Compte rendu

Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français

 Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Pinaud, directeur adjoint de la direction des affaires financières et des entreprises de l’OCDE, chef par intérim de la division anti-corruption, et de Mme Sandrine Hannedouche-Leric, analyste juridique principale à la division anti-corruption, coordinatrice de l’évaluation de phase 4 de la France (groupe de travail de l’OCDE sur la corruption)              2

 Audition, ouverte à la presse, de M. Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) 13

– Présences en réunion................................24

 

 


Jeudi
6 avril 2023

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 26

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Jean-Philippe Tanguy,
Président de la commission

 


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Jeudi 6 avril 2023

La séance est ouverte à dix heures.

(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)

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La commission entend M. Nicolas Pinaud, directeur adjoint de la direction des affaires financières et des entreprises de l’OCDE, chef par intérim de la division anti-corruption, et Mme Sandrine Hannedouche-Leric, analyste juridique principale à la division anti-corruption, coordinatrice de l’évaluation de phase 4 de la France (groupe de travail de l’OCDE sur la corruption).

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Chers collègues, nous accueillons ce matin monsieur Nicolas Pinaud, directeur adjoint de la direction des affaires financières et des entreprises de l’OCDE et chef par intérim de la division anti-corruption, et madame Sandrine Hannedouche-Leric, analyste juridique principale à la division anti-corruption et coordinatrice de l’évaluation de phase 4 de la France menée par le groupe de travail de l’OCDE sur la corruption.

Depuis le début de nos travaux, les rapports établis par l’OCDE et les analyses conduites pour lutter contre la corruption à l’échelle internationale et dans chaque État membre ont été salués par plusieurs acteurs. Nous recevions hier l’ancien ministre Michel Sapin afin d’échanger avec lui sur les deux lois qui portent son nom et sur son expérience en tant que décideur public. Les travaux de l’OCDE ont été évoqués une fois de plus à cette occasion. Il nous semble que notre pays va dans le bon sens depuis quelques années. Vous pourrez nous livrer votre vision de la situation et suggérer les moyens d’améliorer la lutte contre la corruption.

La convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers a été adoptée par le Conseil de l’OCDE en 1997 et elle est entrée en vigueur en 1999. Son application fait l’objet d’un suivi permanent dans les pays signataires. Pour ce qui est de la France, l’OCDE a achevé son évaluation de phase 4 en 2021.

Plusieurs de nos auditions, notamment celle du parquet national financier, celle de Transparency International France ou celle du service de l’information stratégique et de-là sécurité économiques (SISSE), nous ont convaincus de l’importance de cette convention dans l’évolution des politiques publiques de la France en matière de lutte contre la corruption et, partant, contre différentes formes d’ingérence étrangère. La corruption est malheureusement l’un des moyens les plus évidents pour pénétrer un pays, ses agents publics et tenter d’exercer une ingérence néfaste.

Nous serons donc heureux que vous nous éclairiez sur la genèse de ce texte, sur ses objectifs et sur les étapes de sa mise en application en France et ailleurs dans le monde.

Auparavant, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Nicolas Pinaud et Mme Sandrine Hannedouche-Leric prêtent serment.)

M. Nicolas Pinaud, directeur adjoint de la direction des affaires financières et des entreprises de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et chef par intérim de la division anti-corruption. Nous vous remercions de nous donner l’occasion d’échanger avec vous au sujet de la convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions internationales. Nous présenterons ce que le groupe de travail anticorruption de l’OCDE est susceptible de nous enseigner quant aux interactions de la France avec les autres pays parties à la convention, dans un contexte où la loi dite Sapin 2 a permis depuis 2016 à la France de se rapprocher des standards internationaux de l’OCDE en matière de lutte contre la corruption.

Nous présenterons pour commencer la convention anticorruption de l’OCDE, ses objectifs, son champ d’action, son impact et ses moyens. Le groupe de travail de l’OCDE est déployé en première ligne à l’international pour lutter contre un type de corruption bien précis défini la convention anticorruption : il s’agit de la corruption d’agents publics étrangers dans le cadre du commerce et des investissements internationaux. La lutte contre la corruption transnationale est une priorité et un objectif partagé par l’ensemble des quarante-quatre États parties à la convention anticorruption. L’engagement des parties se fonde sur le constat que la corruption fausse le fonctionnement des marchés et sape le développement économique. L’instrument vise donc d’abord l’établissement d’un champ d’action commune entre les différents acteurs économiques au niveau international.

La convention de lutte contre la corruption de l’OCDE est un traité international juridiquement contraignant en vigueur depuis le 15 février 1999. Les quarante-quatre pays parties à la convention comprennent, outre les trente-huit pays de l’OCDE, six pays non membres : l’Argentine, le Brésil, la Bulgarie, le Pérou, l’Afrique du Sud et la Russie.

Les parties à la convention acceptent de prendre les mesures nécessaires pour que la corruption d’un agent public étranger constitue une infraction pénale. Ils s’engagent également à détecter, enquêter, poursuivre et sanctionner cette infraction. La convention anticorruption de l’OCDE est le seul instrument international de lutte qui se concentre sur l’offre de corruption, c’est-à-dire la personne ou l’entité, souvent une entreprise, qui offrent, promettent ou octroient un pot-de-vin.

En quoi la convention est-elle un moyen efficace de lutte contre la corruption transnationale ? Selon les termes de la convention, le droit interne des pays parties doit établir la responsabilité des personnes physiques, mais aussi des personnes morales, à savoir principalement les entreprises, pour les actes de corruption transnationale dont elles sont les auteures. Le type de corruption couvert est la corruption dans le domaine des affaires. Le pot-de-vin doit être payé en vue d’obtenir ou de conserver un marché ou un autre avantage indu dans le commerce international. Il s’agit de l’article 1er de la convention. L’infraction de la corruption d’agent public étranger se distingue en cela d’autres infractions telles que le trafic d’influence, qui n’est pas couvert en tant que tel par la convention anticorruption de l’OCDE.

Les autres engagements pris par les parties à la convention sont l’indépendance des enquêtes et des poursuites, l’existence d’une compétence territoriale et extraterritoriale, l’octroi d’une entraide judiciaire rapide aux autres parties à la convention menant des enquêtes et des poursuites ayant trait à des affaires de corruption transnationale, l’imposition de sanctions efficaces, proportionnées et dissuasives contre les actes de corruption transnationale. Un autre engagement notoire est le refus de la déductibilité fiscale des pots-de-vin. Jusqu’à une période récente, ils étaient fiscalement déductibles par les entreprises. La convention exige enfin des parties l’application de sanctions en cas de fraude comptable visant à dissimuler le paiement de pots-de-vin et fait du blanchiment des produits de la corruption une infraction pénale.

Au cours des vingt dernières années, le groupe de travail de l’OCDE sur la corruption a fait de la convention l’instrument international anticorruption le plus rigoureusement mis en œuvre. La convention ne peut être efficace que si toutes les parties la mettent pleinement en œuvre et en respectent les normes. La convention anticorruption est donc dotée d’un mécanisme de suivi systématique de son application par les pays signataires, figurant à son article 12. Ces derniers coopèrent dans le cadre du groupe de travail sur la corruption de l’OCDE afin de mettre en œuvre un programme de suivi destiné à surveiller et promouvoir la mise en œuvre, par chacun d’eux, de la convention ainsi que d’autres instruments connexes que sont les recommandations de l’OCDE visant à renforcer la lutte contre la corruption par certains mécanismes – les lanceurs d’alerte ou la résolution des affaires de corruption par des accords hors procès notamment.

Dans le cadre de ce mécanisme très rigoureux d’examen par les pairs, qui est la méthode de l’OCDE et que Transparency International a qualifié d’« étalon or », tous les pays sont évalués à tour de rôle par des experts de deux pays examinateurs, selon un principe de rotation. Chaque pays est réévalué régulièrement. Les évaluations les plus récentes, dites de phase 4, visent particulièrement la mise en œuvre concrète de la convention, y compris les efforts d’enquête, de poursuite et de sanction dans les affaires de corruption internationale, en prenant en compte des spécificités de chaque pays. Il s’agit d’une approche « sur mesure ».

En pratique, les évaluations comprennent une visite sur place lors de laquelle les deux pays examinateurs rencontrent l’ensemble des parties prenantes du pays visité, c’est-à-dire des procureurs, des magistrats, les services de police, les parlementaires, ainsi que des représentants de la société civile. Les examinateurs élaborent avec l’aide du secrétariat un rapport détaillé contenant des recommandations pour les autorités du pays évalué. Ce document est approuvé par consensus du groupe de travail, hormis le représentant du pays examiné. Le pays évalué ne peut exercer de droit de veto sur le rapport final et sur les recommandations qui lui sont adressées. Le rapport est ensuite publié intégralement sur le site internet de l’OCDE. Le fait qu’il soit public constitue un moyen de pression sur le pays évalué. Ce processus incite les pays à s’assurer du plus haut niveau de conformité avec la convention, ainsi qu’à engager des actions concrètes pour combattre la corruption transnationale.

Concrètement, le processus de suivi a donné lieu à la publication de 250 rapports en ligne et de plus de 3 000 recommandations adressées aux pays parties à la convention, avec une moyenne de 25 recommandations par pays. Dans le cadre du mécanisme de suivi des évaluations, les pays doivent adresser un rapport au groupe de travail sur les mesures prises pour mettre en œuvre les recommandations. En cas de progrès insuffisant, le groupe de travail peut adopter des mesures de suivi additionnelles, telles que des déclarations publiques, des missions techniques de haut niveau, une obligation de produire des rapports plus fréquents sur les progrès réalisés ou encore un appel à la vigilance des autres pays parties à la convention et des entreprises lorsque celles-ci interagissent avec les entreprises du pays concerné.

Quel est l’impact de la convention sur la lutte contre la corruption d’agent public étranger dans les pays adhérents ? Grâce à la convention, la corruption transnationale constitue désormais une infraction pénale les quarante-quatre pays parties à la convention sans exception. Les pays candidats à l’adhésion à la convention, aujourd’hui la Roumanie et la Croatie, ont également intégré cette infraction dans leur droit interne. Les quarante‑quatre pays ont en outre adopté les dispositions législatives instaurant un régime de responsabilité des personnes morales ou ont renforcé les dispositions déjà en vigueur sur ce plan. Plus de la moitié des pays ont mis en place des mesures de protection des lanceurs d’alerte. Plus aucun des quarante‑quatre pays n’autorise la déduction fiscale des pots-de-vin.

Néanmoins, du chemin reste à parcourir, puisque dix-neuf pays sur quarante‑quatre doivent encore mettre en œuvre leur dispositif législatif, en particulier l’infraction de corruption d’agent public étranger. Le bilan de la mise en œuvre de cette infraction est souvent significatif : de l’entrée en vigueur de la convention le 15 février 1999 au 31 décembre 2021, vingt-cinq pays parties à la convention ont collectivement condamné ou sanctionné au moins 687 personnes physiques et 264 personnes morales pour corruption d’agent public étranger par voie de procédure pénale. Quelque 481 enquêtes dans des affaires de corruption d’agent public étranger étaient en cours dans trente-cinq pays parties à la convention.

Il existe trois principaux outils et mécanismes clés dans les interactions et la coopération entre les pays parties à la convention : la concertation, le règlement hors procès et la compétence extraterritoriale. Ces outils ont vocation à favoriser la coopération plutôt que la compétition ou la résolution isolée des affaires de corruption.

Tout d’abord, l’article 4.3 de la convention prévoit une concertation lorsque plusieurs parties ont compétence sur une affaire afin de déterminer laquelle est la mieux à même d’exercer les poursuites. La mise en œuvre de l’article suppose que plusieurs pays soient en mesure d’exercer des poursuites en pratique et au moins de diligenter une enquête dans l’affaire en question. Un pays qui n’aurait mis en œuvre la convention que de façon limitée ou aurait fait l’objet de critiques de la part du groupe de travail aurait sans doute des difficultés à démontrer qu’il est le mieux à même d’exercer ces poursuites.

Le deuxième outil est le règlement hors procès. Il s’agit d’un outil décisif dans le succès de la coopération transnationale. Offrant une bonne maîtrise du calendrier, il permet de résoudre les affaires de corruption de manière rapide et efficace, mais surtout coordonnée, concernant le montant des sanctions et sa répartition entre les pays. Les règlements hors procès permettent également une résolution concomitante d’affaires multi-juridictionnelles, c’est-à-dire une annonce simultanée dans les pays concernés. La France a introduit un mécanisme de résolution hors procès avec la convention judiciaire d’intérêt public.

Le troisième mécanisme est la compétence extraterritoriale. Plus ou moins étendue selon les pays, elle est néanmoins large et doit permettre aux pays de poursuivre également des non-nationaux. La France a utilisé cette compétence pour condamner en appel une société suisse dans une des affaires pétrole contre nourriture. La société en question a été condamnée définitivement en cassation en 2020. Depuis lors, la France a largement étendu le champ de sa compétence en matière de corruption d’agent public étranger avec la loi Sapin 2.

En favorisant la coopération et la concertation, les trois mécanismes visent une fin diamétralement opposée à d’éventuelles velléités d’ingérence et de concurrence, qui, si elles étaient avérées, constitueraient un dévoiement des objectifs poursuivis par la convention. C’est pourquoi la mise en œuvre des mécanismes de coopération est examinée de près dans le cadre du processus de suivi par les pairs. À ce jour, le suivi effectué n’a pas permis de mettre en évidence une instrumentalisation des mécanismes de coopération ou de résolution des affaires de corruption d’agent public étranger à des fins d’ingérence.

Les pots-de-vin payés à une entreprise publique peuvent-ils influer sur les affaires de pays dans lesquels ils sont payés ? Tel est malheureusement le cas dans les affaires de financement de partis politiques. Parmi les affaires connues du groupe de travail à ce jour, les entreprises qui ont payé ces pots-de-vin l’ont fait avant tout pour obtenir un marché plutôt qu’afin de favoriser un parti politique. L’infraction de corruption d’agent public étranger implique en effet que le pot-de-vin soit payé pour obtenir ou conserver un marché ou un autre avantage induit dans le commerce international. Un poste de travail payé pour exercer une influence sur les affaires d’un pays relèverait plutôt de l’infraction de trafic d’influence. Celle-ci n’est pas couverte par la convention anticorruption de l’OCDE et demeure donc un phénomène largement méconnu du groupe de travail. Dans le cas de la France, le mécanisme qui a retenu l’attention du groupe de travail est la loi de blocage.

Mme Sandrine Hannedouche-Leric analyste juridique principale, division anti-corruption et coordinatrice de l’évaluation de phase 4 de la France (groupe de travail de l’OCDE sur la corruption), direction des affaires financières et des entreprises à l’OCDE. En ce qui concerne la phase 4, l’OCDE a globalement salué les efforts réalisés par la France pour étendre et renforcer son cadre législatif et redevenir un interlocuteur crédible parmi les quarante‑quatre pays parties à la convention. Au titre des mécanismes salués, je mentionnerai la création du parquet national financier (PNF), et surtout de l’Agence française anticorruption (AFA) par la loi Sapin 2, qui a non seulement permis d’introduire un mécanisme de prévention de la corruption avec une infraction administrative de non‑conformité pour les grandes entreprises, mais également la convention judiciaire d’intérêt public. Cette dernière, d’ores et déjà mise en œuvre, a permis la résolution coordonnée d’affaires particulièrement importantes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pourriez-vous dresser un état des lieux de la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les pays partenaires ? Vous avez indiqué que la Russie était partie à la convention. Qu’en est-il des bonnes pratiques en vigueur dans ce pays ? La Russie collabore-t-elle avec l’OCDE ? Des experts du régime russe ont présenté un panorama très inquiétant de la situation en matière de corruption, qui pourrait avoir des conséquences pour nos démocraties.

M. Nicolas Pinaud. Le statut de la Russie vis-à-vis de la convention est problématique, étant donné que les membres de l’OCDE ont suspendu sa participation à l’ensemble des organes de l’organisation. Néanmoins, pour des raisons juridiques, il n’était pas possible de suspendre la participation de la Russie au processus de suivi afin de déterminer si elle tient ses engagements en termes de conformité à la convention de l’OCDE. La Russie se trouve ainsi exclue de l’ensemble des activités du groupe de travail, à l’exception du monitoring et des évaluations. Par conséquent, elle demeure partie à la convention et devrait être soumise à un examen de phase 3 l’année prochaine. Or cet examen suppose la visite de deux pays examinateurs, la rencontre de l’ensemble des acteurs du pays concerné : les procureurs, les magistrats, les services de police, la société et les journalistes. Autant dire que, dans les circonstances actuelles, la tenue d’une évaluation de phase 3 semble peu réalisable.

L’examen de phase 3 devrait porter sur la mise en œuvre effective des engagements de la Russie. Nous savons qu’elle est extrêmement parcellaire aujourd’hui. Néanmoins, il ne s’agit pas de corruption domestique, mais de corruption d’agents publics étrangers. Nous confirmons que la Russie fait partie des pays qui ont très peu mis en œuvre la convention jusqu’à présent.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Qu’en est-il des faiblesses observées en Allemagne quant à l’application de la convention ?

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. En matière de corruption d’agents publics étrangers, l’évaluation de l’Allemagne, qui remonte désormais à quelques années, n’a pas mis en évidence de problème majeur. À l’époque, l’Allemagne mettait en œuvre l’infraction de corruption d’agent public étranger d’une façon jugée satisfaisante. Le groupe de travail a toutefois encouragé l’Allemagne à faire davantage étant donné la taille de ses entreprises, les secteurs dans lesquels elle opère et les pays dans lesquels elle exporte, certains étant considérés comme des pays à risque de corruption. L’Allemagne est un État fédéral, ce qui rend plus complexe la mise en œuvre de la convention, certains États étant plus actifs que d’autres. Des recommandations ont été formulées pour améliorer la situation, mais l’infraction de corruption d’agent public étranger n’a pas été relevée par le groupe comme posant de problème particulier.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La lutte contre la corruption a été initiée par le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) aux États-Unis en 1977. Ce pays demeure-t-il le fer de lance de la lutte contre la corruption d’agents publics à l’étranger ? Ses efforts ont-ils ralenti ? Par ailleurs, quelle est la situation en Asie ? L’affaire Alstom est une affaire de corruption en Indonésie portant sur un petit contrat entre Alstom et un partenaire japonais. La suite de cette affaire pour la France est connue. Quelles ont été les sanctions adoptées par les États-Unis vis-à-vis du partenaire japonais ? Comment le Japon a-t-il lui-même réagi ?

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Nous avons entendu dans la presse que les États-Unis cibleraient en particulier des entreprises non américaines. Le rapport d’évaluation de phase 4 des États-Unis indique que parmi les 219 affaires de corruption d’agent public étranger conclues entre septembre 2010 et juillet 2019 et résolues avec des personnes morales, 91 ont été résolues avec des sociétés non américaines, soit 42 %, contre 124 avec des sociétés américaines, soit 57 %. En cumul, les entités étrangères sanctionnées ont payé 72 % de toutes les amendes imposées dans les 219 affaires résolues. Cette apparente disparité s’explique par le fait que les schémas de corruption sanctionnés étaient d’une plus grande magnitude que les schémas de corruption mis en place par les entreprises américaines, notamment en raison de du nombre et du montant cumulé des pots-de-vin versés. En somme, les affaires de corruption transnationale résolues au moyen d’accords hors procès aux États-Unis par le département de la justice ne démontrent pas l’existence d’une approche biaisée à l’égard des entreprises non américaines, que ce soit par leur nombre ou par le montant des amendes infligées.

Lors de notre visite aux États-Unis, nous avons tenté d’approfondir les résultats obtenus et nous avons interrogé pour cela des représentants des entreprises, des avocats et le département de la justice sur les données recueillies. Une des réponses apportées concernant la raison du montant élevé des amendes est que, souvent, les entreprises étrangères, par méconnaissance du système américain, ne coopèrent ni assez vite ni suffisamment pour bénéficier des diminutions de sanctions que permet le système américain. La situation a évolué sur ce point ces dernières années, puisque tant les entreprises françaises que les avocats ont désormais une connaissance approfondie de ce système et des méthodes de coopération à adopter. Ils jouent le jeu et se sont adaptés. Nous continuerons à suivre cette question durant les phases ultérieures de nos évaluations.

M. Nicolas Pinaud. La mise en œuvre de la convention par le Japon est problématique en raison de délais de prescription très courts et de niveaux d’amende faibles. Le Japon est donc sous la menace d’un appel à la vigilance. Il s’agit d’une procédure par laquelle les membres du groupe de travail appellent les entreprises des autres parties à la convention à exercer un devoir de vigilance particulier avec les entreprises du pays concerné. Le Japon a été suivi avec attention par le groupe de travail ces douze derniers mois. Confronté à la menace d’une diffusion publique de l’appel à la vigilance, il s’est engagé à mettre en conformité son cadre législatif. Un projet de loi sera proposé prochainement, ayant pour objet de remédier à ces faiblesses du cadre législatif japonais. Le groupe de travail a jugé ces engagements suffisamment crédibles pour ne pas rendre public l’appel à la vigilance. Il existe néanmoins des déficiences dans le cadre législatif japonais afin de lutter contre la corruption d’agents publics étrangers.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Avez-vous identifié des zones de faiblesse notoires dans les pays signataires ? Quelles seraient les mesures ultérieures envisageables si des pays parties à la convention démontraient de graves manquements à la convention ?

M. Nicolas Pinaud. Le traité ne prévoit aucun mécanisme d’exclusion d’une partie à la convention, y compris pour des manquements répétés et jugés graves en termes de conformité. L’appel à la vigilance est une mesure que les Japonais ont jugée suffisamment alarmante pour prendre des engagements significatifs après des années d’inertie sur ce point, mais il n’existe pas de mesure allant au-delà et permettant aux autres parties à la convention d’exclure le pays en infraction. Cela nous ramène au problème de la Russie.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Compte-t-on d’autres pays « lanternes rouges » ?

M. Nicolas Pinaud. Je ne suis pas certain que l’Argentine soit très avancée dans la mise en œuvre de la convention.

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Le groupe de travail porte en priorité son attention sur les pays qui affichent des exportations conséquentes et pour lesquels les attentes sont proportionnelles à la taille de leur économie. Parmi les pays du G7, le Japon a été jugé problématique. La pression exercée par les pairs s’est intensifiée ces dernières années et elle produit des effets, compte tenu du changement législatif en cours. Ce mécanisme conduit à remettre en cause certaines approches traditionnelles au Japon, ainsi que des aspects de son système législatif. L’exclusion d’un pays partie n’est pas prévue, mais est-elle souhaitable ? Exclure un pays reviendrait à l’exonérer de ses obligations. Le travail de pression par les pairs déjà accompli commence à porter ses fruits. Le UK Bribery Act a changé la donne au Royaume-Uni quelques années auparavant et a fait de ce pays l’un des acteurs les plus engagés en matière de lutte contre la corruption d’agent public étranger.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Confirmez-vous qu’en l’état actuel des choses, la Russie est le seul pays partie à la convention dont la participation aux organes de l’OCDE a été suspendue ?

M. Nicolas Pinaud. Oui. Il s’agit d’une décision du Conseil de l’OCDE qui s’applique en principe à l’ensemble des comités techniques. Elle ne s’applique pas au groupe de travail anti-corruption car il s’agit d’un comité un peu particulier qui administre un instrument juridique contraignant prévu par un traité international.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Une mission d’évaluation doit se dérouler en Russie l’année prochaine, mais elle est à la fois hypothétique et problématique compte tenu de la guerre que ce pays a déclenchée. Dans l’hypothèse où la mission d’évaluation ne pourrait être conduite, quelles en seraient les conséquences pour la Fédération de Russie ?

M. Nicolas Pinaud. Il nous est difficile de nous exprimer sur ce point, les décisions devant être prises par les membres du groupe de travail. La mise en œuvre de l’évaluation de phase 3 de la Russie sera sans doute évoquée lors des prochaines réunions du groupe de travail.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pourriez-vous dresser une typologie des secteurs d’activité économique susceptibles d’être concernés par des manœuvres de corruption d’agents publics étrangers ?

M. Nicolas Pinaud. Nous avons publié en 2014 un rapport intitulé Foreign Bribery Report qui dresse un état des lieux de la mise en œuvre de la convention depuis 1999. Il montre tout d’abord qu’une grande partie des faits de corruption d’agents publics étrangers ont lieu dans le cadre de marchés publics. Les principaux secteurs concernés sont les industries extractives, la construction, le transport et les infrastructures d’information et de communication. Ce sont surtout les grands contrats qui sont susceptibles d’engendrer des opérations de corruption.

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Nous avons observé sans surprise que les intermédiaires étaient impliqués dans les trois quarts des affaires de corruption transnationale. 41 % d’entre eux sont agents commerciaux, des courtiers et des distributeurs. Les personnes ayant versé les pots-de-vin ou autorisé leur paiement sont dans 41 % des affaires des membres de la direction de l’entreprise. Dans 12 % des cas, le PDG de l’entreprise lui-même a été impliqué. 22 % seulement des personnes versant les pots-de-vin n’occupent pas des fonctions de dirigeant, ce qui permet de relativiser le mythe de l’employé prenant une initiative solitaire. Les principaux récipiendaires des pots-de-vin sont les agents d’entreprises publiques dans 80 % des cas, puis les chefs d’État et les ministres dans 5 % des cas. Ils ont cependant perçu 11 % du montant total des pots-de-vin.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Qu’en est-il des 15 % restants ?

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Nous pourrons vous transmettre l’étude si vous le souhaitez.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Volontiers. Existe-t-il également de la corruption d’agents privés ?

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Elle n’est pas couverte par la convention, même si certains pays ont formalisé cette infraction dans leur code pénal. Tel est le cas de l’Allemagne, qui a largement utilisé cette infraction plus aisée à qualifier. Cette initiative a été saluée par le groupe de travail.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. S’agissant de la France, le rapport d’évaluation fait état d’avancées significatives, telles que la création du PNF et de l’AFA. Nous pourrions également mentionner la mise en œuvre du service d’enquête spécialisé et la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Vous disposez ainsi d’un certain nombre d’éléments attestant des progrès accomplis par notre pays depuis quelques années dans la lutte contre la corruption. Néanmoins, de votre point de vue, existe-t-il encore des insuffisances, des maillons manquants à l’appareil législatif français ?

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Le rapport est extrêmement positif quant aux efforts accomplis par la France. Le groupe de travail a néanmoins exprimé son inquiétude quant à une possible fragilisation des acquis récents en raison de problèmes de ressources affectant l’ensemble des maillons de la chaîne pénale. Ces difficultés concernent en particulier l’office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF). Le groupe de travail a émis des recommandations afin d’y remédier. La France doit produire un rapport de suivi à deux ans, qui devrait être publié au mois de décembre. Le document présentera les efforts réalisés pour mettre en œuvre les recommandations concernant les ressources.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Qu’en est-il d’éventuelles modifications du cadre législatif ? Des évolutions vous sont-elles apparues nécessaires ?

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Le rapport a été discuté au moment où la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, limitant la durée de l’enquête préliminaire, venait d’être approuvée, en 2021. Cette limitation s’applique également aux travaux du PNF. Or l’infraction de corruption d’agent public étranger est une infraction très complexe qui nécessite des enquêtes longues. Le procureur a besoin de temps pour analyser les données recueillies. Une exception est introduite pour suspendre la durée de l’enquête préliminaire en cas de demande d’entraide, mais elle n’est pas selon nous suffisante pour permettre aux enquêtes préliminaires d’être efficaces. Le groupe de travail craint que certaines enquêtes ne peuvent être menées à leur terme du fait de cette limitation. De manière générale, les succès de la France relativement à l’infraction de corruption d’agents publics étrangers sont dus au travail du PNF, qui a essentiellement procédé par voie d’enquête préliminaire ; d’où l’inquiétude exprimée. Le sujet sera suivi de très près par le groupe de travail en décembre. Il a été recommandé de réviser la loi sur ce point, mais la réforme n’est pas à l’ordre du jour.

Lors de l’évaluation à un an, en décembre 2022, le groupe de travail a également exprimé des inquiétudes quant à la réforme en cours de la police judiciaire. Certes, elle protège les pouvoirs de l’OCLCIFF en matière d’enquête pour corruption d’agents publics étrangers, mais l’OCLCIFF n’a pas compétence unique. Des enquêtes sur ce type d’infraction peuvent encore être menées au niveau local, ce qui est important puisque cette infraction peut être révélée lors d’enquêtes portant sur d’autres infractions. Le groupe de travail a également manifesté quelques inquiétudes sur ce point, mais avec prudence étant donné que la réforme n’est pas achevée. Elle sera suivie avec attention.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez salué les progrès réalisés par la France mais le rapport de la phase 4 souligne le faible nombre d’affaires traitées et résolues par rapport à la puissance économique de la France et à la réalité de ses exportations. Pourriez-vous préciser ce point ? Est-ce un signe de sous-estimation de la corruption réelle d’agents publics étrangers ? Est-ce lié aux manques de moyens que vous avez soulignés ?

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Le rapport détaille les causes possibles de cette mise en œuvre limitée. Tout d’abord, les instruments dont la France s’est dotée sont encore récents. Le groupe de travail a formulé dans le rapport l’espoir que cette mise en œuvre s’accentue. L’une des principales causes évoquées est le manque de détection. Les sources de détection possibles ont été estimées limitées en France. L’administration fiscale, par exemple, pourrait détecter davantage l’infraction au moyen de red flags, en transmettant l’information au procureur. L’Agence française de développement et les missions à l’étranger du ministère des affaires étrangères pourraient également être davantage utilisées pour mieux détecter les situations de corruption d’agents publics étrangers, notamment par le biais d’une activité de veille plus importante. La France pourrait diligenter des enquêtes sans attendre que d’autres autorités étrangères ne le fassent à sa place.

M. Nicolas Pinaud. Le faible nombre de poursuites et de condamnations en matière de corruption d’agents publics étrangers n’est pas spécifique à la France. Dans dix-neuf pays sur les quarante-quatre parties à la convention, la convention n’a pas donné lieu à des poursuites ou à des condamnations dans ce domaine. La mise en œuvre de la convention est donc problématique dans un certain nombre de pays. La convention a été un instrument puissant pour discipliner les pays et induire une mise en conformité de leurs cadres législatifs, quoiqu’avec un certain nombre de limites encore suivies aujourd’hui par le groupe de travail. Mais sa mise en œuvre demeure compliquée et difficile. La France est plutôt un bon élève comparativement à l’ensemble des autres pays. La mise en œuvre de la convention demeure faible et la tendance n’est pas nécessairement très positive.

Face à cette situation, le groupe de travail doit veiller à ce que la convention soit davantage appliquée. C’est à la fois une question de ressources et de volonté politique. Les instruments juridiques existent. Les membres du groupe de travail se sont entendus en 2021 pour adopter une recommandation concernant une mise en œuvre plus effective de la convention.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. L’objectif de notre commission est de comprendre l’ampleur des tentatives d’ingérence, au sein desquelles la corruption occupe une place importante. J’ai personnellement du mal à percevoir l’ampleur du phénomène de corruption. Dans d’autres domaines comme le trafic de drogue, le trafic d’êtres humains ou la prostitution, les rapports semblent appréhender les phénomènes de façon plus précise. S’agissant de la corruption, je m’interroge sur l’état réel de notre perception. Nos institutions sont-elles en mesure d’informer réellement les citoyens de l’état de la situation ? Cela permettrait d’éviter le double écueil du « tous pourris » d’un côté et le constat d’absence d’une réelle volonté politique de traiter le problème de la corruption de l’autre. L’objectif de la commission est d’informer la représentation nationale et les citoyens sur l’ampleur du phénomène. Comment parvenir à consacrer des moyens matériels, humains et juridiques permettant de mieux appréhender le phénomène ?

M. Nicolas Pinaud. Cet enjeu est absolument crucial. L’OCDE a vocation à réunir un maximum de faits et de chiffres. Or nous observons une difficulté à étayer des politiques publiques de lutte contre la corruption par des chiffres et des preuves. Le rapport publié en 2014 est un essai de quantification de la corruption fondé sur les cas de corruption d’agents publics étrangers examinés par le groupe de travail. Ce travail est parcellaire, nous en sommes conscients, mais il s’agit d’un exercice que nous devrions reconduire. Cela nécessite des ressources et nous n’avons pas toujours le sentiment qu’il s’agit d’une priorité du groupe de travail. Sa priorité est la mise en œuvre de la convention, pas nécessairement un approfondissement des données permettant de documenter cette mise en œuvre.

Au niveau du secrétariat de l’OCDE, nous plaidons pour que davantage de ressources soient consacrées à la collecte de données dans ce domaine. Les alternatives à Transparency International France sont limitées aujourd’hui. Il est nécessaire d’investir davantage dans ce domaine. Nous rappelons régulièrement ce besoin aux membres du groupe de travail.

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Nous quantifions la mise en œuvre de l’infraction, qui représente une toute petite partie du phénomène de corruption en lui-même. À ma connaissance, il n’existe pas d’étude économique de ce phénomène. Nous manquons de données et nous souhaiterions disposer de moyens suffisants pour mener à bien ce travail de quantification. Quelques chiffres circulent lors des conférences sur la corruption internationale, souvent anciens. La Banque mondiale a récemment fait état d’une évaluation datant de 2004, par exemple. Quantifier le phénomène soulève d’importants problèmes, car le crime en col blanc peut être plus dissimulé encore que d’autres formes de criminalité. Nous serions satisfaits d’obtenir des chiffres sur ce point. Encore faudrait-il que les pays membres décident de faire ce type d’étude une priorité. Ce travail pourrait être confié à des économistes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez rappelé le mythe de l’employé solitaire et des pratiques isolées, en précisant qu’ils ne représentent qu’un cas sur cinq. Dans 12 % des cas, des PDG sont impliqués et dans 40 % des dirigeants. S’agissant des moyens juridiques de lutte contre la corruption, ne serait-il pas efficace de viser également une responsabilité pénale individuelle ? Nous avons le sentiment qu’un certain nombre de dirigeants reportent les responsabilités sur l’entreprise, lui faisant payer tout ou partie de l’amende. Une convention protège leur image et leur personne, alors même que c’est bien leur personne qui se trouve mise en cause et non celle de l’entreprise. Pourrait-on envisager une évolution juridique sur ce point ? La réponse pénale pourrait-elle cibler davantage la responsabilité individuelle ? Dispose-t-on de moyens de sanction, notamment l’interdiction d’exercer sa responsabilité sociale ou de faire du conseil en entreprise ? Des personnalités connues, lourdement condamnées, s’enrichissent encore fortement aujourd’hui dans des activités de conseil. Les personnes ayant mené des actes de corruption pourraient être pécuniairement responsables. Lorsqu’un marché est obtenu au moyen d’une opération de corruption, les bénéfices réalisés augmentent le résultat de l’entreprise, mais ils permettent aussi aux dirigeants d’obtenir par ricochet des bonus conséquents. En d’autres termes, ce n’est pas seulement l’entreprise qui profite de la corruption, mais ses dirigeants, qui se sont enrichis sciemment. Dispose-t-on d’un arsenal juridique sur ce point ?

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. S’agissant de la protection des intérêts de l’entreprise, le groupe de travail avait dénoncé dans son rapport de 2012 la tendance à utiliser l’abus de biens sociaux comme un moyen de sanction tendant à protéger l’intérêt de l’entreprise, alors que celle-ci un profit de la corruption d’agents publics étrangers. Depuis lors, la situation a plutôt évolué dans le bon sens.

En ce qui concerne la responsabilité individuelle des dirigeants, le rapport de 2021 a souligné que la France s’est dotée de la possibilité de résoudre les affaires hors procès en ce qui concerne les entreprises mais pas en ce qui concerne les individus. Le mécanisme traditionnel est la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC). Dans une affaire récente très médiatisée, nous avons vu que la CJIP pouvait être validée et la CRPC concernant les individus ne pas l’être. Nous verrons si les individus en cause seront sanctionnés par la loi pénale normale. L’intérêt des résolutions hors procès est qu’elles avancent assez vite pour éviter la prescription.

Le groupe de travail examine la part de sanctions concernant des personnes physiques et les personnes morales. Lorsqu’il constate que seules les personnes morales sont sanctionnées, et non les personnes physiques, il peut émettre des recommandations. Ce problème n’a pas été relevé en France.

Le groupe de travail n’a pas non plus identifié d’enrichissement des personnes physiques dans son rapport. La question des bonus liés aux bénéfices sort de notre champ d’analyse. Ils pourraient théoriquement donner lieu à des sanctions accrues, mais je ne peux vous apporter de réponse sur ce point.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez souligné dans le rapport de phase 4 une fragilité concernant les territoires d’outre-mer. La volonté de mieux y mettre en œuvre les dispositions nationales est partagée par d’autres personnes que nous avons auditionnées.

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Un objectif que nous défendons est une approche sur mesure. Il n’est pas repris dans le rapport de phase 4, car nous devions choisir les priorités à traiter. Je n’ai pas d’information nouvelle à vous apporter concernant les territoires d’outre-mer. Ce point avait été soulevé dans le rapport de 2012 et il pourra être suivi par le groupe de travail si nous voyons émerger des difficultés spécifiques.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie pour la qualité des réponses apportées à nos questions et pour le travail très important de lutte contre la corruption que vous menez.

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La commission procède ensuite à l’audition de M. Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM).

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons M. Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM).

Monsieur, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Nous avons souhaité vous entendre car vous avez mené ces dernières années des travaux de recherche très remarqués consacrés aux stratégies d’ingérence de la Russie, notamment sur la « galaxie Prigojine », sur les menées russes au Mali, sur Russia Today (RT) ou encore sur les actions menées dans le champ informationnel et numérique.

Nous espérons donc que vous nous aiderez à mieux cerner le caractère nouveau de cette ingérence multiforme liée au régime russe et à trouver les moyens d’y répondre sans renoncer à nos principes fondamentaux. L’objectif est que la représentation nationale ait des idées pour mieux les contrer et leur apporter des réponses législatives et matérielles.

Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Maxime Audinet prête serment.)

M. Maxime Audinet, chercheur à l’IRSEM. Je travaille depuis plusieurs années sur l’influence russe. J’ai soutenu il y a deux ans à l’université de Paris Nanterre une thèse en études slaves sur les acteurs et les pratiques de l’influence par la diplomatie publique. J’ai mené des recherches à Moscou entre 2015 et 2019 afin d’étudier la source de la politique d’influence. Je me suis intéressé spécifiquement à ses espaces de projections, notamment l’espace ex-soviétique et l’Union européenne. Je travaille depuis deux ans à l’IRSEM sur la Russie, où j’étudie les pratiques d’influence informationnelle de la Russie en Afrique subsaharienne francophone.

Je souhaiterais en premier lieu revenir sur les notions d’influence et d’ingérence, car elles sont souvent présentées de façon binaire, suivant l’idée que l’ingérence serait inacceptable ou illégitime, alors que l’influence ne le serait pas. J’estime pour ma part que les deux phénomènes peuvent se juxtaposer et se conjuguer. L’ingérence peut se définir une intervention par un acteur X dans les affaires d’un acteur Y, qui peut être un État, une organisation ou un groupe d’individus, sans y avoir été autorisé ou sans avoir reçu le consentement de cet acteur Y. À ce titre, une ingérence étatique est considérée comme une violation de souveraineté par le droit international. Dans la plupart des cas, l’ingérence comporte un certain degré de clandestinité. Elle suppose de se faire passer pour quelqu’un qu’on n’est pas.

L’influence est assez différente, car elle est un mode d’expression du pouvoir. Elle peut se définir comme une interaction qui prend place dans un espace relationnel. On considère qu’il y a influence de A sur B lorsqu’à la suite de l’information transmise de A à B, un résultat est atteint, conforme à la volonté, aux intentions ou aux préférences de A. Il s’agit là d’une définition générique. Il est intéressant d’examiner ensuite la manière d’influencer. On peut mentionner les pratiques bien connues d’attraction, de persuasion et de participation associées au soft power, sur lesquelles a travaillé Joseph Nye, l’inventeur du concept. Plus la démarche d’influence est subversive, plus elle tend vers des pratiques de manipulation, de tromperie ou de désinformation, la limite étant que l’influence est incompatible avec l’usage de la force ou de la violence. Vous n’influencez pas quelqu’un si vous lui mettez un pistolet sur la tempe. Il s’agit là d’un acte de coercition.

En outre, l’influence et l’ingérence peuvent se combiner. Pour un certain nombre d’acteurs, l’activité d’influence est presque systématiquement associée à une activité d’ingérence. Nous pouvons penser notamment à des pirates informatiques qui travaillent avec les services de renseignement et mènent des activités d’ingérence suivies d’influence. Les opérations hack and leak, par exemple, comportent ces deux aspects. Il existe également des activités d’influence qui ne comportent aucune part d’ingérence, par exemple la diffusion par un centre culturel de valeurs politiques.

Le rôle du politique est de déterminer ce qui relève d’un mode d’influence et d’un mode d’ingérence, ce qui est légal ou non, tolérable ou non, sachant que les frontières entre les notions sont mouvantes et floues. Lorsque des actions d’ingérence conjuguées à des opérations d’influence visent à remettre en cause les principes mêmes de la démocratie libérale ou du pluralisme, elles posent un problème plus important que lorsqu’il s’agit de promouvoir la langue ou la culture d’un pays.

J’en viens maintenant aux acteurs de l’influence russe, qui sont plus directement l’objet de mon travail. J’étudie à la fois les acteurs étatiques et non étatiques. Les acteurs officiels tout d’abord sont les médias d’État RT et Sputnik, dont l’activité est aujourd’hui suspendue au sein de l’Union européenne. Ces médias sont entièrement financés par l’État russe. Le budget de leur financement s’élève à 400 millions d’euros : 300 millions d’euros pour RT et 100 millions d’euros pour Sputnik. Cela représente 30 % du budget alloué par l’État à son audiovisuel extérieur public. Par comparaison, la France ne consacre que 7 % de son budget de médias publics à France médias monde. Ces médias ne sont pas très « russo‑centrés », mais ils se présentent dans l’espace médiatique international comme alternatifs, défendant une posture contre-hégémonique face aux médias dominants. Ils disent défendre une autre voix dans leurs pays d’implantation.

Dans un ouvrage consacré à RT, j’ai tenté de déconstruire cette posture alternative en montrant qu’elle est toujours compatible avec l’agenda de politique étrangère de la Russie ou avec un certain nombre de ses intérêts intérieurs. C’est pourquoi j’ai qualifié ces médias de médias d’influence. Une caractéristique intéressante de ces médias est qu’ils participent à la fois de la diplomatie publique et de la propagande.

Margarita Simonian, cheffe de RT, a dit en 2021 à la télévision d’État russe : « Nous travaillons pour l’État, nous défendons notre patrie comme le fait l’armée. » Elle se montre très explicite sur ce sujet, ce qui n’est pas toujours le cas des rédacteurs travaillant dans des agences délocalisées du réseau.

D’autres acteurs officiels sont les services de renseignement russes qui mènent des opérations d’ingérence et d’influence. Les Vulkan files, récemment documentés dans Le Monde et dans le Guardian, montrent des organisations sous-traitées par le service de renseignement militaire de la Russie pour mener un certain nombre d’actions informationnelles. Nous savons par ailleurs que des unités de la GRU, la direction générale des renseignements de Russie, ont participé au piratage des serveurs du comité national démocrate lors des élections américaines de 2016. Plus tard, l’unité 74-455 du GRU s’est trouvée impliquée dans l’affaire des Macron leaks.

Les acteurs non officiels, nous les appelons des « entrepreneurs d’influence ». Il s’agit le plus souvent d’hommes d’affaires qui investissent leur propre capital financier dans des actions d’influence, et ce à deux fins : accompagner l’agenda de l’État russe à l’étranger, et faire fructifier leurs propres actifs et obtenir des dividendes politiques symboliques. Ils peuvent notamment monter dans la hiérarchie des élites en Russie. Je citerai trois acteurs non officiels importants. Le premier est Konstantin Malofeïev, le fondateur de Tsargrad. Très conservateur, il est impérialiste plutôt que nationaliste. Il soutient historiquement la promotion des valeurs traditionnelles, défendues par l’État russe depuis début 2010 au moins. Le deuxième est Vladimir Iakounine, ex-directeur de la compagnie ferroviaire russe, qui a fondé le Dialogue franco-russe en 2004 avec Thierry Mariani. Il finance également des fondations, dont la fondation Saint-André, qui a participé à la promotion des valeurs conservatrices russes dans les Balkans. Il y a enfin et surtout Evgueni Prigojine, désormais extrêmement connu. Nous travaillons sur la « galaxie Prigojine » qui comporte trois dimensions : le mercenariat, l’extraction de matières premières et les opérations économiques associées, et les opérations d’influence.

Evgueni Prigojine détient la chaîne Patriot, essentiellement destinée à des audiences russophones. Il compte aussi les usines à trolls, dont l’Internet research agency ou le projet Lakhta. Ce dernier est une campagne de désinformation numérique qui cible souvent la France en ce moment à travers l’Afrique. Il existe aussi une production culturelle : des films, des clips et des vidéos, abondamment couverts par la presse, et même peut-être trop. Evgueni Prigojine finance enfin des fondations sous fausse bannière en charge de coopter des journalistes, des figures militantes et politiques.

Nous nous intéressons enfin aux acteurs tiers étrangers, car lorsque l’on étudie l’influence russe, il est nécessaire de prendre en compte d’autres acteurs que ceux du pays émetteur. Afin de rendre la propagation de contenus la plus virale possible, les acteurs non officiels cherchent à créer des réseaux transnationaux et à s’insérer dans des écosystèmes informationnels beaucoup plus larges afin de rendre leurs messages crédibles et efficaces.

Sur ce point, nous observons deux types de pratiques des acteurs tiers. La première est l’externalisation de l’influence. Cela se fait beaucoup en ce moment en Afrique subsaharienne. Par exemple, les acteurs corrompent les journalistes et les achètent afin qu’ils produisent dans la presse locale des articles favorables à Wagner. Des manifestations artificielles peuvent également être créées ou financées. Des médias sont purement et simplement fondés et financés par des acteurs russes. Je pense notamment à la radio Lengo Songo en Centrafrique. Si l’on revient aux acteurs officiels, Maliactu, un média important au Mali, a été approché par RT pour une participation à son capital, apparemment refusée. Enfin, des usines à trolls ont été externalisées au Ghana et en Centrafrique à travers le bureau d’information et de communication. J’évoque ces acteurs car ils ciblent aussi la France. Lorsque l’on parle d’ingérence ou d’influence informationnelle, il faut aussi raisonner à une échelle transnationale.

Le deuxième type d’acteurs tiers comprend les relais d’influence qui, pour des raisons diverses, lucratives, militantes, politiques, idéologiques ou économiques, participent à la transmission d’un certain nombre de messages défendus par l’État russe. RT et Sputnik signent de nombreux accords de coopération avec des acteurs médiatiques en Afrique ou ailleurs. Des figures politiques militantes peuvent aussi être cooptées. Dans le sud de l’Afrique, les plus connues sont Kémi Séba et Nathalie Yamb, mais je pourrais mentionner aussi Blaise Didatien Kossimatchi en République centrafricaine. Depuis les dernières révélations des Wagner leaks, nous savons que Kémi Séba a reçu plus de 400 000 dollars entre 2019 et 2020 pour mener des opérations au service de Prigojine. S’agissant de Nathalie Yamb, nous ne savons pas, mais elle participe en tous les cas à des récits. En France, Xavier Moreau est le plus « poutinophile » de nos compatriotes. Il travaille chez RT France depuis Moscou.

Il faut se garder de croire que ces personnes ne sont que des idiots utiles. Elles ont souvent un agenda très précis. En Afrique, par exemple, les acteurs peuvent chercher à dénoncer le néocolonialisme occidental en Afrique. En Europe, ils peuvent défendre des positions souverainistes ou conservatrices, à droite ou à l’extrême droite. Il y a chaque fois une convergence idéologique avec les acteurs russes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pourriez-vous préciser comment fonctionne la chaîne RT et éventuellement la comparer avec les chaînes d’influence de nos démocraties ? Quelles seraient ses éventuelles différences de fonctionnement avec les chaînes proposées dans les régimes démocratiques ? La rédactrice en chef de RT a affirmé : « Nous travaillons pour l’État russe, nous défendons notre patrie comme l’armée. » Était-ce après l’installation d’une rédaction de RT et sa diffusion en France ? Comment expliquez-vous que, compte tenu de cette déclaration, nos démocraties aient laissé s’installer des chaînes affirmant qu’elles ne sont pas un simple outil d’influence culturelle, mais le bras armé d’un régime autoritaire ?

M. Maxime Audinet. La citation a été prononcée en février 2021 dans l’émission de Vladimir Soloviov, le propagandiste le plus provocateur du régime russe. Margarita Simonian fait partie de ce groupe restreint des principaux propagandistes du régime. Ces personnes ne sont pas seulement au service du régime, elles en sont parties prenantes pour des raisons diverses de cooptation, de profits liés à la corruption et de liens interpersonnels. Le site RT France a été créé en décembre 2015 et la chaîne de télévision en décembre 2017. Margarita Simonian est à la fois la créatrice du réseau RT et la rédactrice de l’agence fédérale Russie aujourd’hui – Rossia segodnia –, maison mère de Sputnik. Elle est l’héritière institutionnelle de radio Moscou, qui était la radio de propagande soviétique durant la guerre froide. L’agence fédérale d’information internationale de la Russie a été lancée en 2013 à la suite d’une réforme controversée de l’audiovisuel extérieur de la Russie. Avant, Ria novosti était considérée comme une agence crédible. Après l’éviction d’un grand nombre de journalistes de l’organisme, l’agence a été remplacée par Russie aujourd’hui et Sputnik, codirigé par Margarita Simonian et Dmitri Kisseliov, un autre propagandiste célèbre en Russie.

Le réseau RT a été fondé en 2005 avec une chaîne anglophone et il s’est progressivement internationalisé. Son budget a été multiplié par trente-deux entre 2005 et 2019. Au début, Russia Today était une chaîne classique de diplomatie publique. Puis, à partir du conflit en Géorgie d’août 2008, sa posture a évolué, car l’État russe a jugé que la couverture des événements par les grands médias était unilatéralement pro-géorgienne et qu’il était temps que la Russie se dote d’un outil permettant de produire un autre récit. Lors d’une visite dans les locaux de RT en 2013, Vladimir Poutine a indiqué vouloir « créer un média susceptible de briser le monopole des médias anglo-saxons dans le flux mondial de l’information ». La posture anti-hégémonique et concurrentielle est ainsi inhérente à ce réseau.

Sur le plan organisationnel et logistique, le réseau fonctionne comme la plupart des réseaux internationaux, avec des bureaux délocalisés. Le site russe et la chaîne espagnole sont toujours situés à Moscou, mais un certain nombre de rédactions ont été délocalisées : RT America en 2010, RT UK en 2014 et RT France en 2017. Tout cela s’est déployé jusqu’à la guerre, et le 2 mars 2022 ces réseaux ont été suspendus au sein de l’Union européenne, entraînant une fermeture des bureaux à Londres et à Washington. En France, RT France est aujourd’hui en redressement judiciaire après une deuxième vague de sanctions affectant TV Novosti, une organisation non-commerciale financée à 100 % par l’État russe et qui est la maison mère de RT. Ses actifs ayant été gelés, RT France devrait bientôt fermer son bureau en France. Nous observons une forme de relocalisation du réseau à Moscou. La ligne éditoriale sera encore plus contrôlée depuis la Russie, offrant la possibilité de produire des contenus plus idéologiques qu’auparavant. Auparavant, RT France détenait une licence auprès du CSA.

Quelles sont les différences de ces médias avec les médias des démocraties libérales ? Elles s’apprécient d’abord sur le plan éditorial. Dans les médias russes, on observe une dépendance éditoriale liée à des relations interpersonnelles. Margarita Simonian a été propulsée à la tête du réseau en vingt-cinq ans, car elle appartenait au pôle des journalistes du Kremlin qui suivent la présidence. Elle entretient des liens très étroits avec Alexeï Gromov, le premier directeur adjoint à l’administration présidentielle, qui incarne le lien entre les médias d’État et le kremlin. Margarita Simonian a admis à plusieurs reprises l’impossibilité de l’objectivité dans le Kremlin. La seconde différence est le rapport à l’information entretenu par les chaînes d’État russes. Margarita Simonian a déclaré à plusieurs reprises qu’il n’y a pas de vérité, mais autant de voix possibles que d’acteurs qui s’expriment. Cette vision très relativiste se déploie au moyen de procédés rhétoriques utilisés de façon récurrente par ces médias. Par exemple, les procédés courants sont le « whataboutism » et le « tu quoque » latin. Le deuxième procédé consiste à renvoyer l’interlocuteur à ses propres contradictions plutôt que de répondre sur le fond. Cela permet de conclure que RT ne ferait pas autre chose que France 24, par exemple.

Un autre procédé fréquent est le confusionnisme ou la désorientation. Lorsque RT et Sputnik couvrent des événements d’importance stratégique pour l’État russe, aucun contenu n’est critique de ce que fait Poutine. Il s’agit là d’une différence fondamentale avec France 24 ou RFI. L’« opération militaire spéciale » menée en Ukraine n’est jamais critiquée directement. Elle n’est d’ailleurs jamais appelée « invasion ». Le confusionnisme consiste, lorsqu’une information peut être jugée sensible par l’État russe, à produire des contenus qui ne vont pas nécessairement censurer ce qui s’est passé, et à les mettre en équivalence avec d’autres contenus relevant davantage de l’opinion et présentés en parallèle. S’agissant par exemple de Navalny, les médias russes ont abondamment diffusé le fait qu’il avait travaillé avec la CIA ou qu’il avait fait une hypoglycémie sans avoir été empoisonné. Le procédé conduit à une mise en équivalence de la réalité factuelle et de l’opinion. Certaines chaînes d’opinions exploitent en permanence cette confusion. Ainsi, lorsque des téléspectateurs consultent une chaîne russe, ils accèdent à une pluralité de contenus sur Navalny qui peut les empêcher de discerner ce qui relève des faits et ce qui relève de l’opinion.

Se pose aussi la question de la tromperie et de la désinformation. Alors que les médias de Prigojine font un usage systématique du mensonge et de la désinformation, cette pratique est peu fréquente sur RT et Sputnik. Elle est plus subtile, surtout indirecte, c’est-à-dire que les mensonges et la désinformation sont présentés comme portés par d’autres acteurs. Tel fut le cas récemment concernant Boutcha. Durant la campagne présidentielle de 2017, Sputnik avait rapporté les propos du député du Front national Nicolas Dhuicq, indiquant qu’Emmanuel Macron était financé par un riche lobby gay.

Pourquoi a-t-on laissé RT exercer sur le sol français ? Cela illustre une autre différence fondamentale entre les régimes autoritaires et les démocraties : un média, si propagandiste soit-il, n’est pas en soi illégal dans une démocratie. Il ne le devient qu’il franchit certaines lignes bien précises en matière de diffusion de la haine. Les régimes autoritaires tendent au contraire vers l’unanimisme dans l’espace médiatique. En Russie, depuis l’invasion de l’Ukraine, tout ce qui restait de l’écosystème médiatique indépendant a été complètement évincé. La plupart des sites sont désormais interdits en Russie et ils doivent s’installer dans les pays baltes, dans le Caucase ou en Europe occidentale afin d’exercer leur activité. Certains médias comme Novaia gaziéta et Praièkt continuent à effectuer un travail de grande qualité malgré leur délocalisation contrainte.

Compte tenu de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, laisser ces médias diffuser leurs récits de légitimation de la guerre devenait dangereux et rendait légitime la décision de suspension. C’est pourquoi la décision de suspension a été prise. Néanmoins, les médias russes peuvent continuer produire des contenus, qui demeurent diffusés dans d’autres espaces francophones. Suspendre un média n’est jamais une décision évidente, car la tolérance est précisément ce qui distingue les démocraties des régimes autoritaires qui tendent vers l’unanimisme. Quoi qu’il en soit, il ne s’est pas agi d’une interdiction pure et simple.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je connais bien le rôle de Nicolas Dhuicq, mais je n’ai pas compris le lien que vous avez établi avec le Front national.

M. Maxime Audinet. Excusez-moi, j’ai commis une erreur, il était député Les Républicains à l’époque. Quoi qu’il en soit, ses propos concernant Emmanuel Macron avaient été diffusés par Sputnik et avaient entraîné des réactions de la part de l’équipe de campagne d’En Marche. Puis, lorsque Poutine est venu à Versailles, Emmanuel Macron a accusé RT et Sputnik d’être des organes de propagande au service du Kremlin. Je souhaitais illustrer par cet exemple les effets d’une diffusion indirecte. Le discours, étant rapporté, n’est plus le fait des producteurs d’informations.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La démonstration est tout à fait valable. Je rappelle simplement que Nicolas Dhuicq était membre des Républicains à l’époque, puis il a été membre de Debout la France. À ma connaissance, il n’a pas été membre du Rassemblement national.

Si l’on remonte en 2008, à partir de l’invasion de la Géorgie, avez-vous observé une différence dans le recrutement des journalistes et dans le choix de leur profil ? Y a-t-il eu à votre connaissance des phénomènes de remplacements massifs au sein des rédactions, que ce soit en Russie ou dans les rédactions étrangères ? Enfin, avez-vous identifié des différences d’approche dans les démocraties face à l’installation de RT ? Comment cette installation a-t-elle été accueillie aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne ? Des États ont-ils refusé l’installation d’un bureau de RT, considérant qu’il s’agissait d’un outil de propagande hostile aux intérêts de la démocratie ?

M. Maxime Audinet. Avant la guerre en Géorgie, RT ne comptait que deux chaînes, la chaîne en anglais et la chaîne arabophone créée en 2007. Je n’ai pas connaissance de la politique de recrutement pratiquée chez RT avant 2008. Le principe était de recruter des figures étrangères afin que les journalistes pussent s’exprimer dans la langue locale. Lorsque les canaux européens de RT ont été mis en place, après 2014, dans le contexte de l’Euromaïdan et de la guerre dans le Donbass, les politiques de recrutement ont évolué. Chez RT France, on a recruté de très jeunes journalistes à peine diplômés en CDI dans des conditions financières exceptionnelles, c’est-à-dire entre 2 500 ou 3 000 euros par mois, alors que les médias français sont incapables de recruter de jeunes journalistes à ce niveau de salaire. Le second profil ciblé par la chaîne est celui des partisans de Poutine. Ces « alignés » sont notamment Peter Lavelle et Xavier Moreau. D’autres figures se rejoignaient sur l’agenda alternatif défendu par RT. L’objectif était d’attirer journalistes qui se reconnaissent dans la vision concurrentielle et contre-hégémonique défendue par RT. Il s’agit d’abord d’une posture communicationnelle. Enfin, la chaîne a recruté des personnes pour leur notoriété, comme Larry King ou Frédéric Taddeï.

Les réactions à l’installation de RT ont été différentes, d’abord parce que le réseau s’est internationalisé de façon très progressive. Lorsque RT est lancée en 2010, la Russie est sous la présidence de Dmitri Medvedev. Un an plus tard, le « reset » des relations russo-américaines est annoncé sous Barack Obama. RT America a été une rédaction plus petite qu’en France, installée non loin de la Maison-Blanche. La question s’est posée à partir de 2014. S’agissant des chaînes européennes, les réactions de l’espace médiatique ont été beaucoup plus réservées. Les critiques ont été tempérées par le fait que ces médias ont cherché à donner des gages en demandant l’obtention des licences auprès des régulateurs, dont le CSA en France. Un comité d’éthique de RT France a même été mis en place.

Dans les démocraties libérales, les espaces médiatiques sont pluralistes et l’on doit supposer que le système politique est suffisamment puissant pour absorber ces acteurs, dont les audiences sont en réalité très faibles. La seule exception en France a concerné les Gilets jaunes, événement durant lequel les audiences ont triplé chez RT France, avec un pic à 12 millions de visites en novembre 2019. Les mesures restrictives de l’Union européenne ont entraîné une chute drastique des audiences. L’effort s’est alors porté sur d’autres espaces francophones, notamment en Afrique. La part de ces audiences augmente chaque mois. Avant l’invasion de l’Ukraine, 66 % à 80 % des audiences venaient de France. Ce taux est compris entre 30 ou 40 % aujourd’hui.

Ces médias, dont la diffusion a été suspendue, mettent en place des stratégies de contournement en incitant au téléchargement de VPN ou en créant des sites « miroirs » qui sont des répliques de sites originaux avec d’autres noms de domaine. Il est donc encore possible d’accéder à ces sites sans passer par un VPN. Par exemple, on peut se connecter à sputniknews.africa sans détenir un VPN. Le site anglophone compte aussi un site miroir. Cette stratégie se développe partout. À partir du moment où l’on crée un site miroir pour contourner la législation, on passe de l’influence à l’ingérence.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez évoqué les positions défendues par Margarita Simonian. En 2012, après l’invasion de la Géorgie et d’autres événements tragiques, elle indiquait lors d’une interview au quotidien russe Kommersant : « Nous [RT], nous conduisons la guerre de l’information, et qui plus est contre tout le monde occidental. » Nous ne pouvons donc pas dire que nous ne savions pas.

M. Maxime Audinet. Dans cette phrase, Margarita Simonian se référait à ce qui était arrivé en Géorgie. Elle matérialise une représentation très conflictuelle de l’espace informationnel. La guerre de l’information est assumée très explicitement par les acteurs dont nous parlons.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Au ministère de la défense, les généraux considèrent que la guerre de l’information est une arme comme les autres. Un certain nombre de médias russes ont été transférés du champ européen vers le champ africain. Confirmez-vous que les interdictions de diffusion ne mettent pas fin à la production de contenus ? Pourriez-vous apporter des précisions sur la réorientation des contenus vers l’Afrique francophone ? En quoi la politique française et les intérêts français en Afrique sont-ils ciblés ?

M. Maxime Audinet. RT France existe toujours à Boulogne-Billancourt, même si l’entité est en redressement judiciaire. Étant donné que l’État russe ne peut plus financer les branches délocalisées dans l’Union, les fonds ne peuvent plus circuler et RT France devrait par conséquent déposer son bilan.

La réorientation vers l’Afrique de ces réseaux préexiste à la guerre en Ukraine. Sputnik souhaitait déjà s’implanter dans la zone en amont du sommet Russie-Afrique à Sotchi en octobre 2019. Nous observons néanmoins depuis le début de la guerre un accroissement du volume de contenu produit par ces médias, notamment dans les régions d’Afrique subsaharienne francophone et sahélienne. La tendance est très visible dans les actualités au Mali depuis que le groupe Wagner s’y est implanté. L’un des principaux contenus diffusés par les acteurs russes en Afrique est une critique du néocolonialisme occidental. Ce récit simple permet de réactualiser le soutien de l’Union soviétique au mouvement de décolonisation et de libération nationale. Depuis mai 2022, l’occurrence des termes « néocolonialisme » et termes associés a augmenté de façon significative. Ils sont beaucoup plus prononcés à l’antenne des chaînes de RT. C’est aussi une manière de fidéliser les audiences dans ces espaces.

Le cœur des audiences en France se caractérisait par une appétence pour les idées souverainistes, de gauche ou de droite, mais surtout d’extrême droite, et les positions eurosceptiques. Les contenus étaient très différents de ceux déployés en Afrique francophone. Doit-on s’attendre à une implantation plus structurelle et logistique du réseau en Afrique ? RT a tenté quelques mois auparavant d’installer un bureau anglophone et francophone à Nairobi. Cela n’a pas fonctionné. Ils ont ensuite communiqué sur l’institution d’un bureau Afrique en Afrique du Sud. Il serait dirigé par Paula Slier, une citoyenne sud-africaine qui travaille depuis longtemps en Russie. Nous n’en savons pas plus pour le moment. Reporters sans frontières a publié un rapport indiquant l’existence d’un bureau de RT à Alger. Il serait destiné pour le moment à alimenter la chaîne arabophone, qui compte déjà des bureaux au Caire, à Damas et à Beyrouth.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Cela montre bien la tentative d’occuper tous les interstices possibles de l’espace informationnel au moyen de stratégies d’influence et de propagation de récits concordants avec les narrations déjà élaborées dans les pays ciblés. Beaucoup de nos compatriotes ne mesurent pas encore pleinement l’ampleur et la dangerosité de la galaxie Prigojine. Qu’en est-il de Konstantin Malofeïev et de Vladimir Iakounine ? Quelles valeurs défendent-ils ?

M. Maxime Audinet. J’ai beaucoup plus travaillé sur Evgueni Prigojine que sur ces deux autres acteurs, dont j’ai une connaissance plus superficielle. Vladimir Iakounine, soutient la fondation Saint-André, dont le budget était de 3,2 millions d’euros en 2015. Elle a mené de nombreuses activités de propagande en Russie. Elle a notamment défendu un agenda nataliste. Elle a également participé en Serbie à la promotion des valeurs traditionnelles, et en particulier de la figure maternelle. Quant à Malofeïev, c’est un sponsor historique du traditionalisme russe à l’étranger. En amont du sommet de Sotchi, il avait créé l’agence internationale pour le développement souverain. Elle défend un agenda souverainiste en Afrique. Un article de Benoit Vitkine publié dans Le Monde mentionnait le fait que Malofeïev avait aidé Jean-Marie Le Pen à obtenir un prêt de 2 millions d’euros pour son parti. Malofeïev promeut des valeurs traditionnelles en Russie via Tsargrad, qui défend les figures conservatrices comme Alexandre Douguine. Enfin, Malofeïev a participé au congrès mondial de la russophilie il y a quelques jours à Moscou, en présence de Pierre de Gaulle. Vladimir Jirinovski, aujourd’hui décédé, a noué des relations transnationales avec la plupart des partis de droite nationaliste ou d’extrême droite en Europe.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur Prigojine ? Outre sa milice armée Wagner et son emprise industrielle en Afrique, il a mis en place des fermes à trolls et il est responsable de nombreuses opérations de désinformation. Il a également financé une fondation de « lutte contre l’injustice » qui propage apparemment de fausses informations en France.

M. Maxime Audinet. La Fondation pour la lutte contre l’injustice est intéressante, car elle cible directement la France, propageant des informations sous fausse bannière. Il existe plusieurs fondations de ce type en Afrique, notamment Afric, un organisme qui a permis la coopération de Nathalie Yamb et Kémi Séba. La fondation pour la protection des valeurs nationales (FZNC) est aussi une organisation sous fausse bannière, dirigée par Maxim Chougaleï, l’un des lieutenants de Prigojine très présent en Afrique francophone.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Avez-vous connaissance d’autres médias, sites ou officines qui opéreraient sur le sol français, en langue française et à destination de cibles françaises, se situant dans l’orbite du régime de Poutine ?

M. Maxime Audinet. La question se pose aujourd’hui concernant le média Omerta, sponsorisé par Charles d’Anjou, un entrepreneur mais peut-être aussi le promoteur de positions politiques au moins très conservatrices. Le dernier numéro d’Omerta a beaucoup produit sur la question du wokisme. S’agissant de l’Ukraine, il relaie des positions alternatives et contre-hégémoniques, prenant à contre-pied les médias dominants, fondées sur le postulat d’une univocité de l’espace médiatique français, cependant tout à fait fictive. Il est important de rappeler que ce n’est pas parce qu’il existe des médias traditionnels dominants qu’ils disent tous les mêmes choses. Je n’ai pas connaissance de possibles financements de l’activité de Charles d’Anjou par des acteurs russes. Pour autant, Omerta est au moins un relais d’influence pour des raisons idéologiques et militantes de ce que fait la Russie en Ukraine. Régis Le Sommier, qui a travaillé chez RT France, est désormais directeur de la rédaction d’Omerta.

Il existe également parmi les médias francophones le site Observateur continental, dont on sait qu’il a été créé par une structure située en Russie liée aux services de renseignement russe. On pourrait également penser à News Front, un média anglophone actif aux États-Unis.

Il est intéressant d’examiner le mode d’action de la galaxie Prigojine en Afrique subsaharienne. Leur objectif est que les contenus propagés d’abord dans des groupes Whatsapp ou sur Facebook sont repris par un deuxième cercle concentrique des médias africains pour atteindre progressivement l’espace médiatique général. Lengo Songo, par exemple, reprend systématiquement des clips ou des images de manifestations artificielles.

Cela ne veut pas dire que la France est la cible principale, mais si ces opérations atteignent la France, cela peut être intéressant. Dans un reportage de Complément d’enquête, diffusé quelques mois auparavant, les journalistes expliquent que la galaxie Prigojine a créé des pages et des contenus favorables à Emmanuel Macron. Ces contenus ont d’abord été diffusés par des médias africains, comme Lengo Songo, Maliactu et Burkina 24. Ils ont été repris sur Ria Fan, le principal média russophone de la holding Patriot de Prigojine, qui a invoqué que la France devait aussi compter des usines à trolls pour produire de tels contenus. Les informations ont été reprises par des sites conspirationnistes, mais sans atteindre le niveau de viralité espéré. Quoi qu’il en soit, Ria Fan tente d’exploiter le débat actuel sur le renouvellement la stratégie d’influence en France mentionnée par Emmanuel Macron pour en maquiller les conséquences et souligner la grande similarité entre ces procédés et ceux qu’elle utilise. Il en va de même de la lutte informatique d’influence adoptée par le ministère des armées en octobre 2021. Cependant, il existe toujours des lignes rouges qu’il ne faut certainement pas franchir dans l’espace informationnel.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez parlé dans vos travaux d’« hygiène numérique ». Pourriez-vous développer cette expression ? Quel serait le bon équilibre à adopter ?

M. Maxime Audinet. Les acteurs comme Evgueni Prigojine sont en quête de visibilité. Plus l’on parle d’eux et mieux ils se portent. C’est pourquoi ils laissent parfois délibérément des traces numériques. Par exemple, lors de l’affaire de Gossi, les médias de Prigojine ont ouvertement indiqué que l’armée française était responsable d’un charnier. Cela relève d’un enjeu de réputation à la fois en Afrique et en Ukraine. Evgueni Prigojine répète que c’est bien Wagner et non l’armée russe qui a repris la ville de Bakhmout. Il est également content de répéter qu’il a bouté les Français hors de leur pré carré.

L’« hygiène numérique » signifie que lorsqu’on documente les opérations d’influence, il faut garder à l’esprit que leur médiatisation peut devenir une composante de l’opération d’influence elle-même. Lorsque Jeune Afrique a démontré que la diffusion de clips comme le « rat Manu » était le fait d’opérations d’influence, cela a entraîné une hausse très importante de la consommation de ces contenus. Dans ce type de situation, l’hygiène numérique pourrait consister à ne jamais partager ou retwitter le compte ayant diffusé l’information. En tout état de cause, il est souhaitable de ne pas réagir trop rapidement et d’attendre d’obtenir suffisamment d’éléments pour agir.

Plusieurs dispositifs ont été mis en place ces dernières années pour lutter contre ce phénomène. Je pense notamment aux initiatives conduites au ministère des armées. De manière générale, je crois que nous serons de toute façon beaucoup plus efficaces pour lutter contre la désinformation si nous recourons à des acteurs issus de la société civile, associatifs notamment, plutôt qu’à des acteurs étatiques. L’éducation aux médias est un enjeu de politique publique majeur qui ne peut se concevoir que sur le long terme. Les nouvelles photographies créées par des intelligences artificielles pourraient poser problème un certain temps avant que les populations ne soient capables de les identifier.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Avez-vous fait vous-même l’objet de pressions ou de tentatives d’intimidation ? Deux personnes que nous avons auditionnées, Cécile Vaissié et Nicolas Tenzer, ont été attaquées en justice. Nous savons que des procédures « bâillons » peuvent être enclenchées.

M. Maxime Audinet. Il m’est arrivé lors d’un entretien en Russie de voir deux personnes s’asseoir à côté de moi pour écouter la conversation de manière très ostensible. Je sais aussi que mes interventions médiatiques concernant RT ont été consignées. Cela ne m’a pas empêché de mener mes recherches sans jamais m’autocensurer. Dans le cadre de mon livre sur RT France, je me suis attaché à être rigoureux et à toujours préciser la source de mes informations afin que les analyses présentées ne relèvent pas de mon opinion. J’ai tâché de travailler avec les armes du chercheur, c’est-à-dire en utilisant les entretiens, la méthodologie, les enquêtes et tout ce qui peut être mobilisé de manière fiable. Je n’ai pas été attaqué en diffamation par RT France jusqu’à présent.

 

L’audition s’achève à treize heures vingt.


Membres présents ou excusés

 

Présents. – Mme Constance Le Grip, M. Jean-Philippe Tanguy.

Excusée. – Mme Anne Genetet.