveur du retour à la paix pour retrouver une relation normale. C’est ce qui s’est passé quand, à Bénouville, le président Hollande a proposé au président Porochenko, au président Poutine et à la chancelière Merkel de former le Groupe de Normandie pour essayer de trouver une solution au Donbass – il n’était pas question de négocier sur la Crimée, dont nous ne reconnaissions pas l’annexion. Il faut essayer.

Il n’y aura pas de sécurité en Europe sans un accord entre l’Union européenne, la Russie et ceux qui joueront un rôle sur la sécurité dans le monde, donc probablement les États-Unis. Cela ne signifie pas un accord avec la Russie de Vladimir Poutine : il a montré qu’il ne respecte aucun traité signé ; on peut comprendre que ça provoque quelques doutes. Nos amis de Pologne et des États baltes en avaient souvent fait état et nous ne les avons pas écoutés. La surprise de certains, depuis février 2022, m’a surpris : tout avait déjà été dit, écrit et fait par Vladimir Poutine, à une autre échelle : les bombardements de maternités en Tchétchénie, l’utilisation d’armes chimiques en Syrie, l’annexion par la force… la nouveauté, ce sont les enlèvements d’enfants. Mais en dépit de ces difficultés, il faut préserver les relations dans un avenir éventuellement lointain. Il faut éviter le pire, mais il ne faut pas se compromettre. C’est le rôle des parlements, des ministres et des présidents d’arbitrer, de louvoyer peut-être.

L’exemple de Yamal LNG n’est pas le meilleur, car c’est un accord entre deux entreprises privées, TotalEnergies et Novatek, la plus grande compagnie russe privée – « privée » au sens russe, puisque l’on n’est pas un grand patron en Russie sans être proche de Poutine. D’autre part, le gouvernement français n’a pas les moyens d’interdire à TotalEnergies de faire un investissement en Russie dès lors que c’est légal ; pour lui permettre de le faire, des lois devraient être adoptées, c’est le rayon du législateur.

Pour ce qui est de l’État, vous auriez pu citer la vente des frégates. Dès la première invasion de l’Ukraine, le président Hollande, considérant ne pouvoir livrer des bâtiments de projection et de soutien à un État qui venait d’en envahir un autre, a décidé de suspendre la livraison à la Russie des deux navires. Les discussions ont été nombreuses ; le président de la République ayant eu la gentillesse de me demander mon avis, je lui ai répondu qu’il ne fallait évidemment pas les livrer. Ce n’était pas l’avis dominant dans la communauté des affaires et des ventes d’armes, ni parmi les diplomates, mais tout le monde s’y est fait et cela ne s’est pas trop mal fini. Mais, en ce qui concerne les relations d’État à État, la coopération dans la lutte contre le terrorisme a continué – heureusement. Entre 2013 et 2016, les attentats terroristes en France n’ont pas manqué et même si nous étions en mauvais termes, le soutien du peuple russe ne nous a pas fait défaut ; j’ai vu devant l’ambassade des files de centaines de mètres de citoyens Russes venus témoigner leur solidarité. C’est une question de balance, et c’est aux décideurs de la fixer.

En revanche, ces événements ont certainement conduit à forger la conviction que l’Europe devait rechercher l’autonomie stratégique. Initialement, on parlait surtout d’armement, de sécurité et de défense. Depuis la pandémie, on parle d’autonomie stratégique dans les domaines sanitaire, alimentaire, énergétique, technologique, de manière que l’Europe devienne enfin une vraie puissance disposant de toutes ces capacités afin de ne pas être dépendante pour ses intérêts stratégiques en cas de désaccords fondamentaux. On a d’ailleurs vu pour l’énergie, même si j’ignore comment cela finira, que l’on pouvait se défaire de cette dépendance-là.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). J’en viens à la manière dont les entreprises peuvent participer à une stratégie d’influence, d’ingérence ou de déstabilisation. On ne peut être un grand patron en Russie sans être un proche du pouvoir avez-vous dit, et je crois que cela vaut aussi en Chine. Avons-nous la clairvoyance nécessaire sur les desseins et les affiliations des grandes entreprises ? On cite souvent les GAFAM, mais sommes-nous suffisamment lucides et outillés sur le plan législatif pour faire face au pantouflage d’un directeur du Trésor qui serait recruté par un fonds de capital-investissement – private equity  chinois ?

M. Jean-Maurice Ripert. Il est vrai que lorsque, en ma qualité d’ambassadeur, j’organisais pour les entreprises, les présidents d’universités et les patrons de laboratoires de recherche français des séances de sensibilisation aux risques, et que, dans le même temps, je découvrais qu’un ancien Premier ministre siégeait au conseil d’administration d’entreprises russes d’hydrocarbure et de pétrochimie, ou un ancien ministre à celui de Huawei France, j’étais surpris que l’on puisse ne pas réagir.

Mais il faut s’entendre : on n’a pas davantage à se méfier des téléphones Huawei que des téléphones Apple ou d’autres marques. Sont en cause les infrastructures de communication, les centres de formation et leur exploitation. Si vous tracez la carte des lieux où, dans le cadre de leur fameuse initiative « La Ceinture et la route », les Chinois implantent des relais radio et des centres de formation et contrôlent les installations de radiodiffusion, vous observez une courbe parfaite entre Djibouti et le Cap Vert qui vous donne une idée précise de ce qu’ils recherchent. Là est le problème. Pour Gazprom, c’est plus compliqué parce que le prix du gaz et la dépendance de l’Europe au gaz russe étaient tels que l’on pouvait effectivement soupçonner que tout cela n’était pas très net.

La société française ne craignant pas les contradictions, on vous explique à la fois que l’on doit pouvoir faire ce que l’on veut et que l’État doit nous protéger. Or je tiens pour une évidence qu’il n’y a pas de protection contre l’influence étrangère, les ingérences et les manipulations de l’information sans mobilisation de la société ; le législateur a donc son rôle à jouer. Faut-il durcir la législation anti-pantouflage ? Pour ma part, je me suis donné pour règle de ne travailler que pour l’État ; je refuse de travailler pour des intérêts privés. Faut-il allonger la période pendant laquelle un départ vers le secteur privé n’est pas autorisé ? Peut-être, mais je ne sais pas si ce serait très efficace. Vous pouvez toujours contourner la loi et donner des conseils à qui vous voulez, et l’on ne peut surveiller tous les contrats – ils doivent se compter en centaines, sinon en milliers – passés par toutes les organisations de conseil appartenant à d’anciens hauts fonctionnaires ou hommes politiques. En revanche, il faut certainement être beaucoup plus strict et beaucoup plus ferme quand on découvre des relations transactionnelles, comme vous disiez, et donc des prises illégales d’intérêts.

Il faut aussi former les Français aux enjeux du renseignement et de la sécurité. Le sujet n’a rien de tabou, et il ne concerne pas seulement les méchants Américains, les méchants Russes ou les méchants Chinois : ce peut être n’importe qui. Je vous assure que d’autres pays ne sont pas en reste en ce domaine, et ce ne sont pas forcément ceux auxquels on pense. Un effort collectif est nécessaire et la loi peut certainement nous y aider. Je ne sais pas comment tranchent les commissions chargées d’auditionner les hauts fonctionnaires sur le départ vers le secteur privé, mais il ne faut pas s’en prendre qu’aux fonctionnaires qui, en France, ont bon dos. Celui qui a dirigé une entreprise ayant eu des contrats avec l’État ou vivant essentiellement de contrats d’État exercera la même influence, et il en va de même dans le milieu culturel. Il est difficile de savoir comment tracer des limites.

M. Kévin Pfeffer (RN). Je vous remercie d’avoir clarifié les propos que vous avez tenus sur LCI et indiqué que vous vous exprimiez en tant que citoyen, uniquement sur des impressions et sans preuve. Ce soir-là, vous aviez simplement dit : « Je prends mes responsabilités, je suis à la retraite », ce qui laissait planer le doute que vous puissiez éventuellement détenir des informations obtenues dans le cadre de vos fonctions. Au sujet du prêt accordé, notre audition du président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques a mis en avant le fait que le prêt accordé par une banque russe au Front national a été fait dans des conditions bien plus défavorables qu’auraient été celles de n’importe quel prêt obtenu par le parti une banque française. Je rappelle que la question ne se pose plus puisque ces prêts sont désormais interdits par la loi. Visiez-vous ce prêt en disant « et ne repartaient pas les mains vides » ? Ce n’est pas tout à fait la même chose de parler d’un prêt autorisé, légal et validé par les autorités de contrôle françaises et de financements illégaux, avec valises d’espèces ou autres, comme certains auraient pu le comprendre en écoutant vos propos. Le président Tanguy a souligné à juste titre que vos déclarations avaient suscité un certain émoi, au point que le président de la commission des affaires étrangères, M. Jean-Louis Bourlanges, a indiqué qu’il vous adresserait un courrier de demandes d’explications. Avez-vous reçu ce courrier et y avez-vous répondu ?

M. Jean-Maurice Ripert. Si j’avais eu la preuve de quoi que ce soit, j’aurais fait un signalement au procureur de la République au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. Fonctionnaire pendant quarante ans, je n’ai jamais été condamné ni même traîné devant une commission disciplinaire. Le respect des lois est la beauté de mon métier. Je n’ai jamais prétendu avoir des preuves, et j’ai d’ailleurs dit dans une autre interview ou dans la même un peu plus tard : « Bien entendu, je n’ai pas vu de chèque. » On peut découper ce que j’ai dit et faire mon procès si c’est ce que vous voulez, mais je crois que là n’est pas le sujet. J’ai déjà répondu : j’avais une impression, je l’ai mentionnée. Et quand j’ai dit : « Je prends mes responsabilités », cela signifiait, encore une fois, je suis un citoyen, je suis un diplomate à la retraite, je dis ce que j’ai à dire.

Le prêt a-t-il été fait dans des conditions favorables ou défavorables, je n’en ai aucune idée. Était-il constitutif de quelque chose, je n’en sais rien, mais je vous demande à nouveau de vous reporter aux déclarations de M. Schaffhauser, qui a reconnu avoir touché de l’argent sous forme de commissions – entre 140 000 et 400 000 euros selon les estimations – pour négocier le fameux prêt auprès du Kremlin. Une enquête du parquet est en cours à ce sujet. Je ne fais là que répéter des propos qui ont été tenus publiquement.

La lettre de M. Bourlanges m’est arrivée avec un certain retard. Je connais bien M. Bourlanges, que j’ai souvent reçu lorsque j’étais ambassadeur ; c’est un homme courtois avec qui je me suis toujours très bien entendu dans mes fonctions. Le courrier que j’ai reçu de lui ne me demandait rien. Je pense que vous en connaissez tous la teneur : il me reprochait un certain nombre de choses, me rappelait l’article 40 – je ne me sentais pas particulièrement concerné – et m’expliquait que mes propos allaient faire l’objet de suites judiciaires. Je ne vois pas très bien ce que je pouvais répondre. J’ai appris ensuite, assez rapidement, la création de cette commission et je n’ai pas douté un instant que vous feriez appel à mes services ; j’ai donc décidé que je répondrai à la commission d’enquête comme la loi m’en fait obligation et comme j’étais tout à fait désireux de le faire. Je vous assure qu’à aucun moment M. Bourlanges ne me suggère de lui répondre.

M. Kévin Pfeffer (RN). Nous ne sommes pas en possession de ce courrier, mais si son auteur vous rappelait l’article 40, peut-être est-ce justement parce que vos propos avaient laissé planer quelques doutes que je vous remercie encore une fois d’avoir clarifié devant nous. Vous avez affirmé aujourd’hui qu’un seul parti a refusé de vous rencontrer à l’ambassade lors de ses voyages à Moscou, et dit que vous n’aviez dans la plupart des cas pas connaissance à l’avance des voyages prévus. Avez-vous formulé des demandes de rendez-vous ? Si oui, à qui, et qui les aurait refusées ? D’autres élus d’autres partis qui ont fait des voyages à Moscou ont-ils accepté ces demandes de rendez-vous ?

M. Jean-Maurice Ripert. J’aurais dû être plus précis. Bien entendu, quand je recevais des délégations parlementaires, régionales ou municipales, ou des groupes d’amitié, elles comprenaient probablement des membres de tous les partis représentés dans ces instances ; de ce point de vue, j’ai reçu tout le monde. En l’espèce, il était question des voyages individuels ou d’un groupe politique particulier. Si j’ai cité celui-là, et d’autres pour la Chine, en réponse aux questions du président, c’est parce que c’est le seul souvenir que j’ai d’une visite pour laquelle nous avions pris contact avec l’attaché parlementaire ou le député lui-même pour lui proposer nos services comme à tout le monde, et qu’il avait refusé. J’aurais parlé d’autres partis si j’avais eu connaissance d’autres cas. Je mentionne un fait, c’est tout : j’ai proposé mes services, ils n’en ont pas voulu, c’est un fait, non une mise en cause. Chacun est libre de faire comme il l’entend, personne ne fait obligation à un homme politique d’entrer en contact avec l’ambassade. Nous le suggérons parce que cela permet de faire des briefings, nous donnons des dossiers, nous organisons même des conférences de presse, souvent dans les locaux de l’ambassade… Je suppose que certains d’entre vous en ont bénéficié partout dans le monde. Je n’ai porté d’accusations contre personne, j’ai exposé un fait. Il y avait beaucoup de voyages vers Moscou et je ne me rappelle avec certitude ni la date de cette visite ni le nom du député mais le souvenir de l’épisode m’est resté ; je pense que c’était M. Chauprade mais je n’en suis pas tout à fait sûr ; je ne prenais pas des notes à chaque instant.

M. Kévin Pfeffer (RN). Vous dites avoir eu des doutes sur d’autres personnalités d’autres bords politiques venues en Chine ; lesquelles ? Parliez-vous de soutien politique, de financement politique ou simplement d’impressions, comme pour le cas russe ?

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Il me semble que M. l’ambassadeur a déjà répondu à ces questions.

M. Jean-Maurice Ripert. Je l’ai dit trois fois : si j’avais eu des preuves, j’aurais fait un signalement au titre de l’article 40. Je n’en avais pas, mais des impressions liées à mes discussions avec le président du groupe d’amitié ou l’ancien Premier ministre. Dans le cas précédent, on ne m’a pas parlé.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez répondu à la question portant sur TotalEnergies, mais d’autres grands contrats ont été signés alors que vous étiez ambassadeur à Moscou. Que pouvez-vous nous dire des structures et des réseaux d’influence qui permettent des prises de participations très importantes telles que celles de GDF-Suez et d’Engie dans les gazoducs Nord Stream 1 et 2, ou des droits de tirage dans le projet Yamal LNG ? Étant donné sa participation au capital d’Engie à cette époque, l’État a évidemment eu son mot à dire dans des décisions d’investissements dans les infrastructures aussi stratégiques. Or, on peut estimer que les deux gazoducs reliant l’Allemagne à la Russie en contournant nos partenaires européens ainsi que la Biélorussie et l’Ukraine a créé une dépendance directe de notre continent à la Russie. Avez-vous eu connaissance de discussions sur ces contrats en Russie ? TotalEnergies est certes une entreprise privée, mais c’est la première entreprise française, et ses dirigeants sont en contact régulier avec l’État ; avait-elle des contacts avec l’ambassade ? Vous informait-elle de ses activités ?

En 2012, M. Jean-Pierre Chevènement a été nommé représentant spécial en Russie pour les dossiers économiques. Quelques mois après votre départ de Moscou, il est décoré de l’Ordre de l’Amitié par M. Poutine, qui le remercie de ses efforts « pour renforcer la paix, l’amitié et la compréhension mutuelle entre les peuples ». Aviez-vous connaissance de cet autre type de travail ? M. Chevènement exerçait-il une diplomatie parallèle à celle de l’ambassade de France ? À quoi correspond exactement la fonction de représentant spécial de la France ?

M. Jean-Maurice Ripert. C’est l’héritage d’un président de la République qui avait créé des représentants spéciaux du ministre pour les relations économiques dans des pays ou des zones économiques importants. Au début, ils étaient cinq, dont un pour la Chine, un pour la Russie et un pour l’Inde ; je me souviens qu’avait été nommé l’ancien ministre François-Poncet. L’idée sous-jacente était que les ambassadeurs n’étaient pas en mesure de mobiliser en France l’ensemble des acteurs pouvant développer la relation bilatérale et qu’il était donc utile que d’anciens hommes politiques ou des hommes politiques en activité portent plus haut la voix de notre pays. J’ai eu avec Jean-Pierre Chevènement les mêmes relations excellentes sur le plan personnel qu’avec Jean-Pierre Raffarin, j’ai coopéré à leur mission et aidé à organiser leurs entretiens officiels… et je n’étais pas d’accord avec eux. Cela ne veut pas dire que je l’ai soupçonné de quoi que ce soit.

Tout le monde connaît les positions de la fondation Res Publica créée par Jean-Pierre Chevènement et de la fondation Prospective et innovation de Jean-Pierre Raffarin. Ils défendent des positions un tout petit peu différentes de celles du Gouvernement français qui, lorsque j’étais ambassadeur, étaient ma bible, comme il est normal. Disons que ces deux représentants spéciaux, sans doute choisis en raison de leur connaissance de ces pays, avaient avec ces États des affinités qui entravaient leur appréhension de la réalité sociale locale. Mais je n’ai jamais été témoin d’aucun acte qui aurait pu conduire à des compromissions, des relations transactionnelles ou des prises illégales d’intérêts – sinon, encore une fois, j’aurais fait un signalement au titre de l’article 40. Mes désaccords avec eux étaient connus, et je n’ai pas davantage été invité aux colloques de Res Publica qu’aux colloques de la fondation Prospective et innovation. Vous en conclurez ce que vous voulez ; disons que je suis connu pour mon indépendance d’esprit.

S’agissant des grands contrats, il ne faut pas se méprendre sur le rôle des ambassadeurs. Nous pouvons faciliter les rencontres, la préparation des contrats, informer sur le contexte, les personnes, les circuits de prise de décision. Autrement dit, nous faisons du lobbying ; j’y ai passé beaucoup de temps. Certains secteurs font plus appel aux ambassadeurs que d’autres ; ainsi des marchands d’armes, parce que le poids de l’État est encore très fort. Cela est vrai pour le Groupement industriel des armements terrestres (GIAT) ou pour Dassault, bien que ce ne soit pas une entreprise publique. Mais nous ne sommes jamais associés aux négociations elles-mêmes. Un ministre de passage, surtout un ministre de l’économie et des finances, un président de la République ou un Premier ministre amènent avec eux des chefs d’entreprise. En ce cas, on parvient, parce qu’on finit par les connaître, à soutirer quelques informations sur ce qu’ils cherchent à faire et on essaye de les convaincre que l’on peut les aider, mais il serait prétentieux de dire que l’on joue un autre rôle que de faciliter les choses ; nous ne négocions en aucun cas.

Être informés ex post, c’est autre chose. Vous avez mentionné TotalEnergies et le projet Yamal. Je veux rendre hommage à la mémoire de Christophe de Margerie. Quoi qu’on pense de son attachement à la Russie, c’était un homme exceptionnel avec qui je m’entendais finalement bien parce qu’il ne cachait pas non plus ses idées. Il passait à l’ambassade, notamment quand il venait négocier l’avenir de Yamal, et ne me cachait pas ses interrogations sur le développement de la deuxième partie du projet, sur lequel il était assez réservé, trouvant déjà forte la prise de risque par Total. Je l’ai vu pour la dernière fois quelques heures avant sa mort dans un accident à l’aéroport de Vnoukovo. Il nous informait donc, et quand il n’était pas là il envoyait son directeur.

Nous avions de bonnes relations avec les gens d’Engie sur Nord Stream. Cette opération essentiellement germano-russe posait des problèmes pour les raisons que vous avez dites. L’objectif était surtout de priver l’Ukraine des bénéfices du transit du gaz russe et de sécuriser l’approvisionnement de l’Allemagne. La France cherchait à avoir autant de parts qu’elle pouvait dans le marché de Nord Stream 1 ; Nord Stream 2 a donné lieu à une opposition franco-allemande assez forte parce que, étant donné le contexte politique, nous trouvions ce projet très gênant. Ensuite, je suis parti en Chine, et je n’ai redécouvert le problème de Nord Stream que lorsque, si j’en crois la presse, les services russes ont eux-mêmes fait exploser le gazoduc.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Une journaliste de l’AFP a publié un livre remettant en cause la qualité de l’enquête russe sur les circonstances de la mort de Christophe de Margerie. Avez-vous eu le sentiment que cette enquête posait un problème ?

M. Jean-Maurice Ripert. La gestion de cet accident a été très douloureuse. En même temps que Christophe de Margerie, tous les membres de l’équipage sont morts, notamment une hôtesse de l’air dont le mari a très vite soupçonné un complot. L’ambassade a été appelée immédiatement, très tard le soir. Le Bureau enquêtes accidents (BEA) de la direction générale de l’aviation civile française, sur les lieux quasiment le lendemain, n’a jamais douté que les choses avaient été transparentes. Son rapport l’établissant doit pouvoir être consulté. Le BEA est parvenu à la conclusion que c’était un accident dû à une incroyable chaîne de catastrophes : dans le blizzard, un conducteur d’engin de déneigement ivre se perd dans la neige ; le responsable de la tour de contrôle s’en va et la laisse à une stagiaire en poste depuis trois jours ; elle panique, plus personne ne sait ce qui se passe… À trois secondes près, l’accident aurait pu être évité.

Ce qui a été très choquant, indépendamment de l’idée d’un complot – mais je ne vois pas qui aurait eu intérêt en Russie à assassiner Christophe de Margerie –, c’est l’absence de sanctions. Les parties civiles ont mis en cause l’aéroport de Vnoukovo, les responsables de l’aviation civile, cette chaîne de commandement qui a fait défaut du début à la fin si j’en crois le rapport que j’ai lu à l’époque. Mais à la suite de très fortes pressions de l’État russe sur les juges, il n’y a eu aucune condamnation. A été condamné à une peine presque symbolique le conducteur ivre de l’engin de déneigement, et c’est à peu près tout. Cela a beaucoup choqué, notamment les familles.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie, monsieur l’ambassadeur, pour votre participation à cette audition marathon, et aussi d’avoir rendu hommage à Christophe de Margerie et aux membres d’équipage de son avion, disparus tragiquement.

 

La séance s’achève à dix-huit heures quinze.


Membres présents ou excusés

 

Présents. – M. Julien Bayou, Mme Anne Genetet, Mme Constance Le Grip, M. Kévin Pfeffer, M. Aurélien Saintoul, M. Jean-Philippe Tanguy.