Compte rendu

Commission d’enquête sur la structuration,
le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements

 

 Audition de Mme Dominique Simonnot, Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, et M. André Ferragne, secrétaire général              2

– Présences en réunion...............................11


Lundi
5 juin 2023

Séance de 19 heures

Compte rendu n° 7

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Patrick Hetzel,
président

 


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La séance est ouverte à dix-neuf heures quinze.

Présidence de M. Patrick Hetzel, président.

 

La commission d’enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements, auditionne Mme Dominique Simonnot, Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, et M. André Ferragne, secrétaire général.

M. le président Patrick Hetzel. Nous concluons nos travaux de l’après-midi en recevant, pour cette audition ouverte à la presse, le Contrôle général des lieux de privation de liberté en la personne de la Contrôleure générale Dominique Simonnot et de son secrétaire général André Ferragne. La mission du Contrôle général des lieux de privation de liberté ne consiste ni à suivre les groupuscules violents ni à analyser les conditions du maintien de l’ordre, qui sont l’objet de notre commission d’enquête. Toutefois, nous avons souhaité vous convier pour évoquer des questions très précises relatives au temps qui suit la manifestation. Au cours du printemps, des personnes interpellées ont fait l’objet de mesures judiciaires privatives de liberté. C’est le sujet sur lequel vous avez travaillé et sur lequel nous allons nous vous entendrons avec intérêt.

Un questionnaire vous a été préalablement transmis par notre rapporteur. Toutes ses questions ne pourront être abordées au cours de cette audition. Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous transmettre vos réponses écrites, qui seront ensuite communiquées à l’ensemble des membres de la commission.

Avant de vous faire prêter serment, je souhaiterais vous poser deux questions d’ordre général.

Diriez-vous que les interpellations et les gardes à vue auxquelles ont procédé les forces de l’ordre au cours des manifestations de ce printemps ont révélé des manquements aux droits des personnes ? Ou bien jugez-vous marginaux et peu révélateurs les éventuels incidents ?

On lit parfois que la garde à vue est détournée de son objet judiciaire à des fins de police administrative, pour prévenir des dérapages et non pour les réprimer. Les constatations que vous avez faites confirment-elles ou, au contraire, infirment-elles cette idée ?

Madame la Contrôleure générale, avant de vous donner la parole, et en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Dominique Simonnot prête serment.)

Mme Dominique Simonnot, Contrôleure générale des lieux de privation de liberté. Je vous remercie d’avoir invité le Contrôle général devant votre commission d’enquête. Nous étions circonspects au premier abord car nous nous demandions quoi dire à propos du financement des groupuscules violents, auxquels nous ne connaissons rien. Le questionnaire que vous nous avez envoyé, auquel nous pouvons répondre, nous a précisé le sens de notre venue.

Nous avons constaté, et nous avons été repris par tous les journaux, que beaucoup de personnes étaient arrêtées lors de ces manifestations. Nous nous sommes dit qu’il fallait aller voir ce comment les choses se passaient sur le terrain. Nous avons constitué trois équipes, dont j’étais, qui ont visité neuf commissariats les vendredi 24 et samedi 25 mars 2023, pour y relever ce qui a ensuite été consigné dans notre rapport.

Si nous avons souhaité donner un certain écho à cette publication, c’est que les constats du Contrôle général des lieux de privation de liberté sont soumis au contradictoire. Nous pouvons nous faire communiquer tous les éléments dont nous avons besoin et leur consacrer le temps nécessaire. C’est un gros avantage. Nous avons eu accès, dans tous les commissariats que nous avons visités, au fichier de police CTJ Web, que je ne connaissais pas, ainsi qu’au nombre de gardes à vue et aux suites qu’elles ont reçues.

Vous m’avez demandé si tout s’était passé normalement pendant ces gardes à vue. Sans méconnaître le stress que représentent de tels moments pour les policiers, nous avons relevé de nombreuses irrégularités que recense notre rapport. Nous avons constaté que des gens avaient été arrêtés sans autre raison que parce qu’ils se trouvaient là, ou parce qu’on les soupçonnait d’une infraction sans se baser sur rien de concret. Au bout du compte, ces deux hypothèses reviennent au même.

Les officiers de police judiciaire rencontrés se sont dits ennuyés du manque de clarté des fiches d’interpellation reçues. Toutes les cases y étaient parfois cochées alors que seulement deux ou trois l’étaient sur d’autres fiches. Ils étaient obligés de rappeler systématiquement les agents interpellateurs. Ceux-ci répondaient ne plus savoir pourquoi ils avaient procédé à ces interpellations dans le feu de l’action. Le résultat était le même que s’ils avaient arrêté des gens au hasard puisque rien n’indiquait concrètement que les interpellés s’apprêtaient à commettre un acte répréhensible.

J’ai été heureuse de lire que le ministre de l’intérieur reconnaissait dans sa réponse que des progrès devaient être faits en matière de procès-verbaux et de fiches d’interpellation. Nous verrons ce qu’il en est la prochaine fois.

Lorsque j’étais journaliste au Canard enchaîné, nous étions fiers d’avoir publié la note « Permanence gilets jaunes » du parquet de Paris, qui donnait en substance pour instruction : « arrêtez tout le monde et on verra après ; surtout, ne les laissez pas ressortir avant le lendemain soir, voire le lundi matin ». Cette note avait marqué les journalistes et elle avait marqué les manifestants. La justice elle-même s’en était un peu étonnée. Un ami policier m’a fait remarquer que cette technique remontait à La Manif pour tous, au cours de laquelle on arrêtait des gens qui ne faisaient pas grand-chose. Ils portaient des t-shirts de l’organisation ou ils se tenaient à genoux sur le trottoir avec de petites bougies. Mais ils étaient tous arrêtés et cette pratique s’est professionnalisée avec la note « gilets jaunes ». Avec l’esprit mal tourné, on peut craindre que plus personne au parquet de Paris n’écrive de telles notes désormais, parce tout ce qui est écrit finit par être révélé, mais aussi parce que cette mauvaise habitude s’est généralisée.

Par conséquent, lorsque vous demandez si ces arrestations sont inédites, la réponse est non. Mais il serait souhaitable que cette technique ne devienne pas une règle non écrite.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous avez considéré, au vu des rassemblements massifs et de l’importance des interpellations, que vous deviez vous rendre dans les commissariats. En tant que rapporteur, je ne me suis pas interrogé sur la légitimité de votre action. Je l’ai trouvée pleinement justifiée. Votre rapport a eu un retentissement important, d’où votre présence devant cette commission d’enquête. Le ministre de l’intérieur vous a répondu, en partie tout au moins.

S’agissant des modalités et des conditions de contrôle, quelle est la méthode que vous avez observée lors de vos déplacements dans les commissariats, les 24 et 25 mars 2023 ?

Si j’ai bien compris, vous et votre équipe vous êtes entretenus avec un certain nombre de gardés à vue. Par-delà les constats sérieux que vous avez effectués au cours de ces échanges, avez-vous pu apprécier le profil de ces personnes et le contexte de leur interpellation ?

Mme Dominique Simonnot. J’ai été assez étonnée du retentissement de ce rapport, parce qu’il arrivait après d’autres rapports et des centaines d’articles. Il faut le reconnaître que nous en avons tiré une certaine satisfaction.

Pour ce qui est des contrôles, ils se décident et se mettent en place assez facilement. Il suffit de déterminer le nombre d’équipes nécessaires, le nombre de personnes par équipe et de lancer un appel aux volontaires. En l’occurrence, nous étions trois ou quatre par équipe. Ensuite, c’est toujours de la même manière qu’il est procédé : se présenter, parler au chef de poste, parler au plus haut gradé jusqu’aux gardiens de la paix et aux gardés à vue. Nous échangeons avec tout le monde. En ce qui me concerne, je n’ai pas eu de chance car j’ai eu affaire aux deux trafiquants de stupéfiants du commissariat, qui n’avaient rien à voir avec les manifestations.

On demande ensuite à voir les procédures et les fiches d’interpellation, que l’on vérifie toutes. C’est d’ailleurs en parcourant des procès-verbaux que l’on a pu lire : « consignes et ordres hiérarchiques d’interpeller sans distinction des individus se trouvant dans telle rue à Paris ». On ne l’a pas seulement entendu. Nous l’avons lu sur le procès-verbal. Nous vous enverrons toutes les pièces avec les réponses au questionnaire.

Ce genre de contrôle se passe très bien. D’abord, dans le cas présent, les policiers et les officiers de police judiciaire n’étaient pas ravis de ce qu’on leur demandait de faire, et on peut les comprendre. Ils râlaient plutôt et ce sont eux qui nous ont dit être ennuyés avec ces procédures, car elles étaient bancales. Et ils nous ont extrait tous les procès-verbaux, tous les fichiers de police, dont ce mystérieux CTJ Web.

M. le président Patrick Hetzel. Je vais vous demander de prêter serment, monsieur le secrétaire général, puisque je vois que vous souhaiteriez ajouter une précision. Veuillez jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. André Ferragne prête serment.)

M. André Ferragne, secrétaire général. Je voudrais simplement rappeler les méthodes habituelles du Contrôle général des lieux de privation de liberté en ce qui concerne les locaux de garde à vue de la police, de la gendarmerie et des douanes. Nous avons des trames de contrôle avec des questionnaires-types. Pour ce cas particulier, nous n’avons pas créé de questionnaires spéciaux et ce sont ces guides qui ont été utilisés.

Ils prévoient quatre grandes catégories de questions. La première concerne le titre de privation de liberté, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles les personnes sont interpellées. La deuxième a trait à l’information sur les droits et leur notification, qui se trouve généralement consignée dans des procédures-types élaborées avec des logiciels. La troisième s’intéresse aux conditions matérielles de garde à vue, notamment les questions d’hébergement ou d’alimentation. La quatrième porte sur les mesures de sécurité, c’est-à-dire les menottes et la fouille. Tout cela correspond à des questions systématiquement abordées lors des contrôles sur les conditions de garde à vue.

Ce qu’il y a de particulier ici, c’est que toutes les questions relatives au titre d’enfermement ont pris une importance qui n’existe pas ailleurs. Pour le reste, tout était tristement banal. Les commissariats étaient sales, mais pas plus que d’habitude. Les mesures de fouille et de retrait d’objet, notamment le soutien-gorge, étaient systématiques, mais pas plus que d’habitude. Le menottage était plus ou moins bien enregistré et plus ou moins bien traité, comme toujours. Tous ces aspects matériels étaient somme toute ordinaires, simplement aggravés par la masse.

M. le président Patrick Hetzel. Le rapporteur a abordé la question de la méthode, mais également celle des profils. Avez-vous des éléments à apporter à la commission d’enquête à ce sujet ?

Mme Dominique Simonnot. En vérité, aucun. Lorsque l’on va dans un commissariat ou une prison, on ne s’intéresse pas à ce que les gens ont fait. On vérifie le respect de leurs droits fondamentaux. Je ne peux donc absolument pas vous dire ce que ces personnes faisaient dans la vie, combien elles gagnaient ni comment elles étaient habillées. Elles étaient plutôt jeunes et il y avait beaucoup de première interpellation, mais je ne peux rien avancer d’autre.

M. Ugo Bernalicis (LFI-NUPES). Pour revenir sur les propos du secrétaire général, qu’est-ce qui a été aggravé par la masse ? Quels sont les points de droit qui n’ont pas été respectés, un peu plus ou beaucoup plus que d’ordinaire ?

Concernant les motifs et les conditions d’interpellation, ce que vous avez vu était-il significativement différent de ce que vous pouvez constater d’habitude lors de visites de gardes à vue ? Y a-t-il une particularité liée aux manifestations en tant que telles, ou ces conditions sont-elles celles que l’on retrouve habituellement ? Ainsi, il doit arriver que des personnes se plaignent de leurs conditions d’interpellation lors de visites classiques de commissariat, en dehors de manifestation.

M. André Ferragne. Les vraies différences découlaient du caractère massif des interpellations, non du fait qu’elles faisaient suite à des manifestations.

La première différence est le temps d’attente sur le site de l’interpellation. En conditions ordinaires, lorsque la police interpelle quelqu’un, elle le conduit dans une voiture et l’emmène au commissariat. Dans le cas qui nous intéresse, des attentes d’une heure ont été relevées. Ce délai est un temps de privation de liberté sans mesure efficace d’enquête. Il est purement lié au regroupement.

La deuxième divergence touche à la question du renseignement administratif, du renseignement des procédures sur les conditions d’interpellation. Nous avons parlé de fiches d’interpellation pré-remplies, de difficultés des officiers de police judiciaire pour joindre les agents de police judiciaire qui avaient procédé aux arrestations. En principe, on ne rencontre pas ces situations : un officier de police judiciaire qui reçoit une personne interpellée voit celui qui l’amène et peut lui poser des questions. Là, ce n’était pas le cas car il y avait un système de noria qui privait l’officier de police judiciaire de contact direct avec l’agent de police judiciaire. Ensuite, on retrouve à l’intérieur du commissariat les phénomènes d’attente puisque tous les officiers de police judiciaire ont été contraints de traiter les dossiers en masse. Ces lenteurs comportaient deux phases : d’abord l’attente de la comparution devant l’officier de police judiciaire ; puis la difficulté de ce même officier de police judiciaire pour joindre le parquet, lui-même submergé d’appels des commissariats confrontés aux mêmes problèmes. Tout cela a eu pour effet de prolonger les délais. Dès lors, le renseignement des procédures a été assez erratique, ce qui a d’ailleurs expliqué un certain nombre de relaxes car ces procédures étaient incomplètes.

En outre, l’information sur les droits n’a pas été forcément bien délivrée, les imprimés de notification étant simplement remis lors de la fouille. Mais il s’agit d’un grand classique et ce n’est pas forcément dû à la masse des personnes interpellées. Il y a également eu des difficultés en ce qui concerne les droits élémentaires, comme celui de prévenir un proche ou un employeur, en raison de nombre et de la volonté des officiers de police judiciaire d’aller vite en écourtant un peu ces temps qui « mangent de la procédure ». Et puis, l’attente et l’occupation excessive des locaux provoquent automatiquement des problèmes d’hygiène. Nous avons joint à notre rapport quelques photos qui témoignent de l’état des commissariats. Ce n’est pas parce qu’ils étaient vraiment sales ces jours-là qu’il faut en conclure qu’ils seraient propres le reste du temps même si, en cette circonstance, ils étaient plus sales que d’habitude.

Voilà quelques-unes des conséquences du caractère massif des interpellations. Il n’est pas question de dire qu’il s’agissait de malveillance policière. Il y avait simplement de la surcharge policière à laquelle s’ajoute quand même un stress policier. Stress qui, évidemment, n’est jamais un facteur de détente !

M. le président Patrick Hetzel. Vous indiquez que certains agents interpellateurs ont précisé à des officiers de police judiciaire avoir eu comme consigne et ordre hiérarchique d’interpeller sans distinction tous les individus qui se trouvaient dans telle ou telle rue de Paris. Savez-vous de quelles autorités émanaient ces consignes et ces ordres ?

Mme Dominique Simonnot. C’est mystérieux et je n’en sais rien. Ce que je peux dire, c’est que c’est relaté sur des procès-verbaux que nous avons lus et retranscrits. Mais il est vrai que l’on n’a pas demandé à l’officier de police judiciaire lequel de ses chefs avait donné cet ordre.

M. Michaël Taverne (RN). Est-ce que lors de vos visites, qui effectivement constituent un stress pour les policiers, vous avez pu dialoguer avec des équipes d’interpellateurs ? Lors de manifestations, les policiers interpellent, rédigent une fiche et repartent. C’est ensuite le poste qui s’occupe de la procédure et l’officier de police judiciaire ne dispose pas des tenants ni des aboutissants. Avez-vous pu prendre contact directement avec les agents qui ont interpellé des individus ?

Pensez-vous qu’il y a eu une volonté de mener une politique du chiffre pour se dédouaner d’une forme de pression et pouvoir affirmer que les policiers ont fait leur travail, alors que cette politique n’a pas d’efficacité ? On privilégierait la quantité à la qualité.

Vous avez évoqué le menottage et la fouille. Selon vous, y a-t-il un problème de formation en matière de procédure et de gestes techniques ?

Pensez-vous qu’il pourrait être efficace de recourir à l’interdiction judiciaire de paraître lors de ces manifestations, une peine complémentaire prononcée par le juge ?

Mme Dominique Simonnot. Nous avons dû croiser des agents interpellateurs. Mais nous ne les avons pas appelés pour savoir pourquoi ils n’avaient pas rempli correctement leurs fiches.

En ce qui concerne le stress, je voudrais préciser qu’il n’était pas consécutif à notre visite. Les policiers, comme les surveillants de prison, sont en général contents de nous voir. C’est l’occasion pour eux de montrer leurs conditions de travail. Ils nous disent : « Regardez comment on travaille ! Si vous pouviez en parler, cela nous arrangerait. »

Certaines cellules de garde à vue sont immondes ; une envie de vomir vous prend en y pénétrant. Elles sont surpeuplées. Il n’y a pas de chasse d’eau ou elle ne fonctionne pas. La promiscuité, le manque total d’intimité ne sont pas très agréables – c’est un euphémisme.

Existe-t-il un problème de formation ? Je pense qu’il est toujours préférable d’être bien formé, surtout lorsque tout le monde est à cran et que tout va trop vite.

Vous me demandez si cette situation était le fruit d’une politique du chiffre. Je n’en sais rien, il faut poser cette question au ministre de l’intérieur ou au préfet de police. D’après ce que j’ai pu voir précédemment de ces arrestations que l’on peut qualifier de préventives, il s’agit de décourager, d’intimider et de vider les rues d’éléments gênants. Il y a sans doute un peu de tout cela. Mais est-ce qu’il fallait faire du chiffre ? Est-ce que ces arrestations dédouanent quiconque ? Est-ce qu’elles ont empêché les destructions dans les rues de Paris ? Je ne saurais vous dire si tout cela est payant politiquement.

M. André Ferragne. Je n’ai pas très bien compris la question relative à la peine complémentaire. Que s’agirait-il de sanctionner ?

M. Michaël Taverne (RN). Ces peines complémentaires existent déjà. Le juge peut prononcer une peine complémentaire d’interdiction de paraître, notamment pendant une manifestation, à l’encontre de celui qu’il condamne. Est-ce que, selon vous, une généralisation de ces peines complémentaires pourrait être efficace ?

Mme Dominique Simonnot. Ce n’est pas notre mission d’en juger. Je n’ai rien à dire concernant ces peines complémentaires. L’essentiel est qu’elles ne provoquent pas plus d’emprisonnements.

M. André Ferragne. Je n’en pense pas grand-chose non plus. D’abord, il n’appartient pas au Contrôle général des lieux de privation de liberté de se prononcer sur la loi pénale. Ensuite, dès lors qu’il y a une peine complémentaire, cela veut dire qu’il y a un délit. Or, ce dont on parle ici, c’est davantage d’absence de délit.

À mon sens, une peine complémentaire pourrait difficilement s’appliquer aux situations observées pour lesquelles il est clairement établi que 80 % des gens rencontrés sont sortis libres du commissariat de police sans qu’aucun fait leur soit reproché. Non seulement une peine complémentaire ne trouverait guère à s’appliquer, mais la peine principale non plus.

M. Florent Boudié, rapporteur. Précisément, vous indiquez dans votre rapport que 80 % des procédures ont été classés sans suite. Ce n’est pas le chiffre fourni par le ministère de l’intérieur selon lequel, de mémoire, le taux de réponse pénale serait de 61 %. Comment expliquez-vous cette différence d’appréciation ?

Parmi les 129 personnes interpellées au cours de ces deux journées selon le recensement de la préfecture de police de Paris, combien avez-vous pu en auditionner dans les neuf commissariats visités ? Dans votre rapport, il n’y a pas d’éléments chiffrés sur le nombre de personnes interpellées avec lesquelles vous avez engagé un dialogue pour évaluer le respect de leurs droits, leurs conditions matérielles et tous les autres éléments répertoriés.

Mme Dominique Simonnot. Vous avez raison. D’habitude, nous le mentionnons. Il est dommage de ne pas avoir précisé le nombre de personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus. Mais ce n’est pas compliqué à retrouver et nous vous le ferons parvenir.

Il y a une différence entre le ministère de l’intérieur et nous : on ne se base pas sur la même période. Nous nous sommes intéressés aux personnes arrêtées du 16 au 23 mars alors que le ministère de l’intérieur prend également en compte les 24 et 25 mars. En outre, nous nous sommes arrêtés aux sorties de commissariat directement classées sans suite et nous n’avons pas pris en compte les suites judiciaires. Mais toutes les données que nous mentionnons sont issues des fichiers du ministère puisque nous avons demandé l’extraction des chiffres des gardes à vue et des suites dans chacun des commissariats visités.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Lors de l’audition précédente, une sociologue a évoqué l’évolution des modes de maintien de l’ordre, qui passent de la mise à distance à l’interpellation. Ce changement peut influencer le comportement des manifestants. Ce que vous nous dites sur les interpellations préventives et arbitraires ne fait selon moi que renforcer cette tendance, l’inefficacité pénale induisant forcément un sentiment d’injustice chez ceux qui sont arrêtés pour rien.

Monsieur le secrétaire général, vous avez parlé de périodes d’attente sans prise en charge judiciaire ou pénale. Avez-vous observé la mise en œuvre de moyens de garde à vue mobiles, de manière ponctuelle ou plus habituelle ? Je m’explique : le soir du 16 mars, comme d’autres députés de mon groupe politique, je suis allé voir jusqu’à quatre heures du matin quelles étaient les conditions de garde à vue dans les commissariats. Au dépôt de la gare du Nord, visiblement plein, un bus identique aux bus de transport urbain, mais siglé « police », était stationné, ainsi que de petites camionnettes sans fenêtre dotées d’espaces carcéraux. Ces fourgons cellulaires étaient destinés aux mineurs tandis que les majeurs étaient dirigés vers le bus. Je suis resté plus de deux heures sur place et je n’ai observé aucun mouvement, aucun accès à des toilettes, à un médecin, à un avocat ni même à de la nourriture. Les députés sur place se sont d’ailleurs cotisés pour acheter des bouteilles d’eau destinées aux personnes entassées dans les véhicules. Les policiers que j’ai interrogés m’ont répondu ne pas avoir d’explication et attendre les ordres de leur hiérarchie.

Avez-vous des informations sur ce type de garde à vue, assez étrange et révélateur de l’état de droit dans notre pays ?

Mme Dominique Simonnot. Vous imaginez bien que si nous avions vu cela, nous l’aurions écrit – en gros caractères ! – dans notre rapport. Mais nous avons pu parler à des gens qui ont dit avoir été gardés longtemps dans des camions.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Vous décrivez des arrestations arbitraires, contraires aux principes d’un état de droit. J’imagine que cela a dû susciter des interrogations, même si ce n’est pas tout fait votre fonction, car au-delà des faits il est intéressant d’essayer d’en comprendre les motivations. Quel peut être l’intérêt d’une telle politique ? À titre personnel, vous êtes-vous posé cette question ? Vous venez de décrire des gens arrêtés et maintenus dans un lieu de privation de liberté sans aucune raison avant d’être relâchés pour la grande majorité d’entre eux.

Lorsque vous réfléchissez aux motifs de cette politique, est-ce que vous vous dites qu’il y a peut-être une volonté de punir – mais par qui, puisqu’on ne sait pas qui a donné l’ordre ? – ceux qui ont osé manifester publiquement leur désapprobation contre un texte bien précis ? Ou peut-être est-ce une volonté de dissuader ceux qui venaient d’être interpellés, ou d’autres, qui auraient pu être tentés de manifester au cours des jours suivants ? Selon vous, est-ce que cela pourrait s’apparenter à une politique de répression ?

Mme Dominique Simonnot. Comme je l’ai dit tout à l’heure, je pense que c’est fait pour intimider et pour punir, puisqu’une privation de liberté est une punition. Quelle était votre dernière question ?

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Est-ce que vous pourriez parler de politique de répression ?

Mme Dominique Simonnot. C’est sûr que ce n’est pas une politique d’empathie. Ce n’est pas la première fois qu’on arrête des gens, et ce n’est sûrement pas la dernière.

Après tout, je me dis que c’est bien que de jeunes personnes connaissent la garde à vue et voient comment elle se passe. C’est la même chose quand je vois des gens qui n’ont pas du tout l’habitude de la justice passer en comparution immédiate. Je me dis qu’ainsi ils voient ce qu’est la justice – du moins une certaine justice.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je voudrais rappeler à notre collègue Aymeric Caron que cette commission d’enquête a pour objectif est de faire la lumière sur ces événements, pas d’affirmer une position. Vous affirmez que des manifestants ayant simplement exprimé un désaccord avec le projet de loi sur les retraites auraient été interpellés.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je me contente de reprendre les propos de la Contrôleure générale !

M. Florent Boudié, rapporteur. La Contrôleure générale, en répondant à ma question, a dit ne pas avoir eu connaissance des profils des personnes concernées, mais uniquement des fiches d’interpellation.

Jusqu’à présent, nous avons eu une série d’auditions que j’essaie pour ma part de traiter de façon objective. Il en ressort certains éléments. Ceux qui ont fait preuve de violence ont des profils particuliers et il y a des phénomènes de solidarisation avec des manifestants en tête de cortège.

Vous avez affirmé une opinion. Cette commission d’enquête est publique et je souhaite simplement indiquer à ceux qui nous regardent qu’à ce stade aucune des informations qui nous ont été communiquées ne permet d’affirmer ce que vous avez dit.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Monsieur le rapporteur, je me permets de vous répondre, puisque vous m’avez mis en cause. Je n’ai rien affirmé de personnel. Je n’ai pas exprimé d’opinion et je me suis contenté de reprendre exactement les propos tenus à l’instant. Il vient de nous être expliqué, et je suis très étonné que nous n’entendions pas la même chose, que l’étude des comptes rendus et des rapports montrait que des personnes avaient été interpellées…

M. Florent Boudié, rapporteur. Il n’a pas été dit que de simples manifestants avaient été arrêtés. Ce n’est pas vrai.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). …alors qu’elles ne faisaient strictement rien et qu’elles se trouvaient simplement à un certain endroit, à un certain moment ; que jamais, au cours de la procédure qui a suivi leur arrestation, il n’avait pu être mis en lumière un fait qui pouvait leur être reproché. Je n’ai fait que rappeler cela. Je n’ai pas émis d’opinion personnelle. En revanche, je pense que si on se détourne des faits lors de la rédaction du rapport d’enquête, cela va nous poser des problèmes !

M. Ugo Bernalicis (LFI-NUPES). Si je prends l’hypothèse d’une interpellation qui débouche sur un classement sans suite par manque d’éléments dans le dossier, il y a deux possibilités : soit l’absence de délit initial qui fait qu’il ne peut pas y avoir de preuve de ce délit, soit l’absence de preuve alors qu’il y a eu un délit. Les deux hypothèses posent problème en soi dans un État de droit, la première pour des raisons évidentes et la seconde puisque l’on ne peut pas confondre la personne malgré les actes qu’elle a commis.

Dans ces deux cas de figure – et surtout dans le premier, qui n’est pas à écarter par principe – nous avons affaire à des personnes qui ont fait vingt-quatre ou quarante-huit heures de garde à vue pour rien. Elles ne sont finalement pas poursuivies. Et cela dans des proportions inhabituellement élevées.

Pensez-vous qu’il serait opportun d’instituer un régime automatique d’indemnisation des personnes gardées à vue sans raison ? Elles ont subi un préjudice, au minimum psychologique, en étant privées de liberté pendant vingt-quatre à quarante-huit heures.

M. le président Patrick Hetzel. Je précise que cette question sur l’indemnisation sort du périmètre de notre commission d’enquête. Mais je laisse l’échange se poursuivre.

Mme Dominique Simonnot. Cela tombe très bien que ce ne soit pas dans votre périmètre, parce que je n’ai jamais réfléchi à cette question et que je n’ai donc pas d’opinion.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie d’avoir répondu aux questions des membres de la commission d’enquête. Nous reviendrons vers vous si des précisions complémentaires s’avèrent nécessaires.

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La réunion se termine à vingt heures cinq.


Présences en réunion

 

Présents.  M. Ugo Bernalicis, M. Florent Boudié, M. Aymeric Caron, Mme Marina Ferrari, M. Patrick Hetzel, Mme Sandra Marsaud, M. Frédéric Mathieu, M. Michaël Taverne

Excusés.  Mme Aurore Bergé, M. Romain Daubié, Mme Emeline K/Bidi, Mme Marianne Maximi, M. Ludovic Mendes, M. Julien Odoul, M. Roger Vicot