Compte rendu
Commission d’enquête sur la structuration,
le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements
– Audition de M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur 2
– Présences en réunion...............................21
Mardi
26 septembre 2023
Séance de 21 heures
Compte rendu n° 25
session extraordinaire de septembre 2023
Présidence de
M. Patrick Hetzel,
président
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La séance est ouverte à vingt-et-une heures.
Présidence de M. Patrick Hetzel, président.
La commission d’enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements auditionne M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur.
M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, j’ai la joie de vous retrouver ce soir pour l’audition de M. Bernard Cazeneuve, que je remercie d’avoir accepté de se présenter devant notre commission d’enquête.
Monsieur le Premier ministre, comme vous le savez, nous enquêtons sur les violences qui ont émaillé les manifestations dans notre pays au cours du printemps dernier. Ces rassemblements ont présenté deux dimensions : la contestation de la réforme des retraites, qui a donné lieu à des exactions essentiellement urbaines, et l’opposition à des projets d’infrastructure dans des espaces principalement ruraux, dont Sainte-Soline est devenue le symbole. Votre expérience nous sera précieuse pour remettre ces événements en perspective puisque, dans les fonctions éminentes que vous avez exercées place Beauvau puis à l’hôtel de Matignon, vous avez été confronté à des épisodes similaires. Chacun se souvient des affrontements qui s’étaient produits à l’occasion de la contestation du projet de barrage de Sivens en 2014, puis de la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite loi « travail », avec les conséquences dramatiques que l’on sait.
Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Je vous invite, si cela vous est possible, à communiquer vos réponses écrites sur les sujets qui n’auront pas été abordés au cours de l’audition.
Il me revient d’introduire nos échanges en vous posant les deux premières questions. En premier lieu, comment expliquer cette éruption de violence, qui devient désormais habituelle à l’occasion des manifestations et qui semble finalement assez récente ? Faut-il y voir une réaction à la crise de la démocratie représentative, ou est-ce le symptôme d’une incapacité croissante de certaines mouvances à se plier à la décision légale et majoritaire qui caractérise l’État de droit ? En second lieu, les forces de sécurité intérieure bénéficient des nouveaux instruments que leur procure le progrès technique pour exercer leurs missions. Je pense aux drones, aux produits marquants, voire aux quads déployés à Sainte-Soline comme nous avons pu le constater en nous rendant sur place en début de mois. Ces équipements permettent-ils de compenser le retrait progressif de l’arsenal des armes intermédiaires, qui facilitaient le maintien à distance ? Comment concilier au mieux leur usage avec les exigences de l’État de droit et la protection des libertés fondamentales ?
Monsieur le Premier ministre, avant de vous donner la parole et en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Bernard Cazeneuve prête serment.)
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Je vous remercie, monsieur le président et mesdames et messieurs les députés, de m’offrir l’hospitalité de votre commission pour me permettre de livrer mon témoignage. Je souhaiterais tout d’abord apporter quelques précisions sur le contexte dans lequel vous m’amenez à m’exprimer devant vous.
J’ai compris que vous attendiez de moi que je fasse part de mon expérience pour tenter d’éclairer les événements qui viennent de se produire. Il s’agit d’un exercice assez difficile, surtout après avoir prêté serment, pour des raisons qui tiennent au fait que la plupart des épisodes auxquels vous avez fait allusion sont désormais assez anciens. Les ministres sont contraints de déposer la totalité de leurs archives après la fin de leurs responsabilités ministérielles. En outre, il n’est pas sain, lorsque l’on a été ministre de l’intérieur, de continuer à entretenir des relations avec ses collaborateurs, y compris lorsque l’on est soumis à la question de votre commission pour essayer de reconstituer les faits auxquels on a pu participer – il arrive que certains le fassent, pas moi. Le témoignage que je vais vous livrer est par conséquent le résultat de la convocation de mes souvenirs : huit ou neuf ans après, il peut y avoir des éléments qui n’ont pas le degré de précision qu’une commission comme la vôtre est en droit d’attendre. Je vous remercie par avance de bien vouloir m’en excuser.
Dans le questionnaire qui m’a été adressé, vous m’invitez à commenter une série de décisions prises entre cette période et aujourd’hui : la difficulté est inverse et symétrique à celle que je viens d’évoquer parce que, n’étant plus au gouvernement, je n’ai plus accès aux services du ministère de l’intérieur – renseignement, police et gendarmerie. Je ne peux donc pas évaluer la situation à laquelle les forces de l’ordre ont été confrontées et qui a pu contribuer à leur mise en cause, autrement qu’à travers la lecture de la presse et de quelques commentaires, qui dans ce domaine sont parfois approximatifs ou orientés. Par souci de rigueur, je vous propose d’expliquer ce que j’ai fait, les circonstances de mon action et les contraintes auxquelles j’ai été confronté. Ce témoignage pourra éventuellement éclairer certaines difficultés actuelles. Si vous m’interrogez sur le contexte qui a justifié la création de la commission d’enquête, je vous donnerai mon sentiment, mais en le pondérant par mon manque d’informations, précision essentielle car l’exercice appelle autre chose que des approximations.
Le premier point sur lequel je voudrais insister est l’extrême difficulté des opérations de maintien de l’ordre, quelle que soit leur nature, entre 2014 et 2017, époque à laquelle j’étais ministre de l’intérieur. Le premier problème réside dans le choix, dont je ne commente pas la pertinence, de déployer une révision générale des politiques publiques qui a conduit à la suppression de 13 000 emplois dans la police et la gendarmerie. En ce qui concerne les forces chargées du maintien de l’ordre, escadrons de gendarmerie mobile et compagnies républicaines de sécurité, la révision générale des politiques publiques s’est traduite par la disparition de 15 unités de forces mobiles. Il y a environ 160 unités de forces mobiles, 109 pour la gendarmerie et une soixantaine pour la police, dont les effectifs diffèrent selon le corps. La suppression de 15 unités de forces mobiles capables d’assurer le maintien de l’ordre dans des opérations, notamment des manifestations au sein desquelles agissaient des groupes organisés et violents, a représenté, pour le ministère de l’intérieur, une contrainte significative. Les 9 000 emplois créés au cours du quinquennat de François Hollande l’ont été progressivement. Nous n’avons disposé du rétablissement d’une partie des moyens des unités spécialisées qu’à la fin de ce mandat.
Deuxième élément, les unités de forces mobiles que nous mobilisions pour le maintien de l’ordre étaient également utilisées à d’autres objectifs. Nous avons été confrontés à une crise migratoire et à une crise terroriste. Lors de cette dernière, des tensions sont apparues dans plusieurs quartiers. Nous avons été sollicités par un très grand nombre de maires, de toutes sensibilités, qui réclamaient des unités de forces mobiles dans les quartiers pour éviter les violences urbaines.
En outre, nous avons été obligés de mobiliser les unités spécialisées dans le maintien de l’ordre pour le contrôle des frontières, car l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes Frontex n’avait pas encore été mise en place, pas plus que la réforme des systèmes d’information de Schengen. Il fallait par conséquent assurer un minimum de contrôle, destiné à éviter que des individus partis sur le théâtre des opérations terroristes ne reviennent frapper en France. Nous devions donc faire face à une double contrainte : une sur les effectifs à cause de la révision générale des politiques publiques, qui pesait lourd, et une autre liée à l’obligation d’utiliser les unités de forces mobiles à d’autres objectifs que le maintien de l’ordre, ce qui compliquait considérablement celui-ci. Jamais le droit de manifester n’a été remis en cause. Une seule manifestation a été interdite un soir : j’ai reçu moi-même les représentants des organisations syndicales place Beauvau et la manifestation a été autorisée l’après-midi. Je tiens à le préciser, car il m’arrive d’entendre des députés du groupe La France insoumise proférer des approximations à ce point grossières que je suis enchanté que cette audition me donne l’opportunité de rétablir d’incontestables vérités.
Troisième élément, la révision générale des politiques publiques a diminué les moyens alloués aux forces de sécurité intérieure, notamment aux forces spécialisées, de 20 % entre 2007 et 2012. Les conséquences de cette politique furent grandes sur le niveau d’équipement des forces et leur capacité à faire face aux missions qui leur incombent. Lorsque des difficultés sont survenues, dans le cadre d’opérations complexes, ces contraintes ont lourdement pesé sur notre capacité à déployer les forces avec toute la souplesse que nous aurions souhaitée, de manière à leur permettre de remplir leurs missions dans des conditions de grande efficacité.
La crise terroriste a créé dans le pays une tension extrême, car planait constamment le risque d’attentats de grande ampleur. Il y en a eu de nombreux – à la rédaction de Charlie Hebdo, au Bataclan, au magasin Hyper Casher, à Nice… Ils nous ont obligés à mobiliser énormément de moyens alors que l’outil législatif à notre disposition, la loi sur le renseignement, datait de 1991, époque à laquelle il n’y avait ni téléphone portable ni internet. Or, ceux qui nous menaçaient disposaient de moyens technologiques extrêmement performants. Ils échangeaient entre eux des communications cryptées que nos services de renseignement pénétraient difficilement, faute de bénéficier de tels moyens. Depuis, les choses ont beaucoup changé grâce à la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement. Vous l’avez évaluée, me semble-t-il : les services de renseignement peuvent désormais prévenir certains risques de trouble à l’ordre public, de nature terroriste ou autre, et le service du renseignement intérieur a été reconstitué. Il est impossible d’éviter tout trouble grave à l’ordre public dans des manifestations dans lesquelles des groupes violents sont susceptibles d’intervenir sans renseignement intérieur capable d’évaluer les risques qu’ils présentent. La fusion des renseignements généraux et de la direction de la surveillance du territoire avait privé une grande partie du renseignement territorial de ses capteurs. Il a fallu la création du service central du renseignement territorial, doté de moyens humains et techniques suffisants, pour pouvoir anticiper certains événements.
C’est dans ce contexte que les opérations de maintien de l’ordre se sont effectuées. Il est intéressant de le rappeler car ces éléments sont rarement évoqués alors qu’ils ont été tout à fait déterminants. Une autre décision a beaucoup pesé : la suppression, en 2008, de la direction centrale de la formation de la police ainsi que de certaines écoles de police et de gendarmerie. Or, les opérations de maintien de l’ordre nécessitent, même si les effectifs sont reconstitués, un niveau de formation élevé. La recréation d’une direction d’administration centrale entre 2015 et 2016 et de centres de formation – je pense notamment à celle de la gendarmerie à Dijon, mais aussi au Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie à Saint-Astier – a été précédée par l’élaboration d’un code de déontologie en 2014, qui définit les responsabilités des forces de l’ordre lorsqu’elles interviennent en opération de maintien de l’ordre. Ces éléments sont rarement rappelés alors qu’ils me paraissent déterminants pour comprendre cette période.
Une fois ces éléments de contexte posés, venons-en à l’émergence des groupes violents. Il y a toujours eu des manifestations violentes dans notre pays. Dans les débats qui se sont tenus en 1935, année où des dispositions ont été prises pour répondre aux manifestations de 1934 par la définition des modalités d’intervention des forces de sécurité intérieure, les échanges portaient sur l’émergence de groupes violents dans les manifestations. Ils correspondent à peu de chose près aux interrogations que vous soulevez au sein de votre commission d’enquête. Toutefois, il y a incontestablement un phénomène nouveau qui résulte de la cristallisation, au plan international et européen, de groupes extrémistes dont l’objectif est de multiplier les heurts à l’occasion de manifestations. Ils ne sont pas là pour revendiquer mais pour organiser les conditions de l’affrontement et de la mise en cause des forces de l’ordre après qu’ils s’en sont pris à elles, et parfois aux personnes et aux biens. Cela s’est produit tout au long de l’année 2016 et semble perdurer dans la période actuelle.
Que savions-nous de ces groupes violents ? D’abord qu’ils n’étaient pas tous composés de citoyens français et qu’ils pouvaient appartenir à des mouvements européens, principalement d’extrême gauche mais pas uniquement. Ces groupes avaient commis des exactions à l’occasion de grands sommets internationaux ou de grands événements européens, à Gênes ou ailleurs. Des individus étrangers, européens mais pas seulement, franchissaient la frontière, grâce à des contacts nationaux, pour entrer dans notre pays à la veille des manifestations et y fomenter des violences. Les services de renseignement nous communiquaient ces éléments, qui nous ont conduits à prendre des dispositions. Au moment des manifestations contre la loi « travail », mes collaborateurs du ministère de l’intérieur m’ont indiqué que le nombre de black blocs – terme générique et imprécis – ne cessait de croître. Ces individus prenaient place au milieu des manifestants et s’équipaient de moyens destinés à affronter les forces de l’ordre. Il était difficile de les séparer des manifestants pacifiques, donc de les interpeller et de rétablir l’ordre. Au-delà de la provenance et du nombre, c’est l’extrême violence qui caractérisait ces groupes. Ils utilisaient des boules de pétanque et des projectiles pour blesser, peut-être même davantage, les membres des forces de l’ordre. Ils pouvaient provoquer de graves troubles à l’ordre public avec des conséquences potentiellement importantes pour l’intégrité physique des manifestants.
Nous avons déployé des dispositifs de maintien de l’ordre pilotés, pour les manifestations parisiennes, par le préfet de police en étroite relation avec votre serviteur. La doctrine était simple : l’utilisation de la force devait obéir aux principes de stricte nécessité – la désescalade ne suppose pas toujours l’engagement de la force – et de totale proportionnalité. Nous dialoguions avec les organisateurs en amont pour analyser avec eux, par des opérations de médiation et de préparation, la possibilité d’identifier et de contenir ceux qui venaient dans l’esprit de perturber les rassemblements et d’engendrer de la violence. J’ai, à l’époque, demandé au préfet de police et à mes collaborateurs que la totalité des instructions fassent l’objet d’ordres d’opération et de comptes rendus : vous pourriez réclamer ces documents, sans doute utiles à vos travaux. En effet, ils établissent la traçabilité de toutes les décisions prises dans le contexte auquel nous étions confrontés. Ils permettent ainsi de mesurer le décalage – ou son absence – entre les ordres donnés et ce que l’on peut en dire. La meilleure manière de mesurer l’intention de l’administration et de ceux qui sont à sa tête consiste à étudier les ordres d’opération et les retours d’expérience de l’époque. Vous verrez que les opérations ont été conduites dans l’esprit que j’ai indiqué.
Dans notre pays, les forces de l’ordre sont composées d’agents du service public. Ils se trouvent en première ligne pour assurer, au péril de leur vie, la sécurité des Français, notamment celle de ceux qui manifestent. C’est leur mission, leur obligation déontologique et leur honneur que de le faire. Il arrive que beaucoup d’entre eux soient blessés dans ces manifestations et qu’ils aient à subir un sort peu enviable. Je respecte ces agents, quelle que soit leur mission et dès lors qu’ils la remplissent avec le sens élevé du service public qui caractérise la plupart de ceux qui travaillent dans la police ou la gendarmerie. Je respecte particulièrement ceux qui se trouvent en première ligne pour assurer la sécurité des Français et qui perdent parfois leur vie. À cette période, des policiers ont été assassinés à leur domicile par des terroristes devant leur enfant de trois ans. Je n’évoque pas ce crime pour susciter l’émotion mais par esprit de justice, parce que la théorisation de la consubstantialité de la violence dans la police quand celle-ci subit elle-même cette violence justifie que l’on rappelle, y compris dans cette enceinte et même si l’on n’exerce plus de responsabilités politiques, le sacrifice de ceux qui ont perdu leur vie en raison de leur mission de protection des Français et de l’uniforme qu’ils portaient. Lorsque l’on est ministre de l’intérieur et qu’un grand nombre de collaborateurs et de fonctionnaires subissent ce sort, on est soumis, si l’on possède un sens minimal de l’État, à une obligation de retenue. Lorsque les policiers faisaient face à des difficultés pour assurer leur mission dans des manifestations, j’estimais de mon rôle de ne pas les livrer à la vindicte, de ne pas les protéger lorsque des fautes étaient commises car ce n’est pas le rôle du ministre de l’intérieur, mais de me montrer républicain et juste.
L’une des manières de les protéger était de faire en sorte que ceux qui pouvaient occasionner des troubles à l’ordre public au moment des manifestations, et qui étaient identifiés comme tels car connus des services pour leur dangerosité, soient empêchés par des mesures de police administrative d’y participer. Il est légitime de se battre pour la liberté de manifestation qui est grande en France car elle repose sur le régime de la simple déclaration : je suis de ceux qui l’ont toujours défendue. Mais on ne peut à la fois souhaiter qu’il n’y ait pas de violence dans les manifestations, être intraitable avec les fonctionnaires qui manquent à leurs obligations déontologiques et s’indigner que l’on empêche les casseurs de participer aux cortèges par une mesure de police administrative éclairée par les services de renseignement. Là aussi, j’ai pris mes responsabilités de ministre de l’intérieur pour faire en sorte que les individus identifiés comme membres de groupes dont on savait qu’ils fomentaient ces troubles ne puissent participer aux manifestations ou soient interpellés avant que celles-ci ne commencent. Cette politique me paraît de nature à éviter des difficultés.
Le ministère de l’intérieur ne décide pas de la construction d’équipements ou d’infrastructures dans les territoires en raison de l’évolution de l’agriculture ou des options de modernisation retenues. Si ces orientations sont de nature à créer de graves troubles à l’ordre public, le ministre de l’intérieur déconseille généralement, en réunion interministérielle, du fait de sa lucidité sur les événements qui risquent de se produire, que l’on s’entête à l’excès. Il appartient à d’autres administrations de mettre fin aux chantiers si elles le souhaitent. Cela n’a été le cas ni à Sivens, ni à Sainte-Soline. Lorsque le ministère de l’intérieur a été confronté à un problème de maintien de l’ordre public, j’ai donné des instructions extrêmement claires : éviter absolument que ceux qui s’incrustent dans des groupes pacifiques – de nombreux individus, membres de grandes fédérations écologistes, menaient un combat de cette nature contre le barrage de Sivens en utilisant tous les moyens de la conviction – parviennent à provoquer des heurts avec les forces de l’ordre et des drames. Une commission d’enquête, présidée par Noël Mamère, a minutieusement étudié ces faits et un rapport, rédigé par Pascal Popelin, a été publié. On sait qui a dit et a fait quoi sur le sujet. Par conséquent, qualifier un responsable politique d’assassin revient à travestir la réalité en faisant preuve d’un cynisme absolu pour se donner le beau rôle. Il y a une réalité, que l’on retrouve dans les ordres d’opération, les consignes et les instructions des ministres. L’Assemblée nationale, qui a accompli un travail d’enquête poussé, a pu reconstituer les ordres transmis à ce moment-là.
La tragédie de Sivens et les événements de Sainte-Soline révèlent que nous ne sommes plus dans une société dans laquelle il est possible de résoudre par la force des difficultés qui suscitent des passions, dès lors que le dispositif de discussion et de concertation n’est pas allé à son terme et que l’on a échoué à instaurer des modes de médiation permettant d’y insuffler de la raison. Beaucoup de choses ont été dites au moment de Sivens et redites après Sainte-Soline. Le processus de décision ne va pas suffisamment loin dans la concertation et l’association des acteurs, si bien que nous sommes confrontés à des tensions lorsque le choix est fait en droit. Or, une telle décision doit s’imposer, sinon il n’y a plus d’État de droit, ni de République. Ces tensions permettent à des acteurs d’engager des opérations politiques, dont nous percevons la nature et l’objectif.
Voilà le témoignage de ce que j’ai vécu, dans une période particulièrement difficile et éprouvante pour les Français et les forces de l’ordre.
M. Florent Boudié, rapporteur. Monsieur le Premier ministre, je vous remercie d’avoir répondu favorablement à la convocation de la commission d’enquête. Il est important pour nous de bénéficier de votre grande expérience.
Considérez-vous qu’il y ait un continuum entre la montée de la conflictualité en politique et le recours à des violences de type matériel voire physique ?
Quel regard portez-vous sur la gestion du maintien de l’ordre dans la période concernée ? Il importe que vous puissiez nous faire part de vos observations sur le mode de fonctionnement et les prises de décision, mais également sur les processus de dialogue, ou de manque de dialogue, avec les organisateurs des manifestations, syndicats ou autres. Je pose cette question car vous avez évoqué les interdictions de manifester.
Ma troisième question est plus précise. Vous avez employé l’expression « groupes organisés et violents ». De quel type de structurations aviez-vous connaissance lorsque vous étiez au gouvernement ? Il existe des structures concrètes, de terrain, dont l’organisation est facilitée par l’usage du numérique. Mais il existe aussi des phénomènes de solidarisation, des opportunismes délinquants, qui viennent se greffer aux manifestations violentes.
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. La conflictualité est consubstantielle à la démocratie, qui est un régime de conflit entre des personnes et des organisations qui ne pensent pas la même chose. Elles organisent entre elles une discussion, qui peut avoir une dimension conflictuelle, que l’on appelle le débat. La conflictualité ne m’inquiète pas. Précisément, si la démocratie, par le moyen de l’État de droit, définit des règles dans lesquelles nous sommes censés nous reconnaître, c’est parce qu’elles sont la garantie que nous pourrons nous opposer sans que la société ne devienne un monde où l’affrontement aboutit à la violence de tous contre tous. La démocratie est un système de conflictualité. Regardons l’histoire longue de notre pays, sous la IIIe République notamment : il y a eu une très grande violence verbale dans l’hémicycle, au moment de l’instauration de la laïcité ou pendant la Première Guerre mondiale. Mais cela n’était pas grave. Il y avait chez les républicains l’idée que ce qui les rassemblait était plus fort que ce qui les divisait, et que la manière dont ils se divisaient devait les conduire à affirmer avec d’autant plus de force leur attachement à la règle commune, aux institutions et aux règles de droit qu’ils étaient dans une opposition frontale.
La conflictualité n’est pas le problème. Le problème, c’est l’extrémisme, c’est‑à‑dire le moment où le désir de conflictualité, non pas à l’égard de ceux qui ne pensent pas comme soi mais des institutions elles-mêmes, aboutit à préconiser qu’on sorte de l’État de droit et des principes de la République pour instaurer un autre type de dispositif, qui entretient avec le droit une relation d’une autre nature. Je ne pense pas qu’il y ait une mauvaise république. Il y a la République dans ses institutions. Si l’on veut qu’elle fonctionne et que la conflictualité en son sein soit possible, il ne faut pas remettre en cause de façon outrancière et systématiquement transgressive les règles qui la fondent. Sinon ce n’est plus la conflictualité mais l’affrontement de tous contre tous, et l’extrémisme.
En ce qui concerne la conduite des opérations, il y a des éléments de continuité dans la manière dont le gouvernement conduit sa politique à l’égard des forces de sécurité intérieure. Après le début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, où les effectifs étaient disponibles mais où les moyens dits « hors titre 2 », c’est-à-dire les moyens de fonctionnement, ne l’étaient pas, les choses ont été rétablies. Je serais intellectuellement malhonnête si je ne reconnaissais pas que les personnels et les moyens budgétaires qui leur permettent de fonctionner normalement sont désormais présents. Je suis dans une opposition à la majorité actuelle, ce n’est pas un mystère, mais elle ne consiste pas à raconter n’importe quoi en dépit de la réalité des faits. Ce ne serait pas s’opposer, mais s’égarer. Au début du premier quinquennat, il manquait des moyens « hors titre 2 ». Avec le plan de relance, ils ont été rétablis. C’était une faute de ne pas les donner. Le fait qu’il y ait aujourd’hui les effectifs et les moyens budgétaires doit être reconnu, parce que c’est vrai.
Il y a eu des décisions prises par l’actuel ministre de l’intérieur, notamment au moment des émeutes, dans la technique du maintien de l’ordre, que j’ai considérées efficaces. Je ne voyais pas ce que l’on pouvait faire d’autre lorsque l’on avait le sens de l’État et des responsabilités. Mais il y a des signaux envoyés à la police que je n’aurais pas donnés et que je considère tout à fait contraires à ma conception de la relation de l’État aux forces de sécurité dans les périodes de tension. Je pense que la police ne peut pas envoyer le signal qu’elle s’estime au-dessus des principes de l’État de droit. Un policier est un citoyen comme un autre, soumis aux mêmes règles que les autres citoyens. Les déclarations d’un certain nombre de responsables du ministère de l’intérieur, au moment où il y avait des problèmes de maintien de l’ordre, alors que la justice faisait son travail et que l’on en commentait les décisions, sont des mots que je n’aurais pas utilisés, des discours que je n’aurais pas entérinés et des propos que je n’aurais pas laissé tenir. Quand les policiers ont manifesté devant la place Vendôme, à l’époque où j’étais ministre de l’intérieur, ils n’étaient pas accompagnés de mon soutien. Je peux comprendre les interrogations entre la police et la justice, entre les magistrats et ceux qui sont en charge des forces de sécurité intérieure. Mais dans un État de droit, la police et la justice font bloc, sinon il y a un problème très sérieux. On ne peut pas encourager les policiers à manifester contre les magistrats. Ces positions n’ont pas nécessairement contribué à faciliter mes relations avec les syndicats de la police, mais je les ai prises.
Quant à savoir si le processus de désescalade était l’image qui prévalait au moment où l’on envoyait certains moyens à Sainte-Soline, je n’en suis pas sûr. Mais je conviens que le contexte était extrêmement difficile et qu’il eût été sans doute compliqué de laisser le désordre s’instaurer et la violence se développer sans réagir. Je ne suis pas en adéquation avec tout ce qui peut se faire à tout moment, mais je considère globalement que, dans un contexte extraordinairement difficile et sur les sujets fondamentaux, les décisions qui devaient être prises l’ont été. En matière de sécurité intérieure comme de défense, il doit y avoir un minimum de consensus entre les forces politiques, lorsque le pays menace de se fragmenter.
Au sujet de l’organisation des groupes violents, je me suis déjà exprimé. Toutes les informations dont je disposais à l’époque montraient que des individus appartenant à des organisations extrémistes souhaitaient, à l’occasion des manifestations internationales d’envergure, quelle qu’en soit la nature, venir en perturber le cours. J’avais énormément d’informations des services de renseignement sur la structuration de ces groupes en vue de l’organisation du plus grand désordre au moment de la conférence de Paris de 2015 sur les changements climatiques (COP21). Ceci m’a conduit à prendre des mesures de police administrative dont on s’est empressé d’expliquer qu’elles étaient destinées à empêcher les militants écologistes de manifester pendant la COP21. Ce n’était pas du tout cela. Ceux qui étaient visés par l’interdiction de manifester n’étaient pas des militants écologistes mais des individus violents, identifiés comme tels par les services de renseignement de la France et des autres pays qui agissaient de concert, qui appartenaient à des organisations agrégées et qui avaient pour objectif de créer le désordre le plus grand par la violence la plus assumée. Cela s’est produit non seulement dans un certain nombre de capitales européennes, mais également aux États-Unis où la violence a abouti à des morts, ce qui a conduit à une coopération forte entre les services européens pour éviter que ces groupes ne prospèrent et ne se cristallisent.
M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Vous avez évoqué la mise en œuvre de la révision générale des politiques publiques, suivie par la modernisation de l’action publique et par Action publique 2022. Combien ces réformes ont-elles coûté en termes d’effectifs aux forces de sécurité intérieure ? Sachant que les deux grands leviers du maintien de l’ordre sont la force et la mobilité, le fait d’enlever des effectifs a nui à la mobilité et renforcé le tropisme de la force. Pensez-vous que c’est à partir du moment où l’on a entrepris de tailler dans les dépenses publiques que l’on a commencé à voir se développer le mouvement de militarisation en matériel et en doctrine du maintien de l’ordre ?
Des unités du type des brigades anti‑criminalité sont déployées depuis plusieurs années en manifestation, sans doute pour compenser la faiblesse des effectifs mais aussi pour l’interpellation des manifestants dangereux. Ce n’était pas le cas auparavant. On a pu constater que le comportement de ces unités et leur équipement – lanceurs de balles de défense ou flashballs auparavant – ainsi que leur attitude d’interpellation, qui n’était pas dans la désescalade, ont pu contribuer à une certaine hostilité systématique des manifestants. Ne pensez-vous pas que cela a pu mener à définir un cadre de violences disproportionnées envers les manifestants, y compris ceux qui sont totalement pacifiques ?
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Je vous remercie de votre question. Elle montre toute la complexité, lorsque l’on est ministre, d’assurer la sécurité de manifestations où se trouvent des groupes violents. La révision générale des politiques publiques valait pour les années 2007‑2012, pas pour la période postérieure où elle a été corrigée. C’était une baisse de 13 000 postes. Quand j’étais ministre de l’intérieur, on a créé 9 000 postes.
M. Ugo Bernalicis. Non, 6 000 !
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Si, 9 000 ! Un rapport a été rédigé par Valérie Rabault en 2017, extrêmement sérieux parce qu’elle est une femme extrêmement sérieuse, en liaison avec la Cour des comptes. Ses chiffres sont extraordinairement précis. Si ceux dont vous disposez sont ceux que vous me dites, ce ne sont pas les bons. Si vous me laissez une adresse électronique, je vous enverrai le rapport de Mme Rabault. Il est précis, qualitatif et incontestable. Nous n’avons seulement créé 9 000 postes. Nous avons aussi augmenté de 20 % les crédits « hors titre 2 » de la police et de la gendarmerie, ce qui figure également dans le rapport, parce que la diminution de 17 % des crédits « hors titre 2 » pendant la période 2007‑2012 avait été extraordinairement préjudiciable au bon fonctionnement des forces.
Quand vous regardez les conséquences de la déflation des effectifs des forces spécialisées dans le maintien de l’ordre, escadrons de gendarmerie mobile et compagnies républicaines de sécurité, et que vous constatez la difficulté dans laquelle elles sont de remplir les missions de maintien de l’ordre, qui ne sont pas des missions d’interpellation, vous êtes contraint de recourir à d’autres forces lors de manifestations multiples et nombreuses comprenant des individus violents. Ce sont les brigades anti‑criminalité et les compagnies d’intervention, parce que si vous ne mettez pas le minimum d’effectifs en face de ceux qui sont là pour créer des troubles importants, des difficultés très grandes surviendront.
Par ailleurs, le maintien de l’ordre suppose des forces qui, par leur présence, créent les conditions de la désescalade. Mais lorsque des black blocs viennent casser par centaines, si vous ne les interpellez pas, vous donnez le sentiment de l’impuissance et vous créez les conditions d’un désordre plus grand. D’ailleurs, je suis convaincu que ceux-là mêmes qui regrettent l’intervention de ces forces lorsqu’elles interpellent seraient les premiers à dénoncer l’incompétence de la police si elle n’intervenait pas pour mettre fin à ces désordres immenses. Il existe, vous le savez bien, des acteurs politiques qui considèrent que, quoi que fasse la police, elle a toujours tort. Ils prennent argument de tous les manquements, de toutes les difficultés pour condamner les forces de l’ordre. Quand vous êtes ministre, vous devez aussi tenir compte de cela, parce que la crédibilité de l’État dans son action dépend de son efficacité au moment où celle-ci se déroule dans un contexte de très grande tension.
Vous parlez de militarisation des forces de sécurité intérieure. Je n’ai pas senti, lorsque j’étais ministre de l’intérieur, que les forces de l’ordre se militarisaient. J’ai même senti, parce que nous étions encore à une époque où la gendarmerie venait d’intégrer le ministère de l’intérieur et qu’il fallait articuler ses interventions avec la police, une tendance à la démilitarisation des forces de sécurité intérieure. Les raisons tenaient à la cohabitation des habitudes et à la nécessité de faire en sorte que ces deux cultures très différentes finissent par se dépasser pour qu’une culture nouvelle des forces de l’ordre, républicaine, soit possible.
En revanche, je pense que la volonté, à un moment donné, de faire du ministère de l’intérieur un ministère de la sécurité à l’américaine, de faire des forces de sécurité intérieure une espèce de grand bureau fédéral d’investigation, de réformer le renseignement par la fusion des renseignements généraux et de la direction de la surveillance du territoire pour créer la direction centrale du renseignement intérieur qui empruntait à la même philosophie, a fait du ministère de l’intérieur, non plus le ministère de l’État, c’est-à-dire le ministère de la sécurité, des libertés publiques, des territoires, des valeurs républicaines, mais davantage un ministère de la sécurité qui a pu donner le sentiment de l’évolution que vous décrivez.
Par ailleurs, j’ai beaucoup regretté, ce que le rapport parlementaire de Pascal Popelin a pointé à juste titre, que le ministère de l’intérieur se coupe de la réflexion des universitaires, des chercheurs qui travaillent parfois de façon critique mais dont les réflexions et les études méritaient d’être encouragées et financées. À la fin de mon passage place Beauvau, j’ai réalloué des sommes à un certain nombre de thèses sur ces sujets. Le ministère de l’intérieur ne peut pas se couper de la recherche sur des questions aussi sensibles.
M. Julien Odoul (RN). Monsieur le Premier ministre, je vous remercie pour l’hommage rendu aux forces de l’ordre, aux agents du service public de la sécurité intérieure. Vous avez rappelé le drame de Magnanville et l’attentat contre deux policiers commis par un terroriste islamiste. Vous aviez aussi connu lors de vos responsabilités ces policiers attaqués au coquetel Molotov à Viry-Châtillon et gravement brûlés. Je pense qu’à l’heure où certains osent marcher en crachant sur nos forces de l’ordre et nos policiers, il est bon qu’un ancien Premier ministre rappelle le soutien dû aux forces de l’ordre, aux gendarmes, aux policiers qui prennent des risques chaque jour pour assurer l’ordre public.
Le 15 mai 2016, après les événements de Rennes, vous aviez déclaré : « Le maintien de l’ordre est plus difficile qu’il ne l’a jamais été. » Jugez-vous que c’est encore plus difficile aujourd’hui et que la situation a empiré ?
Vous avez parlé du nécessaire consensus des forces politiques autour de la sécurité intérieure. Jugez-vous que ceux qui veulent désarmer la police, qui parlent à tout bout de champ de violences policières, qui considèrent la police raciste sont des extrémistes hors du champ républicain et qu’ils portent une lourde responsabilité dans les attaques régulières, dans les manifestations violentes et dans les menaces pesant sur les forces de l’ordre ?
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Je pense que les opérations de maintien de l’ordre aujourd’hui s’effectuent dans un contexte différent de celui que j’ai connu. Cela tient au fait que la menace terroriste n’est pas au niveau qui était le sien à l’époque, que les effectifs ont été rehaussés, que des moyens supplémentaires sont donnés à la police depuis de nombreuses années et que la réforme du renseignement permet de prendre des décisions pertinentes et opportunes en amont des événements susceptibles de troubler gravement l’ordre public. Ces nouveaux paramètres, qui résultent de la volonté politique de donner aux forces de sécurité intérieure les moyens d’accomplir leur mission convenablement, diffèrent de ce que j’ai pu connaître à une époque où nous étions encore confrontés aux conséquences de la révision générale des politiques publiques, à une menace terroriste élevée et où les forces de sécurité étaient soumises à une pression très grande.
Cela signifie-t-il que la violence qu’exercent certains groupes extrémistes à l’occasion des manifestations a diminué ? Je ne le pense pas. Elle a plutôt augmenté. Si je m’exprime avec mesure sur l’action de mes successeurs, c’est parce que je considère que cette tâche de maîtrise de l’ordre public, dans un contexte de violence accrue, est difficile. Le rôle d’un responsable politique n’est pas de compliquer la tâche de ceux qui agissent.
Il peut y avoir des fautes, bien entendu, dans la police. Il peut y avoir des policiers qui manquent à leurs obligations déontologiques. Il peut y avoir des policiers qui tiennent des propos discriminatoires et racistes. C’est inacceptable. Il faut, à ce moment-là, des sanctions immédiates, que les inspections dont c’est le rôle et les responsables hiérarchiques dont c’est l’honneur prennent des dispositions pour que ces manquements soient condamnés et réprimés. D’ailleurs, ils le sont la plupart du temps. Mais le fait qu’il y ait des individus qui manquent à leurs obligations et qui, pour cela, doivent être sanctionnés ne signifie en aucun cas qu’il y a une consubstantialité de la violence à la police. Cela ne signifie pas que la police est raciste par nature. Cela signifie encore moins qu’on lui donne des ordres qui l’autoriseraient à se comporter de la sorte.
Laisser accroire cela, c’est organiser délibérément la suspicion, la défiance et, potentiellement, le ressentiment et la violence d’une partie de la société à l’égard des forces de l’ordre. Tout ce que nous devons faire, en ayant un haut niveau d’exigence à l’égard des forces de l’ordre, notamment déontologique, en étant intraitables sur cette question, c’est apporter la démonstration que la promesse républicaine, y compris lorsque cela concerne les forces de l’ordre, est intacte et que ceux qui portent la responsabilité politique entendent créer les conditions pour que cette promesse soit inaltérable. C’est cela que je crois être la responsabilité d’un républicain face aux difficultés auxquelles nous sommes confrontés parfois et qui conduisent une violence extrême à s’exprimer sans limite.
M. Roger Vicot (SOC). Ma question concerne la formation des policiers. Vous avez évoqué l’évolution des contextes de manifestation, de plus grandes violences de la part de certains manifestants, de plus grandes difficultés à maintenir l’ordre. Pensez-vous que la formation des policiers est adaptée à ce nouveau contexte ? Devrait-elle être modulée, précisée sur certains points ? Vous avez évoqué l’apport des sciences sociales, notamment.
Sur la notion de désescalade, j’ai le sentiment qu’elle est davantage intégrée dans la formation d’autres policiers en Europe. Devrait-elle être mieux appréhendée en France, plus systématiquement enseignée et mise en œuvre sur le terrain ? Est-ce possible alors que la police française est traditionnellement une police d’intervention, ce qui ne signifie évidemment pas une police violente ?
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. La formation, c’est la pierre angulaire d’une police républicaine. C’est fondamental qu’il y ait un dispositif de formation complet, approfondi, doté de moyens et continu. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, alors que la direction de l’administration centrale de la formation de la police avait été supprimée en 2008 avec la révision générale des politiques publiques, elle a été recréée par mes soins en 2015 au terme d’échanges approfondis avec l’un de mes lointains prédécesseurs, Pierre Joxe. Celui-ci, ayant eu toujours des idées précises sur ce sujet, est venu très vite me parler. Je dis bien volontiers qu’il a inspiré une grande partie de mon action. Ce qu’il m’a indiqué et qui résultait de son expérience m’est apparu frappé de beaucoup de pertinence.
Pour ce qui concerne les forces en charge du maintien de l’ordre, la formation doit être encore plus poussée qu’elle ne l’est pour les autres structures ou services, pour des raisons qui tiennent au niveau d’exposition, à la difficulté de manœuvre et aux risques attachés à l’intervention des policiers en opération de maintien de l’ordre. C’est d’ailleurs pour cela je suis défavorable à ce que le maintien de l’ordre soit conduit par d’autres que les forces spécialisées. Si l’on doit leur adjoindre des forces d’intervention pour permettre des interpellations, elles doivent bénéficier du même type de formation que les forces spécialisées et intervenir dans une étroite relation avec elles sous le contrôle de l’autorité civile, pour faire en sorte que ce qui relève de l’interpellation ne vienne pas obérer ce qui relève de l’efficacité du rapport de force dans les opérations de maintien de l’ordre.
Le niveau de formation est-il suffisant aujourd’hui ? Je ne sais pas comment il a été actualisé. Mais je me souviens qu’à l’époque où j’étais ministre de l’intérieur, à Saint-Astier, les escadrons de gendarmerie mobile suivaient un stage de formation tous les trente‑deux mois. Je considérais ceci insuffisant compte tenu du niveau de violence qui montait et de la nécessaire adaptation des conditions du maintien de l’ordre à cette situation. Il y a sans doute beaucoup de choses à approfondir et à améliorer dans la formation, dès lors que l’on part du principe que ce sont les forces spécialisées qui doivent agir.
Sur la formation des policiers en général, une décision a été prise au début du quinquennat précédent pour diminuer la scolarité des policiers de six mois, je crois. On a dit que cette dernière s’inspirait d’une de mes initiatives. Ce n’est pas exact. Dans un contexte où il fallait intégrer rapidement des policiers dans les effectifs, j’avais considéré que nous pouvions réduire la formation applicable aux adjoints de sécurité, depuis renommés policiers adjoints, qui étaient déjà dans les services de police et déjà confrontés aux missions de police. La durée de cette formation, pour une promotion seulement, a été restreinte de six mois. Je pense qu’il faut prêter attention à cette question. Il faut une formation initiale longue, une formation continue permanente et une formation spéciale pour les forces mobiles intégrant les éléments de la désescalade.
M. Michaël Taverne (RN). Comme mon collègue Julien Odoul, je voulais vous remercier pour l’hommage rendu aux policiers et aux gendarmes, qui le méritent sincèrement. Un sondage récent montrait que près de 80 % des Français ont une bonne opinion des forces de sécurité intérieure. Il y en a assez d’entendre une certaine classe politique faire le procès à charge des policiers, des gendarmes, des policiers municipaux, alors que ces mêmes responsables politiques ne savent rien des conditions de travail de plus en plus difficiles qu’ils subissent. On parle de militarisation alors qu’on confond l’équipement et la catégorie ! Cela démontre une nouvelle fois l’amateurisme et la méconnaissance de certains.
Je n’aurai que deux questions, puisque la troisième concernait la formation des policiers et que vous y avez répondu par anticipation. Le Président de la République avait annoncé en 2021, à l’école nationale de police de Roubaix, que 50 % du temps de service des policiers serait consacré à la formation continue. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.
Concernant les moyens intermédiaires, les gendarmes que nous avons rencontrés à Sainte-Soline, comme les policiers chargés du maintien de l’ordre, déplorent qu’ils leur soient de plus en plus retirés, ce qui a d’indéniables conséquences sur leurs moyens d’intervention. Que pensez-vous du retrait de certaines grenades ? Un général de gendarmerie présent à Sainte-Soline a dit avoir rencontré un problème pour intervenir entre zéro et trente mètres dès lors que des manifestants armés de machettes et de boules de pétanque avaient réussi à venir au contact. Faut-il, selon vous, ouvrir une réflexion sur l’attribution de nouveaux moyens intermédiaires face à cette violence ?
Vous avez cité des chiffres précis de la Cour des comptes. L’un de ses rapports, publié en avril dernier, fait état d’une vague de démissions parmi les forces de l’ordre, à hauteur de 15 000 gendarmes et de 10 000 policiers. Cette situation vous inquiète-t-elle ? D’après vous, quelles mesures prendre pour soutenir les policiers et les gendarmes face à cette regrettable baisse de vocations ? Les critiques que leur adresse une certaine classe politique et la violence qu’ils subissent en démotivent beaucoup.
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. On ne tient pas des discours en fonction de ses interlocuteurs, mais de ses convictions. C’est moi qui ai supprimé un certain nombre d’armes intermédiaires, ayant considéré qu’elles avaient eu des conséquences graves. C’est moi qui ai fait retirer les grenades offensives après les événements de Sivens, parce que j’ai jugé qu’une arme utilisée par des policiers ou des gendarmes qui occasionnait une telle tragédie ne devait pas l’être une seconde fois. J’ai également fait détruire plusieurs stocks de grenades de désencerclement lorsque j’ai constaté que leur utilisation avait provoqué, dans des manifestations où des individus violents avaient tenté d’agir, des blessures graves. La police républicaine ne peut pas maintenir l’ordre par des moyens ayant des conséquences sur des manifestants telles que celles, tragiques, qui ont prévalu à Sivens. En tant qu’ancien ministre de l’intérieur républicain, je ne pouvais pas l’admettre. J’ai donc pris les décisions précitées. C’est moi que les gendarmes qui vous ont interpellés doivent incriminer, puisque c’est moi qui les ai prises.
De même, je considère que des dispositifs tels que les lanceurs de balles de défense ne peuvent pas être utilisés dans les manifestations par n’importe quel service de police, en tir tendu, sans entrainement ni connaissance des conditions d’emploi. Pour moi, seules les forces spécialisées peuvent y recourir, dans des conditions rigoureusement définies, appelant un niveau de formation élevé et dont le policier ou le gendarme doit être en situation de rendre compte à tout moment. La police républicaine est une police que l’on ne peut pas désarmer, mais que l’on ne peut pas armer de moyens létaux en connaissance de cause.
J’ouvre une parenthèse sur le « permis de tuer » qu’on m’attribue. J’ai vécu les événements que chacun connaît – les attentats terroristes, Magnanville, Viry-Châtillon. La demande des policiers d’aligner leur régime de légitime défense sur celui des gendarmes était alors très forte. Les règles étaient alors différentes du fait que les gendarmes interviennent dans le cadre des opérations extérieures en tant que force militaire. Or, la jurisprudence avait depuis longtemps harmonisé les conditions d’utilisation des armes des policiers et des gendarmes. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de cassation avaient, sur ce sujet, pris des positions fermes. J’ai accepté que la jurisprudence soit inscrite dans la loi, non pour ajouter du droit ou créer les conditions d’un nouveau contexte juridique, mais pour sécuriser par la loi ce principe que la jurisprudence avait posé. Aux yeux des policiers, c’était insuffisamment protecteur dans un contexte où ils se sentaient vulnérables.
J’ai entendu dire que cette loi avait provoqué des morts supplémentaires. J’ai pris cette critique très au sérieux. Comme des rapports universitaires faisaient état de statistiques, j’ai demandé au ministre Gérald Darmanin d’avoir l’amabilité de me communiquer le nombre de tirs de la police et de la gendarmerie depuis l’adoption de cette loi. Il a diminué de 34 %. Certes, le nombre de morts a augmenté, en raison du caractère particulier de l’année 2022. Il faudra m’expliquer comment on peut imputer à une loi des morts supplémentaires alors même que le nombre de tirs diminue. La cause est à chercher ailleurs : la formation ou le contexte. Je le dis à l’Assemblée nationale devant laquelle, étant retiré de la vie politique, je n’ai pas souvent l’occasion de m’exprimer : comment imaginer, dans la République, qu’un ministre, quelle que soit sa sensibilité politique, puisse, de façon inconsciente, faire adopter un texte de loi dont l’objectif est de conduire les policiers ou les gendarmes à utiliser leurs armes sans considération de la vie de ceux qu’ils sont censés protéger ? Il est curieux d’en arriver à tenir ce type de raisonnement alors que le texte qualifié de « permis de tuer » a été adopté dans les conditions que je viens de dire et qu’il contient les dispositions que je viens de rappeler.
Je profite du fait que la présente audition fera l’objet d’un compte rendu, toujours utile pour établir la traçabilité des faits et des propos, pour le dire.
M. Ludovic Mendes (RE). Déjà en 2020, dans le cadre de la commission d’enquête relative à l’état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l’ordre, nous vous avions auditionné. Vos propos francs et directs ont enrichi le rapport, monsieur le Premier ministre.
J’ai regardé cet été plusieurs documentaires intéressants sur le développement, un peu partout dans le monde, de l’anarchie et des black blocs. En France particulièrement, la doctrine de maintien de l’ordre a beaucoup évolué depuis 1789. Un travail de fond a été mené. Dans les années 1980 et 1990, chacun en conviendra, les manifestations ne dégénéraient pas. Il n’y avait pas de morts et très peu de problèmes. Les syndicats et les partis politiques avaient des services d’ordre efficaces. Dans les années 2000, les black blocs ont fait leur apparition dans le cadre des rassemblements anticapitalistes. De nos jours, ils sont de toutes les manifestations, même celles du 1er mai, dans des cortèges syndicaux qui défilent pour fêter le travail. Tel était le cas lors du premier mandat d’Emmanuel Macron. Vous l’aviez déjà vécu lors des manifestations contre la loi « travail ».
Les dérives provoquées par les black blocs sont une réalité. Ils ne cherchent qu’une chose : détruire. Les lanceurs de balles de défense et les grenades de désencerclement ont fait leur apparition au début des années 2000, après les attentats de 2001, pour répondre aux besoins des policiers exposés au risque terroriste et leur permettre de réagir rapidement.
Ce qui pose problème, c’est que le maintien de l’ordre, quoi que certains de nos collègues puissent en dire, évolue à partir des dérives des manifestants. Ce ne sont pas les manifestants qui s’adaptent à la dérive du maintien de l’ordre, ni à Sivens ni ailleurs. En outre, nous cherchons à démontrer que les ressortissants d’autres pays d’Europe présents à Sainte-Soline ont été contactés par les responsables du collectif des Soulèvements de la Terre, que nous espérions auditionner prochainement.
Sommes-nous en présence de manifestations qui dégénèrent ou d’une forme de terrorisme d’ultra-gauche visant à faire tomber le système démocratique et républicain ?
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Il existe des groupes anciens, organisés, de plus en plus violents et dont l’objectif n’est pas la défense de l’écologie, mais la destruction d’un système politique. Les groupes hostiles aux institutions et désireux de les mettre à mal ont une longue histoire dans notre pays. Je dois cependant reconnaître que leur action prend aujourd’hui une forme particulièrement intense et inquiétante, qui met à l’épreuve les responsables de la sécurité publique et de l’État en général. Il convient donc d’avoir une position nette et claire. Il n’est pas possible d’avoir la moindre mansuétude ou complaisance à l’égard de ces groupes, qui ont fait de la violence leur seule et unique modalité d’action.
L’impact du terrorisme sur le maintien de l’ordre a été considérable. La lutte contre le terrorisme a absorbé d’importantes forces qui auraient pu être mobilisées pour le maintien de l’ordre. Ainsi, dans le cadre de l’état d’urgence et du fait d’une menace très élevée, les forces mobiles ont été employées pour contrôler les frontières. La mobilisation des forces spécialisées dans le maintien de l’ordre dans le contexte particulier d’un niveau de menace terroriste élevée a été extraordinairement perturbatrice pour ceux qui étaient chargés de la responsabilité du maintien de l’ordre et de la sécurité des Français.
Ma doctrine, en tant que ministre de l’intérieur, a été la suivante : les moyens donnés aux forces de sécurité intérieure pour conduire leur mission doivent l’être dans un cadre absolument et impeccablement républicain. Par conséquent, les lanceurs de balles de défense doivent être utilisés par les forces spécialisées, dans un contexte précisé par les textes et dans des conditions de formation précises. Il s’agissait d’éviter que ces armes, qui peuvent provoquer énormément de dommages aux individus, ne soient utilisées n’importe comment.
Le maintien de l’ordre et la responsabilité de la sécurité, soit selon l’expression de Max Weber le monopole de la violence légitime dont disposent la police et la gendarmerie, ont une contrepartie éminemment républicaine. Les forces de l’ordre ne peuvent intervenir que dans le cadre d’instructions claires données par l’autorité civile et sous sa responsabilité, dans le respect rigoureux des principes de stricte nécessité et de proportionnalité ainsi que de la déontologie. Les armes et les moyens qui leur sont donnés doivent être utilisés par un nombre limité de forces spécialisées, dans des conditions précisément définies par les textes, au terme d’un dispositif de formation ne laissant rien au hasard.
M. Ugo Bernalicis (LFI-NUPES). Monsieur le Premier ministre, je vous communiquerai les chiffres de l’évolution des équivalents temps plein dans les forces de sécurité intérieure de 2012 à 2017, qui ne correspondent pas à 9 000 emplois. À partir de 2015, la précipitation a été de mise dans les recrutements. On comprend bien pourquoi. Elle explique l’abaissement à neuf mois de la durée de formation, mais vous le savez bien mieux que moi !
Sur les black blocs, vous avez dit avoir été confronté à une difficulté : ils étaient de plus en plus nombreux. Comment l’expliquez-vous ? Vous étiez en responsabilité et vous aviez tous les leviers pour faire face à la situation ? Est-ce en raison d’un renseignement peu efficace ou pas assez bon ? Est-ce en raison de méthodes inadaptées ? Des dispositions législatives vous ont-elles fait défaut ?
Comment expliquez-vous que le phénomène perdure alors que les problèmes que vous déploriez ont été, au moins en partie, résorbés par les lois successives, dont vous dites qu’elles sont d’importance, notamment parce qu’elles ont donné des moyens aux policiers et aux gendarmes. La révision générale des politiques publiques vous avait privé de moyens, qui ont été rétablis depuis 2017 et même augmentés. Pourtant, nous avons toujours des difficultés. Samedi dernier, des black blocs s’en sont pris à une voiture de police. Comment expliquer cet échec ?
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. D’abord, je ne considère pas un échec l’attribution de moyens supplémentaires à la police et aux services de renseignement, ni la diminution significative du niveau de menace terroriste et du nombre d’attentats grâce aux actions menées dans le cadre de la coalition en Irak et en Syrie. Pour moi, il ne s’agit pas d’un échec, mais d’un succès.
D’ailleurs, ces actions ont été contestées à l’époque. Lorsque j’ai fait adopter la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, il s’est trouvé des forces politiques pour dire que nous mettions en œuvre la surveillance de masse. Lorsque nous organisions les frappes de la coalition sur les états-majors de l’État islamique à Raqqa, on nous expliquait que nous n’avions rien à faire dans cette coalition et que M. Vladimir Poutine, par le soutien qu’il apportait M. Bachar al-Assad, serait beaucoup plus efficace pour éradiquer l’État islamique. Des déclarations précises ont été faites par d’éminents responsables politiques français prompts à dispenser leurs leçons. Voilà les faits.
Lorsque vous donnez des moyens humains et budgétaires à la police pour qu’elle exerce convenablement ses missions et lorsque vous prenez vos responsabilités au plan international pour une diminution de la menace terroriste, même s’il faut rester vigilant sur ce point, on ne peut parler d’échec. Lorsque vous êtes attaché au service public, et je sais que vous l’êtes, et qu’un gouvernement lui donne des moyens supplémentaires pour lui permettre d’accomplir ses missions, cela doit sembler préférable à la suppression de 13 000 emplois. Je ne qualifie pas d’échec le rétablissement des moyens alloués à une administration, dont elle a été privée sur le plan budgétaire et sur le plan humain, pour lui permettre de remplir convenablement ses missions.
Au demeurant, on ne peut pas vouloir une police républicaine et dire, lorsque l’on crée les conditions d’y parvenir en matière d’effectifs, de déontologie, de moyens et de formation, que l’on est sur le mauvais chemin. Je ne comprends pas un tel raisonnement.
Ensuite, vous dites que j’ignorais que les black blocs venaient en nombre, ce qui serait selon vous un échec des services de renseignement. Rassurez-vous : les renseignements me faisaient savoir qu’ils venaient en bloc, et pas toujours habillés en black. Je savais parfaitement qu’ils arrivaient et selon quel processus ils s’agrégeaient. Les services de renseignement me prévenaient de ce qui allait se produire. Ils m’indiquaient qu’ils étaient de plus en plus nombreux car ils appartenaient à des organisations toujours plus transnationales, parfois appuyées par des organisations politiques nationales pleines de mansuétude pour eux. Je savais tout cela. Le renseignement ne m’a jamais fait défaut. J’étais parfaitement informé.
On ne peut pas considérer que ceux qui sont informés de l’arrivée de ces groupes et qui mobilisent les moyens de l’État pour éviter qu’ils ne prospèrent et ne cassent sont responsables de leur venue, alors même que d’autres, qui pourraient s’indigner de tels comportements, expliquent que la responsabilité de tout cela est celle de la police et non des groupes en question. L’échec est là : dans l’incapacité de qualifier les actes commis par ces individus, dans l’incapacité de soutenir les forces de l’ordre lorsqu’ils arrivent en bloc, en groupe et en masse pour casser. Cet échec rend d’ailleurs impossible le rôle des organisations syndicales, qui aspirent à manifester dignement. Lorsque j’ai reçu les dirigeants de la Confédération générale du travail et de Force ouvrière pour lever l’interdiction d’une manifestation, car en République, lorsqu’il y a des tensions sociales, le droit de manifester ne peut être remis en cause, le problème a été résolu dans mon bureau. Ces dirigeants ont souligné que la présence de ces groupes était de nature à compliquer l’organisation de leurs manifestations et l’exercice serein de cette liberté de manifester à laquelle les organisations syndicales sont attachées.
Je ne vois pas d’échec dans ce processus. Au demeurant, vous savez que la plupart des pays européens sont confrontés à ce problème. En Allemagne, il y a eu des exactions graves. En Italie, il s’en est notamment produit à Gênes, lors du G8. Il s’agit d’un phénomène général, d’un problème grave exigeant une analyse en amont et une mobilisation forte des pouvoirs publics. L’exercice n’est pas facile, je le sais.
Je sais aussi que le ministre de l’intérieur, quoi qu’il fasse, a toujours tort. C’est pourquoi je suis d’une extrême pondération à l’égard de mes successeurs. Lorsque l’on a exercé des responsabilités politiques, notamment dans les difficultés auxquelles j’ai été confronté, on a un peu de retenue et de réserve à l’égard de ceux qui vous succèdent, parce que l’on connaît la difficulté de la tâche. La politique, dans mon esprit du moins, n’est pas un exercice consistant à atteindre les autres par la convocation de toutes les outrances pour prendre son bénéfice sur le tapis vert. Telle n’est pas ma conception. Je n’agis pas ainsi. Je comprends que l’on puisse considérer cela totalement ringard, vieux monde, démodé, hors du temps, et que la modernité soit ailleurs. Je n’en assume pas moins cette position.
Mme Sandra Marsaud (RE). Monsieur le Premier ministre, notre commission a cherché, au cours des auditions, à identifier d’éventuelles structures soutenant les violences. Vous dites avoir disposé de renseignements sur l’organisation et le regroupement des black blocs. Des groupes politiques nationaux les soutenaient-ils ? À Sainte-Soline, les forces de l’ordre savaient qu’elles feraient face à une déferlante organisée pour la guerre, comme nous l’a indiqué le général commandant la région de gendarmerie de Nouvelle-Aquitaine.
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Ce que j’ai voulu dire, c’est que nous avions des informations assez précises sur les complicités entre les organisations extrémistes qui faisaient venir des black blocs. Si, lors des manifestations, le déploiement de forces de sécurité était aussi important, certains le disant même surdimensionné et cause de l’éclatement des violences, c’est précisément parce que j’avais ces informations. Nous n’avions aucune raison de structurer le dispositif de sécurité au-delà des informations dont nous disposions, par plaisir de tendre les manifestations, en sachant d’ailleurs que des effectifs trop nombreux étaient susceptibles de créer ces tensions qui nous seraient imputées. Curieux raisonnement que celui consistant à dire que nous organisions tout pour que notre mise en cause soit plus manifeste ! Ce n’est pas ainsi que les choses se passent.
Nous organisions le dispositif de maintien de l’ordre en fonction des informations dont nous disposions. C’est parce que nous avions des informations selon lesquelles des black blocs viendraient en nombre à ces manifestations que nous configurions le dispositif de telle sorte que nous puissions maîtriser ces individus dangereux le moment venu. Quant aux organisations qui ont de la mansuétude à leur égard, ce sont celles qui parlent peu de leurs exactions et beaucoup de la police.
M. Ugo Bernalicis (LFI-NUPES). C’est-à-dire ?
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Vous n’avez pas compris ? Vous êtes pourtant très perspicace.
M. Ugo Bernalicis (LFI-NUPES). Dites-en plus !
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. J’ai dit ce que j’avais à dire. Je suis libre de ma parole. Je crois que vous m’avez parfaitement compris. Quand on organise des manifestations sur le « permis de tuer », quand on explique qu’un ancien ministre de l’intérieur est un assassin et que les lois qu’il a fait adopter sont destinées à autoriser la police à tirer sur les manifestants ou sur ceux qui refusent d’obtempérer, quand on n’a pas du tout la même intensité de discours lorsqu’il s’agit de ceux qui cassent, parce qu’on est les théoriciens en chef de la consubstantialité de la violence à la police, on a un positionnement politique.
Si cela ne vous paraît pas assez clair, je peux vous en dire davantage.
M. Ugo Bernalicis (LFI-NUPES). Allez-y !
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Je considère que votre organisation diffuse beaucoup ce type de discours. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je m’oppose à elle. Ce discours, je ne l’accepte pas. Je considère qu’il n’est pas responsable dans un contexte de tension extrême. Je l’ai dit souvent et publiquement. Trouvez-vous digne de qualifier, au journal de 20 heures, un ancien ministre de l’intérieur d’assassin et d’expliquer qu’il est l’auteur d’un « permis de tuer », alors que les faits sont ceux que je viens de vous dire, et d’adopter, en revanche, une attitude très différente au sujet des exactions commises dans les manifestations ? Moi, je trouve cela indigne.
M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Il faut dépassionner les choses !
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Je ne suis pas du tout passionné, au cas où cela vous aurait échappé. Je suis franc et direct. Je vous dis en face ce que je pense de votre comportement. Cela fait des mois que j’entends les propos précités sans avoir eu l’occasion de vous dire ce que j’en pensais. Maintenant, vous le savez.
M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Vous dites que La France insoumise finance, structure et organise les black blocs ?
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Je n’ai jamais dit cela. J’aimerais simplement que, lorsqu’il y a des exactions dans les manifestations, plutôt que de théoriser la consubstantialité de la violence à la police, vous ayez des propos aussi clairs sur ceux qui créent ces désordres et qui sont d’une extrême violence.
M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). C’est une opinion, pas un fait !
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Je comprends que vous vouliez faire déraper ce débat.
M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Vous êtes devant une commission d’enquête ! Pas sur le plateau d’une chaîne de télévision !
M. le président Patrick Hetzel. Monsieur Mathieu, il faut que chacun puisse s’exprimer.
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Les propos tenus par le dirigeant de votre formation ne sont pas une opinion, mais des faits. Si vous voulez, je peux montrer en direct la déclaration de M. Mélenchon. Vous ne serez pas très à l’aise, croyez-moi !
M. Marc Le Fur (LR). Monsieur le Premier ministre, j’apprécie la clarté et le caractère nuancé de vos propos. Vous avez beaucoup parlé des méthodes et des moyens employés en cours d’une manifestation ainsi que du renseignement qui la précède. J’aimerais vous interroger sur un sujet que vous avez moins abordé : les mesures de police administrative susceptibles d’être prises avant la manifestation, au moment où l’on commence à disposer des informations nécessaires.
Premièrement, comment obliger les manifestants honnêtes, soucieux de promouvoir leurs idées et non complices des violences à s’organiser, à disposer d’un service d’ordre comme il en existait par le passé ? Comment les y aider peut-être ? Que penser de manifestants de bonne volonté qui ne se donneraient pas les moyens de prévenir ces exactions que nous dénonçons tous ? Peut-être avez-vous des exemples de mesures que vous avez prises ou souhaité prendre à cet égard ?
Deuxièmement, comment éviter que ces mouvements violents constituent des bases arrière ? Je suis un député élu en Bretagne. Notre-Dame-des-Landes a constitué une importante base arrière. Or, aujourd’hui, les Deux-Sèvres et Nantes connaissent des difficultés et une évolution inquiétante.
Troisièmement, comment diligenter, au moyen de mesures administratives, des fouilles de véhicules et d’individus avant une manifestation ? La venue de gens munis de boules de pétanque doit pouvoir s’anticiper et se contrôler.
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. La meilleure manière d’éviter que des exactions se produisent pendant les manifestations est de procéder à l’interpellations de ceux qui sont susceptibles de les commettre et dont on connaît l’identité avant que le défilé ne commence. C’est ce que nous avons fait, et qui nous a été reproché, en utilisant les moyens de police administrative à notre disposition, tels que l’interdiction de manifester, et en procédant à l’interpellation, aux sorties des métros, des individus armés, par exemple de boules de pétanque, dont il était légitime de considérer qu’ils n’étaient pas de simples manifestants. Il faut le faire, sinon on se trouve démuni lorsque les rassemblements débutent.
Ces mesures de police administrative font cependant l’objet d’une contestation émanant de certains acteurs, qui considèrent qu’empêcher des manifestants de manifester alors qu’ils n’ont encore commis aucun acte répréhensible est une mesure préventive de nature à poser problème au regard de la liberté de manifester. Telle n’est pas ma position. Je considère quant à moi que, si nous avons suffisamment d’éléments émanant des services de renseignement pour être convaincus, il faut utiliser les mesures de police administrative à notre disposition pour éviter que ces individus ne se joignent au cortège. De même, il faut interpeller si l’interpellation est possible en amont. Ne pas le faire, c’est prendre le risque que les manifestations dégénèrent.
M. Marc Le Fur (LR). Lorsque vous étiez aux responsabilités, les gens qui se promenaient sur les routes proches de Notre-Dame-des-Landes étaient arrêtés et fouillés par les voyous qui occupaient le site. Que pouvait-on faire à l’époque pour éviter cela ?
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Nous avions organisé, autant que faire se pouvait, une présence policière sur les axes en question, pour éviter que ces comportements ne se généralisent. Nous avions essayé d’agir en renseignement pour identifier ces individus, le plus en amont possible, et examiner les conditions dans lesquelles nous pouvions les présenter à l’autorité judiciaire. Il s’agissait d’enclencher l’action publique lorsque les éléments dont nous disposions en renseignement le permettaient. Je ne vois pas ce que nous pouvions faire d’autre dans un État de droit.
M. le président Patrick Hetzel. Monsieur le Premier ministre, au nom des membres de la commission d’enquête, je vous remercie de vous être prêté à cette audition très instructive.
Mes chers collègues, nous avons convoqué pour demain après-midi les collectifs « Les Soulèvements de la Terre » et « Bassines non merci ! ». Si le second a confirmé sa venue, le premier a signifié un refus, ce dont nous tirerons les conséquences.
La réunion se termine à vingt-deux heures quarante-cinq.
Présents. – M. Ugo Bernalicis, M. Florent Boudié, M. Romain Daubié, Mme Edwige Diaz, Mme Félicie Gérard, M. Patrick Hetzel, M. Marc Le Fur, Mme Sandra Marsaud, M. Frédéric Mathieu, M. Ludovic Mendes, M. Julien Odoul, M. Michaël Taverne, M. Roger Vicot
Excusée. – Mme Emeline K/Bidi